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Contents

Couverture
Titre
Copyright
Préface
Chapitre I: L’été 2018, #MeToo atteint l’Église
Chapitre II: Quand le Vatican savait
Les deux premières lanceuses d’alerte
Fuite dans la presse
Chapitre III: À Rome, les lanceuses d’alerte d’aujourd’hui
Sœur Mary Lembo
Karjlin Demasure
Voice of Faith
Lucetta Scaraffia
Chapitre IV: Depuis l’Argentine, Valeria Zarza
Chapitre V: La solidarité des religieuses indiennes
Un évêque sur le banc des accusés
Chapitre VI: Michèle-France Pesneau
La vocation
La fuite
Le « système Philippe »
Parler
La reconnaissance des faits
Chapitre VII: Silence on viole
Chapitre VIII: Obéissance
For interne et for externe
Abusées et brisées
Chapitre IX: Marie
Chapitre X: Les réponses de l’Église
Quelle surveillance pour les communautés ?
Chapitre XI: Accompagner
Chapitre XII: Face à une justice d’hommes
Chapitre XIII: Quand un Évêque écoute
Conclusion
Remerciements
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Religieuses abusées, le grand silence
CONSTANCE VILANOVA

RELIGIEUSES ABUSÉES
LE GRAND
SILENCE
Tous droits de traduction,
d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous pays.

© 2020, Groupe Artège


10, rue Mercœur - 75011 Paris
9, espace Méditerranée - 66000 Perpignan

www.editionsdurocher.fr

ISBN : 979-10-336-1016-8
EAN Epub : 979-10-336-1020-5
À Cécile, Claire, Marie,
Michèle-France, Valeria et les autres.
« Suggéré par un ami : si toutes les femmes qui avaient été
harcelées sexuellement ou abusées sexuellement écrivaient “Moi
aussi”, nous donnerions au monde à voir l’ampleur du problème. Si
vous avez été harcelée sexuellement ou abusée, écrivez “#MeToo”
en réponse à ce tweet. »

Alyssa Milano, actrice,


tweet du 15 octobre 2017,
lancement du mouvement #MeToo

« La douleur de ces victimes est une plainte qui monte vers le ciel,
qui pénètre jusqu’à l’âme et qui, durant trop longtemps, a été
ignorée, silencieuse ou passée sous silence. Mais leur cri a été plus
fort que toutes les mesures qui ont entendu le réprimer ou bien qui,
en même temps, prétendaient le faire cesser en prenant des
décisions qui en augmentaient la gravité jusqu’à tomber dans la
complicité. »

Pape François, Lettre au peuple de Dieu,


20 août 2018
PRÉFACE

À l’échelle planétaire, l’humanité réfléchit à son existence, à sa


manière d’être dans le monde, à son rapport à la terre, aux relations
interpersonnelles, aux relations hommes-femmes. Nous sommes à
un tournant de civilisation. Ce questionnement émerge, car nous y
sommes devant la nécessité d’évoluer. Nous sommes confrontés à
de nouvelles menaces épidémiques, aux conséquences de plus en
plus visibles d’une crise climatique, à la haine raciale, la haine de
l’autre différent, à la violence physique et psychologique et aux
agressions sexuelles. Au cœur de nos sociétés humaines, les
relations entre les hommes et les femmes sont en passe de changer
profondément, pour le mieux, espérons ; pour plus de justice,
d’égalité et de respect.
Ce questionnement traverse aussi l’Église, depuis déjà plusieurs
décennies, mais la place des femmes dans l’Église reste encore un
défi important pour une institution largement contrôlée par les
hommes. Parmi les femmes qui forment la plus grosse part de la
population catholique à travers le monde, il existe une catégorie de
femmes qui, pendant trop longtemps, a porté de nombreuses
souffrances en silence : les religieuses.
Les religieuses sont environ 660 000 dans le monde, elles ont en
charge de nombreuses œuvres de première nécessité pour les
populations souvent les plus fragiles : hôpitaux, dispensaires,
léproseries, écoles, centre d’accueil pour les femmes et les jeunes
filles, centre d’apprentissage, etc. On retrouve également de
nombreuses religieuses actives dans les paroisses et les services de
la mission d’évangélisation de l’Église. Elles assurent une présence
priante et contemplative dans de nombreux lieux. Ces religieuses
sont donc au cœur de la mission de l’Église par l’annonce, la
miséricorde et la prière. Cette mission, elles l’exercent humblement
mais il ne faudrait pas confondre humilité et soumission béate.
Depuis quelques années, des voix commencent à s’élever pour
dire les souffrances que certaines de ces femmes ont endurées en
étant à la merci des appétits pervers de certains clercs et évêques.
Pour certaines religieuses, leur vocation s’est transformée en un
véritable chemin de croix sous les agressions de prêtres ou
d’évêques qui les ont considérés comme des objets sexuels pour
assouvir leurs pulsions.
Dans de nombreux pays, être femme appelle déjà une
soumission aux hommes alors être religieuse peut devenir une
double soumission. L’obéissance est au cœur de la vocation
religieuse et certains n’ont pas hésité à exploiter cela pour obtenir ce
qu’ils désiraient. Comment résister à un prêtre ou bien un évêque
qui représente l’autorité dans l’Église ? De plus, dans de nombreux
pays, il y a aussi une disparité de moyens financiers entre les
religieuses, plus pauvres, et les prêtres ou les évêques qui ont un
accès plus facile à des ressources financières. Cette pauvreté de
certaines religieuses a pu pour certaines les amener vers une sorte
de prostitution. Cela est surtout vrai dans des congrégations
diocésaines plus dépendantes encore du bon vouloir de l’évêque.
Il y a déjà plusieurs années, deux religieuses avaient dénoncé ce
genre de comportements. Ces religieuses qui vivaient et travaillaient
en Afrique avaient osé parler de cette horreur qu’elles avaient
découverte. Elles furent vertement critiquées par des évêques et des
prêtres qui les accusèrent de racisme et de stigmatisation. Elles
parlèrent de ce qu’elles connaissaient et, à l’époque, peu d’autres
voix osaient dire quoi que ce soit. Depuis l’émergence du
mouvement #MeToo, les choses ont changé et des religieuses à
travers le monde commencent à parler. Ce n’est plus seulement
l’Afrique qui est concernée mais aussi l’Europe, l’Asie, les
Amériques, l’Océanie. Aujourd’hui, des religieuses osent dire leurs
souffrances et parfois osent porter plainte. Mais cela représente
encore un véritable défi pour ces femmes formées à l’obéissance et
à la soumission docile à l’autorité.
Les témoignages de ces femmes, Constance Vilanova s’est
attelée à les recueillir. Mais la tâche est rude, tellement la culture du
silence et la peur des représailles sont présentes. Constance n’est ni
religieuse, ni même catholique, ce qui lui a permis de porter un
regard neuf sur cette réalité. Son travail d’enquête met en lumière la
dimension transculturelle de cette réalité. Ce n’est pas seulement en
Afrique et ce n’est pas seulement parmi les plus pauvres, cela se
retrouve dans de nombreux milieux différents.
Comme nous avons pu en être témoins pour les crimes sexuels
sur les mineurs, la libération de la parole des victimes permet à
d’autres de parler, donne le courage nécessaire à dénoncer, à oser
dire sa souffrance. Les victimes découvraient qu’elles n’étaient plus
seules. Il faut espérer que ce livre pourra aussi libérer la parole de
ces religieuses qui sont encore sous l’emprise de certains clercs
abuseurs qui n’hésitent pas à utiliser la foi et la spiritualité pour
manipuler leurs victimes. Il faut enfin aussi espérer que cela
permettra de soigner les blessures du corps, du cœur, de l’esprit et
de l’âme.
Une des clés importantes de ce travail de libération et de
guérison qui doit être encore fait, doit passer par la formation.
L’Union Internationale des Supérieures Générales insiste beaucoup
sur cette dimension de formation. Si les modèles du passé
continuent à être inculqués à ces jeunes femmes qui aujourd’hui
choisissent la vie religieuse, le risque est grand que les agressions
perdurent. Un travail important doit être fait sur la manière, dont
aujourd’hui sont compris les vœux religieux. La pauvreté ne veut pas
dire la précarité, l’obéissance ne veut pas dire la soumission et la
chasteté n’est pas une aridité affective, ni une peur de l’autre, ni une
option facultative. De plus en plus de congrégations organisent pour
leurs membres des sessions de formation mais la tâche est encore
immense. En particulier, concernant l’accompagnement spirituel, il
est important que les congrégations forment certaines de leurs
sœurs à l’accompagnement pour qu’elles soient moins dépendantes
des hommes pour cela.
Un autre défi à relever est de créer des environnements commu-
nautaires qui permettent la libération de cette parole. Encore trop
souvent, il existe une suspicion envers les victimes : pourquoi n’ont-
elles pas résisté ? Elles auraient pu dire non ! Elles l’ont un peu
cherché ! D’ailleurs, elles en ont profité financièrement ! Autant de
commentaires qui blessent profondément celles qui en sont victimes.
Ce phénomène qui vise à blâmer les victimes est bien connu car il
est le signe de la présence de ce que l’on appelle une culture du viol
qui n’a qu’un but : protéger les agresseurs.
Ces défis importants, les religieuses ne pourront pas les relever
seules, elles ne doivent pas les relever seules. Nous, les hommes,
devons aussi changer, devons aussi aider. En tant que prêtre
catholique, missionnaire et psychothérapeute, je connais bien cette
souffrance de ces femmes et j’ose espérer qu’en lisant ces
témoignages, mes frères prêtres pourront percevoir ces nombreux
tourments. Il y a beaucoup à faire pour apprendre à travailler
ensemble, hommes et femmes dans l’Église. Les hommes dans
l’Église doivent apprendre à considérer les religieuses comme des
collaboratrices et non pas comme de la main-d’œuvre à bas coût et
encore moins comme des objets sexuels.
Combattre la culture du viol passe par un travail d’égale à égal
entre femmes et hommes dans l’Église. Ce n’est pas qu’une affaire
de femmes, cela nous concerne toutes et tous. Ce livre d’enquête de
Constance Vilanova sera, j’en suis sûr, une contri- bution importante
pour ce travail indispensable de libération et de transformation.

Stéphane Joulain, Paris, le 7 juin 2020


CHAPITRE I

L’été 2018,
#MeToo atteint l’Église

E-mail de sœur S.1 reçu le 10 août 2018 à 13 h 06 :


Madame, voici mon apport, fruit de douze ans d’écoute. C’est un
long texte, pour mieux comprendre. Vous y puiserez ce qui vous
semble utile.
En 2004, je rends visite à la supérieure générale d’une
congrégation religieuse dans une petite ville. Elle me prie de
l’excuser de ne pas pouvoir me recevoir car elle doit réunir
d’urgence son Conseil pour signer le décret de renvoi d’une jeune
sœur. Je lui demande ce qui peut être si grave pour siéger un
dimanche après-midi. « Cette sœur a été violée et nous devons la
renvoyer. Elle a souillé la réputation de notre congrégation : dans
une petite ville comme la nôtre, tout le monde le sait et on parle de
nous », me lance-t-elle. Quand je l’interroge sur le nom du violeur,
elle me confie que c’est un diacre et ajoute : « Et c’est lui-même qui
a répandu le bruit. Tout le monde en parle. Quelle honte pour notre
congrégation ! Il est venu en visite dans la communauté de la jeune
sœur et a demandé à boire. Elle est allée à la cuisine et pendant
qu’elle ouvrait le frigo pour prendre l’eau à lui donner, il lui a donné
un coup à la nuque, elle est tombée par terre, il l’a neutralisée et l’a
violée là, par terre, dans notre cuisine. Quelle honte pour la
congrégation ! » Je lui demande si elle a sollicité l’évêque et elle
me rétorque : « C’est un diacre : l’évêque ne fera rien. En punition,
nous avons relégué la jeune sœur dans une de nos communautés
lointaines, en attendant le décret de renvoi. Il faut qu’elle parte vite
de la communauté : elle a souillé notre congrégation. »

Été 2018. Journaliste pour deux mois au service « Religion » du


quotidien La Croix à Montrouge (Hauts-de-Seine), j’essaye, depuis
une quinzaine de jours, de recueillir des témoignages de religieuses
africaines victimes d’abus sexuels. En ce silencieux mois d’août, les
locaux de Bayard ont été désertés par les journa- listes titulaires,
remplacés par une armée d’étudiants fraîchement diplômés des
écoles de journalisme dont je fais partie : vacances estivales
obligent. Une atmosphère feutrée mi-cour de récré près de la
machine à café, les éclats de rire amortis par la moquette grise, mi-
studieuse pour ce premier poste en rédaction, les inter- views
téléphoniques se succédant dans les « bocaux », ces cabines
vitrées sombres munies d’un téléphone fixe.
Deux semaines plus tôt, en enquêtant sur le mouvement #MeToo
qui a éclos fin 2017 dans le sillon de l’affaire du producteur
américain Harvey Weinstein et son influence sur la libération de la
parole des religieuses catholiques, un prêtre m’avait alors conseillé
de centrer mon investigation sur l’Afrique. « Tout le monde sait,
personne ne parle », avait martelé au téléphone ce clerc mission-
naire depuis le pays africain où il habite. « Une omerta absolue. »
Après l’Asie, ce continent reste celui avec la plus forte augmen-
tation du nombre de sœurs catholiques, passant de 66 375 en 2010
à 71 567 femmes consacrées en 2015. Une augmentation de 7,8 %
contre une baisse de 7,1 % du nombre de religieuses dans le
monde. En 2015, elles représentent 11 % des religieuses à l’échelle
mon- diale2 . Le tout sur un continent où la présence catholique ne
cesse d’augmenter avec 228 millions de fidèles catholiques3 en
2016.
Seuls des Pères blancs4, missionnaires en Afrique, acceptent de
me parler au téléphone, tout en insistant bien sur leur anonymat.
Leur nom ne doit en aucun cas apparaître dans l’article que je
rédige. Témoigner à découvert peut leur « attirer des problèmes»,
comprenez « les mettre en difficulté avec leur hiérarchie locale » ou
altérer la confiance de victimes de viols qui se sont difficilement
confiées à eux. Les réponses négatives des supérieures générales
de congrégations africaines s’enchaînent. Deux semaines muettes
qui me font comprendre que l’enquête n’aboutira pas et que j’ai sans
doute imaginé un sujet qui n’existe pas vraiment. « Ça arrive. C’est
normal », rabâchent les anciens et, frustrée, j’en fais les frais.
Mais le 10 août 2018, en début d’après-midi, une religieuse d’un
pays d’Afrique centrale5 contactée la veille au soir par le biais d’un
collègue me répond par e-mail. Sœur S., féministe, en lutte contre le
cléricalisme, qui milite pour que les femmes aient un rôle dans
l’Église, a l’habitude de faire le tour des congrégations pour étayer
ses recherches en théologie. Elle me transmet en pièce jointe un
document. Sept pages d’analyses et de témoignages glaçants qui
confirment que ces Pères blancs avaient vu juste : la loi du silence
règne. Une bombe.
Dans un des récits, elle retranscrit le témoignage brut d’une
jeune sœur :

J’ai fait un vœu d’obéissance, mais ce que la supérieure de la


congrégation me demande, je ne peux pas le faire. Elle envoie les
jeunes sœurs dormir à tour de rôle dans la résidence de l’évêque
émérite X comme « garde-malade ». Mais toutes celles qui y sont
allées reviennent en affirmant qu’elles ont été forcées d’avoir un
rapport sexuel avec lui. Quand elles ont téléphoné à la supérieure
pour dire qu’elles étaient scandalisées par la solli- citation de
l’évêque, la sœur supérieure leur a répondu : « Il nous a fait don de
toute une maison, par gratitude nous lui devons au moins ça, si tu
refuses, la congrégation va te sanctionner. Et puis, il est évêque :
auprès de qui pourrions-nous l’accuser ? » Que faire ?

Dans son courriel, sœur S. poursuit la liste de sordides témoi-


gnages auxquels elle a été confrontée. Pour elle, ces abus seraient
liés à la situation socio-économique de certains États africains.
Il faut se rappeler que la pauvreté ronge des pays du continent.
Dans ces différents cas que j’ai entendus en douze ans, les
victimes qui ont pu parler en dénonçant leur agresseur ou en
quittant le couvent, avaient les moyens financiers pour témoigner
librement : un accès à un téléphone pour appeler leur famille ou un
ami, de l’argent pour payer un moyen de transport et rentrer chez
leurs proches. Mais ce n’est pas le cas de toutes les religieuses. La
pauvreté qui domine ne facilite en aucun cas la dénonciation des
abus. Les plus pauvres restent dans les instituts où elles continuent
à subir. Par ailleurs, dans certaines familles pauvres, on ne veut
pas du retour d’un ou d’une jeune qui est entré au couvent : le
retour au foyer c’est le retour d’une charge financière et matérielle.
La famille reproche à la victime de lui faire honte et lui demande
donc de supporter jusqu’au bout. Enfin, pour rentrer dans un certain
nombre de congrégations religieuses, les filles doivent obliga-
toirement apporter une lettre de recommandation du curé de leur
paroisse et/ou du laïc responsable de la pastorale des vocations.
C’est là une autre vulnérabilité : nombreux sont les cas où le prêtre
ou le laïc qui doit signer le fameux courrier oblige la jeune fille à
coucher avec lui en échange de cette lettre. Lorsque la jeune
aspirante est scandalisée par cette demande, on reproduit l’éternel
mensonge : « Toutes les sœurs que tu vois partout sont passées
par là, c’est normal ! Et puis, tu vas faire vœu de chasteté : il faut
expérimenter ce à quoi tu vas renoncer, pour bien comprendre la
grandeur du sacrifice que tu feras pour Dieu ! »

Des viols dont sœur S. n’a jamais entendu parler directement de


la bouche des victimes, mais de celle de leur supérieure ou d’une
autre sœur de la communauté. La religieuse engagée ne souhaite
pas non plus que son identité apparaisse dans l’article, ni le nom de
sa congrégation ou quelconque indice sur le pays dans lequel elle
travaille. Pendant cette année d’enquête, je n’entendrai jamais sa
voix. Nous n’échangerons que par e-mails. En ce mois d’août 2018,
pas de témoignage direct donc, des propos rapportés, certes, mais
qui suffisent déjà à deviner une étouffante omerta.
« Mon silence heurte ma conscience. 23 sœurs ont été
renvoyées de notre congrégation en un an car elles ont été abusées
sexuel- lement. Elles ont subi des abus de pouvoir. » Les yeux
embués de larmes, le débit de parole saccadé de sanglots, en habit,
la religieuse chilienne Yolanda Tondreaux cherche ses mots cet été
2018, assise face à la journaliste Paulina de Allende-Salazar6 . Face
caméra, un récit d’écorchée vive qui bouleverse à la fois
l’enquêtrice, atterrée, et celle qui, en témoignant, semble vivre une
nouvelle fois la première agression sexuelle qu’elle a subie il y a
vingt ans. « Un prêtre s’est approché de moi, m’a rapprochée de sa
poitrine et m’a embrassée sur le visage pour atteindre mes lèvres.
Est-il normal qu’un religieux s’approche pour atteindre mes lèvres ?
Un prêtre ? », s’indigne cette ancienne membre de la congrégation
des sœurs du Bon Samaritain (Hermanas del Buen Samaritano).
Fondée en 1978 au sud de Santiago dans la commune de Molina, la
communauté rassemble une vingtaine de sœurs qui accom-
pagnent, avec une équipe médicale, parfois jusqu’à 250 malades.
Pendant cinquante minutes, cinq anciennes religieuses de cette
congrégation, tout âge confondu, racontent les multiples agressions
sexuelles, le harcèlement, le quasi-esclavage. Ces abus, qu’elles
qualifient de systémiques, survenaient pendant que les prêtres
visitaient leur communauté. Yolanda Tondreaux avait pourtant alerté
sa supérieure générale. Comme dans un jeu pervers, la consacrée
au visage rond et aux yeux pétillants se souvient, laissant échapper
un rire jaune, que la doyenne du couvent, dans les heures qui ont
suivi ses pénibles aveux, l’avait envoyée se confesser auprès de ce
même prêtre qui avait abusé d’elle. Les cinq ont quitté cette
communauté et se retrouvent cet été 2018, accompagnées de la
journaliste Paulina de Allende- Salazar, pour un rendez-vous à la
nonciature apostolique. Émues, ces victimes brisées se serrent dans
les bras, solidaires, prêtes à en découdre, armées d’une éclatante
sororité. Elles ne s’étaient jamais revues depuis leur fuite du
couvent. Leur but ? « Montrer que sous la religieuse consacrée il y a
une femme, que sous l’habit, il y a une femme », intime Yolanda
Tondreaux, combative, dans le véhicule qui les emmène témoigner
auprès du nonce, l’agent diplomatique du Saint-Siège.
Toutes affirment que l’évêque de Salta, Mgr Horacio Valen- zuela,
était informé de ces abus répétés. Sous pression, le prélat chilien a
posé sa démission auprès du Vatican le 18 mai 2018 et le pape l’a
acceptée le 28 juin suivant. Ces sœurs auraient également témoigné
auprès de Mgr Charles Scicluna, actuel secrétaire adjoint de la
Congrégation pour la doctrine de la foi, envoyé par le pape François
en janvier 2018 pour écouter les fidèles victimes d’abus sexuel dans
ce pays d’Amérique centrale. Après ces deux entre- tiens auprès de
la hiérarchie, plus rien, si ce n’est un assourdissant silence du côté
du Saint-Siège. L’institution se tait. Aucune enquête n’est lancée.
À l’été 2018, prendre la parole publiquement dans ce reportage
de la télévision nationale chilienne reste donc l’ultime recours de ces
victimes. Dans cette enquête intitulée « La fin du silence : nous ne
sommes pas esclaves, nous sommes des femmes », quatre d’entre
elles, confessent leur culpabilité de ne pas avoir parlé plus tôt pour
protéger leur cadette Consuelo Gomez qui a prononcé ses vœux en
2010, à l’âge de 18 ans. Des vœux filmés, dont les images utilisées
dans l’enquête de la TVN horrifient. La candeur de cette jeune
femme lumineuse à peine majeure s’engageant solennel- lement et
de tout cœur chez les sœurs du Bon Samaritain jure avec le
cauchemar qui l’attend. Un spectre que toutes les sœurs présentes
à la cérémonie connaissent de loin ou de trop près.
Malgré différents contacts, je n’ai pas pu être mise en relation
avec Yolanda Tondreaux et ces héroïques lanceuses d’alerte
chiliennes. L’enquête étant toujours en cours, elles ne peuvent pas
s’exprimer sur l’affaire. Leur optimisme transperce l’écran et
participe à l’effet boule de neige de ces récits de victimes. Un
témoignage en entraînant un autre, une parole libérée en convain-
quant une deuxième, une victime qui parle poussant la suivante à se
livrer.
Quatre jours après le reportage choc de la télévision chilienne, le
28 juillet 2018, l’agence de presse américaine Associated Press,
mastodonte de l’information, met en ligne une bombe médiatique
sous la plume de la journaliste Nicole Winfield correspondante au
Vatican et Rodney Muhumuza, correspondant pour cette même
agence, lui basé dans la capitale ougandaise.
Loin de Santiago du Chili, à l’opposé de l’Atlantique, c’est une
autre religieuse qui fait voler en éclats la loi du silence auprès des
deux journalistes, vingt ans après son agression dans cette enquête.
Une consacrée italienne raconte, anéantie, l’agression sexuelle dont
elle a été victime alors qu’elle se confessait auprès d’un prêtre. «
Une grande blessure s’est ouverte. J’ai prétendu qu’il ne s’était
jamais rien passé », témoigne celle qui souhaite rester anonyme.
Cette même investigation révèle que des cas d’abus auraient été
révélés en Afrique. « En 2013, le père Anthony Musaala à Kampala,
en Ouganda, a écrit une lettre aux membres de l’Église locale
concernant de “nombreux cas” de liaisons sexuelles de prêtres,
parfois avec des religieuses. Il a été suspendu jusqu’à ce qu’il publie
ses excuses en mai», atteste le duo d’enquêteurs. Le prêtre a
depuis quitté l’Église romaine.
Le monde découvre que les religieuses, des adultes donc,
peuvent être elles aussi victimes d’abus et qu’une omerta étrangle
leurs témoignages. Comme si le mouvement #MeToo, né en octobre
2017, franchissait les grilles des couvents. Comme si la libération de
la parole des femmes laïques se répercutait dans la vie religieuse.
En 2018, le pouvoir d’un hashtag atteint la vie consacrée et
interpelle. Un mois plus tard, le 20 août, la Lettre au peuple de Dieu
du pape François dénonce la culture du silence sur les abus sexuels
sur mineurs et, là aussi, l’omerta qui les entoure :

« Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui » (1


Co 12,26). Ces paroles de saint Paul résonnent avec force en mon
cœur alors que je constate, une fois encore, la souffrance vécue
par de nombreux mineurs à cause d’abus sexuels, d’abus de
pouvoir et de conscience, commis par un nombre important de
clercs et de personnes consacrées.

Au même moment, toujours cet été 2018, des signalements


éclatent depuis tous les continents. Le 29 juin, une sœur indienne
porte plainte contre un évêque auprès de la police. Là aussi, ses
supérieures et sa hiérarchie n’ont pas répondu à sa douleur. Là
aussi le Vatican a préféré le silence. Là aussi, pas d’autre choix que
de se servir de la presse comme caisse de résonance. Dans le
Kerala, sur la pointe sud-ouest de la péninsule indienne, cette
courageuse franciscaine de 44 ans affirme avoir été abusée à treize
reprises entre 2014 et 2016 par l’évêque de Jalandhar, Mgr Franco
Mulakkal. Sur la péninsule, c’est la première fois qu’une religieuse
porte plainte pour abus contre un évêque. Sur les réseaux sociaux,
un nouveau mot dièse fait quelques sporadiques apparitions :
#NunsToo (« les nonnes aussi »). Pas vraiment repris par les
religieuses elles-mêmes, ce hashtag reste (et restera) l’apanage
d’observateurs laïcs.
Dans l’Hexagone, c’est quelques jours plus tôt, le 11 juin 2018,
dans les pages du Parisien7, que le journaliste Vincent Mongaillard
donne la parole à des anciennes consacrées, victimes d’abus
sexuels. « C’est une religieuse violée par un religieux dans le parloir
du monastère. Une nonne subissant les attouchements d’un prêtre
dans le confessionnal. Une sœur agressée sexuellement par une
autre sœur de sa congrégation », commence l’enquête
bouleversante. Protégées par le masque rassurant et nécessaire
des faux noms : Christelle et Laure racontent leur prédateur.
Alors que l’enquête d’Associated Press est bâtonnée, complétée
et traduite par les médias internationaux8, le 30 juillet, en réaction, la
Leadership Conference of Women religious (LCWR), plus grande
association de religieuses des États-Unis, publie un communiqué et
devient la première organisation en lien avec la vie consacrée à
dénoncer officiellement les abus sexuels commis par le clergé sur
des sœurs. « Mettre en lumière cette horrible pratique peut être la
seule manière d’arrêter ces abus sexuels pratiqués par des
personnes de confiance dans la communauté ecclésiale », déclare
la LCWR dans un communiqué publié sur son site internet qui
précise :

La LCWR ne dispose pas de données sur les incidents d’abus


sexuels commis par le clergé sur des sœurs catholiques aux États-
Unis. […] Nous comprenons que le signalement des abus nécessite
courage et force, cependant, mettre cette horrible pratique à la
lumière peut être le seul moyen de mettre fin aux abus sexuels de
ceux qui occupent des postes de confiance dans la communauté
ecclésiastique9 .
Sœur Teresa Maya, qui préside à l’été 2018 cette organisation
représentant environ 80 % des 49 000 femmes consacrées du pays,
m’explique, fin août 2018, pourquoi il est important pour la LCWR de
réagir rapidement aux récentes révélations d’abus et de publier un
communiqué officiel. « C’est primordial pour nous de reconnaître le
courage de ces sœurs qui ont témoigné publiquement », signale-t-
elle tout en ajoutant que l’organisation n’a pas reçu de témoignage à
ce sujet, à sa connaissance. « C’est une opportunité considérable
pour encourager les religieuses victimes d’abus, y compris aux
États-Unis, de le faire connaître et de le signaler aux autorités
ecclésiastiques et civiles appropriées. Il faut briser cette culture du
silence », précise-t-elle. Pourquoi une libération de la parole à cet
instant T, en ce mois d’août 2018 ? Pour cette supérieure de la
congrégation américaine des Sœurs de la charité du Verbe incarné,
le mouvement #MeToo ne se cantonne plus qu’au monde laïc et
aurait poussé les religieuses du monde entier à témoigner. « Nous
ne connaissons pas les raisons précises de cette vague de
témoignages publics, mais il est fort possible que #MeToo les ait
aidées à gagner de la force pour témoigner», analyse-t-elle. Selon
elle, faire partie de ce « réseau plus large de victimes » pourrait «
avoir un impact fort pour que ces cas ne soient jamais plus tolérés.
Le Vatican doit demander des comptes aux Églises locales et au
clergé, et doit les tenir responsables de tout abus commis ».
Un an et demi après la publication de ce communiqué, en
décembre 2019, la nouvelle présidente de la LCWR, sœur Sharlet
Wagner, décline l’interview que je lui propose. Je souhaite savoir si,
un an après la mise en ligne du communiqué, des religieuses
victimes d’abus se sont manifestées auprès de la LCWR comme
elles étaient encouragées à le faire. « Nous sommes navrées, mais
nous n’avons rien à ajouter à ce sujet », répond dans un e-mail la
Communication de l’organisation. Impossible de mesurer si ce texte
publié en réaction à une enquête, inédit et progressiste au moment
de sa publication, a porté ses fruits pour libérer la parole. La
Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF)
soutient cet appel de son homologue d’outre-Atlantique de juillet
2018. Créée en 2000, cette organisation mixte dirigée par une
femme, sœur Véronique Margron, milite pour une libération de la
parole des victimes la plus totale possible. Elle affirme, à l’antenne
de France Culture le 10 août, qu’il s’agit d’un tabou de l’Église à
lever.
Josselin Tricou, membre du Laboratoire d’études du genre et de
la sexualité de l’université Paris 810, chercheur en sociologie du
genre et des sexualités, fait partie du comité d’enquête de la
Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église
catholique (CIASE). « La CORREF a tiré son épingle du jeu
médiatique en se positionnant à l’inverse de la Conférence des
évêques de France (CEF) dont l’image publique apparaît dégradée,
notamment du fait de sa communication défaillante sur la
pédocriminalité dans le clergé », décrypte-t-il dans l’article « Le
catholicisme français face à #MeToo ». Il précise :

Les ordres religieux que la CORREF représente sont pour la


majorité des cas internationaux. Or, les circula- tions
transnationales en leur sein permettent de s’extraire de la
perspective franco centrée qui est celle des évêques et du clergé
séculier, et font bénéficier ses membres des expériences diverses
de leurs coreligionnaires étrangères : empowerment des religieuses
féministes nord- américaines, révoltes des religieuses chiliennes,
etc.

La CORREF soutient publiquement et dès les premiers éclats de


voix la libération de la parole des religieuses.
En quelques semaines seulement, en France et ailleurs, les
témoignages de victimes ponctuels, se propagent, se font écho et se
répondent. Le 5 août 2018, en Suisse, est projeté en avant-
première mondiale au festival international de films de Locarno, le
documentaire #Female pleasure de la Suissesse Barbara Miller.
Parmi les cinq portraits de femmes qui retracent les violences
sexuelles qu’elles ont toutes subies, le public conquis, composé de
passionnés de cinéma d’auteur, découvre l’histoire de Doris Wagner,
théologienne allemande et ancienne religieuse. À 19 ans, la jeune
femme prononce ses vœux et rejoint la famille spirituelle de l’Œuvre
dans le monastère de Thalbach en Autriche, commu- nauté dans
laquelle ses supérieurs lui martèlent qu’il faut qu’elle se couvre, pour
ne pas « tenter » les hommes de la congrégation. Aujourd’hui
mariée et âgée de 35 ans, cette Allemande aux traits anguleux et
aux lunettes rectangulaires raconte, dans ce film à la popularité
confidentielle, le lavage de cerveau, le viol qu’elle a subi par un
supérieur de sa congrégation et le harcèlement sexuel dont elle a
été victime par un autre responsable de l’Œuvre aujourd’hui chef de
bureau de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF) alors qu’il
la confessait. Elle dénonce les faits au Saint-Office (CDF) en 2012,
deux ans après avoir quitté la vie religieuse. L’enquête s’achève en
2014, le prêtre (« responsable d’un bureau à la CDF», précise-t-elle)
écope d’une « admonestation », un avertissement. Il démissionne le
29 janvier 2019.

En cette fin d’année 2018, alors que l’Église tente de prendre des
mesures fortes concernant les victimes de pédocriminalité et les
prédateurs sexuels, un nouveau scandale l’engloutit. Et, comme
dans un mauvais jeu de miroirs, à l’image de la gestion de la crise
des mineurs, les médias révèlent que l’institution était au courant de
ces abus depuis des décennies. Le Vatican avait été alerté au début
des années 1990 sur la condition de ces religieuses victimes d’abus
par deux lanceuses d’alerte, femmes consacrées elles aussi.

1. Le nom a été changé.


2. « Women religious in Africa », été 2017, Center for Applied
Research in the Apostolate, Georgestown University, Washington,
D.C. cara.georgetown. edu/AfricanSisters2017.pdf.
3. Annuaire pontifical 2018 et l’Annuarium Statisticum Ecclesiae.
4. Les Pères blancs appartiennent à la société des missions
d’Afrique, une société de vie apostolique de droit pontifical.
5. Par sécurité et parce que sœur S. veut continuer à aider les
victimes, le pays où elle officie ne sera pas mentionné.
6. Paulina DE ALLENDE-SALAZAR, reportage « El fin del silencio : No
somos esclaves, somos mujeres », émission Informe Especial, 24
juillet 2018, 24 horas TVN Chile. youtube/y4Z-Ih-gjBY.
7. Vincent MONGAILLARD, « Religieuses sexuellement agressées :
enquête sur le dernier tabou de l’Église », Le Parisien, 11 juin 2018.
8. Constance VILANOVA, « #Metoo et la libération de la parole chez
les religieuses », en ligne, 28 août 2018.
lacroix.com/Religion/Catholicisme/ MeToo-liberation-parole-chez-
religieuses-2018-08-01-1200959162.
9. Communiqué consultable sur le site de la LCWR.
10. Josselin TRICOU « Le catholicisme français face à #MeToo »,
Bulletin de l’Observatoire international du religieux, janvier 2019,
volume XXV.
CHAPITRE II

Quand le Vatican savait…

« Si un jour on devait révéler ce qu’il se passe ici en Afrique, ce


serait une bombe bien plus importante que le scandale de la
pédocriminalité. » Fin août 2018, au téléphone, ce père blanc, en
mission en Afrique, donne le ton. Alors que je le contacte pour avoir
son analyse sur l’influence du mouvement #MeToo et la libération
soudaine de la parole des religieuses catholiques dans le monde, ce
francophone me conseille de creuser la question africaine. Le prêtre
missionnaire réfute en bloc une éventuelle libération de la parole des
victimes dans ce continent. Celui qui, avec une quarantaine d’autres
clercs ou consacrés, a été formé par l’Union internationale des
supérieures générales (UISG) et l’ambassade d’Angleterre pour
l’accompagnement de victimes d’abus sexuels laïques ou religieuses
souhaite rester anonyme : parler de ce sujet peut lui attirer les
foudres de sa communauté et surtout le mettre en danger. « En
Afrique, les prêtres ont un statut particulier. Les religieuses y sont
plus vulnérables. Si une enquête était menée sur le terrain à ce
sujet, ce serait une véritable catastrophe », poursuit celui qui
s’occupe d’un centre d’accueil de femmes victimes d’agressions
sexuelles. « Il ne faut pas nier que dans certains cas, la relation
prêtre femme consacrée est consentie. Dans une situation de
pauvreté extrême, ces sœurs ont parfois besoin de soutien financier
et le prêtre accepte de les aider en échange de rapports sexuels. On
peut parler de prostitution déguisée. » Mais, cet interlocuteur
l’atteste : beaucoup de sœurs restent des victimes de prédateurs. «
Des Interruptions volontaires de grossesse (IVG), contraires à la
doctrine de l’Église catholique, sont pratiquées dans certaines
congrégations », précise le prêtre en dénonçant à plusieurs reprises
une « omerta énorme du côté de l’institution » et une « banalisation
du viol ». « Dans certaines communautés, les religieuses ne se
tournent plus vers le prêtre diocésain pour recevoir le sacrement de
la confession, par pure prévention. Leur supérieure le leur
déconseille », conclut-il.
Des abus et services sexuels qui ne se limitent pas au continent
africain et atteignent le centre névralgique de l’insti- tution. « Quand
elles viennent à Rome pour passer leur diplôme, certaines
religieuses de diverses nationalités ne maîtrisent pas bien la langue
italienne pour rédiger leur thèse », raconte une vatica- niste
anonyme que je rencontre en mai 2019 dans la capitale italienne qui
reprend : « Un séjour ici coûte cher et elles n’ont pas le temps en
deux ans d’apprendre convenablement l’italien. Certains prêtres leur
proposent de rédiger leur thèse en l’échange de services sexuels…
Retourner chez elles sans leur diplôme serait une honte énorme,
d’autant que leur voyage a beaucoup coûté à leur famille ou leur
communauté. Une de mes sources qui travaille dans un Planning
familial romain a aperçu deux religieuses étrangères dans un centre
romain pour accéder à une Interruption volontaire de grossesse. »
Une loi du silence devenue vraie bombe à retardement, selon
plusieurs prêtres missionnaires interrogés. D’autant que cette loi du
silence empêche de quantifier le phénomène. D’après les mission-
naires interrogés, deux dénominateurs communs se dégagent de
ces abus sexuels. Le cadre où les viols se déroulent et surtout leur
traitement par les congrégations : l’exclusion de la victime.
La majorité de ces abus se produit dans les congrégations
diocésaines, des communautés autochtones qui dépendent direc-
tement et financièrement d’un seul évêque. Plus pauvres, ces
instituts religieux africains ne sont pas surveillés par des ramifica-
tions internationales à l’image des congrégations missionnaires ou
historiques comme les dominicaines ou franciscaines par exemple.
Créées ex nihilo, les femmes consacrées y sont plus vulnérables,
coupées de toute possibilité de porter plainte.
« L’Afrique se caractérise par un pouvoir épiscopal très fort. Les
évêques sont des chefs de communauté », explique le père
Stéphane Joulain, père blanc et psychothérapeute spécialisé dans le
traitement des abus sexuels de mineurs1.
Je le rencontre en juin 2019, via Aurélia à Rome, non loin du
Vatican, entre deux voyages de mission. Dans un des parloirs de
l’imposant bâtiment de sa congrégation, ce spécialiste, formé à la
victimologie systémique et qui suit des victimes et des auteurs
d’abus sexuels au Canada raconte cette omerta à laquelle il est très
souvent confronté quand il part en voyage missionnaire en Afrique.
Si une sœur parle, la supérieure la renvoie immédiatement de la
congrégation. Le prêtre prédateur, lui, est déplacé dans une autre
communauté ou reste sur place, voire « part aux études à Rome ». «
Ajoutons-y que le rapport homme femme est différent en Afrique.
L’homme domine, dans un contexte où le cléricalisme est exacerbé,
le prêtre est d’autant plus idéalisé. On a tendance à penser que le
sacerdoce d’un prêtre vaut plus que la virginité d’une sœur »,
précise-t-il. Une double soumission : à l’homme et au clerc. Au
Kenya, le père Joulain a, par exemple, participé à une session où la
majorité des religieuses présentes avaient subi une agression
sexuelle.
Dans certains instituts religieux, les supérieures ont décidé de
prendre les devants pour assurer la sécurité de leurs religieuses.
L’exemple kényan l’illustre bien. Pour que les postulantes intègrent
une congrégation, elles ont besoin d’une lettre de recommandation
du prêtre de leur paroisse qui en profite parfois pour demander en
échange une faveur sexuelle. Le père Joulain confirme : « Dans
plusieurs congrégations kényanes, il est désormais demandé que ce
soit l’animatrice vocationnelle qui aille recueillir cette lettre auprès
des curés, afin de protéger les postulantes. » Cet homme de terrain
signale : « Ces abus existent. On le sait depuis longtemps ce n’est
pas nouveau. Deux sœurs missionnaires avaient publié des rapports
à ce sujet à la fin des années 1990. Il y a eu une résistance terrible,
car ces rapports, écrits par des sœurs blanches, stigma- tisaient
l’Église africaine. Mais on ne peut pas reprocher à ces missionnaires
d’avoir rapporté ce qu’elles ont vu. »

Les deux premières lanceuses d’alerte

En 1994, sœur Maura O’Donoghue, à l’époque médecin et


coordinatrice pour le sida au sein du CAFOD (Agence catho- lique
pour le développement à l’étranger), réalise, après six ans de terrain,
une étude censée rester confidentielle auprès de religieuses de 23
pays2, la majorité en Afrique subsaharienne. Cette sœur des
Medical missionaries of Mary en tire d’effarants résultats. L’Irlan-
daise dénonce, parmi d’autres abus d’autorité, les viols commis par
des prêtres sur des religieuses, considérées comme des parte-
naires « sûres », dans des pays gravement atteints par l’épidémie de
sida à cette période. « Tragiquement, les religieuses ont signalé que
les prêtres les exploitaient sexuellement car ils étaient effrayés par la
contamination du VIH en ayant des contacts sexuels avec des
prostituées ou d’autres femmes “à risque” », note la religieuse,
décédée en 2015, dans ce rapport. « Dans certaines cultures, les
hommes qui, auparavant, auraient sollicité des prostituées, se
tournent vers des adolescentes, qui, par leur jeune âge, sont consi-
dérées comme des partenaires non contaminées par le VIH », et les
religieuses « constitueraient ainsi un autre groupe identifié comme
“sûr”, ciblé pour les rapports sexuels », explique la sœur qui
précise : « Depuis 1980, dans un certain nombre de pays, les
religieuses refusent de voyager seules avec un prêtre en voiture de
peur d’être victimes de harcèlement, voire de subir des violences
sexuelles. » Sœur O’Donoghue s’appuie sur l’exemple d’une
supérieure d’une congrégation religieuse. Des prêtres l’auraient
approchée pour lui demander que les sœurs de sa communauté
soient dispo- nibles pour des rapports sexuels. « Quand la
supérieure a refusé, les prêtres lui ont affirmé qu’ils seraient donc
obligés d’aller au village pour trouver des femmes et pourraient, par
conséquent, être contaminés par le sida », rapporte celle qui a
parcouru 83 pays en une vie de missions.
Au milieu des années 1990, dans la foulée, Maura O’Donoghue
présente son travail au cardinal Eduardo Martínez, alors préfet de la
Congrégation pour les instituts de vie consacrée et sociétés de vie
apostolique (CIVCSVA). Son étude rapporte également des
exemples précis et localisés d’abus. Au Malawi, en 1988, un évêque
aurait démis de ses fonctions la mère supérieure d’une congrégation
féminine diocésaine. La raison ? Elle l’avait alerté que 29 sœurs de
sa communauté étaient tombées enceintes de prêtres diocésains.
Des religieux missionnaires auraient aidé cette supérieure à
rassembler des preuves pour constituer un dossier qui aurait été
présenté à Rome. « Des groupes de religieuses de congré- gations
locales ont déjà alerté des congrégations internationales : quand
elles essayent de signaler aux autorités de l’Église ces abus commis
par des prêtres, elles ne sont pas entendues », affirme dans son
rapport de 1994, la religieuse irlandaise.
Quatre ans plus tard, un autre rapport de quatre pages est
présenté à Rome, signé cette fois par la supérieure générale des
sœurs missionnaires de Notre-Dame d’Afrique, la religieuse
écossaise Marie McDonald. Il est exposé devant l’Union interna-
tionale des supérieures générale (UISG), l’Union des supérieurs
généraux, son homologue masculin, et la Congrégation pour les
instituts de vie consacrée. Fondée en 1967, l’UISG est une
organisation de supérieures générales des instituts de religieuses
catholiques de 80 pays. « Le harcèlement sexuel et même le viol de
sœurs par des prêtres et des évêques sont fréquents », affirme la
supérieure des Sœurs blanches dans son enquête en précisant que
« parfois, lorsqu’une sœur tombe enceinte, le prêtre insiste pour
qu’elle se fasse avorter ». Si sœur McDonald se réfère à l’Afrique
dans ce rapport, elle précise que les abus de religieuses ne se
bornent pas uniquement à ce continent. Le groupe ayant réalisé
cette enquête s’appuie « sur sa propre expérience en Afrique et sur
les connaissances obtenues des membres de leur congrégation ou
d’autres communautés, particulièrement des congrégations diocé-
saines en Afrique ». Comme pour se prémunir face aux critiques à
venir de la part de l’Église africaine, la religieuse insiste : « C’est
précisément à cause de notre amour pour l’Église et pour l’Afrique
que nous nous sentons démunies face au problème. »
À l’image de l’exposé de sœur O’Donoghue, la missionnaire
atteste que, si une religieuse tombe enceinte, elle est habituel-
lement punie en étant renvoyée de sa congrégation. Selon cette
spécialiste, toujours dans son bref rapport présenté à Rome en
1998, les prêtres profiteraient de la dépendance financière des
postulantes et abuseraient de leur autorité pendant l’accompa-
gnement spirituel ou certains sacrements pour obtenir des faveurs
sexuelles de la part de religieuses vulnérables.
Pour décrypter des agressions sexuelles qu’elle caractérise
comme parfois systémiques, sœur McDonald liste huit facteurs de
risque qui favoriseraient ces abus3 :

- Le fait que le célibat et la chasteté ne fassent pas office de


valeurs dans certains pays. Le mariage n’est parfois pas une option
pour une jeune femme instruite dans certains pays car la dot
s’avère trop élevée.
- La place inférieure des femmes dans la société et l’Église. Il
semble qu’une sœur ne puisse pas se refuser à un prêtre qui
demande des faveurs sexuelles. Elle a été éduquée à se
considérer comme inférieure, à être soumise et à obéir. Il est alors
compréhensible qu’une sœur considère qu’il est impossible de se
refuser à un clerc qui demande
natcath.org/NCR_Online/documents/McDonaldAFRICAreport.htm.
des faveurs sexuelles. Ces hommes sont considérés comme des «
figures d’autorité » auxquelles il faut obéir.
- L’épidémie de sida. Les sœurs sont considérées par le clergé
comme des partenaires sexuels « sûres ».
- La précarité. De nombreuses congrégations de femmes ont du
mal à trouver suffisamment d’argent pour subvenir aux besoins de
leurs sœurs et pour les éduquer. Très souvent, lorsque les sœurs
travaillent pour un diocèse, elles ne reçoivent pas un salaire juste.
Celles qui sont envoyées à l’étranger pour des études sont parfois
censées envoyer de l’argent à leur congrégation et à leur famille au
pays. Dans certains pays en dehors de l’Afrique, aux États-Unis par
exemple, les sœurs africaines sont exploitées avec de mauvais
salaires et une assurance maladie inadéquate.
- Une faible compréhension de la vie consacrée. Les évêques, les
prêtres, les laïcs et les sœurs elles-mêmes ne comprennent pas
correctement la vie religieuse, ni le sens des vœux, ni les
charismes propres à chaque communauté.
- Le recrutement par des congrégations qui n’ont pas une présence
suffisante dans le pays.
- Les étudiantes envoyées de l’étranger à Rome (et ailleurs en
Europe et aux États-Unis) pour leurs études ont souvent des
difficultés particulières. L’une d’elles est de trouver un logement
convenable. Alors que le logement est fourni pour les séminaristes
et les prêtres, les religieuses sont beaucoup moins aidées. Elles
sont envoyées pour étudier en dehors de leur propre pays et sont
souvent trop jeunes et/ou immatures. Elles manquent d’orientation,
de soutien et, dans de nombreux cas, d’une solide formation
religieuse.
– La « conspiration du silence » entourant cette question. Ce n’est
que si nous pouvons l’affronter ensemble honnê- tement que nous
pourrons trouver des solutions.

Ironie du sort, en dénonçant cette culture du secret qui cerne les


religieuses victimes d’abus, sœur Marie McDonald et sœur Maura
O’Donoghue, les premières lanceuses d’alerte sur ce scandale, ont
été réduites au silence au sein de leur congrégation, voire menacées
par d’autres membres de l’institution.
Comment expliquer, alors que le Vatican a été averti il y a trente
ans de ces abus, qu’il ait fallu attendre que certaines sœurs se
mettent à témoigner publiquement de leur douleur en 2018 ?
Comment justifier une telle inertie de la part de l’Église ?
Depuis l’université pontificale Saint-Anselme à Rome, perchée
sur la colline de l’Aventin, le 11 septembre 2000, sœur Esther
Fangman, présidente de la Fédération de Sainte-Scholastique,
soulève, elle aussi, l’épineux sujet des religieuses abusées pendant
le congrès de la Confédération bénédictine devant 250 membres de
cet ordre. « Ce n’est pas une chose facile à dire. Mais dans certains
endroits nos sœurs doivent porter une lourde croix, celle d’avoir été
abusée sexuellement par un prêtre. Rester silencieux à ce sujet,
c’est donner son consentement », explique cette supérieure
américaine.
Contactée dix-neuf ans plus tard, elle accepte de l’autre côté de
l’Atlantique, depuis le Kansas, de témoigner au téléphone et de
revenir sur cette intervention donnée dans l’enceinte de cette
université de briques rouges. La religieuse confie qu’elle ne
connaissait pas à l’époque ces deux rapports et qu’elle a eu écho de
ces abus via d’autres supérieures bénédictines. « Quand on a rendu
publique ma présentation, j’ai refusé les sollicitations des médias car
les informations que je détenais à l’époque étaient de seconde main.
Je n’avais pas reçu de témoignage direct. Je regrette certains mots,
je n’avais pas été encore formée à la question des abus », explique
cette religieuse qui se souvient d’une réaction qui l’avait étonnée à
l’époque. « Au lendemain de ma présentation j’ai ressenti une sorte
de honte et de peur chez les sœurs des commu- nautés qui
m’avaient parlé de ce secret. »

Fuite dans la presse

Il faut attendre 2001 pour que les médias s’emparent des deux
rapports des années 1990 et du discours de la bénédictine. Des
documents censés rester confidentiels.
Début mars 2001, l’hebdomadaire américain The National
Catholic Reporter basé à Kansas City dans le Missouri les publie
dans leur quasi-totalité.
Aujourd’hui rédacteur en chef d’un autre média catholique
américain, Crux, John Allen, l’un des deux journalistes à l’origine de
ces révélations dans le NCR me rencontre en juin 2019 dans un café
à Rome où il couvre l’actualité du Vatican. Lunettes rondes fixées
sur un visage allongé, barbichette, accent américain prononcé, le
journaliste se souvient de la publication de son enquête dix-neuf ans
plus tôt dans les colonnes de son journal: un flop. « Pendant six
mois, nous avons étudié les documents et vérifié les rapports avec
Pamela Schaeffer. Toutes les religieuses à Rome étaient au courant,
mais nous voulions que notre enquête soit inattaquable», confie le
vaticaniste qui, à l’époque, venait tout juste de débarquer dans la
capitale italienne pour travailler. Il fait aujourd’hui partie de la
nébuleuse de ces quelques correspondants internationaux dépêchés
dans la Papauté, qui connaissent le Saint-Siège comme leur poche
et se saluent dans ses couloirs.
« Notre article est paru quelques mois avant les révélations du
Boston Globe4 sur la pédocriminalité dans l’archidiocèse de Boston.
Avant le scandale des abus sexuels sur les mineurs, il n’y avait pas
de discours sur les abus sexuels dans l’Église », décrypte la tête
pensante de Crux. Les terrifiantes révélations du quotidien de
Boston au sujet d’abus d’enfants couverts par l’Église catholique
auraient éclipsé celles du NCR concernant les religieuses. La
réaction qui l’a le plus surpris? « La riposte de certaines religieuses
africaines à la parution du papier», confesse-t-il en finissant son
ristretto en deux gorgées, les jambes croisées sur son tabouret sur
cette terrasse d’où l’on aperçoit, nichés sur leur colline, les pins
parasols de la résidence du pape. « Les évêques n’étaient pas très
satisfaits non plus, mais c’était attendu. Ce qui a mis en colère les
religieuses africaines, c’est qu’on les présente comme faibles et
naïves et qu’on ne parle de leur Église que pour les guerres, la
pauvreté et les abus sexuels », signale-t-il avant de rappeler que
sœur McDonald et sœur O’Donoghue étaient des sœurs
missionnaires. « Il y avait un côté “balayez devant votre porte” de la
part des religieuses de ce continent au moment de la publication de
l’enquête et de la découverte des rapports », détaille-t-il.
Le 20 mars 2001, quinze jours après la publication et la mise en
ligne des rapports par le NCR, Joaquin Navarro-Valls, directeur du
bureau de presse du Saint-Siège, déclare dans le quotidien italien
La Repubblica que : « Le problème était déjà connu et qu’il est
restreint à une aire géographique limitée.» Il précise qu’une enquête
avait été menée par la Congrégation pour les instituts de vie
consacrée et les sociétés de vie apostolique à propos de cas d’abus
sexuels sur des religieuses. Rien de plus.
Un silence d’autant plus incompréhensible que, le 5 avril 2001 à
Strasbourg, un texte est adopté par le Parlement européen : «
Résolution du Parlement européen sur les violences sexuelles à
l’encontre des femmes et notamment des religieuses catho- liques».
Dans le document, l’instance européenne se dit « vivement
préoccupée par le contenu d’un rapport paru dans la revue améri-
caine National Catholic Reporter, qui fait état dans au moins 23
pays, d’un nombre important de viols de religieuses catholiques par
des prêtres». Les députés considèrent que : « Le Saint-Siège a
confirmé qu’il était au courant de cas de viols et abus sexuels à
l’encontre de femmes, y compris des religieuses, perpétrés par des
prêtres catho- liques» en ayant connaissance de « cinq rapports
différents» depuis 1994. « Les responsables officiels ont été
correctement informés de ces violations des droits de l’homme»,
précise la résolution en ajoutant que « aucune action adéquate n’a
été entreprise pour y remédier, soulignant que, selon ces rapports,
plusieurs des religieuses violées ont ensuite été contraintes à
l’avortement, à la démission ou, dans certains cas, contaminées par
le HIV/SIDA». Les trois eurodéputées à l’initiative du texte somment
alors le Saint-Siège « de rétablir à leur poste les femmes de la
hiérarchie religieuse auxquelles leur charge a été retirée parce
qu’elles avaient attiré l’attention de leurs autorités sur ces abus, et
de donner aux victimes la protection et les compensations
nécessaires encequiconcernelesdiscriminationsdont elles pourraient
faire l’objet par la suite5 ». Le Vatican ne réagira pas, comme me l’a
confirmé l’une des députées à l’origine de la résolution dix-neuf ans
plus tard, la Néerlandaise démocrate Lousewies van der Laan : «
Comme d’habitude, l’histoire se répète. Des hommes aux pouvoirs
n’écoutent pas des femmes victimes et rien ne bouge. »
Du côté de la congrégation Notre-Dame d’Afrique dirigée par
sœur Marie McDonald, la lanceuse d’alerte écossaise, un commu-
niqué est rapidement publié en réaction aux révélations de John
Allen et de Pamela Schaeffer de 2001. La société missionnaire
rappelle que le rapport devait rester « strictement confidentiel » et
qu’il avait été préparé « pour un huis clos ». « Les sœurs Mission-
naires de Notre-Dame d’Afrique ne savent absolument pas comment
le National Catholic Reporter a obtenu le document. Les personnes
qui l’ont donné aux journalistes ont agi sans demander l’autorisation,
et même sans informer sœur Marie McDonald, qui est très peinée
que la confidentialité du rapport n’ait pas été respectée. Elle a
invariablement refusé d’accorder une interview à ce sujet au
National Catholic Reporter ou à tout autre journaliste », y est-il
précisé6.
En 2002, le prêtre américain Donald Cozzens publie Silence
sacré : déni et crise dans l’Église7. Dans cet ouvrage, il analyse la
vulnérabilité des sœurs en Afrique. Pour mener à bien sa démons-
tration, il avait échangé avec sœur O’Donoghue décédée en 2015. «
La publication sans son accord de son rapport dans le NCR en 2001
a été une expérience très douloureuse pour sœur Maura. Elle a été
vivement critiquée dans l’Église », me souligne ce professeur de
théologie depuis l’Ohio au téléphone. Il me fait patienter quelques
secondes, le temps d’aller chercher son livre paru il y a dix-sept ans,
rangé dans sa bibliothèque. Au bout du fil, il cite alors le passage,
repris tel quel dans son ouvrage, d’un essai qu’avait rédigé un prêtre
zambien de l’École jésuite de théologie de Berkeley en Californie.
Ce prêtre s’était insurgé contre le rapport des sœurs missionnaires
au début des années 2000 : « Les religieuses catholiques ont été
dépeintes comme naïves, idiotes, pauvres, victimes et misérables
[…] Plaider pour l’empowerment des femmes africaines n’est pas
efficace si la plaidoirie relève de l’insulte. » Donald Cozzens, 80 ans,
affirme qu’en réaction aux deux rapports, à la fin des années 1990,
le Vatican aurait envoyé une lettre aux évêques africains pour les
mettre en garde contre ces abus. « Certains ayant reçu cette lettre
étaient directement concernés. Comment cet avertissement peut-il
fonctionner si c’est à un agresseur sexuel que l’on demande de faire
arrêter une pratique dans laquelle il est lui-même impliqué ? »,
s’insurge le prêtre.
Sœur Marie McDonald, elle, habite désormais à Londres,
toujours dans une communauté des Missionnaires d’Afrique. Après
plusieurs sollicitations pour organiser une rencontre et recueillir son
analyse sur la vague de témoignages qui submerge l’Église, la
religieuse, souvent en déplacement, me répond finalement par e-
mail le 30 mars 2019. Elle refuse de me rencontrer ou même
d’évoquer à nouveau ce rapport. « Ce n’est pas que “je ne veux pas”
dire quoi que ce soit. Mes deux principales raisons de ne pas vouloir
donner des interviews sur ce sujet sont que: Je n’ai rien à ajouter à
ce que j’ai dit au Vatican il y a vingt ans », affirme cette sœur qui
précise : « Je crois fermement que le moment est venu pour les
victimes elles-mêmes de parler tout haut. Quand j’ai donné cette
contribution au Vatican, il s’agissait pour moi d’un service au nom de
mes sœurs d’Afrique, mais maintenant, après tout ce temps, je crois
qu’elles doivent et surtout qu’elles peuvent s’exprimer elles-mêmes.
Même à cette époque, il y a eu des protes- tations contre sœur
Maura et moi. Je sais aussi que l’Union inter- nationale des
supérieures générales (UISG) s’implique beaucoup pour aider ses
membres à résoudre ce problème. J’espère que votre enquête
aidera notre Église à aller de l’avant vers un plus grand respect de la
dignité et du bien-être de toutes les femmes. »
Comme pour illustrer cette loi du silence qui sévirait sur un
continent de plus en plus catholique, à force d’envois de mails, je
reçois en février 2020 le témoignage rapporté d’une religieuse
abusée à Madagascar.
Le 25 novembre 2018, en consultant sa boîte de réception, le
supérieur d’un ordre qui ne souhaite pas être cité, tombe sur le
courriel d’une ancienne sœur du même ordre : « Cela fait plusieurs
années que je veux vous écrire, bien avant les révélations sur la
pédocriminalité. J’ai été abusée par un prêtre d’un monastère
pendant vingt-deux ans. » Sous emprise pendant deux décennies, la
victime autorise le supérieur de cette communauté à me raconter au
téléphone son histoire. Quand il lui a demandé si elle accep- terait
de témoigner directement, l’ancienne religieuse a refusé. « Je suis
touchée de votre sollicitude mais vous comprenez que cela me
serait très difficile de revenir sur ce que j’ai vécu pendant vingt-deux
ans d’errance et de solitude », lui a-t-elle écrit. Un récit rapporté
donc, à l’image des autres récits de victimes en Afrique.
« Les faits se sont produits dans les années 1960 à Madagascar
car nous avions implanté une communauté missionnaire sur l’île.
Nous n’avons rien su jusqu’à ce courriel. Dans ce courriel, cette
sœur nous raconte ce qu’elle a vécu. Elle explique qu’elle a échangé
avec une autre religieuse victime de ce prêtre prédateur, une
carmélite, et que celle-ci s’est suicidée. Ce frère aurait eu quatre
autres relations malsaines avec des consacrées qui ont quitté la vie
religieuse. Nous n’avons rien retrouvé dans les archives ce qui n’est
pas très surprenant pour l’époque », me confie ce religieux. « À 11
ans, elle avait été abusée sexuellement. Elle en avait parlé avec sa
mère qui avait fait le nécessaire. Le violeur avait été arrêté. Elle avait
enfoui tout cela. Après ses vœux, elle avait été envoyée en
formation à Madagascar pour devenir infirmière dans un dispen-
saire. C’est dans cette communauté qu’elle rencontre cet aumônier,
alors qu’elle apprenait le malgache. L’emprise a commencé, elle se
confie sur son trauma et lui propose des rencontres régulières. “Il
m’a écouté avec attention, m’a proposé une thérapie, un suivi. Et
puis il a commencé à qualifier les actes sexuels comme de l’amour
véritable […] Je devais lui écrire toutes mes pensées”, m’a-t-elle
expliqué dans son mail. Sous couvert d’une pseudo-thérapie, il a
instrumentalisé le discours religieux. Cette femme a quitté l’ins- titut
à 27 ans et lui a continué a exercé une emprise sur elle car, en
1968, il a aussi rejoint l’Hexagone. Au point de mener une double
vie. Elle s’est mariée et conditionnée, sous sa coupe, elle continuait
à le voir », reprend le prêtre au téléphone depuis son monastère,
cinquante ans après les faits. « Le dossier a été transmis à la
Commission indépendante des abus sexuels dans l’Église. Alors que
d’autres affaires éclataient, savoir que c’est arrivé chez nous, nous
rend modeste et humble: cela n’arrive pas que chez les autres. »

1. Stéphane JOULAIN, Combattre l’abus sexuel des enfants. Qui


abuse ? Pourquoi ? Comment soigner ?, Desclée de Brouwer, 2018.
2. Les 23 pays cités sont les suivants : Afrique du Sud, Botswana,
Burundi, Brésil, Colombie, Ghana, Inde, Irlande, Italie, Kenya,
Lesotho, Malawi, Nigeria, Ouganda, Papouasie-Nouvelle-Guinée,
Philippines, République démocratique du Congo, Sierra Leone,
Tanzanie, Tonga, Zambie et Zimbabwe.
3. L’intégralité du rapport est disponible sur le site du National
Catholic Reporter :
4. Le 6 janvier 2002, le quotidien américain The Boston Globe publie
une première enquête dénonçant de nombreux abus sur mineurs
commis par le clergé de cet archidiocèse. L’article (disponible en
intégralité sur le site du média) a l’effet d’une bombe. Il est considéré
comme l’élément déclencheur des révélations sur les abus sexuels
commis sur des mineurs dans l’Église catholique.
5. Texte disponible en intégralité sur le site internet du Parlement
européen.
6. APIC (Agence de presse internationale catholique), « Embarras à
propos d’un document qui devait rester confidentiel », 25 mars 2001,
en ligne sur cath.ch.
7. Donald COZZENS, Sacred Silence : Denial and the crisis in the
Church, Liturgical Press, 2002.
CHAPITRE III

À Rome, les lanceuses d’alerte


d’aujourd’hui

À Rome, des femmes s’emparent des abus commis sur les


religieuses comme sujet de recherche et de combat. Toutes militent
contre la loi du silence qui paralyse les femmes consa- crées. De
l’Université pontificale grégorienne au milieu associatif, en passant
par la presse, crochet par la capitale italienne.

Sœur Mary Lembo

À trois minutes à pied de la fontaine de Trevi et de son flot


incessant de touristes rendant un hommage tout particulier à Fellini
en s’écharpant à grands coups de selfie sticks, se dresse l’Université
pontificale grégorienne.
Dans cet établissement aux murs rosés fondé en 1551 par les
Jésuites, 2 700 laïcs, religieuses, religieux, prêtres ou séminaristes
défilent chaque année pour étudier les sciences sociales, le droit
canon ou la théologie. Dans son hall grandiose paré de colonnes de
marbre résonnent et se répondent les langues et dialectes de plus
de 130 pays. Dépendant directement du Saint-Siège, ce centre
névralgique de la pensée catholique s’est vite emparé de la question
des abus sexuels dans l’Église. En 2012, l’Institut de psychologie de
la Grégorienne en collaboration avec l’archidiocèse de Munich et de
Freising et le département de psychiatrie et de psychothé- rapie de
l’enfance de l’université d’Ulm, lance en Allemagne le Centre pour la
protection de l’enfance (CCP), programme intensif d’un semestre sur
la protection des mineurs et la prévention des abus sexuels par le
clergé.
Si la Grégorienne compte une part bien plus importante d’étu-
diants masculins (les religieuses ne représentant que 7,8 % des
élèves1 contre 24 % de séminaristes, 17,5 % de prêtres religieux et
29 % de prêtres diocésains), certaines de ses étudiantes et
professeures interrogent avec courage la place de ces femmes dans
l’Église. Parmi elles, sœur Mary Lembo. Je rencontre la religieuse
togolaise de 49 ans le 28 mai 2019 après-midi, alors qu’elle vient
tout juste de terminer la rédaction de sa thèse de doctorat, fruit de
cinq ans de travail.
Ses recherches ont commencé bien avant l’affaire Harvey
Weinstein, mais son sujet fait furieusement écho à la vague #MeToo.
Elle s’intéresse aux liens entre prêtres et religieuses dans le cadre
de la relation pastorale (propre aux prêtres) et aux abus dont elles
sont victimes. Son but : mieux déceler les mécanismes psychiques
qui entrent en jeu et en déduire les changements à opérer pour la
formation des sœurs et frères. Une analyse quali- tative et non
quantitative. Pas de chiffres, mais des clefs.
La psychologue clinicienne qui collabore avec le CCP reçoit dans
un des bureaux du « moins 1 » de la Grégorienne. Pour protéger les
femmes qui ont accepté de se confier à elle, lors de nos deux
entretiens, jamais sœur Lembo ne citera les pays d’Afrique
subsaharienne où se sont déroulés les viols et agressions sexuelles
dont elle a eu connaissance. Seule indication, vaste : ces États se
situent à l’est du continent.
C’est auprès de douze consacrées qu’elle a basé son étude. En
2015, pour collecter ces témoignages, elle a d’abord écrit des lettres
qu’elle a distribuées à des supérieures de différentes congrégations
après des rencontres ou colloques entre religieuses. L’objectif :
qu’elles transmettent ce document à leurs sœurs tout en leur
demandant de le lire quand elles seront seules dans leur chambre
pour qu’elles ne se sentent pas gênées. « Je n’ai jamais reçu de
réponse. En deux mois: personne ne m’a fait signe. J’ai rencontré
des consacrées lors de conférences ou sessions de formation, mais
elles ne voulaient pas témoigner pour ma recherche. Elles m’ont
affirmé qu’elles ne pouvaient pas parler. Elles avaient peur »,
m’explique sœur Lembo, assise sur une chaise devant une table
basse, dans ce bureau sombre. C’est au fil d’autres conférences
réunissant des consacrées de différentes parties de l’Afrique que
trois victimes finissent par la contacter. « J’ai également demandé de
l’aide à des collègues, des professionnels qui travaillent sur le terrain
et qui ont rencontré et écouté des victimes sur le plan médical,
psychologique ou psychiatrique », précise la Togolaise. Des
médecins ou psys qui ont servi de lien entre la chercheuse et ces
femmes abusées. En formation ou ayant déjà prononcé leurs vœux,
elles ont accepté de leur confier leur douleur, « un échange plus
sécurisant. Elles savaient que la discussion était confidentielle et
elles connaissaient leur interlocuteur ».
« Les premiers mécanismes psychiques qui se mettent en place
chez la victime après l’abus sont la peur, la culpabilité la honte. La
peur de ce qu’il peut se produire si quelqu’un le sait. Elle se
demande si elle n’a pas tenté l’agresseur », signale sœur Lembo : «
Elles vivent cette expérience seules. »
Autre dénominateur commun: les prêtres agresseurs n’attaquent
jamais tout de suite. Ils instaurent une relation de dépendance que la
religieuse, une proie face à un prédateur, ne parvient pas à détecter
dès les premières allusions. « Dans tous les cas que j’ai étudiés :
elles avaient confiance envers ce clerc. Il existait déjà une relation
entre eux deux », décrypte-t-elle pour insister : « Quand la relation
est déjà familière, il est plus difficile de repousser son agresseur de
manière catégorique. C’est en parlant avec elles que je me suis
rendu compte que, par naïveté et confusion, elles ne perçoivent pas
assez vite le stratagème du prêtre. »
« Stratagème », le terme revient très souvent dans la bouche de
cette spécialiste qui pèse chacun de ses mots. Le prédateur sait à
l’avance ce qu’il veut faire : « Il l’invite. Il a tout préparé. Il sort la clef,
il ferme la porte ». Pour Mary Lembo, pas de doute, l’agresseur a
tout à fait conscience que l’accompagnement pastoral crée une
relation asymétrique d’autorité et n’hésite pas à en profiter. Il
commence par neutraliser la vigilance de la sœur, mais aussi celle
de son environnement. « Souvent, dans le cas des jeunes filles, le
prêtre a tissé des liens avec ses parents, il rend par exemple visite à
la famille et lui offre des cadeaux pour l’aveugler. Dans un second
temps, il l’isole, lui affirme qu’elle est particulière pour se poser en
garant. Il instrumentalise également le religieux lui affirmant que
célibat et chasteté sont bien différents », décrypte la chercheuse. De
son côté, la religieuse victime a tellement honte qu’elle ne parvient
pas à crier lors de l’agression. Elle culpabilise en se demandant
pourquoi, par exemple, elle est allée chez ce prêtre, dans sa maison.
« La petite honte vaut mieux que la grande », clarifie sœur Lembo :
la terrible souffrance personnelle qui en résulte vaut moins que la
réputation.
Pour éviter que ces abus se systématisent, il faut modifier la
formation des consacrés en insistant sur « la maturité affective ».
Selon cette spécialiste, si la loi du silence plane et sévit encore sur
le continent, c’est que la figure du prêtre en Afrique reste trop
singulière : « Il est respecté et même craint. Dans ces cas d’abus,
c’est souvent la religieuse qui est mise en cause, c’est elle qui a
attiré le regard ou l’attention : elle est souvent directement
condamnée. » Précautionneuse, sans validation scientifique de son
jury de thèse, en ce mois de mai 2019, sœur Mary Lembo ne veut
pas encore révéler ses différentes propositions quant aux
changements dans la formation des religieuses ou sur la prévention
qu’elle souhaite mettre en place. Elle m’invite dans sa congrégation,
en banlieue de Rome, quelques mois plus tard.
En dehors de sa thèse, pour l’instant, seules deux recherches
d’universitaires ou de spécialistes se sont centrées sur les
religieuses et ont permis de mettre en perspective des abus sexuels
souvent éclipsés par quarante ans de révélations sur la
pédocriminalité dans l’Église.
Je voudrais ressusciter de mes blessures2 d’Anna Deodato3,
résultat d’années d’écoute et d’accompagnement que cette
religieuse a effectuées à Milan en Italie, assimile la réalité des abus
commis sur les religieuses à « une zone grise ». Sollicitée à
plusieurs reprises pour cette enquête, la sœur, membre du Service
national pour la protection des mineurs de la Conférence épiscopale
italienne, souhaite à tout prix protéger les consacrées qui se sont
tournées vers elle. Elle ne veut pas commenter sa recherche. «
Chaque victime a besoin de discrétion, de délicatesse et de
prudence pour pouvoir recommencer sa vie », m’écrit-elle en italien.
La seule recherche quantitative a été réalisée en 1998 par trois
enseignants-chercheurs de l’université de Saint-Louis dans le
Missouri aux États-Unis, un établissement jésuite. Il y a vingt ans,
John Chibnall, Ann Wolf et Paul Duckro4, au sein du programme de
psychologie et de religion de l’université, conduisent une enquête
nationale auprès de 578 religieuses issues de 123 ordres différents
après une première étude pilote menée en 1995.
Chaque femme consacrée a reçu par courrier un questionnaire
de quinze pages. Au total, le trio de chercheurs en a diffusé 2 500
pour évaluer quantitativement les conséquences des abus sexuels
chez les religieuses aux États-Unis et en a reçu 1 200 en retour.
C’est le terme « d’exploitation sexuelle » qui a été utilisé, défini
comme « une avance sexuelle, une demande de faveur sexuelle ou
toute autre conduite verbale, non verbale ou physique de nature
sexuelle qui se produit dans le contexte d’une relation dans laquelle
une femme confie ses biens, son corps ou son esprit à une autre
personne agissant dans un rôle professionnel ». L’étude interroge
donc à la fois sur les abus sexuels et le harcèlement sexuel dans les
instituts religieux. À noter que l’enquête, financée d’ail- leurs par
plusieurs congrégations américaines féminines, sollicite également
les participantes pour savoir si elles ont été abusées pendant
l’enfance dans le but de mieux appréhender de possibles effets sur
leur vie consacrée.
Une religieuse sur huit déclare avoir été « exploitée sexuel-
lement » par un professionnel (par exemple un accompagnateur
spirituel, un guide spirituel lors d’une retraite, un médecin) qui dans
75 % des cas étaient un prêtre ou une religieuse. Plus d’une femme
consacrée sur 10 a signalé avoir été victime de harcè- lement
sexuel, ici, 45 % des harceleurs seraient des prêtres ou des
religieuses5.
Pour celles qui ont été sexuellement exploitées, 7,5 % ont fait
l’expérience d’un comportement non physique (des demandes de
relation, des commentaires, des blagues), 50,7 % ont connu une
expérience physique mais non génitale (un baiser, des attouche-
ments) et 39 % confient avoir connu un rapport sexuel génital. Cette
« exploitation sexuelle » qui comprend donc abus ou harcè- lement
fut un moment ponctuel sans réitération pour 29,5 % d’entre elles, a
duré entre 1 et 11 mois pour 26,7 % d’entre elles, entre 1 et 2 ans
pour 19,9 %, et trois ans pour plus de 19,2 % des consacrées
interrogées et victimes. Des expériences d’abus sexuels (agression
sexuelle, viol) chez des adultes ont été signalées par une religieuse
interrogée sur 10.
Si les résultats de cette enquête peuvent paraître déshumani-
sants, les victimes étant regroupées dans des taux, des standards,
ils restent édifiants et nécessaires pour mesurer le poids de l’abus
ou du harcèlement sexuel dans la vie consacrée. Il ne s’agit pas de
dérives ponctuelles qui ne concernent que des pays en
développement.
Le 3 septembre 2019, dans la chaleur écrasante d’une fin d’été à
l’italienne, il faut se rendre à Grottaferrata, à une cinquantaine de
kilomètres au sud-est du centre de Rome, pour rencontrer à
nouveau sœur Mary Lembo, à l’origine donc de l’étude universi- taire
la plus aboutie au sujet des religieuses abusées.
Après une bonne heure d’autobus à travers la banlieue romaine
parsemée de champs assoiffés et de hangars de tôle, la religieuse
m’accueille, sous l’orage, dans la maison-généralice des sœurs de
Sainte-Catherine où elle vit en communauté. Le bâtiment imposant a
tout de la grande maison bourgeoise et le jardin qui l’encercle sert
d’isolant sonore. Ici, plus rien des bruits de la large route qui le
jouxte.
Un mois exactement avant sa soutenance de thèse, tous volets
fermés pour maintenir la fraîcheur du bureau où elle me reçoit, la
religieuse dans son habit blanc reprend l’échange où il avait été
laissé quelques mois plus tôt. Son écrit a été validé par sa directrice
de recherche, Karlijn Demasure, ancienne présidente du CCP, le
Centre pour la protection des mineurs de l’université pontificale, et
professeure de théologie à la Grégorienne. Sœur Mary Lembo peut
évoquer aujourd’hui les « facteurs de risques internes ou externes »
qui existent dans les communautés et qu’elle a réussi à définir
clairement après cinq ans de recherche.
De conférences en colloques, la Togolaise échange avec de
nombreux instituts religieux et des supérieures pour enrayer ces
abus. Un travail de terrain et de prévention.
Premier facteur de risque : la « confusion interne » d’abord. En
étant la cible d’avances de la part d’un clerc, dans la confusion, la
religieuse s’interroge. « Il y a une perte de l’identité. Selon elle, il
n’est pas possible d’être l’objet de telles approches venant d’un
prêtre, car elle se sent d’abord consacrée avant d’être femme »,
analyse l’universitaire.
Deuxième facteur de risque interne : « l’ambiguïté ». « Elles
désirent cette relation avec l’autre mais seulement dans un registre
d’amitié. Elles ont bien consenti à une relation, mais tout sauf
sexuelle », signale sœur Mary Lembo.
Le dernier, « la naïveté », repose sur une formule qui revient
souvent dans les témoignages qu’elle a pu recueillir : « Je n’aurais
jamais pensé que». « Les sœurs se rendent chez le prêtre dans des
lieux qui relèvent de son intimité, mais ne sont pas dotées d’une
prudence naturelle, d’autant plus qu’elles idéalisent la figure du clerc
», remarque-t-elle.
À ces « facteurs internes » s’articulent des « facteurs externes »
relatifs à l’environnement qui rendent la victime d’autant plus
vulnérable et qui donneraient plus de marge aux prédateurs dans
certaines congrégations. « Le contexte communautaire ne favorise
pas la communication autour des défis et des épreuves que la
victime endure, des sollicitations du prédateur ou de ce qu’elle avait
déjà pressenti. La victime place le prêtre sur un piédestal, mais la
communauté l’idéalise elle aussi. Quand la consacrée vit quelque
chose avec lui, elle ne peut pas en parler de l’autre côté, à ses
sœurs. Elle pense immédiatement qu’elles ne vont pas la croire »,
révèle-t-elle.
Les conditions de travail des religieuses devraient être égale-
ment réévaluées pour ne plus les mettre en danger. Lors des
déplacements par exemple, les sœurs, pas suffisamment indépen-
dantes en matière de transports, dépendent directement du prêtre.
C’est dans sa voiture, avec lui, qu’elles peuvent entreprendre un
trajet de courte ou longue distance. Au niveau financier, elles ne sont
pas non plus assez autonomes et se doivent de demander à leurs
supérieures de « l’argent de poche ». Généralement, elles n’osent
pas.
Le facteur culturel pèse lui aussi. L’éducation, en Afrique
subsaharienne, peut provoquer une confusion entre « respect et
soumission ». « Les jeunes femmes pensent que le respect consiste
à se taire et à ne pas parler face à une injustice. Le respect pour les
personnes âgées est une valeur que je ne nie aucunement, mais si
cette personne âgée commet une injustice, il faut savoir lui dire non.
La femme consacrée sait-elle de quoi elle est capable pour se
défendre ? », interroge la religieuse, plus combative. La gratitude
occupe une place primordiale dans l’éducation et peut parfois
s’avérer perverse. « On est éduqué à dire merci, à être reconnais-
sante, à manifester de la gratitude. C’est une valeur, mais cela ne
doit pas devenir une dette. Quand un clerc finance les études d’une
religieuse, cela relève de la charité : elle n’a pas besoin de
rembourser », martèle sœur Mary Lembo.
Selon elle, pour que ces abus cessent, la formation des
religieuses doit évoluer et comprendre des sessions de rencontres «
où l’on discute particulièrement de cela. Il faut leur apprendre à dire
non. Plutôt que de dire “non je suis religieuse”, il faut les armer pour
qu’elles clament “non, je ne veux pas, je n’ai pas de justification à
donner” ». Une formation à la vigilance à construire dans les
communautés : « Certaines dynamiques psychologiques ne sont pas
toujours évidentes. La personne doit se rendre compte et ne pas
avoir peur de parler de sexualité. Il est nécessaire de lui apprendre à
déceler des attitudes de séduction. »
Si la parole met du temps à se libérer et que l’omerta reste
toujours aussi lourde au fil de ses rencontres avec des sœurs
abusées sur le continent africain, Mary Lembo perçoit que les
supérieures, et même les séminaristes qu’elle rencontre, sont de
plus en plus réceptifs à ce sujet. « Les femmes commencent à parler
et à s’affirmer de plus en plus. Le sommet de février 2019 sur les
abus sexuels qui s’est tenu au Vatican les engage à aller dans ce
sens et les déclarations du pape les exhortent à dénoncer les abus
», conclut la religieuse. Une lourde pluie d’été s’abat sur l’herbe
assoiffée.
Lors de sa soutenance de thèse en décembre 2019 à l’Université
pontificale grégorienne de Rome, sœur Mary Lembo a décroché un
Summa cum Laude, la plus haute appréciation.

Karjlin Demasure

À la direction de la thèse de sœur Mary Lembo : Karlijn


Demasure. Cette théologienne belge, dont la recherche de doctorat
portait sur l’inceste et l’accompagnement pastoral des victimes et
prédateurs, travaille sur la question des abus dans l’Église depuis
vingt-cinq ans. Elle a dirigé le CCP, le Centre de protection des
mineurs, de 2014 à 2018. En décembre 2019, Karlijn Demasure a
été nommée à la tête du tout nouveau centre de protection des
mineurs et des personnes vulnérables créé par l’université catho-
lique de Saint-Paul à Ottawa au Canada, ce qui constitue un pôle
interdisciplinaire inédit sur ce continent. La théologienne en dérange
certains puisqu’elle lutte sans langue de bois contre la passivité de
l’Église face à la pédocriminalité ou aux abus sexuels.
Le 29 mai, je la rencontre d’abord dans une salle de classe de
l’université Pontificale de Rome dont les tables sont disposées en U.
« #MeToo est un mouvement de libération de la parole qui a
démontré que les adultes aussi pouvaient être abusés », analyse- t-
elle me tendant un chocolat à la menthe, vestige des fêtes pascales.
« Des femmes célèbres ont parlé et porté plainte. Elles ont ouvert
les portes en prouvant que l’on pouvait dénoncer les abus dans
toutes les institutions, même riches et pleines de pouvoir. Ces
lanceuses d’alerte ont permis de rompre avec les présupposés qui
font obligatoirement des victimes féminines des séductrices »,
reprend-elle. La théologienne insiste ensuite sur la différence de
réception par la hiérarchie de l’Église et par les fidèles entre abus
sur mineurs et sur femmes adultes : « Les religieuses restent des
femmes. L’opinion et l’Église ont souvent défendu ce raison-
nement : elle l’a voulu, elle était Ève. C’est aussi pour cela que les
rapports de la fin des années 1990 des sœurs missionnaires n’ont
pas été écoutés. » Or, le terme « d’abus » reste adéquat concernant
les religieuses, car pendant l’accompagnement, le prêtre a un
pouvoir sur elle : il existe bel et bien une asymétrie dans la relation
pastorale. « Il sait tout de la sœur, elle se confie et elle ne sait
absolument rien de personnel de lui. Quand on a un guide spirituel,
on lui raconte ses doutes, parfois ses sentiments d’attraction. Lui,
sous prétexte de cet accompagnement, va viser une relation
sexuelle », souligne Karlijn Demasure.
Le phénomène psychologique du « grooming », du condition-
nement, s’avère central. Il agit parfois sur la communauté et sur la
supérieure de la congrégation. Mais il faut préciser qu’il existe des
cas d’abus sexuels où le viol est immédiat. « Cette relation
d’emprise ressemble à celle qui se produit avec les enfants. Le
prédateur offre des cadeaux, travaille avec la religieuse dans des
environnements où il n’y a pas du tout de contrôle, où l’entourage
peut être lui aussi aveuglé. Elle, a peur de parler et d’être sortie de la
communauté qui va lui rejeter automatiquement la faute. On va lui
reprocher d’être montée dans la voiture avec un homme, de l’avoir
suivi chez lui. Avec les mineurs abusés, c’est clair et immédiat : on
sait qu’il n’y a pas eu de consentement. Tandis qu’avec les
religieuses, des femmes adultes, cette notion de consentement est
immédiatement interrogée », affirme-t-elle alors que plusieurs jeunes
séminaristes en soutane noire interrompent notre discussion. Nous
devons libérer la salle, un professeur ne va pas tarder à arriver pour
donner cours.
C’est sous la véranda de la cafétéria de la Grégorienne, dans un
tohu-bohu multilingue que nous nous installons, face à face, autour
d’un café. La théologienne reprend son développement. Selon elle,
le fait que les révélations sur la pédocriminalité dans l’Église
d’Afrique soient sorties tardivement, a retardé la libération de la
parole des religieuses de ce continent. « Par ailleurs, dans tous les
continents : la formation des prêtres doit être réévaluée et toute la
théologie qui les concerne. Il faut une relecture de la théologie de la
prêtrise. Le prêtre est souvent perçu comme agissant “in persona
christi 6”, c’est-à-dire qu’il agirait en permanence et en toute action
dans la personne du Christ alors qu’il n’est in persona christi que
pendant les sacrements et des actes limités. Il faut mettre fin à toute
théologie qui fait du prêtre un saint. C’est une catastrophe pour les
victimes d’abus », affirme Karlijn Demasure les mots émaillés par les
gouttes de pluie qui martèlent le toit de la véranda.
Et pour bouleverser cette théologie, c’est à la base de la
formation qu’il faut s’attaquer, selon la spécialiste. Le séminaire
coupe le prêtre du monde qui l’entoure et le place d’emblée comme
un être à part « séparé des autres pécheurs ». « Il ne prépare pas
ses repas par exemple. Il est à la fois sacré et immature psycho-
logiquement. La combinaison de ces deux facteurs s’avère plus que
néfaste », signale-t-elle. C’est contre le cléricalisme qu’il faut lutter,
affirme la théologienne qui rejoint en ce sens les propos du pape
François dans sa Lettre au peuple de Dieu d’août 2018. Le Saint-
Père y déclare : « Le cléricalisme, favorisé par les prêtres eux-
mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps
ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que
nous dénonçons aujourd’hui. Dire non aux abus, c’est dire non, de
façon catégorique, à toute forme de cléricalisme. » Karljin Demasure
achève notre entretien : « Aussi longtemps que l’on pensera l’Église
comme une pyramide, les abus d’autorité persis- teront. L’Église doit
être un cercle avec le Christ au milieu, pas le prêtre, l’évêque ou le
pape. »

Voice of Faith

Se constituer en un réseau 100 % féminin et lutter pour l’égalité


hommes-femmes dans l’institution catholique, c’est ce que
l’association Voice of Faith (« La voix de la foi»), basée à Rome, à
deux pas de la place Saint-Pierre, se donne comme mission. «
L’association organise des événements, s’occupe de la commu-
nication à ce sujet et crée des groupes pour donner aux femmes
catholiques les moyens de prendre des décisions au niveau local et
mondial dans l’Église », m’explique Suzanna Flosowska, sa direc-
trice générale, à Rome en ce mois de juin dans un de ces énormes
cafés ultra-touristiques qui bordent la via della Conciliazione. En tête
de proue: des théologiennes ou des victimes comme Doris Wagner,
cette ancienne religieuse allemande de l’Œuvre qui a porté plainte
contre le père Hermann Geissler, chef de bureau à la Congré- gation
pour la doctrine de la foi. C’est le 3 octobre 2019, lors d’une
conférence organisée par l’association, à Rome, intitulée « And you
sister, what do you say?» (« Et toi sœur, que dis-tu ? »), qu’elle
donne publiquement et pour la première fois le nom de celui qui
l’aurait harcelée sexuellement pendant la confession. Quelques mois
plus tôt, le 15 mai, un collège composé de cinq membres du tribunal
suprême de la Signature apostolique s’était réuni pour promulguer le
décret d’absolution de l’accusé.
« Voice of Faith est née en 2014 lors de la Journée interna-
tionale des droits des femmes au Vatican qui célébrait les femmes
catholiques menant des projets de justice sociale. Intégrer les
femmes dans la gouvernance de l’Église, donner le droit de vote aux
religieuses pendant les synodes par exemple, peut protéger les
sœurs d’abus», atteste Suzanna Flosowska, Polonaise de 33 ans.
Créée par et pour les femmes, en faisant des réseaux sociaux son
moyen de communication privilégié, en s’emparant de #MeToo
depuis la Rome catholique, l’organisation est très vite devenue une
porte-parole organisée, fiable et catholique pour porter la voix des
victimes.

Lucetta Scaraffia

Un petit gabarit surmonté de cheveux coupés court, Lucetta


Scaraffia, pétillante et redoutable, n’a peur de rien, surtout pas de la
curie romaine. Rebaptisée « la féministe du Vatican » par ses
détracteurs ou ses admirateurs, tout dépend, cette éditorialiste de
L’Osservatore Romano, quotidien du Saint-Siège, et ancienne
coordi- natrice de son supplément féminin Done Chiesa Mondo
(Femme Église Monde) lancé en 2012, use de sa plume acérée
quand il le faut. Et c’est surtout pour défendre ses sœurs, les
femmes, parfois malmenées par cette armée masculine qui contrôle
le Vatican7. Pas anticléricale mais profondément féministe et «
chrétienne», membre du Comité national italien de bioéthique et
collabora- trice dans de nombreux journaux, « La Scaraffia »,
comme l’Italie l’appelle, milite pour que les femmes gagnent plus de
place dans les instances catholiques de décisions.
Le Vatican, cette féministe de la première génération en connaît
les moindres recoins, en maîtrise la multitude des bruits de couloirs
et dénonce ses tristes scandales. Celui des religieuses fait partie de
ses combats personnels. Le 1er mars 2018, son mensuel « Église,
femme, monde8 » dénonce le « travail quasi gratuit » des religieuses
à Rome. Des sœurs au service de cardinaux ou d’évêques réduites
au statut de servantes dédiées aux travaux domestiques sans
horaire fixe, sans rétribution aucune, sans considération. Une
religieuse interrogée dans cette enquête de Marie-Lucile Kubacki s’y
insurge, anonyme : « Un ecclésiastique peut-il envisager de se faire
servir un repas par sa religieuse avant de la laisser manger seule
dans la cuisine, une fois qu’il a été servi ? Est-il normal qu’un
consacré soit ainsi servi par une autre consacrée ? »
Début février 2019, Lucetta Scaraffia signe un éditorial coup de
poing sur la « tragédie » des religieuses victimes d’abus sexuels et
rappelle l’importance des deux rapports présentés au Vatican à la fin
des années 1990 par les sœurs Maura O’Donoghue et Marie
McDonald. Quelques jours plus tard, lors de la tradi- tionnelle
conférence de presse du pape lors de son vol au retour d’un voyage
diplomatique à Abu Dhabi, en réaction à la publi- cation de cet édito
alarmant – émanant d’un organe officiel du Saint-Siège, rappelons-le
–, la journaliste Nicole Winfiled d’Asso- ciated Press interpelle le
pape François à ce sujet. Il affirme alors que le Vatican travaille « sur
ce dossier depuis longtemps » et qu’il est prêt à « aller de l’avant »
et que « plusieurs prêtres ont été renvoyés en raison de cela ».
Lucetta Scaraffia a encore frappé.
Dès ma première sollicitation, l’historienne répond positi- vement
à mon mail : elle a lu mon article sur le silence des religieuses
africaines victimes d’abus et elle accepte de me rencontrer quand je
serai à Rome en juin 2019, chez elle. Rendez-vous est pris.
En plein cœur du quartier de Parioli qui longe le parc de la villa
Borghese trône le royaume de Lucetta Scaraffia. La journa- liste
rédige ses volcaniques éditos depuis le calme d’un immeuble cossu,
encerclée par des centaines de livres empilés ici et là. Un bazar
organisé. « Depuis la publication de l’édito dans notre mensuel, nous
avons reçu des lettres anonymes à la rédaction. Un simple “grazzie”
ou des courriers anonymes de religieuses qui félicitent notre
injonction à briser le silence. Avec ce papier et d’autres enquêtes,
nous sommes parvenues à faire parler le pape sur ces violences et
c’est inédit », raconte-t-elle, dans un français irréprochable teinté
d’un accent italien pour ajouter : « Les femmes commencent à parler
et à comprendre que la vocation ne doit pas tourner uniquement
autour de l’obéissance et de l’humilité. »
Mais Lucetta Scaraffia en agace certains quand elle pousse des
coups de gueule jamais impulsifs, toujours réfléchis, au point de
démissionner, accompagnée de la totalité du Comité de rédaction du
supplément féminin de L’Osservatore Romano qu’elle avait pourtant
fondé. « Nous jetons l’éponge car nous nous sentons entourées d’un
climat de méfiance et d’une délégiti- mation progressive », avait-elle
affirmé auprès d’Associated Press le 26 mars 2019. Une décision
prise, justifie-t-elle après qu’Andrea Monda, rédacteur en chef de
L’Osservatore nommé par le pape, lui ait annoncé sa décision de
prendre en main la partie éditoriale du mensuel féminin. Une
affirmation réfutée par celui-ci. Deux mois plus tard, Lucetta
Scaraffia analyse : « Nous n’étions pas assez obéissantes. Ils nous
ont coupé l’herbe sous le pied. Nous ne sommes pas contre l’Église,
nous la réveillons. Il faut avoir le courage de le dire et de le faire. »
Aujourd’hui, l’unique journal féminin du Vatican continue d’être
publié sans son historique héroïne. Mais porter la parole des
religieuses reste au cœur de la ligne éditoriale de ce supplément. Le
26 janvier 2020, le mensuel annonce la création d’une commission
créée conjointement par l’UISG et l’USG chargée de trouver des
solutions contre le « burn-out des religieuses », l’épuisement
professionnel des consacrées dans les instituts religieux. Dans un
entretien, sœur Maryanne Lounghry une psychologue australienne
et responsable de cette commission cite les différentes règles à
établir dans les congrégations. Les religieuses devraient avoir un
salaire fixe, un logement décent, des jours de vacances et un accès
à Internet. « Devoir toujours tout négocier est difficile, des règles
claires diminuent les risques d’abus », décrit-elle pour ajouter : « Ne
pas pouvoir contrôler sa vie, ne rien pouvoir planifier porte atteinte à
la santé mentale. Travailler dans l’ambiguïté, sans règle précise peut
contribuer à intimider, à abuser, à harceler. » Le militantisme de la
Scaraffia perdure dans la ligne de ses héritières.

1. La Gregoriana, Virtus and Scientia, Avril 2019, no 54.


2. Anna DEODATO, Vorrei risorgere dalle mie ferrite. Donne
consacrate e abusi sessuali, Bologne, EDB, 2016. Pas de traduction
française.
3. Anna DSEODATO, « Femmes consacrées et abus sexuels », in Vies
consacrées, 2016-4.
4. John T. CHIBNALL, Paul N. DUCKRO, Ann WOLF, « A National Survey
of the Sexual Trauma Experiences of Catholic Nuns », in Review of
Religious Research, 1998-2012/01, VL - 40.
5. John Chibnall revient sur son étude avec Ann Wolf le 1er mars
2019, dans un article de la revue de Saint-Louis : « Breaking the
Culture of Silence and Secrecy».
6. Le prêtre agit dans la personne du Christ lorsqu’il prononce les
mots qui font partie d’un rite sacramentel incluant, par exemple, les
paroles de la consécration durant la messe, lorsque le pain devient
le corps du Christ et le vin devient le sang du Christ.
7. Lucetta SCARAFFIA, Du dernier rang. Les femmes et l’Église,
Salvator, 2016.
8. Marie-Lucile KUBACKI, « Il Lavoro (quasi) gratuito delle suore »,
L’Osservatore Romano, 1er mars 2018. À écouter aussi le grand
reportage pour RFI d’Éric Senanque « Les religieuses veulent sortir
de l’esclavage », mis en ligne le 11 février 2019.
CHAPITRE IV

Depuis l’Argentine, Valeria Zarza

Menacée, c’est dans les montagnes qu’elle a choisi de se


réfugier ou plutôt de se cacher. Lors de notre échange, elle ne
donnera d’ailleurs jamais le nom du village où elle est parvenue,
sans un sou et coupée de sa famille, à obtenir un logement. Valeria
Zarza, 47 ans, peine à joindre les deux bouts depuis qu’elle a osé
dénoncer son abuseur. L’ancienne religieuse ne trouve pas de
travail, si ce n’est quelques ménages ici et là. Laver chez les autres
après avoir nettoyé l’institut religieux où elle a passé quinze ans de
sa vie.
Des Argentins solidaires lui ont offert une machine à coudre. Elle
tire aussi un petit pécule de ce qu’elle confectionne et vend. Sur
Skype, depuis son canapé, kit main libre fixé aux oreilles, le visage
rond, éclairé d’une paire d’yeux pétillants, les cheveux bruns mi-
longs, elle raconte, le débit de parole rapide qu’on peine parfois à
suivre, le harcèlement dont elle est victime, l’omerta qui l’étouffe et
l’envie d’en finir qui la prenait encore il y a quel- ques mois. Valeria a
l’habitude de parler à la presse nationale. Mais le discours rodé,
précis et clair s’interrompt souvent secoué de sanglots. La tristesse
la submerge toujours autant par surprise.
En 1997, Valeria Zarza a 23 ans, des rêves d’engagement pleins
la tête, une envie de trouver une famille et un sens à sa vie. Elle
entre à l’institut religieux des Frères disciples de Jésus de Saint-
Jean-Baptiste fondé un an plus tôt par le père Agustín Rosa Torino.
Trente femmes et trente hommes vivent ensemble, à l’ombre de la
cordillère des Andes, dans la ville rocailleuse de Salta parée de son
église imposante aux murs rouge sang. L’aura du fondateur traverse
vite les frontières de l’Argentine. Son ordre contemplatif s’implante
au Chili, au Mexique, en Espagne et regroupe jusqu’à 150 membres
installés dans 47 lieux différents. En embonpoint dans sa robe beige
et marron, une barbe blanche et la voix qui porte, le père Rosa, doté
d’une spiritualité à déplacer les montagnes, fédère fidèles, jeunes
catholiques et, surtout, futurs consacrés. Tous se forment dans ses
séminaires ou couvents en suivant aveuglément l’enseignement de
cet homme aux allures d’ermite mystique. Il éblouit immédiatement
Valeria Zarza.
Douée pour attirer les jeunes dans la congrégation, la jeune
religieuse devient l’aimant à vocations de la communauté, sa vitrine
juvénile et dynamique. Le père Agustín Rosa en fait son assistante,
une privilégiée qui a le droit de côtoyer au plus près le fondateur
dans son quotidien. Dix ans passés à répondre à toutes ses
demandes : de la préparation de ses retraites spirituelles jusqu’à ses
massages de pieds. « Il m’emmenait partout : au Pérou, en Bolivie,
partout», se souvient l’ancienne sœur. Le prêtre se présente comme
un père, martelant aux religieux de sa congrégation que leur famille
de sang les a abandonnés. Le lien de dépendance se fait de plus en
plus tenace. Au fur et à mesure des années, Valeria n’a plus que lui,
la communauté et sa ferveur religieuse infaillible.
« Parfois, le père Rosa me faisait des remarques sur mon corps,
blaguait, me frôlait la poitrine “accidentellement”. Je cuisinais, et il
passait ses mains sur mes hanches. Il était un saint homme, on le
disait à l’origine de miracles de guérison. Je me sentais comme une
petite fille face à son père. C’était impossible qu’il soit un abuseur »,
confie Valeria depuis l’Argentine. Dans les différents couvents
estampillés Frères disciples de Jésus de Saint-Jean- Baptiste, les
religieuses vivent dans une grande précarité sans couverture
médicale. Le vœu de pauvreté tend vers la promiscuité. Et comme le
confort dépend des dons extérieurs, le père Rosa n’hésite pas à
envoyer des religieuses assouvir les besoins sexuels des
bienfaiteurs si nécessaire.
Valeria se voit confier des missions de plus en plus délicates de
la part du fondateur. Parmi elles : transporter 30 000 dollars du
Mexique vers l’Argentine, les liasses cachées dans sa guitare. Des
frères chuchotent ici et là qu’ils ont dû traverser la frontière, des
grosses sommes d’argent liquide dissimulées dans des statues de la
Vierge Marie. De l’argent sale ? Personne ne sait vraiment, mais tout
le monde s’exécute. Le père Rosa n’a pas de compte à rendre.
« En 2005, lors d’une retraite, des frères me confient qu’ils
subissent des abus physiques et sexuels de la part d’autres prêtres
de la congrégation sans me citer les noms des abuseurs. Je l’ai
rapporté au père Rosa qui n’a rien voulu entendre. Il a évoqué alors
la faiblesse de certains frères et m’a demandé de donner les noms
de ceux qui ont parlé. J’ai refusé. », raconte Valeria alors trans-
férée immédiatement dans une autre maison de la communauté au
Mexique. Elle est censée organiser l’ouverture d’un nouveau siège
pour la congrégation dans la ville de Toluca, à 60 kilomètres de
Mexico, où elle reste cinq ans, jusqu’en 2010.
Lors d’une visite cette année-là, le père Rosa l’isole après une
réunion pour « mieux se rendre compte si des ceintures conviennent
mieux que des cordes sur les tenues de la congré- gation ». « Il a
enlevé sa ceinture, la mise autour de moi, m’a attirée vers lui et a
mis sa tête sur ma poitrine », témoigne l’ancienne religieuse, de
lourdes larmes glissant sur ses joues rebondies. Sidérée et
abasourdie, elle quitte en courant les lieux de l’agression. « La
supérieure du couvent qui était juste à côté m’a interpellée, m’a
rattrapée et obligée à revenir. Elle m’a expliqué que j’interprétais mal
ce geste et que je devais garder patience : le père était très nerveux,
il rencontrait beaucoup de problèmes », reprend la victime.
Ostracisée, dépouillée de ses quelques affaires, le fondateur l’envoie
chez un psychiatre. Valeria suit un traitement obligatoire et plonge
dans une profonde dépression. Son prédateur l’isole, la coupe de sa
famille et des activités de la communauté : « À partir de ce moment-
là, le père Rosa et moi avons cessé toute relation. J’ai commencé à
avoir de lourds problèmes de santé, des démangeaisons, des
douleurs immenses. J’ai été rapatriée en Argentine, puis envoyée en
hôpital psychiatrique, anéantie par les médicaments de 2014 à 2015.
» La religieuse demande la permission à Rosa de quitter la
congrégation. Seule concession : il lui autorise une retraite spirituelle
pour « la purifier ». Les autres sœurs reçoivent l’ordre de ne plus lui
adresser la parole. Dans les couloirs, des rumeurs feutrées se
propagent à son sujet, les mots « exorcisme » et « folle » sont
murmurés par certains.
« J’ai passé neuf mois dans cette maison en Argentine coupée
du monde. Le déclic s’est produit quand j’ai compris que je n’étais
pas seule et que d’autres religieuses étaient isolées, elles aussi sous
médicaments. J’ai pris conscience que je n’étais et que je ne serai
plus jamais abandonnée. Alors que les religieuses étaient occupées
par leurs tâches quotidiennes, un prêtre m’a aidée à m’échapper. Je
n’avais plus rien. J’ai donc contacté ma mère. Je n’avais aucune
expérience professionnelle, pas un sou », continue Valeria, cinq ans
après son cauchemar et son exfiltration.
D’autres témoignages de victimes d’un autre prêtre de la
communauté, parfois mineures au moment des faits, éclatent dans
les couvents, les établissements pour jeunes et les centres de
formation de l’institut. Des abus répétés, quasi systémiques de
frères et de religieuses. Preuves d’une omerta surpuissante que
Valeria a fissurée par une première révélation. Avec d’anciens
membres, elle sollicite l’archevêque de Salta, Mgr Mario Antonio
Cargnello, second vice-président de la Conférence épiscopale
d’Argentine à l’époque, pour porter plainte et lancer une enquête
canonique. L’évêque leur aurait reproché de ne pas s’être présentés
plus tôt, au moment des faits.
C’est l’archevêque de San Isidro, Mgr Oscar Vicente Ojea,
président de la Conférence des évêques argentins, qui les aide, elle
et une trentaine de victimes de la communauté, à déposer plainte
tout en exhortant les autres témoins d’abus à se manifester.
Problème : la congrégation relève de plusieurs juridictions ecclé-
siastiques argentines ou étrangères. D’une impénétrable opacité, la
procédure canonique s’enlise, les victimes à peine informées du
suivi de leur dossier doivent couvrir elles-mêmes leurs frais de
déplacement pour se rendre à Salta, le siège de la Conférence, dès
qu’elles doivent corriger ou étayer leur témoignage. Valeria dépose
également plainte pour abus sexuel au civil.
Après une intervention du nonce apostolique en 2015, le Saint-
Siège examine la conduite du fondateur et les 25 plaintes déposées.
Des membres des Frères disciples de Jésus de Saint-Jean- Baptiste
dénoncent également une formation dans les séminaires et les
établissements dénuée de toute spiritualité. La Congrégation pour
les instituts de vie consacrée de la curie romaine publie, en suivant
le canon 584, le décret prévoyant la suppression de l’institut religieux
approuvée par le pape le 18 juin 2019.
Aujourd’hui, le père Rosa est aussi visé par une autre enquête et
une accusation grave contraire à la vie religieuse. Il pourrait être lié à
du blanchiment d’argent qui aurait servi au trafic de drogue du cartel
de Sinaloa dirigé par le fameux mafieux mexicain El Chapo. Les
grosses sommes en liquide transportées dans des statues pieuses
par les frères sous emprise ont désormais l’odeur du sang. Les
consacrés de la communauté auraient même eu à bénir des
membres de ce même cartel pour leur protection1.
Depuis qu’elle a parlé, Valeria a libéré la parole mais reste
victime de pressions aberrantes de la part d’anciens membres de sa
communauté, jusqu’à être accusée elle-même d’être une préda- trice
sexuelle. « En septembre 2017, je reçois une mise en demeure : une
plainte est ouverte contre moi. J’ai immédiatement pensé à de la
diffamation de la part de Rosa… mais il s’agissait d’une plainte à
mon encontre pour abus sexuel sur mineure », signale l’ancienne
religieuse, résignée, dont le visage n’exprime rien tant elle-même ne
semble toujours pas croire à cet insensé retournement de situation.
Le 1er novembre 2019 à Salta s’ouvre donc son procès civil… où
elle prend place sur le banc des accusés. Une jeune fille, aujourd’hui
majeure, nièce d’un des prêtres de la communauté très proche du
père Rosa, accuse Valeria d’attouchements sexuels alors qu’elle
était élève dans une des écoles de la congrégation. Des sévices qui
auraient duré de ses 5 à ses 10 ans, survenus la nuit ou pendant sa
toilette. Immédiatement, l’opinion se retranche derrière Valeria, très
étonnée après coup : « Nul n’a remis en doute ma parole »,
témoigne-t-elle, les mots hachurés par une mauvaise connexion
internet.
Finalement, le procureur ne l’incrimine pas et le juge prononce
l’acquittement. Après cinq expertises psychologiques, la victime
devenue accusée gagne cette bataille pour prouver son innocence,
un ultime combat qui l’a brisée. Aujourd’hui, elle ne trouve plus la
force d’accompagner d’autres consacrés abusés. Et toujours, la
peur : en septembre 2017, la voiture du prêtre Jotayán qui avait
dénoncé les abus de la communauté a été incendiée.
Miriam Lewin, journaliste d’investigation en Argentine pour la
radio et la télévision, a particulièrement suivi le combat de Valeria.
Cette femme de terrain trilingue me raconte la commotion qu’a
provoquée le témoignage de l’ex-religieuse dans cet État ultra-
catholique : « Dans notre pays, elle est la première ex-religieuse qui
a eu accès à la vie quotidienne d’une congrégation et qui a décidé
de dévoiler les pires habitudes dont elle a été témoin. Elle est
définitivement une rebelle. Elle a désobéi à la loi du silence qui
sommait les membres de l’institut d’être complices des viols et des
abus dont les jeunes souffraient. Une révélation particulièrement
inédite et choquante. Par ailleurs, elle a dénoncé et mis au premier
plan d’autres abus plutôt que le sien. » Elle ajoute qu’Agustín Rosa
reste célébré par ses fidèles, même « par des témoins des abus».
Le déni prime encore chez certains membres de l’Église d’Argentine.
Miriam Lewin a suivi le procès de l’ancienne consacrée quand
celle-ci a été accusée d’abus sexuels et décrit une vaste comédie : «
Tout le pouvoir judiciaire de Salta savait que la procédure était basée
sur un mensonge, une vengeance cruelle, parce que Valeria avait
parlé. J’ai échangé avec des juges et le procureur qui m’ont confié
savoir que la victime mentait. Malgré cela, l’influence du père Rosa
était si forte que nous craignions tous que Valeria soit envoyée en
prison. »
L’enquête préliminaire a été clôturée en 2019 et Valeria attend
toujours avec trois autres victimes la date du procès civil. « La
justice civile m’a plus aidée que la justice canonique. Dans la
procédure de l’Église, on a essayé de me faire taire ou d’écarter tout
ce que je disais. Ils ont ri, ils m’ont posé des questions déplacées. Ils
m’ont dit qu’il y avait des faits qui relevaient d’une mauvaise inter-
prétation », conclut celle qui n’est plus religieuse et « n’a plus foi en
rien ».
1. « Piden investigar los vínculos del cura Agustín Rosa con El
Chapo Guzmán », tn.com.ar, 5 août 2019.
CHAPITRE V

La solidarité des religieuses


indiennes

Le petit taxi Tata Motors fend laborieusement la végétation


tropicale de la route de terre pour marquer un arrêt bienvenu.
Derrière la grille, un couvent à l’architecture coloniale trône, reclus
dans son écrin vert peuplé d’oiseaux exotiques : la maison de la
Mission de Saint-François. Sous la chaleur étouffante de l’hiver en
Inde du Sud, deux policiers en uniforme beige assurent l’accueil et
donnent le ton. Pour rencontrer celles que la presse indienne a
rebaptisées « Les Cinq », il faut montrer patte blanche, décliner son
identité et signer un registre daté. À quelques kilomètres de la ville
de Kuravilangad, au cœur de cet État du sud-ouest de la péninsule
qui compte 18 % de catholiques, cinq sœurs de la congrégation des
Missionnaires de Jésus font front depuis septembre 2018 contre
l’inertie de l’Église indienne. Indivisibles.
Je suis parvenue à entrer en contact avec elles grâce à l’aide
précieuse d’un journaliste de New Delhi m’apportant à la fois son
expertise du terrain indien et ses qualités d’interprète.
Ce 9 janvier 2020, elles ont pris soin de fermer les volets de la
salle commune du couvent pour préserver l’éphémère semblant de
fraîcheur matinale. Trois canapés, une large table basse en bois,
des images pieuses suspendues aux murs peints en bleu clair, la
pièce jouxte la cuisine de la communauté. Alors qu’une franciscaine
traverse le lieu de rencontre sans un regard, sœur Anupama,
devenue la porte-parole des cinq frondeuses, explique, sourire teinté
d’ironie vissé aux lèvres : « Les quatre autres sœurs qui vivent ici
nous ignorent depuis deux ans, n’y prêtez aucune attention. »
Pétillante et guerrière, en avril 2018, cette franciscaine a quitté sa
communauté située dans le Pendjab, à 3 000 kilomètres, à l’extrême
opposé de la côte Malabar où nous nous trouvons. Un périple
instinctif, sans réflexion préalable, pour s’installer ici, dans la maison
de la Mission de Saint-François, et soutenir son amie victime de viol.
Très vite, sœur Alphy, sœur Neena Rose et sœur Joséphine
rejoignent la conversation et s’asseyent à ses côtés sur les autres
fauteuils en cuir noir. Agglutinées les unes contre les autres. Sœur
Ancitta, la cinquième, est absente. Sous protection policière, les
Cinq connaissaient la victime avant le drame. Toutes ont eu le
courage de défier les autorités de leur congrégation en claquant la
porte de leur communauté pour parcourir parfois des milliers de
kilomètres et s’établir auprès de cette sœur abusée. Toutes
appartiennent à la congrégation des Missionnaires de Jésus faisant
partie de l’Église catholique romaine mais qui, dans l’État du Kerala
seulement, appartient à l’Église syro-malabar. Née dans cette
région, cette Église orientale aurait été fondée, selon la tradition, par
l’apôtre Thomas. Communauté la plus importante de la péninsule
indienne qui compte au total 2 % de catholiques, elle se compose de
trente diocèses et de 3 millions de fidèles. C’est à Ernakulam que se
situe son siège dirigé par le cardinal George Alencherry, dans la
banlieue proche de Kochi.
Après avoir apporté des verres d’eau, sœur Anupama raconte le
séisme qu’une poignée de religieuses a provoqué dans l’institution
catholique indienne en septembre 2018.
Au début de l’année 2017, une franciscaine de leur communauté,
la supérieure de la maison de la Mission de Saint-François, âgée de
46 ans aujourd’hui, leur confie avoir été abusée par Mgr Franco
Mulakkal, alors évêque de Jalandhar au nord du pays, en charge, à
l’époque, de leur congrégation. Des viols survenus à treize reprises
entre 2014 et 2016 lors des différentes visites du prélat de 55 ans
qui dépend, lui, de l’Église latine et non de l’Église syro-malabar.
Une distinction complexe, mais qui a son importance juridique dans
le traitement de l’affaire par les autorités catholiques.
« En janvier 2017, nous prévenons les supérieurs. C’est un long
silence qui suit notre plainte. En novembre 2017, le cardinal George
Alencherry, à la tête de l’Église syro-malabar, nous demande de ne
pas dénoncer les faits à la police ni de nous exprimer dans les
médias », se souvient sœur Anupama, deux ans après ce parcours
du combattant. C’est ce même cardinal dont le sourire photo-
graphié et encadré décore la pièce aux murs bleu ciel.
Début 2018, la victime, qui a choisi de rester dans sa chambre
pendant notre entretien, décide alors de contacter directement Rome
en écrivant au nonce apostolique, l’agent diplomatique du Saint-
Siège en Inde, l’archevêque Giambattista Diquattro.
Dans une lettre adressée au diplomate du Vatican datée du 28
janvier 2018 que s’est procuré le New York Times1, elle raconte :
« Dès que j’ai atteint la chambre, il s’est jeté sur moi. J’étais
tétanisée et terrifiée par ce geste. Malgré tous les efforts possibles,
je n’ai pas pu quitter la pièce. Il m’a violée brutalement. » Dans
ce même courrier, la victime poursuit en citant les intimida- tions
qu’elle a reçues de la part de l’abuseur et dénonce le silence de la
hiérarchie de son Église. Mails et appels téléphoniques à Mgr
Diquattro restent sans réponse.
En réaction, Mgr Franco Mulakkal aurait demandé le lancement
d’une enquête policière contre les six religieuses et leur famille, les
accusant de comploter pour son meurtre. « Le 28 juin 2018, nous
accompagnons donc notre sœur porter plainte pour viol auprès de la
police », achève sœur Anupama.
Depuis huit ans, les abus sexuels sont censés avoir été érigés en
problème national dans le pays. En 2012, « l’affaire Nibhaya »
bouleverse la péninsule. Étudiante en kinésithérapie de 23 ans à
New Delhi, une jeune femme rebaptisée Nibhaya (« sans peur ») par
la presse, est violée le 16 décembre par six hommes à bord d’un
autobus. Elle est morte après treize jours d’agonie à l’hôpital.
Devenue martyre de toute une génération de femmes indiennes,
l’indignation suscitée par le drame révulse le pays et jette des
dizaines de milliers de personnes dans la rue. Une mobilisation
inédite pour faire changer une loi envers les auteurs de violences
sexuelles considérée comme trop laxiste. En mars 2013, victoire :
les sanctions pénales sont modifiées. Le viol, dont la signifi- cation
change dans le Code pénal indien, est puni de sept ans de prison.
En cas de récidive, un violeur risque la perpétuité voire la peine
capitale. Le nombre de plaintes augmente de 39 % trois ans après
l’affaire, mais, malgré cette prise de conscience inédite de l’opinion
et une surveillance accrue des autorités, sans plus de juges et de
policiers sur le terrain, le viol menace toujours autant les femmes
indiennes.
Plusieurs semaines après le dépôt de plainte de la religieuse
victime de l’évêque de Jalandhar, l’enquête ne démarre toujours pas.
Le 8 septembre 2018, pour obtenir justice, les cinq femmes
consacrées manifestent pacifiquement devant la Haute cour du
Kerala à Kochi, place Vanchi, soutenues par des représentants
d’autres cultes. Des religieuses en larmes brandissant des pancartes
en anglais ou en malayalam, dialecte de la région. Les photos de
ces sœurs, intrépides et fières, devant une image inspirée de la
Pietà de Michel Ange où une nonne remplace le Christ agonisant sur
les genoux de la Vierge, font le tour du monde. Un soutien entame
une grève de la faim, étendu dans un lit de fortune posé sur l’estrade
où s’enchaînent les prises de parole au micro de consa- crées, de
clercs ou de militantes. Une religieuse prend le relais de son martyre
quand il est hospitalisé d’urgence. C’est la première fois que des
Indiennes battent le pavé contre un évêque ou tout autre
responsable catholique. Matin et soir pendant quinze jours : le même
chemin en bus, une heure et demie de route pour se rendre à Kochi
depuis leur couvent. Chaque jour, les Cinq alternent : l’une d’entre
elles reste avec la victime dans la maison de la Mission de Saint-
François.
« Nous n’avions pas d’autre solution pour faire entendre sa
douleur que d’investir la rue. Il fallait que l’évêque soit enfin arrêté et
interrogé », raconte sœur Alphy, les mots mâchés par le bruit du
ventilateur qui surplombe la pièce. Cette religieuse, qui n’est autre
que la sœur cadette de la victime, a choisi elle aussi de quitter son
couvent dont elle est la supérieure, situé dans l’État de Bihar, au
nord du pays, à 2 500 kilomètres du Kerala. Après quinze jours de
sit-in et d’interventions médiatiques acharnées depuis la place
Vanchi, Mgr Franco Mulakkal est relevé de ses fonctions le 20
septembre par la Conférence des évêques catho- liques d’Inde. Le
lendemain, il est arrêté par la police. Libéré sous caution vingt-cinq
jours plus tard, l’ancien évêque de Jalandhar retourne dans le
Penjab, libre.
Mi-septembre 2018, pour répondre ou plutôt répliquer à cette
mobilisation des cinq membres de sa congrégation, la commu- nauté
des Missionnaires de Jésus publie un rapport dénonçant une
conspiration et livre dans ce même document de trois pages, diffusé
à la presse, une photo datée de 2015 de la victime, assise aux côtés
de Franco Mulakkal. Cet institut religieux, en plus de mettre en
danger la sœur qui n’a jamais voulu révéler son identité auprès des
médias, agit contre la loi indienne qui interdit de révéler l’identité des
victimes de viol et d’agression sexuelle. Réponse de la communauté
des Missionnaires de Jésus ? Si la presse a choisi de montrer la
photo, elle n’en est en rien responsable.
« Pendant l’incarcération de quelques semaines de Franco
Mulakkal, des fidèles faisaient la queue pour le rencontrer. À
Jalandhar, il a été accueilli en héros sous une pluie de pétales de
roses et sa paroisse a exigé de lui réserver un “accueil chaleureux”.
Son procès est sans cesse reporté pour des questions techniques »,
s’indigne sœur Anupama. « Nous sommes abandonnées par
l’Église. Plus aucun prêtre n’ose venir célébrer ici », enchaîne sœur
Alphy à ses côtés.
En janvier 2019, la mère supérieure des Missionnaires de Jésus,
sœur Regina Kadamthottu, envoie un courrier enjoignant chacune
des religieuses dissidentes à rejoindre son couvent respectif et
quitter celui où réside la victime. Dans ces différentes lettres, elle
accuse quatre d’entre elles « d’abandonner leur congrégation ». «
Des fausses accusations à l’encontre de la congrégation des
Missionnaires de Jésus qui abandonnerait des religieuses membres
de sa communauté qui réclament justice, se sont très vite largement
diffusées. Même si vous et d’autres membres de la congrégation
n’hésitez pas à publier des déclarations publiques malfaisantes et à
diffuser des récits sans fondement ternissant l’image de la congré-
gation et dépeignant la mère générale et d’autres membres comme
“ennemis de ceux qui se battent pour leur justice”, j’ai veillé à ce que
la congrégation continue à toutes vous soutenir, en vous offrant
l’hébergement et des soins médicaux, si besoin», y écrit sœur
Regina Kadamthottu. Un avertissement en demi-teinte sous couvert
d’un geste faussement bienveillant que sœur Anupama analyse
comme une stratégie pro Franco Mulakkal : « En nous séparant, elle
sait que la victime n’ira pas témoigner seule, qu’elle n’aura pas la
force de se battre. Elle veut simplement que l’on perde le procès. »
Après réception de ce courrier, avec la victime, les six inséparables
ont écrit au ministre en chef, à la tête du gouver- nement de l’État du
Kerala, pour qu’il intervienne et qu’il les protège d’un éventuel
transfert vers un autre couvent.
Aujourd’hui et depuis le début de leur lutte, hostiles, les quatre
autres résidentes de la maison de la Mission de Saint-François ont
écarté les six religieuses de toutes les activités de la congrégation et
même des célébrations dans l’Église de la communauté. « À Noël,
elles ont refusé de nous donner les cadeaux offerts par les congré-
gations amies. Elles nous ignorent complètement et nos noms ont
disparu des registres de l’institut. Pour les Missionnaires de Jésus
nous n’existons plus », affirme sœur Alphy. Un ennui vécu comme la
pire des punitions, accru par un manque criant d’indépendance
financière. Elles ont le droit à seulement 500 roupies par mois, soit
6,50 euros chacune. Aucun déplacement possible. Cloîtrées à
Kuravilangad : petit à petit leur congrégation les ostracise
insidieusement. « Nous recevons beaucoup de menaces de la part
des partisans de Mulakkal. Ils viennent parfois manifester devant la
grille du couvent. La photo de la victime a été diffusée par la
congrégation donc nous devons l’entourer coûte que coûte »,
martèle sœur Alphy.
Des menaces loin d’être anodines. En octobre 2018, le père
Kuriakose Kattuthara, 61 ans, a été retrouvé mort dans sa chambre.
Témoin clef dans l’affaire, ce prêtre du Pendjab figurait dans la liste
des témoins qui devaient déposer lors du procès de l’évêque. Il avait
témoigné contre Franco Mulakkal en août 2018 dans une lettre de
cinq pages. Des religieuses lui auraient fait souvent part de la «
conduite immorale » du prélat indien. La police affirme n’avoir vu
aucune trace de coup, mais ses proches ont confié que le clerc
craignait de plus en plus pour sa sécurité depuis son entretien avec
les forces de l’ordre. Sa voiture a, entre autres, été vanda- lisée et
un de ses frères a déclaré à la presse indienne qu’on aurait « attenté
à sa vie peu après sa déposition ».
À quelques kilomètres des « Cinq», dans la ville de Muvattu-
puzha, sœur Lissy Vadakkel, une franciscaine clarisse de 56 ans
atteinte d’une maladie chronique n’a qu’un but : « rester en vie pour
témoigner contre Franco Mulakkal ». Pour la rencontrer : même
procédure qu’à Kuravilangad. Il faut aussi décliner son identité
auprès de deux policières, en sari cette fois, qui la protègent jour et
nuit. Une garde rapprochée plus importante que pour la victime de
l’évêque elle-même. Début 2019, la franciscaine a participé à
l’enquête contre Mulakkal et a reçu des menaces de mort. Elle est
depuis confinée dans une maison d’accueil de sa congrégation. Une
sécurité de « catégorie A », maximale et inédite en Inde dont elle est
la première à bénéficier depuis la mise en place par la Cour
suprême indienne de cette protection des témoins. En février 2019,
la provinciale de sa communauté et trois de ses adjointes ont été
inculpées pour avoir séquestré sœur Lissy : on lui avait coupé
l’accès à son traitement médical pour son diabète et à des biens de
première nécessité comme « de l’huile ou du dentifrice ». Pour se
préserver des membres de sa propre congrégation, elle a fui son
couvent où elle vivait depuis quatorze ans. Sur le lit de sa minuscule
chambre dont les murs sont tapissés d’images pieuses, le duo de
policières immobiles sur le pas de la porte traduisant ses propos en
malayalam, sœur Lissy, très émue, raconte sa terrible solitude : « Je
suis la mère spirituelle de la victime. Je l’ai rencontrée en 2012, alors
que j’organisais une retraite pour les Missionnaires de Jésus. Elle
était alors la supérieure générale de la congrégation. Nous avons
gardé contact quand elle est venue s’installer dans le Kerala et
qu’elle est devenue supérieure de la maison de la Mission de Saint-
François. Un jour, elle m’a parlé des viols. » C’est le présumé
coupable lui-même qui donne son nom à la police : « J’ai
naturellement accepté de témoigner contre lui auprès des forces de
l’ordre. » Celle qui est devenue la témoin numéro 2 de l’affaire
chuchote : les autres religieuses écouteraient en permanence à sa
porte. Un isolement total qu’elle tente de compenser en discutant
longuement avec les deux policières, souriantes, et fenêtre sur le
monde extérieur, qui ont peu à peu mis de côté leur rigueur profes-
sionnelle pour devenir les confidentes de celle qu’elles protègent.
Les supérieurs de sa congrégation auraient fait pression sur
sœur Lissy dans le but qu’elle modifie son témoignage et qu’elle
quitte la région. Pour sa sécurité, elle a l’interdiction de sortir du
périmètre de la maison. Libérer la parole l’a emprisonnée. « La vérité
doit faire lumière. Je vis comme une intouchable, coupée de ma
communauté. La police n’est pas là pour me protéger mais pour que
je puisse témoigner au procès. C’est pour cela que je souffre autant
», murmure-t-elle, bouleversée avant de me tendre des morceaux de
pomme qu’elle a découpés pendant notre échange.
Le lendemain, le 8 janvier 2020, le père Augustine Vattoli, un
prêtre keralais engagé, me rappelle enfin et éructe en anglais.
Soutien numéro1 des religieuses de Kuravilangdad, il a fondé avec
elles le mouvement SOS, Save our Sisters (« Sauvez nos sœurs »).
En cette après-midi, très difficile à joindre car très pris par son
engagement, il vient tout juste de quitter le cortège d’une
manifestation pour défendre deux mineures victimes de viol. De
retour d’un entretien avec une religieuse, je demande au taxi qui me
ramène vers Kochi de s’arrêter sur le côté de la route pour que je
puisse prendre des notes. « Les religieuses et la victime n’ont eu
aucune aide quand elles ont parlé, aucun mot de la part de l’Église.
Le mouvement que nous avons fondé se dresse surtout contre
l’arrogance des évêques », explique-t-il au bout du fil. « Face au
dédain de la hiérarchie, les sœurs n’avaient pas le choix que de
parler en public. Il est de mon devoir en tant que prêtre et en tant
qu’homme de les soutenir », reprend-il. En novembre 2019, le prêtre
a été sanctionné par l’Église syro-malabar pour avoir organisé une
manifestation en soutien aux religieuses « contre la position
régressive de l’Église ». La lettre envoyée au prêtre par l’évêque de
son diocèse précise : « Il me semble que vous organisez un rassem-
blement au secrétariat de l’État du Kerala, au nom du mouvement
“Sauvez nos sœurs” dont vous êtes censé être l’organisateur. De
telles actions venant d’un prêtre peuvent nuire gravement au bien de
l’Église en public et provoquer un scandale parmi les fidèles. Par
conséquent, je vous interdis par la présente d’orga- niser et
d’assister à la manifestation et à des activités similaires. La
désobéissance entraînera des actions ecclésiastiques confor-
mément à la loi de l’Église. » Aucun doute possible : en Inde, l’Église
veut faire taire les voix dissidentes.
Dans la soirée, je suis invitée par Indulekha Joseph, avocate des
droits de l’homme et fidèle supportrice du combat des sœurs, à la
rencontrer chez elle. Catholique et furieusement féministe, la jeune
femme, membre du comité « Save our Sisters », habite avec ses
parents dans un appartement situé à quelques pas de la Cour
suprême du Kerala, centre névralgique des manifestations de
septembre 2018, au bord du lac Vembanad et de son eau chargée. «
Il n’existe aucune loi de transparence sur les finances de l’Église »,
lance la jeune militante assise sous un néon blanc qui diffuse une
lumière blanche et crue. Elle hausse la voix. Depuis la cuisine, sa
mère prépare un plat aux effluves épicés et les sifflements de la
cocotte qui l’abrite couvrent irrémédiablement les paroles de
l’avocate. « On ne sait pas d’où vient l’argent ni comment l’ins-
titution le dépense. Les problèmes d’argent sale ouvrent la voie à
d’autres scandales et abus, dont les abus sexuels. Si le vœu de
pauvreté n’est pas respecté, celui de chasteté non plus… »,
décrypte-t-elle.
L’institution catholique kéralaise ne cache pas sa richesse, bien
au contraire. Il suffit pour s’en rendre compte de jeter un œil aux
églises flambant neuves qui bordent les routes à l’intérieur des terres
de la région. Loin des églises baroques des côtes nées de la
colonisation portugaise, hollandaise et anglaise, la majorité des
édifices chrétiens keralais flamboyants et immenses, aux couleurs
vives et souvent agrémentés d’immenses statues du Christ ou de la
Vierge Marie, détonnent avec l’image de nos clochers de village. Ici
l’Église a de l’argent et n’hésite pas à le montrer avec fierté.
Indulekha Joseph profite d’une pause aux fourneaux : « La
condition des femmes est pathétique dans l’Église indienne. Les
prêtres bénéficient d’une totale indépendance alors que le quotidien
des religieuses est ultra-contrôlé. Elles n’ont aucune liberté.
Infantilisées, leurs dépenses sont surveillées et elles ne disposent
que d’un peu d’argent de poche mensuel, insuffisant pour leurs
besoins les plus simples. » La militante dénonce aussi l’âge auquel
les religieuses entrent au couvent, à 16 ou 17 ans le plus souvent. «
Sont-elles vraiment consentantes à adopter le mode de vie et le
quotidien d’une congrégation à cet âge-là ? Elles sont formées à
devenir des marionnettes qui ne peuvent jamais exprimer leur
opinion ou leur désaccord. À Calcutta, quand j’ai rencontré des
religieuses, la doyenne m’a affirmé que quand elle faisait venir des
prêtres dans la communauté pour célébrer la messe, ils
demandaient en échange d’avoir des relations sexuelles avec les
jeunes sœurs. Les novices ne remettaient même pas en question
ces rapports sexuels. C’était intériorisé, normal et mécanique pour
elles de se donner à un clerc en échange de la messe», confie
Indulekha Joseph.
Entrer dans un couvent pour prononcer ses vœux définitifs à
peine la majorité atteinte, sœur Jesme s’y oppose et ce depuis dix
ans. À 64 ans, cette professeure et ancienne directrice d’uni- versité
catholique m’accorde un échange alors qu’elle assiste à un concert
de musique traditionnelle indienne ce 9 janvier 2020 à Trissur, ville
située à une heure trente de route de Kochi. Assise sur un banc en
pierre près d’une imposante salle des fêtes, vêtue d’une robe longue
à motifs, sœur Jesme se souvient de la sortie de son témoignage
choc en 2008 devenu best-seller. Dans Amen : autobiographie d’une
nonne2, l’ancienne carmélite raconte trente années de déception
spirituelle dans le Kerala ponctuées de torture mentale et de
relations forcées entre consacrées et clercs. Elle-même affirme avoir
été agressée sexuellement par un prêtre à Bangalore et par une
religieuse plus âgée qu’elle. « Depuis la sortie de mon livre, des
changements se sont produits dans les communautés, et
heureusement. Les religieuses ont désormais le droit d’utiliser un
téléphone portable. C’est un miracle selon moi, car elles avaient
auparavant l’interdiction de communiquer avec l’extérieur sans
demander l’accord de leur supérieur », analyse sœur Jesme qui
affirme qu’avec la parution de son livre, les parents ont pris
conscience du danger que pouvait représenter la vie religieuse en
Inde : « Ils envoient moins leurs filles au couvent. » Une baisse
criante du nombre de vocations aussi liée, selon elle, au meurtre
toujours non résolu d’une jeune religieuse en Inde, sœur Abayah,
dont le corps a été retrouvé en 1992 dans un puits à Kottayam au
Kerala. « En plus de la dangerosité de certaines communautés dans
lesquelles les sœurs sont traitées comme de véritables esclaves
juste bonnes à laver les vêtements des prêtres, les congrégations
indiennes sont aujourd’hui de véritables déserts spirituels où
obéissance rime avec soumission pure. Il faut ramener Dieu dans
ces lieux », explique la religieuse qui raconte que dès qu’elle
questionnait l’Église ou le mode de fonctionnement du quotidien
avec ses sœurs, elle était menacée d’être « envoyée chez un
psychiatre » par la supérieure de sa congrégation. « La victime de
Mgr Franco Mulakkal était la supérieure de sa commu- nauté. À qui
aurait-elle pu se plaindre ? Vers qui aurait-elle pu se tourner quand
l’évêque lui a demandé de la rejoindre dans son lit ? », déplore-t-
elle, intarissable, en concluant : « On nous dit que lorsqu’on prend
l’habit, on grandit, que l’on devient directement mûre. Mais à 17 ans,
on ne l’est pas assez. On reste une adoles- cente pas assez
équipée pour se défendre ou user d’un absolu libre arbitre. Quand
j’ai eu ma formation, j’avais cet âge-là et j’ai subi un véritable lavage
de cerveau. Comment peut-on penser librement dans un système
pareil ? Avec la mobilisation des Cinq religieuses, les fidèles et
l’opinion publique comprennent ce qu’il se passe derrière les grilles
des couvents. »
En 2019, dix ans après Amen, c’est au tour d’une autre religieuse
de mettre à l’écrit sa colère dans une autobiographie qui provoque
une onde de choc dans l’Église catholique de la région. Sœur Lucy
Kalappura, une clarisse franciscaine, est devenue en deux ans la
figure de proue de la libération de la parole des religieuses du pays.
En septembre 2018, elle manifeste place Vanchi aux côtés des Cinq
et prend la parole dans les médias. Dans Au nom de Dieu, la
religieuse qui fédère des milliers de soutiens sur les réseaux sociaux
dénonce les abus sexuels qui scanderaient la vie des consacrées en
Inde. Écrit en malayalam, elle y livre des anecdotes alarmantes
retranscrites en anglais par certains médias indiens : « Les
expériences dont j’ai eu connaissance, que certaines de mes sœurs
ont vécues, sont horribles. Dans certains couvents, de jeunes
religieuses novices sont envoyées aux prêtres pour leur “plaisir”.
Elles ont été obligées de poser nues devant des clercs pendant des
heures et eux ne les autorisent pas à partir même quand elles les
supplient. […] Ces relations prospèrent en raison du statut dont jouit
le clergé dans tous les domaines. » Devant une banderole sur
laquelle est imprimé « Save sister Lucy », dans sa communauté
dans le diocèse keralais de Mananthavady, accompagnée de son
assistant qui traduit l’échange, la religieuse de 55 ans retrace son
combat. Réactive à ma demande, parler à la presse est devenu une
habitude. « L’Église doit humaniser les religieuses et considérer les
femmes. Obéissance ne doit plus être synonyme d’esclavage »,
signale-t-elle pour reprendre : « L’âge limite d’entrée au couvent
devrait être élevé à 21 ans. Ces filles qui choisissent la vie
consacrée devraient avant tout avoir une plus grande expérience du
monde extérieur. »
En août 2019, sœur Lucy est expulsée de sa congrégation pour
avoir acheté une voiture à son nom et pour ne pas avoir partagé son
salaire de professeur avec sa communauté. Deux attitudes
contraires au vœu de pauvreté, difficilement défendables. Elle avait
fait appel de cette décision devant la Congrégation pour les Églises
orientales à Rome, dont dépend l’Église syro-malabar, mais le 17
octobre 2019 le Vatican l’a rejeté. La raison ? Elle n’a « pas fourni
d’explications satisfaisantes sur son mode de vie, en violation des
règles de la congrégation des clarisses franciscaines ».
« On m’a exclue car j’ai parlé et parce que j’ai manifesté en 2018
», clame la franciscaine qui se considère comme « une victime
collatérale de Mgr Franco Mulakkal ». Depuis la publi- cation de son
ouvrage en tête de gondole dans de nombreux magasins à Kochi,
elle affirme que sa congrégation ne lui fournit plus de nourriture. Si
son entourage direct lui tourne le dos, en ligne, la religieuse fédère.
La page Facebook « Justice for Sr Lucy » regroupe 19 000 fans du
monde entier qui échangent quotidien- nement. Ce groupe organise
des actions sur Internet pour soutenir les religieuses indiennes qui
ont osé dénoncer les violences sexuelles et psychologiques dans les
couvents. La dernière en date « Ce qu’une religieuse doit dire » a
donné la parole en vidéo à des figures publiques indiennes dont un
juge retraité de la Cour suprême. 600 000 personnes ont suivi cette
conférence 2.0 et « des religieuses indiennes commencent même à
se confier », conclut Aneesh, le jeune et fervent assistant de sœur
Lucy qui traduit ses échanges en anglais.
À Kochi, bastion catholique en Inde, l’hebdomadaire catho- lique
Sathyadeepam et son logo, une fleur de lotus parée d’une flamme
de bougie, dépend directement de l’Église syro-malabar et de
l’archidiocèse d’Ernakulam-Angamaly, son siège. Sa version
anglaise « Light of truth » (« lumière de vérité ») est dirigée par le
père Paul Thelakkat, ancien porte-parole de cette Église orientale.
Un entretien avec cet observateur assidu de l’Église indienne
s’avère essentiel pour comprendre le tremblement de terre sans
précédent qui la secoue.
La rédaction se trouve au premier étage d’un entrepôt en pleine
agitation au moment où je le rencontre ce 10 janvier 2020. Sur son
bureau sans fenêtre, éclairé aux néons blancs, un poisson rouge
tourne inlassablement dans son bocal. « L’Église catholique indienne
traverse une crise de confiance », lance ce clerc d’une soixantaine
d’années en habit blanc, un temps de silence hachurant chacune de
ses phrases, prudentes et réfléchies. « Les fidèles indiens sont
résilients dans leur foi. Ils voient la crise émerger bien sûr, mais il ne
s’agit pas là d’une crise parmi eux mais d’une crise en plein cœur de
la hiérarchie », précise-t-il calmement.
Selon ce spécialiste, à la libération de la parole des religieuses
victimes d’abus s’ajoute une crise financière et de transparence qui
agite le clergé indien. En février 2019, le cardinal Alencherry à la tête
de l’Église syro-malabar se voit retirer la gestion adminis- trative et
financière de son diocèse. En cause : la vente contro- versée (et
sous-évaluée) d’un terrain. Le père Paul Thelakkat est alors accusé
d’avoir produit de faux documents bancaires sur cette transaction
financière pour diffamer le cardinal. Alors qu’Alen- cherry réintègre
finalement son diocèse en juin 2019, 150 prêtres keralais dénoncent
la vente frauduleuse et l’inaction du prélat dans l’affaire du viol de la
religieuse des Missionnaires de Jésus dont la communauté basée à
Kuravilangad dépend de l’Église syro-malabar.
« L’Église se doit d’être plus transparente, à l’écoute de la voix du
peuple de Dieu. La crise survient à cause de problèmes éthiques et
la limite entre le bien et le mal est devenue floue. Il y a beaucoup de
colère », décrypte Paul Thelakkat. « C’est absolument tragique que
de voir ces sœurs ostracisées parce qu’elles ont parlé », estime-t-il
pour reprendre : « Je ne dis pas qu’elles ont raison ou tort, mais
qu’elles doivent être entendues : l’Église doit purifier sa maison. Il
faut qu’il y ait des mécanismes pour écouter les victimes. Le
scandale des finances de l’Église a sa part dans la crise actuelle sur
les abus sexuels dont seraient victimes les religieuses. Les
consacrés et les fidèles qui interrogent le fonctionnement de la
hiérarchie ne doivent plus être considérés comme des rebelles. »
Sollicité à plusieurs reprises, l’actuel porte-parole de l’Église
syro-malabar n’a pas voulu répondre dans le cadre de cette
enquête. Plus précisément, après avoir accepté de témoigner, il a
fait volte-face quand il a reçu par mail les questions que je souhaitais
lui poser. Dans la presse indienne, le père Abraham Kavilpuraydathil
explique que l’intégralité de l’affaire relève de l’Église romaine
puisque, si la communauté des Missionnaires de Jésus dépend dans
le Kerala de l’Église orientale, elle est sous l’autorité de l’Église
latine dans le reste du pays. Le prêtre précise également que le
diocèse de Jalandhar, dirigé par l’ancien évêque titulaire accusé, est
rattaché lui aussi à l’Église latine même si Mulakkal a été ordonné
prêtre sous le rite syro-malabar. Comme pour échapper à toute
responsabilité possible, les autorités se renvoient la balle sous
couvert d’un conflit de juridictions.
Une hiérarchie silencieuse et une communauté divisée. Le drame
subi par cette religieuse déchire les fidèles catholiques. Narendra
Modi, Premier ministre indien qui dirige la péninsule depuis 2014,
reconduit avec aisance en 2019, a fait du nationalisme hindou son
cheval de bataille. Dans un contexte politique où les catholiques ne
représentent que 2 % de la population indienne, soit une minorité
(de 20 millions de fidèles), cette communauté chrétienne se scinde
en deux camps depuis le début de l’affaire Mulakkal. Faut-il une
réforme en profondeur de l’Église catho- lique dans le pays ou rester
groupés et unis derrière l’évêque de Jalandhar à un moment où les
minorités religieuses sont en ligne de mire des décisions
gouvernementales ?
Si les six de Kuravilangad, accompagnées de sœur Lucy, Lissy
et Jesme critiquent avec courage et dévouement le quotidien dans
les convents indiens, leur combat ne fait pas l’unanimité chez les
consacrées indiennes. Le 15 septembre 2019, 1 500 religieuses de
34 congrégations du pays se réunissent dans le diocèse kéralais de
Mananthavady, celui où vit sœur Lucy. L’objectif de ces femmes
venues en habit entourées de 1 300 fidèles catholiques : montrer les
aspects positifs de la vie religieuse et susciter des vocations.
Un mode de vie qui aurait été entaché à la fois par ces voix
rebelles, mais aussi par les médias qui traiteraient des religieuses
indiennes seulement sous le prisme de l’affaire Mulakkal. Pour ces
fidèles, la presse participerait à ternir l’image de l’Église catholique
pour servir des aspirations antireligieuses ou, au contraire, pour
consolider l’enracinement hindouiste défendu par Narendra Modi.

Un évêque sur le banc des accusés

L’ancien évêque de Jalandhar devait se présenter devant la


justice le 11 novembre 2019. Son audience a été décalée car le juge
désigné n’était pas présent à la Cour suprême de Kottayam. Et il faut
dire que Franco Mulakkal non plus. Le 30 novembre, la défense du
prélat est parvenue à prolonger la durée de sa caution et, le 6 janvier
2020, Mulakkal a demandé plus de temps à la Cour pour préparer sa
défense. Au moment de mon enquête, à Kochi, le procès doit
toujours se tenir le 25 janvier.
Une dizaine de jours avant le début d’une audience très
attendue, je parviens à entrer en contact avec le principal accusé
pour recueillir son point de vue sur l’affaire. C’est sur la messa- gerie
instantanée WhatsApp que nous échangeons, trois soirées de suite.
Après m’avoir envoyé un communiqué formel et affirmant qu’il
n’ajoutera rien après ce message, il répond finalement à ma relance
et, c’est inédit, s’avère assez loquace (et accro aux emojis).

10 janvier, 19 h 28, de Franco Mulakkal : « C’est une fausse


accusation liée à ma demande d’enquête sur la relation sexuelle
qu’elle entretenait avec l’époux de sa cousine. Sa cousine a envoyé
une plainte écrite auprès de la mère supérieure de la congrégation.
Le mari de ladite cousine était resté dans le couvent quatre jours
d’affilée ce qui n’est pas normal dans une communauté religieuse.
Par peur d’être exclue, elle m’a accusé de viol, espérant, qu’en
renvoyant un évêque, l’enquête sur sa chasteté n’aboutirait pas.
Accuser de 13 viols un évêque sur une période de deux ans défie
toute logique. Cela prouve que c’est une histoire fabriquée motivée
par la revanche. Je lui pardonne et j’espère que la cour se rendra
compte de l’identité de la vraie victime de cette affaire. »
10 janvier, 19 h 29, de Constance Vilanova : « Vous sentez-vous
soutenu par la communauté ? »
10 janvier, 19 h 45, de Franco Mulakkal : « La victime n’a aucune
preuve de ce viol et il y a tellement d’éléments qui prouvent qu’elles
mentent. La communauté les soutient elles et pas moi : je n’ai
personne de mon côté. Tous les encouragements sont dirigés vers
la religieuse et c’est pourquoi le monde entier reste passif alors
qu’un évêque catholique a été arrêté. Tout le monde a été pris au
piège par les religieuses. Je n’ai jamais rencontré la soi-disant
victime en 2016. »
10 janvier 2020, 19 h 51, de Franco Mulakkal : « Je ne l’ai jamais
rencontrée après 2016. »
10 janvier 2020, 19 h 52, de Franco Mulakkal : « En Inde, 53 % des
plaintes pour viol sont prouvées comme étant fausses. »

Un petit tour sur Google permet de trouver l’origine de cette


étude aux résultats surprenants au premier abord. Datant de 2014,
elle émane d’une instance qui dépend du gouvernement. Elle a été
publiée pendant le sursaut féministe de la péninsule après plusieurs
viols collectifs dont celui de l’autobus en 2012. Ce rapport
controversé catégorise comme « fausses » les plaintes n’ayant
abouti à aucune poursuite judiciaire sans en analyser les causes. Or,
si celles-ci peuvent relever de la calomnie, certes, les victimes
d’agression ou de viol retirent souvent leur plainte en réaction à la
pression de leur entourage ou parce que les preuves s’avèrent trop
insuffisantes pour lancer des poursuites3. En Inde, malgré l’évolution
de la loi contre les prédateurs, les tests médicaux de vérification
pratiqués dans certains États après un viol restent très controversés
et l’accueil des policiers au moment du dépôt de plainte souvent
hostile. Élaborée par la commission de Delhi pour les femmes et
reprise par le mouvement antiféministe indien, l’étude revendiquée
par Mulakkal assure que la majorité des femmes qui portent plainte
souhaitent extorquer de l’argent à un soi-disant coupable. Une
enquête incomplète et instrumentalisée.

10 janvier 2020, 19 h 59, de Franco Mulakkal : « Posez-moi toutes


les questions. J’ai une réponse à tout. Publiez toutes mes réponses
s’il vous plaît. Que la vérité sorte enfin ! Les médias ont joué un rôle
important. Une seule religieuse catholique suffit à elle seule à
tromper tous les médias, y compris la BBC et CNN, la police, le
gouvernement. Je suis convaincu que les médias n’ont pas publié
les résultats de l’enquête qui prouve que je ne suis pas coupable
par peur d’avoir honte. Cette religieuse ne s’est jamais plainte
avant 2018. Elle est hautement reconnue dans sa congrégation,
avait la plus haute autorité de la communauté pour neuf ans. Elle
avait 44 ans au moment des viols dont elle m’accuse : elle n’était
pas mineure, pas une novice. Comment expliquer que sa plainte
sorte juste après les allégations de la relation sexuelle entre elle et
son cousin ? »

Quand je l’interroge sur les lettres d’avertissements que les


religieuses de Kuravilangad ont reçues de la supérieure générale
des Missionnaires de Jésus, l’évêque me répond : « La mère
générale leur a juste rappelé d’obéir. Comment l’Église catholique
pourrait-elle soutenir une telle désobéissance ? Ces religieuses
profitent de l’image de « victime de viol » et continuent à tromper le
monde ». Et concernant la mort dans des conditions mystérieuses
du père Kuriakose Kattuthara, en octobre 2018, témoin clef de
l’affaire ? « Les tests ont prouvé qu’il est mort d’une hémorragie
cérébrale. La pièce où il se trouvait était fermée de l’intérieur. »
Le 25 janvier, alors que son procès devait débuter, l’accusé
dépose une nouvelle requête auprès du tribunal pour décaler à
nouveau son jugement et pour le relever de ses charges. Selon ce
document rempli par l’avocat de l’évêque, les éléments à charge
contre lui ne doivent pas être retenus puisqu’ils relèvent d’une
vengeance personnelle de la part de la victime. Autre argument de la
défense : les témoins appelés ne seraient pas « en bons termes »
avec l’Église.
Le 21 février 2020, à la veille de la présentation de la requête de
l’évêque, le témoignage d’une autre religieuse victime de Mulakkal
fuite dans la presse indienne. La religieuse de 35 ans, initialement
entendue par la police comme témoin du viol de l’ancienne
supérieure de la maison de Saint-François, affirme dans une
déclaration datée du 19 septembre 2018 :

J’ai rencontré Mgr Franco Mulakkal pour la première fois en 2015 à


Bihar. J’ai appelé l’évêque plusieurs fois au téléphone pour des
questions relatives à la gestion du couvent. Nous avons finalement
commencé à parler régulièrement. De 2015 à 2017, nous nous
sommes appelés, nous avons bavardé sur WhatsApp et échangé
avec des appels vidéo. J’ai commencé à appeler quelqu’un que je
considérais comme un ami. Mais à partir de 2015, l’évêque a ajouté
des connotations sexuelles à nos échanges. Je me suis sentie
dégoûtante et sidérée. Il a continué avec des remarques
sexuelles… Il a commencé à évoquer ses parties intimes dans nos
échanges vidéo. Comme il était l’évêque du diocèse, je ne pouvais
rien dire. Même si la sexualité ne m’intéressait pas, en discutant,
par crainte du mécontentement de l’évêque et par peur d’être
évincée de l’Église, je n’ai pas émis d’objection.

La religieuse ajoute et reconnaît qu’en 2017, elle a entretenu une


relation avec « une personne au téléphone», ce qui a provoqué son
envoi par la congrégation dans une communauté du Kerala :

Le 30 avril 2017, pour enquêter sur cette affaire, et pour me


rencontrer, Mgr Franco Mulakkal est venu dans ce couvent. Vers 1
heure du matin, il m’a appelée dans sa chambre et m’a fait asseoir
sur une chaise dans sa chambre. Il m’a demandé des détails sur
l’incident du Bihar et je le lui ai expliqué. J’ai parlé pendant près de
deux heures. Alors que je quittais la pièce, il m’a serrée dans ses
bras et m’a embrassée sur le front. Je me suis senti dégoûtante. Et
ensuite, l’évêque est parti. Après cela, malgré mes appels, il a évité
de parler en disant qu’il était occupé. Et j’ai cessé de l’appeler.
Selon le mouvement Save Our Sisters, 80 témoins, dont un
cardinal, trois évêques, 11 prêtres et 25 religieuses, ont témoigné
contre Franco Mulakkal. Selon lui, et il insiste : « Les femmes ont du
pouvoir dans l’Église catholique. Elles sont organisées. » Preuve en
est : la victime vivrait « majestueusement sous protection policière ».
Contacté le 24 février, deux jours après la fuite de ce témoignage
dans la presse indienne, Franco Mulakkal reste confiant quant au
verdict, « certain d’être innocenté et que les médias s’excuseront ».
En avril 2020, alors que le cardinal australien Georges Pell, ancien
trésorier du Vatican accusé d’abus pédocriminels, sort de prison,
acquitté au bénéfice du doute, l’évêque indien m’envoie une vidéo
d’une interview de l’ex-numéro 3 du Saint-Siège en insistant : « Vous
ne trouvez pas qu’il y a des similitudes entre nos deux histoires ? »
Au moment de l’écriture de ces lignes, en mai 2020, aucun
procès canonique ou civil n’a eu lieu. Franco Mulakkal n’est pas
reconnu légalement coupable de viol ou d’agression sexuelle.

1. Maria ABI-HABIB et Suhasini Raj, « Nun’s rape case against Bishop


shakes a Catholic bastion in India», The New York Times, 9 février
2019.
2. Sœur JESME, Amen. The autobiography of a nun, Penguin Books,
2009, Inde.
3. Joanna JOLLY, « Does India have a problem with false rape claims
», site internet BBC News, 8 février 2017.
CHAPITRE VI

Michèle-France Pesneau

« Vous allez à La Ferme ? » À la gare de Compiègne, le


chauffeur de taxi lance cette question comme un automatisme
quand je lui indique Trosly-Breuil pour destination. Ce 22 mai 2019,
ce conducteur des Hauts-de-France pourrait faire la route les yeux
fermés. Quelques semaines plus tôt, le 7 mai, Jean Vanier, le
fondateur de L’Arche, « La Ferme » pour les connaisseurs, s’y est
éteint à 90 ans, « alors des journalistes j’en ai conduit des tonnes là-
bas pour la cérémonie mais ça se calme un peu ».
En 1964, à Trolsy-Breuil, petit bourg à la lisière de la forêt de
Compiègne dans l’Oise, Jean Vanier, théologien canadien, accueille
Raphaël Simi et Philippe Seux, deux adultes qui vivaient en
établissement psychiatrique. Le premier foyer de L’Arche naît. La
communauté s’étend à travers le monde et compte aujourd’hui 150
lieux d’une vie partagée entre des personnes ayant une déficience
intellectuelle et des assistants salariés ou volontaires qui les
accompagnent.
Michèle-France Pesneau, religieuse alors sur le point de quitter
la vie consacrée, s’installe dans ce village de 2000 habitants à la fin
des années 1970 pour rejoindre la communauté. Elle ne bougera
plus de sa petite maison en pierres meulières. Une vie figée à Trosly.
Dans une cour de graviers, sa maison a tout de la chaumière des
contes de fées hors du temps. Un minuscule logis champêtre serti
d’un jardin fleuri extrêmement bien entretenu. À 73 ans, Michèle-
France, les cheveux gris coupés court, m’ouvre sa petite porte, ses
gros matous dans les pieds. Une bibliothèque bien garnie dans un
salon confortable, une cuisine exiguë et un escalier de bois aux
marches limées qui mène vers ce qui doit être une chambre. Depuis
le canapé, la fenêtre donne sur un jardin arrière où viennent butiner
des oiseaux de toutes sortes.
Si Michèle-France a accepté de me parler, c’est parce qu’elle l’a
déjà fait à visage découvert quelques mois plus tôt dans un
documentaire diffusé sur Arte en mars 20191. Quelques minutes
pour résumer un calvaire de deux décennies.
Lumineuse, elle n’a plus honte de raconter la noirceur : elle a été
abusée par deux prêtres, les frères Philippe, alors qu’elle était dans
les ordres, réduite à l’esclavage par une fratrie. Je la rencontre à
deux reprises cet été 2019 pour recueillir son histoire. Un duo
d’entretiens de trois heures chacun. La mémoire affûtée de Michèle-
France, sa spiritualité éclairante, sa résilience teintée d’humour
vaudrait un livre entier.

La vocation

Michèle-France a la foi et cela depuis toute petite. Pendant


l’adolescence, elle découvre sainte Thérèse d’Avila, après qu’une
amie lui a prêté la biographie de cette grande réformatrice du
Carmel. Après sainte Thérèse, en cours de philosophie, Jean de La
Croix, prêtre carme du xvie siècle et sa « conception inconnaissable
» de Dieu la bouleversent une seconde fois. Le choix vient
naturellement : l’ordre contemplatif du carmel.
À Boulogne, 11 rue de Montmorency, le couvent fondé en 1919
qu’elle rejoint rassemble deux maisons mitoyennes, un cloître en
briques et ses grilles, une chapelle et un jardin. Fermé il y a vingt
ans, il fait aujourd’hui office de maison d’accueil d’enfants des
Apprentis d’Auteuil. Michèle-France y prend l’habit en 1966, à 21
ans. Une photo carrée en noir et blanc, petite relique, exhume ce
jour d’entrée dans la vie consacrée. Assise dans sa robe noire, sur
le parterre de verdure devant les salles du noviciat et la salle
communautaire, une guimpe blanche encercle le visage juvénile tout
sourire de Michèle-France, dévouée et enthousiaste. « Nous étions
vingt dans cette communauté qui n’avait rien de vieillissante comme
on peut se l’imaginer d’un ordre religieux ancien. Il y avait des
postulantes, qui demandent à entrer en religion donc, et sept
religieuses au noviciat, le temps probatoire d’entrée dans la vie
religieuse », se souvient-elle.
La jeune sœur prononce ses premiers vœux, non définitifs, en
juin 1968, un mois après les manifestations parisiennes et la grève
générale. Les agitations étudiantes du boulevard Saint-Michel
passent difficilement les clôtures du couvent boulonnais. Michèle-
France reçoit un enseignement centré sur les vœux de pauvreté et
d’obéissance qui élude celui de la chasteté. Sans surprise pour
l’époque, la sexualité, encore taboue dans le monde laïque, fait
défaut dans les discours de sa maîtresse des novices.
Trois ans plus tard, le 3 juillet 1971, Michèle-France prononce
ses vœux définitifs. « Dans les semaines qui ont suivi : j’étais pétrie
de doutes et de souffrances à la fois psychologiques et spirituelles.
Je les avais confiés à ma prieure, qui était aussi mon ancienne
maîtresse des novices. Elle m’avait rassurée : cela arrivait, j’irais
mieux en intégrant la vie consacrée », confie-t-elle cinquante ans
plus tard. Les journées en communauté se poursuivent, la détresse
se fait plus profonde au point que la jeune femme songe au suicide.
La prieure lui indique qu’elle a sûrement besoin d’une aide
extérieure pour traverser cette épreuve, d’un accompagnement
spirituel. Michèle-France, interrompue par son chat Lilly sautant sur
ses genoux, adorable parenthèse féline, se remémore l’annonce de
l’entrée du bourreau dans sa vie : « Elle m’a proposé de rencontrer
le père Marie-Dominique Philippe, un dominicain que je connaissais
et qui jouissait d’une réputation de grand théologien, de saint
homme. Il avait déjà présidé quelques conférences dans ma
communauté que j’avais appréciées. Mais, la dévotion que certaines
sœurs lui consacraient m’agaçait un peu. Elles avaient tendance à
boire ses paroles comme du petit-lait. »
Trois rencontres se passent avec ce clerc de trente-trois ans son
aîné qui lui manifeste compassion et empathie sans faille. Quand
Michèle-France lui confesse les conflits qui l’opposent avec d’autres
sœurs de la congrégation, il la soutient, aux côtés de la jeune femme
coûte que coûte. Désorientée, ces entretiens l’aident à « tenir le
coup», d’autant qu’elle le rappelle aujourd’hui armée de son humour
décapant : « Les garçons m’intéressaient autant qu’un poisson
s’intéresse à une pomme.» Viennent alors, au fil des conversations
avec « Marie-Do », des évocations sexuelles, une
instrumentalisation du religieux, qui conduisent des échanges de
plus en plus intimes et insidieux jusqu’au premier abus. Le prêtre
veut « lui faire sentir l’amour de Jésus ». Face à l’aura dévastatrice
de son père spirituel, ces gestes relèvent alors pour elle de «
l’émanation de sa sainteté ». Jamais le dominicain ne demande à
Michèle-France de disposer de son corps. Il le fait, un point c’est
tout. « On ne discute pas. » La chape de plomb du silence s’abat et,
avec elle, sa perverse relation de dépendance. Si elle a des doutes,
elle a l’obligation de se confier seulement et uniquement à son
accompagnateur spirituel. « Je n’aurais même pas eu l’idée d’en
parler à l’époque. Quand le père venait à ma rencontre deux ou trois
fois par mois : j’allais mieux. Sa présence me rassurait
affectivement. J’ai perdu mon père très jeune et je lui avais confié
cette perte. Il avait l’âge de ma mère, il avait tout pour être un père
de substitution. Je lui ai même parlé de cette crainte de transfert
paternel », se souvient-elle. Quand le prédateur quitte la
communauté, elle efface tout, comme un mauvais rêve oublié au
réveil, à peine les yeux ouverts. Michèle-France vit sa vie de
religieuse modèle entre prière et travail intensif.

La fuite
En août 1974, Michèle-France souffre toujours et tombe dans
une grave dépression accentuée par l’enfermement, la vie de clôture
en communauté féminine et le désert spirituel de l’enseignement
qu’elle reçoit. « Ma maîtresse des novices s’était engluée dans la
notion de Dieu pervers, que j’ai mieux appréhendée en lisant
l’ouvrage du psychothérapeute Maurice Bellet2. Un Dieu terrifiant
avec le péché comme notion omniprésente. Une des
caractéristiques du Dieu pervers : lorsqu’on va mal c’est la preuve
qu’il nous aime. Pour résumer : pour que Dieu vous aime il faut en
baver », raconte Michèle-France en expliquant qu’en dehors de
sainte Thérèse, toutes les autres lectures étaient proscrites au
couvent, estampillées « inutiles dans l’avancement de la vie
spirituelle ». Michèle-France parvient à obtenir un accès libre à la
bibliothèque du carmel et la supérieure lui offre un petit livre pour
apprendre l’hébreu, dans lequel elle se plonge et se réfugie,
passionnée. Malgré l’apprentissage hebdomadaire de ses leçons
hébraïques, son état psychique ne s’améliore pas. Un profond mal-
être qu’elle ne corrèle pas encore mentalement avec les abus
sexuels dont elle est victime.
Le 19 août 1974, mémoire infaillible, elle rend visite à sa prieure
et lui demande de quitter la communauté pour se retirer quelque
temps dans un autre carmel. « Face à son refus d’une grande
méchanceté, j’ai senti comme un rideau de fer s’abattre sur moi. Une
voix, une exigence intérieure m’a dit “maintenant fous le camp” et
c’était tellement fort que j’ai obéi », atteste Michèle-France. Dans
l’urgence, elle se précipite dans sa cellule, ramasse des documents
à la va-vite qu’elle ne peut pas emporter avec elle, les brûle dans la
buanderie de la communauté. Partir sans laisser de trace. Dans un
sac, elle fourre quelques vêtements, une Bible, ses livres de saint
Jean de La Croix, et elle attend que la communauté soit attablée au
réfectoire après l’office du milieu du jour. « Je suis entrée dans le
bureau de l’économe, je savais où elle gardait l’argent liquide. J’ai
pris un ticket de métro et 100 francs en glissant à leur place un petit
mot pour expliquer que je lui rendrai ces sous. En sortant par la
chapelle, je me suis dirigée à pied jusqu’à la porte d’Auteuil pour
prendre le métro jusqu’à Montparnasse. Mon projet était d’aller à
Nantes, ma ville natale, pour voir mon frère et son épouse qui
habitent juste au-dessus de chez ma mère. Arrivée là-bas, j’ai sonné
à la porte, il m’a ouvert puis regardée avec des yeux grands comme
des soucoupes. Je lui ai dit “laisse-moi entrer je vais t’expliquer” et il
m’a répondu immédiatement “tu n’as pas à te justifier”. » Itinéraire
précis dont elle se souvient au mouvement et à la minute près. Une
échappée qui ne rime en rien avec une libération. Seule, elle
contacte son allié pour contrer le courroux de son carmel, le père
Marie-Dominique, qui vient de fonder en 1975 depuis Fribourg la
congrégation des frères de Saint-Jean3, communauté dont la
spiritualité s’appuie sur la notion d’amour d’amitié et une lecture bien
particulière de l’Évangile de Jean. Il lui conseille de ne pas retourner
à Boulogne-Billancourt et l’encourage à s’installer dans la capitale. «
J’avais échappé au conditionnement mortifère de mes supérieures
du carmel et je me dirigeais vers une tout autre emprise », analyse
Michèle-France. Un syndrome de Stockholm où l’abuseur remplace
le geôlier. Elle n’a que lui, il en profite pour se placer comme son
sauveur. Depuis sa chambre de bonne parisienne, avec le pécule
que l’ordre lui a laissé, elle devient femme de ménage dans un
appartement cossu du front de Seine dans le 15e arrondissement de
Paris. Six jours par semaine, quatre heures par jour. À quelques
kilomètres de son lieu de travail, à Boulogne, son ancienne
congrégation demande à l’évêque responsable du couvent un indult
d’exclaustration4 pour six mois. Le prédateur envahit sa minuscule
chambre tous les quinze jours « pour prier étendus ». Il reste son
confesseur et lui donne en plus de l’absolution toujours la même
pénitence dans un macabre rituel : un Magnificat à chanter, «
toujours la même chose ».

Le « système Philippe »

À la mi-octobre 1975, après une année de ménage, elle suit les


conseils de « Marie-Do » et s’installe chez la sœur de celui-ci, mère
Winfrida, ancienne prieure du monastère du mont des Oliviers à
Jérusalem. Elle vient de rejoindre l’Hexagone pour fonder un petit
prieuré en Saône-et-Loire, à Azé, accompagnée de deux jeunes
sœurs qui ont des problèmes de santé : les bénédictines de Notre-
Dame de la Compassion.
Michèle-France y loge comme un ermite, dans le grenier, et
mène une vie ternaire structurée de prière, de tissage, et de lecture
spirituelle. Loin de la vie en communauté, elle se sent mieux. « Le
père Marie-Dominique m’indique alors que son frère aîné, le père
Thomas Philippe, va passer dans ce prieuré et il me demande de lui
parler de ce que nous vivions. Je l’ai rencontré, un mois après mon
arrivée, dans la chambre où il avait dormi. Il m’a rassurée en me
disant que son frère lui avait déjà évoqué notre relation et que la
sexualité était un mystère énorme », précise Michèle-France. Alors
qu’il fonde la communauté des sœurs de Saint-Jean5, « Marie-Do »,
le père spirituel de Michèle-France, ne lui rend plus visite, « occupé
avec d’autres », pense-t-elle avec le recul, un discret sourire jaune
accroché aux lèvres. Sous la coupe du prêtre, elle se sent
abandonnée, mise de côté par celui qu’elle considère comme son
seul confident. Dans son désarroi, elle se tourne de plus en plus
vers Thomas Philippe.
En 1976, pour préparer le 15 août, le frère aîné lui propose de
venir à 20 h 30 dans sa chambre lors de son passage dans le
prieuré de sa sœur, mère Winfrida. Quatre décennies plus tard,
Michèle-France ne s’imagine pas passer ce soir d’un prédateur à un
autre, d’un frère à l’autre. « Dans sa chambre, il m’explique que les
parties de notre corps que nous cachons soigneusement sur terre
seront les plus glorifiées au ciel. Quarante ans de plus que moi, je
n’ai pas de raison de douter de celui qu’on m’a présenté aussi
comme un saint homme. Il se déshabille et me dit de mettre mes
affaires sur la chaise. J’obéis, en état de sidération, je ne me pose
pas de question. Crier était impossible, j’étais dans la maison de sa
sœur, logée par elle. Comme dans un vrai système, orchestré. Après
cette agression, je me suis rhabillée, et je suis retournée dans mon
grenier pour dormir », décrit Michèle-France.
Alors que le terme de ses trois années d’exclaustration arrive, la
consacrée essaye de retourner dans un carmel et de renouer avec
la vie religieuse. En vain. Le père Marie-Dominique lui conseille de
partir pour L’Arche de Jean Vanier à Trosly-Breuil, sous l’aile du père
Thomas. Fin février 1977, elle s’y installe d’abord dans la maison
d’amis du prêtre et commence à tisser à son propre compte des
vestes qu’elle vend aux assistantes de La Ferme, « un premier
chemin de libération par le travail ». Le père Thomas lui donne
rendez-vous le soir ou à l’heure de la sieste dans son domicile pour
une « séance de grâces mystiques». En fin de journée, elle l’attend
comme prévu dans la chapelle, mais il ne vient pas et elle décide
d’aller à sa rencontre. Elle aperçoit de la lumière à travers les
fenêtres du logement du dominicain et entend des ébats. Logement
dont elle livre une description stupéfiante de détails, quarante ans
plus tard : les entrées, les pièces communicantes, tout. Dans
l’obscur silence de la nuit de La Ferme, Michèle-France découvre
qu’elle n’est pas la seule. Survient le premier déclic, « une tempête
intérieure ». Le lit du guide spirituel de L’Arche n’était-il pas parfois
encore chaud quand elle lui rendait visite ? Sous son joug, les
rendez-vous continuent, mais les conversations s’écourtent et
l’ancienne religieuse devient « un pur objet sexuel » à la disposition
d’un bourreau. En 1979, elle intègre officiellement la communauté de
L’Arche. Le travail dans les ateliers aux côtés de personnes qui ont
des handicaps l’aide, la fait entrer « dans un espace humain, aux
vies tordues » où elle s’identifie et se libère progressivement.

Parler

« J’ai pris conscience très lentement de mon statut de victime


d’abus. J’ai saisi que le père Thomas Philippe était un abuseur en
partie grâce à une amie, elle aussi victime. »
Un matin de 1989, alors que Pâques approche, Anne6, une
assistante de L’Arche retraitée, frappe à la porte de la maisonnette
de Michèle-France. Elle habite Trosly et lui explique qu’elle se sent
terriblement seule et qu’elle aimerait partager un repas chaque midi
en sa compagnie pour vaincre cette solitude. Au fil de ces déjeuners
chez l’une ou chez l’autre, l’ancienne religieuse découvre la vie
cabossée d’Anne, faite de rebondissements tragiques et de
dénouements désastreux.
Née en 1936, Anne donne naissance à une petite fille en 1954
qu’elle élève seule à 18 ans. Sa quête spirituelle lui fait croiser la
route du père Marie-Dominique Philippe, avant qu’il ne fonde la
communauté Saint-Jean. Elle est baptisée, adulte, le 2 février 1957.
« Anne a ensuite confié à Marie-Do que si elle n’avait pas eu
d’enfant, elle serait devenue religieuse. Il lui annonce qu’il a la
solution : faire adopter la petite fille. Il trouve un organisme, dirigé
par une cousine, une œuvre chrétienne. Anne, elle, logeait à l’Eau
Vive dans le foyer fondé par le père Thomas et, alors que l’acte du
jugement qui la libère de son autorité parentale n’est pas promulgué,
elle rentre chez les dominicaines dans un couvent dirigé par mère
Lucille7, une cousine des Philippe », me raconte Michèle-France tout
en me montrant des photos de celle qui devient très vite, dans les
années 1990, sa grande et unique amie. Cette même partenaire qui
lui confiera avoir été abusée par le père Thomas Philippe en 1963.
Anne s’éteint dans la nuit du 29 février 1996 des suites d’une
maladie et, avec elle, s’achèvent les longues parties de Scrabble
pendant lesquelles s’écharpaient ces deux religieuses
désenchantées. Michèle-France ne lui avait jamais confié son
secret.
« J’ai alors compris qu’il y avait eu une violence spirituelle avec le
père Thomas, c’était plus évident qu’avec le père Marie-Dominique.
Et la confession d’Anne m’a aidée à faire ce travail. L’emprise du
père Thomas était moins intrusive que celle du père Marie-Do »,
considère Michèle-France.
Le 4 février 1993, le père Thomas Philippe s’éteint au prieuré de
Saint-Jodard chez les frères de Saint-Jean. Michèle-France prend
conscience qu’il a abusé d’elle mais continue à aller voir le père
Marie-Dominique de temps en temps alors que les agressions
cessent peu à peu. Elle lui écrit en 1998 pour rompre tout contact
avec le clerc.
Lors de notre seconde rencontre à Trosly, le 20 juin 2019, dans le
petit salon qui nous protège des balbutiements de la canicule en
train de se jouer dehors en ce dernier jour de printemps, Michèle-
France m’explique le silence qui a continué à l’inonder malgré la
prise de conscience : « Je n’étais pas encore prête à parler. J’étais à
L’Arche, je travaillais encore. Je ne vois pas à qui j’aurais pu me
confier. Je savais très bien que j’étais loin d’être la seule à avoir été
abusée par le père Thomas, et étant donné l’aura de sainteté des
frères, je me disais que personne n’allait accepter mon discours. Je
pouvais perdre mon travail. Il n’y avait pas eu encore de crise sur les
abus sexuels concernant les mineurs et je pensais que les pères
Philippe étaient des phénomènes dans leur genre, des exceptions. »
Entre 2000 et 2015, Michèle-France rompt avec l’Église et cesse
toute pratique religieuse, même si sa foi en Dieu n’a jamais été
entravée par les abus. L’instrumentalisation religieuse
mysticoérotique qui envahissait les discours du duo de prédateurs l’a
révulsée de toute allusion au Christ ou à la Vierge Marie. Une
coupure avec l’Église institutionnelle nécessaire, une étape
obligatoire pour mieux guérir. Le 26 août 2006, le père Marie-
Dominique décède. En septembre, dans la cathédrale Saint-Jean de
Lyon, les grandi- loquentes obsèques du fondateur des Petits-Gris,
célébrées par le cardinal Barbarin avec une lecture d’un télégramme
du pape Benoît XVI, rassemblent les grandes personnalités de
l’époque comme le garde des Sceaux Pascal Clément.
« En 2007, Jean de la Selle, ancien responsable de L’Arche de
1978 à 2004, passe dans mon bureau à L’Arche pour en savoir plus
sur le père Thomas. C’est la première personne à qui j’ai confié que
j’avais été abusée. Pourquoi lui ? Parce qu’il était là et parce que j’ai
senti sans trop réfléchir, instinctivement, que je pouvais lui faire
confiance. J’avais 55 ans et aucune chance de trouver du travail en
dehors de L’Arche. Il a accepté mon silence », confie-t-elle.
Michèle-France prend sa retraite à 65 ans en 2010. N’ayant pas
travaillé avant La Ferme avec cette période d’errance post-carmel,
impossible d’arrêter le job administratif que L’Arche lui avait confié.
Cette même année, Jean de la Selle lui envoie un numéro de la
revue catholique Golias. Dans ses pages, une enquête sur les abus
du père Marie-Dominique au sein de la communauté Saint-Jean. En
a-t-elle eu connaissance ? lui demande-t-il. « Je lui ai répondu que je
ne savais pas pour Saint-Jean mais que j’avais moi-même été
abusée en 1972 par le père Marie-Dominique. Il m’a proposé de
mettre à l’écrit deux témoignages. Je lui ai envoyé, mais c’est resté
entre nous », reprend-elle alors que ses chats tournent autour des
pieds de son fauteuil. En 2010, l’ancien responsable de L’Arche sait
pour les deux frères Philippe.
Quatre ans plus tard, un couple qui vivait à La Ferme dont la
femme aurait été abusée par le père Thomas, se confie au même
homme. Une enquête canonique est diligentée sous la conduite de
Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes et accom- pagnateur
de la communauté de L’Arche. C’est le frère Paul- Dominique
Marcovits8, nommé pour l’enquête, que l’ancienne carmélite
rencontre le 13 décembre 2014. Une procédure ecclé- siastique
primordiale pour Michèle-France qui souhaite être reconnue comme
victime. Le père Thomas décédé, impossible de le juger au civil. Le
15 janvier 2015, Stefan Posner, coordi- nateur de L’Arche en France,
convoque à Trosly les permanents, les éducateurs de L’Arche
engagés à long terme, et affirme devant un public abasourdi que des
plaintes ont été déposées contre le père spirituel de Jean Vanier, le
père Thomas Philippe. Un flot de violence engloutit Michèle-France,
présente. Les assistants ne savent pas qu’elle fait partie des
victimes et crient à la diffamation, à un complot contre l’Église et
L’Arche.
Fin mars 2015, les résultats de l’enquête tombent : « le père
Marcovits a rencontré 14 victimes. » Dans une lettre adressée à ses
membres, le 28 avril, L’Arche évoque « les graves zones d’ombre »
du père Thomas Philippe. Patrick Fontaine et Eileen Glass, les
responsables de l’organisation internationale, y signalent qu’ils «
vont répondre à la demande des victimes et aller plus loin dans leur
écoute ». Michèle-France décide de parler aux membres de la
communauté de sa souffrance, « pour que Trosly croie vraiment à ce
qui s’est dit ». Alors, entre courage et audace, quand au hasard de
ses promenades dans le village des membres de la communauté de
Jean Vanier lui demandent ce qu’elle pense de l’enquête sur
Thomas Philippe, elle répond qu’elle fait elle-même partie des
victimes. L’accueil oscille entre compassion et haine. La réaction qui
l’atteint le plus ? Quand elle entend que les victimes du père
Thomas « n’avaient pas le pistolet sur la tempe ». « Cela aurait été
beaucoup plus facile pour moi de parler et de discerner le viol si
j’avais été menacée par une arme. Les abuseurs ne viennent pas
avec le masque du méchant violeur. Ils nous mettent en confiance
d’abord », justifie-t-elle. En 2019, la diffusion du documentaire tourné
avec Arte, dont elle a assuré la promotion en enchaînant les
plateaux télévisés, l’aide énormément : « Je portais aussi la parole
des victimes qui n’avaient pas pu parler. Je ne m’attendais pas à ce
que parler soit aussi douloureux. Quand on parle, on revit ce qu’on a
vécu sous anesthésie, sous emprise sans emprise et donc sans
anesthésie. »

La reconnaissance des faits

Bien avant L’Arche, le père Thomas Philippe a déjà eu affaire


avec la justice canonique. Directeur des études au Saulchoir, la
maison de formation des Dominicains en région parisienne, il fonde
en 1945 le centre de l’Eau Vive. L’objectif de la commu- nauté : aider
les étudiants de différentes nationalités à se loger à proximité du
centre de formation. Le clerc fait alors l’objet d’accusations d’abus
sexuels de la part de dominicaines. De son côté, sa justification fait
tristement écho au témoignage de Michèle-France trente ans plus
tard : une théorie de l’amour mysticosexuel qui unissait Jésus et la
Vierge Marie. Les plaintes se fraient un chemin jusqu’au Saint-
Siège. Convoqué pour un procès par le Saint-Office, il confie l’Eau
Vive à Jean Vanier, son étudiant. En 1956, le Vatican condamne le
dominicain à la peine de déposition, c’est-à-dire à la fin de toute
activité apostolique : interdiction de dire la messe en public,
d’enseigner, de confesser et fin de tout accompagnement spirituel.
Assigné à résidence loin de ses étudiants, il s’isole pendant dix ans
et obtient à nouveau l’auto- risation de célébrer avant d’aider à la
fondation de L’Arche avec Jean Vanier à Trosly-Breuil. Comment
expliquer un tel manque de suivi de la part du Vatican ? Une telle
erreur pourrait-elle encore avoir lieu aujourd’hui ?
De son côté, L’Arche international publie un communiqué au
lendemain de la diffusion du documentaire Arte le 5 mars 2019. Les
communiqués des organisations incriminées par les victimes de
l’enquête pleuvent. Dans le film, deux victimes du père Thomas
Philippe, accompagnateur spirituel de Jean Vanier, fondateur de
L’Arche, témoignent. L’organisation est hautement critiquée, en
particulier pour la messe de réparation donnée à Trosly- Breuil pour
les victimes de Thomas Philippe à laquelle se rend Michèle-France
Pesneau en caméra cachée. Un geste minuscule et lunaire comparé
à l’immensité et l’intensité de la douleur l’ancienne religieuse. « Les
agissements du père Thomas Philippe sont inqualifiables et L’Arche
les condamne à nouveau avec force, comme elle l’avait fait en 2015
lorsque l’enquête canonique a confirmé les faits qui lui étaient
reprochés », signale l’organi- sation internationale fondée par Jean
Vanier dans son commu- niqué, en précisant : « Nous avons
cependant bien conscience que ces actions (les messes de
réparation [NDLR]) ne peuvent être suffisantes pour cicatriser les
blessures de ces femmes. Nous conti- nuons à nous interroger sur la
façon d’accompagner et de soutenir les victimes du père Thomas
Philippe. » L’enquête sur Jean Vanier révélant que le théologien
canadien aurait abusé de plusieurs femmes majeures est lancée en
juin 2019.
Aujourd’hui et depuis sa prise de parole dans ce documentaire,
Michèle-France n’a plus que de très rares contacts avec les assis-
tants de La Ferme pour qui elle a travaillé pendant vingt ans. Dans
une situation de précarité financière, elle n’a pas les moyens de
quitter Trosly, condamnée à demeurer physiquement dans le giron
de L’Arche.
Concernant le père Marie-Dominique, le 14 mai 2013, au
lendemain d’un chapitre général de la communauté Saint-Jean, dans
La Croix9, le père Thomas Joachim, nommé prieur général de la
congrégation en 2010, confie à la journaliste Céline Hoyeau avoir eu
accès depuis son élection à un certain nombre de témoignages
concernant « les comportements déplacés » du père Marie-
Dominique Philippe, leur fondateur. Après ce chapitre général, une
commission a entrepris de clarifier la relation au prêtre et à son
enseignement. Premier coup de pied dans la fourmilière Saint-Jean.
En mars 2019, sur Arte, les aveux pudiques du frère Thomas
Joachim laissent place à l’horreur des témoignages crus face
caméra de femmes victimes du fondateur des Petits-Gris, dans le
documentaire d’Éric Quintin et de Marie- Pierre Raimbault. Parmi
elles : Michèle-France. La communauté Saint-Jean « redemande
pardon aux victimes10 », et souligne que les frères ont « conscience
de porter une histoire communautaire d’environ quarante-cinq ans
marquée douloureusement par les abus sexuels de leurs fondateurs
– révélés en 2013 sur la propre initiative du prieur général – et ceux
commis par des frères ».
Fin janvier 2020, je rencontre le frère Jean-Yves, responsable de
la communication de la communauté Saint-Jean. Rue de l’Est, à
Boulogne-Billancourt, après un petit chemin de graviers qui longe un
terrain en construction, caché derrière une clôture opaque de tôle,
se dresse le petit prieuré Sainte-Geneviève où neuf petits-gris
cohabitent. Un rosier massif a pris possession d’une bonne partie de
la devanture de cette maison bourgeoise de plusieurs étages, aux
arêtes en briques. Le frère Jean-Yves, 39 ans, me tutoie d’emblée et
m’invite à le suivre vers la paroisse Sainte-Cécile et ses salles de
réunion. Ses baskets en daim Puma marines gravissent,
sautillantes, les marches qui jouxtent l’église. Son sweat à capuche
estampillé Saint-Jean couvre le haut de son habit, la caractéristique
tunique longue et grise des frères de la congrégation.
Malgré les scandales, le choix de placer à la communication, en
vitrine donc, frère Jean-Yves et son énergie mordante n’a rien
d’anodin. La congrégation reste jeune, dynamique et compte bien le
faire savoir. La gouvernance a changé depuis les premières
secousses du tremblement de terre : les frères qui s’y attellent
ne sont pas de fervents admirateurs et défenseurs du fondateur.
Le déni n’a plus sa place.
La main jamais loin de son iPhone, une image pieuse du Christ
calée entre sa coque transparente et son mobile, le jeune religieux,
cheveux coupés ras, lunettes vissées sur le nez, a fait preuve d’une
réactivité sans faille quand je l’ai contacté quelques semaines plus
tôt par e-mail. Oui, il répondra à mes questions concernant les
plaintes d’abus sexuels envers leur fondateur ou d’autres frères de
la congrégation. La communauté Saint-Jean, dans sa volonté
d’absolue transparence, ne peut plus faire sans la presse.
« Le documentaire Arte diffusé en mars 2019 et le témoignage
d’une victime du père Marie-Dominique, Michèle-France, ont eu une
grande importance dans la communauté. Il fait partie des charnières
qui ont participé à une prise de conscience supplémen- taire de la
congrégation sur la question des abus et sur la nature de son
fondateur », commence-t-il. « Depuis 2013, la congrégation a placé
la question des abus au cœur de ses différents chapitres et
rassemblements. La commission SOS abus fondée en 2015 et
composée d’une psychologue, d’un avocat d’un juriste et de trois
frères qui depuis 2019 n’appartiennent pas au gouvernement de la
famille Saint-Jean, en est le moteur. Lors des chapitres généraux ou
de rencontres régionales, des victimes d’abus, anciens frères et
sœurs et experts sont intervenus. Nous travaillons ensemble »,
reprend le frère.
En mai 2019 est publié le premier rapport SOS abus. Dispo- nible
sur le site internet de la famille Saint-Jean, le document de 17 pages
essaye de déceler, entre autres, les causes possibles de ces abus
sexuels au sein de la communauté. On peut y lire par exemple : « Il
apparaît dans la plupart des cas un manque de définition de la
relation d’accompagnement: l’accompagnement spirituel est
confondu avec une relation d’amitié dont le cadre est flou. […]
Concernant la formation des frères, il semble que, dans la plupart
des cas, les frères aient manqué d’une formation humaine suffisante
ou qu’ils aient une immaturité affective telle qu’ils ne peuvent pas
vivre les exigences du vœu de chasteté. Est en jeu ici une question
de discernement des vocations, qui, on le sait, a fait défaut
particulièrement du vivant du père Marie- Dominique Philippe […]
Certains auteurs se pensaient ou se croyaient en outre dépositaires
d’une compréhension supérieure de l’enseignement du père Marie-
Dominique Philippe. Nous avons entendu des justifications (d’abus
[NDE]) qui venaient du père M.-D. Philippe directement et d’autres
qui venaient d’un frère aîné qui avait vérifié sa théorie auprès du
père11. » Ce rapport a également été remis à l’ensemble de la
famille Saint-Jean.
« Nous travaillons à une relecture et à la compréhension de notre
charisme qui a été faussement identifié au fondateur. Comme pour
un passage à l’âge adulte, nous devons ainsi prendre nos
responsabilités : j’accepte que mon père ait eu un compor- tement
pervers, cela ne doit pas m’empêcher à vivre », signale et conclut
frère Jean-Yves. La communauté a ainsi renouvelé sa gouvernance
avec une nouvelle génération de frères et en la décentralisant.
L’objectif : quitter l’autoréférentialité dénoncée par le pape François,
c’est-à-dire une congrégation qui ne sort pas d’elle-même. « Nous
avons aussi lors de ces sessions pu avoir accès à un décryptage du
profil psychologique du père Philippe, avec l’aide d’une psy. C’était
essentiel. »
Depuis sa création, la commission SOS abus a reçu 32 plaintes
d’abus sur des personnes adultes, des abus qui sont survenus pour
80 % des cas dans le cadre de l’abus spirituel.
Le 30 janvier 2020, plus de dix ans après les premiers signale-
ments contre lui, le frère Marie-Olivier Rabany a été reconduit à l’état
laïque par la Congrégation pour la doctrine de la foi. Des abus
survenus sur des victimes majeures au sein de l’école de vie de
Saint-Quentin-sur-Indrois. J’ai pu rencontrer l’une d’elles à
Châteauroux pendant l’été 2019, prête à parler, enfin, après une vie
de silence.
L’Église, elle, s’est prononcée officiellement sur la véracité des
témoignages et le sérieux de l’enquête canonique dans deux
documents signés par le cardinal João Braz de Aviz, préfet de la
Congrégation pour les instituts de vie consacrée et monseigneur
José Rodríguez Carballo, archevêque secrétaire de cette congré-
gation. En voici un extrait :

Dans ce registre nous devons constater que l’Église a été


saisie de plusieurs témoignages fiables et clairs et
convergents qui mettent en doute à tel ou tel moment de leur
vie, l’exercice de la vertu de la chasteté avec une réelle
gravité. Il serait contraire à la vérité de le nier ou de le passer
sous silence. Les membres de la famille Saint-Jean doivent
intégrer cela à leur histoire avec humilité et confiance12.

Macabre enchaînement des scandales, le 22 février 2020,


L’Arche révèle à la presse une partie de l’enquête sur son fondateur
Jean Vanier diligentée avec un organisme indépendant en 2019,
avant son décès. Six victimes majeures et non handicapées parlent
d’un accompagnement spirituel initié par Jean Vanier, figure
spirituelle mondialement reconnue, qui s’est mué en relations
sexuelles sous emprise. L’intégralité des résultats de l’enquête est
disponible sur le site de L’Arche. Les responsables de l’organi-
sation internationale évoquent sans détour « certaines pratiques
sexuelles dont le père Philippe était l’initiateur » avec une instru-
mentalisation du religieux. Une des victimes raconte avoir voulu se
tourner vers le père Thomas Philippe alors qu’elle était sous la
coupe de Jean Vanier pour lui demander conseil. Le dominicain l’a
agressée sexuellement, utilisant la même justification « avec les
mêmes mots pour dire que j’étais spéciale et que tout cela parlait de
Jésus et Marie ».
Sans le témoignage de Michèle-France, les victimes de Jean
Vanier auraient-elles pu parler ? À Trosly-Breuil, depuis sa maison-
nette, éternelle solitaire par choix, elle ne regrette en rien d’avoir
parlé. Deux fois par mois, elle se rend chez sa psychanalyste en
région parisienne. Une thérapie financée à moitié par L’Arche.
Victoire amère, mais victoire tout de même.

1. « Religieuses abusées : l’autre scandale de l’Église ».


2. Maurice BELLET, Le dieu pervers, Desclée de Brouwer, 1998.
3. Professeur à l’université de Fribourg en Suisse, spécialisé en
philosophie aristotélicienne et thomiste, il fonde cette communauté
religieuse à la demande de ses étudiants.
4. Une autorisation qui permet à une religieuse de vivre en dehors
de sa communauté pendant un temps défini. Généralement
accordée pour un an, elle ne peut dépasser trois ans sans
autorisation du Saint-Siège.
5. À ce sujet, lire Le silence de la Vierge de Marie-Laure JANSSENS et
Mikael CORRE, Bayard, 2017. Ancienne religieuse, Marie-Laure
Janssens a quitté la communauté contemplative des sœurs de
Saint-Jean après 11 ans. Témoignage glaçant de l’abus spirituel
dont elle fut victime.
6. Le nom a été changé.
7. Le nom a été changé.
8. Contacté à plusieurs reprises, il a décidé de ne pas accepter de
me rencontrer pour mon enquête, afin de respecter et mieux
accompagner les victimes.
9. « Sur le père Marie-Dominique Philippe, il faut regarder le réel en
face », propos recueillis par Céline HOYEAU, La Croix, le 14 mai
2013.
10. freres-saint-jean.org/communique-de-presse/.
11. freres-saint-jean.org.
12. Claire LESEGRETAIN, « Rome demande à la famille Saint-Jean de
poursuivre avec fermeté sa réforme », la-croix.com, 12 juillet 2016.
CHAPITRE VII

Silence on viole

20 septembre 2018, 14 h 37, de Sœur X.1 :


Chère Constance,
Je veux bien répondre à vos questions en début de semaine
prochaine.
Ce serait mieux que vous nous envoyiez les questions
demain, que je puisse avoir le temps d’y réfléchir.
Merci énormément,
Sœur X., Union internationale des supérieures générales
(UISG).

25 septembre 2018, 10 h 12, de Constance Vilanova à Sœur


X. : Chère Sœur X.,
J’ai essayé de vous contacter comme convenu ce matin à 10
heures plusieurs fois et vous n’avez pas décroché. Quand
pourrai-je vous rappeler ?

25 septembre 2018, 11 h 53, de Sœur X. à Constance


Vilanova : Chère Constance, merci pour votre e-mail et je suis
désolée de n’avoir pas pu être disponible pour prendre votre
appel à 10 heures. C’est une période très chargée de l’année
pour moi et j’ai un emploi du temps très serré au bureau !
Après avoir lu vos questions, je préfé- rerais prendre mon
temps pour vous rendre une réponse à l’écrit. Je vous
l’enverrai dès qu’elle sera prête.

28 septembre 2018, 17 h 50, de Constance Vilanova à Sœur


X. : Bonsoir Sœur X., pensez-vous pouvoir m’envoyer les
réponses dans les jours à venir ? Je dois bientôt rendre mon
enquête pour La Croix. Belle soirée !

30 septembre 2018, 14 h 37 de Sœur X. à Constance


Vilanova : Merci pour votre message Constance. Nous avons
décidé de publier notre propre communiqué. Ce qui prend du
temps puisque les membres du bureau exécutif de l’UISG
voyagent. Il sera publié dès que nous serons prêtes.

Ce courriel de 2018 est le dernier contact que j’ai pu établir en un


an et demi d’enquête avec l’Union internationale des supérieures
générales, basée à Rome, l’organisation mondiale de supérieures de
communautés religieuses qui regroupe 450 000 sœurs. Un silence
qui prend le relais d’une interview téléphonique annulée à la dernière
minute et d’une réponse écrite promise mais jamais reçue. Le
communiqué évoqué a été publié un mois plus tard, le 24 novembre
2018, sur le site internet de cette organisation :

L’abus sous toutes ses formes – sexuelle, verbale, émotion-


nelle, ou tout usage inapproprié du pouvoir dans une relation,
portent atteinte à la dignité et au sain dévelop- pement de la
victime. Nous apportons notre soutien aux femmes et aux
hommes qui ont eu le courage de dénoncer des abus auprès
des autorités. Nous condamnons celles et ceux qui
entretiennent la culture du silence et du secret, souvent sous
le couvert de la « protection » de la réputation d’une institution
ou en affirmant qu’elle « fait partie de notre culture ». Nous
préconisons une dénonciation transparente civile et criminelle
des abus, que ce soit au sein des congrégations religieuses,
au niveau paroissial ou diocésain, ou dans n’importe quel
domaine public.
Nous demandons que toute religieuse ayant été abusée
dénonce cet abus auprès de la responsable de sa congré-
gation, et auprès des autorités ecclésiales ou civiles selon le
cas. Si l’UISG reçoit une dénonciation d’abus, nous offrirons
une présence d’écoute et nous aiderons la personne à avoir
le courage de déposer sa plainte auprès des organisations
compétentes.
Nous nous engageons à travailler avec les autorités civiles et
de l’Église, pour aider les victimes d’abus à guérir du passé, à
travers un accompagnement et en réclamant justice. Nous
investirons également dans la prévention des abus en
collaborant au niveau de la formation et de la mise en place
de programmes éducatifs, tant pour les enfants que pour les
hommes et les femmes. Nous désirons tisser des liens de
solidarité dans ces situations déshumanisantes et contribuer
à une nouvelle création dans le monde entier.

Dans la lignée de la LCWR, union des religieuses américaines,


l’UISG prend la parole pour encourager les sœurs du monde entier à
crever l’abcès des abus sexuels. Un engagement fort : les
religieuses victimes ne doivent plus se taire.
Pendant l’année qui suit la publication de ce texte symbolique,
j’ai relancé à plusieurs reprises l’Union pour une interview essen-
tielle à mon enquête. Qui de mieux placé pour décrypter cette
tragédie que sœur Carmen Sammut, sa présidente de l’époque ? Au
fil de mes recherches, les experts et expertes de la question de
l’emprise mentale, les consacrées que je rencontrais, insistaient à
chaque fois sur le travail entrepris par l’UISG en soutien aux
religieuses victimes : « Elles en parlent beaucoup aux supérieures »,
« elles organisent des conférences », « Elles font un travail de fond
sur les sujets des abus dans les congrégations ».
Sœur Mary Lembo, la théologienne qui a présenté sa thèse à la
Grégorienne, organise même un atelier sur cette question lors de
l’assemblée plénière de l’Union qui se tient à Rome du 6 au 10 mai
2019. Pendant la conférence de presse qui présente ce grand
rassemblement, le 2 mai, sœur Carmen Sammut, sa prési- dente,
affirme que les supérieures doivent être mieux formées pour
échanger avec leurs sœurs sur les abus : « Si une supérieure
générale est elle-même à l’aise pour parler de cela avec ses sœurs,
les sœurs pourront s’adresser à elle avec confiance si elles ont été
victimes2. » Pas de doute, l’UISG veut former les responsables
d’instituts religieux. L’organisation n’élude pas la question de la
chasteté et de la sexualité pendant ses ateliers, et elle souhaite
briser l’omerta, pour que les femmes consacrées ne soient plus
mises au ban de la gouvernance de l’Église, qu’elles ne soient plus
des esclaves et des bonnes à tout faire pour les évêques. L’Union
s’empare de ce dossier brûlant, mais quand il s’agit d’échanger à ce
sujet avec des journalistes, le silence s’abat à nouveau. Commu-
niqués et conférences de presse devant un parterre de médias ou
questions envoyées à l’avance oui, mais dialogue non. Elles ne sont
pas prêtes.
Travailler sur les abus sexuels dans l’Église catholique, c’est se
rendre compte d’une schizophrénie criante de la part de l’institution.
Avec des révélations toujours plus catastrophiques concernant la
pédocriminalité, la communication de l’Église reconnaît aujourd’hui
qu’elle ne peut plus faire sans les médias. Elle certifie qu’elle fait
preuve de transparence avec les journalistes, briseurs d’omerta. En
parallèle, certaines branches de l’institution craignent encore la
presse et les coups de projecteurs et veulent à tout prix contrôler et
vérifier leurs propos pour qu’ils ne soient pas détournés ou qu’ils
alimentent un discours sensationnaliste. Pas d’échange, mais des
déclarations unilatérales.
Vingt ans après la publication du Boston Globe, cette méfiance
médiatique demeure et étouffe encore la parole des victimes.
« C’est un sujet d’enquête nécessaire, mais je ne pense pas
pouvoir vous aider », « Courage pour votre beau travail, nous ne
pouvons communiquer à ce sujet », « Je n’ai eu que très peu d’écho
et, pour protéger les victimes, je ne peux vous en parler » font ainsi
partie des nombreuses et similaires réponses reçues de la part des
congrégations françaises ou étrangères. Ne pas brusquer les
victimes en les forçant à témoigner reste tout à fait compréhensible
et essentiel, mais taire leur douleur alors que certaines sont prêtes à
parler, est-ce vraiment leur porter secours ?
En novembre 2019, un prêtre missionnaire me met en contact
avec la supérieure d’une communauté historique et importante qui
se rend régulièrement dans un pays d’Afrique à la rencontre des
sœurs de sa congrégation. Alors qu’elle évoque le témoignage d’une
sœur abusée, elle m’invective dans la salle commune où elle a
accepté de me rencontrer. La sympathique conversation vire au
pugilat antimédias : « J’ai refusé de montrer le documentaire Arte
aux sœurs de la congrégation. On touche à de la prostitution, à du
voyeurisme. Les témoignages donnaient trop de détails, c’était
choquant et malsain. D’anciennes religieuses racontent tout», lance
la sœur. « Chaque cas d’abus n’est pas obligé d’être médiatisé ou
rapporté à la justice canonique. Parfois les victimes ne le veulent
pas et il faut respecter leur choix. Elles ne souhaitent pas porter
plainte. Vais-je les forcer? Certains médias se plongent dans ces
histoires sordides avec délectation, toujours à la recherche du
scoop : cela ne nous aide pas à régler nos affaires. Il est préférable
de les gérer en interne, sans faire de vague, car nous, nous
maîtrisons le sujet. Dans le cas de cette jeune sœur, nous avons
renvoyé le prêtre avec discrétion», poursuit-elle. Une défense de
l’omerta qui pèse sur les victimes. Ne pas laver son linge sale en
public, gérer les scandales en interne en chuchotant, c’est encore
trop souvent le cas.
L’exemple de la Pologne, fervent pays catholique, aux 18 000
religieuses, terre de Jean-Paul II, l’illustre bien. Le 17 février 2019,
dans une interview donnée à KAI, agence de presse catholique du
pays, mère Jolanta Olech, 79 ans, secrétaire générale de la Confé-
rences des supérieures générales de Pologne, dénonce les abus
sexuels dont les religieuses sont victimes dans son pays. Elle félicite
la décla- ration du pape François, qui, dans son vol d’Abu Dhabi
quelques mois plus tôt, a affirmé que le Vatican travaillait sur le sujet.
Dans ce même entretien, décrypté par The Tablet3, média
catholique britannique, la supérieure précise qu’aucune donnée n’a
été collectée sur la maltraitance des religieuses en Pologne, mais
que, en tant que secrétaire générale de la Conférence, elle a été
informée de cas « très douloureux », et ce pendant des années.
Mère Jolanta Olech cite alors le récit désolant d’une consacrée
tombée enceinte puis forcée de quitter sa congrégation. Le prêtre
respon- sable de sa grossesse n’a pas été écarté de sa
communauté et n’a pas reçu d’avertissement non plus. Elle signale
que la majorité des cas a été « dissimulée » et qu’elle espère que la
nouvelle génération de sœurs sera soutenue. « Le temps du secret
est terminé», clame- t-elle en affirmant que ce scandale des
religieuses abusées « reflète un problème plus large : celui des
femmes dans la société ». Toujours dans cette interview, la sœur
estime que les religieuses polonaises ne souhaitent pas forcément
s’associer au mouvement #MeToo mais nuance : « Nous devons, en
tant que religieuses, prendre soin de nous – nous ne sommes pas
des enfants ou des personnes sans libre arbitre. » Quelques jours
après la publication de l’entretien, une source de l’Église polonaise
confie au journa- liste de The Tablet, que « des enquêtes internes
urgentes » seraient en cours pour comprendre comment l’article a
pu être publié par un organe de presse officiel. Selon cette source
anonyme, la conférence des évêques polonais aurait réagi « avec
indignation » face aux déclarations de cette doyenne. Mère Olech,
ancienne diplomate du Vatican, supérieure générale des Ursulines
de 1995 à 2007 et consultante auprès de la Congrégation pour les
instituts de vie consacrée, aurait depuis reçu, de la part de
l’épiscopat, l’interdiction de dialoguer avec les médias. Elle nie avoir
reçu une quelconque interdiction mais n’a plus porté un tel discours
aussi libre depuis.
Des victimes pétries de honte et de culpabilité et un mutisme
contrôlé par des congrégations voire les Églises de certains pays ? «
Des membres de l’institution font fi de la doctrine sociale de l’Église
qui reconnaît la liberté de la presse comme fonda- mentale »,
analyse depuis son village perché dans la montagne le père Pierre
Vignon4, canoniste expérimenté à l’initiative de la pétition d’août
2019 pour la démission du cardinal Barbarin. Celui qui fait trembler
l’épiscopat se consacre depuis une décennie à l’accompagnement
des victimes d’abus. Parmi elles, de plus en plus de religieuses. Les
propos graves, mais la blague facile et pertinente, cette « grande
gueule » est sollicitée des quatre coins de l’Hexagone par des
fidèles qui se heurtent à une institution silencieuse. L’ancien juge à
l’officialité de Lyon, écarté depuis sa pétition, décrypte la dualité de
cette Église dont la vitrine média- tique paraît transparente mais
reste terriblement opaque. « Tout en gentillesse, ils ne révèlent rien.
Dans la pratique, certains évêques, prêtres et supérieurs religieux
sont persuadés que les journalistes restent des fouilles-poubelles et
qu’il est préférable de ne pas communiquer avec eux. Il y a un cap
entre la doctrine officielle de l’Église et la mentalité. On peut parler
d’une mentalité réaction- naire chez certains responsables de
l’institution qui sont persuadés que les médias sont animés par de
mauvaises intentions », reprend le Drômois.
Exemple révélateur auquel je me suis confrontée : certains inter-
venants représentants du Vatican m’ont par exemple demandé une
vérification de la façon dont je présente leur travail ou de la manière
dont j’exploite leurs citations. « Il y a des membres du clergé qui ne
laissent pas les médias jouer leur rôle. Lors d’enquêtes canoniques,
si une victime a parlé de son affaire dans la presse, parfois sa seule
porte-parole, la justice canonique lui fait comprendre que ce n’est
pas bien. On lui dit très clairement et explicitement qu’elle n’aurait
pas dû parler », conclut le père Pierre Vignon.
À Rome, dans un parloir de la maison des prêtres missionnaires
d’Afrique, le père Stéphane Joulain, père blanc et psychothéra-
peute spécialisé dans le traitement des abus sexuels de mineurs,
analyse lui aussi cette culture du secret : « Depuis l’appel de l’UISG
auprès des religieuses pour qu’elles dénoncent les abus et qu’elles
témoignent, il y a eu très peu de retours. Dans les quelques
réponses que l’Union a reçues, les sœurs ont expliqué qu’elles ne
porte- raient pas plainte. Il y a une difficulté supplémentaire : la
honte autour de la sexualité et le viol qui règne dans les
communautés. On sait que dans la population générale, la violence
sexuelle est sous-rapportée, alors imaginez dans une Église d’autant
plus verrouillée. Il est difficile de parler pour une femme dans le
monde, mais plus difficile encore chez les religieuses, surtout si
certaines sont complices », analyse ce spécialiste.
Le 5 mars 2019, la chaîne Arte largue une bombe: le documen-
taire « Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église », diffusé en
Allemagne et en France réalisé par Éric Quintin, Marie- Pierre
Raimbault en collaboration avec Elizabeth Drévillon après deux ans
d’enquête. Quatre-vingt-dix minutes douloureuses où s’enchaînent
des témoignages sans fioriture. Les mots sont dits sans détour, la
douleur des victimes transperce l’écran. La promotion
magistralement assurée par Michèle-France Pesneau, victime des
frères Thomas et Marie-Dominique Philippe, se propage dans tous
les médias comme une traînée de poudre, de France 5 à France
Inter, en passant par la toile avec, entre autres, Konbini, site
d’information en ligne à destination du jeune public.
Partout sur les réseaux sociaux, le film bat des records
d’audience avec 1,5 million de spectateurs, 6,3 % de part d’audience
cette soirée-là, happés par l’horreur des abus spirituels et sexuels.
Un record annuel de la chaîne franco-germanique pour un
documentaire. En Allemagne, « Religieuses abusées» remporte une
part de marché deux fois supérieure à la moyenne selon le
Süddeutsche Zeitung. C’est cette enquête qui, en plus de l’édito de
Lucetta Scarraffia dans L’Osservatore Romano, aurait fait réagir le
pape à ce sujet dans son vol d’Abu Dhabi le 7 février 2019, un mois
avant la diffusion. Informé de l’investigation en cours, le Saint-Père
prend les devants, en particulier concernant la commu- nauté des
sœurs contemplatives de Saint-Jean, qu’il cite implici- tement lors de
son entretien traditionnel avec les journalistes. Il y a rendu hommage
à son prédécesseur Benoît XVI qui « a eu le courage de dissoudre
une congrégation féminine où sévissait cet esclavage des femmes,
allant jusqu’à l’esclavage sexuel de la part des prêtres et du
fondateur ». Les réalisateurs avaient en fait demandé au Vatican un
rendez-vous filmé avec le pape et Doris Wagner, victime d’un prêtre
de la Congrégation pour la doctrine de la foi pendant la confession.
Une audience notée, selon Nicolas Senèze, correspondant pour La
Croix au Vatican5, dans l’agenda papal au 6 décembre mais que le
Saint-Père aurait voulue privée.
Le 5 mars 2019, le jour de la diffusion du film, la Conférence des
évêques de France (CEF) réagit : « La Conférence des évêques de
France s’associe pleinement à la Conférence des religieux et
religieuses de France (CORREF) dans sa profonde indignation, sa
tristesse et sa colère. C’est d’abord vers les religieuses et religieux,
victimes de ces abus, que la CEF tourne ses pensées et ses prières.
Tous les évêques de France veulent leur apporter leur soutien. »
Mais, le 20 mars, à la suite d’une plainte en référé, l’Allemagne
interdit à Arte de diffuser le documentaire dans sa version initiale. Un
prêtre allemand a porté plainte contre la chaîne estimant être
reconnaissable dans le film. Un tribunal de Hambourg lui donne
raison. Si la chaîne ne respecte pas cette décision, elle risque
jusqu’à 250 000 euros d’amende. Retiré le 5 avril de la plate-forme,
le film a été visionné en replay plus de 495 000 fois. Malgré
l’interdiction, il reste disponible sur YouTube via plusieurs comptes et
sera diffusé sur La chaîne parlementaire (LCP), avec justement la
scène coupée.
Cette explosion médiatique a-t-elle permis de libérer la parole
des femmes consacrées ? Dans les mois qui suivent cette fin
d’année 2019, une chape de plomb s’abat à nouveau et étouffe les
plaintes. « L’enquête que vous avez publiée sur les religieuses
africaines a fait peur aux consacrées sur le continent, elles ne
veulent plus parler », me confie, anonyme, une chercheuse de la
Grégorienne à Rome.
Comme dans tous moments où les femmes se font entendre, à
l’image du monde laïc et des milieux féministes, s’opère un
phénomène de « backlash », de retour de bâton, de contrecoup,
théorisé par l’essayiste et journaliste féministe Susan Faludi.
L’Américaine explique dans Backlash la guerre froide contre les
femmes6 paru en 1991 et qui lui a valu un prix Pulitzer, que dès que
les femmes acquièrent plus de droits, s’enchaîne, statistiques à
l’appui, une vague de revanches, un recul. L’exemple qui appuie sa
thèse : dans les années 1960, chez l’Oncle Sam, les femmes
contrôlent de plus en plus leur fécondité et s’installent massi- vement
sur le marché du travail. Chaque avancée se caractérise dans la
foulée par une « excessive réactivité des hommes aux victoires les
plus microscopiques des femmes ». La décennie qui suit cette
révolution est marquée par une vertigineuse régression motivée par
une volonté de « remettre les femmes à leur place en s’appuyant sur
le faux présupposé porté par certains hommes que le mouvement de
libération de la femme qui a précédé a créé de la détresse chez
elles7 ».
Si fin 2018 des témoignages de religieuses éclatent de tous les
continents, le flux de parole se tarit et la parole s’enraye. En mai
2019, à Rome, impossible de rencontrer des victimes. « Elles ont
peur que témoigner leur retombe dessus. Le documen- taire et les
enquêtes étaient nécessaires mais ils ont aussi fait du mal»,
décrypte la chercheuse anonyme de l’Université grégorienne. Alors
qu’on me met en lien avec des congrégations de République
démocratique du Congo, prêtes à me recevoir, et que certaines
supérieures acceptent de me rencontrer dans ce pays du centre du
continent, les rendez-vous s’annulent subitement. Un journa- liste
ougandais ne répond plus à mes messages alors qu’il acceptait de
m’accompagner sur le terrain. Sans témoin, ce voyage n’a plus lieu
d’être.

1. Ce contact de l’UISG n’ayant pas voulu répondre à l’enquête, ses


prénom et nom ont été anonymisés.
2. Constance VILANOVA, « L’Union internationale des supérieures
veut mieux former les religieuses sur les abus », la-croix.com, 4 mai
2019.
3. Jonathan LUXMOORE, « Polish nun “silenced” for speaking out on
abuse », thetablet.co.uk, 19 février 2019.
4. Pierre VIGNON et François Jourdain, Plus jamais ça !, 2019,
L’Observatoire.
5. Nicolas SENÈZE, « Abus sexuels, des religieuses victimes
témoignent », la-croix.com, 5 mars 2019.
6. Susan Faludi, Backlash. La guerre froide contre les femmes, Des
Femmes Antoinette Fouque, 1993.
7. À ce sujet, voir l’interview de Susan Faludi au moment de la sortie
de son livre aux États-Unis datée du 2 octobre 1992 sur le site
internet de CSPAN : « Backlash » avec Susan Faludi et Brian Lamb.
CHAPITRE VIII

Obéissance

Pour se consacrer à Dieu, s’engager dans une communauté,


religieux et religieuses font trois vœux : chasteté, pauvreté et obéis-
sance qui fonctionnent conjointement. C’est ce dernier qui, s’il est
mal enseigné, peut conduire à des dérives, à une emprise mentale
voire à des abus sexuels. Échanger avec des consacrées victimes
d’abus sexuels, c’est comprendre que le vœu d’obéissance a été
appréhendé dès l’intégration dans une congrégation comme une
soumission aveugle à son ou sa supérieure comme une privation de
liberté qui va jusqu’à entraver parfois le cheminement vers Dieu.
Étymologiquement, « obéir » vient du latin ob-audire qui signifie
se mettre à l’écoute de l’autre, cet autre étant le Christ dans le cas
de la vie consacrée. Un « tendre l’oreille » à la volonté du Père.
L’obéissance répond à la logique d’humilité, avec le Christ comme
modèle.
Dans son instruction parue en 2008 – Le service de l’autorité et
l’obéissance –, la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et
les sociétés de vie apostolique de la curie romaine répète que le
vœu d’obéissance est un chemin vers la liberté : « Saint Augustin
rappelle que celui qui obéit accomplit toujours la volonté de Dieu,
non pas parce que l’ordre de l’autorité est nécessairement conforme
à la volonté divine, mais parce que c’est la volonté de Dieu que l’on
obéisse à qui préside. Mais l’autorité, de son côté, doit rechercher
assidûment, avec le soutien de la prière, de la réflexion et du conseil
d’autrui, ce que Dieu veut vraiment. Dans le cas contraire, le
supérieur ou la supérieure, au lieu de représenter Dieu, risquent de
se mettre témérairement à sa place. »
Le texte émane de l’assemblée plénière de 2005 – qui avait pour
thème « Exercice de l’autorité et obéissance dans la vie consacrée »
– et de la réflexion ultérieure du dicastère1. Il s’adresse
particulièrement aux supérieurs :

Le Code rappelle au supérieur religieux qu’il est avant toute


chose appelé à être le premier obéissant. En raison de l’office
assumé, il doit obéissance à la loi de Dieu, duquel il tient son
autorité et auquel il devra rendre compte en conscience, à la
loi de l’Église et au Pontife Romain, au droit propre de
l’Institut. […] Ce n’est que si, de son côté, le supérieur vit
dans l’obéissance au Christ et en observant sincèrement la
Règle que les membres de la communauté peuvent
comprendre que leur obéissance au supérieur non seulement
n’est pas contraire à la liberté des fils de Dieu, mais qu’elle la
fait mûrir en conformité au Christ, obéissant au Père (n. 14 et
17).

L’obéissance ne doit pas faire obstacle avec la conscience


comme le rappelle le document, l’application de ce vœu ne doit pas
être aveugle :

Une question peut surgir ici : existe-t-il des situations dans


lesquelles la conscience personnelle semble ne pas
permettre de suivre les indications données par l’autorité ?
Peut-il arriver en réalité que la personne consacrée doive
déclarer, en ce qui concerne les normes ou ses supérieurs : «
Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5,29) ? C’est
le cas de ce qu’on appelle l’objection de conscience dont a
déjà parlé Paul VI, et qui doit être prise dans sa signification
authentique. […] En effet, il ne faut pas confondre cette voix
avec celles qui proviennent d’un subjectivisme qui ignore ou
néglige les sources et les critères auxquels on ne peut
renoncer et qui sont contrai- gnants dans la formation du
jugement de conscience : « C’est le “cœur” tourné vers le
Seigneur et vers l’amour du bien qui est la source des
jugements vrais de la conscience », et « la liberté de
conscience n’est jamais une liberté affranchie “de” la vérité,
mais elle est toujours et seulement “dans” la vérité » (n. 27).

Le père Henry Donneaud a accompagné la refondation des


Béatitudes nées du renouveau charismatique, en proie à des dérives
sectaires. Théologien professeur à l’Institut catholique de Toulouse, il
travaille particulièrement sur la notion d’obéissance dans la vie
religieuse, vœu qui a été tout particulièrement mal appréhendé dans
cette communauté nouvelle. « L’obéissance est le vœu le plus
délicat à faire comprendre dans la vie religieuse. Les deux autres
sont plus faciles à saisir. Sans assise théologique l’obéissance peut
donner naissance à une soumission aveugle, à une obéissance
déviée, mécanique», m’explique ce dominicain au téléphone. « On
peut nous demander de faire une chose par obéis- sance, mais on
ne peut pas nous commander de penser ceci ou cela. Penser qu’un
ordre est mauvais, alors même qu’on l’exécute, ce n’est pas
désobéir, car l’obéissance ne doit pas paralyser le jugement. Dans
certaines communautés, il existe une confusion entre ce qui relève
de l’obéissance et ce qui relève du jugement intellectuel. Sans
tradition solide, on improvise l’obéissance, et on la dénature. Il faut
plus de vigilance et sensibiliser les supérieurs sur ce point »,
précise-t-il.
Former les supérieurs, c’est d’ailleurs ce que propose depuis un
an l’institut Talenthéo. Depuis 2018, l’organisation souhaite «
Développer des compétences relationnelles et de gouvernement».
Béatrix Bréauté, coach à son origine, me reçoit dans son appar-
tement parisien du 13e arrondissement pour en parler. En ce mois
de janvier, le sapin de Noël trône toujours majestueusement dans
son salon lumineux où se distinguent plusieurs icônes religieuses qui
accrochent l’œil. « Il s’agit de proposer à des supérieurs, des abbés,
des abbesses, des clercs, des responsables de commu- nautés ou
des visiteurs canoniques des ateliers avec des situations pratiques
sur la notion de gouvernance. La formation dans les congrégations
reste parfois trop théorique : ici, on les accompagne sur des
situations concrètes. Il y a une vraie urgence à former ce public
particulier à la relation. La formation de ces responsables est
souvent plus théorique, théologique ou canonique par exemple, que
pratique », me décrit celle qui s’est elle-même confrontée plus jeune
à la vie religieuse. Une formation d’une vingtaine de jours où la
notion d’obéissance et d’autorité plane sans cesse. « Les situations
d’abus de pouvoir, de conscience, sexuels ou spiri- tuels, révélés
récemment, mettent en évidence la difficulté pour les pasteurs de
distinguer les niveaux psychologiques, moraux, spirituels, juridiques
dans la relation personnelle et l’exercice du gouvernement », peut-
on lire sur le site. Soutenu par la Conférence des évêques de
France, encouragé par la Congrégation pour les instituts de vie
consacrée (ses fonctionnaires m’ayant eux-mêmes encouragée à
contacter l’organisation), il est conduit à la fois par des prêtres et par
des coachs certifiés. « Il y a une vraie volonté de savoir de la part
des participants à ces ateliers. On est face à des supérieurs qui
reconnaissent qu’il leur manque des compétences et qui ont la
volonté de bien gouverner, de bien faire dans leur communauté »,
reprend Beatrix Bréauté. Les demandes sont telles que la coach
catholique a dû refuser certaines inscriptions. Pour cette formation, il
faut compter 2 500 euros par participant.
Impossible de ne pas s’interroger : face aux scandales qui se
multiplient, l’Église manque-t-elle à ce point de moyens pour
encourager officiellement des initiatives louables, mais privées et
payantes, pour former ses supérieurs d’instituts ?
Véronique Margron2, présidente de la CORREF, reçoit dans son
bureau près de la tour Montparnasse à Paris. Après avoir traversé la
salle commune moderne illuminée par une grande baie vitrée qui
remplace la toiture, la dominicaine m’emmène dans son bureau
composé d’un espace de travail et de deux canapés bordés de livres
en tous genres. Aujourd’hui, c’est une biographie de Simone Veil qui
est mise à l’honneur sur un porte-livre. Depuis la parution du
documentaire d’Arte, elle reçoit de plus en plus d’appels de
religieuses victimes d’abus sexuels ou spirituels. Elle me décrypte,
quand je la rencontre pour la première fois au printemps 2019, les
manquements de compréhension du vœu d’obéissance dans
certaines communautés : « L’obéissance est une école de la liberté.
Elle est une formation aussi de la dignité de soi, de la dignité de son
corps. L’obéissance religieuse n’est rien sans la notion d’obéissance
du Christ qui n’a rien de servile », explique cette théologienne
moraliste qui précise : « Un peu de théologie montre que
l’obéissance du Christ à son Père, c’est la liberté profonde de ce
qu’il croit juste, et ce qu’il croit juste, c’est ce que le Père veut. Obéir
ne peut se traduire uniquement par se soumettre aux ordres d’un
supérieur. » Les victimes, Véronique Margron les accueille comme
elle le peut, avec des moyens humains limités face à un nouveau
scandale que peu d’accompagnateurs catho- liques ou de
spécialistes maîtrisent. « Ces femmes victimes et ces hommes
étaient mis dans une situation où s’alternaient gratifi- cation et
humiliation de la part de leur abuseur : c’était un enclos, ils ne
pouvaient plus en sortir. Les religieuses qui entrent dans la vie
consacrée sont dans une démarche d’une sincérité immense, elles
vont donner leur vie à Dieu. Le vœu d’obéissance se brouille. Une
victime me racontait par exemple que sa supérieure justifiait la
dureté du quotidien dans la communauté en comparant ce mode de
vie à “la discipline des sportifs de haut niveau”. »
Pour libérer la parole et mieux prévenir, Véronique Margron et la
CORREF enchaînent formations et colloques auprès des
communautés pour tenter d’éviter des dérives et proposer des
repères ou encore des rencontres – non obligatoires – révélatrices
de la volonté de nombre d’instituts religieux de lutter contre les
phénomènes d’emprise. Problème évoqué par la religieuse lors de
notre entretien : des communautés parmi les plus probléma- tiques,
secouées par des dérives sectaires, n’y participent pas. « Il ne faut
non plus oublier que des communautés ne sont pas forcément
reconnues comme telles. Elles sont de simples associa- tions
reconnues par un évêque mais portant un habit, vivant ensemble,
etc. Elles donnent ainsi à croire qu’elles sont des communautés
religieuses à part entière, alors qu’elles ne relèvent pas du droit de
l’Église de la vie religieuse et, par exemple, n’appar- tiennent pas à
la CORREF. Ces groupes sont souvent encore plus difficiles à
repérer et à suffisamment contrôler. »
La dominicaine travaille avec le Dr Isabelle Chartier-Siben,
psychothérapeute et victimologue. Depuis 2002, ce médecin préside
l’association « C’est à dire », au départ destinée aux victimes d’abus
et de drames dans le cadre familial. Depuis le début, Isabelle
Chartier-Siben reçoit de plus en plus de victimes des milieux
religieux, hommes et femmes et particulièrement des religieuses
abusées de France et d’ailleurs.
« Dans la vie consacrée, il y a une notion à la fois naturelle,
évidente et reconnue par tous : il n’y a pas de relation sexuelle. Ce
choix de vie quelque part sacrificiel a néanmoins pour consé-
quence la sécurité des relations : on n’a rien à craindre de l’autre
puisque l’on est dans le respect mutuel, la sécurité et la liberté. Le
milieu, la communauté où les religieuses s’installent, s’avère donc
sécure au niveau de la sexualité. Elles s’arment moins de défense
qu’une jeune femme dans le monde laïc. Par ailleurs, dans leur
esprit, l’abus physique ou psychologique n’a rien à voir avec le
monde religieux puisque suivre le Christ c’est respecter l’autre qui
nous respecte. Ces femmes sont entrées dans la vie religieuse avec
l’enthousiasme de la jeunesse. Elles étaient intelligentes,
généreuses et pour certaines peu matures sur le plan affectif »,
décrypte la thérapeute. Selon cette spécialiste, l’abus sexuel devient
impossible à qualifier pour la victime tant il s’avère incohérent avec
son état de vie à elle et avec celui de son abuseur: un clerc.
Le Dr Chartier-Siben me décrit alors trois types de situations
relatives aux abus dans la vie en communauté religieuse : « Dans la
première, la culture de la communauté impose la relation sexuelle.
La religieuse accepte l’acte sexuel car elle considère l’agresseur
comme son supérieur : elle obéit aveuglément. J’ai accompagné des
patientes auxquelles il m’a fallu expliquer qu’elles avaient non
seulement le droit mais le devoir de refuser ces actes, que ce n’est
pas dans l’ordre normal des choses, que leur corps et leur
engagement leur appartenaient. Autre situation : la religieuse ou le
religieux appartient à une structure qui a théorisé un concept qui
autorise voire favorise le passage aux actes sexuels », précise- t-
elle. Dans certaines communautés les violences sexuelles struc-
turent le quotidien d’une vie spirituelle marquée par une théologie de
l’abus. Sans me le dire, je comprends bien que le médecin évoque
implicitement la communauté Saint-Jean et la notion d’amour
d’amitié.
« La troisième situation : un homme ou une femme va abuser
sexuellement d’une autre dans une relation particulière et cachée »,
poursuit-elle. Dans tous les cas, et la spécialiste insiste : « La
religieuse n’est pas libre dans cette relation asymétrique, où
l’abuseur a le pouvoir. Le consentement implique d’être libre et
éclairé. Lors d’une relation d’accompagnement, il ne peut pas y avoir
de relation sexuelle librement consentie car la relation d’autorité ne
le permet pas. Les deux personnes ne sont pas dans une symétrie
relationnelle. »
Selon la victimologue, et d’après ce qu’elle a pu observer chez
ses patientes, il se crée alors chez la victime d’abus sexuel une
dissociation intérieure avec d’un côté sa vie de prière et de don à
Dieu, « l’image de la religieuse souriante, volontaire et dévouée », et
de l’autre, ce qu’elle ne parvient pas à saisir mais qu’elle ne peut pas
refuser : les actes sexuels. « Par ailleurs, une fois que l’emprise est
mise en place, la relation avec l’abuseur est souvent totalitaire. Il n’y
a aucun espace pour aller parler ailleurs, pour se connecter à la
pensée, à l’éclairage d’un autre membre de la communauté ou d’un
proche de sa famille. La prise de conscience se fait immédiatement
refouler parce qu’en partie elle ne correspond pas à l’idéal d’une vie
religieuse tant voulue », ajoute-t-elle.
Pour mieux comprendre les dynamiques psychiques et d’emprise
qui entrent en jeu, le Dr Chartier-Siben distingue plusieurs phases
dans le conditionnement de la victime par son abuseur : « Il y a
d’abord une mise en lumière de la personne cible. C’est ce qu’on
appelle la phase de séduction. La future victime se sent reconnue,
elle pense qu’elle est aimée pour ce qu’elle est, alors qu’elle est
utilisée. De l’autre côté, la personnalité sociale de l’abuseur est
irréprochable, il est aimé, il fascine : l’entourage n’y voit que du feu.
C’est une phase de lune de miel. La victime ciblée abandonne ses
défenses et s’ouvre dans une confiance absolue au prédateur. La
deuxième étape, la dépendance, isole la personne visée et lui fait
perdre sa liberté. Un isolement est mis en place vis-à-vis de la
famille de la victime, de ses amis. Des secrets sont partagés.
Apparaissent ensuite les abus et l’alternance progressive valorisa-
tion-dévalorisation. Des humiliations dans un bain de flatteries et de
douceurs. Dans la vie consacrée, l’abus sexuel n’apparaît en fait que
dans un océan d’abus. »
Une emprise qui, toujours selon l’experte, relève de la déper-
sonnalisation par un mécanisme en duo: l’emprise et les maltrai-
tances répétées. Elle précise : « Le trauma qui en résulte est
exactement le même que celui des victimes d’actes terroristes
comme les attentats du Bataclan par exemple. L’emprise dépossède
la personne d’elle-même, le prédateur injecte du prêt-à-penser. Il
vide la cervelle pour y injecter les pensées de quelqu’un d’autre.
Dans un contexte religieux, l’aliénation spirituelle altère les capacités
de discernement et endort la conscience. L’emprise prend la place
de la relation à Dieu. »
Depuis que la parole se libère, la notion d’abus spirituel inonde
l’espace catholique et médiatique. Difficile à définir, on peut le
caractériser comme une situation pendant laquelle quelqu’un en
position d’autorité prétend dire à celui qu’il accompagne ce que Dieu
souhaite pour lui, une instrumentalisation du religieux. « Dans la vie
religieuse, si une ou un consacré est abusé sexuel- lement, les abus
spirituels qui accompagnent les abus sexuels interviennent à deux
stades : soit pour justifier les agressions, soit pour les effacer »,
précise la psychothérapeute qui insiste bien sur la tromperie, le
mensonge et l’instrumentalisation du religieux :
« Le prédateur justifie les abus par les engagements et les
vertus : l’obéissance, l’humilité, le don de soi, le pardon. Autre
schéma : il appelle à la compassion aussi pour obtenir des privilèges
sexuels. L’abuseur se dit éprouvé, qu’il a besoin de tendresse.
Troisième possibilité, les abus peuvent être commis suite à des
concepts théologiques utilisés de manière fallacieuse et criminelle. »
Le médecin cite quelques exemples : « Un prêtre reproche à son
accompagnée de ne pas vivre dans et par son corps sa relation à
Dieu : il va la décoincer en la caressant, des prêtres s’invitent dans
les chambres des religieuses ou les invitent dans leur chambre au
prétexte d’un travail, d’une nécessité. » En ce sens, l’abuseur
détourne également des notions initialement positives : « L’obéis-
sance devient prétexte d’abus d’autorité, de mise en esclavage.
L’humilité devient prétexte à l’humiliation. Le pardon est utilisé en
inversant les protagonistes. »
Pour Isabelle Chartier-Siben, le prédateur se sert également de
l’abus spirituel pour effacer les abus physiques commis. « Certains
célèbrent la messe juste après pour continuer à “célébrer la gloire de
Dieu”, d’autres donnent l’absolution sans que rien leur soit demandé.
Certains usent de menaces spirituelles en demandant que leur
victime ne se confesse qu’à eux», cite, par exemple, la médecin qui
rappelle que l’accompagnant doit respecter le secret de
l’accompagnement spirituel et sa confidentialité. L’accompagné, lui,
n’est pas concerné par ce secret et peut répéter le contenu de
l’accompagnement à qui il ou elle le souhaite. Cette modalité de
confidentialité, les religieux n’en ont pas toujours conscience.

For interne et for externe

Dans la vie religieuse, selon le droit canonique, un supérieur ne


peut pas être en même temps accompagnateur spirituel et
confesseur. Dans ce même droit, il existe ainsi une différence entre
for interne et for externe. Le premier correspond au jugement d’un
acte par rapport à sa conscience personnelle, c’est ce qui relève de
la conscience d’une personne. Il concerne la vie privée, intérieure,
partagée à l’accompagnateur spirituel, son contenu reste confi-
dentiel. Le for interne ne peut être révélé à un tiers sans l’accord du
ou de la concernée. Le for externe relève de ce qu’un fidèle fait au
regard de la société, des autres, en communauté par exemple, dans
la vie fraternelle. En ce sens, pour éviter les interactions nocives, les
communautés religieuses sont, entre autres, censées faire appel à
un confesseur extérieur. L’article 130 du droit canon le signale : « Le
pouvoir de gouvernement s’exerce de soi au for externe ». Cette
distinction interne-externe complexe nécessite quelques exemples.
Le premier : l’accompagnateur spirituel qui a connaissance
d’éléments du for interne de la religieuse n’a pas le droit
d’instrumentaliser ce qu’elle lui a révélé. Autre exemple, la maîtresse
des novices qui enseigne sur la vie en communauté, donc sur le for
externe, n’est pas censée avoir eu échos d’éléments consti- tutifs du
for interne d’une sœur par son accompagnateur spirituel. Dans
certaines communautés, la crise des vocations justifie qu’une seule
personne remplisse tous ces rôles. La division des pouvoirs qui
permet de préserver le for interne, certaines congrégations ne
l’appliquent pas. Elles ouvrent ainsi la porte à des dérives sectaires,
à un lien de dépendance affective de l’accompagné pour l’accom-
pagnateur, voire à des abus spirituels ou sexuels.
Cette confusion qui inonde certains instituts religieux, le pape
François la dénonce le 29 mars 2019 lors d’une audience :

Je me suis rendu compte que dans certains groupes dans


l’Église, les supérieurs mélangent les deux choses et
prennent du for interne pour prendre des décisions externes,
et vice versa. […] Ceci est un péché. C’est un péché contre la
dignité de la personne qui fait confiance au prêtre.

Une instrumentalisation de la confession qui ferait rage dans


certaines congrégations et permettrait parfois, comme l’explique le
Dr Chartier-Siben, d’exploiter ce sacrement à des fins sexuelles.
Le prédateur mêle volontairement fors externe et interne. Il
utilisera les propos tenus pendant le sacrement de réconciliation par
exemple pour justifier ses décisions concernant le rôle de la victime
dans la communauté. Dans le cas de l’Argentine Valeria Zarza, le
père Rosa use du for externe en la déplaçant comme un pion dans
d’autres maisons de la communauté mais aussi en demandant aux
autres religieuses de ne plus communiquer avec elle pour mieux
l’ostraciser ? Il continue d’influer sur son for interne en
l’accompagnant spirituellement.

Abusées et brisées
Les anciennes religieuses abusées que j’ai eu la chance de
rencontrer pour ce livre évoquent toutes les douleurs physiques qui
subsistent, même quarante ans après : le dos, la tête, les chutes
involontaires qui se répètent et conduisent inexorablement à
l’hôpital. Des douleurs différentes, propres à chacune, mais qui se
font fatalement écho. L’une d’entre elles s’appelle Marie et a subi
des opérations du dos lourdes, elle n’a jamais pu travailler, une
inaptitude médicale officielle qui lui permet de toucher une aide
financière de l’État, minime. Chaque jour, elle raconte ses chutes sur
Facebook à ceux qui la suivent et tentent tant bien que mal de la
consoler à grands coups de smiley et d’émoticônes en forme de
cœur. Hier c’était le genou, aujourd’hui la cheville est brisée, le corps
détruit se déplace en fauteuil pour quelques semaines. Marie a le
dos en vrac et l’angoisse qui plane, toujours. La deuxième a du mal
à trouver sa voie professionnelle, elle regrette d’avoir choisi
l’enseignement scolaire. En arrêt maladie, elle craque : au bord du
burn-out. Elle revit les viols à des moments inopportuns, des
réminiscences qui la vident, la désolent et la perdent. Elle écarte du
revers de la main la vie de couple : à son âge à quoi bon ? De son
côté, à Trosly, Michèle-France a eu besoin de médica- ments
pendant un temps, un soutien chimique qui lui a fait du bien, mais
qui lui a fait prendre du poids, des kilos « qu’elle n’a pas envie de
perdre d’ailleurs et qui la protègent ».
Muriel Salmona, psychiatre, psychothérapeute et présidente de
l’association Mémoire traumatique et victimologie, a fait avancer
considérablement l’accompagnement et la recherche concernant les
conséquences psychotraumatiques du viol3. La répercussion
principale étudiée par cette spécialiste est le développement d’un
état de choc post-traumatique qui équivaut à une mort psychique.
Des séquelles cérébrales visibles par IRM4 chez les personnes
adultes ayant subi un viol pendant l’enfance. La grande souffrance
mentale qui structure la vie de la victime des années après l’abus se
caractérise par une estime de soi au plus bas. En se déconsi-
dérant, la victime peine à trouver un emploi, par exemple. Un trouble
accentué lorsqu’elle a passé des dizaines d’années dans une
congrégation religieuse, coupée du monde professionnel ou de tout
diplôme.
« La violence a un effet de sidération du psychisme qui paralyse
la victime, l’empêche de réagir de façon adaptée, et empêche son
cortex cérébral de contrôler l’intensité de la réaction de stress et sa
production d’adrénaline et de cortisol. Un stress extrême, véritable
tempête émotionnelle, envahit alors son organisme et – parce qu’il
représente un risque vital (pour le cœur et le cerveau par l’excès
d’adrénaline et de cortisol) (Yehuda, 2007) – déclenche des
mécanismes neurobiologiques de sauvegarde qui ont pour effet de
faire disjoncter le circuit émotionnel, et d’entraîner une anesthésie
émotionnelle et physique en produisant des drogues dures morphine
et kétamine-like (Lanius, 2010) », démontre Muriel Salmona dans le
chapitre « L’impact des violences sexuelles sur la santé des victimes
» de l’ouvrage collectif Pratique de la psychothérapie EMDR5. Elle
précise :

Tant que la victime sera exposée à des violences ou à la


présence de l’agresseur ou de ses complices, elle sera
déconnectée de ses émotions, dissociée. La dissociation,
système de survie en milieu très hostile, peut alors s’ins- taller
de manière permanente donnant l’impression à la victime de
devenir un automate, d’être dévitalisée, confuse, comme un «
mort-vivant ». Cette dissociation isole encore plus la victime,
explique les phénomènes d’emprise et désoriente toutes les
personnes qui sont en contact avec elle (Salmona, 2015).

En soignant et en accompagnant des religieuses victimes d’abus,


le Dr Isabelle Chartier-Siben a pu se rendre compte de ces
conséquences physiques et mentales corrélées à l’abus sexuel et
décrites par Muriel Salmona.
Pour cette spécialiste, la culpabilité ressentie puissamment par la
victime a plusieurs origines : l’introjection de l’agresseur dans
l’agressée. Une fausse culpabilité, en particulier celle de « s’être
laissé faire. Pourquoi n’ai-je pas dit non ? » « La phase post-
immédiate s’accompagne de symptômes neurovégétatifs : pâleur,
nausées, tremblements. S’ensuit la phase de chronicisation
marquée par le syndrome de répétition pathognomonique avec des
reviviscences, des hallucinations. Des symptômes accompagnés de
manifestations physiques: des troubles gastro-intestinaux, muscu-
laires, neurologiques, parfois des cancers et des maladies auto-im-
munes. Dans la phase installée qui suit : les personnes vivent
comme écartelées entre ce qu’elles ressentent dans leur être de
nauséabond sale, honteux et l’image qu’elles veulent donner d’elles-
mêmes de religieuses souriantes et dynamiques. Vidées d’elles-
mêmes, elles essayent de survivre en s’identifiant à ce qu’elles
voient autour d’elles ou dans leurs souvenirs de ce qu’elles étaient.
Si elles quittent la communauté, les symptômes non traités ne
céderont pas: elles emportent avec elles ce traumatisme », ajoute le
Dr Siben qui signale que, parfois, à un « stade plus grave », les
victimes vont mener simultanément une vie intégrée au sein de la
communauté religieuse et des comportements de type auto-
agressif : auto- mutilations, mises en danger. Une conduite
d’autodestruction que Muriel Salmona explique dans ses
recherches : il faut stopper et éteindre la mémoire traumatique à tout
prix. Pour éteindre une mémoire traumatique ou prévenir son
allumage, la victime va s’abrutir émotionnellement.
Rien n’est perdu. Il s’agit de l’accompagner avec un suivi
adéquat.
En mai 2019, l’assemblée plénière de l’UISG regroupe 850
religieuses de 80 pays. La présidente de l’époque, Carmen Sammut,
y dénonce à nouveau les abus dont les religieuses sont victimes. Le
pape François les reçoit le 7 mai 2019 pour un dialogue. Il reconnaît
qu’il s’agit là « d’un problème sérieux, un problème grave », en
soulignant l’importance aussi « des abus de pouvoir et des abus des
consciences ». Le Saint-Siège « doit lutter contre cela ». Le
souverain pontife a ainsi martelé : « Service oui, servitude non. Tu
n’es pas devenue religieuse pour devenir la domestique d’un
membre du clergé. »

1. CONGRÉGATION POUR LES INSTITUTS DE VIE CONSACRÉE ET SOCIÉTÉS DE


VIE APOSTOLIQUE, Instruction Faciem tuam, Domine, requiram (Le
service de l’autorité et l’obéissance), 2008.
2. Véronique MARGRON, Un moment de vérité, Albin Michel, 2019.
3. Muriel SALMONA, Le livre noir des violences sexuelles, Dunod,
2015.
4. Étude internationale réalisée et publiée début juin 2013 dans la
revue American Journal of Psychiatry, attestant des modifications
anatomiques visibles par IRM de certaines aires corticales du
cerveau de femmes adultes ayant subi dans l’enfance des violences
sexuelles.
5. Cyril TARQUINIO, DIR., Pratique de la psychothérapie EMDR, Dunod,
2017, p. 207-218.
CHAPITRE IX

Marie1

27 mars 2019, 09 h 27, de Constance Vilanova :


Bonjour Madame, journaliste indépendante j’écris
actuellement un livre enquête sur les religieuses catholiques
abusées sexuellement par des membres du clergé. J’ai
conscience qu’il s’agit là d’un sujet qui relève de l’intime et
d’une requête délicate mais accepteriez-vous de me
rencontrer pour échanger avec moi sur ce traumatisme que
vous avez vécu ? Il s’agit d’un récit écrit et non d’images
filmées. Je vous garantis l’anonymat.

Marie répond immédiatement à mon mail et me téléphone dans


la foulée. La voix souriante et déterminée, depuis Limoges, cette
ancienne des Béatitudes est catégorique : elle veut parler coûte que
coûte. Pour elle, pour les autres victimes de l’Église : il faut qu’elle
raconte. Oui, nous pouvons rencontrer et, surtout, que je n’hésite
pas si j’ai des questions.
Nous nous fixons un rendez-vous deux mois plus tard. La
canicule de ce mois de mai atteint son pic. L’Hexagone est sous
cloche, l’air irrespirable. Dans le train interrégional que j’emprunte
pour me rendre dans le Centre, la climatisation du wagon ne
fonctionne plus. À la gare, Marie, 60 ans, brune, les cheveux coupés
court, lunettes rouges fixées sur le nez, m’attend, debout, de pied
ferme. Elle a trouvé un sas de fraîcheur dans un de ces endroits
aseptisés et communs à toutes les gares de France rebaptisés
pompeusement « espaces détentes ». Marie ne peut pas marcher
longtemps, son genou la fait affreusement souffrir, son dos aussi.
Son corps en général. Des douleurs physiques « consé- quences de
son agression », lance-t-elle à peine après m’avoir saluée, quand,
malgré moi, mon regard se pose sur sa démarche endormie et
saccadée. Cette fidèle catholique a la carrure des gens que,
naïvement, l’on n’imaginerait pas souffrir, la voix qui porte, le regard
rassurant et sûr, le sourire accroché aux lèvres, le rire jaillissant.
Marie a pris sa voiture pour me rejoindre ici, depuis la commune où
elle réside à quelques kilomètres de la gare. Elle a grandi dans la
région avec ses parents. Elle y est revenue après cette poignée de
minutes qui a détruit son existence. Elle a retrouvé la région de son
enfance, rassurant cocon après le cauchemar.
Près des rails et des trains qui stationnent, nous convenons de
nous installer dans une brasserie climatisée. Néons violets, murs
noirs, musique techno bien trop forte pour un déjeuner, bouées et
autres jouets gonflables qui ornent des platines de DJ au fond de la
salle. Une atmosphère moite de boîte de nuit qui se serait trompée
d’heure d’ouverture. Un contraste lunaire mais pas si malvenu face à
l’âpreté des souvenirs que Marie s’apprête à nouveau à raconter.
« Je viens d’une famille non pratiquante», commence-t-elle
d’emblée, les mains blotties autour de sa tasse de café. « Un jour,
l’année de mes 14 ans, en rentrant de l’école, un garçon m’a battue
et m’a laissée pour morte au bord de la route. Mes parents m’ont
placée dans un pensionnat catholique dans Limoges pour que je ne
croise plus mon agresseur. J’y étais externe, c’est-à-dire que je
rentrais chez moi le soir. J’ai immédiatement accroché avec les
religieuses qui encadraient les étudiants. J’avais besoin d’être
entourée de personnes gentilles, même si je n’ai jamais parlé de ce
qu’il m’était arrivé à l’époque. Elles avaient un bon contact avec les
jeunes», se souvient l’ancienne des Béatitudes. C’est à Notre-Dame
de la Salette dans l’Isère, lors d’une retraite, qu’elle rencontre la foi
catholique et qu’elle comprend: elle sera religieuse.
En 1986, à 20 ans, la jeune Limougeaude se rend chez des
franciscaines pour une retraite de huit jours à Lourdes. Un séjour
spirituel pour éclairer sa vocation en suivant les exercices de saint
Ignace. À la fin de la semaine, la sœur qui l’accompagne lui évoque
plusieurs congrégations historiques: les dominicaines, les francis-
caines chez qui elle pourrait prolonger et approfondir son travail de
discernement. « Et je ne comprends pas bien pourquoi, mais elle me
demande de ne pas me rendre en ville alors que nous étions en
plein cœur de la cité mariale », précise Marie. Un conseil qui,
quarante ans plus tard, sonne comme un sombre avertissement. Les
ruelles de Lourdes, cœur battant de pèlerinages mondiaux, sont
alors prises d’assaut par une communauté née en 1973.
Dans les années 1970, deux couples mariés, Gérard et Josette
Croissant ainsi que Jean-Marc et Mireille Hammel, veulent créer leur
communauté. Tous protestants sauf Josette. Gérard Croissant a 24
ans. Cet étudiant en théologie a une révélation alors qu’il dîne dans
une pizzeria : Dieu l’aurait appelé à créer une communauté
religieuse. Tous se convertissent au catholicisme et Gérard
Croissant prend le nom d’Ephraïm2 lors de son ordination diaconale
en 1978. L’objectif du groupe de croyants qui fédère rapidement des
fidèles : vivre comme la première communauté primitive de
Jérusalem et regrouper plusieurs états de vies – célibataires, clercs,
consacrés, couples. La communauté du Lion de Juda et de l’Agneau
immolé deviendra la communauté des Béatitudes en 1991.
Reconnue au niveau diocésain en 1979 par l’archevêque d’Albi, elle
s’inscrit dans la mouvance du Renouveau charismatique qui secoue
la vie catholique de l’époque à la suite du concile Vatican II. Né aux
États-Unis, ce mouvement, qui centre sa théologie sur la conversion
personnelle et l’évangélisation, se répand rapidement à travers le
monde catholique. Le Saint-Siège perçoit alors son dynamisme et sa
capacité à engendrer des vocations avec bienveillance. « Une
communauté nouvelle ». La machine s’emballe. Aujourd’hui, les
Béatitudes se composent d’une branche masculine de vie consacrée
dont certains membres sont des clercs, d’une branche féminine et
de laïcs associés. Elle dépend de la Congrégation pour les instituts
de vie consacrée et encourage les projets missionnaires dans les
pays en proie à une grande pauvreté. Ainsi, cette communauté
nouvelle s’est implantée dans le monde entier, en République
démocratique du Congo, en Centrafrique ou au Vietnam.
An 1986, en cette fin de retraite d’initiation, Marie, déter- minée
par la rébellion de sa jeunesse, brave la recommandation de sa
religieuse accompagnatrice et se rend dans le centre-ville de
Lourdes. « Ils avaient envahi la ville. Habillés en blanc, beaux et
jeunes, souriants, magnétiques, ils m’invitent à venir le soir à la
basilique souterraine. Lors de cette veillée, je vibre : la foi s’impose à
moi par l’intermédiaire de ce groupe de jeunes, la communauté du
Lion de Juda et de l’Agneau immolé, l’ancien nom des Béati- tudes
», se souvient-elle, le regard comme encore charmé. La jeune
femme en plein discernement ne se pose pas de question : desti-
nation Nouan-le-Fuzelier dans le Loir-et-Cher. En pleine forêt de
Sologne, les pionniers du futur empire des Béatitudes se sont
installés en 1983 dans le domaine de Burtin, occupé alors par les
Dominicaines de Béthanie, et ont fondé un centre de retraites
spirituelles. Une large bâtisse bourgeoise aux allures de château
cerclée de verdure. Un lieu paradisiaque.
Venue « pour un temps », Marie y reste, subjuguée, fervente et
sûre de sa décision. Elle donne tout à la communauté, sa voiture,
ses modestes économies. Elle croit dur comme fer aux bienfaits et à
l’honnêteté du projet d’Ephraïm.
C’est ici qu’elle poursuit son discernement pour devenir
religieuse, accompagnée par une sœur qu’elle voit deux à trois fois
par semaine. À Nouan-le-Fuzelier, l’accueil est chaleureux, porté par
un couple, « le berger » et son épouse à l’aura fracassante. Mieux
lotis que les autres, ils ont le droit à un grand appartement tout
confort dans le château. Marie, elle, dort sous les toits, dans une
chambre aménagée dans les combles qu’elle partage avec une
autre sœur. Pour elles deux, un quotidien martial voire inhumain.
Au cours de cette journée type qui démarre avec un lever à 7
heures et qui s’achève parfois après minuit, elle astique, nettoie,
frotte. Pendant des heures qui s’enchaînent et ne se comptent plus,
elle est réduite en esclavage à nettoyer la bâtisse pour accueillir les
fidèles qui viennent faire une retraite. Derrière les grilles du domaine
paradisiaque : le cauchemar bénévole de Marie qu’aucun retraitant
ne peut percevoir. Le sourire en façade, le dévouement comme
prétexte. « Il y avait énormément de passage, des retrai- tants qui
arrivaient chaque jour. Il fallait sans arrêt faire et refaire. Mettre la
table, nettoyer la cuisine, les sanitaires, faire la literie. Au tout début,
on recevait les fidèles avec les moyens du bord, “à la cool” si je peux
me permettre, et puis au fur et à mesure, la communauté s’est
imposée et s’est vue imposer des normes sanitaires. Il fallait que
tout soit impeccable. Au fil des mois, mes moments
d’accompagnement spirituel avec la sœur accompagna- trice
s’espaçaient pour s’effacer complètement », commente trente ans
plus tard l’ancienne postulante. Un désert spirituel dans lequel les
laudes et la messe font office d’oasis, de « respirations » pour Marie
et son acolyte de calvaire, l’autre religieuse. Une bulle de spiritualité
dans un quotidien trivial et gris.
Un jour, son père lui rend visite et partage un déjeuner avec elle
et les autres membres des Béatitudes dans la salle à manger. Des
repas en silence autour d’une table disposée en U avec en son
centre le berger. À la fin du repas, toujours la même discipline
militaire, les consignes sont données : « Telle personne doit faire le
ménage dans la partie de l’édition, l’autre doit cirer les marches. Mon
père bouche bée me lance, atterré : “Et toi, tu obéis, tu ne dis rien ?”
Il ne comprend pas ce que j’étais venue chercher ici. Il s’inquiète et
me questionne sur le temps libre dont je dispose. C’est un père qui
voit sa fille passer sous emprise. Nous n’avions aucune pause. Nous
ne bénéficiions d’aucune liberté en dehors de nos heures de travail.
Pour franchir les portes du domaine et se rendre en ville, il fallait
demander aux supérieurs des Béati- tudes. J’avais donné ma voiture
à la communauté. Les habitants de la ville semblaient nous observer
avec malveillance. Nous étions vêtus de marron et de blanc :
personne ne comprenait », décrypte-t-elle. Un extérieur et des
proches hostiles qui renforcent la dépendance et le dévouement de
Marie envers la communauté. Les griffes se referment, le sentiment
d’incompréhension et le manque d’indépendance financière la
confortent d’autant plus à rester. Depuis cette brasserie
limougeaude, Marie me raconte la fatigue des deux autres
religieuses qui, comme elle, nettoient toute la journée. Épuisée à
force de travailler, l’une d’entre elles fond un jour en larmes.
Ensemble, elles mangent ce qu’on daigne leur donner, « à savoir
n’importe quoi », raconte-t-elle. Marie, dans la fleur de l’âge, est
choisie par les supérieurs de Nouan pour les plannings d’adoration,
c’est-à-dire qu’en pleine nuit, elle doit se lever et assurer une heure
de prière après une journée de seize heures de récurage.
Mais les Béatitudes recrutent toujours plus. La communauté
s’affiche comme la vitrine d’un renouveau catholique, dynamique. «
Dans la communauté, partout des photos du pape étaient affichées,
fixées au mur à côté de celles d’Ephraïm, le fondateur. L’arbre qui
cache la forêt. La communauté était légitime puisqu’elle était
reconnue par l’Église, par le pape, je n’étais donc pas en danger. Et
puis les visites canoniques s’enchaînaient, des autobus entiers de
fidèles arrivaient et se garaient dans le domaine. Nous vivions avec
des jeunes, des couples, des moines: tous les états de vie. Je me
sentais entourée de bienveillance », poursuit Marie.
Une vie en communauté joyeuse, dans l’ère du temps, avec
contrebasse et guitare pendant des messes spectaculaires, de la
danse chaque samedi soir après les vêpres de la résurrection. «
Quand je pensais aux sœurs de mon lycée dans leur petit oratoire
avec leurs offices monocordes et tristes, je me confortais en me
disant que j’avais choisi le parti de la joie. Les Béatitudes avaient les
pieds dans leur époque », décrit-elle.
Contraste terrifiant entre pur bonheur et enfer absolu. Et puis au
centre : le gourou Ephraïm. Un jour, il leur annonce qu’il faut
construire une nouvelle église, le tout à jeun. Rien n’est trop beau
pour la communauté, même si Marie se demande parfois d’où vient
l’argent et comment le fondateur a pu s’offrir un bateau. Dans une
enquête de 2011, « Béatitudes, une secte aux portes du Vatican »,
diffusée sur Canal +3, la journaliste d’investigation Sophie Bonnet se
penche sur les nombreux lieux de culte construits par la
communauté? Sur le site de l’architecte qui travaille avec la
communauté, l’église de Nouan-le-Fuzelier, elle révèle que la
construction est évaluée à 880 000 euros. Un budget pharao- nique,
parmi beaucoup d’autres pour une congrégation religieuse.
Peu à peu, sous l’habit blanc et le scapulaire brun, le dos de
Marie se fissure. En plein discernement : elle doute et sa douleur
physique ne s’apaise jamais. « Je ne travaillais pas officiellement et
je n’avais plus le droit à la Sécurité sociale. Pour se soigner, on allait
voir des médecins de la communauté qu’on ne payait pas. On
pensait que mes douleurs étaient psychologiques », se souvient-elle.
Et puis, ses supérieurs lui conseillent de rendre visite au père
spirituel de la communauté.
Le père Jacques Marin, figure de proue du Renouveau charis-
matique, a officié pendant trente ans comme prêtre-ouvrier. Aux
Béatitudes, ce clerc sympathique aux cheveux en pétard prêche
auprès des fidèles, accompagne des retraites, il confesse également
dans la communauté du Verbe de Vie. « Des cars entiers venaient
lui rendre visite pour bénéficier de son charisme de guérison, de son
aura de guérisseur. Il habitait sur le site de la communauté et on
faisait la queue parfois pendant deux à trois heures pour qu’il nous
confesse », précise Marie qui se souvient de l’aura dévasta- trice de
ce prêtre dont elle « n’avait entendu que du bien», honoré pendant
ses sorties en public « comme une rock star ». « Les gens venaient
et le touchaient. Ils s’inscrivaient à des retraites entières seulement
pour le voir quelques minutes », affirme-t-elle. Elle n’était pas la
seule à avoir été sous la coupe du père Marin. Et elle était loin de
l’être.
La jeune femme, toujours en plein discernement pour devenir
religieuse, le rencontre pour une confession dans son bureau. Puis,
pendant plusieurs mois, assidue, elle se rend à ces rendez-vous
organisés avec ce clerc qui lui apporte un certain réconfort spirituel.
Entre nous, à chaque passage chez lui, elle en profite pour
chaparder du chocolat dans la réserve de la communauté. Moins un
acte de gourmandise qu’un geste instinctif. Dans cette vie de labeur,
la faim la dévore. Marie se confie au prêtre et lui raconte un jour,
après deux heures et demie d’attente, ce déchirant souvenir qui
remonte à ses 14 ans, alors qu’elle avait été laissée pour morte dans
la rue avec un traumatisme crânien et une fracture aux cervi- cales.
C’est la première fois qu’elle en parle à quelqu’un d’autre que ses
parents, la première fois qu’elle confie une souffrance étouffée
pendant des années. Le père Jacques Marin met les mains sur sa
poitrine, puis entre ses jambes, se justifiant sereinement d’un « Il
faut que je touche pour que la guérison opère. Un frère ferait la
même chose » qu’il lui murmure dans un souffle. Sidérée, Marie ne
réagit pas. Figée, elle ne le peut simplement pas. Agressée sexuel-
lement par la star de la communauté, le guide spirituel de milliers de
fidèles, elle ne peut rien dire et elle gardera son secret confiné en
elle, comme celui de cette terrible fin d’après-midi de ses 14 ans : «
Il a instrumentalisé l’agression que j’ai vécue enfant, il a exploité
mon secret. Il ne cessait de se rapprocher progressivement lors des
diverses confessions. Cet homme m’a fait replonger. J’avais sombré
à 14 ans, j’ai sombré encore plus dans les profondeurs après cette
agression. Il m’a fracassée moralement et j’ai gardé le silence
pendant trente ans. Comme dissociée de moi-même, j’ai commencé
à évoluer dans une vie parallèle murée dans le silence. »
Après cet entretien, Marie ne revoit plus le prédateur. Elle ne se
rend plus aux rendez-vous. S’éloigner pour mieux guérir. Ses
douleurs dorsales la torturent de plus en plus : « c’est dans ta tête »
lui rétorquent sèchement les supérieurs ou les médecins de la
communauté qui l’éloignent de Nouan-le-Fuzelier, sentant sans
doute l’effondrement de la jeune femme poindre. Mais Marie veut
rester aux Béatitudes. Au fond, a-t-elle vraiment le choix ?
« Conditionnée » par la communauté, sous emprise, sans aucun
bien matériel ou argent, elle est alors envoyée à Saint-Martin-du-
Canigou, « une abbaye au bout du monde », en passant d’un groupe
de 70 fidèles à une communauté de 7 membres. Encombrante, les
supérieurs la déplacent. « Je n’ai jamais compris pourquoi ils m’ont
envoyée là-bas. Je crois que les échos sur les abus commis par
Jacques Marin au Verbe de Vie4 commençaient à s’ébruiter »,
analyse-t-elle trente ans plus tard alors que nous commandons à
déjeuner dans cette brasserie à l’ambiance trop festive pour des
mots si glaçants. Il faut dire qu’avec ses souffrances physiques au
dos, Marie « n’est plus assez performante » pour la communauté.
Comprenez : elle ne va plus assez vite pour ranger, nettoyer, refaire
les lits. À force de briquer pendant des années, la colonne vertébrale
de celle qui se rêvait religieuse se déchire de plus en plus. Les
gestes du père Marin sonnent le glas de cet os support de tout le
corps humain qui ne la soutient plus. À Saint-Martin-du-Canigou, elle
reste six mois dans cette abbaye bénédictine du xie siècle à
l’architecture romane qui fleure bon la lavande. En pleine montagne,
le vent sec fait crisser dans un bruit quasi inaudible les petites
feuilles des noisetiers centenaires de ce terrain escarpé confié aux
Béatitudes à la fin des années 1980. Dans un paysage occitan
rocailleux, la vie est difficile, austère et sans aucun confort. En
travaux pour accueillir du public, Marie et son dos brisé ne peuvent
s’avérer très utiles pour rénover « là-haut ». Peu à peu, la bergère
de l’abbaye lui fait comprendre qu’elle n’a plus sa place aux
Béatitudes, que si sa douleur subsiste, c’est qu’elle est trop fragile
psychologiquement. Peut-être que la vie en institut religieux n’est
pas faite pour elle ? Alors, comme une paria qu’il faut écarter, la
bergère l’envoie dans une autre communauté pendant huit jours, à
Château-Saint-Luc dans le Tarn qui accueille des retraitants pour
des sessions de guérison intérieure5. La nouvelle cure spirituelle ne
fait pas effet. Alors qu’elle revient tout juste dans l’abbaye « du bout
du monde de Saint-Martin », un membre de la communauté dépose
Marie à la gare. Mise dehors, après quatre ans de travail, exclue
sans être consultée de la congrégation où elle voulait prononcer ses
vœux définitifs.
Marie, 24 ans, se rend compte qu’elle n’a plus rien. Aucun moyen
pour se déplacer, pas un pécule laissé par les Béatitudes : rien. Elle
leur a tout donné. Tous les membres de la communauté doivent se
dépouiller totalement de leurs propriétés personnelles. Une règle
écrite dans les statuts de la communauté. « Heureu- sement mes
parents m’ont accueillie », se console-t-elle. Après sa fuite de la vie
religieuse, Marie devient aide-soignante à domicile en soins palliatifs
quand survient sa première opération du dos pour sa hernie discale
dorsale qui n’était définitivement pas « dans sa tête » : elle reste six
mois alitée. Un acte chirurgical lourd qui ne se déroule pas comme
prévu et qui lui laisse une cicatrice de 17 centimètres et des
douleurs qui la terrassent plus qu’aupa- ravant. Marie a 24 ans et ne
pourra plus jamais porter d’objets lourds. Mais elle reprend le travail
dès qu’elle est à nouveau sur pied. Elle ne s’arrête pas, elle se punit
en enchaînant les heures de boulot. À 35 ans, toujours convaincue
de sa vocation, elle rejoint un autre institut religieux qu’elle ne
souhaite d’ailleurs pas que je cite. Cette congrégation n’est pas
reconnue mais ne l’affiche pas. Marie, encore fervente et confiante,
y passe huit ans, encore sous emprise. À 43 ans, cette communauté
perverse la relève de vœux qu’elle n’avait donc pas prononcés
officiellement sans le savoir. Comme dans un cauchemar qui a la
durée d’une vie, elle est passée d’une emprise à une autre, d’un
conditionnement à un autre. S’ensuivent deux autres opérations du
dos, aussi lourdes.
C’est devant un documentaire sur la pédocriminalité diffusé à la
télévision en 2017 qu’elle réalise. Elle se remémore l’agression
sexuelle qu’elle avait écartée de sa mémoire pendant des années.
Elle se souvient, ses sens s’agitent et le trauma aussi. L’odeur de
l’agresseur, ses paroles, une claque qui la fait chavirer à nouveau à
49 ans. Mémoire traumatique et besoin de parler. Elle se renseigne
sur Internet et apprend rapidement que le père Jacques Marin a été
interdit de confession en 2016 pour « ne pas s’être abstenu de
gestes inadmissibles […] parfois scandalisant gravement des
pénitentes ». Hors d’elle, Marie contacte Mgr Hervé Giraud,
archevêque de Sens-Auxerre et prélat de la Mission de France dont
relève la communauté des Béatitudes, pour rouvrir le procès
canonique. Selon elle, ce décret n’est pas à la hauteur du geste qui
l’a brisée. L’expression « gestes inadmissibles » la hante. « Le prélat
m’affirme alors au téléphone que ce décret canonique serait l’unique
solution. C’est là que j’ai compris qu’en tant que victime, dans
l’Église, nous n’existons pas », s’indigne Marie, dont le combat ne
fait que commencer.
Elle se tourne alors vers Véronique Margron, présidente de la
CORREF, « un trésor et un véritable soutien ». La théologienne
dominicaine croit en sa douleur. Après s’être confrontée au silence
d’un autre évêque, Mgr Bozo à Limoges, l’ancienne religieuse
sombre et passe deux mois en hôpital psychiatrique. Aujourd’hui
suivie en traumatologie à l’hôpital de Limoges où elle a rendez-vous
une fois par semaine, la vie de Marie s’émaille d’antidépresseurs,
d’antidouleurs et d’aller-retour chez des spécialistes. Une survi-
vante qui ne cesse de lutter contre une enveloppe corporelle
traumatisée. Une femme qui compte plus que tout donner de la voix
pour les victimes jusqu’à l’épuisement. Sa détresse devient son
combat.
En 2018, elle crée une page Facebook « Religieuses agressées
», un site internet et un profil sur Twitter et me demande d’ail- leurs
de la mettre en contact avec les autres victimes que j’ai pu entendre
grâce à mon enquête. En plus d’articles et d’enquêtes sur la
question des abus dans l’Église catholique, elle y publie ses doutes
en quelques phrases ou dans de longs paragraphes, ses « baisses
de moral », ses moments de solitude qui l’écrasent. Derrière son
écran d’ordinateur ou de smartphone, Marie crie, et si l’Église ne lui
répond pas, Internet : oui. Ses « amis » du réseau social lui lancent
des smileys ou des photos d’animaux pour sécher ses larmes, des
coups de gueule « contre l’institution » pour lui affirmer leur soutien
sans faille. Une compassion 2.0 qui lui devient vitale. Sur sa page,
elle interpelle les membres de La Parole libérée, l’association de
victimes de pédocriminalité à l’origine des révélations en 2015 sur
les violences sexuelles commises par le père Bernard Preynat à
Lyon. Sur le réseau social, François Devaux, l’un des trois
fondateurs, y devient son « petit frère » qu’elle cite dans certaines
publications. Marie se crée une bande de centaines de supporters
virtuels qu’elle sollicite parfois à l’aube pendant ses insomnies, ou
dans la détresse. Pendant ses « live », elle se filme en direct et
raconte, intarissable, sa lutte qui ne fait que commencer, son corps
qui la lâche, les nouvelles du front depuis l’hôpital où elle est en
convalescence alors qu’une infirmière l’interrompt, humour
bonhomme, pour lui apporter son plateau-repas. Une opération de la
cheville, une jambe dans le plâtre, une chute qui lui brise le genou.
Le corps de Marie ne cesse de la trahir, mais son mental d’acier ne
lâche pas. Sa colonne vertébrale esquintée, c’est lui qui la porte.
Toujours dans cet espoir de faire lumière, en avril 2019, elle
décide d’écrire au procureur de la République de Blois pour faire un
signalement. En septembre de la même année, elle apprend qu’une
enquête préliminaire est ouverte : une autre victime a porté plainte
contre le guide spirituel du Verbe de Vie. Si la justice canonique ne
l’a pas aidée, elle entrevoit une lueur d’espoir avec la civile.
Toujours en septembre, Marie se sent poignardée dans le dos
par l’épiscopat. Elle devait prendre la parole pour la journée de
rentrée de l’Action catholique des femmes de Haute-Vienne. Le
dimanche 1er septembre, quand l’évêque de Limoges apprend que
cette réunion se tiendra en public, il demande que le témoignage de
Marie « soit suivi d’une prise de parole offrant un contrepoint
d’explication au récit de la victime. À cette condition seulement, il
aurait autorisé l’ACF (Action catholique des femmes) de Limoges qui
organise cette réunion au sein de la maison diocésaine, à la tenir
dans les locaux prêtés par le diocèse », explique La Croix6 qui cite le
prélat : « C’est une femme qui a une version trop noire de l’institution
pour être juste dans ses propos. »
Au couvent des Dominicains rue du Faubourg Saint-Honoré, je
rencontre le père Gilles Berceville le 18 juin 2019, professeur de
théologie spirituelle à l’Institut catholique de Paris7. Ce porte- parole
accompagne un collectif d’anciens membres du Verbe de Vie dont
quatre victimes du père Jacques Marin qui y officiait. Elles se sont
plaintes d’attouchements sexuels et de voyeurisme de la part du
prêtre star des Béatitudes, deux consacrées et deux laïcs. « J’ai
donné une session dans la communauté du Verbe de Vie. Vingt-cinq
ans plus tard, une femme m’a reconnu plus tard dans notre église
conventuelle et s’est confiée à moi sur les abus qu’elle avait subis,
en particulier de l’ancien prêtre-ouvrier. Depuis, j’accompagne des
victimes et je transmets leurs plaintes aux évêques pour lancer une
procédure canonique. J’ai bénéficié de l’expérience de personnes
comme Yves Hamant, cet universi- taire qui fut l’un des signataires
de l’Appel de Lourdes en 2013 alertant les évêques sur les abus de
pouvoir dans l’Église. Aux abus sexuels s’ajoute un élément
essentiel à dénoncer : le système de la communauté dans laquelle
ces abus se sont produits. Ces victimes n’étaient plus libres, elles
étaient maltraitées et conditionnées », indique le père Berceville en
habit blanc depuis la petite salle où il me reçoit. « Avoir un clerc
comme porte-parole est important pour elles. Cela donne plus
d’assise à leur discours auprès d’une institution qui fait parfois
malheureusement la sourde oreille », précise le dominicain.
Le 4 décembre 2015, le père Jacques Marin, 86 ans, se rend à
l’évêché du diocèse d’Auxerre, la Mission de France dont il relève en
dépendant, pour une audition, suite aux plaintes des quatre victimes
recueillies par le père Gilles Berceville. Dans le décret canonique qui
en découle, disponible sur le site de l’AVREF8 (Aide aux victimes
des mouvements en Europe et famille), Mgr Hervé Giraud retire au
père Jacques Marin la faculté d’entendre les confessions. « J’ai été
surpris dans ce décret par la faiblesse de la sanction, la suspension
de son droit de confession assortie du fait qu’il était sourd “rendant
très difficile le dialogue indispensable tant à la célébration qu’au
sacrement de réconciliation”. Marie, autre victime du père Jacques
Marin, heurtée par le texte du décret, a témoigné dans la presse, et
l’évêque de la Mission de France publie alors quelques mots
d’empathie pour les victimes », précise le prêtre qui ajoute que si la
procédure canonique n’avance pas, c’est pour qu’on ne reproche
pas aux autorités ecclésiastiques d’inter- férer dans l’enquête civile
lancée suite à la saisine du procureur. « L’enquête doit continuer. On
parle tout de même d’une personne que parfois 100 000 fidèles
auraient consultée pour son charisme de guérison. Il est probable
qu’il y ait d’autres victimes. Il faudrait se montrer plus attentif à
l’égard de communautés qui s’autorisent du “charisme” de
fondateurs dont la personnalité s’est révélée finalement nocive.
Comment s’exerce la vigilance épiscopale à leur égard? A-t-on
procédé à un discernement sérieux alors que la vie de milliers de
personnes est en cause ? », résume le père Gilles Berceville.

Marie se sent muselée par l’Église, mais continue à fonder ses


espoirs sur l’enquête au civil ouverte à Blois. Cependant, le 12
octobre 2019, le couperet tombe : le père Jacques Marin s’éteint à
Châlons-en-Champagne à l’âge de 90 ans. Dans un communiqué, la
Mission de France annonce que le prêtre s’est « rendu coupable
pendant des années d’abus multiples dans le cadre de la confession
» et cite le décret canonique de 2016 jamais dévoilé au public
auparavant. « Si Jacques Marin est désormais face au jugement de
Dieu, la souffrance de ses victimes continue: nous devons leur
rendre cette justice de ne pas les abandonner et de tirer aujourd’hui
toutes les conséquences des pratiques ecclésiales qui ont rendu
possibles ces abus et leur réitération. »
Marie, elle, est reçue le 17 décembre pour un déjeuner avec
l’évêque de Limoges : « La veille, une personne du secrétariat du
diocèse me téléphone pour me dire qu’une personne de la cellule
d’écoute sera là. Si j’avais su, je ne serais jamais venue seule. Ce
fut un déjeuner épouvantable. Je me suis sentie disséquée.
Pourquoi n’avais-je pas témoigné trente ans plus tôt ? Pourquoi
n’avais-je jamais parlé avant qu’il ne soit trop tard ? Le père Marin
avait tout de même fait des choses bien lui aussi… », s’émeut-elle.
L’heure n’est définitivement plus à la langue de bois.
Le jour de l’annonce de la mort du père Jacques Marin, à 20 h
08, Marie publie sur sa page Facebook une vidéo, une bouteille à la
mer, en larmes, son téléphone tremblant au rythme de son
désespoir : « J’ai besoin de vous. Vous avez le droit de prier.
J’attends la confirmation de… J’espère qu’il n’est pas mort. Si
seulement j’avais pu m’y prendre un an avant. On attend la confir-
mation : c’est l’horreur absolue. Il est parti tranquille, peinard. Si
seulement j’avais pu m’y prendre plus tôt, j’ai rencontré un procureur
extraordinaire. L’instruction a démarré en avril, nous sommes en
octobre, le procureur est d’un courage sans nom. »

1. Le prénom a été modifié.


2. En 2007, le Vatican révoque Ephraïm. Il aurait eu des relations
avec des religieuses ainsi qu’avec une mineure. Il disparaît à 60 ans
et deux journalistes de Canal + le retrouvent en 2011 au Rwanda.
3. Sophie BONNET, « Béatitudes, une secte aux portes du Vatican»,
diffusé le 14 novembre 2011 sur Canal +.
4. Toutes les communautés catholiques dans lesquelles se seraient
produites des dérives sectaires sont finement recensées sur le site
internet L’Envers du décor tenu par l’ancien membre des
Légionnaires du Christ Xavier Léger (lenversdudecor.org).
5. Chloé ANDRIES, « Les Béatitudes : la dérive des médecins de
l’âme », La Vie, 29 novembre 2011.
6. Héloïse DE NEUVILLE, « À Limoges, crispation autour d’un
témoignage d’une victime d’abus sexuels », la-croix.com, 3
septembre 2019.
7. Gilles BERCEVILLE, Catherine Fino, Gilles DROUIN, Luc FORESTIER,
Éric VINÇON (collectif), Scandales dans l’Église. Des théologiens
s’engagent, Cerf, 2020.
8.
lenversdudecor.org/sites/lenversdudecor.org/IMG/pdf/decret_hg_jac
ques_ marin_mai_2016.pdf.
CHAPITRE X

Les réponses de l’Église

Après une première enquête à Rome en mai 2019, je me rends


une seconde fois dans la capitale italienne le mois de septembre qui
suit. Après théologiens et experts, il s’agit de solliciter des
représentants de l’institution.
Quelques mois avant le départ, je tente d’entrer en contact avec
Mgr Charles Scicluna pour organiser une rencontre à la Congré-
gation pour la doctrine de la foi au Vatican dont il est le secrétaire
adjoint depuis novembre 2018. Sous Benoît XVI, le prélat a été
l’émissaire tolérance zéro du Vatican, un enquêteur redoutable qui
est parvenu à force d’entretiens avec de nombreuses victimes à faire
lumière, entre autres, sur les crimes de Marcial Maciel1, fondateur
des Légionnaires du Christ, prédateur sexuel et pédocriminel. En
janvier 2018, Mgr Charles Scicluna, archevêque auxiliaire de Malte
depuis 2012, est dépêché avec le prêtre espagnol Jordi Bertomeu
par le Saint-Siège pour enquêter sur les affaires de pédocriminalité
et d’abus commis au sein de l’Église chilienne. Quelques jours après
la présentation de son rapport de 2 300 pages au souverain pontife,
les 34 évêques du pays d’Amérique centrale démis- sionnent, une
décision historique2. Conclusion : quand il s’agit de rompre l’omerta,
Charles Scicluna ne lésine pas.
Le 21 juin 2019, après relance de ma part, l’archevêque me
répond. Rendez-vous est pris le 2 septembre 2019 au cœur de la
CDF en charge depuis 2001 des enquêtes sur les abus sexuels
commis sur les mineurs au sein de l’Église. Selon la constitution
apostolique Pastor Bonus, promulguée par Jean-Paul II en 1998
dans le but de réorganiser la curie romaine, son rôle exact est de «
promouvoir et de protéger la doctrine et les mœurs conformes à la
foi dans tout le monde catholique : tout ce qui, de quelque manière,
concerne ce domaine donc relève de sa compétence ». On la
connaît surtout sous son nom associé dans l’imaginaire collectif à
des heures sombres et effrayantes : l’Inquisition.
Ce matin de septembre 2019, après avoir passé le contrôle des
gardes suisses, je franchis la grille de la Congrégation de la doctrine
de la foi. Le palais du Saint-Office aux couleurs ocre bâti au xvie
siècle jouxte la basilique Saint-Pierre. Il faut traverser une cour aux
colonnes semblables à un cloître sur trois étages pour se rendre
dans le bureau de l’archevêque qui me reçoit dans une pièce aux
meubles baroques en bois sombre. Le visage rond, le sourire
bonhomme, de petite carrure, Mgr Charles Scicluna dégage une
sympathie qui jure avec sa férocité quand il s’agit de déterrer et de
dénoncer les atrocités commises par des membres de l’institution. Si
la CDF a des compétences sur les mineurs abusés sexuellement,
elle n’en a que très peu concernant les consacrées. Néanmoins,
dialoguer avec un évêque parvenu à transpercer un des nombreux
murs de silence de l’Église et recueillir son analyse à propos de la
récente libération de la parole des sœurs reste nécessaire.
« La Congrégation pour la doctrine de la foi est compétente dans
certains cas très spéciaux pendant lesquels les abus de personnes
majeures se produisent pendant les sacrements. Par exemple
pendant une confession, si le prêtre essaye de séduire une
religieuse, la CDF est compétente, ou pendant l’absolution. Il s’agit
de cas plutôt rares », avance Charles Scicluna au début de notre
entretien. Des affaires exceptionnelles, certes, mais qui surviennent
dans le cadre de l’accompagnement spirituel. Les exemples de
Marie ou de Doris Wagner, cette ancienne religieuse allemande de
l’Œuvre, l’illustrent malheureusement très bien. Pour rappel, Doris
Wagner n’a pas été reconnue comme victime par le Saint-Office et
l’instruction canonique de Marie n’a pas pu aboutir avec la mort du
père Marin.
« Depuis mai 2019, le pape François a instauré la notion de
personne vulnérable dans le droit en plus de renforcer les procé-
dures canoniques contre les abus », appuie-t-il. En effet, dans son
motu proprio Vos estis Lux mundi (« Vous êtes la lumière du monde
») du 7 mai 2019, pour la première fois le Saint-Père inclut cette
notion de personne vulnérable comme victime d’abus dans une lettre
apostolique sous forme de motu proprio ad experi- mentum pour
trois ans. La victime d’abus sexuels ne se définit plus par son statut
de mineur : elle peut être une femme, un homme, adulte, mais en
position de fragilité au moment des faits. « En plus de la Lettre au
peuple de Dieu de l’été 2018, le pape François condamne
légalement l’omerta qui étouffe les abus sexuels », précise Mgr
Charles Scicluna en anglais.
Le motu proprio du pape définit ainsi la notion de personne
vulnérable :

Toute personne se trouvant dans un état d’infirmité, de


déficience physique ou psychique, ou de privation de liberté
personnelle qui, de fait, limite, même occasion- nellement, sa
capacité de compréhension ou de volonté, ou en tout cas de
résistance à l’offense.

L’accompagnement spirituel implique forcément une relation


asymétrique : supériorité du côté du clerc, vulnérabilité du côté de la
consacrée. Les religieuses abusées citées devraient être consi-
dérées comme « personnes vulnérables » par le droit canonique et
l’abuseur condamnable.
Pendant cette démonstration didactique sur les textes
canoniques au sujet des victimes majeures, le prélat est inter- rompu
par un coup de fil du diocèse de Malte. Immédiatement, il me
demande de couper mon enregistrement. Passé les quelques
minutes de l’appel, il reprend.
Le document papal liste également les nouvelles procédures
pour signaler les cas de harcèlement et de violence. Il introduit
l’obligation pour les clercs et religieux de signaler les abus. Chaque
juridiction, diocèse, doit désormais s’équiper d’un système pour
recevoir les signalements et les faciliter. L’inaction du pouvoir
épiscopal n’est plus possible. « Pour la première fois dans l’univers
des lois canoniques, la personne vulnérable est définie et, plus
encore, le lanceur d’alerte et la victime sont protégés par un texte de
loi. La dissimulation de ces crimes par les autorités religieuses est
désormais punie. Le motu proprio établit la procédure pour faire le
signalement d’abus ou le déroulement de l’enquête prévue », détaille
l’archevêque de Malte, qui ajoute que le pape François incarne
depuis le début de son pontificat cette lutte contre le silence de
l’Église. « Ce combat a été souligné lors de son voyage apostolique
en Irlande, une Église bouleversée par de nombreuses affaires
d’abus sexuels et d’autorité, pendant l’été 2018. Le Saint-Père y a
dénoncé la volonté de protéger l’institution et son image à tout prix.
Le silence que certains membres de l’Église s’imposent crée le
scandale. Le silence n’évite pas le scandale, bien au contraire, il le
rend encore pire », conclut le secrétaire adjoint de la Congrégation
pour la doctrine de la foi.
Si les victimes d’abus sexuels dans l’Église peuvent bénéficier de
la justice civile et canonique, l’abus d’autorité ou l’emprise
commencent à peine à se dessiner dans le droit de l’Église catho-
lique. Mais, pour rappel, dans la sphère du droit civil, ces deux
notions peinent également à se frayer un chemin légal. Dans
l’Hexagone, la loi condamne néanmoins un certain nombre de faits.
On parle « sujétion physique ou psychologique » quand il s’agit de
membres de groupes à dérive sectaire. La loi du 12 juin 2001, aussi
appelée loi About-Picard du nom de la députée Catherine Picard,
ancienne présidente de l’association nationale de prévention
sectaire l’UNADFI, le précise : « Est puni de trois ans d’emprison-
nement et de 375 000 euros d’amende l’abus frauduleux de l’état
d’ignorance ou de la situation de faiblesse […] d’une personne en
état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de
pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son
jugement, pour conduire cette personne à un acte qui lui est
gravement préjudiciable. » Dans sa circulaire du 27 mai 2005, le
Premier ministre Jean-Pierre Raffarin précise par exemple :

Aussi a-t-il été décidé, plutôt que de mettre certains


groupements à l’index, d’exercer une vigilance particu- lière
sur toute organisation qui paraît exercer une emprise
dangereuse pour la liberté individuelle de ses membres, afin
d’être prêt à identifier et à réprimer tout agissement
susceptible de recevoir une qualification pénale, ou plus
généralement semblant contraire aux lois et aux règlements.

Les associations de lutte contre les dérives sectaires peuvent


également se constituer partie civile. Dans le droit civil, un arsenal
répressif puissant existe bel et bien. C’est sa mise en œuvre qui
s’avère plus difficile.
Retour à la justice de l’Église. Si la Congrégation pour la doctrine
de la foi ne dispose que de compétences limitées concernant les
sœurs abusées, c’est vers la Congrégation pour les instituts de vie
consacrée et sociétés de vie apostolique qu’il faut se tourner.
Ce ministère se charge de tout ce qui concerne la vie religieuse :
dans les ordres et congrégations, les instituts séculiers et les
sociétés de vie apostoliques ou dans les communautés dans
lesquelles les membres ne prononcent pas de vœux perpétuels. Il
concerne 1 million de fidèles dans le monde. Entre ses murs épais
sont résolus des problèmes de gouvernement dans les instituts, de
discipline ou de supervision générale de la vie de certaines
communautés. Trans- parence envers les médias oblige, la réponse
par e-mail pour un entretien à Rome ne se fait pas attendre.
Je rencontre deux représentants, deux consacrés, de ce
ministère de la curie le 3 septembre au numéro 3 de la place Saint-
Pie-XII, en face de la place saint-Pierre. Après avoir patienté à
l’accueil de cet édifice, entourée de religieux aux habits aux couleurs
diffé- rentes, l’un des deux fonctionnaires vient à ma rencontre. Ces
deux employés du Saint-Siège ne préfèrent pas être nommés ni leur
ordre. « Il ne s’agit pas de notre avis ni de notre travail à titre
personnel mais du travail du dicastère dans son ensemble. »
« L’un des actes de ce pontificat actuel est de traiter très sérieu-
sement toutes les informations et dénonciations de victimes. Le
reportage de mars 2019 diffusé sur Arte a aussi poussé cette prise
de conscience», constate le frère en charge des affaires franco-
phones de la congrégation, rejoint par sa collègue : « Le pape
François poursuit le travail entrepris par Benoît XVI, il prolonge ses
enquêtes et ses dossiers. Ce besoin de transparence s’articule aussi
autour de l’évolution de l’opinion publique, une prise de conscience
et un besoin de transparence de la part des fidèles. » Depuis le
début de l’année 2019, concernant les congrégations ou
communautés de l’Hexagone, ces fonctionnaires du dicastère
m’affirment avoir reçu une dizaine de plaintes de consacrées pour
abus sexuels. Une « explosion de la parole» des sœurs à relativiser
selon eux. Le nombre de courriers envoyés au dicastère reste
stable.
« Il s’agit pour nous d’enquêtes difficiles, puisqu’il manque
souvent des éléments de preuve. Il y a une difficulté d’appréciation.
Nous pouvons recevoir une plainte pour abus concernant un clerc et,
en parallèle, dix lettres louant les actions de ce même prêtre. Par
ailleurs, la question de la notion d’autorité est centrale pour appré-
hender la gravité de ces témoignages. L’abuseur incriminé par la
victime présumée a-t-il agi en position d’autorité ? Au dicastère nous
sommes en pleine réflexion depuis un certain temps sur les services
d’autorité et d’obéissance », expose la fonctionnaire qui poursuit : «
Il faut comprendre que les abus sexuels dans la vie consacrée ne
surviennent pas dans un vase clos, ils se corrèlent à d’autres
dangers, plus larges, liés à la communauté où ils se produisent. »
Son collègue insiste ainsi sur le « fonctionnement sectaire » de
certaines congrégations : « Le pape utilise le terme d’auto-
référentialité pour les congrégations religieuses et les sociétés de vie
apostolique. La communauté devient un clan qui n’a plus conscience
de faire partie d’un groupe plus large, elle oublie qu’elle fait partie
intégrante du fonctionnement ecclé- siastique général. Elle se
referme. La caractéristique de la vie monastique, sa tradition et sa
clôture peuvent être ainsi abordées avec une mauvaise grille de
lecture au sein d’une communauté qui favorise le repli sur soi. »
Il est midi. Une sonnerie stridente et continue se propage dans
les couloirs du dicastère. C’est l’heure de l’Angélus. Tous les
fonctionnaires des ministères du Saint-Siège interrompent leur
travail pour la prière de dévotion de la mi-journée. À la Congrégation
pour les instituts de vie consacrée, ils se retrouvent au même étage,
dans le même couloir pour se recueillir. Nous croisons le cardinal
brésilien Braz de Aviz, préfet du ministère, qui insiste bien auprès de
moi en italien, traduit par la religieuse qui m’accompagne, sur
l’importance du rôle des médias et la nécessité essentielle d’un
travail d’enquête journalistique sur la question des abus dans
l’Église.
En 2017, pour les cinquante ans du concile Vatican II, ce même
préfet présente À vin nouveau outres neuves3, texte qui rend compte
des défis de la vie religieuse. Le document constate des «
résistances » et des « dysfonctionnements » dans certaines
communautés :

Chaque système établi a tendance à résister au changement


et s’efforce de maintenir sa position : parfois il dissimule les
incohérences, d’autres fois il accepte de ternir le vieux et le
nouveau, ou il nie la réalité et les frictions au nom d’une
concorde fictive, ou encore, il dissimule les objectifs avec des
ajustements de surface. Malheureusement il ne manque pas
d’exemples d’adhésion purement formelle sans la nécessaire
conversion du cœur

Le cardinal Braz de Aviz y souligne également la nécessité d’une


mise à jour, le fameux aggiornamento brandi lors du concile Vatican
II, de la formation dans les instituts religieux qu’il définit comme «
plus informative que performante » en particulier concernant celle
des supérieurs de communautés. Dans la partie du texte intitulée «
Des défis encore ouverts », on peut lire :

Plusieurs instituts manquent de membres ayant une


préparation adéquate pour assumer des responsabilités dans
la formation. Il s’agit d’une lacune assez répandue, surtout
dans les petits instituts qui ont accru leur présence sur
d’autres continents. On doit constamment garder à l’esprit
que la formation ne peut pas être impro- visée, mais qu’elle
exige une préparation lointaine et continuelle. Sans une solide
formation des formateurs, un accompagnement réel et
prometteur des plus jeunes de la part de frères et sœurs,
vraiment préparés et fiables dans ce ministère, ne sera pas
possible.

La Congrégation pour les instituts de vie consacrée s’interroge,


se remet en cause et travaille sur une mise à jour du fonction-
nement de la vie religieuse. Elle réexamine le noyautage de
certaines communautés et souhaite actualiser la formation des
postulants mais aussi des supérieurs, en leur donnant des clefs pour
une gouvernance qui éviterait le piège de l’obéissance aveugle.
Mais, l’écart temporel entre la publication de ces textes institu-
tionnels « tolérance zéro » concernant les abus et leur application
par les supérieurs, évêques ou prêtres prend du temps. Beaucoup
de temps, surtout quand la CIVCSA dispose d’aussi peu de moyens
humains et financiers pour veiller à la compréhension et la mise en
œuvre de ces recommandations.
Après la pieuse parenthèse de l’Angélus, trajet inverse dans les
couloirs du bâtiment. Nous reprenons nos places dans le bureau et
continuons l’entretien.
« La difficulté que nous rencontrons quand il s’agit d’enquêter sur
des abus sexuels ou d’autorité, c’est qu’il y a des groupes, des
congrégations qui, depuis l’extérieur, semblent fonctionner
parfaitement. Ces communautés paraissent rayonnantes mais
fonctionnent en auto-référentialité, première étape de la dérive
sectaire. Il est très délicat et difficile pour notre ministère d’inter-
venir avant que les abus soient patents, publics et scandaleux »,
enchaîne le clerc qui termine : « Pour certaines interventions,
immédiatement, nous avons le mauvais rôle : comment se fait-il que
le dicastère intervienne dans une communauté si belle,
irréprochable ? Ce principe identitaire vient aussi du fait que les
communautés veulent conserver leur identité. Elles ont longtemps
travaillé à la construire, à instaurer ce qui les définit. C’est un trait
caractéristique à toutes les communautés. Si la vie religieuse est
indépendante de l’évêque local par exemple, elle dépend du pontife
romain et du dicastère. Nous ne sommes pas un corps étranger
quand nous intervenons, et pourtant nous pouvons parfois être
perçus comme un élément perturbateur, un intrus qui n’a rien à faire
là par les communautés auto référencées, mais la majorité de nos
interlocuteurs accepte l’intervention du dicastère et parfois aussi la
sollicite. » Après ce rendez-vous à Rome, les citations sont revues,
les propos modérés. Malgré une volonté de transparence, l’échange
avec le ministère reste très contrôlé.

Quelle surveillance pour les


communautés ?

Au-delà des frontières de la Grande Botte, en France aussi,


certains représentants de l’institution s’interrogent et se concertent
pour que ces dérives sectaires, terreau des abus, n’arrivent plus.
Comment surveiller des communautés religieuses tout en respectant
leur indépendance ? Une question épineuse à laquelle se pique
souvent Véronique Margron. Quand je la rencontre pour un second
entretien à mon retour de Rome en cette fin d’année 2019, la
dominicaine précise : « Les instituts et ordres religieux sont
indépendants, ce qui n’empêche pas, bien sûr, des visites
canoniques, par exemple par l’évêque. Mais concrètement, cela peut
s’avérer trop fragile comme moyen de détection car il ne peut
souvent y consacrer beaucoup de temps, et pressentir des dérives
demande vraiment de pénétrer à l’intérieur des “mœurs” d’une
communauté. De plus, il ne connaît pas forcément de près la vie
religieuse. Il faudrait sans doute inventer une instance reconnue,
plus indépendante, qui puisse à la fois détecter mais aussi aider. Il
ne s’agit pas seulement de soupçonner mais bien souvent d’accom-
pagner des changements, un rapport plus ajusté à l’autorité, et ainsi
espérer éviter des abus d’autorité et sexuels. » Selon la théolo-
gienne, l’institution a beaucoup insisté « à raison » sur l’autonomie
des congrégations, élément important voire fondateur de l’histoire de
la vie religieuse. « Cette indépendance a permis ses plus belles
pages. Cette autonomie a permis à la vie religieuse de conserver de
la souplesse dans son adaptation à l’annonce et au témoi- gnage de
l’Évangile à tous, sur tous les continents, à toutes les époques, mais
l’ampleur des abus montre que ce système a besoin d’un
contrepoids pour s’exercer pleinement. » Pour Véronique Margron :
« La pluralité des acteurs, en particulier dans l’accom- pagnement
spirituel, est essentielle. Pour contrôler et éviter l’entre-soi, il faut que
les congrégations se tournent aussi vers les laïcs qui sont souvent
très bien formés. Il faut réévaluer ce réflexe de solliciter
constamment et souvent uniquement des prêtres amis de la
communauté pour l’encadrement spirituel. Les psychologues ou
psychanalystes sont supervisés pour mesurer l’impact de leur travail
sur eux-mêmes. Les accompagnateurs devraient également solliciter
cette aide extérieure qui permet hauteur et recul. Il est nécessaire de
s’interroger : comment les accompagnateurs sont-ils supervisés,
accompagnés eux-mêmes pour relire leur pratique et ainsi éviter des
abus ? Il existe déjà, par exemple, des groupes de partage entre
accompagnateurs où se reprennent des situations concrètes afin
d’analyser les façons de faire et de mieux se situer. »
La présidente de la CORREF rappelle alors que plusieurs
communautés dysfonctionnelles, à dérives sectaires, sont en même
temps tout à fait reconnues par le droit de l’Église. Il n’est donc pas
facile de repérer les dérives quand, par ailleurs, dans la forme tout
est là. Par exemple, une communauté religieuse doit être dotée d’un
conseil, « mais tout conseil peut être fantoche», nuance la
professeure de l’Université catholique de l’Ouest. « Et lors des
visites canoniques, par l’évêque ou un supérieur religieux, percevoir
ce qu’il en est réellement de la liberté des membres de la
communauté, du respect de leur intégrité physique, psychique,
spirituelle est loin d’être toujours aisé. De plus, il peut être compliqué
de juger avec objectivité et a posteriori une commu- nauté dont on
avait validé la création quelques années plus tôt. Encore une fois, il
serait nécessaire que dans certains cas il y ait un regard pluriel et
avec des approches complémentaires », souligne Véronique
Margron. Pour la dominicaine, il faudrait que les visites de
communautés religieuses permettent aussi de les aider à voir leurs
possibles dysfonctionnements en apportant alors le soutien
nécessaire. Sans oublier toutes celles qui, comme évoqué plus haut,
n’appartiennent pas statutairement à la vie religieuse.
Avec l’essor des scandales dans les communautés nouvelles, le
Vatican souhaite aussi renforcer son droit de regard et limiter le
pouvoir des évêques sur la création de congrégations religieuses.
Alors que seule l’approbation de l’évêque suffisait pour créer un
nouvel institut de vie consacrée diocésain, depuis le 20 mai 2016, à
la décision du pape François, toute création d’une congrégation doit
être préalablement étudiée puis validée par le Saint-Siège pour «
éviter que des nouveaux instituts ne soient érigés sans le discer-
nement suffisant pour en certifier l’originalité du charisme4 ». Avant
ce changement canonique, certaines communautés déviantes
avaient profité de l’angle mort de Rome pour s’établir. Les sœurs
contemplatives de Saint-Jean en désaccord avec Henri Brincard,
délégué pontifical en charge de la communauté, tentent ainsi en juin
2012 de fonder une nouvelle communauté en Espagne avec la
validation de l’évêque de Cordoue. Le Vatican dissout cette
association de fidèles par rescrit – une lettre du Saint-Siège sur une
question de droit – de Benoît XVI5. À noter que, pour l’élar-
gissement de la communauté à l’international ou dans d’autres
diocèses, la validation du Vatican était déjà nécessaire.

1. Franca GIANSOLDATI, L’affaire Maciel, Albin Michel, 2015.


2. Marie-Lucile KUBACKI, « Pourquoi la démission des évêques
chiliens est-elle un double tournant, pour le pape et pour l’Église »,
La Vie, 19 mai 2018.
3. CONGRÉGATION POUR LES INSTITUTS DE VIE CONSACRÉE ET SOCIÉTÉS DE
VIE APOSTOLIQUE, À vin nouveau outres neuves, 6 janvier 2017,
traduction française proposée par Vie Consacrée et mise en ligne
sur le site de La Croix par La Documentation catholique.
congregazionevitaconsacrata.va/content/dam/
vitaconsacrata/LibriPPDF/Francese/%C3%80%20vin%20nouveau%
20 outres%20neuves.pdf
4. Rescrit établi par le canon 579 du Code de droit canonique sur
l’érection d’instituts diocésains de vie consacrée, 11 mai 2016,
disponible sur vatican.va.
5. Marie-Lucile KUBACKI, « Famille Saint-Jean : nouveau
rebondissement dans l’affaire des contemplatives », La Vie, 3 juillet
2014.
CHAPITRE XI

Accompagner

Véronique Margron accompagne de plus en plus de religieuses


ou d’anciennes consacrées abusées, en particulier depuis le
documentaire d’Arte diffusé en mars 2019. Au-delà de repenser et
réimaginer la vigilance sur des communautés problématiques, elle
souligne aussi une forme d’aveuglement dont aurait fait preuve
l’institution au moment de la crise des vocations en donnant une
pleine liberté à des communautés et à leur expansion. « Nous avons
fermé les yeux en laissant faire des mouvements très jeunes,
extrêmement chaleureux, qui voulaient s’investir au moment où
l’Église européenne manquait cruellement de jeunesse et d’élan. Cet
effet de séduction a provoqué une baisse criante de vigilance de la
part de l’Église. Face à tant de beauté et d’enthousiasme, comment
critiquer ? Dans une société française qui se déchris- tianisait
profondément, en plein dans une crise abyssale des vocations, voir
ces jeunes pleins d’élan et d’allant était forcément perçu avec
bienveillance », déplore-t-elle.
Pour la prieure provinciale des Sœurs de charité Dominicaines
de la Présentation de la Sainte-Vierge, les dérives qui secouent ces
congrégations sont autant liées à la personnalité perverse des
fondateurs et fondatrices qu’au manque de vigilance de l’Église. Une
faute partagée. « Les fondateurs ont fait des disciples, ils ont créé un
système, tandis que les contrôles de la part de l’Église arrivent trop
tard : tout est déjà dans les murs. Nous avons fermé les yeux trop
longtemps. Dans ces communautés déviantes, du lever au coucher,
tout le quotidien est imprégné de quelque chose qui relève de l’abus
et de l’emprise mentale. La loi interne a facilité l’établissement de
ces prédateurs et de ces systèmes qui se sont reproduits sur
plusieurs générations. Le manque de vigilance et de discernement
durant ces années ne peut se rattraper. Et le mal est fait.
Spécialement pour les membres ayant subi ces agres- sions »,
reprend cette experte. « Alors, aujourd’hui, quelles sont les bonnes
décisions à prendre ? Ces changements sont bien plus difficiles à
opérer en 2019 qu’il y a trente ans au moment où ces communautés
fleurissaient. Nombre de jeunes et moins jeunes en sont sortis
fracassés, meurtris au plus profond d’eux-mêmes. J’entends des
témoignages tellement bouleversants, je n’aurais jamais imaginé
que des personnes aient vécu tout cela dans l’Église. Il y a bien
quelque chose qui s’est infiltré et reproduit. Les évêques, ou d’autres
supérieurs religieux, ont pu être eux aussi séduits par la “réussite”
des fondateurs et fondatrices. »
Dans son cabinet, le Dr Chartier-Siben reçoit elle aussi de plus
en plus de religieuses ou d’anciennes sœurs victimes d’abus
sexuels. Catholique pratiquante, elle insiste au long de notre
entretien sur le fait que cette dimension chrétienne et cette
connaissance du monde religieux lui permettent de mieux appré-
hender le cadre dans lequel ces abus se produisent. Par ailleurs,
sans que la thérapeute m’en fasse part, la majorité des victimes
avec lesquelles j’ai pu m’entretenir préservent leur foi chrétienne et
l’entretiennent. Seule une victime m’a confié avoir totalement perdu
la foi. Elles n’ont pas la volonté de détruire l’Église pour mieux se
réparer. En ce sens, consulter une psy qui fait partie de leur Église
va de pair avec leur thérapie, leur permet de garder un lien avec leur
ancienne vie de consacrée sans tout envoyer en l’air.
Lors de cet entretien, j’interroge le Dr Chartier-Siben : com- ment
se passe le suivi psychologique de ces consacrées ? Quelles sont
les différentes étapes de cette thérapie ? « Si on veut qu’elles
avancent, il faut repasser par toutes les étapes des abus, pour les
libérer, pour qu’elles relisent ce qu’il s’est passé à l’aune
d’aujourd’hui. Il faut être compétent et chercher jusqu’au bout de la
vérité », décrypte depuis Neuilly-sur-Seine cette spécialiste. « Il faut
insister sur le fait qu’elles ont des ressources propres qui vont
progressivement ressurgir », expose-t-elle en ajoutant que les
anciennes religieuses qu’elle rencontre aujourd’hui ont eu ce déclic
grâce à l’explosion médiatique récente sur ce sujet. « Il faut que la
victime se reconnecte avec les richesses de sa vie, il faut exercer un
raccord avec ce qu’elle était avant les abus. En somme, les ouvrir à
un avenir où la vie est redevenue possible. Il est nécessaire
d’insister et d’expliquer que la faute n’est pas celle de l’abusée mais
de l’abuseur. Qu’être prêtre ou supérieur religieux ne donne aucun
droit sur le corps des autres et que c’est l’accompagnateur qui est le
garant de la relation. Il faut remettre le monde à l’endroit », certifie
celle qui travaille désormais tard dans la nuit pour accompagner des
victimes de plus en plus nombreuses, qui vivent parfois encore dans
les communautés où ont démarré les abus et qui prévient : « Il faut
surtout sortir la victime du milieu abusif. Créer des lieux de soutien,
de recon- version, permettre aux victimes d’être accueillies dans des
lieux sécures, les accompagner dans leurs démarches de
reconstruction mais également de dénonciation. Pour un
accompagnement efficace, il est nécessaire que ceux qui
soutiennent les abuseurs et n’aident pas à l’émergence de la vérité
soient également punis sévèrement. »
Le 7 novembre 2018, lors de leur assemblée plénière à Lourdes,
les évêques de France décident de la création d’une commission
indépendante, la CIASE (Commission indépendante sur les abus
sexuels dans l’Église) ou Commission Sauvé (du nom de Jean-Marc
Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État qui a accepté de
la fonder et de la présider). Douze hommes et dix femmes d’âge
différent, croyants ou non. La mission de cette organisation : « Faire
la lumière sur les abus sexuels commis sur les mineurs ou les
personnes vulnérables » dans l’Église catholique depuis les années
1950. Entre juin 2019 et février 2020, elle a reçu 4 500 témoignages.
La CIASE a mandaté France Victimes, fédération d’associations,
pour recueillir les témoignages au téléphone. C’est la première fois
que l’institution catholique française confie un droit de regard à une
organisation qui lui est extérieure. Après l’Australie, l’Irlande ou les
Pays-Bas, l’Église ne lave plus son linge sale en famille.
L’organisation enchaîne les interventions et conférences publiques
dans tout l’Hexagone pour libérer la parole. Marie témoigne par
exemple lors d’une réunion donnée par la commission à Bordeaux.
Les victimes participent et prennent part au travail de cette
commission pour libérer la parole. Elles en sont les actrices
principales, ne sont plus exclues du processus.
Au sein de la CIASE, trois équipes d’experts en sciences
sociales : historiens, sociologues et démographes analysent à
travers les archives de l’Église, ainsi que les résultats d’un question-
naire proposé lors d’échanges téléphoniques avec les victimes, le
cadre de ces agressions sexuelles et les conditions de leur prise de
parole. Parmi ces experts, on retrouve Josselin Tricou, sociologue
spécialiste des questions de genre et de sexualité au sein du
catholicisme. Avec deux autres expertes, le chercheur s’occupe
notamment de l’analyse des témoignages de religieuses. « Avec la
mise en place de la CIASE, c’est une des premières fois où
l’institution fait appel à une expertise extérieure, et, surtout, à des
experts qui ne sont pas forcément catho-compatibles. En France, il
n’y avait pas eu auparavant d’appel à une analyse véritablement
externe sur les violences sexuelles alors que d’autres pays en proie
à une crise similaire en ont fait usage plus rapidement. L’Église,
comme toute institution, a besoin d’un regard extérieur, indépendant
de sa hiérarchie », explique celui dont la thèse porte sur la
masculinité des prêtres. « L’Église catholique ou les médias
catholiques de l’Hexagone privilégient systématiquement les
analystes qui sont eux-mêmes catholiques ou catho-compatibles.
Ces intervenants, ces spécialistes sont donc dotés d’une grille de
lecture conciliante envers l’institution. Faire appel dans cette
commission, notamment à des non croyants, des indifférents, peut
changer la donne », avance Josselin Tricou qui nuance : «
Appréhender les abus de femmes consacrées reste complexe. Le
non-consentement sexuel de ces femmes, souvent sous emprise
spirituelle et matérielle, est difficile à saisir. Elles manquent cruel-
lement de lieux extérieurs pour parler, se confier, et reformuler ce
qu’elles ont vécu dans un tel langage contemporain et d’origine
séculière. »
CHAPITRE XII

Face à une justice d’hommes

Si les victimes de pédocriminalité se retrouvent au sein d’asso-


ciations comme La Parole libérée, fondée par les victimes du père
Preynat, difficile pour les religieuses abusées de s’organiser en
collectif de victimes. Un obstacle dû à des parcours personnels
variés, des communautés qui parfois s’opposent, des formes d’abus
spirituels multiples qui pèsent encore et un manque de soutien
parfois criant de la part de l’institution. Parler publiquement de
l’abus, c’est aussi le revivre.
« Échanger avec Michèle-France m’a beaucoup aidée dans mon
travail, dans mon cheminement », s’enthousiasme Marie qui
souligne : « Seule une victime de prêtre peut comprendre ce que j’ai
vécu. » Michèle-France, qui participait à la conférence annuelle de
l’AVREF en avril 2019, insiste elle aussi : « Entendre des
témoignages qui ressemblent au sien reste la preuve que l’on n’est
pas seule, on se sent soutenue et comprise. » Si Marie tente
d’organiser un réseau, compliqué de porter cela seule et d’élever sa
voix, d’autant plus quand on est une femme dans une institution
aussi patriarcale que l’Église catholique.
« L’Église doit penser la réciprocité. L’évolution de la société, de
la place des femmes, influe sur l’Église, c’est vrai. Et dans nombre
de diocèses, il y a des femmes en responsabilité importante. Mais il
subsiste des points noirs, des lieux où se perpétue une infériorité
profonde des femmes », analyse Véronique Margron.
« Ces violences sont liées à la construction de la masculinité des
prêtres, d’un idéal sacerdotal qui les met au-dessus des autres dans
l’Église catholique, qui exclut du pouvoir tout particulièrement les
femmes et les désigne implicitement comme de potentielles victimes
d’abus de pouvoir. Or, quand le pouvoir est conditionné à une
pratique et une vision restrictive de la sexualité, les abus de pouvoir
ont toutes les chances de se nouer sur ce terrain-là », décrypte de
son côté Josselin Tricou qui insiste : le célibat des prêtres ne rentre
pas directement en jeu dans cette question : « Il y a des célibataires
hors de l’Église sans que ça pose de soucis. Mais la spécificité de
l’Église catholique romaine, c’est ce lien entre célibat masculin et
exercice du pouvoir. C’est même devenu sa signature. Selon moi,
modifier une énième fois la formation des prêtres est une mesure
trop superficielle, ou un simple chiffon agité par ceux qui ne veulent
pas que ça change. Sans réévaluer la place des femmes –
célibataires ou non – dans l’institution et les conditions d’accès à
l’exercice du pouvoir, l’Église catholique ne réduira que
marginalement les risques d’abus. »
Des femmes déconsidérées et donc moins écoutées quand elles
interpellent une justice canonique noyautée par des hommes? En
juillet 2018, pendant mon passage à la rédaction de La Croix, je
rencontre Claire Maximova, 45 ans, à côté de la station de métro
Mairie-de-Montrouge, locaux de Bayard à proximité obligent. Claire a
l’accent ukrainien qui fait chanter une voix aiguë et fragile. Cheveux
auburn coupés au carré, lunettes de vue rectangulaires, armée d’un
sens de l’humour abrasif, l’ancienne carmélite me dissèque son
histoire sur un banc public à l’écart des passants qui s’engouffrent
sous terre pour rentrer du travail. La terrasse d’un café à cette
heure-ci aurait été trop bruyante. Impos- sible de raconter autant
d’intimité entourées de clients agglutinés, la cigarette à la main, un
expresso dans l’autre.
Un lien se tisse rapidement entre Claire et moi au fil de l’enquête
qui nous poussera à nous revoir pour boire un thé dans son petit
studio au Chesnay, ou au jardin du Luxembourg avec un jus frais
une après-midi d’été, un an après ce premier contact, prévu à la va-
vite à la sortie d’une station de métro. Cette enseignante en anglais
dans un lycée privé catholique de Versailles a déjà raconté son
histoire dans un livre paru en janvier 2019, La Tyrannie du silence1,
dont elle a assuré la promotion. Belliqueuse, elle n’a pas peur
d’appeler un chat un chat devant le micro. Convertie au catholicisme
à 16 ans dans son Ukraine natale, Claire, fascinée par sainte
Thérèse de Lisieux, « petite Thérèse », ne doute en rien de sa
vocation. Une dévotion adolescente rebelle alors que les églises
viennent de rouvrir au cœur d’une ex-URSS antireligieuse. À 19 ans,
elle entre dans un carmel dans le sud-ouest de la France. Cette
communauté vieillissante aux usages d’un autre temps plonge Claire
dans une profonde dépression. Seule échappatoire : un carme, « un
frère par le Seigneur » plus âgé, qui l’accompagne spirituellement.
En 2007, celui en qui elle a toute confiance a un « geste déplacé ». Il
essaye en fait de l’embrasser à travers la grille du cloître pour se
confondre en excuses. Il se confie à son supérieur, et,
immédiatement, c’est elle qui est dénigrée par les frères et sœurs de
l’ordre religieux : elle l’aurait tenté. L’accompagnement s’arrête là.
Claire et le frère n’échangent plus. Trimballée de couvents en
couvents à travers l’Hexagone et même en Europe, de déception en
déception, la religieuse fait sa demande d’exclaustration après neuf
ans passés auprès de carmélites. Détentrice d’un diplôme ukrainien
qui ne « pèse pas bien lourd » en France, Claire devient jeune fille
au pair dans une famille en Haute-Savoie. Celle qui ne connaît la
France que par le biais des cloîtres qu’elle a égrainés n’a d’autres
repères que ce frère, ce guide spirituel au faux pas. « Dans cette
période, j’étais perdue et ignorante du monde extérieur, il est la
dernière personne qu’il me reste. Comme Thérèse d’Avila, je me
disais fille de l’Église, ma volonté de vie consacrée persistait »,
regrette Claire Maximova sur ce banc placé sous un kiosque
faussement ancien de cette petite ville du bord du périphérique.
S’ensuit un an et demi d’abus sexuels, d’emprise mentale soit chez
elle, dans son « petit studio » soit dans un couvent du sud de la
France où elle se rend, le cerveau sous contrôle. En 2011, le
prédateur est muté au Canada où il devient prieur d’une commu-
nauté alors qu’elle avait prévenu sa hiérarchie.
Son agresseur loin d’elle, Claire essaye tant bien que mal de se
reconstruire, la vie fracassée. D’une plume aiguisée, dans son livre,
l’ancienne religieuse parcourt avec détails ces années de solitude
face à un prédateur. Après sa publication, en janvier 2019, le silence
judiciaire canonique et civil s’abat à nouveau sur son récit. Comme
si son temps de prise de parole était clos avec l’impression de ces
250 pages de mémoires. Claire incarne ces oubliées de l’Église, ces
invisibles de la justice canonique qui doivent se confronter à
l’imperméabilité d’un clan d’hommes.
En 2017, elle porte plainte auprès du procureur de la République.
En parallèle, son violeur est soumis à une instruction canonique et
doit comparaître devant un tribunal ecclésiastique. Il a eu l’ordre de
restreindre ses activités d’accompagnement. Concrètement, il ne
peut plus prêcher en dehors de son carmel québécois. Une
injonction qu’il ne respecte pas : il reste le prieur de sa commu-
nauté. En mai 2019, Claire me téléphone : elle a « besoin de parler
», un besoin viscéral de vider son sac. Un « Comment ça va ? »
suffit à ouvrir les vannes. Ses mots se percutent et se mélangent.
Raconter pour survivre, mais sans public. Alors que le procureur
sollicité a organisé une confrontation avec son agresseur, l’ancienne
religieuse rit nerveusement au téléphone : « Selon sa défense, il
s’agit d’une relation consentie entre personnes majeures. Lui, répète
que j’aurais fait ça pour obtenir la nationalité française… »
En juin, le nom de Claire apparaît à nouveau sur l’écran de mon
smartphone, mais cette fois-ci des sanglots d’angoisse ont pris le
dessus sur le rire. En larmes, Claire ne décolère pas : sa plainte
canonique a été refusée et quelques semaines plus tard, celle au
civil a été classée sans suite par le procureur d’Aix-en- Provence : «
Il a justifié sa décision car le verdict de l’officialité, le tribunal
ecclésiastique de Montpellier, m’était défavorable alors que le
dossier n’était même pas encore transmis aux juges ecclésiastiques
par l’official », signale-t-elle. Difficile de trouver les mots pour
l’encourager à continuer son combat. Et puis, quel est vraiment mon
rôle ? Le tribunal ecclésiastique de Montpellier s’appuiera ensuite
sur la décision civile d’Aix pour classer l’affaire sans suite… «
Logique ? » interroge Claire. Après avoir témoigné, à visage
découvert, bourrée d’espoirs, motivée à faire enfin la lumière, Claire
est épuisée depuis son petit studio neuf construit au rez-de-jardin
d’un pavillon d’une banlieue. Un lit simple, une petite table, un
bureau. Une studette qu’elle peine à s’offrir avec son salaire
microscopique de prof. « Je continue mon combat, même si je ne
me leurre plus d’espoirs. J’ai fait appel à Rome et j’attends un retour
depuis novembre. Même si je pense que le pouvoir épiscopal va
défendre ce prédateur, c’est mon unique recours et j’irai au bout de
ma démarche. C’est une pierre dans la lutte pour la vérité et, même
si cela ne me serait pas utile et même si je m’épuise, j’espère que
cette lutte sera profitable pour les autres victimes », conclut-elle

1. Claire MAXIMOVA, La Tyrannie du silence, Cherche Midi, 2019.


CHAPITRE XIII

Quand un Évêque écoute…

Fin juin 2019, je retrouve Cécile Lemaire, 40 ans, dans un parc


aux abords de la gare de Rouen. Assise sur un banc, l’ancienne
religieuse m’attend, entourée de bambins fraîchement libérés de
l’école. Aujourd’hui en invalidité à temps plein, elle ne peut pas
travailler. « Oui je suis tout à fait prête à vous rencontrer et si je peux
apporter ma petite pierre à la compréhension d’un tel drame pour
d’autres, je le fais volontiers », m’a-t-elle répondu par e-mail le 17
avril 2019.
En 2002, Cécile, 22 ans, entre dans une communauté religieuse
de la région après avoir passé cinq ans comme régisseuse
d’orchestre. Elle claquera la porte quatre ans plus tard, brisée, sans
avoir prononcé ses vœux définitifs. La Rouennaise passe d’une vie
nocturne de concerts et de fêtes au couvent, tout juste passée la
vingtaine. « Il est arrivé un moment où je ne pouvais plus ignorer
l’appel », m’explique-t-elle. Et comme elle ne se « voit pas faire le
tour de l’annuaire » pour choisir une communauté, et que le
charisme de La Providence de Rouen1 lui plaît, elle se tourne vers
ce petit institut de vie consacrée. Congrégation née au xviie siècle,
la communauté s’est aussi implantée à Madagascar et en
Centrafrique. Cécile y suit d’abord un stage qui accueille les jeunes
souhaitant s’engager et qui s’interrogent sur leur vocation. C’est une
maîtresse des novices de vingt ans son aînée, sœur Louise2, qui
l’agresse sexuellement pendant cette répétition à la vie religieuse,
avant même qu’elle entre au postulat. Un calvaire en totale
dichotomie avec le cadre idyllique de la congrégation: une maison
mère aux arbres fleuris à colombages plantée au milieu d’herbe vert
tendre et repue du climat normand.
« Avant cette première agression, elle a commencé le processus
d’emprise en m’achetant des cadeaux, des parfums très chers,
surtout pour une religieuse qui vit modestement. Je continuais à
travailler la nuit à l’opéra, je rentrais donc tard, mais elle m’attendait
à la sortie des concerts. Elle chantait et je jouais de la musique, les
conversations s’avéraient faciles. Elle m’écrivait par mail en me
répondant toujours très vite. C’était à l’époque des modems et elle
m’écrivait tellement qu’elle avait fait exploser la facture internet de
son couvent… Je me confiais à elle particulièrement sur mon for
interne. Elle a créé une sorte de nasse, un endormissement qui a
duré deux mois et qui s’est refermé sur moi sans que je m’en rende
compte », témoigne Cécile, sur ce banc normand, les cheveux
courts, une robe longue et légère pour contrer l’été qui s’annonce. «
Dans l’imaginaire, dans nos schémas mentaux, impossible de
penser que le mal peut venir des femmes, surtout dans l’Église »,
remarque Cécile.
Transférée dans une autre communauté pour le noviciat, la jeune
postulante reste en contact avec sœur Louise. Son statut d’accom-
pagnatrice spirituel lui sert de passe-droit pour rendre visite à sa
proie sous couvert d’un suivi. « C’était une femme charismatique
que tout le monde appréciait dans la congrégation. Quand les
agressions ont commencé, j’étais sidérée. À chacun de ses gestes,
je sortais de mon corps, je me dupliquais et j’assistais à la scène
depuis l’extérieur. C’était d’une telle violence, décuplée par le fait
que je ne m’y attendais pas. Elle instrumentalisait les abus avec la
religion. Quand on a 20 ans, quand on intègre une communauté, on
est amoureuse de la vocation, on a des cœurs dans les yeux. On est
malléable au possible et on est prête à tout accepter par amour de
Dieu. J’étais fragilisée, j’avais complètement changé de vie et je
venais de quitter un boulot qui m’occupait 80 heures par semaine.
J’étais complètement, absolument sous emprise», décrit Cécile, la
voix décidée et claire. Aucune parole ne tremble : elle veut sortir de
l’anonymat, décidée à parler à visage découvert.
Tout au long de notre échange au parc, elle insiste : la commu-
nauté où elle a passé son noviciat pendant quatre ans était « formi-
dable », elle était entourée de « sœurs incroyables ». Cécile dissocie
son agresseuse de sa congrégation, ne fait pas de lien entre les
agressions sexuelles et la vie consacrée en général. Son histoire et
celle de la communauté restent bien deux choses distinctes. Elle
n’est pas représentative du fonctionnement de l’institut.
Une victime majeure, agressée par une femme : un double
obstacle pour Cécile qui a tant lutté pour se faire entendre. Elle me
décompose l’instrumentalisation du religieux dont fait preuve son
bourreau, la normalisation qu’elle s’était faite mentalement de ces
abus qui, au bout d’un certain temps, lui paraissent « normaux »
associés au « quotidien de la vie religieuse ». « Fin août, je me suis
retrouvée aux urgences, je n’arrivais plus à marcher. Tout allait bien
physiquement, mais pas mentalement : j’étais détruite. La culpabilité
me ruinait », confesse Cécile. En 2005, elle déclare à la
communauté ce qu’il se passe, deux ans après le début des agres-
sions. « J’en ai parlé pendant ma deuxième année de noviciat en
2005, après avoir assisté à l’Institut catholique de Paris à un cours
donné par Véronique Margron sur l’inceste en classe de théologie
morale. Il y a eu un déclic, j’ai compris: tout faisait écho. Mes yeux
se sont ouverts en grand. J’ai compris que ce n’était pas normal et
que c’était interdit. Les agressions continuaient, même si elles
étaient plus épisodiques. Je lui demandais de ne plus venir à la
communauté, mais elle venait tout de même. Comme elle était
musicienne, les autres sœurs ne soupçonnaient rien. J’en ai d’abord
parlé à la maîtresse des novices qui m’a crue immédia- tement et
m’a apporté une grande aide. Il y avait une animosité entre elle et
sœur Louise : elles ne s’appréciaient pas et l’emprise qu’exerçait
sœur Louise sur les autres religieuses de la Providence ne lui
plaisait pas. Je me sentais soutenue, mais il fallait régler cette affaire
au sein de la communauté, ne pas l’ébruiter. Je sais que je n’étais
pas la seule », raconte Cécile qui précise : « Une autre sœur de la
communauté, qui est encore religieuse à la Providence il me semble,
s’était même confiée à moi. Sœur Louise a manipulé toute la
congrégation. Ma santé était dans un état catastrophique, j’ai perdu
trente kilos. J’ai ensuite parlé aux supérieures de la congré- gation et
aux sœurs du conseil qui ne m’ont pas cru : il s’agissait d’une
relation entre adultes consentie. »
Elle décroche un rendez-vous avec l’archevêque du diocèse de
l’époque qui l’écoute mais ne souhaite pas intervenir. « J’étais
décidée à ne pas prononcer mes vœux définitifs tant que la vérité
n’éclaterait pas au grand jour. Le délai canonique étant largement
dépassé, la vérité ne venant pas : je suis partie comme une voleuse,
personne ne l’a su. Je ne voulais pas en faire pâtir les autres,
j’aimais ma communauté », ajoute-t-elle.
Le 3 et le 26 novembre 2006, elle sollicite le Service d’accueil et
de médiation pour la vie religieuse, le SAM de la Conférence des
évêques de France. Créé en 2001 pour « accueillir, écouter et
proposer des médiations entre des personnes et des commu- nautés
quand les conflits n’ont pas pu être résolus au sein des structures
habituelles », peut-on lire sur le site de la CORREF qui complète :

Le SAM s’adresse à des personnes (membres de commu-


nautés anciennes ou nouvelles, parents, anciens membres)
s’estimant lésées par une communauté catholique et/ou
dénonçant des dysfonctionnements (abus de pouvoir,
mauvaise gestion des biens, manipulation, etc.).

C’est sous l’égide de ce service de médiation que Louise est, lors


de la première rencontre organisée, confrontée, en présence d’un
tiers, à la religieuse qui l’a abusée. Lors du deuxième entretien du
SAM, elle fait face cette fois-ci à la supérieure de sa congré- gation,
seule, sans médiation. « Pendant ces deux rendez-vous, c’était elle,
mon bourreau, qui a été présentée comme victime. Elle souffrait, on
la traînait là, comme si ce n’était pas de sa faute. La supérieure de la
communauté m’a apporté une Jacinthe… Il y avait une
compréhension du pardon qui n’était pas la mienne, on n’impose pas
le pardon. Une ambiance lunaire. C’était terri- blement mal organisé,
et puis j’ai surtout compris qu’il fallait que ça s’arrange en interne.
Lors de la deuxième rencontre avec la supérieure de l’institut, celle-
ci pleurait, se lamentait… mais elle ne reconnaissait absolument pas
sa responsabilité en tant que dirigeante. Elle a entendu, elle a
essayé de comprendre, mais elle est si loin de la réalité. Elle a
reconnu devant moi que mon départ “l’arrangeait” et que l’on ne
sanctionnait pas comme ça une sœur qui avait fait profession depuis
25 ans », se souvient Cécile, rongée par la colère.
Un an après sa sortie, la jeune femme passe six mois en hôpital
psychiatrique et développe dès 2008 un symptôme de stress post-
traumatique. Sa vie est scandée d’insomnies, d’angoisses, qu’elle
parvient à dompter en se faisant suivre au centre de traumatologie à
Paris. Des syndromes qu’elle connaît sur le bout des doigts, qu’elle
arrive tant bien que mal à prévenir. Cohabiter, vivre avec. Sur le
banc public de ce parc proche de la gare de Rouen, très vite, Cécile
Lemaire me liste tous les maillons de l’ins- titution qu’elle a sollicités
dès 2013 avec l’aide de Pierre Vignon. À cette époque, alors que
l’association La Parole libérée commence à s’emparer de l’espace
médiatique pour dénoncer l’omerta, son frère lui téléphone après
avoir regardé un documentaire sur les victimes du père Preynat.
Cécile contacte le père Vignon qui écrit lui-même, le 30 mai 2013, au
nonce apostolique en France de l’époque, Mgr Luigi Ventura3. Après
une réponse manuscrite de la part de l’évêque le 10 juin certifiant
que « le dossier a été transmis aux supérieurs compétents du Saint-
Siège », le nonce ne donne plus signe de vie. Sans réponse, Cécile
adresse un courrier à la secrétairerie d’État le 15 août 2015,
directement destiné au cardinal Parolin, chargé des affaires
politiques et diplomatiques du Saint-Siège nommé par le pape. «
Voici donc plus de deux ans que ce dossier est parti et que je n’ai
pas de nouvelles », affirme la victime dans cette lettre.
Le 21 juin 2016, la fête de la musique se pare d’un voile sombre
pour cette mélomane. La Congrégation pour les instituts de vie
consacrée (CIVCSVA) répond à Louise dans un courrier signé du
cardinal Braz de Aviz, préfet de ce dicastère :

Pour expliquer la solution choisie à l’époque nous voudrions


souligner des éléments, qui, sans nier la gravité morale des
faits et votre douleur personnelle, ne permettent pas une
poursuite pénale canonique de la religieuse incriminée, au-
delà de ce qui a été déjà fait. En effet, vous êtes entrée dans
l’institut à l’âge de 22 ans étant déjà insérée
professionnellement, et vous avez choisi librement sœur
Louise comme accompagnatrice spirituelle. Selon les
témoignages reçus, vous partagiez avec elle une amitié
sincère et juste au point de départ et un goût pour la musique,
mais sœur Louise n’avait sur vous aucune position d’autorité.
Dès lors, les sanctions prises par les supérieures contre cette
religieuse ont après votre dénonciation, attentionnelle, portée
avec charité par votre situation, l’aide financière accordée,
l’inter- vention de plusieurs instances, religieuses et étatiques,
tout cela nous a amenés à ne pas intervenir plus, pour
respecter les autorités compétentes puisqu’il s’agissait de
relations homosexuelles entre adultes.

Cécile laisse s’échapper un éclat de rire ironique quand je lui


demande de réagir à la lettre : « J’ai reçu une réponse au bout de
plusieurs mois. Il était écrit noir sur blanc qu’il s’agissait d’une
relation homosexuelle consentie. J’ai attendu si longtemps pour être
traitée comme une moins que rien. Sans reconnaissance de la part
des supérieures de l’Église et sans réparation, ma guérison ne peut
se faire. »
En mai 2016, elle décide de témoigner pour la télévision auprès
de France 3 Normandie4 pour un reportage à visage caché. Un
appel du pied plus qu’efficace comme elle l’atteste : « Après la
diffusion, l’archevêque de Rouen m’a contactée, Mgr Lebrun5, mon
héros. Pierre Vignon et lui m’ont aidée à monter un dossier pour une
procédure canonique en 2016… C’est là que nous nous sommes
rendu compte que le dossier que j’avais monté à ma sortie de la
congrégation avec le premier évêque était vide. Il ne contenait rien,
ma plainte avait disparu. J’étais abasourdie, mais toujours bien
soutenue. J’ai également porté plainte au commis- sariat, même si
les faits étaient prescrits. Les agents de police m’ont écoutée
attentivement, sans jugement. Ils ont compris. » À force de lutter
contre le silence, aidée d’un autre membre de l’épiscopat, Mgr
Jacques Blaquart, évêque d’Orléans, Cécile Lemaire obtient justice.
En avril 2018, elle est reconnue comme victime par l’Église. La
religieuse qui l’a agressée reçoit une injonction de soin, elle doit
suivre une psychothérapie et n’a plus le droit d’être en contact avec
des jeunes filles. Le diocèse lui retire toutes ses fonctions : « Nous
reconnaissons sans aucun doute la vérité des accusations portées
par madame Maire envers sœur Louise. Nous ne pouvons que
regretter qu’elle ait été si mal entendue et si mal reconnue par notre
Église », peut-on lire dans les conclusions de l’archevêque de
Rouen, Mgr Lebrun, concernant la médiation entre Cécile et son
ancienne congrégation qui reconnaît d’ailleurs la communauté
comme coupable de négligence dans l’enquête. En s’appuyant sur le
canon 128 – « Quiconque cause illégitimement un dommage à autrui
par un acte juridique ou encore par un autre acte quelconque posé
avec dol ou faute, est tenu par l’obligation de réparer le dommage
causé » –, Louise obtient un dédommagement financier de la part de
l’institut pour compenser ses frais qui ont suivi sa sortie du noviciat.
L’archevêque demande également que la religieuse qui l’a agressée
lui reverse également une somme, « constatant la quasi-
impossibilité d’obtenir d’un tribunal civil une réparation de la part de
sœur Louise, l’institut peut apporter librement sa contri- bution par
un don volontaire. Le rapport souligne qu’elle pourrait valoir
reconnaissance symbolique des faits qui, jusqu’à présent, a été
déficiente, et ainsi participer à la reconstruction psycholo- gique de
Louise. Nous proposons, en l’absence de référence en France, la
somme de vingt mille euros (20 000 €). Cette somme est dans le
haut de la fourchette du barème adopté par les évêques de Belgique
pour le cas de victimes d’agression sexuelle commise par des clercs
dont les faits sont prescrits. »
Cécile réagit à cette décision canonique : « Elle n’apparaît plus
dans l’organigramme et la supérieure de la congrégation a eu
l’obligation d’informer toutes les sœurs de ce qu’il m’était arrivé et j’ai
eu un dédommagement financier. J’ai fait tout ce que je pouvais
faire. On dit souvent que l’on n’est pas écouté, mais si on tombe sur
un évêque prêt à nous accompagner, c’est possible de gagner,
d’être enfin considéré comme une victime. » C’est la première fois
qu’elle accepte de témoigner en donnant son nom complet et celui
de l’institut où se sont déroulés les faits. Victime aux yeux de l’Église
et enfin libre.

1. Sollicitée, la congrégation n’a pas répondu.


2. Le prénom a été changé.
3. En février 2019, le journal Le Monde annonce que l’évêque fait
l’objet d’une enquête pour agression sexuelle. S’ensuivent plusieurs
témoignages de victimes. Bénéficiant de l’immunité diplomatique, le
nonce nie les faits. En juillet 2019, le Saint-Siège lève cette immunité
diplomatique. Il regagne Rome à la mi-septembre et est remplacé
par Mgr Celestino Migliore.
4. « Une sœur agressée sexuellement à Rouen par une religieuse :
son témoignage », France 3 Normandie, 4 mai 2016.
5. Sollicité, Mgr Dominique Lebrun a expliqué ne pas pouvoir
s’exprimer sur « des cas particuliers ».
CONCLUSION

Cécile, Claire, Marie, Michèle-France, Valeria et les autres, les


silencieuses, celles qui ne peuvent pas, celles qui vivent toujours
entre les murs de leur communauté, sous emprise. Après un an et
demi d’enquête, plus de doute : un cri s’échappe des couvents, vital,
retenu trop longtemps. Sourd, il s’est fait plus strident à l’été 2018.
Au fil des semaines, au rythme des articles publiés dans la presse,
la vague de témoignages engloutit le Vatican, sonne les fidèles et
soulève le cœur du monde entier. La frontière entre monde laïque et
vie consacrée n’est plus hermétique, le vent de libération apporté
par le mouvement #MeToo inspire les religieuses. Ces héroïnes
s’emparent de l’espace public, de la rue en Inde, ou médiatique, de
la télévision et des réseaux sociaux en France et au Chili pour que la
honte change de camp. Elles ne veulent plus se murer dans le
silence. L’omerta trop longtemps imposée par l’Église se fissure.
Mais parler ne sert à rien si personne n’est prêt à écouter ou
simplement à entendre. Isabelle Chartier-Siben, Karlijn Demasure,
Stéphane Joulain, Mary Lembo, Véronique Margron, Lucetta
Scaraffia, Pierre Vignon : un réseau d’accompagnement se met en
place. De son côté, encouragée par le pape, l’institution tend l’oreille
et, avec elle, les fidèles. « C’est comme si la découverte des
religieuses comme victimes d’abus sexuels avait été le scandale de
trop pour les catholiques qui s’interrogent encore plus et veulent
réagir, faire bouger les lignes », me confie Véronique Margron lors
de notre dernière rencontre à la rentrée 2019 dans les locaux de sa
congrégation, rue Vaugirard à Paris. Après quinze ans de révéla-
tions révoltantes sur la pédocriminalité, les fidèles découvrent que
leur maison compte d’autres victimes : des femmes adultes. Et les
piliers qui la soutiennent s’ébranlent : le Vatican réagit. Dès les
premières révélations estivales de 2018, très vite, le Saint-Siège
encourage la libération de la parole des sœurs qui ne doivent être ni
servantes à la disposition d’évêques ni victimes d’agressions
sexuelles. L’institution dénonce le cléricalisme comme terreau de
ces abus et de la mécanique du silence qui l’englobe. Alors que les
rapports des années 1990 des religieuses missionnaires dénonçant
des abus ont été ignorés ou, pire, conspués, à l’heure d’une remise
en question historique sur la place de la femme dans la société,
Rome interroge cette évolution et tente de l’intégrer. Avec l’appa-
rition de la notion de « personne vulnérable » dans le droit canon, la
femme consacrée fait désormais partie intégrante de la lutte papale
pour la tolérance zéro. La recherche en théologie ou en psychologie
à la Grégorienne suit ce mouvement, voire l’impulse. Reste à savoir
comment évêques et supérieur(e)s de congrégation vont l’appliquer
dans les grilles de leurs congrégations.
Et puis, après l’orage, l’accalmie. Entre 2019 et 2020, les
témoignages s’estompent, la parole se feutre, s’assume moins : les
consacrées ont peur malgré les encouragements de certaines
organisations internationales et du pape à libérer la parole. Après un
long combat, d’anciennes religieuses agressées ou violées ne sont
toujours pas reconnues en tant que victimes par l’Église.
Alors, Valeria, Cécile, Marie, Claire, Michèle-France et les autres,
toutes, espèrent que le présent ouvrage, la liberté et la force de leurs
mots, atteindront peut-être cette religieuse condamnée au silence
dans son couvent, cette ancienne sœur de retour dans le monde qui
ne réalise pas qu’elle a été agressée, feront réagir ce supérieur de
congrégation, ce curé ou cet évêque. Peut-être qu’en lisant ces
lignes, une victime étranglée par le nœud du silence comprendra
que se taire c’est renoncer à vivre et que cette culpa- bilité qui la
ronge n’est pas la sienne.
Remerciements
J’adresse un immense merci à Bruno Bouvet et Céline Hoyeau
de La Croix. Leur confiance m’ayant permis de publier ma première
enquête à l’origine de cet ouvrage.

Mes remerciements vont aussi vers le père Stéphane Joulain et


sœur Véronique Margron pour leur relecture avisée, et vers Pierre
Vignon pour ses précieux conseils.

Enfin, un grand merci à Élie pour tout son soutien et son écoute.
TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE

CHAPITRE I
L’été 2018, #MeToo atteint l’Église

CHAPITRE II
Quand le Vatican savait
Les deux premières lanceuses d’alerte
Fuite dans la presse

CHAPITRE III
À Rome, les lanceuses d’alerte d’aujourd’hui
Sœur Mary Lembo
Karjlin Demasure
Voice of Faith
Lucetta Scaraffia

CHAPITRE IV
Depuis l’Argentine, Valeria Zarza
CHAPITRE V
La solidarité des religieuses indiennes
Un évêque sur le banc des accusés

CHAPITRE VI
Michèle-France Pesneau
La vocation
La fuite
Le « système Philippe »
Parler
La reconnaissance des faits

CHAPITRE VII
Silence on viole

CHAPITRE VIII
Obéissance
For interne et for externe
Abusées et brisées

CHAPITRE IX
Marie

CHAPITRE X
Les réponses de l’Église
Quelle surveillance pour les communautés ?
CHAPITRE XI
Accompagner

CHAPITRE XII
Face à une justice d’hommes

CHAPITRE XIII
Quand un Évêque écoute

CONCLUSION

REMERCIEMENTS
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