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Matthieu Cailliau

Confucius et Saint Benoît :


la délicatesse du signe
Contemporain des Présocratiques de la Grèce Antique, Kong Zi (Confucius, 551-
479 av. JC) assiste en Chine au lent déclin des Zhou, amorcé au VIII°s. dans la période dite
des Printemps et Automnes (titre des annales de la principauté de Lu qui couvrent cette
période). Il est, comme Socrate, spectateur d’une situation politique comparable à celle de
la Grèce, et peut-être à la nôtre : un temps marqué par la férocité des appétits, par le
déchainement des intérêts particuliers. Comme Platon, il s'engage un temps en politique,
mettant ses compétences de philosophe au service d'un chef d'Etat. Nous voudrions au
cours de cet article recenser quelques aspects de la sagesse de Confucius qui font "signe" à
l'Occident du XXIe s., dans la mesure où ils rejoignent ceux du saint patron de l'Europe,
saint Benoît. Nous irons dans les trois directions du sage : 1° tian (le Ciel) 2° ren (l'homme
bon), 3° li (l'ordre moral universel), la vertu de celui qui est ren étant suivie par le li, vertu
instaurant à la fois l'ordre moral et celui des rites, donc aussi d'une liturgie s'élevant vers le
Souverain Seigneur : "Chang-Ti", Dieu unique.

1° Le Ciel (tian)
De même que pour saint Benoît, il n'est pas d'oeuvre plus grande, pour l'homme,
que celle de la liturgie, de même pour Confucius, le sage a une grande responsabilité au
sujet de la piété. Celle-ci concerne les rites par lesquels on vénère les anciens. Ces rites
doivent être expliqués, enseignés, transmis droitement à chaque nouvelle génération.
A la différence de l'Occident, Confucius ne sépare jamais souci des rites et souci
de la politique. La bonne santé de l'Etat dépend en grande partie de la fidélité à l'esprit de
la liturgie, donc d'une bonne transmission des rites.

"Un Etat dépourvu de rites ne peut être corrigé, car les rites sont précisément ce
qui permet de le corriger. Ils sont la balance qui permet d'apprécier le lourd et le léger ; ils
sont le cordeau et l'encre qui permettent de déterminer le tordu et le rectiligne ; ils sont le
compas et l'équerre qui tracent l'angle et le cercle. Dès lors qu'on les a pris pour normes,
personne ne peut plus tromper qui que ce soit." (Entretiens, XI, cité par Rémi Mathieu,
Confucius, l'invention de l'humanisme chinois, Paris, 2006, p. 224).

Il existe toutefois un philosophe occidental parmi les Lumières qui avait une
conception assez proche de celle de Confucius et pour cela mérite d'être cité ici. Il s'agit de
Montesquieu :
"la religion, même fausse, est le meilleur garant que les hommes puissent avoir
de la probité des hommes" (L'esprit des Lois, XXIV, 10, Pléiade, p. 720).
La religion, en donnant des conseils en vue de la perfection humaine, complète
utilement les préceptes imposés par l'Etat au moyen des lois.

Au nom de la prudence, l'Occident n'a pas cessé de séparer le politique et le


religieux, depuis les guerres de religion au XVIe s. Mais ici, Confucius et Montesquieu
s'accordent à reconnaître à la piété et aux conseils de la religion une place prépondérante
au sein du projet politique, visant le bien commun.
Le sage chinois se distingue par une grande délicatesse. Il ne s'agit pas d'une
humilité de façade, mais d'un principe moral solide, orienté par l'humilité vers un idéal
d'harmonie entre le Ciel, la terre et l'homme. Cette harmonie rend donc solidaires les
institutions entre elles : il leur faut se consulter, se connaître, agir ensemble en vue du bien
commun. Chacune en effet répond à sa façon à un certain nombre d'épreuves traversées
par l'homme, mais non pas à toutes. Le sage, tel Confucius, se lève, mu par un profond
respect, à la vue de quelqu'un "en vêtements de deuil, ou de cérémonie", ou si c'est "un
aveugle". Un homme devient philosophe à partir du moment où il est attentif à ces trois
dimensions humaines : le deuil, la piété liturgique, le handicap. En Occident, l'un des rares
philosophes contemporains à avoir pleinement vécu ces trois pôles d'attention aux autres
est Jean Vanier, par son oeuvre pour les personnes handicapées : l'Arche. Saint Benoît, au
VIe siècle, avait aussi pris conscience de l'importance des soins qu'on doit apporter aux
malades, soins qui ne se limitent jamais au seul souci d'un corps qui ne serait qu'une
"mécanique" et non celui du prochain, de celui qu'on traite en frère et en ami, par
humanité. Dans sa Règle, le chapitre 36 est consacré aux frères malades. Ceux-ci ne doivent
jamais être négligés. Pourtant, à la différence de Confucius, Benoît ne fait pas de la santé et
du bien-être des idéaux. Les moines bénédictins ne chassent pas, ne se baignent que
rarement ou même jamais, ne vont pas pêcher le poisson, ne s'entraînent pas au tir à l'arc.
Cela mérite considération, car dans notre Occident fasciné par les loisirs et le bien-être,
nous allons d'un excès à l'autre, au lieu que Confucius propose, lui, une vie sage où les
loisirs traditionnels sont encore permis.

Confucius ne manquera pas de surprendre une nouvelle fois les Occidentaux,


lorsqu'il fait l'éloge de la simplicité des désirs du sage. Celui-ci, loin d'aspirer à "être roi
pour imposer les lois de la liturgie" à un peuple négligeant, choisit au contraire de profiter
de belles vacances, d'aller à la mer avec quelques amis et de futurs disciples. Non que la
fonction de roi ne soit pas désirable, ou les lois liturgiques importantes, mais simplement,
le sage ne doit pas épuiser sa vie à rechercher son bonheur dans ces projets difficiles,
lorsque d'autres oeuvres sont à sa portée... par lesquelles la sagesse aussi se transmet. Tant
qu'on peut enseigner et avoir des disciples...
Les longs et pieux discours ont aussi une valeur, mais dans la mesure où ils
fatiguent les autres, il est plus sage d'honorer tous les êtres et de vivre selon le ren
(bienveillance universelle, humanité, charité, respect). Saint Benoît eut le même souci,
recommandant la sobriété dans les paroles. Le silence est une vertu essentielle du moine
bénédictin. Celui-ci doit avoir la délicatesse de le témoigner aux non moines qui viennent
au monastère passer quelques jour. Ce silence est un peu déroutant pour les étrangers,
mais facilement compréhensible. C'est à la fois un symbole efficace du chemin vers Dieu,
que l'homme trouve en lui-même (sans le confondre justement avec soi !), et un expédient
contre les tentations inévitables de la vanité qui surgissent dans le coeur du moine quand
d'autres sont de passages, admiratifs de sa vocation. Un moine ne peut devenir vraiment
fils de Dieu, selon la sublime expression du Prologue de l'Evangile de Jean, destinée à tous
hommes qui le liront, que s'il respecte les principes fondamentaux de sa vocation
contemplative. Le silence est peut-être le plus simple en apparence, c'est en réalité un signe
qui s'apparente souvent à une croix lourde à porter, comme pour traverser un désert dont
Dieu sera l'oasis. Plus loin, nous verrons deux autres signes bénédictins : la douceur et
l'humilité. Ce sont aussi des signes confucéens.
Lorsqu'il s'agit pour le sage de devenir un véritable "Fils du Ciel", il ne s'agit pas
de quitter les créatures (comme dans la pensée chrétienne, où elles sont considérées
comme un pur néant dont il faut se dégager), mais au contraire de réaliser une harmonie
entre celles-ci, soi-même et le Ciel. Cette réalisation est l'accord parfait, musicalement
"majeur", entre di (le monde de la Nature), ren (la nature bienveillante de l'homme, la vertu
d'humanité) et tian. Il faut préciser cependant que cette conception métaphysique de
l'univers n'est pas de la plume de Confucius lui-même, mais de scribes de son école,
notamment Dong Zhongshu, dont la pensée allait largement inspirer la dynastie Han (206
av. JC – 220 ap. JC). En ce temps-là, l'Empereur recevait la meilleure éducation possible
afin de mériter le titre et la dignité de "Fils du Ciel". Mais l'esprit de son éducation devait
être le lot de tous, petits et grands. C'est ainsi qu'en cet âge d'or de la Chine, on insista
beaucoup sur la probité des fonctionnaires et des hommes politiques. Ceux qui
détournaient de l'argent, d'une façon ou d'une autre, étaient sévèrement punis. Cela
n'empêcha pas pourtant que cette dynastie s'interrompît à cause de l'ambition de quelques
ministres et d'eunuques avides de pouvoir.
Le sage souhaite la longévité, tandis qu'en Occident, la mort nous est "un gain" si
l'on pense qu'elle nous ouvre la porte du Ciel, pour y être l'hôte de Jésus. Le sage n'a peur
ni de la richesse, ni de la pauvreté. Sur ce point, le christianisme de l'Apôtre Paul le rejoint.
Il souhaite de bien entretenir sa santé physique, au contraire des excès ascétiques
récurrents dans d'autres spiritualités, que le christianisme occidental a largement corrigé,
encore qu'il reste des exceptions, y compris chez certaines communautés renaissantes.
Enfin, l'accord parfait entre di, ren et tian doit pouvoir assurer au peuple une destinée sans
obstacle1. C'est là un optimisme étonnant pour qui pense à la manière de la Grèce antique,
ou après avoir relu Oedipe roi de Sophocle. Car pour l'occidental, la destinée ne peut être
déterminée en aucune manière ni par la foi religieuse, ni par la sagesse d'une vie droite,
fût-elle celle de tout un peuple. En effet, quel peuple pourra se dire définitivement à l'abri
de catastrophes naturelles ? Même s'il disposait d'une puissance militaire et stratégique
incomparablement efficace, même s'il avait assez d'éducation pour discerner parmi les
politiciens les hommes corrompus et ceux qui désirent le pouvoir pour lui-même et non
pour servir les autres et l'intérêt réellement commun à tous, que veut dire le confucianisme
quand il parle d'une destinée infailliblement heureuse ?

2° L'homme bon (ren) et l'ordre moral (li)

En marchant dans le Tao, les hommes s'accordent progressivement aux principes


moraux, à tel point qu'une fraternité universelle sera possible à terme entre tous les
peuples. Ce but doit être réalisé progressivement, non par une planification, mais en s'en

1 Cf Jean-Christophe Demariaux, Introduction à la métaphysique chinoise, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, pp.63-
64. Cette théorie est exposée dans Printemps et automnes de Lü, ou Lüshi Chunqiu, texte de nature
encyclopédique, commanditée par Lü Buwei, premier ministre de Qin, vers 239 av. JC et rédigée par un
groupe d'érudits de la fin des Royaumes Combattants.
tenant au point le plus simple et le moins étendu pour commencer : notre propre
personne. Ayant pris conscience qu'il existe en lui des passions qui le troublent et le
rendent incapables de gouverner un pays, le sage doit commencer par distinguer en lui-
même les pensées utiles et celles qui ne le sont pas. En somme, il lui faut apprendre à
suivre le Tao, l'art de tempérer les passions violentes par des passions calmes. La première
de toutes les vertus est la bienveillance envers soi-même et envers autrui. Elle se décline de
multiples manières : prudence, vaillance, équité, déférence envers ses égaux, respect
envers ses supérieurs, bienfaisance envers les pauvres, et envers le peuple, justice envers
ses supérieurs. Elle est bien plus qu'une simple empathie, qu'un affect ou une émotion
passagère. Elle comporte aussi une dimension d'engagement et de responsabilité qui
ouvre ipso facto au sage les fenêtres du paysage politique, non pour qu'il le regarde en s'en
moquant, ou en le critiquant, mais pour qu'il y exerce une influence.
La méthode de cette influence est exactement celle du sfumato de Léonard de
Vinci : il s'agit d'appliquer les principes du respect universel d'abord en sa propre
personne, puis avec ses proches, sa famille, ses amis, ses relations à l'université ou au
travail. Le sage n'a pas à convoiter l'influence qu'il désire exercer : c'est simplement par
l'effet du Tao qu'elle se propage chaque jour davantage. Sa réputation, la force supérieure
de l'exemple sur celle des paroles (y compris écrites), et surtout la Providence, opèrent ce
dégradé de nuance, ce crescendo si délicat qu'on ne peut réaliser en étant seulement
homme : c'est bien l'oeuvre du Souverain Maître, le Dieu unique, qui se réalise et le sage
n'est que l'instrument discret, mais combien comblé, de la volonté de Celui-ci.
Il faut donc sans cesse revenir au point de départ : veiller sur soi-même, sur son
propre coeur, afin qu'un grain de sable ne vienne pas bloquer le mécanisme précieux des
effets du Tao. Celui-ci veut atteindre un cercle toujours plus large autour du sage, comme
les vagues concentriques autour d'un caillou jeté dans un étang. Il faut donc plonger dans
le Tao, recevoir de lui comme un baptême, en se détournant résolument de ce qui pourrait
encore nous éloigner de ses desseins sur l'humanité.
Malgré les doutes qui nous assaillent devant l'ampleur du Mal dans l'histoire de
l'humanité, l'espérance d'une amélioration des relations internationnales, mais aussi de la
culture, du respect de la justice, de la solidarité, de la prospérité, est fondée sur la divinité
du Tao. En effet, au contraire du devoir kantien, qui ne prend pas en compte l'action de
Dieu dans l'histoire, mais plutôt celle de la nature, chez Confucius, le Tao est à la fois une
série de principes moraux, et de pensées conformes à la Providence, et la puissance même
du Souverain de l'univers. Il ne faut donc pas douter qu'il soit capable de réaliser avec
nous ce qu'il nous permet d'espérer contre toute espérance, au coeur de menaces
terroristes ou devant l'ampleur de la corruption morale, politique, économique,
écologique.
Ce sont les superbes, les orgueilleux, qui doutent en permanence de la capacité
de l'homme et de la puissance de la Providence. C'est s'opposer à la grâce que de douter
de son savoir-faire avec l'homme, fût-il le plus désespérant, le plus récalcitrant, le plus
désobéissant. L'homme de bien, même s'il a tant péché qu'on le condamne à l'exil et au
chômage, se jettera toujours dans les bras de Dieu, pour employer une image affective, et
s'il est sage, il ne reniera jamais la Voie qu'il a su jusqu'ici être celle de la droiture et de la
justice, même s'il l'a trop peu pratiquée. L'humilité des autres ne rebute pas le sage, et la
sienne ne lui procure pas le plaisir de se sentir supérieur aux autres, car aussitôt qu'il
trouve en lui-même quelque chose de meilleur, il l'utilise pour servir les autres, oubliant le
chemin qu'il a parcouru, tendu de tout son être vers ceux qu'il peut aider. L'humilité
caratérise bien le Tao chez Confucius, car le sage "se perfectionne lui-même afin d'être
respectueux d'autrui, de procurer la tranquillité à ses amis et aux cent familles du peuple"
(Lunuy XIV, 42). Elle caractérise aussi la Voie chez saint Benoît, dans la ressemblance qu'il
recherche chaque jour avec son Seigneur Jésus-Christ, maître "doux et humble de coeur"
(Mt 11, 22), c'est-à-dire usant de l'humilité pour mieux servir, pour mieux aimer, pour
vivre par pur don et de la douceur pour corriger ce qu'il peut y avoir d'excessif dans les
élans spirituels, quand ils veulent imposer de trop lours fardeaux aux autres ou à frère le
corps. Ainsi, le sage bénédictin réprime les vanités et l'égoïsme de la chair, mais jamais en
esprit d'amertume et il ne met pas de joie non plus à ruiner sa santé, puisqu'elle est un
présent de la Providence. Il pratique aussi bien la tempérance que l'abstinence de viande
rouge et de vin, ainsi que Confucius l'a fait, en s'aidant pour cela de la musique. Après un
concert, si on lui demande s'il a faim, le confucéen dit : "Oh, non ! J'ai mangé de la musique
!" Quant au moine bénédictin, s'il est frère de choeur, il psalmodie près d'une heure trente
chaque jour, se réjouit avec près d'une dizaine d'hymnes en grégorien, se repose d'une
demi-heure d'oraison et de deux messes, l'une brève et l'autre chantée, qui sanctifient sa
personne et, par écho, l'Eglise tout entière, pour la gloire du Créateur et la rédemption
universelle des nations.
"La douceur et la bonté sont les racines de la vertu d'humanité" (extrait du Liki,
de Jou-Hin). Le Confucianisme a toujours fasciné l'Occident pour le raffinement de ses
manières et son exigence en matière de morale. La douceur est aussi, avec l'humilité, une
vertu honorée en Occident, mais on a davantage insisté sur la seconde que sur la première.
Pourtant la douceur est une manière essentielle à la vertu, quand elle veut renverser
l'ennemi avec intelligence et pertinence. Si le choix rationnel de la violence est nécessaire, il
ne doit l'être qu'en dernier recours, ordonne le code de la guerre toujours en vigueur aussi
bien dans l'Eglise que dans le droit occidental. Par exemple, lorsque nous faisons la guerre
à un vice, nous utilisons bien souvent des pensées et des moyens violents. Ainsi, une
maman, récemment, pour que son petit garçon arrête de se ronger les ongles, lui avait
badigeonné ceux-ci d'une substance toxique, ou repoussante. La technique a échoué... La
douceur au contraire est la marque de l'amour, du respect de l'homme, donc du divin. Elle
prend le temps nécessaire pour tenir compte de la complexité d'une situation et de
l'ensemble des paramètres. Face aux passions charnelles, alors qu'un discours moralisateur
oppose de façon classique les "passions honteuses" à la raison, la douceur met à l'oeuvre
une connaissance de la psychologie de la personne, de sa situation affective, émotionnelle
face aux autres, à l'avenir, à sa situation matérielle aussi. A partir de là, ayant repéré les
causes réelles, plus précises, car plus originaires que les "passions honteuses", la vertu
d'une intelligence empreinte de douceur pourra plus honnêtement se réclamer de la
sagesse, donc de la raison. Néanmoins, il ne faudrait pas jeter la pierre à la philosophie
grecque, ni même à celle des cartésiens, car la douceur est essentielle chez eux aussi. C'est
plutôt dans la réception populaire de leur philosophie que l'accentuation caricaturée du
dualisme fondateur de l'homme, à la fois âme et corps (comme manifestation sensible de
l'âme), a donné lieu à des comportements contraires à la douceur qui caractérise la sagesse.
L'homme peut résoudre bien plus de problèmes à l'aide de la douceur qu'il
n'espère le faire au moyen de la violence. Lorsque vous utilisez la violence en négligeant
d'autres expédients faits de douceur, vous déstabilisez le Tao, donc aussi l'ordre de la
société humaine et celui du monde, de l'écologie par conséquent. Il n'y a pas d'effet visible
de manière immédiate : c'est plutôt parce qu'une force nuisible à la vertu d'humanité est
augmentée que la probalité de comportements nuisibles envers la nature, les animaux, et
leurs lois nécessaires à la conservation de la vie universelle, est elle aussi accrue. Le
Confucianisme, en cela, doit pouvoir parfaitement s'accorder à l'écologie que l'on trouve
chez un saint Benoît par exemple, ou chez Sainte Hildegaarde Von Bingen.
Enfin, la douceur correspond très exactement au sens du juste milieu, donc de la
tempérance en toutes choses, de la science de ce qui est opportun, de ce qui convient.
Comment en effet un esprit agité peut-il saisir avec pertinence une situation, et résoudre
un conflit ? Verra-t-il même en quoi consiste ce conflit, et quels sont ses enjeux ? Lorsque
les médias nous informent des "événements", savons-nous par là ce qu'il convient d'en
penser ? Non, à moins qu'on nous l'inculque ! Mais le sage sait à la fois écouter les autres
et penser par lui-même. Pour cela, le temps de la compréhension calme des situations, des
enjeux, des mobiles implicites et explicites, et la recherche de causes insoupçonnées, est
fort utile. Pour le sage, il est absolument nécessaire, tandis qu'un homme peu sérieux
prend à la légère l'information quotidienne, se contentant d'être "au courant de ce qui se
passe". La sagesse est aussi la considération des fins que l'homme peut désirer, et surtout
aussi celle de la finalité que procure le Tao.
Le ren commence par la Règle de se comporter envers autrui avec autant de bonté
que pour soi-même. Vient aussitôt la délicatesse (on peut dire le "tact"). Celle de la loyauté,
en amitié. Celle du pardon, en toutes circonstances, qu'il soit clairement exprimé ou
symbolisé, si cela convient mieux, ou au moins désiré par le sage, s'il ne peut être
communiqué à l'autre encore en colère, incapable d'arriver à la paix. Puis vient, au sujet
des réalités matérielles et commerciales, l'art de gérer ces biens que la nature nous permet
de produire et d'échanger. Ensuite, la vertu de sociabilité, car au contraire de ces sages
poussés par la soif d'Absolu du côté de l'érémitisme, Confucius exhorte tout homme à
cultiver en lui-même l'art difficile de vivre avec et pour autrui, dans des institutions aux
lois honnêtes. L'homme de bien n'est ni fruste, ni pédant : s'il est cultivé, ce n'est pas pour
la gloriole, mais pour trouver et partager plus de joie dans l'amitié avec ceux de son pays –
ou avec les étrangers ! On a dit ainsi de Confucius :
"A ses heures de loisir, le Maître était l'homme le plus détendu et le plus souriant
du monde" (Entretiens, VII, 4).
Que faisait donc de ses journées le sage Confucius ? Il aimait prier selon les rites
traditionnels, jouait de la musique ou en écoutait, se détendait avec le tir à l'arc, écrivait ou
calligraphiait, étudiait ou enseignait les mathématiques et l'astronomie. Enfin, il ne
boudait pas les courses de char. Toutes ces activités font du sage chinois un homme
religieux et certainement un moine, dans la mesure où il garde une distance très ferme,
souvent critique, avec l'esprit du monde, mais pas un moine bénédictin, c'est le moins
qu'on puisse dire ! Car il ne vit pas retiré du monde, ni de la politique, ni physiquement
n'habite un monastère d'où il ne sortirait jamais. Non, et pourtant il vit une part de
solitude qui n'a rien à envier à celle de saint Benoît sur le plan de la séparation d'avec
l'esprit de la vanité, de la démesure ou de l'hybris, des multiples convoitises (celles de
l'argent, du pouvoir, de la concupscience charnelle). Ni l'une ni l'autre n'est plus proche du
Tao, ou du Dieu unique. Elles auraient peut-être même avantage à se rencontrer pour
donner naissance à une Voie qui fût enrichie de leurs originalités, dans la mesure où l'on
pût les rendre compatibles !

Nous ne nous sommes pas étendus sur l'art de gouverner. Nous avons voulu
évoquer brièvement trois signes communs à saint Benoît et à Confucius, en vue de
réflexions futures, ou de possibles travaux pour les étudiants. Le silence, la douceur et
l'humilité, sont apparus comme des qualités éminentes du sage, des signes auxquels on le
reconnaît entre tous, non à ses diplômes, aux nombreux livres qu'il a pu lire ou écrire, ni
même aux actes de la liturgie et du travail qu'il peut poser durant des années. L'esprit de
la liturgie, donc aussi de la sagesse, ne peut vivre et rayonner universellement sans ces
trois signes. Daigne l'Esprit du Souverain Dieu et Maître continuer en de nombreuses
personnes l'oeuvre qu'il a entreprise par le don qu'il a fait à saint Benoît et à Confucius de
désirer joyeusement la sagesse !

Quimper-Corentin, mai 2016

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