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Couverture
Titre
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Préface
Chapitre I: L’été 2018, #MeToo atteint l’Église
Chapitre II: Quand le Vatican savait
Les deux premières lanceuses d’alerte
Fuite dans la presse
Chapitre III: À Rome, les lanceuses d’alerte d’aujourd’hui
Sœur Mary Lembo
Karjlin Demasure
Voice of Faith
Lucetta Scaraffia
Chapitre IV: Depuis l’Argentine, Valeria Zarza
Chapitre V: La solidarité des religieuses indiennes
Un évêque sur le banc des accusés
Chapitre VI: Michèle-France Pesneau
La vocation
La fuite
Le « système Philippe »
Parler
La reconnaissance des faits
Chapitre VII: Silence on viole
Chapitre VIII: Obéissance
For interne et for externe
Abusées et brisées
Chapitre IX: Marie
Chapitre X: Les réponses de l’Église
Quelle surveillance pour les communautés ?
Chapitre XI: Accompagner
Chapitre XII: Face à une justice d’hommes
Chapitre XIII: Quand un Évêque écoute
Conclusion
Remerciements
Table
RELIGIEUSES ABUSÉES
LE GRAND
SILENCE
Tous droits de traduction,
d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous pays.
www.editionsdurocher.fr
ISBN : 979-10-336-1016-8
EAN Epub : 979-10-336-1020-5
À Cécile, Claire, Marie,
Michèle-France, Valeria et les autres.
« Suggéré par un ami : si toutes les femmes qui avaient été
harcelées sexuellement ou abusées sexuellement écrivaient “Moi
aussi”, nous donnerions au monde à voir l’ampleur du problème. Si
vous avez été harcelée sexuellement ou abusée, écrivez “#MeToo”
en réponse à ce tweet. »
« La douleur de ces victimes est une plainte qui monte vers le ciel,
qui pénètre jusqu’à l’âme et qui, durant trop longtemps, a été
ignorée, silencieuse ou passée sous silence. Mais leur cri a été plus
fort que toutes les mesures qui ont entendu le réprimer ou bien qui,
en même temps, prétendaient le faire cesser en prenant des
décisions qui en augmentaient la gravité jusqu’à tomber dans la
complicité. »
L’été 2018,
#MeToo atteint l’Église
En cette fin d’année 2018, alors que l’Église tente de prendre des
mesures fortes concernant les victimes de pédocriminalité et les
prédateurs sexuels, un nouveau scandale l’engloutit. Et, comme
dans un mauvais jeu de miroirs, à l’image de la gestion de la crise
des mineurs, les médias révèlent que l’institution était au courant de
ces abus depuis des décennies. Le Vatican avait été alerté au début
des années 1990 sur la condition de ces religieuses victimes d’abus
par deux lanceuses d’alerte, femmes consacrées elles aussi.
Il faut attendre 2001 pour que les médias s’emparent des deux
rapports des années 1990 et du discours de la bénédictine. Des
documents censés rester confidentiels.
Début mars 2001, l’hebdomadaire américain The National
Catholic Reporter basé à Kansas City dans le Missouri les publie
dans leur quasi-totalité.
Aujourd’hui rédacteur en chef d’un autre média catholique
américain, Crux, John Allen, l’un des deux journalistes à l’origine de
ces révélations dans le NCR me rencontre en juin 2019 dans un café
à Rome où il couvre l’actualité du Vatican. Lunettes rondes fixées
sur un visage allongé, barbichette, accent américain prononcé, le
journaliste se souvient de la publication de son enquête dix-neuf ans
plus tôt dans les colonnes de son journal: un flop. « Pendant six
mois, nous avons étudié les documents et vérifié les rapports avec
Pamela Schaeffer. Toutes les religieuses à Rome étaient au courant,
mais nous voulions que notre enquête soit inattaquable», confie le
vaticaniste qui, à l’époque, venait tout juste de débarquer dans la
capitale italienne pour travailler. Il fait aujourd’hui partie de la
nébuleuse de ces quelques correspondants internationaux dépêchés
dans la Papauté, qui connaissent le Saint-Siège comme leur poche
et se saluent dans ses couloirs.
« Notre article est paru quelques mois avant les révélations du
Boston Globe4 sur la pédocriminalité dans l’archidiocèse de Boston.
Avant le scandale des abus sexuels sur les mineurs, il n’y avait pas
de discours sur les abus sexuels dans l’Église », décrypte la tête
pensante de Crux. Les terrifiantes révélations du quotidien de
Boston au sujet d’abus d’enfants couverts par l’Église catholique
auraient éclipsé celles du NCR concernant les religieuses. La
réaction qui l’a le plus surpris? « La riposte de certaines religieuses
africaines à la parution du papier», confesse-t-il en finissant son
ristretto en deux gorgées, les jambes croisées sur son tabouret sur
cette terrasse d’où l’on aperçoit, nichés sur leur colline, les pins
parasols de la résidence du pape. « Les évêques n’étaient pas très
satisfaits non plus, mais c’était attendu. Ce qui a mis en colère les
religieuses africaines, c’est qu’on les présente comme faibles et
naïves et qu’on ne parle de leur Église que pour les guerres, la
pauvreté et les abus sexuels », signale-t-il avant de rappeler que
sœur McDonald et sœur O’Donoghue étaient des sœurs
missionnaires. « Il y avait un côté “balayez devant votre porte” de la
part des religieuses de ce continent au moment de la publication de
l’enquête et de la découverte des rapports », détaille-t-il.
Le 20 mars 2001, quinze jours après la publication et la mise en
ligne des rapports par le NCR, Joaquin Navarro-Valls, directeur du
bureau de presse du Saint-Siège, déclare dans le quotidien italien
La Repubblica que : « Le problème était déjà connu et qu’il est
restreint à une aire géographique limitée.» Il précise qu’une enquête
avait été menée par la Congrégation pour les instituts de vie
consacrée et les sociétés de vie apostolique à propos de cas d’abus
sexuels sur des religieuses. Rien de plus.
Un silence d’autant plus incompréhensible que, le 5 avril 2001 à
Strasbourg, un texte est adopté par le Parlement européen : «
Résolution du Parlement européen sur les violences sexuelles à
l’encontre des femmes et notamment des religieuses catho- liques».
Dans le document, l’instance européenne se dit « vivement
préoccupée par le contenu d’un rapport paru dans la revue améri-
caine National Catholic Reporter, qui fait état dans au moins 23
pays, d’un nombre important de viols de religieuses catholiques par
des prêtres». Les députés considèrent que : « Le Saint-Siège a
confirmé qu’il était au courant de cas de viols et abus sexuels à
l’encontre de femmes, y compris des religieuses, perpétrés par des
prêtres catho- liques» en ayant connaissance de « cinq rapports
différents» depuis 1994. « Les responsables officiels ont été
correctement informés de ces violations des droits de l’homme»,
précise la résolution en ajoutant que « aucune action adéquate n’a
été entreprise pour y remédier, soulignant que, selon ces rapports,
plusieurs des religieuses violées ont ensuite été contraintes à
l’avortement, à la démission ou, dans certains cas, contaminées par
le HIV/SIDA». Les trois eurodéputées à l’initiative du texte somment
alors le Saint-Siège « de rétablir à leur poste les femmes de la
hiérarchie religieuse auxquelles leur charge a été retirée parce
qu’elles avaient attiré l’attention de leurs autorités sur ces abus, et
de donner aux victimes la protection et les compensations
nécessaires encequiconcernelesdiscriminationsdont elles pourraient
faire l’objet par la suite5 ». Le Vatican ne réagira pas, comme me l’a
confirmé l’une des députées à l’origine de la résolution dix-neuf ans
plus tard, la Néerlandaise démocrate Lousewies van der Laan : «
Comme d’habitude, l’histoire se répète. Des hommes aux pouvoirs
n’écoutent pas des femmes victimes et rien ne bouge. »
Du côté de la congrégation Notre-Dame d’Afrique dirigée par
sœur Marie McDonald, la lanceuse d’alerte écossaise, un commu-
niqué est rapidement publié en réaction aux révélations de John
Allen et de Pamela Schaeffer de 2001. La société missionnaire
rappelle que le rapport devait rester « strictement confidentiel » et
qu’il avait été préparé « pour un huis clos ». « Les sœurs Mission-
naires de Notre-Dame d’Afrique ne savent absolument pas comment
le National Catholic Reporter a obtenu le document. Les personnes
qui l’ont donné aux journalistes ont agi sans demander l’autorisation,
et même sans informer sœur Marie McDonald, qui est très peinée
que la confidentialité du rapport n’ait pas été respectée. Elle a
invariablement refusé d’accorder une interview à ce sujet au
National Catholic Reporter ou à tout autre journaliste », y est-il
précisé6.
En 2002, le prêtre américain Donald Cozzens publie Silence
sacré : déni et crise dans l’Église7. Dans cet ouvrage, il analyse la
vulnérabilité des sœurs en Afrique. Pour mener à bien sa démons-
tration, il avait échangé avec sœur O’Donoghue décédée en 2015. «
La publication sans son accord de son rapport dans le NCR en 2001
a été une expérience très douloureuse pour sœur Maura. Elle a été
vivement critiquée dans l’Église », me souligne ce professeur de
théologie depuis l’Ohio au téléphone. Il me fait patienter quelques
secondes, le temps d’aller chercher son livre paru il y a dix-sept ans,
rangé dans sa bibliothèque. Au bout du fil, il cite alors le passage,
repris tel quel dans son ouvrage, d’un essai qu’avait rédigé un prêtre
zambien de l’École jésuite de théologie de Berkeley en Californie.
Ce prêtre s’était insurgé contre le rapport des sœurs missionnaires
au début des années 2000 : « Les religieuses catholiques ont été
dépeintes comme naïves, idiotes, pauvres, victimes et misérables
[…] Plaider pour l’empowerment des femmes africaines n’est pas
efficace si la plaidoirie relève de l’insulte. » Donald Cozzens, 80 ans,
affirme qu’en réaction aux deux rapports, à la fin des années 1990,
le Vatican aurait envoyé une lettre aux évêques africains pour les
mettre en garde contre ces abus. « Certains ayant reçu cette lettre
étaient directement concernés. Comment cet avertissement peut-il
fonctionner si c’est à un agresseur sexuel que l’on demande de faire
arrêter une pratique dans laquelle il est lui-même impliqué ? »,
s’insurge le prêtre.
Sœur Marie McDonald, elle, habite désormais à Londres,
toujours dans une communauté des Missionnaires d’Afrique. Après
plusieurs sollicitations pour organiser une rencontre et recueillir son
analyse sur la vague de témoignages qui submerge l’Église, la
religieuse, souvent en déplacement, me répond finalement par e-
mail le 30 mars 2019. Elle refuse de me rencontrer ou même
d’évoquer à nouveau ce rapport. « Ce n’est pas que “je ne veux pas”
dire quoi que ce soit. Mes deux principales raisons de ne pas vouloir
donner des interviews sur ce sujet sont que: Je n’ai rien à ajouter à
ce que j’ai dit au Vatican il y a vingt ans », affirme cette sœur qui
précise : « Je crois fermement que le moment est venu pour les
victimes elles-mêmes de parler tout haut. Quand j’ai donné cette
contribution au Vatican, il s’agissait pour moi d’un service au nom de
mes sœurs d’Afrique, mais maintenant, après tout ce temps, je crois
qu’elles doivent et surtout qu’elles peuvent s’exprimer elles-mêmes.
Même à cette époque, il y a eu des protes- tations contre sœur
Maura et moi. Je sais aussi que l’Union inter- nationale des
supérieures générales (UISG) s’implique beaucoup pour aider ses
membres à résoudre ce problème. J’espère que votre enquête
aidera notre Église à aller de l’avant vers un plus grand respect de la
dignité et du bien-être de toutes les femmes. »
Comme pour illustrer cette loi du silence qui sévirait sur un
continent de plus en plus catholique, à force d’envois de mails, je
reçois en février 2020 le témoignage rapporté d’une religieuse
abusée à Madagascar.
Le 25 novembre 2018, en consultant sa boîte de réception, le
supérieur d’un ordre qui ne souhaite pas être cité, tombe sur le
courriel d’une ancienne sœur du même ordre : « Cela fait plusieurs
années que je veux vous écrire, bien avant les révélations sur la
pédocriminalité. J’ai été abusée par un prêtre d’un monastère
pendant vingt-deux ans. » Sous emprise pendant deux décennies, la
victime autorise le supérieur de cette communauté à me raconter au
téléphone son histoire. Quand il lui a demandé si elle accep- terait
de témoigner directement, l’ancienne religieuse a refusé. « Je suis
touchée de votre sollicitude mais vous comprenez que cela me
serait très difficile de revenir sur ce que j’ai vécu pendant vingt-deux
ans d’errance et de solitude », lui a-t-elle écrit. Un récit rapporté
donc, à l’image des autres récits de victimes en Afrique.
« Les faits se sont produits dans les années 1960 à Madagascar
car nous avions implanté une communauté missionnaire sur l’île.
Nous n’avons rien su jusqu’à ce courriel. Dans ce courriel, cette
sœur nous raconte ce qu’elle a vécu. Elle explique qu’elle a échangé
avec une autre religieuse victime de ce prêtre prédateur, une
carmélite, et que celle-ci s’est suicidée. Ce frère aurait eu quatre
autres relations malsaines avec des consacrées qui ont quitté la vie
religieuse. Nous n’avons rien retrouvé dans les archives ce qui n’est
pas très surprenant pour l’époque », me confie ce religieux. « À 11
ans, elle avait été abusée sexuellement. Elle en avait parlé avec sa
mère qui avait fait le nécessaire. Le violeur avait été arrêté. Elle avait
enfoui tout cela. Après ses vœux, elle avait été envoyée en
formation à Madagascar pour devenir infirmière dans un dispen-
saire. C’est dans cette communauté qu’elle rencontre cet aumônier,
alors qu’elle apprenait le malgache. L’emprise a commencé, elle se
confie sur son trauma et lui propose des rencontres régulières. “Il
m’a écouté avec attention, m’a proposé une thérapie, un suivi. Et
puis il a commencé à qualifier les actes sexuels comme de l’amour
véritable […] Je devais lui écrire toutes mes pensées”, m’a-t-elle
expliqué dans son mail. Sous couvert d’une pseudo-thérapie, il a
instrumentalisé le discours religieux. Cette femme a quitté l’ins- titut
à 27 ans et lui a continué a exercé une emprise sur elle car, en
1968, il a aussi rejoint l’Hexagone. Au point de mener une double
vie. Elle s’est mariée et conditionnée, sous sa coupe, elle continuait
à le voir », reprend le prêtre au téléphone depuis son monastère,
cinquante ans après les faits. « Le dossier a été transmis à la
Commission indépendante des abus sexuels dans l’Église. Alors que
d’autres affaires éclataient, savoir que c’est arrivé chez nous, nous
rend modeste et humble: cela n’arrive pas que chez les autres. »
Karjlin Demasure
Voice of Faith
Lucetta Scaraffia
Michèle-France Pesneau
La vocation
La fuite
En août 1974, Michèle-France souffre toujours et tombe dans
une grave dépression accentuée par l’enfermement, la vie de clôture
en communauté féminine et le désert spirituel de l’enseignement
qu’elle reçoit. « Ma maîtresse des novices s’était engluée dans la
notion de Dieu pervers, que j’ai mieux appréhendée en lisant
l’ouvrage du psychothérapeute Maurice Bellet2. Un Dieu terrifiant
avec le péché comme notion omniprésente. Une des
caractéristiques du Dieu pervers : lorsqu’on va mal c’est la preuve
qu’il nous aime. Pour résumer : pour que Dieu vous aime il faut en
baver », raconte Michèle-France en expliquant qu’en dehors de
sainte Thérèse, toutes les autres lectures étaient proscrites au
couvent, estampillées « inutiles dans l’avancement de la vie
spirituelle ». Michèle-France parvient à obtenir un accès libre à la
bibliothèque du carmel et la supérieure lui offre un petit livre pour
apprendre l’hébreu, dans lequel elle se plonge et se réfugie,
passionnée. Malgré l’apprentissage hebdomadaire de ses leçons
hébraïques, son état psychique ne s’améliore pas. Un profond mal-
être qu’elle ne corrèle pas encore mentalement avec les abus
sexuels dont elle est victime.
Le 19 août 1974, mémoire infaillible, elle rend visite à sa prieure
et lui demande de quitter la communauté pour se retirer quelque
temps dans un autre carmel. « Face à son refus d’une grande
méchanceté, j’ai senti comme un rideau de fer s’abattre sur moi. Une
voix, une exigence intérieure m’a dit “maintenant fous le camp” et
c’était tellement fort que j’ai obéi », atteste Michèle-France. Dans
l’urgence, elle se précipite dans sa cellule, ramasse des documents
à la va-vite qu’elle ne peut pas emporter avec elle, les brûle dans la
buanderie de la communauté. Partir sans laisser de trace. Dans un
sac, elle fourre quelques vêtements, une Bible, ses livres de saint
Jean de La Croix, et elle attend que la communauté soit attablée au
réfectoire après l’office du milieu du jour. « Je suis entrée dans le
bureau de l’économe, je savais où elle gardait l’argent liquide. J’ai
pris un ticket de métro et 100 francs en glissant à leur place un petit
mot pour expliquer que je lui rendrai ces sous. En sortant par la
chapelle, je me suis dirigée à pied jusqu’à la porte d’Auteuil pour
prendre le métro jusqu’à Montparnasse. Mon projet était d’aller à
Nantes, ma ville natale, pour voir mon frère et son épouse qui
habitent juste au-dessus de chez ma mère. Arrivée là-bas, j’ai sonné
à la porte, il m’a ouvert puis regardée avec des yeux grands comme
des soucoupes. Je lui ai dit “laisse-moi entrer je vais t’expliquer” et il
m’a répondu immédiatement “tu n’as pas à te justifier”. » Itinéraire
précis dont elle se souvient au mouvement et à la minute près. Une
échappée qui ne rime en rien avec une libération. Seule, elle
contacte son allié pour contrer le courroux de son carmel, le père
Marie-Dominique, qui vient de fonder en 1975 depuis Fribourg la
congrégation des frères de Saint-Jean3, communauté dont la
spiritualité s’appuie sur la notion d’amour d’amitié et une lecture bien
particulière de l’Évangile de Jean. Il lui conseille de ne pas retourner
à Boulogne-Billancourt et l’encourage à s’installer dans la capitale. «
J’avais échappé au conditionnement mortifère de mes supérieures
du carmel et je me dirigeais vers une tout autre emprise », analyse
Michèle-France. Un syndrome de Stockholm où l’abuseur remplace
le geôlier. Elle n’a que lui, il en profite pour se placer comme son
sauveur. Depuis sa chambre de bonne parisienne, avec le pécule
que l’ordre lui a laissé, elle devient femme de ménage dans un
appartement cossu du front de Seine dans le 15e arrondissement de
Paris. Six jours par semaine, quatre heures par jour. À quelques
kilomètres de son lieu de travail, à Boulogne, son ancienne
congrégation demande à l’évêque responsable du couvent un indult
d’exclaustration4 pour six mois. Le prédateur envahit sa minuscule
chambre tous les quinze jours « pour prier étendus ». Il reste son
confesseur et lui donne en plus de l’absolution toujours la même
pénitence dans un macabre rituel : un Magnificat à chanter, «
toujours la même chose ».
Le « système Philippe »
Parler
Silence on viole
Obéissance
Abusées et brisées
Les anciennes religieuses abusées que j’ai eu la chance de
rencontrer pour ce livre évoquent toutes les douleurs physiques qui
subsistent, même quarante ans après : le dos, la tête, les chutes
involontaires qui se répètent et conduisent inexorablement à
l’hôpital. Des douleurs différentes, propres à chacune, mais qui se
font fatalement écho. L’une d’entre elles s’appelle Marie et a subi
des opérations du dos lourdes, elle n’a jamais pu travailler, une
inaptitude médicale officielle qui lui permet de toucher une aide
financière de l’État, minime. Chaque jour, elle raconte ses chutes sur
Facebook à ceux qui la suivent et tentent tant bien que mal de la
consoler à grands coups de smiley et d’émoticônes en forme de
cœur. Hier c’était le genou, aujourd’hui la cheville est brisée, le corps
détruit se déplace en fauteuil pour quelques semaines. Marie a le
dos en vrac et l’angoisse qui plane, toujours. La deuxième a du mal
à trouver sa voie professionnelle, elle regrette d’avoir choisi
l’enseignement scolaire. En arrêt maladie, elle craque : au bord du
burn-out. Elle revit les viols à des moments inopportuns, des
réminiscences qui la vident, la désolent et la perdent. Elle écarte du
revers de la main la vie de couple : à son âge à quoi bon ? De son
côté, à Trosly, Michèle-France a eu besoin de médica- ments
pendant un temps, un soutien chimique qui lui a fait du bien, mais
qui lui a fait prendre du poids, des kilos « qu’elle n’a pas envie de
perdre d’ailleurs et qui la protègent ».
Muriel Salmona, psychiatre, psychothérapeute et présidente de
l’association Mémoire traumatique et victimologie, a fait avancer
considérablement l’accompagnement et la recherche concernant les
conséquences psychotraumatiques du viol3. La répercussion
principale étudiée par cette spécialiste est le développement d’un
état de choc post-traumatique qui équivaut à une mort psychique.
Des séquelles cérébrales visibles par IRM4 chez les personnes
adultes ayant subi un viol pendant l’enfance. La grande souffrance
mentale qui structure la vie de la victime des années après l’abus se
caractérise par une estime de soi au plus bas. En se déconsi-
dérant, la victime peine à trouver un emploi, par exemple. Un trouble
accentué lorsqu’elle a passé des dizaines d’années dans une
congrégation religieuse, coupée du monde professionnel ou de tout
diplôme.
« La violence a un effet de sidération du psychisme qui paralyse
la victime, l’empêche de réagir de façon adaptée, et empêche son
cortex cérébral de contrôler l’intensité de la réaction de stress et sa
production d’adrénaline et de cortisol. Un stress extrême, véritable
tempête émotionnelle, envahit alors son organisme et – parce qu’il
représente un risque vital (pour le cœur et le cerveau par l’excès
d’adrénaline et de cortisol) (Yehuda, 2007) – déclenche des
mécanismes neurobiologiques de sauvegarde qui ont pour effet de
faire disjoncter le circuit émotionnel, et d’entraîner une anesthésie
émotionnelle et physique en produisant des drogues dures morphine
et kétamine-like (Lanius, 2010) », démontre Muriel Salmona dans le
chapitre « L’impact des violences sexuelles sur la santé des victimes
» de l’ouvrage collectif Pratique de la psychothérapie EMDR5. Elle
précise :
Marie1
Accompagner
Enfin, un grand merci à Élie pour tout son soutien et son écoute.
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE
CHAPITRE I
L’été 2018, #MeToo atteint l’Église
CHAPITRE II
Quand le Vatican savait
Les deux premières lanceuses d’alerte
Fuite dans la presse
CHAPITRE III
À Rome, les lanceuses d’alerte d’aujourd’hui
Sœur Mary Lembo
Karjlin Demasure
Voice of Faith
Lucetta Scaraffia
CHAPITRE IV
Depuis l’Argentine, Valeria Zarza
CHAPITRE V
La solidarité des religieuses indiennes
Un évêque sur le banc des accusés
CHAPITRE VI
Michèle-France Pesneau
La vocation
La fuite
Le « système Philippe »
Parler
La reconnaissance des faits
CHAPITRE VII
Silence on viole
CHAPITRE VIII
Obéissance
For interne et for externe
Abusées et brisées
CHAPITRE IX
Marie
CHAPITRE X
Les réponses de l’Église
Quelle surveillance pour les communautés ?
CHAPITRE XI
Accompagner
CHAPITRE XII
Face à une justice d’hommes
CHAPITRE XIII
Quand un Évêque écoute
CONCLUSION
REMERCIEMENTS
Vous avez aimé ce livre ?
Imprimé en France