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1° Le Ciel (tian)
De même que pour saint Benoît, il n'est pas d'oeuvre plus grande, pour l'homme,
que celle de la liturgie, de même pour Confucius, le sage a une grande responsabilité au
sujet de la piété. Celle-ci concerne les rites par lesquels on vénère les anciens. Ces rites
doivent être expliqués, enseignés, transmis droitement à chaque nouvelle génération.
A la différence de l'Occident, Confucius ne sépare jamais souci des rites et souci
de la politique. La bonne santé de l'Etat dépend en grande partie de la fidélité à l'esprit de
la liturgie, donc d'une bonne transmission des rites.
"Un Etat dépourvu de rites ne peut être corrigé, car les rites sont précisément ce
qui permet de le corriger. Ils sont la balance qui permet d'apprécier le lourd et le léger ; ils
sont le cordeau et l'encre qui permettent de déterminer le tordu et le rectiligne ; ils sont le
compas et l'équerre qui tracent l'angle et le cercle. Dès lors qu'on les a pris pour normes,
personne ne peut plus tromper qui que ce soit." (Entretiens, XI, cité par Rémi Mathieu,
Confucius, l'invention de l'humanisme chinois, Paris, 2006, p. 224).
Il existe toutefois un philosophe occidental parmi les Lumières qui avait une
conception assez proche de celle de Confucius et pour cela mérite d'être cité ici. Il s'agit de
Montesquieu :
"la religion, même fausse, est le meilleur garant que les hommes puissent avoir
de la probité des hommes" (L'esprit des Lois, XXIV, 10, Pléiade, p. 720).
La religion, en donnant des conseils en vue de la perfection humaine, complète
utilement les préceptes imposés par l'Etat au moyen des lois.
1 Cf Jean-Christophe Demariaux, Introduction à la métaphysique chinoise, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, pp.63-
64. Cette théorie est exposée dans Printemps et automnes de Lü, ou Lüshi Chunqiu, texte de nature
encyclopédique, commanditée par Lü Buwei, premier ministre de Qin, vers 239 av. JC et rédigée par un
groupe d'érudits de la fin des Royaumes Combattants.
tenant au point le plus simple et le moins étendu pour commencer : notre propre
personne. Ayant pris conscience qu'il existe en lui des passions qui le troublent et le
rendent incapables de gouverner un pays, le sage doit commencer par distinguer en lui-
même les pensées utiles et celles qui ne le sont pas. En somme, il lui faut apprendre à
suivre le Tao, l'art de tempérer les passions violentes par des passions calmes. La première
de toutes les vertus est la bienveillance envers soi-même et envers autrui. Elle se décline de
multiples manières : prudence, vaillance, équité, déférence envers ses égaux, respect
envers ses supérieurs, bienfaisance envers les pauvres, et envers le peuple, justice envers
ses supérieurs. Elle est bien plus qu'une simple empathie, qu'un affect ou une émotion
passagère. Elle comporte aussi une dimension d'engagement et de responsabilité qui
ouvre ipso facto au sage les fenêtres du paysage politique, non pour qu'il le regarde en s'en
moquant, ou en le critiquant, mais pour qu'il y exerce une influence.
La méthode de cette influence est exactement celle du sfumato de Léonard de
Vinci : il s'agit d'appliquer les principes du respect universel d'abord en sa propre
personne, puis avec ses proches, sa famille, ses amis, ses relations à l'université ou au
travail. Le sage n'a pas à convoiter l'influence qu'il désire exercer : c'est simplement par
l'effet du Tao qu'elle se propage chaque jour davantage. Sa réputation, la force supérieure
de l'exemple sur celle des paroles (y compris écrites), et surtout la Providence, opèrent ce
dégradé de nuance, ce crescendo si délicat qu'on ne peut réaliser en étant seulement
homme : c'est bien l'oeuvre du Souverain Maître, le Dieu unique, qui se réalise et le sage
n'est que l'instrument discret, mais combien comblé, de la volonté de Celui-ci.
Il faut donc sans cesse revenir au point de départ : veiller sur soi-même, sur son
propre coeur, afin qu'un grain de sable ne vienne pas bloquer le mécanisme précieux des
effets du Tao. Celui-ci veut atteindre un cercle toujours plus large autour du sage, comme
les vagues concentriques autour d'un caillou jeté dans un étang. Il faut donc plonger dans
le Tao, recevoir de lui comme un baptême, en se détournant résolument de ce qui pourrait
encore nous éloigner de ses desseins sur l'humanité.
Malgré les doutes qui nous assaillent devant l'ampleur du Mal dans l'histoire de
l'humanité, l'espérance d'une amélioration des relations internationnales, mais aussi de la
culture, du respect de la justice, de la solidarité, de la prospérité, est fondée sur la divinité
du Tao. En effet, au contraire du devoir kantien, qui ne prend pas en compte l'action de
Dieu dans l'histoire, mais plutôt celle de la nature, chez Confucius, le Tao est à la fois une
série de principes moraux, et de pensées conformes à la Providence, et la puissance même
du Souverain de l'univers. Il ne faut donc pas douter qu'il soit capable de réaliser avec
nous ce qu'il nous permet d'espérer contre toute espérance, au coeur de menaces
terroristes ou devant l'ampleur de la corruption morale, politique, économique,
écologique.
Ce sont les superbes, les orgueilleux, qui doutent en permanence de la capacité
de l'homme et de la puissance de la Providence. C'est s'opposer à la grâce que de douter
de son savoir-faire avec l'homme, fût-il le plus désespérant, le plus récalcitrant, le plus
désobéissant. L'homme de bien, même s'il a tant péché qu'on le condamne à l'exil et au
chômage, se jettera toujours dans les bras de Dieu, pour employer une image affective, et
s'il est sage, il ne reniera jamais la Voie qu'il a su jusqu'ici être celle de la droiture et de la
justice, même s'il l'a trop peu pratiquée. L'humilité des autres ne rebute pas le sage, et la
sienne ne lui procure pas le plaisir de se sentir supérieur aux autres, car aussitôt qu'il
trouve en lui-même quelque chose de meilleur, il l'utilise pour servir les autres, oubliant le
chemin qu'il a parcouru, tendu de tout son être vers ceux qu'il peut aider. L'humilité
caratérise bien le Tao chez Confucius, car le sage "se perfectionne lui-même afin d'être
respectueux d'autrui, de procurer la tranquillité à ses amis et aux cent familles du peuple"
(Lunuy XIV, 42). Elle caractérise aussi la Voie chez saint Benoît, dans la ressemblance qu'il
recherche chaque jour avec son Seigneur Jésus-Christ, maître "doux et humble de coeur"
(Mt 11, 22), c'est-à-dire usant de l'humilité pour mieux servir, pour mieux aimer, pour
vivre par pur don et de la douceur pour corriger ce qu'il peut y avoir d'excessif dans les
élans spirituels, quand ils veulent imposer de trop lours fardeaux aux autres ou à frère le
corps. Ainsi, le sage bénédictin réprime les vanités et l'égoïsme de la chair, mais jamais en
esprit d'amertume et il ne met pas de joie non plus à ruiner sa santé, puisqu'elle est un
présent de la Providence. Il pratique aussi bien la tempérance que l'abstinence de viande
rouge et de vin, ainsi que Confucius l'a fait, en s'aidant pour cela de la musique. Après un
concert, si on lui demande s'il a faim, le confucéen dit : "Oh, non ! J'ai mangé de la musique
!" Quant au moine bénédictin, s'il est frère de choeur, il psalmodie près d'une heure trente
chaque jour, se réjouit avec près d'une dizaine d'hymnes en grégorien, se repose d'une
demi-heure d'oraison et de deux messes, l'une brève et l'autre chantée, qui sanctifient sa
personne et, par écho, l'Eglise tout entière, pour la gloire du Créateur et la rédemption
universelle des nations.
"La douceur et la bonté sont les racines de la vertu d'humanité" (extrait du Liki,
de Jou-Hin). Le Confucianisme a toujours fasciné l'Occident pour le raffinement de ses
manières et son exigence en matière de morale. La douceur est aussi, avec l'humilité, une
vertu honorée en Occident, mais on a davantage insisté sur la seconde que sur la première.
Pourtant la douceur est une manière essentielle à la vertu, quand elle veut renverser
l'ennemi avec intelligence et pertinence. Si le choix rationnel de la violence est nécessaire, il
ne doit l'être qu'en dernier recours, ordonne le code de la guerre toujours en vigueur aussi
bien dans l'Eglise que dans le droit occidental. Par exemple, lorsque nous faisons la guerre
à un vice, nous utilisons bien souvent des pensées et des moyens violents. Ainsi, une
maman, récemment, pour que son petit garçon arrête de se ronger les ongles, lui avait
badigeonné ceux-ci d'une substance toxique, ou repoussante. La technique a échoué... La
douceur au contraire est la marque de l'amour, du respect de l'homme, donc du divin. Elle
prend le temps nécessaire pour tenir compte de la complexité d'une situation et de
l'ensemble des paramètres. Face aux passions charnelles, alors qu'un discours moralisateur
oppose de façon classique les "passions honteuses" à la raison, la douceur met à l'oeuvre
une connaissance de la psychologie de la personne, de sa situation affective, émotionnelle
face aux autres, à l'avenir, à sa situation matérielle aussi. A partir de là, ayant repéré les
causes réelles, plus précises, car plus originaires que les "passions honteuses", la vertu
d'une intelligence empreinte de douceur pourra plus honnêtement se réclamer de la
sagesse, donc de la raison. Néanmoins, il ne faudrait pas jeter la pierre à la philosophie
grecque, ni même à celle des cartésiens, car la douceur est essentielle chez eux aussi. C'est
plutôt dans la réception populaire de leur philosophie que l'accentuation caricaturée du
dualisme fondateur de l'homme, à la fois âme et corps (comme manifestation sensible de
l'âme), a donné lieu à des comportements contraires à la douceur qui caractérise la sagesse.
L'homme peut résoudre bien plus de problèmes à l'aide de la douceur qu'il
n'espère le faire au moyen de la violence. Lorsque vous utilisez la violence en négligeant
d'autres expédients faits de douceur, vous déstabilisez le Tao, donc aussi l'ordre de la
société humaine et celui du monde, de l'écologie par conséquent. Il n'y a pas d'effet visible
de manière immédiate : c'est plutôt parce qu'une force nuisible à la vertu d'humanité est
augmentée que la probalité de comportements nuisibles envers la nature, les animaux, et
leurs lois nécessaires à la conservation de la vie universelle, est elle aussi accrue. Le
Confucianisme, en cela, doit pouvoir parfaitement s'accorder à l'écologie que l'on trouve
chez un saint Benoît par exemple, ou chez Sainte Hildegaarde Von Bingen.
Enfin, la douceur correspond très exactement au sens du juste milieu, donc de la
tempérance en toutes choses, de la science de ce qui est opportun, de ce qui convient.
Comment en effet un esprit agité peut-il saisir avec pertinence une situation, et résoudre
un conflit ? Verra-t-il même en quoi consiste ce conflit, et quels sont ses enjeux ? Lorsque
les médias nous informent des "événements", savons-nous par là ce qu'il convient d'en
penser ? Non, à moins qu'on nous l'inculque ! Mais le sage sait à la fois écouter les autres
et penser par lui-même. Pour cela, le temps de la compréhension calme des situations, des
enjeux, des mobiles implicites et explicites, et la recherche de causes insoupçonnées, est
fort utile. Pour le sage, il est absolument nécessaire, tandis qu'un homme peu sérieux
prend à la légère l'information quotidienne, se contentant d'être "au courant de ce qui se
passe". La sagesse est aussi la considération des fins que l'homme peut désirer, et surtout
aussi celle de la finalité que procure le Tao.
Le ren commence par la Règle de se comporter envers autrui avec autant de bonté
que pour soi-même. Vient aussitôt la délicatesse (on peut dire le "tact"). Celle de la loyauté,
en amitié. Celle du pardon, en toutes circonstances, qu'il soit clairement exprimé ou
symbolisé, si cela convient mieux, ou au moins désiré par le sage, s'il ne peut être
communiqué à l'autre encore en colère, incapable d'arriver à la paix. Puis vient, au sujet
des réalités matérielles et commerciales, l'art de gérer ces biens que la nature nous permet
de produire et d'échanger. Ensuite, la vertu de sociabilité, car au contraire de ces sages
poussés par la soif d'Absolu du côté de l'érémitisme, Confucius exhorte tout homme à
cultiver en lui-même l'art difficile de vivre avec et pour autrui, dans des institutions aux
lois honnêtes. L'homme de bien n'est ni fruste, ni pédant : s'il est cultivé, ce n'est pas pour
la gloriole, mais pour trouver et partager plus de joie dans l'amitié avec ceux de son pays –
ou avec les étrangers ! On a dit ainsi de Confucius :
"A ses heures de loisir, le Maître était l'homme le plus détendu et le plus souriant
du monde" (Entretiens, VII, 4).
Que faisait donc de ses journées le sage Confucius ? Il aimait prier selon les rites
traditionnels, jouait de la musique ou en écoutait, se détendait avec le tir à l'arc, écrivait ou
calligraphiait, étudiait ou enseignait les mathématiques et l'astronomie. Enfin, il ne
boudait pas les courses de char. Toutes ces activités font du sage chinois un homme
religieux et certainement un moine, dans la mesure où il garde une distance très ferme,
souvent critique, avec l'esprit du monde, mais pas un moine bénédictin, c'est le moins
qu'on puisse dire ! Car il ne vit pas retiré du monde, ni de la politique, ni physiquement
n'habite un monastère d'où il ne sortirait jamais. Non, et pourtant il vit une part de
solitude qui n'a rien à envier à celle de saint Benoît sur le plan de la séparation d'avec
l'esprit de la vanité, de la démesure ou de l'hybris, des multiples convoitises (celles de
l'argent, du pouvoir, de la concupscience charnelle). Ni l'une ni l'autre n'est plus proche du
Tao, ou du Dieu unique. Elles auraient peut-être même avantage à se rencontrer pour
donner naissance à une Voie qui fût enrichie de leurs originalités, dans la mesure où l'on
pût les rendre compatibles !
Nous ne nous sommes pas étendus sur l'art de gouverner. Nous avons voulu
évoquer brièvement trois signes communs à saint Benoît et à Confucius, en vue de
réflexions futures, ou de possibles travaux pour les étudiants. Le silence, la douceur et
l'humilité, sont apparus comme des qualités éminentes du sage, des signes auxquels on le
reconnaît entre tous, non à ses diplômes, aux nombreux livres qu'il a pu lire ou écrire, ni
même aux actes de la liturgie et du travail qu'il peut poser durant des années. L'esprit de
la liturgie, donc aussi de la sagesse, ne peut vivre et rayonner universellement sans ces
trois signes. Daigne l'Esprit du Souverain Dieu et Maître continuer en de nombreuses
personnes l'oeuvre qu'il a entreprise par le don qu'il a fait à saint Benoît et à Confucius de
désirer joyeusement la sagesse !