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Revue des Sciences Religieuses

Psychologie des auteurs spirituels du XIIe siècle (à suivre)


Robert Javelet

Résumé
Ces auteurs ne cherchent pas tant à structurer une doctrine qu'à décrire les cheminements de la vie intérieure. Ils s'intéressent
à la destinée de
l'homme, à ses états de conscience plus qu'à une ontologie. Ils se rapprochent ainsi de la philosophie contemporaine par une
certaine phénoménologie. Mais le fond métaphysique est un platonisme christianisé... L'étude traite d'abord des problèmes
posés par la trichotomie spirituelle, puis de ceux qu'offre une conception personnaliste de la liberté.

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Javelet Robert. Psychologie des auteurs spirituels du XIIe siècle (à suivre). In: Revue des Sciences Religieuses, tome 33,
fascicule 1, 1959. pp. 18-64;

doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1959.2212

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1959_num_33_1_2212

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PSYCHOLOGIE
DES AUTEURS SPIRITUELS
DU XIIe SIÈCLE

Plus le xii8 siècle se dévoile à nos regards, plus il nous apparaît


comme le Siècle d'or de la Contemplation — une contemplation non
seulement vécue, mais enseignée : les auteurs spirituels, par leur
nombre et leur influence, l'emportent sur tous autres. Les Ecoles
épiscopales et claustrales sont des hauts-lieux dont les feux
rayonnent sur la Chrétienté entière. En dépit de leur «
personnalité » originale, ces Ecoles, dans un monde politiquement et
religieusement indifférencié, parlent le même langage, brodent sur
les mêmes thèmes. Ces thèmes spirituels leur sont fournis par îa
« lectio divina » : la Bible y est entendue et savourée selon de
semblables méthodes, allégorique et tropologique plus qu'historique. Ce
sont les mêmes œuvres des Pères que conserve, manuscrites, l'ar-
marium des cloîtres, et ceux qui les étudient, sont sensibles à cela
surtout qui éclaire les chemins de l'âme vers Dieu. L'atmosphère
qu'ils respirent est un néoplatonisme chrétien. Cette philosophie
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 19

religieuse s'est élaborée en Occident à partir de saint Augustin,


de saint Grégoire ... A plusieurs reprises la pensée grecque a fait
irruption latéralement — celle du Pseudo-Denys, la principale.
Jean Scot Erigène est à ce titre une plaque tournante de l'Histoire
des idées. Mais la Foi transcende, assume, nourrit les idées, à tel
point que pour nos auteurs mystiques la dialectique est un risque
inutile : leur intérêt se concentre sur la vie spirituelle ; ils la veulent
« décrire » pour l'édification de leurs auditeurs ou lecteurs. Leur
terre d'élection, c'est une certaine psychologie, nettement finalisée
selon une axiologie mystique.
Nous voulons ici tenter une synthèse sommaire — après tant
d'analyses — , en mettant l'accent sur l'extraordinaire unité
fondamentale de la pensée religieuse à cette époque. Nous soulignerons,
ce faisant, le rôle des Victorins qui marquent cette unité du sceau
de l'apogée. Apogée précaire, imparfaite, sans doute. Un monde
nouveau va surgir qui profitera du progrès des esprits, mais
délaissera leurs nourritures d'hier. La misère de ce Siècle d'or de la
Contemplation réside en ce manque de survol métaphysique qui lui
a interdit d'oser et de réussir la construction de cathédrales
définitives de la Pensée.
Mais il n'en reste pas moins attachant. Gustave Thibon, après
lecture de ce travail, écrivait très justement : « II y a dans ce
xir3 siècle quelque chose d'analogue en philosophie à la peinture
préraphaëlienne : l'attrait un peu indécis de ce qui n'a pas encore
atteint la forme et la maturité parfaite. » Si la structure rationnelle
est insuffisante, si de vastes horizons échappent, il y a richesse
d'âme, une abondance d'observations sur notre monde intérieur,
chaudes de cœur, bouleversantes de vie. Les âges de raison oublieront
de tels trésors s'ils ne les appauvrissent et dessèchent.
Il convient donc de les remettre en valeur et pour cela de les
présenter en les ordonnant avec cette souplesse qu'exigent des idées
encore enrobées de réalité concrète, ondines qui sortent de leur
océan avec une chevelure d'algues et d'écume.
Nous étudierons d'abord l'anthropologie des principaux auteurs
spirituels — elle est caractérisée par une certaine trichotomie — ;
puis leurs idées sur la volonté et la liberté, sur la personnalité et
l'image de Dieu, sur l'intelligence et l'amour.
Il est inévitable que nous touchions aux problèmes relatifs à
l'extase ; mais nous nous proposons d'en faire une thèse ultérieure.
20 R. JAVELET

ANTHROPOLOGIE
Ainsi au xne siècle la Mystique connaît-elle un âge d'or. Camal-
dules, Chartreux, Cisterciens, Victorins, par leur vie, par leurs
écrits, mettent le ciel sur la terre, polarisent l'homme sur Dieu.
Mais Dieu n'est pas hors de l'homme ; sa transcendance n'est pas
une absence ; il est au plus intime de sa créature d'élection, dans
le secret de son Image. Les exigences mêmes de la Mystique ont
donc fixé les regards des « spirituels » sur la nature humaine.
Un tel objet suscite une multitude de traités (1). Les écolâtres,
tout comme les abbés, s'attachent à fonder sur le réel l'élan
spirituel des âmes. Foin des « Natura rerum » ! C'est la destinée humaine
et les cheminements de la vie intérieure qui retiennent l'attention de
maîtres qui se sentent directeurs de consciences.
Dualisme métaphysique. — Tous admettent le dualisme
métaphysique. C'est pour eux un vieil héritage qu'ils ne discutent pas.

(1) Le Père J. M. Dechanet, dans ses Œuvres choisies de Guillaume de


Saint-Thierry (Aubier, p. 51, en note) énumère les principaux :
«Guillaume de Champeaux, De l'origine de l'âme, P.L. CLXXIII, 1040 et sq. —
Isaac de l'Etoile, De la nature de l'âme, P.L. CXCIV, 1698 et sq. — Alcher
de Clairvaux, De l'esprit et de l'âme (longtemps attribué à saint Augustin),
P.L. XL, 779 et sq. — Hugues de Saint1-Victor', Dp l'union du corps et de
l'esprit, P.L. CLXXVII, 285-294. — Pseudo-Hugues, De l'âme et de sa
nature, P.L. CLXXVII, 165-190 ; Du cloître de l'âme (surtout moral . . .),
P.L. OLXXVI, 1017-1182; Du traitement médicinal de l'âme, ibidi., 1183*
1202 ; De la demeure intérieure, P.L. CLXXXIV, 507-552. — Aelred dh
Riévaulx, De la nature de l'âme ; inédit ; se trouve dans un Ms. de la
Bibliothèque bodléienne d'Oxfordi: Ms. 50, et au British Museum de
Londres, Land. Ms. 209. — Arnauld de Bonneval, Du paradis de l'âme, P.L.
OLXXXIX, 1515 et sq. — Ste Hildegarde, Le livre des œuvres de Dieu, P.L.
CXCVII, 742 et sq. (comme le précédent, commentaire sur l'Hexaméron,
mais où l'anthropologie occupe une place importante). Guillaume de Saint-
Thierry, De la nature du corps et de l'âme, P.L. CLXXX, 695 et sq.
A ces ouvrages, traitant explicitement de l'âme, il faut joindre : tes
deux «Benjamin» de Richard de Saint- Victor : Benjamin minor, P.L.
CXCVT, I et seq. ; Benjamin mmjor, itoid. 63 et seq. ; le traité De la
grâce et du libre arbitre de saint Bernard, P.L. CLXXXII, 1001 et seq. ;
enfin les Pieuses méditations sur la connaissance de la condition humaine,
P.L. CLXXXIV, 485-508 (d'un auteur anonyme; attribuées à saint Bernard
dans une foule de manuscrits). »
Les traduction® de Guillaume de Saint-Thierry en cette étude sont
empruntées au Père Dechanet ; elles sont agréables et rigoureuses.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 2Ï

II leur a été transmis par les Pères. Il a le filigrane du platonisme !


L'âme est le cavalier du corps ... un cavalier quelque peu voltigeur.
L'Idée plane sur la matière indéterminée. Le dualisme, avec un brin
de manichéisme et l'espoir du salut, orientent vers une conception
aussi banale qu'erronée : le corps, prison de l'âme. Saint Paul lui-
même n'en est-il pas un peu responsable? Ne s'écrie-t-il pas:
«La mort m'est un gain!» (2). La croyance en la Résurrection
permet d'ailleurs d'éviter l'écueil où se briserait l'unité de l'homme.
Et bientôt saint Thomas, baptisant Aristote, soulignera cette unité,
tout en maintenant la transcendance de l'âme individuelle.
Déjà le génial Hugues de Saint-Victor a pressenti l'hylémor-
phisme(3), mais en fait il insiste plutôt sur l'essence impérissable,
nature réelle qui reçoit de la forme transitoire son organisation (4) .

(2) II ne faut pas oublier que ce gain, c'est le Christ. Il ne faut pas
disjoindre « Desiderium habens dissolvi » de « esse cum Christo » ! Il n'y
a pas le moindre manichéisme ici. Ce qui induit à le soupçonner, c'est
particulièrement le célèbre chapitre VII de l'épître aux Romains : « Nul
bien n'habite en moi, je veux dire dans ma chair ! » (VII, 18). La chair
comme matière n'est pas mauvaise en soi ; toutefois elle est, depuis la
chute originelle, la partie périssable de l'homme. La « chair » connote bien,
la faiblesse. De là à voir en elle le siège du péché et même à lui faire
signifier le mal, il n'y a qu'un pas ! Le corps de chair est devenu un corps
de mort, un corps de péché. « Qui me délivrera diu corps de cette mort ? »•
(VII, 24). Nous sommes en climat moral, celui-là même de nos spirituels,
II s'agit de l'homme « intérieur » (VII, 22) aux prises avec cette loi du
péché qui est dans la chair, du péché dont la chair est devenu le
symbole (comme le « monde » en saint Jean). A la chair, saint Paul oppose
l'esprit « mens » ; ce n'est pas exactement la raison, mais le sommet de
l'âme. L'homme a deux pôles : l'un charnel, l'autre spirituel — le nous
(VII, 25). Comme, par suite du péché, le charnel va jusqu'à asservir l'esprit
de l'homme, l'équilibre étant rompu, il ne faut pas moins de la loi de
l'Esprit de vie — le Pneuma (VIII, 2) que le Christ Sauveur a acquis au
prix de son sang pour que l'homme soit « libéré » et rétabli comme fils
de Dieu ! ... L'intention de cette note est moins de résumer des notions
bien connues que de souligner ces glissements de vocabulaire ... ce
battement de pensée, exigé par des buts moraux et mystiques, commun;
à saint Paul et aux auteurs spirituels — particulièrement à ceux du
xiie s,, et particulièrement par la médiation d'Origène.
(3) P.L. CLXXVI, 189 CD.
(4) P.L. CLXXVI, 746 AB. Sur ce point et de façon générale, pour ce
qui concerne Hugues, il faut consulter les analyses erudites de Roger
Baron : Science et Sagesse chez Hugues de Saint-Victor, p. 54-58. Hugues,
n'a fait qu'entrevoir la forme comme principe déterminant. Il reste
platonicien. Sa conception métaphysique du composé humain, parce qu'elle
est fondée sur l'intelligibilité, permet aisément le passage à la tricho*
tomie (sensibilis, intelligibilis, intellectibilis) par la médiation des trois
puissances de rame : l'imagination (en un sens très extensif), la raison
et l'intelligence — la raison réagissant sur l'une et l'autre, comme nous 1&
22 B. JAVELET

Dans le De unione corporis et spiritus où il décrit les quatre


éléments, il situe l'âme, dans l'échelle des êtres, entre les esprits
incorruptibles qui rassortissent à l'idée pure, et les corps
impermanents que perçoivent les sens. « Bien qu'esprit, l'âme en sa nature
participe à une certaine mutabilité selon qu'elle approche du corps
en le vivifiant» (5). Elle passe ainsi au monde intelligible. A vrai
dire, elle a une situation ambiguë, sur deux plans ; en tant que
substance spirituelle, axée sur « les êtres qui sont vraiment »
(intellectibilia), elle est «spiritus»; en tant que principe
d'animation du corps, elle est «anima» (6). Elle vit en elle-même par
l'intellect et fait vivre le corps par la sensibilité (7). Le corps en
retour subit l'attraction de l'esprit et s'harmonise à l'action de
l'âme dans la vie végétative et sensitive, particulièrement par le
feu, qui est un esprit de nature matérielle (8).
Hugues nous offre en somme assez peu de chose et, lorsqu'on le
lit, on constate qu'à côté d'une érudition traditionnelle, il a manifesté
sur ces problèmes des préoccupations plutôt noétiques, voire
spirituelles. Comment, après avoir classé les êtres, après avoir situé le
spiritus, ne pas être envahi de nostalgie pour ce monde des anges
et de Dieu où l'âme peut avoir part ?
Si nous en venons à un Guillaume de Saint-Thierry, nous
trouvons semblable mentalité. Les Lïbri duo de natura corporis et animae
sont une compilation où le corps est étudié suivant les données de la
physiologie arabe, alors que l'âme est l'occasion de développements
où l'on devine aisément la psychologie platonico-augustinienne.
Guillaume ne doute pas que l'âme soit la compagne du corps (9).
Elle est chose simple, sans aucune partie, « une dans la variété et
variée dans l'indivision » (10). Bien qu'elle soit l'agent de
phénomènes multiples, elle ne se confond pas pour autant avec les « vertus
vitales » ou « esprits », analogues à ceux de Hugues ... et avant-
coureurs des esprits animaux de Descartes, — ses instruments
d'action sur les phénomènes naturels. Entre l'âme et le corps, il y a une

verrons chez Guillaume à propos de la vie spirituelle. Ainsi l'âme en ses


rapports avec le monde des corps et celui des êtres idéaux, avec elle-
même, offr&-t-elle trois structures différentes, médiatisées par le nous.
<Cf. P.L. CLXXVn, 289 A).
(5) P.L. CLXXVII, 288 C.
(6) In cant. B.M.V., P.L. CLXXV, 420.
(7) Ibid., 419.
(8) De unione corp. et sp., CLXXVII, 286-287.
(9) P.L. CLXXX, 715 B.
(10) Ibid. 711 D.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 23

< distance » métaphysique ; l'union n'est pas substantielle, au sens


thomiste. Toutefois, substance spirituelle, formée à l'image de Dieu
■et très semblable à son modèle, elle est « présente au corps comme
Dieu l'est au monde » (11) .
Hugues qui, sans doute éclairé par sa conception des universaux,
a des intuitions plus profondes, ne dit guère autre chose. Sa
démarche est inverse : il s'élève de la nature humaine à celle de Dieu ;
d'autre part, il souligne que l'omniprésence de puissance entraîne
l1 'omniprésence d'essence, puisqu'en Dieu puissance et essence ne font
qu'un (12). Mais l'âme peut être déterminée par le corps et non

(11) Ibid. 702 C.


(12) P.L. CLXXVI, 828. Voir également à ce sujet Science et Sagesse
chez Hugues de Saint-Victor de Roger Baron, p. 20-23. Il ne faudrait pas
outrer la différence entre Hugues et Guillaume ou Abélardi, car Hugues
reste platonicien et lorsqu'il parle d'omniprésence d'essence, il ne peut
être question d'une union du type hylémorphique. L'essence garde
toujours la transcendance de l'idée sur la matière. Egalement si Hugues
déclare que l'âme « peut être pour ainsi dire circonscrite » dans le corps,
il ne s'oppose pas au texte de Guillaume, cité plus bas : « L'âme n'est
pas intérieure au corps, etc. » Tous deux ont leur génie propre, mais tous
deux pensent dans une identique ambiance platonicienne.
Le reproche de panthéisme est fréquent contre les auteurs spirituels.
Leur angle die vue, leur vocabulaire prêtent souvent à ce jugement erroné,
ils n'ont pas de mots adéquats pour exprimer le mystère de l'union, de
ces rapports, selon la nature et la Grâce, de Dieu et de l'homme ; de
même pour ce monde tissé et lié par l'amour. Leur enthousiasme veut
des mots forts, encore insuffisants à leur gré. Mais surtout ils ne se
situent en aucune manière sur un plan métaphysique de type ontologique.
Lorsqu'ils abordent ce plan par la bande, ils savent en général échapper
à la critique qui leur est faite. Un des buts premiers de mon travail est
de manifester combien l'état d'esprit des auteurs du xne siècle est
différent de celui des grands théologiens du xme. La vague aristotélicienne
ne trouvera devant elle que la décadence rapide d'un siècle original. Lai
mentalité, plus encore que la métaphysique des auteurs que nous
étudions, est ce platonisme « baptisé » où s'intègrent harmonieusement une
sorte de phénoménologie die la vie spirituelle et la dialectique étonnante
d'une raison qui ordonne, agence, traduit en un langage «nécessaire»,
plue qu'elle ne les fonde, les descriptions psychologiques, la foi
indiscutée fournissant la matière des débats, même lorsque d'aventure il est
traité de ses propres fondements.
La mystique espagnole du xvi6 siècle a comme toile de fond le
thomisme; ce qui lui donne pour son expression scientifique une ineontes^
table grandeur et sûreté dogmatique; ce qui interdit des parallélismes
aussi sommaires que celui, développé par Eug. Kulezca, entre Richard et
sainte Thérèse (La doctrine mystique de Richard de saint-Victor. St-Maxi-
min, 1926). L'expérience spirituelle décrite est analogue ; mais le contexte
philosophique et théologique est bien différent ! De même juger un auteur
du xne s. avec un préjugé thomiste et comme avec les lunettes du xiii's.
aboutit à des impasses ou des erreurs comme on en trouve dans le livre
24 R. JAVELET

Dieu par l'univers créé (13). Hugues évite ainsi, comme le dit très
bien Boger Baron, ce que sa comparaison pourrait avoir de
dangereux . . ., de panthéistique.
Guillaume plus aisément échappe à la critique. Pour lui, en effet,,
et combien il a raison !, c'est mystère noir que l'omniprésence en
l'homme aussi bien qu'en Dieu : « Ineffable, incompréhensible est la
rencontre de ces deux substances... L'âme n'est pas intérieure au corps,,
car ce qui est incorporel, ne saurait tenir dans un corps, non plus
qu'être enfermé par lui ; pas davantage, elle ne se rencontre à
l'extérieur de ce même corps, en vertu d'une même loi. Le
rapprochement dans l'homme de l'esprit et de la matière s'opère donc d'une
manière suprarationnelle, inintelligible » (14) . La comparaison qui
suit — de l'âme qui opère dans tout le corps et autour comme un
artiste utilise un instrument de musique — , montre que cette union
mystérieuse, Guillaume, comme la plupart des penseurs de ce tempst
ne l'envisage pas selon une psychologie aristotélicienne.
Ce mystère d'ailleurs ne préoccupe guère les auteurs spirituels
du xiie siècle ! Richard de Saint-Victor note comme à la sauvette
que « l'homme se compose d'un corps et d'une âme ». « Alia substan-
tia est corpus et alia est anima, cum tamen non sit nisi una
persona» (15). Il en tire argument, per contrarium, pour établir la
possibilité d'une pluralité de personnes dans l'unité d'une nature
divine. Son but est ici théologique ; mais, en fait, nul plus que lui
n'insistera sur la notion de personne, thème de psychologie. Le sujet
l'y a entraîné, dans le De Trinitate, et il a pu déjà trouver quelque
orientation dans l'enseignement de son maître Hugues. Pour ce
dernier, l'âme n'est autre que le moi : « In quantum corpus cum anima
unitum est, una persona cum anima est ; sed tamen personam esse
anima ex se habet, in quantum est rationalis spiritus, corpus vero
ex anima habet, in quantum unitum est rationali spiritui » (16).
Avec la notion de personne, on touche à la liberté, à l'amour.
Un tout autre intérêt s'éveille. Jusqu'à présent nous n'avons ren-
eontré que de laborieuses compilations empruntées aux théories

d'A. M. Ethier, Le De Trinitate de Richard de Saint-Victor, Vrin 1939 . . .


et bien ailleurs ! Le xne s. n'est pas vraiment le prélude du xine s. Il
est la fin grandiose d'une longue évolution. Que les restes de eon feu
d'artifice aient servi par la suite, je ne le conteste pas I
(13) P.L. CLXXVI, 222-223.
(14) P.L. CLXXX, 712 AB.
(15) P.L. CXCVI, 936 B ; cf. 948 A.
(16) P.L. CLXXVT, 409 B.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 25

d'Empédocle sur les éléments, d'Hippocrate sur les humeurs, de


Constantin l'Africain sur l'anatomie — que nous avons évité
d'inventorier ici — , ou des considérations plutôt rapides — et souvent
occasionnelles : à titre de comparaisons —, inspirées d'un platonisme
longuement digéré par dix siècles de christianisme. Les auteurs
spirituels s'imposaient de semblables études par conscience
professionnelle, à cause de ce fameux « Connais-toi toi-même »,
indispensable aux ascensions spirituelles (17) et que, dans son enthousiasme^
Guillaume plaçait sur les lèvres de Jésus-Christ. Mais le plus souvent
ils glissaient du plan scientifique, même métaphysique, à ce plan
psychologique' — où parfois on découvre une amorce à une
phénoménologie de l'esprit.
***

Trichotomie d'ordre spirituel. — Lorsque Hugues parle de l'âme


et du corps, il ne s'agit pas toujours de dualisme grec ; il peut être
question de dualisme biblique, mais aussi de dualisme spirituel.
La chair, c'est l'être de péché ; mais c'est aussi le monde sensible
auquel l'âme se lie par la connaissance. L'esprit, c'est l'être de grâce ;
mais c'est aussi le monde translucide où l'idée communie à la réalité
dans la pureté et auquel l'âme adhère par la contemplation. Il est
caractéristique que ce soit surtout dans le traité De unione corporis et
animae que cette division apparaisse, conjointe à une échelle du
savoir. Elle n'apparaît pas comme une dichotomie, mais comme une
trichotomie. Parmi les modes de connaissance, il y a celui des sens
et celui de l'esprit ; mais aussi, échelon intermédiaire, celui de la
raison. Roger Baron écrit très justement : « Hugues aime à exprimer
cette division tripartite (18) en se servant de la métaphore de l'œil

(17) P.L. CLXXX, 494 AC, 695-696 ; cf. Richard de St- VICTOR, P.L.
CXCVI, 53 à 56, etc. La raison de cette étude de l'homme n'est pas la
seule utilité de cette connaissance du caractère pour l'effort ascétique —
aujourd'hui encore les auteurs spirituels traitent sinon des « humeurs »,
du moins die l'hérédité, des tempéraments, etc. — , mais c'est surtout la
croyance en l'empreinte de Dieu dans l'âme, selon le texte de la Genèse :
I, 26, 27. « Comment l'âme, dit saint Grégoire de Nysse, se pourrait-elle
connaître sans connaître son Créateur ? percevoir sa propre beauté sans
être conquise par la splendeur de Celui qu'elle réfléchit en elle-même ? »
P.G. XLIV, 807.
(18) « Science et Sagesse chez Hugues de Saint-Victor, p. 194. Dans
le De area moralî (P.L. CLXXVI, 631), Hugues adopte la division de saint
Paul : carnales, animales, spirituales. Il aime les divisions tripartites —
et il n'est pas le seul à l'époque ! Ainsi l'arche est tricolore : il y a la
loi naturelle, celle des carnales; la loi écrite avec récompense et
punition — la loi morale pour les animales — ; enfin lai loi de la Grâce, loi
26 R. JAVELET

qui de Platon et Plotin lui était arrivée par saint Augustin et saint
Grégoire. Entre le monde des corps et le monde des esprits, dit le
Be sacramentis, il y avait l'âme. « L'âme avait le monde au dehors
d'elle et Dieu au dedans d'elle. Elle avait reçu un œil pour voir le
monde au dehors et ce qui se trouvait dans le monde : c'est l'œil de
la chair. Elle avait reçu un autre œil pour se voir en elle-même et
tout ce qui se trouvait en elle : c'est l'œil de la raison. Elle avait reçu
encore un autre œil pour voir Dieu au dedans d'elle-même et ce qui
est en Dieu : et c'est l'œil de la contemplation» (19). Suivent des
considérations spirituel] es sur le péché qui atrophie l'œil de la raison
et supprime l'œil de la contemplation. Même doctrine dans Vin
Hierarchiam et le De Vanitate, où l'accent mystique est plus
fortement marqué.
Egalement dans les questions d'interprétation scripturaire,
intervient la division tripartite. L'œil charnel voit les mots : c'est le
corps de l'Ecriture qu'il fouille pour découvrir son sens obvie,
historique ; l'œil de la raison découvre le sens figuré ou allégorique —•
lequel prélude à la théologie ; l'œil de l'esprit (oculus mentis, oeulus
«ordis) se nourrit de la contemplation des réalités mystiques ; le
sens tropologique est pour l'intelligence spirituelle l'accès à une vie
intérieure plus profonde. Par Origène, par saint Jérôme etc. une
trichotomie scripturaire, au vocabulaire souvent enchevêtré, est
parvenue jusqu'à Hugues, jusqu'aux auteurs spirituels du xne siècle
et il est nécessaire de comprendre qu'elle s'est intégrée à une vision
originale de l'homme : homo carnalis, homo rationalis, homo spiri-
tualis. . . chaque homme ayant ses puissances de connaissance et
d'action, tous trois ne formant qu'une même personne, bien que
parfois, selon la prédominance de l'un ou de l'autre, la personne
puisse être considérée comme charnelle (hylique), psychique ou
pneumatique.
Le Père Déchanet, le remarquable spécialiste de Guillaume de
Saint-Thierry, note les écarts de ce dernier hors du dualisme.
«Guillaume, écrit-il, tend à distinguer l'anima de l'animus (20), l'anima

de Charité, pour les spirituales (P.L. CLXXVI, 688-690 ; cf. Aug. Sermo
V, I). De même, il y a trois demeures dans l'arche, trois sortes de bols
comme il y a trois yeux : lorsque la contemplation est distinguée de la
chair et die la raison, elle n'est autre que ce survol de l'intelligence, ce
regard de l'esprit (mens ou cor) sur le réel — rien n'étant plus réel
que l'intelligible, l'idée... (Pour les «troisi» volontés; ibid., 633 C).
(19) P.L, CLXXVI, 329 CD.
(20) Nous avons vu que Hugues appelle l'âme « anima » ou « spiri-
tus», selon qu'elle est principe vital ou substance spirituelle, faite pour
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 27

désignant l'âme en tant que principe de vie du corps, Fanimus


cette même âme en tant qu'intelligente et libre. Ainsi s'annonce
une première trichotomie, corpus-anima-animus, qui, sous l'influence
d'Origène, deviendra dans la Lettre d'or : corpus, anima-animus,
spiritus et finira par se résoudre en la formule suivante : corpus-
anima ; animus-spiritus, le corps et l'âme en tant que principe
animateur et raison inférieure ; l'esprit, récepteur de la grâce, et
l'âme en tant que puissance intellectuelle » (21). C'est exact, à
condition de situer ces divisions dans leur contexte où il appert que
leur valeur dépend surtout de leur fonction dans les démarches
de la vie spirituelle.
Des terminologies hésitantes où l'on devine le battement entre
une vision métaphysique de l'homme et une vision de psychologie
religieuse, ne peuvent que troubler les architectes de rigides
théories. Nos auteurs ne sont ni de purs philosophes, ni de redoutables
théologiens ! Leurs efforts, parfois balbutiants dans la forme,
toujours enthousiastes dans la foi, tendent à serrer de plus près une
réalité qu'il est sans intérêt spirituel de codifier en quelque
ontologie (22), mais qui se trouve avoir des projections significatives
dans une psychologie qui est plus vocative que descriptive ... et,
si elle est descriptive, plus descriptive d'élans que de facultés.
Dieu parle et l'homme répond ! Un Guillaume comme un saint
Bernard, un Hugues comme un Richard sont à l'écoute d'un dialogue
mystique. Ils n'ont que faire d'une raison abstraite, vaine,
orgueilleuse et peu sûre. Nous verrons qu'ils sont loin d'en faire fi. Mais
le monastère a pris le pas sur l'école. L'homme spirituel importe
seul. Sans intelligence des choses de Dieu, l'homme psychique voit
sa raison enlisée dans le « charnel » et le charnel est alors, péjo-

la connaissance (In cant. B.M.V., P.L. CLXXV, 420). Animus correspond


mieux à mens qu'à pneuma — qui se traduit par spiritus. Animus, c'est
l'esprit rationnel : « Oculo rationis animus et ea quae sunt in animo,
(videt). » In Hierarchiam P.L. CLXXV, 975-976.
(21) Père Déchanet : Œuvres choisies de Guillaume de Saint-Thierry,
p. 33, note 34 : Guillaume de Saint-Thierry. L'homme et son œuvre,
p. 116-117.
(22) Dans Vin Hierarchiam, ce glissement vers la psychologie est
très significatif. Hugues die Saint-Victor discute la traduction de Scot.
Cette dernière met en relief les rapports essentiels entre les êtres. Ces
rapports deviennent avec le Victorin dynamiques, soit qu'il montre Dieu
dans la geste de sa Bonté illuminatrice, soit qu'il montre l'homme dans
son effort d'imitation. Entre le® miroirs, il y a le jeu de la lumière.
Entre les êtres, il y a l'Histoire. Et d'abord cette Histoire est celle de
chaque âme, « conduite par la main » de Dieu . . . vers Dieu ! (Cf. Roger
Bahon, Science et Sagesse chez Hugues de Saint-Victor, p. 172-173.)
28 B. JAVELET

rativement parlant, carnalis concupiscentia, Sans lumière divine,,


la nature passe de la grâce au péché.

**
*

Régions de i/ame. — Nous avons donc pénétré dans un monde


mystique où tout apparaît marqué au signe, positif ou négatif, de
la valeur spirituelle, où la terre est polarisée soit par le ciel, soit
par l'enfer, où la conscience est éeartelée par cette double attraction
qu'on appelle aujourd'hui « la pesanteur et la grâce ». L'âme ne
peut, écrit Guillaume, s'établir dans sa « région naturelle » —
dont la sage raison est le soleil — ; elle peut ou s'égarer dans des
« régions étrangères » (23) ou s'aventurer en pleine « région divine »,
emportée par l'amour, ravie par l'Esprit, aigle éternel. Ce mot
«région» est d'origine augustinienne (24). Il fait songer à cette
expression moderne : le champ de conscience, mais il a un sens
plus dynamique. 11 correspond aux structures fondamentales de la
conscience, à ses rapports avec le moi, le monde et Dieu. C'est dans
ce sens que saint Bernard l'emploie, tout comme Guillaume (25).
Selon la région où le désir chasse, où la volonté s'arque, où la
liberté se fixe, l'âme s'épanouit dans le bien ou s'exaspère dans
le mal.
Pour un Richard de Saint- Victor, la région spirituelle de l'âme
est le milieu de la liberté, de l'intelligence et de l'amour (26). Elle
assume ou plutôt doit assumer les autres régions. Il y alors
contemplation du monde sensible, du monde invisible (c'est-à-dire excédant
l'imagination), du monde divin (c'est-à-dire excédant la raison). Les
genres de contemplation sont aussi des degrés de vie spirituelle.
Ils sont au nombre de six, mais se réduisent à trois : « Duo sunt
in imaginatione, duo in ratione, duo in intelligentia » (27). Il est
en cela disciple de Hugues qui présente sous un angle noetique la
vie spirituelle en son essor et dont les degrés du savoir sont aussi
une recherche spirituelle, correspondant, nous l'avons vu, au triple
regard : oculus carnis, oculus rationis, oculus contemplationis (la
contemplation étant essentiellement intelligence de Dieu, mais
pouvant se réfléchir sur les créatures, considérées en fonction de leur

(23) P.L. CLXXXIV, 380 D.


(24) Canf., VII, 10, 6.
(25) De diversis, sermo 62, 3.
(26) Cf. Guillaume, P.L. CLXXXIV, 392 O.
(27) P.L. CXCVI, 70 C.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 29

Principe et de leur Fin, ainsi fondant l'axiologie de toute la


psychologie des auteurs spirituels). Si l'on se rappelle qu'à cette époque
on considérait l'œil non seulement comme récepteur de lumière,
mais comme émetteur (28), on retrouve la conception que j'ai émise,
des champs de conscience dynamiques, — « intentionnalisés ». L'âme
ressemble à ses options, à Dieu, aux êtres éphémères ... au mal,
ce mal qui pour elle correspond à l'envoûtement du néant, à
l'effacement de la ressemblance divine.
Toute la vie intérieure consiste à passer de la « région de la
ressemblance animale à celle de la divine ressemblance » (29). « Qui me
donnera enfin de quitter complètement la région de la dissemblance
d'avec Dieu ?» — celle où le conseil est aveuglé ! dit saint
Bernard — , l'Egypte de l'esclavage de l'esprit et de l'abondance
charnelle (30). Richard songe avec amertume à l'abbé Ervise dont les
fredaines scandalisent ses novices. Il rêve pour son couvent comme
pour son âme de la « terre promise », celle de la véritable liberté,
faite du désert des créatures, désert où coulent le lait et le miel
de la contemplation (31). Il faut entrer dans la sphère des réalités
suprêmes. Mais il y a d'abord lutte entre l'esprit et la chair. C'est
ainsi que se gagnent les « cieux » de plus en plus profonds où
l'âme se transfigure en l'objet de son extase (32).

(28) P.L. CLXXVI, 704 BC. Nous retrouvons chez Guillaume cette
comparaison de l'œil, non moins chargée d'intentionnalité, de personnalité.
P.L. CLXXX, 704 C- 706 A. D'ailleurs, au Moyen-Age, l'arsenal des
comparaisons est aussi peu varié que celui des thèmes. Les Pères! ou la Bible
en sont les ravitailleurs. Et on n'éprouve pajs alors le besoin de
nouveauté, on n'est pas démangé par le prurit de la « sensation ». On revient
inlassablement aux bonnes nourritures. Chacun les « savoure » à sa façon
et si cette façon est analogue à celle des autres, qu'importe ! puisque
l'âme y trouve son compte. A cette époque, l'œil ne suggère aucunement
une passivité réceptrice. Pour tous « lai vue est une force de l'âme ... le
sens principal », actif comme l'amour dans la vie spirituelle (P.L.
OLXXXIV, 392). Platon disait : « Les yeux porteurs de lumière ! » (Timêe
45 BD).
(29) P.L. CXOVI, 618 D, 632 B, 1004 iD, 1175 A, etc.
(30) Pour passer à la Terre promise, il y eut deux étapes : « D'abord
la sortie d'Egypte, ensuite celle du désert. Passe (donc) d'abord du monde
à toi-même, ensuite de toi-même en Dieu». P.L. CXCVI 1076 D, Une
nouvelle fois, nous trouvons les trois états de la vie spirituelle, avec le
eocratisme chrétien comme plaque tournante.
(31) Le De exterminatione mali est le commentaire spirituel de l'Exode.
P.L. CXCVI, 1073-1116.
(32) Richard, nous y reviendrons pour d'autres elucidations, adopte
comme son Maître la division des trois regards ou trois yeux. L'œil de
l'intelligence est 1© sens de l'invisible; il se distingue de l'œil de la
raison par son immédiateté : « Intellectuals ille sensus invisibilla capit.
30 E. JAVELET

Les auteurs du xne siècle emploient ces vocables : animal, chair,,


esprit, non pas, cela est évident, dans un sens scientifique ou
proprement métaphysique, mais en conformité avec une longue tradition
mystique qui, de la Bible, par les Pères, donne sa fleur à l'âge d'or
des cloîtres.
**
*

D'une région a l'autre : La vie spirituelle. — C'est ainsi que


Guillaume, en de longues pages qui préludent souverainement à

invisibiliter quidem, eed praesentialiter, sed essentialiter » (P.L. CXCVIr


119 A). L'auteur du De gradibus charitatis précise que ce regard est celui
de l'amour; il est pur et, dans ce qui passe, contemple l'éternel. (Ibid.,
1202 D - 1203 A). Richard affirme que ce « sens intuitif » de l'invisible qui
en deçà et au delà du voile que franchit l'extase, contemple le réel (l'essence
des êtres), appartient au ciel intellectuel : « ad intellectuale cœlum per-
tinere» {Ibid., 119 C).
Avec Richard, l'expression «région de l'âme», employée par saint
Bernard, devient, on le voit, plus poétiquement un « ciel de l'âme ...» ;
elle est surtout plusi paulinienne et spirituelle. « Et, ut hoc triplex cœlum
çongrua possimus distinctione discernere, primum dicatur imaginale,
secundum est rationale, tertium intellectuale. Tenet itaque imaginatio
vicem primi cœli. ratio secundi, intelligentia vero vicem tertii. » (Ibid,
118 BC, 1219 D). Mais ... « Prima pax peragitur regione dissimilitudinis
ubi régnât concupiscentia, » (Ibid., 328 D).
Le trichotomisme n'est pas moins évident chez Richard que chez
Hugues ou Guillaume. « Nous savons, écrit-il, que, dans le corps de
l'homme, la tête tient le sommet ; le pied est au bas ; le cœur est au
milieu, a l'intérieur. La tête, c'est le libre arbitre ; le cœur, c'est le
conseil, le pied, c'est le désir charnel. » (Ibid., 1118 B). La liberté, selon
Richard, est liée à l'intelligence et à l'amour ; elle se réfère à la
personne. Le conseil est la raison orientée vers l'action morale.
Division analogue dans le De eruditions hominis interions, — le
texte précédent étant extrait du De statu interioris hominis. (Remarquer
ces titres : l'homme intérieur ! Tel est l'homme qui préoccupe nos
auteurs). Richardl y oppose la vie personnelle, spirituelle, — Nabucho-
donosor à tête d'or — à celle des sentiments — les pieds du roi — et
celle de la raison — le cœur du roi — .
Dans le Benjamin major, l'imaginatio correspond à l'affectlo, la
raison à la discretio et l'intelligence à la persona epirituali® diu De eru-
ditione.
On pourrait encore citer en parallèle le Benjamin minor avec Lia
qui s'oppose à Rachel comme la vie affective à la vie rationnelle. Joseph»
fils de Rachel, c'est la discretio. Quant à Benjamin, c'est la vie
extatique, c'est la contemplation suprême où l'âme trouve en Dieu sa
perfection et son bonheur définitif.
Chez Richard, surtout dans le Benjamin major, il apparaît
nettement combien « la troisième vie », celle du troisième ciel, transcende . . .
et assume les autres. Le soleil a fini par percer la couche des nuages,
après les avoir pénétrés de ses rayons. Maintenant il les illumine de sa
splendeur et les résorbe dans son éclat souverain. (Cf. note 30).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 31

son Expositio altéra super Cantica Canticorum(33), exprime la


pensée de son siècle sur l'âme triple ou plutôt sur les trois états
de l'âme.
« Prières et orants se classent d'après trois états d'âme : l'animal,
le raisonnable, le spirituel. Chacun se construit ou se représente
son Dieu à sa façon à soi ! Telle est celui qui prie, tel lui apparaît
le Dieu qu'il prie. » L'homme animal — l'homme charnel, dira saint
Bernard — , ne tend pas vers la contemplation de Dieu ; il ne
s'intéresse qu'à ce pouvoir du Père d'exaucer les demandes. L'esprit
est ici comme enlisé dans la « nature ». Sa prière n'est pas une
« prière d'intelligence ». La volonté, affective, sensible, s'élance
comme le désir, charmée par l'imagination. C'est Lia et non Eachel f
selon l'image proposée par Richard (34).
Une telle piété est égoïste. Elle s'élève vers Dieu, mais pour se
reployer sur elle-même et jouir des faveurs obtenues. Va-t-elle à
Dieu par pur amour ? Elle ne veut de Lui que la manne
temporelle. Que si elle tend effectivement vers Lui, c'est qu'elle le
considère comme un bien, le Bien suprême sans doute ! mais son Bien.
Elle a « chosifié » Dieu et elle désire Le posséder. L'erôs de l'homme
dépersonnalise Dieu.
Guillaume est assez indulgent pour cette religion « fermée » r
« En regardant, même ainsi, sa propre image en Dieu, c'est-à-dire en
songeant à sa ressemblance avec Dieu, l'homme ne pèche pas ! » Cette
affirmation puise sa force d'une accommodation osée de Job (V. 24) :
« Visitans speciem tuam, non peccabis ! » Cette projection du « moi »-
en Dieu, cet amour de soi qui sauvegarde l'image de Dieu dans l'âme?
ce n'est donc pas un mal ... à cette condition d'être secrètement
« ouvert », d'être soulevé par un courant plus profond, bref de n'être
qu'une étape vers une vie plus haute (35). Déjà souffle le spiritus ;■
provisoirement la personne, terme de son élan, n'est autre que celui-
là même qui prie : l'élan ne s'est pas encore dépassé vers Dieu ; il est
retombé sur lui-même. Richard, pour ce dire, évoque —• avec plus
de pessimisme — la chute de la statue rêvée par Nabuchodonosoiv

« Quid est statua, nisi effigies humana ?» (36).

(33)i P.L. CLXXX, 477 B à 481. Cf. les trois « ascensions » de Hugues,.
Ms. BN. 14872, fol. 34v-35r).
(34) P.L. CXCVT, 3-4. Lia, c'est Vaffectio, le sentiment qui prépare
à l'amour (Juda), comme la rationalité, Rachel, permet la connaissance-
dé soi (Joseph), puis l'extase divine (Benjamin).
(35) Une mentalité semblable explique que saint Bernard, dans
l'échelle de l'amour de Dieu, attribue le premier degré à l'amour par
lequel l'homme s'aime pour lui-même. P.L. CLXXXII, 973-1000.
(36) P.L. CXCVT, 1266 D.
32 K. JAVELET

Quant à l'homme « raisonnable », il dépasse la sphère de


l'imagination et pénètre dans celle de l'esprit (37). C'est un palier
transitoire où la raison morale est médiatrice de plus hautes ascensions,
L'homme se dégage du monde des sens et s'ouvre davantage à l'action
de l'Esprit de Dieu. Pas plus que le précédent, ce « moment » de
îa vie intérieure, tout orienté vers le Surnaturel, n'est à comparer
avec quelque sagesse payenne. La grâce inspire la raison, éclaire le
jugement, modèle les mœurs. Le sage, à ce niveau, s'il n'est encore
un mystique, est du moins «un chercheur de Dieu» (38). Il peut
être un ascète ou un chrétien capable de méditer ou tout cela, usant
de sa raison dans les deux sens du mot noétique et moral (39) ; mais,
« en même temps, il aspire ... à être comme Dieu ! » Oui, c'est cela
qu'il estime raisonnable pour la réussite de sa destinée de créature
spirituelle. Il doit être « modelé sur une figure unique de
charité » (40). La raison est ainsi le hérault de l'Amour !
Engagé dans cette voie dont l'Esprit d'Amour est à la fois le
principe et le terme, dépassant l'imagination et la raison elle-même,
l'homme prend conscience d'une nouvelle manière de connaître qui
n'utilise plus les « problématiques phantasmes », mais l'impression
pieuse elle-même, l'émotion religieuse, mieux « la pureté de la simple
tendance vers Dieu» (41).
Se portant avec audace au mystérieux point d'insertion de la vie
divine en l'homme, Guillaume demeure sur le plan psychologique,
lies outils devenus inutiles sont abondonnés : les images de la
sensibilité, les concepts de la raison. « Déposée dans le sens ou
l'entendement de l'amour illuminé, la grâce de la connaissance divine,
pardessus toute connaissance des êtres, enrichit de soi et béatifie son
possesseur. Elle descend à son niveau et le soulève jusqu'à elle » (42).

(37) P.L. CLXXX, 479 A.


(38) « La Grâce travaille la raison, l'âme, la vie, les mœurs, le
tempérament physique même ; elle les modèle . . . sur une silhouette unique
de chercheur de Dieu. » P.L. CLXXX, 479 A.
(39) Comme pour Hugues, l'ordre spirituel chevauche l'ordre noétique.
On a présenté nos mystiques comme anti-intellectuels. Rien n'est plus
faux. Même les plus volontaristes ont devant les yeux la formule de la
prière sacerdotale de Jé&usi: « Haec est autem vita aeterna : ut cognoscant
Te, solum Deum verum ...» (Joan. XVII, 3). Pour eux, elle a valeur dès
id-bas . . . C'est pourquoi j'ai dit Siècle d'or de la Contemplation et
non Siècle d'or de l'amour.
(40) P.L. CLXXX, 479 A.
(41) Ibid., 479 D.
(42) Ibid.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 33

La médiation de la raison est passée à cette puissance


d'intelligence ou d'intuition : l'amour, où l'Esprit dépose sa lumière comme
l'abeille son miel dans l'alvéole. Par cet amour spirituel, le Moyen
Age rejoint la mystique objective extatique du Pseudo-Denys. Mais
de la vie raisonnable à la vie spirituelle, comme de la vie animale
à la vie raisonnable, on a progressé sans heurt métaphysique. Ce sont
les transfigurations ou les mutations de l'objet de connaissance et
d'amour qui ont provoqué les structures nouvelles de la conscience.
Souvent d'ailleurs l'objet apparaît, se dégage peu à peu ou par éclair
de la brume du moi humain. Dieu se révèle. Et par le fait même le
sujet lui aussi. « Cognoscam Te, cognoscam me ! »
L'extase elle-même est parfois présentée, surtout chez Guillaume,
domine un simple oubli des valeurs animales ou rationnelles dont on
a perdu conscience momentanément. « II arrive à l'âme de s'élever
par la fine pointe de son esprit jusqu'aux réalités supérieures et
éternelles. Elle quitte donc, en quelque sorte, les sens corporels ; elle
s'éloigne d'eux . . . Elle se trouve être tout entière dans l'intelligence
qui contemple les réalités célestes » (43). Elle continue évidemment
à animer le corps : mais c'est là un autre point de vue qui, je le
répète avec insistance, n'intéresse guère nos spirituels. L'état,
cataleptique ou non, du corps durant l'extase peut passionner des savants.
Pour ces spirituels, l'extase se réalise par immergement des vies
animales et raisonnables. Au faîte de l'esprit, l'Esprit est là. Il n'est
donc pas question d'un arrachement « hors de soi », mais de
renoncement à des désirs, à des pensées d'ordre inférieur. Dans la
conscience, tout est aboli, sauf Dieu.
Par intériorisation et sous l'action de la Grâce, l'homme a
dépouillé ce qui n'est qu'apparence et médiation. La raison doit en
définitive s'effacer devant l'Amour, comme le chemin s'avère inutile
quand le but est atteint . . . Car il s'agit de vie spirituelle et non
« d'une science sublime » (44).
**

Cimes de l'ame et extase. — Cette vie s'épanouit « quand l'esprit


de l'homme s'élève jusqu'aux cimes du monde spirituel pour connaître
de manière immuable, dans la mesure permise à l'homme changeant,
l'éternelle immutabilité de Dieu » (45). L'intériorisation aboutit donc

(43) Ibid., 720 AB.


(44) Ibid., 482 B.
(45) Ibid., 482 O.
34 R. JAVELET

aux cimes de l'âme, « région » d 'intercommunication avec toutes les


cimes de tous les êtres, au delà même de l'intelligible, là où l'Esprit
est Tout en tous.
Cette expression « cimes de l'âme » est trop fréquente pour ne
pas exiger explication. Platon loge ses trois âmes, chacune à leur
étage, conformément à la structure physique de l'homme. On
pourrait parler de localisation « objective » d'impressions, de sentiments
et de pensées du monde intérieur. A mon avis, il s'agit plutôt d'une
symbolique, traduisant pour l'imagination une hiérarchie de valeurs.
Or, les valeurs humaines les plus « hautes » sont celles où souffle
l'Esprit ! Sous ce souffle qui les pénètre, les embrase, elles deviennent
« les raisons immuables de Dieu ». En passant, soulignons cette
expression ; cela nous évitera bien des erreurs d'interprétation du
De Trinitate de Richard dont la dialectique nous apparaîtra sui
generis, psychologique et mystique, aux antipodes de la
métaphysique thomiste.
Nous avons atteint la véritable Sagesse . . . qui n'a pas la «
saveur » stoïcienne, celle qui « goûte » la divine Charité ! « Par elle,
l'âme adhère au Seigneur. Il lui est doux de demeurer les yeux fixés
sur la Face de Dieu pour y lire, comme dans un livre de Vie, pour
y reconnaître les lois de sa propre Vie » (46).
Vies animale, raisonnable, spirituelle, telles sont les trois vies
de l'homme, essentiellement distinctes, en fait imbriquées plus ou
moins l'une dans l'autre. Dans la première, l'Esprit est à l'affût,
Dans la seconde, il est en quête. Dans la troisième, il se donne. Aux
confins de l'homme, on dépasse l'homme . . .
Pour les mystiques du xne siècle, pas d'anthropologie sans
théologie. Ou plutôt, car alors on n'avait pas encore vraiment l'idée
d'une théologie rationnelle (47), l'étude de l'homme nous plonge
en Dieu. Le surnaturel est naturel à l'homme, non pas qu'il soit
de même nature, non pas qu'il perde toute transcendance, mais
parce que, en fait, la destinée de l'homme se joue par rapport
à Dieu. Il n'est pas dans le cadre de ce travail de décrire ce que
fut le problème de la Grâce avant les distinctions utiles de la

(46) P.L. CLXXXIV, 394 BC.


(47) Même chez Abélard ou Hugues. La théologie, c'est la divinitas.
Elle s'insère dans un climat de foi affective ; elle est sous-tendue par
une psychologie — si j'ose dire ! — die l'amour de Dieu pour ses créatures
et de la destinée spirituelle de l'humanité. « Theologia vero divina opera
restaurationis elegit secundum humanitatem Jesu et sacramenta ejus
quae ab initia sunt ...» P.L. CLXXV, 927 A.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 35

Scolastique. Nos spirituels les admettent implicitement, mais ils


vivent le drame intérieur, psychologiquement très humain, du
Bien et du mal, de la Grâce et du péché. L'homme est fonction
de Dieu. Le combat de Jacob et de l'Ange se renouvelle dans
toutes les consciences . . .
En ce sens donc, l'homme est le lieu du terrestre et du
divin. Par sa liberté, il peut être l'agent d'une union mystérieuse qui
se transpose et se révèle dans la conscience, après tant de conflits
intérieurs, par la joie de l'extase.
Il est donc aisé de voir que la distinction des trois vies, très
valable d'ailleurs, n'est pour nos auteurs que le cadre sommaire,
permettant la description claire des étapes, souvent tumultueuses de
cette vie spirituelle où le monde, la chair le cèdent à l'Amour,
où la raison s'anéantit pour ressusciter en Sagesse (48).
« L'âme sage dépouille en quelque sorte la nature humaine » (49).
Ce qu'il faut traduire ainsi : toutes les forces de l'âme sont aimantées
par la cime qu'ensoleille l'Esprit divin, et prennent de la Valeur
supérieure leur propre valeur. La cime, c'est le mens, le mens
principale hominis interioris, la « tête royale » de l'homme intérieur et
le lieu « eminent » de l'union à Dieu. L'homme se recueille, ferme
ses sens à l'éphémère, refuse les concepts incapables d'infini et
surtout incapables d'amour. Il se simplifie, il ne veut plus être qu'amour
de Dieu.
La nature, « ordonnée » par la sagesse morale — la « sapientia
cellaria »- de saint Bernard — , spiritualisée par la Charité, a réalisé
un renversement d'axe. La Grâce triomphe du péché originel.
L'homme refait sa synthèse intérieure. Ses sentiments, ses pensées,
tout en lui se cristallise autour de Dieu que l'amour rend présent.
Ce retour aux sources, cette recherche d'une plénitude où l'être
se recrée, caractérise les écrits de cette époque. A l'occasion de
l'histoire de l'âme en quête de son Dieu, les auteurs projettent quelques
lueurs sur les « régions » parcourues et leur trichotomie est tout

(48) L'évolution de la connaissance pour ces spirituels a le rythm©


même de la sanctification. Elle a même longueur d'onde que l'amour.
Au départ : « Quando autem ab anima sursum itur ad Deum, prima est
tntelligentia, quae est ratio ab interiori formata quia rationi concurrens
conjungitur praesentia divina, quae sursum informans rationem facife
sapientiam sive intelligentiam, sicut imaginatio deorsum informant
rationem, scientiam facit. » (P. L. CLXXVII, 289 A). Au terme de la Gloie,.
« ipsi sensus nostri corporei vertentur in rationem, ratio in intellectum*
intellectus transibit in Deum ...» CL. CLXXVI, 632-633.
(49) « Elle chasse l'homme dans l'homme. » P.L. CLXXXIV, 405 A.
36 R. JAVELET

« intérieure ». Les uns y insistent davantage, comme Guillaume et


même Hugues ou Richard. Les autres la sous-entendent comme saint
Bernard qui oppose directement la vie spirituelle à la vie charnelle,
tout en insistant par ailleurs sur le rôle médiateur ou modérateur
de la raison morale (50). Toujours c'est la même psychologie, les
mêmes linéaments d'une sorte de phénoménologie de l'amour, la
même idée religieuse de l'homme.
Cette esquisse terminée, nous pensons que sera plus facile une
exacte compréhension de nos études ultérieures, lesquelles
convergeront inévitablement sur la conception qu'avait de l'amour ce
XIIe siècle où les chevaliers mystiques ne furent pas moins ardents
et audacieux que les chevaliers courtois !

II

VOLONTÉ ET LIBERTÉ

Liberté et salut. — Préoccupés de vie spirituelle, aux prises avec


le mal, les auteurs du xne siècle font évidemment la part belle à la
volonté et à la liberté. Sans doute, les Victorins sont-ils plus . . .
intellectualistes ! Néanmoins Hugues, avec l'ampleur de mouvement
que lui donne sa culture immense, ne fait avancer le bataillon des
sciences que vers une Sagesse frémissante d'amour. Il y mène de ce
pas décidé qui fait songer à la fameuse méditation des Deux
étendards de saint Ignace de Loyola (51). De même, il suffit de lire,

(50) Cependant saint Bernard affectionne aussi le tripartisme : les


trois libertés qui sont trois stades de la « libération » spirituelle (cf.
chapitre II) ; également les trois formes de l'amour. (P.L. CLXXXIH, 796-
798). (Pour Hugues, la volonté animale devient soit charnelle soit spirituelle.)
(51) C'est ainsi que Hugues écrit dans le Prologue du De sacramen-
tis : « Verbum incarnatum rex noster est qui in hune mundum venit cum
diabolo pugnaturus ; et omnes sancti qui ante ejus adventum fuerunt,
quasi milites sunt ante faciem régis praecedentes ; et qui postea venerunt
et venient usque adi finem mundi milites sunt regem suum subséquentes.
Et ipse rex médius est in exercitu sua ; hinc inde vallatus incedens et
etipatus agminibus suis. Et licet in hac tanta multitudine diversae armo-
rum species in sacramentis et observationibus praecedentium et subser
quentium populorum appareant, omnes tamen uni régi militare et unum
vexillum sequi probantur et hostem unum persequi et una victoria coro-
nari. In his omnibus opera resfcaurationis considerantur ...» P.L. CLXXVI
183 B; Aug. epist. 199, 35.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 37

entre autres, le De statu interioris hominis pour se rendre compte


qu'il n'y a pas loin d'un Bichard à un saint Bernard. Le bon prieur
part d'un texte d'Isaïe : « De la plante des pieds à la nuque, il n'y a
rien en lui qui soit sain !» (Is., 1, 6). L'homme est misérable,
victime de trois vices : l'impuissance, l'ignorance et la concupiscence.
Certes les plus grands espoirs sont permis ! Le point de départ
n'en est pas moins au plus bas. Pour se tirer de là, il sera nécessaire
que la grâce de Dieu intervienne, mais le salut ne se fera pas sans
l'homme, sans cette liberté qui est déjà une grâce naturelle de Dieu, le
germe de nos espoirs, le plus haut sommet de l'homme ! (52).
Si les préscolastiques n'ont pas exorcisé Aristote, du moins ils
ont baptisé Socrate(53). Ils connaissent bien la nature humaine.
Leur science d'eux-mêmes est faite d'une expérience intime de leurs
forces et de leurs faiblesses ; c'est un jugement sur la puissance de
leurs instincts et de leur volonté. Ils sont exercés à l'introspection
comme à la direction de conscience. Ces mystiques ne nourrissent
aucune illusion sur l'homme ! Ils tentent pourtant d'en tirer le
maximum par la prière, la méditation et l'ascèse. Tous plus ou moins
moralistes et volontaristes, ils ne « télescopent » pas cette phase de
l'évolution spirituelle qui est celle de Vhomo rationalis, celle du
« Connais-toi toi-même ». Mais ils conçoivent cette connaissance si
concrètement, je dirais si existentiellement, qu'il ne leur vient pas
à l'idée qu'une science théorique du bien suffise à sa réalisation, pas

(52) P.L. OXCVI 11.15 C- 1119 A. C'est dans la contemplation que


Richard équilibre volontarisme et lntelLectualisme, l'amour et
l'intelligence. Pour ce qui est die la grâce surnaturelle et de ses rapports avec
la liberté, les théories de nos auteurs sont loin d'avoir la profondeur de
celle d'un saint Thomas. Pourtant, fidèles à saint Augustin, ils ne
négligent pas le problème. Ainsi Hugues : « Qui veut quelque chose et le
veut parce que Dieu le veut, tient de la grâce ce vouloir . . . Les vertus
que forme la grâce réparatrice, surajoutée à la nature, parce que dans
le mérite elles reçoivent quelque chose de surnaturel, sont dignes dans
la récompense d'une rémunération surnaturelle ; ainsi ceux dont
l'activité est causée par l' amour de Dieu, méritent la récompense de la
présence de Dieu . . . L'Esprit Saint d'abord agit la volonté de bien, ensuite
il agit par elle. La volonté die bien est en effet l'instrument ; l'Esprit
Saint est l'artisan . » P.L. CLXXVI, 274. De même : « L'œuvre de Dieu
en nous est avec nous et notre œuvre en nous est de lui. Son œuvre en
nous est avec nous comme notre secours, et notre œuvre en nous est de
lui comme un don de lui. » Ibiê., 665 B. En ce passage, Hugues montre
Dieu et l'homme, tous deux artisans travaillant la matière des pensées
de l'homme seul dans l'atelier de son cœur.
(53) Cf. supra I. Le Socrate des Dialogues, curieux de l'âme humaine
et die sa destinée morale, est loin des philosophes à cosmologie et du
Platon « idéaliste ».
38 R. JAVELET

plus que celle du mal n'en est, selon eux, le remède radical. Il y a
beaucoup à détruire en l'homme et « instruire n'est pas
détruire ! » (54). Les péchés ne sont pas de seule ignorance et la
sanctification — au souffle de l'Esprit — est une libre reconquête. Des
Espagnes spirituelles, il faut sans cesse, et longuement, et
péniblement, chasser l'envahisseur !
Dès avant 1128, saint Bernard dédiait à son ami Guillaume un
petit ouvrage du plus vif intérêt : le De gratia et lihero arbitrio. Alors
que, pour l'abbé de Saint-Thierry, l'étude de la liberté vient en
corollaire de sa théorie de l'Image, pour l'abbé de Clairvaux, homme
d'action autant que moine contemplatif, la liberté passe au tout premier
plan. Avant de contempler et pour contempler, il faut choisir, lutter,
mériter. C'est un mouvement qu'on retrouve chez les Victorins et
plus tard chez saint Ignace de Loyola. Je l'ai signalé et j'y reviens
pour indiquer ici qu'il ne faut peut-être pas chercher ailleurs
l'origine de la spiritualité de l'action. La contemplation n'implique pas
nécessairement la vie cloîtrée continue. Parfaite, elle est
apostolique : elle arme Bernard chevalier de chrétienté. Elle conquiert le
monde ! Mais au départ elle a à se conquérir elle-même : elle exige
toujours le préalable d'une « élection », d'une option qui est un
arrachement. Par la force d'en-Haut, la liberté se libère ; elle libère
l'âme et tout l'homme ; elle en fait un libérateur. Pour se dégager
de l'emprise maléfique, pour en délivrer le monde, la liberté doit
combattre. Les développements qui suivent, s'inspirent, en fait, du
texte évangélique : Le ciel se prend de vive force !

Appétit et volonté. - — C'est en fonction de ce saint combat du


salut que s'élabore la théorie. Parmi tant de puissances qui se
contrarient en notre sein, où découvrir celles qui sauvent, qui peuvent
sauver 1 Où est la volonté, la liberté ? Que sont-elles ? Saint Bernard
commence le traité précité par une brève synthèse : « Dans tout être
corporel, il y a la vie, mouvement interne et naturel qui agit au
dedans ; puis il y a le sens, mouvement vital qui entraîne le corps
à agir au dehors. Il y a l'appétit naturel, dynamisme qui, dans
l'être animé, pousse le sens à se mouvoir rapidement. Le consentement
est un assentiment (nutus) spontané de la volonté. Et, sans nul

(54) Saint Bernard, De gratia et liberio arbitrio II, 4 (P.L. CLXXXII


1003 C).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 39

doute . , ., il appartient à l'esprit (animus) qui, par nature, dispose


de soi (liber sui) » (55).
Les petits enfants, les insensés, « soumis à des dispositions
naturelles et nécessaires », n'ont pas de volonté véritable ; du moins,
elle ne s'exerce pas. La volonté n'est pas un instinct ; elle est « un
mouvement rationnel qui commande aux sens et à l'appétit » (56).
Hugues, féru de tripartisme, sans apporter de clartés vraiment
neuves sur le sujet, dénombre ainsi les activités, mieux : les «
mouvements » (motus) de la nature humaine — le mot suggère une lame
de fond, une puissance radicalement mouvante qui écume en
activités : « II en est trois en l'homme, le mouvement de l'esprit (mentis),
celui du corps, celui de la sensibilité. Dans la volonté, le mouvement
de l'esprit ; dans l'opération, le mouvement du corps ; au milieu,
dans le plaisir, le mouvement de la sensibilité. C'est uniquement dans
le mouvement de l'esprit que réside le libre arbitre . . . C'est l'esprit
qui se meut lui-même (per se) et le mouvement de la volonté a
priorité ...» du moins dans l'état de pureté originelle ! En principe,
l'activité du corps et des sens suit celle de l'esprit. « Ce que le corps
meut, la nécessité le meut : il est mû en effet par une autre
puissance, c'est-à-dire par l'esprit. » « Le mouvement du corps est
toujours obéissance. » Mais « ce que l'esprit meut, la liberté le meut,
parce qu'il meut volontairement, parce qu'il se meut lui-même ».
Bref, les complexes mouvements de l'activité humaine sont sous
la coupe de la rationalité et le mouvement dominateur (et moral)
de l'esprit, c'est l'appétit volontaire. « Motus mentis voluntarius est
appetitus » (57).
Même doctrine, et plus fouillée, semble-t-il, chez Richard. Dans
le Benjamin major, après s'être plaint de la misère des mots et de
leur pénurie qui l'obligent à nommer volonté toute force d'action en
l'âme, tout élan de l'être — animal ou spirituel — vers un bien
quelconque, il déclare que cette volonté se différencie selon que la
conscience morale intervient : « Nous appelons volonté le vouloir lui-
même et ce même vocable est attribué non seulement au vouloir qui est

(55) Ibid., II, 3. (P.L. CLXXXII, 1003, AB.) Le plus souvent pour les
traductions de saint Bernard nous utilisions les traductions de M.-M.
Davy dont le Saint Bernard comporte une excellente préface. (Aubier,
éd. Montaigne, Paris, 1945.)
(56) Ibid., I, 2 (P.L., CLXXXII, 1002 D) ; H, 3 et 5 (P.L. CLXXXH,
1003 B - 1004 CD).
(57) P.L. CLXXVI, 265 CD.
40 R. JAVELET

porté par le seul mouvement naturel, mais encore à tout


consentement qui l'accompagne et qui provient d'une délibération » (58).
Le cœur humain est, par excellence, le lieu de l'agitation et de
l'instabilité. Presque au même moment, les affections, les désirs, les*
vouloirs les plus contradictoires font de l'âme « une mer agitée par
les vents » (59), cette Mer Rouge dont il faut laisser derrière soi.
les flots dangereux (60). Une courte, mais suggestive description peint
cet état d'âme : « En aimant, ils haïssent ; en haïssant, ils aiment.
De façon extraordinaire et surtout désolante, de leur désir s'accroît
leur haine et de leur haine s'accroît leur désir ...» (61).
Il existe donc une force torrentueuse de l'âme (62) qu'il faut
endiguer, maîtriser, orienter. C'est la force (vis) des désirs naturels,
c'est la poussée des instincts. « Elle varie, s'attache à toutes sortes
d'objets et provoque l'action (motus).» C'est la tendance profonde^
la volonté voulante, selon le mot de G. Dumeige (63).
Outre « ce vouloir qui est un mouvement de l'esprit (animi motus)
sous l'impulsion de la nature », il existe « un consentement de l'esprit
(animi nutus) que dirige et ordonne l'autorité de la raison» (64).
Ce n'est plus seulement une force de l'âme (vis) », une force « innée »y
mais « une puissance (virtus) acquise par un effort intelligent » (65).
C'est, dit encore G. Dumeige, la volonté consciente, la volonté voulue.
Vis - Motus ; Virtus - Nutus . . . Ainsi, de saint Bernard à
Richard, une même conception fondamentale s'est clarifiée et les deux
vouloirs sont nettement distingués. La liberté, dégagée, apparaît

(58) P.L. CXCVI, 127 AB.


(59) Ibid., 1347 C.
(60) Ibid., 1029 D. Cf. Hugues P.L. CLXXVI, 678 AB ; 801 D- 802 A,
etc.
(61) Ibid., 1213 C.
(62) Ibid., 1076, 1082.
(63) G. Dumeige, Richard de Saint-Victor et l'idée chrétienne de
l'amour. P.U.P., 1952, p. 38. Excellente analyse, particulièrement sur ce
point. Le seul défaut de ce beau travail est qu'il donne l'impression que
toute la pensée de Richard tourne autour d'une idée de l'amour, alors que
o'est l'idée de contemplation qui domine. Le titre de l'ouvrage est exact;
mais l'idée d'amour eût gagné à être située dans un contexte plue vaste,
selon cette perspective de contemplation qu'ouvrent en particulier les deux
Benjamin. Quant à l'erreur d'attribution de VEpttre à Séverin, elle nuit
malheureusement à cette œuvre qui aurait pu être définitive; l'auteur l'a
lui-même réparée dans une édition critique de qualité : ives - Epître à
Séverin sur la charité. Richard de Saint-Victor - Les quatre degrés de la
violente charité. Vrin, 1955.
(64) P.L. CXCVI, 127 A.
(65) Ibid., cf. Guillaume de Saint-Thierry. P.L. CLXXX, 717 C.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 41

mieux comme un consentement. Elle ouvre ou ferme l'écluse des


forces impulsives de l'instinct. Si la volonté est liée à l'appétit et
s'accompagne des lumières du conseil, la liberté est d'un autre ordre,,
elle est un choix spontané qui permet — ou paralyse — la « spiri-
tualisation » de la nature. Car le mot « virtus » conduit
immédiatement à des considérations morales et la rationalité du mens a ses
exigences par rapport à l'ordre des créatures de Dieu vers Dieu . . .
11 faut connaître nos bons et mauvais instincts, ces désirs naturels
que Eichard appelle encore « voluntas cordis », tout comme
Guillaume (66). La vraie vertu ne sera atteinte que si nous consentons
aux seuls biens spirituels. Quelle admirable et agréable contemplation
que celle qui permet à notre liberté de s'attacher à ces biens qui sont
indispensables pour le progrès et le salut ! (67) Par la volante
spirituelle, — l'appétit orienté selon les normes de la vraie charité — »
l'homme prend en mains son destin et parvient à la parfaite liberté,
celle qui correspond à la mise en ordre de tous ses instincts, à une
divine polarisation de tout son être, la « liberté sublime de l'esprit >
(sublimitas et libertas mentis) (68).

Consentement raisonnable. — La liberté est liée métaphysique-


ment à la rationalité de l'âme. Nos auteurs le savent ; mais ce -qu'il
leur plaît de souligner, c'est que l'exercice de la liberté n'est possible
que conscient. Ils partent de considérations que, le plus souvent,
la Genèse leur inspire, pour se situer, sans tarder, sur ce plan
psychologique qui leur est familier. La raison éclaire le monde des valeurs
— dont la foi traditionnelle est le soleil — ; le « conseil » donne aux
objets désirés leur cote morale. Le mouvement naturel n'est plus
aveugle. Il n'est plus d'actes de l'homme seulement, mais des actes
humains. Et c'est la médiation de la raison qui permet le passage
de la région charnelle de l'âme à la région spirituelle, royaume de la
liberté triomphante.
«L'éthique, écrit Hugues, doit précéder la théorique, car la
science et l'étude des vertus purifient cet œil intérieur qui scrute îe
vrai, sans quoi les obscures émanations du brouillard des affections
le rendraient nébuleux » (69). Il ne s'agit pas ici seulement de « bien

(66) P.L. CLXXX, 477 D.


(67) P.L. CXCVI, 127 CD - 128 A.
(68) Ibid., 412 D.
(69) Epitome Dindimi in pTvUosopKiam, 1. 225-227.
42 R. JAVELET

vivre pour bien penser !» (70). L'éthique est ce stade purgatif par
où l'homme hylique doit passer pour devenir spirituel ; s'il y a
science et étude, il y a édification de l'homme moral, il y a « vertu »,
mais une vertu harmonisée à une fin qui la transcende, la « théorie »,
la contemplation ! Bien vivre pour accéder à la vision ! Oui ! Car
voir Dieu, voir tout en Dieu, tel est le terme de l'ascension mystique
par l'ascèse. Voir Dieu et vivre de son amour, cela ne se réduit pas
à une spéculation abstraite, ni même à une purification spéculative,
mais cela comporte une purification du cœur (71).
Le cœur charnel est semblable à du bois vert qu'allume la Grâce,
étincelle d'amour divin. Les passions mauvaises en sortent comme une
fumée. C'est alors que la méditation doit intervenir : l'âme y trouve
conseil : ainsi la flamme d'amour peut-elle vaincre les ténèbres. L'âme
illuminée peut voir ! (72)
A cette phase de la vie intérieure que nous essayons de décrire,
la raison est conseil, déjà une sagesse ; elle estime à son juste prix
le monde des vanités. « 0 munde immunde !» (73) L'amour y est

(70) R. Baron, Science et sagesse chez Hugues de Saint-Victor, p. 84.


D'accord avec R. Baron : il n'est pas question pour Hugues de postulat
kantien de la raison pratique. Mais à propos du « rôle cathartique et
illuminateur » de la vie morale, il ne me semble pas nécessaire d'invoquer
te préalable de la foi — indiscutable — ; il faut se placer sur un plan
existentiel ; ni l'éthique, ni la théorie ne sont des sciences abstraites ; la
vertu du païen se réfère à la grâce naturelle : elle ouvre la voie à la grâce
surnaturelle. Sa motivation n'est pas à chercher dans des raisonnements
métaphysiques, mais en ceci qu'effectivement elle permet l'anagogè,
l'ascension spirituelle vers Dieu. Guillaume dit Vanabathmos. P.L. OLXXX,
724 D - 725 AB).
(71) L'ignorance, dit Hugues, n'est coupable que lorsque la vérité doit
être connue. L'ignorance des enfants, par exemple, est un fait de nature.
Le vice est dans la corruption de lai chair, diu sens charnel. Ce dernier,
s'il avait la possibilité de s'exercer sans avoir été blessé, concevrait un
jugement de vérité grâce à ce qu'il perçoit hors de l'individu. Maàs parce
que la corruption de la chair a entraîné la perte de son intégrité, il ne
peut puiser la vérité pure sans mélange d'erreur. (P.L. CLXXVI, 302 BO
Le problème est lié, on le voit, à celui du « velle et posse » que nous
étudierons ultérieurement. Le sens charnel n'est pas à confondre avec
l'exercice des cinq sens ; c'est l'esprit qui ne s'intériorise pas encore, et qui
s'attache aux connaissances propres au stade charnel de la vie
spirituelle. L'esprit comme la liberté se diluent dans ce milieu par
extériorisation, s'ils ne se concentrent par la connaissance de soi avant cette autre
extériorisation — en Dieu — qui s'appelle l'extase ou excessus mentis.
(72) P.L. GLXXV, 117 D- 118 A.
(73) P.L. CLXXVI, 703 B. « Longum est per singula vanitatem hujus
mundii demonstrate. » P.L. CLXXVI, 711 A.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 43

décevant (74). Ce que nous avons — honneurs, richesses . . . — , nous


possède (75). C'est le monde de l'esclavage des sens et de la confusion
intérieure, confusion qui vient de la multiplicité et de l'instabilité de
ses faux biens (76). Pour retrouver l'unité spirituelle, il faut « écarter
de l'œil de l'esprit les images des apparences terrestres » ; il faut que
s'ouvre cet œil de la contemplation qui était aveugle. Auparavant, il
est nécessaire de guérir l'œil malade de la raison et de se refuser à
ne voir le monde qu'avec l'œil charnel (77).
On pourrait citer des pages entières de tous auteurs sur ce thème.
Lorsqu'il est question de médiation de la raison, il n'est donc pas
admissible de penser qu'il s'agit d'une « détermination » rationnelle,
comme il est dit d'une organisation rationnelle de l'industrie ! Il ne
s'agit pas davantage d'un déterminisme rationnel. Il y a
auto-détermination (78) à la lumière de la « deliberatio », sous l'influence du
« consilium ». J'aurais pu titrer cet article de chapitre : «
Consentement rationnel », mais la tendance de nos mystiques est de toujours
marquer au sceau des valeurs qu'ils admettent, les idées ou les
classifications qui appelleraient une spéculation plus objective. Le
consentement n'est vraiment rationnel à leurs yeux que s'il est « sage »
et ... raisonnable . . . c'est-à-dire conforme aux lois de l'Amour ! (79)

(74) Ibid., 619 A.


(75) P.L. CLXXV, 124 O.
(76) P.L. CLXXVI, 715.
(77) Ibid,, 329 CD. Cf. P.D. CLXXV, 975 D- 976 A.
(78) « Mens per se movetur et est primus voluntatis motus ...» P.L.
CLXXVI, 265 C. Hugues insiste sur cette liberté de l'esprit qu'il oppose
à la determination du «motus corporis». Ubid., 265 D.) Saint Bernard
écrit : « Consensus nutus est voluntatis spontaneus. » De gratia et lib. arb.,
II, 3. - « Principatur omnibus liberii arbitrii ultroneus consensus ! »
ajoute Richard. P.L. CXCVI, 1120 B. Cf. Guillaume, P.L. CLXXX, 715 C :
L'homme a reçu la liberté, « pouvoir que l'âme a par soi de commander
toutes choses ... de se gouverner soi-même ! » Ibïd., 717 C : « L'âme
raisonnable est dégagée de toute nécessité servile ; elle n'est soumise à aucune
force naturelle ; elle possède une volonté capable de se porter d'elle-même
vers l'objet de ses désirs».
(79) C'est pourquoi la caritas ordînata ne doit nullement être assimir
lée à un amour sans excès, à cet « idéal ? » conformiste du gentleman
anglais, pas plus qu'à la sagesse bornée et égoïste du bourgeois «
classique » ! Cette sagesse est celle de Dieu, l'Infini. Pour l'homme, c'est une
folie parce que cela le dépasse. C'est un excessus où la grâce a le rôle
premier. « In hac sapientia hujus mundi . . . stulti f acti sunt quia, solo
naturali document© secundum elementa et speciem mundi incedentes,
exemplaria gratiae non habuerunt. » P.L. CLXXV, 928 A. Cf. Institu-
tiones in decalogum. P.L. CLXXVI, 16-17. De contemplatione. Ms. B. N.
14872.
44 R. JAVELET

Dieu a donné à l'âme le sens et le discernement du bien et du


mal pour qu'unie au corps « elle le vivifie par le sens et le régisse
par la raison ! » Le sens lui-même doit être soumis à la raison,
comme la raison l'est au Créateur ... en sorte que « c'est selon la
raison que le corps est mû par le sens, et c'est selon Dieu que la
raison est mue par le libre arbitre » (80).
« Per rationem regeret ! Secundum rationem corpus moveretur ! >
Mais « Eatio libero arbitrio moveretur ! » Après avoir exalté le rôle
de la raison, tous les spirituels sont unanimes à ne pas faire de la
liberté la « fille » de la délibération et du conseil : la raison est la
« compagne » inévitable et même la « suivante » de la volonté
voulante, maîtresse des sens et des appétits (81). Avant, après, comme
pendant, la raison est là. Mais elle ne cesse d'être distincte de la
volonté. La Bonté divine a donné à l'homme, — cette nature
excellente — , « le discernement du bien et du mal, et, en même temps »r
il lui a concédé « la liberté de l'arbitre » (82).
Sans doute, la volonté est-elle souvent présentée comme
l'adversaire de la raison ; mais c'est un adversaire inséparable qui, s'étant
laissé entraîner par les passions, n'en reste pas moins soumis
constamment au contrôle et au blâme de la raison. Il s'agit de la volonté
teintée par une option mauvaise : la volonté propre, encore charnelle,,
gorgée de désirs et sans amour.
D'ailleurs, il y a une pointe de littérature dans cette façon de
présenter les choses. Même les moines dévots ont besoin de détente
pour mieux écouter leurs abbés, parfois trop bavards ! C'est ainsi
que saint Bernard, dans une page célèbre du sermon sur La
conversion des clercs, fait de la volonté une vieille furieuse en bagarre avec
la raison ! Voici, hélas ! où en est leur intime union ! Cette
misérable volonté s'est « asservie à la volupté, à la curiosité et à
l'ambition ». Ce n'est plus qu'une « souveraine infortunée », déchue ! Et
la raison trahie n'est pas en meilleure posture : elle ne manifeste
qu'impuissance. Car la volonté seule a pouvoir d'entraîner les forces
naturelles ... à condition de ne pas se laisser elle-même emporter
par leurs flots tumultueux. Tel est l'enseignement de ce théâtre allé-
gorisant ! (83)

(80) P.L. CLXXVI, 265 B.


(81) Saint Bernard, De grat. et lib. arb. II, 3. (P.L. CLXXXTI,
1003 B.) De même Richard : «... illud quodltbet animi consensus ex deli-
beratione comitatur ». P.L. GXOVI, 127 B, etc.
(82) nid., 122 b.
(83) De conversione ad clericos, P.L. CLXXXII, 840.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 45

L'accord entre la raison et la volonté est nécessaire au progrès


spirituel. Leur distinction néanmoins subsiste. En effet ! « La raison
détruirait la volonté si elle pouvait lui imposer quelque nécessité que
ce soit, et l'empêchait de se porter au mal par le libre arbitre, de
donner son consentement à l'appétit ou à l'esprit mauvais, de rester
animale (84), sans percevoir et sans chercher décidément ce qui
vient de l'Esprit de Dieu, ou encore si elle l'empêchait de suivre la
Grâce pour atteindre le bien et de devenir alors spirituelle ... Si,
dis- je, la volonté ne pouvait rien quand la raison s'y oppose, la
volonté n'existerait pas. Car où est la nécessité, il n'est pas de
volonté» (85).
La raison n'est donc pas l'onde porteuse de la liberté ; mais, du
mens rationalis, jaillit la volonté qui est libre. C'est elle qui décide.
Elle a besoin du conseil ; mais dans le conseil même elle a part
déterminante : elle ouvre et clôt le débat ; c'est elle qui écarte de l'œil
de l'esprit les images tentatrices du monde. Son rôle est si eminent
que souvent le mot de volonté s'emploie pour celui de liberté. On
sous-entend alors, nous l'avons vu, qu'il s'agit de liberté consciente,
éclairée par la raison, le nutus. Cette volonté ne peut « être privée
de liberté pas plus qu'elle ne peut être privée d'elle-même ... La
volonté est essentiellement libre en elle-même » (86). Elle a le primat
effectif sur la raison (une raison qui est distincte de l'intelligence).
A cause de la liberté ... à cause de l'amour, nous le verrons. Bref
elle ne ressort que d'elle-même ; elle est son propre juge ! (87).
Néanmoins « la raison modératrice » (88) n'est pas sous-estimêe
et, soigneusement distinguées l'une de l'autre, volonté et raison
doivent s'unir pour l'épanouissement spirituel de l'âme. D'où ce
mot de libre arbitre qui les associe, on ne peut plus étroitement, ainsi
que saint Bernard l'explique : « A cause de la liberté inamissible
de la volonté et du jugement que la raison ne peut perdre et qu'elle

(84) Hugues de Saint-Victor: La volonté animale qui se refuse à l'Esprit,


ne peut se maintenir dans un équilibre naturel. Elle devient charnelle. (P.L.
CLXXVI, 633-634.) D'où «animalis» et «carnalis» souvent interchangeables.
(85) Saint Bernard, op. cit. II, 4 (P.L. CLXXXII, 1003 C).
(86) Ibid., II, 5 (P.L. CLXXXII, 1004 C).
(87) La raison ne peut empêcher la volonté « de juger de tout sans
être jugée par personne». Ibid., II, 4: (P.L. CLXXXII, 1003 C). Je ne
puis m' empêcher de souligner encore ici les analogies de cette spiritualité
avec celle de saint Ignace de Loyola. Par décision, le retraitant se coupe
du monde pour réfléchir (conseil) avant la décision définitive qui est
l'élection. La retraite est une propédeutique.
(88) P.L. CXCVI, 127 A.
46 R. JAVELET

porte partout avec elle, il convient . . . d'appeler le consentement libre


arbitre, libre à cause de la volonté, arbitre à cause de la raison » (89).

**

Velle et posse. — Si nos auteurs prennent un tel soin pour


distinguer la volonté-liberté de la raison, c'est qu'ils ont leur idée : ils
veulent être à même de prouver que, de toutes façons, la volonté est
libre, le conseil soit-il sage ou non, nos jugements justes ou non. Si
c'est le conseil qui est vicié par l'esprit du « monde », la liberté,
entravée, n'en est pas pour autant abolie. Et l'on comprend mieux ce
« mystère » de la psychologie spirituelle : l'homme qui veut le bien
et ne peut l'accomplir ... « Par le don de Dieu, j'ai le vouloir ; mais
je ne trouve pas en moi le pouvoir de faire du bien ! » (90).
Ce sentiment de l'humaine faiblesse, nul plus que les saints et
les mystiques ne l'a ressenti. Mais ils ne s'excusent pas pour autant
de leurs imperfections ou de leurs péchés. Ils se savent toujours
responsables et toujours libres. La liberté ? Mais « chaque jour, nous la
lisons dans notre cœur !» (91). Ils veulent et ne peuvent pas ! Ils
sont libres et enchaînés ! Leurs actes ne sont pas à la mesure de
leurs aspirations !
Cette distinction entre le velle et le posse est universelle au
xiie siècle. Elle repose sur l'expérience tragique de l'homme intérieur.
Elle repose sur de longues méditations, concernant « le salut du libre
arbitre par la Grâce ». Elle repose sur l'Evangile lui-même : « Sans
moi, dit le Christ, vous ne pouvez rien faire ! »(92). Et saint Paul
de s'écrier — curieuse correspondance avec le païen Ovide — : « Je

(89) Saint Bernard, Op. cit., II, 4 : (P.L. CLXXXII, 1004 A). De même
Hugues de Saint- Victor, P.l. CLXXVI 265 C : « Motus mentis voluntarius
est appetitus, in voluntario liberum, in appetitu arbitrium ». Il distingue
l'appétit du juste (volontaire — et éclairé par le conseil : motus mentis)
et l'appétit du plaisir (motus oorporis et sensualitatis), lequel est
nécessaire. (Ibid., 291 BC.)
(90) Saint Bernard, op. cit., I, 1 j (P.L. CLXXXII, 1002 A) ; VU, 18
(P.L. CLXXXII, 1011 D).
(91) Richard, P.L. CXCVI, 197 O.
(92) Joan., XV, 5. — Hugues de Saint-Victor, entre autres, a écrit
tout un chapitre du De sacramentis sur oe thème. « Velle est in ipso,
posse in ipso non est . . . Totum meritum in voluntate. » (P.L. CLXXVI,
561 A.) Hugues prône le mérite de la volonté, c'est-à-dire de l'intention,
même lorsqu'elle est entravée, inefficace. Il n'y a pas d'excuse à tirer
des difficultés, des obstacles infranchissables, car Dieu ne fait pas défaut
à la volonté. « Ipsum velle bonum ex Deo est » (ibid).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 47

ne fais pas ce que je veux et je fais ce que je hais ... Le vouloir est
à ma portée, mais non le pouvoir de l'accomplir . . . Malheureux que
je suis ! » (93)
Saint Augustin, l'homme du péché et de la grâce, vibrait à de
tels textes ; dans le De spiritu et Mitera, il a soin lui aussi de
distinguer entre le vouloir et son efficace (94).
Et, pour en revenir à notre xue siècle, Abélard commentant
l'épître aux Romains d'écrire : « Nam velle : l'apôtre connaît le bien
qu'il veut raisonnablement ; il ne peut l'accomplir à cause de la
concupiscence charnelle. J'approuve que le bien doit être fait ; mais je
n'ai point par moi-même la possibilité de le réaliser, sinon par la
Grâce ...» (95)
Guillaume de Saint-Thierry composa lui aussi un commentaire
de l'épître aux Romains, et vers la même époque : 1138. Il ne dit
pas autre chose que son adversaire — ce qui prouve bien que c'est
là un de ces lieux communs indiscutables de la pensée préscolastique.
« Le vouloir a été donné, mais il gît impuissant si la Grâce ne le
secourt. C'est pourquoi l'Apôtre ajoute : Je ne trouve pas en moi
la possibilité de réaliser le bien (Rom. VII, 18). Le vouloir m'est
donné, mais je ne trouve pas en moi le pouvoir de faire le bien. Le
vouloir est donné à la chair et à l'esprit ; mais aucun des deux ne
trouve le pouvoir tant que la concupiscence de la chair ne peut
attirer la volonté de l'esprit au consentement du mal et que la volonté
de l'esprit ne peut faire en sorte qu'il n'y ait pas du tout de
concupiscence » (96).
Toujours plus pessimiste que son Maître Hugues (97), Richard,
après avoir déclaré que l'homme, par le péché, a perdu « l'intégrité
de son corps contre la misère et celle de son esprit contre la
malice », et qu'il se trouve désormais « en proie à la mortalité et à

(93) Rom., VII, 15, 18, 24.


(94) De spiritu et littera, XXXI, 53.
(95) P.L. CLXXVni, 896 A.
(96) P.L. CLXXX, 620 CD.
(97) Après avoir dit, avec l'Apôtre, que, par suite de la corruption
originelle, nous sommes par la nature des fils de colère (Eph., II, 3).
Hugues écrit : « Naturale bonum per peccatum in nomine corrumpi potuitr
exstingui omnino non potuit, quia vivit adhuc scintilla quaedam naturalis
rationis in mente hominis, per quam discerait inter bonum et malum, secun-
dum quam dicit Apostolus : Cum enim gentes, quae non habent legem,
naturaliter ea quae legis sunt faciunt, ejusmodi legem non habentes, ipsi
sibi sunt lex (Rom., II, 14) ». (P. h. CLXXVI, 689 A.) Nous avons ici la
raison pour laquelle Hugues admet l'éthique des païens, indépendamment
de toute foi préalable et d'un impératif kantien.
48 B. JAVELET

l'iniquité » (98), se complaît à des analyses plutôt sombres du cœur


humain, enténébré et -devenu « abominable » : ses désirs sont lâchés
comme une meute aboyante ; il est le jouet de toutes les fluctuations
d'une nature soulevée par la concupiscence (99). La situation est si
déplorable que la violence des passions va jusqu'à jeter l'esprit
humain en-dessous de l'état de liberté (100). Richard maintient
pourtant, et avec énergie, que «nulle violence ne peut priver l'arbitre
de sa liberté » (101).
Comment donc accorder l'humaine liberté avec la faiblesse du
pécheur, asservi au mal ? « Assurément, répond-il avec son époque,
autre chose est d'être libre, autre chose est d'être fort. Tu peux être
libre et faible, comme au contraire tu peux être fort et esclave!»(102).
Si l'on distingue donc les deux notions, il n'y a plus antinomie. Et
l'on peut risquer une explication satisfaisante. Deux volontés
naturelles (vis) peuvent se heurter, s'opposer, se combattre. Tantôt l'une,
tantôt l'autre est captive. Mais toujours la liberté est sauve ... et
intacte « parce que toujours triomphe une volonté », celle que le
libre arbitre a acceptée, assumée (nutus). « Cette liberté n'est pas
plus grande dans le bien, ni plus faible dans le mal » (103).
Ainsi donc le « velle » correspond à l'acte spirituel d'une liberté
qui tend à s'incarner et à réaliser un ordre de choses rationnel (vir-
tus). Le «posse», c'est l'instinct naturel, la force (vis) de nos
désirs bons ou mauvais, le plus souvent déréglés par la
concupiscence.
**
*

Définition de la liberté. — Ces réflexions acheminent Richard à


préciser sa notion de la liberté, à tenter une définition. Trop se
trompent à ce propos « parce qu'ils ignorent ou feignent ignorer
la distinction entre pouvoir et liberté ! » (104)
Quelle définition va donc proposer Richard ? Après ce départ
catégorique, il tergiverse ! Tout le monde a l'expérience de sa liberté.
Chacun en a l'intuition ! (105). Elle est de l'ordre de l'intelligence ;

(98) P.L. CXCVI, 296 D - 297 AB.


(99) Ibid., 344 D ; 1349, etc.
(100) Ibid., 182 D.
(101) Ibid. 1132 D. Développements ultérieurs à propos die la liberté
tnamissible.
(102) Ibid. 1125 D; cf. 1281 CD.
(103) Ibid. 1133.
(104) Ibid. 1281 D.
(105) Ibid. 197 O.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 49

mais échappe aux prises de la raison. Est-elle définissable ? Ne vaut-


il pas mieux la décrire ? Et c'est ce qu'il fait à plusieurs reprises.
Puis, soudain, il précise en quoi consiste le consentement (nutus) :
Nous disons que l'arbitre de l'homme est libre, non parce qu'il peut
faire aisément le bien et le mal, mais parce qu'il peut ne pas consentir
au bien ou au mal » (106). La négation est d'importance autant que
le verbe. Essayons une explicitation de ce texte essentiel.
La liberté apparaît plus nettement comme une orientation, un
choix de direction, une option de valeurs morales, caractérisées par
le signe positif ou négatif du bien ou du mal. Le conseil a renseigné,
documenté la liberté. Elle accepte, elle aime. La réalisation des
décisions est Faffaire des puissances subalternes. La nature est une
puissance d'exécution indéterminée, bouillonnante d'activités. C'est un
flot qui court se répandre de tous côtés. La liberté se doit d'empêcher
le gaspillage et le néant ; elle ferme les vannes ; elle ne laisse passer
que le courant voulu . . . Mais surtout, dépendant de la nature pour
son « posse », elle est elle-même d'un autre plan : elle est spirituelle ;
et c'est pourquoi la raison est si embarrassée pour la définir !
Les forces du « pouvoir », les appétits et les sentiments de
l'homme, sont anarchiques, ouverts aux puissances mauvaises . . . mais
aussi à l'action de Dieu qui intervient pour le rétablissement de
l'odre salutaire. Dieu redresse notre nature, « incurvée » par les
désirs charnels ; il la rétablit dans l'ordre surnaturel. La neuve
puissance de l'âme, c'est la grâce, celle du Créateur qui réforme
le « pouvoir » naturel, celle du Sauveur qui donne à ce pouvoir
de se transcender et de devenir « capable de Dieu » (107). Car « nous
sommes des dons de Dieu comme créatures et comme fils ! » (108).
Si la liberté ne « fait » ni le bien, ni le mal, si elle n'est pas
créatrice, ou plutôt génératrice (109), si elle n'ajoute pas à l'action du
Créateur, bien des problèmes relatifs aux rapports de la grâce et de
l'homme sont éclairés. La grâce harmonise le « velle » et le « posse » ;

(106) Ibid., 1126 A.


(107) Saint Bernard, in cant. cant, sermo 80, art. 5. Cf. E. Gilson,
L'esprit de la philosophie médiévale, II, p. 177.
(108) P.L, CXCVI, 1281 G.
(109) II n'est pas question ici de liberté se donnant sa loi morale;
cette idée moderne n'avait pas cours à cette époque, convaincue de la
rationalité de l'âme, image de Dieu, en laquelle la loi divine reiste inscrite,
même si les passions, la voilent. D'autre part, la liberté est un consensus,
un acquiescement à quelqu'un qui donne ou rétablit le pouvoir: bien que
créée par Dieu, elle n'est pas une substance ajoutée à la nature. Le mot
est allusif à une « relation » personnelle à Dieu, Créateur. La volonté
naturelle (vis) est seule génératrice des actes, bons ou mauvais; elle fait
l'homme vertueux ou pécheur, «selon l'aiguillage.
50 R. JAVELET

la toute-puissance divine va jusqu'aux extrémités de l'action de


l'homme, épanouissant la fleur des mérites. L'infirmité de l'homme,
c'est le pouvoir de mal faire ; mais ce n'est pas un réel pouvoir.
Dans la mesure où il y a coupure de Dieu, il y a dissociation et
désagrégation de toutes les énergies humaines : qui va contre Dieur
va droit au néant ! C'est en Lui que la créature trouve sa loi et sa
plénitude, sans que la liberté soit affectée. « Pouvoir le bien, c'est
véritablement pouvoir (et ce pouvoir n'existe que par la grâce !),
comme ne pouvoir être contraint, c'est véritablement être libre» (110).
Richard pousse plus loin encore. Il compare cette liberté de
l'homme à celle de Dieu. Il ose affronter le fini à l'infini et, d'autre
part, il affirme que cet Absolu dont les raisons sont nécessaires, est
libre. Plus haut, je me suis rétracté après avoir dit que la liberté
n'est pas créatrice. La liberté n'est pas une nature d'où émanent des
proliférations du même ordre. Mais elle seule peut être dite
créatrice, car elle transcende, et la création suppose une transcendance ;
elle est aussi d'une certaine manière immanente et enfin elle tisse
des liens avec les autres libertés, elle que nul ne peut contraindre.
Sur ces points, à l'occasion de l'étude des notions de personne et
d'amour, nous reviendrons. Soulignons ici que pour Richard et les
spirituels de l'époque — souvent inspirés par le thème de l'image
et ressemblance divine — Dieu a créé et dirige toutes choses « solo
voluntatis nutu » (111).
Dieu, Créateur et Maître, et l'homme, créature et serviteur, sont
libres. Où donc est la différence qui s'impose entre eux ? La
distinction entre le velle et le posse est le principe de solution de ce
problème. « Cum (homo) sit liber omnium, non tamen omnium potesta-
tem habet, alioquin omnipotens esset»(112). La puissance de
l'homme, la vraie, celle qui est ordonnée, vient de Dieu, qu'elle soit
naturelle ou surnaturelle, qu'elle soit neuve ou rénovée. Elle reste

(110) Ibid., 1130 D. — Hugues montre que, par le péché, librement


l'homme refuse d'être quelque chose qu'il devrait être. Le mal, c'est Dieu
arrêté dans ses dons, c'est le néant dans la création. (P.L. CLXXVI,
2S4 B).
(111) Ibid., 129 C. — Hugues écrit : « Ex ipsa (rationali voluntate)
quia liber o, per ipsam quia arbitrio ipsius factum est. In quo a sirni-
litudine Dei quadam perversa imitatione recedit ...» (P.L. CLXXVI f
294 B).
(112) Ibid., 1282 A. Cf. saint Bernard : « Manet ergo libertas
voluntatis ... tam intégra (quoque) pro suo modo in creatura quam in Creatore,
sed in illo potentior ». De grat. et lib. arb. VI, 10 (P.L. CLXXXII,
1007 A). Descartes s'en est inspiré dians Les méditations métaphysiques,
IV, IX (Edit. Belin).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 51

de toutes façons finie ; et, en fait — la perspective étant surtout


psychologique et morale — , elle est toujours troublée par la
concupiscence ; la rénovation ne va pas sans luttes. Quant à la liberté,
elle vient aussi de Dieu (elle a été voulue par son amour), et elle
n'est pas plus parfaite, en son essence, en Dieu que dans sa créature..
La personne humaine est tout aussi affranchie de la contrainte ou
de la nécessité que Dieu. La liberté en elle-même ne souffre pas
de compromis. L'homme est dépendant ; il est faible et pécheur, mais
il a reçu de Dieu un trésor divin : la liberté ! Par là, une théorie de
la liberté se trouve liée chez nos spirituels à celle de la filiation.
Entre le mystère de la création et celui de la Sainte Trinité, il y a
consonance.
Pour clore ces considérations, revenons à saint Bernard après
avoir eu longuement recours à Richard. Il n'y a pas entre eux de
différence essentielle ; et n'oublions pas que nous cherchons la pensée
commune de l'époque plus que les broderies originales ou le réseau
complexe des influences. Mais Richard — qui bénéficie certainement
du « divin » Bernard — , se trouve plus rigoureux et précis ; dans
le cas donné, l'exposé gagnait à lui donner priorité sur l'abbé de
Clairvaux. Néanmoins ce dernier est à citer ici à cause d'une division
célèbre et parce qu'il souligne plus que quiconque le rôle du conseil
perverti dans l'impuissance du vouloir.
La liberté est donc souvent mauvaise, déviée du droit chemin,
infléchie vers le mal (voluntas incurva). Et l'enchevêtrement des
relations perverses forme un « milieu » fatal. « L 'âme, de façon
étonnante et misérable, est esclave et libre tout ensemble. . . Elle est
coupable parce qu'elle est libre, et elle est esclave parce qu'elle est
coupable, et ainsi elle est esclave parce qu'elle est libre. . . Je suis
libre parce que je suis semblable à Dieu ! Je suis misérable parce
que je suis contraire à Dieu » (113) .
Tentée par les lumières fallacieuses du conseil, égaré lui-même
par les démons, le monde et la concupiscence, la liberté de l'homme
«s'est donné la loi des membres (l'instinct des sens) qui répugnent
à la loi de l'esprit. » Elle est enserrée, enlisée en pleine vie charnelle.
Elle s'est tissé une toile, optant pour des valeurs de la « région » la

(113) Saint Bernard, In cant, cant., sermo 81, art. 9. Dans le


sermon LXXX (article 3), l'abbé de Clairvaux insiste sur la grandeur de
l'âme, capax aeternorum, — grandeur inadmissible — , mais aussi capable
de deux orientations opposées, l'une ou l'autre, « selon qu'elle désire les
choses célestes », ou « qu'elle cherche et goûte les choses terrestres ».
f>2 R. JAVELET

plus basse, en les coupant de leur référence au seul Bien. Prise à


son propre filet, l'âme reste libre, mais incapable, par suite de
l'extrême difficulté à briser ses propres liens, de retrouver, dans
sa sphère spirituelle propre, sa liberté puissante, dilatée, libérée !

**
*

Formes diverses de la liberté. — Et nous voici à la fameuse


division annoncée des trois libertés ou, ce me semble, des trois
paliers, des trois structures de la liberté, selon le plan de conscience,
selon le milieu où elle se détend.
« II existe, écrit saint Bernard, une liberté qui nous affranchit
du péché (libertas a peccato), une liberté qui nous affranchit de la
misère (libertas a miseria) (114), une liberté qui nous affranchit de
la nécessité (libertm a necessitate) . La nature (l'ordre naturel de la
création) nous concède cette dernière liberté que je viens de citer :
nous sommes restaurés en la première par la grâce ; la seconde
nous est réservée dans la patrie. Appelons donc la première : liberté
naturelle, la seconde, liberté de la grâce, la troisième, liberté de la
vie ou de la gloire» (115).
Nous sommes liberté dès la naissance. Telle est notre nature.
Toutes les natures spirituelles ont ce privilège d'être exemptes de
toute nécessité ou contrainte (libertas a coacUone) . Elles ne peuvent,

(114) Hugues : « Homo et adversus Deo erat per injustitiam et diver-


Jsus a Deo per miseriam. Propter hoc necesse habuit homo, primum quidem
justificari a culpa ut reconciliaretur, postea vero liberari a miseria ut
reformaretur. » P.L. CLXXVI, 412 A.
(115) Saint Bernard, De grat. et lib. arb. III, 7 (P.L, CLXXXII,
1005 BC). Division analogue chez Hugues qui se place à un point de vue
plus historique et davantage en fonction du velle et du posse : « Avant le
péché (originel), l'homme eut cette liberté qui lui permit d'incliner
l'appétit de sa volonté soit vers le bien, soit vers le mal ... La première liberté
de l'arbitre fut de pouvoir pécher (à cause de l'infirmité humaine) et de
pouvoir ne pas pécher (grâce à Dieu) comme l'ultime liberté sera de
pouvoir ne pas pécher et de ne pas pouvoir pécher (n'ayant plus
l'infirmité et jouissant d'une grâce non seulement adjuvante, mais confirmante).
Au milieu, est la liberté ... de pouvoir pécher et de ne pas pouvoir ne
pas pécher (après la faute et avant la rédemption ; mais, après la rédemp^
tion), cette liberté est de pouvoir pécher, à cause die la liberté et de
l'infirmité, et de pouvoir ne pas pécher, à cause de lai liberté et de la grâce
adjuvante. » P.L. CLXXVI, 272 CD - 273 A. Avec une distinction
supplémentaire, on retrouve la liberté naturelle, en fait impuissante, la liberté
de la grâce et celle de la gloire. Mais le biais est différent.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 53

si elles sont conscientes, éviter de juger du (bien et du mal de ce


qu'elles projettent de faire. Elles ne peuvent pas ne pas porter un
jugement de valeur sur leurs décisions elles-mêmes. Mais l'arbitre
n'empêche pas la liberté de l'acteur, du consentement.
Etincelle couvant sous la cendre, cette liberté fondamentale
subsiste sous le péché et sa misère. En elle, comme en un germe, se
concentre tout l'espoir d'une effloraison spirituelle. Pourtant elle
a voulu et veut encore son esclavage dans la terre de dissimilitude,
dans ce milieu qui n'est pas le sien, le matérialisme, le sensualisme
ou l'orgueil de l'Egypte, dirait Richard.
Le poids de la nature est devenu si lourd que la grâce divine
sena indispensable, avec l'ascèse, pour « re-spiritualiser » l'homme.
«Si nous ne pouvons pas faire ce que nous voulons (sans la
grâce), cela nous fait sentir d'une part que la liberté, d'une certaine
façon, est captive du péché (qu'elle s'est choisi), c'est-à-dire
misérable, mais d'autre part qu'elle n'est cependant pas perdue» (116).
C'est un vouloir qui a perdu son pouvoir, mais non sa liberté.
Il est curieux de constater combien le mystère de la liberté a
hanté le moine Bernard avant le moine Luther, et avec quelle énergie
farouche le premier, ce lutteur héroïque, défend la liberté ! Et je
crois que, s'il parvient à la sauvegarder, c'est par cette intuition
propre aux spirituels de son temps : la liberté, quoique don de la
nature . . . ou donnée avec la nature, la survole (117) . H est une
structure mentale où elle est fourvoyée, mais elle peut en principe
se dégager. Lorsque, par la grâce de Dieu, en fait indispensable, elle
réalise sa structure, son monde mental normal, elle s'épanouit en
liberté de grâce . . . et de gloire.
Aussi saint Bernard n'est-il pas gêné pour «charger» le conseil
(plus exactement l'arbitrium), si souvent vicié par cet esprit du
monde que maudit le Christ. Lorsqu'il est de jugement droit, dégagé
d'affectivités tendancieuses, le conseil mérite seulement son

appelait) Saint Bernard, op. cit., IV, 10 (P.L. CLXXXII, 1007 C).
(117) Les Victorins ont particulièrement compris ce survol en le liant
à la contemplation : « Gontemplatio libero volatu quocumque earn fert
impetus mira agilifcate circumfertur ». (P.L. CXCVI, 66 D.) Cf. les deux
définitions de la contemplation par Richard et Hugues, cité par son
disciple : « Libéra mentis perspicacia in sapientiae spsctacula cum admira-
tione suspensa . . . Perspicax et liber animi contuitus in res perspiciendas
usquequaque diffusus ...» La distance libère et permet de voir de haut
les spectacles de la sagesse ; l'action s'en trouve purifiée, sanctifiée :
l'amour ordonné est devenu possible. Ubid., 67 D et 65 B.)
54 R. JAVELET

lation. « Si le libre arbitre procédait de la liberté dite libertas a


peccato, il vaudrait peut-être mieux l'appeler libre conseil que libre
arbitre, de même que, s'il procédait de la liberté dite libertas a
miseria, on pourrait l'appeler plutôt libre complaire que libre
arbitre» (118). Il faut donc, si l'on veut, ici-bas et dans l'au-delà,
maîtriser la concupiscence et obtenir la joie parfaite, rectifier son
«conseil, le libérer par la Vérité de l'Evangile, bref restaurer dans
son esprit les valeurs chrétiennes. Il y a liberté et libération
spirituelle. Il faut reconnaître que, si nos auteurs tiennent pour la liberté,
■c'est qu'ils espèrent en son salut, en sa libération. De cette
libération, ils étudient les étapes. La distinction des trois libertés,
proposée par saint Bernard, n'est qu'un nouvel exemple de
description de l'histoire des âmes en route vers Dieu.

Qualités de la liberté. — I. Inaliénable, inamissible et inaltérable.


Grâce ou péché, béatitude ou misère de la condition terrestre,
ne sont que les milieux différents d'une liberté qui s'épanouit ou
déchoit. La liberté, même enlisée, demeure. Nous avons dit que la
division de saint Bernard pouvait prêter à confusion. Ici encore la
terminologie de Richard est préférable. G. Dumeige le fait
remarquer très judicieusement (119) . « Eiehard qui a réservé le mot de
libertas à l'impossibilité d'être assujetti par qui que ce soit,
rattache à l'integritas ce pouvoir de choisir et de faire le bien (integritas
carnis contra miseriam, integritas mentis contrm malitiam, Adn.
myst. in Ps. 28, 295C.)». Le posse effectif, c'est la potestas qui se
distingue du velle et s'apparente au liberum complacitum de saint
Bernard. Le posse peut être asservi à la nécessité ; la liberté, elle,
échappe à toute sujétion : elle est inaliénable !
Sans doute, la volonté naturelle (motus) peut-elle être captive.
La volonté voulante, la liberté, non ! « Peut-être, déclare notre
Victorin, ceux qui la prétendent captive, veulent-ils dire qu'elle est
en partie libre et en partie infirme. Mais qui ne le sait ? Si j'avais
mille maîtres et qu'un seulement me tînt encore sous sa coupe, alors

(118) Saint Bernard, op. cit., IV, II (P.L. CLXXXII, 1007 C).
(119) G. Dumeige, Richard de Saint-Victor et l'idée chrétienne de
l'amour, p. 45, note 1.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 55

que tous les autres m'auraient affranchi, moi qui aurais encore un
maître, on ne pourrait assurément dire que je suis libre !» (120).
Dieu même, qui a donné à l'homme la liberté, ne l'asservit en
aucune manière ; il ne l'affaiblit pas, si peu que ce soit. Bien que
toute sa nature relève du Créateur, l'homme est parfaitement libre.
« Le libre arbitre ne souffre pas et ne peut pas souffrir de
domination, car il ne convient pas que le Créateur lui fasse violence, et la
«réature ne le peut» (121).
Ces affirmations de Richard sont l 'écho de celles de saint Bernard
qui proclame que la liberté ne doit pas être assujettie, sous peine de
ne plus exister. « De même que le Créateur ne dépend que de lui-
même et qu'il est bon par sa propre volonté et non par nécessité, de
même la créature ne devait elle aussi, d'une certain façon, ne
dépendre que d'elle-même» (122). Il y a certes une dépendance de
fait, une dépendance d'origine ! Mais elle ne pèse pas sur la liberté
humaine ; elle la suscite. Les liens de l'amour, pensent nos mystiques,
analystes des relations de personne à personne, les liens spirituels
sont les seuls à n'asservir jamais ! L'amour donne, l'amour accepte ;
l'amant et l'aimé se joignent dans la liberté de l'amour.
li'inaliénabilité de la liberté est donc inhérente à son essence.
Dieu même, sage et aimant, ne peut y toucher. Ce serait se repentir
de ses dons et l'anéantir en l'écrasant. Rappelons-nous ce qui a été
dit de la liberté pour la définir % L'a-t-on définie autrement que par
sa qualité première ? Pouvoir de consentir ou de ne pas consentir
aux désirs, laux instincts, elle ne leur est pas soumise à moins qu'elle
le veuille. Elle n'est pas davantage asservie à Dieu, encore bien
moins aux créatures, bien qu'elle puisse ou même doive s'y soumettre.
Richard en est venu à la définir par l'absence de contrainte (123).
«Le premier degré de liberté, c'est de n'être soumis à aucune
contrainte. Le deuxième est de ne devoir être soumis à aucune. Le

(120) P.L. CXCVI, 1132 D, 1132 BC.


(121) Ibid., 1118 D. Cf. 1119 A, 1126 B, 1132 D ; 297 D.
(122) Saint Bernard, op. cit., XI, 36 (P.L. CLXXXII, 1020 B). Ibid.,
IV, 9 (1007 A).
(123) Hugues met l'accent plus positivement sur l'auto-détermination,
la spontanéité. Cf. notre note 78 ; de même tous les passages où il montre
la liberté comme artifex (.PL. CLXXVT, 665 A) ou instrument opérationnel
(Ibid., 274 BC) du Saint Esprit. Saint Bernard va jusqu'à dire : « Nous
nous créons d'une certaine façon nous-mêmes par notre libre volonté. »
(.PL. CLXXXII, 1011 B). Richard n'écarte pas cette conception, mais alors
il lie la liberté à la personnalité, foyer d'action. Hugues, saint Bernard,
Guillaume confèrent à la liberté le privilège de la personne. Les mots
flottent et couvrent une même pensée.
56 R. JAVELET

troisième, et le suprême, est de ne pouvoir absolument pas être


soumis. Comment donc l'arbitre de l'homme ne serait-il pas
vraiment, suprêmement libre, puisque aucune force (de sa nature : vis)
et nulle puissance (extérieure à lui-même : potestas) ne peut le
priver de sa liberté ? En effet, la créature ne le peut et cela ne
convient pas au Créateur »... qui ne se repent pas de ses dons.
C'est le leitmotiv! (124).
Richard envisage que la liberté puisse avoir des préludes hors
de l'homme. Mais celle de l'homme est suprême, divine ! Ce n'est
pas une simple liberté physique, économique ou sociale. C'est une
liberté intérieure que même la concupiscence, par ses poussées
instinctives, ou le péché «actuel» — puisqu'il est volontaire — , ne
peuvent étouffer (125).
Certes les désirs se heurtent, s'opposent, se combattent : ce sont
les «volontés naturelles» qui s'affrontent. . . et tantôt l'une, tantôt
l'autre est captive. Il y a toujours une volonté qui triomphe :
celle que la liberté a acceptée, lui conférant aussitôt une dignité
spirituelle, même si l 'esprit opte pour le mal. « Toujours demeure
intacte la liberté » (126) .
Ainsi donc la liberté qui ne connaît pas de joug, qui est
inaliénable, se trouve par le fait même inamissible (126), comme il a
été dit. Elle se dissimule sous la croûte du péché, ce péché qu'elle a
commis et qui enténèbre le champ de sa conscience morale. Elle s'y
trouve elle-même voilée, cachée ; mais le feu couve sous la cendre,
chaleur d'espoir ! (127).
La liberté demeure intacte en son essence. Tous les préscolastiques
sont unanimes à affirmer son intégrité. Qu'il s'agisse des
Cisterciens : «La liberté de la volonté subsiste là même où l'esprit est
captif (par le mauvais « conseil ») ; elle est tout aussi entière chez
les méchants que chez les bons » (128) , ou des Victorins : « Jamais
nulle faute, nulle misère ne pourrait, je ne dis pas, la détruire, mais
même la diminuer ! » (129) . Toutes ces notions, nos auteurs les

(124) P.L. CXCVI, 1132 CD.


(125) Ibid., 1120 C, 1281.
(126) Ibid., 1281 D.
(127) Ibid., 119 A. Cfr. Saint Bernard : «... imaginerai suam quae
nativo spoliata décore, sub pelle peccati sordens, tanquam in pulvere
latitabat ; inventam tergeret et tolleret de regione dissimilitudinis. » Op.
cit., X, 32 (P.L. CLXXXII, 1018 C).
(128) Saint Bernard, op. cit., VIII, 24 (P.L. CLXXXII, 1015 A).
(129) P.L. CXCVI, 1118 D. Le Victorin cite presque mot pour mot le
Cistercien : Saint Bernard, op. cit., IV, 9 (P.L. CLXXXII, 1006 C).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 57

tournent et les retournent, les offrant aux divers rayons de leurs


pensées du moment ; ils les nuancent sans cesse pour en revenir sans
cesse à d'identiques affirmations. Concluons ce passage par ce texte
de Richard : «La liberté de l'arbitre n'est pas plus grande dans le
bien, ni plus faible dans le mal. Le péché ne la diminue pas, ni le
mérite ne l'augmente. » La raison en est simple : c'est que, « en
toutes choses, elle garde ce degré suprême » de liberté, qui est le
sien (130).
**

Qualités de la liberté. — IL Intentionnelle.


Où qu'elle s'oriente, la liberté est donc toujours présente, en dépit
de toutes les dépendances et de tous les esclavages. Sa nécessité est
d'être toujours engagée. Onde perdue dans les milieux qu'elle fait
frémir, onde victorieuse qui de l'homme, au centre, gagne peu à peu
l'univers, onde indéfectible, la liberté crée des relations entre l'esprit
et les êtres et ces relations transforment les deux termes qui la
constituent, non pas. dans leur essence, mais dans leur structure conscien-
tielle : l'objet apparaît à l'esprit revêtu de valeur et l'esprit lui-
même épouse cette valeur. Dans ce milieu moral, éclairé par le
jugement de la raison, la liberté est intentionnelle. Aussi saint Bernard
qualifie-t-il la volonté selon la personne ou la valeur qu'elle choisit :
« La volonté libre nous fait serviteurs de nous-mêmes ; la volonté
mauvaise, serviteurs du diable ; la volonté bonne, serviteurs de
Dieu» (131).
« Tout homme qui veut, veut quelque chose, et c'est en fonction
de quelque chose qu'il veut ce qu'il veut ! » (132). Ce que Hugues
déclare de façon quelque peu barbare, Guillaume l'exprime en
montrant l'homme en quête de son «lieu». Selon la grâce ou la nature,
la liberté s'épanouit en amour. Cet amour, tout iaussi «invincible»
que la liberté est inamissible, Richard nous le désigne se cherchant
inlassablement dans le moi, dans les choses rapportées au moi, dans
les autres êtres ou en Dieu . . . amour de concupiscence . . . amour
d'amitié. La liberté amoureuse est une puissance de vision attentive,
intentionnelle : prospexit ! (133).

(131) Saint
(130) P.L. 1133
Bernard,
A ; ibid.,
op. cit.,
1126 VT,
D. 18 (P.L., CLXXXJLL, 1011 B).
(132) P.L. CLXXVI, 273 D.
(133) « Animus quae inter liberos contemplationis suae volatus
prospexit, . . . altius intellegit. » (P.L. CXOVI, 1302 A). Daniel, c'est la dévo
58 B. JAVELET

Le D& eruditione hominis interioris est particulièrement


suggestif : Nabuchodonosor se prête à une exégèse toute spirituelle. Il â
une tête d'or. La tête représente la liberté ou plutôt la personnalité,
capable de l'intelligence des valeurs morales et mystiques. Elle
signifie également l'amour spirituel. La tête est d'or : c'est une
liberté qui choisit l'or de la charité et non le plomb du plaisir.
« Si tu es fervent de charité et si tu demeures dans l'amour du
"bien, tu as une tête d'or et tu es toi-même : tu dois être, en effet,
ce que tu es et ce pourquoi tu as été fait. Mais que la charité vienne
à se refroidir, dès lors que tu commences à déchoir de ta première
ferveur, es-tu encore toi-même et non pas plutôt un autre, inférieur
à toi-même ? Tu es, dit Daniel, une tête d'or , . . et, après toi, surgira
un autre règne, moins puissant que le tien » (134) .
Il y a là une amorce de la philosophie de la personne. Nous y
reviendrons. La personnalité n'est réalisée que par une liberté qui
est amour. Inutile de dire que nous sommes toujours sur ce plan
psychologique où les déchéances de la liberté ou de la personnalité
ne préjugent aucunement de la permanence métaphysique de l'une
et de l'autre. Parce que la liberté est une liberté d'amour, elle est
rayonnante. Ce rayonnement de l'esprit est symbolisé par la
chevelure qui naît de la tête, manifestation de force et de dignité
sacrée (135). De même que l'amour personnel du Père engendre une
nouvelle personne, la charité qui règne (136), riche de toutes les
prérogatives de la liberté, puissance divine et éternelle (137) , irradie
et permet au lien qui nous unit à Dieu de se nouer (138). Cette
irradiation, c'est ce regard qui jaillit d'une personne et lui fait
connaître cette autre personne à laquelle elle s'attache (oculus cordis
— lïbertaie cordis) (139). C'est ce «cheveu de l'esprit», activité
de l 'esprit, « effluence » de la dévotion ou de l 'amour. De telles
expressions connotent une intentionnalité. « La tête est d'or. . . Elle

tion. Pour pénétrer les plus1 hauts mystères die Dieu et de sa création, la
liberté oriente l'esprit vers la méditation amoureuse par le détachement,
la libération du monde sensible.
(134) Ibid., 1282 B ; cf. 1283 A.
(135) Ibid., 1309 C.
(136) Ibid., 1283 B ; le cheveu est le symbole de la relation personnelle :
« Capillus de capite oritur et Christus de Pâtre generator. Dominus dixit
ad me: Filius meus es tu, ego hodie genui te... » (1308 C). Cf. Explicatia in
cant. cant. : « Un us crinis colli est unica cogitatio et praecipua intentio
qua circa hoc laboras. » (Ibid., 485 B).
(137) Ibid., 1288 D.
(138) Ibid., 8 AB.
(139) Ibid., 115 C.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 59

dirige tout le corps. . . Par la tête, on entend l'intention. » Un pea


plus haut, Richard avait écrit : « La tête d'or signifie la dévotion.»
Ce qui lui permet de conclure : « Si donc la tête est l'intention et si
l'or est l 'amour, qu'est-ce que la tête d'or si ce n'est l'intention
amoureuse ? » (140).
Sans doute saint Bernard et les autres auteurs n'atteignent-ils
pas à une telle netteté de pensée : ils n'ont pas de la personne et de
l'amour une conception aussi précise que Richard. Mais chez eux
l 'intentionnalite de la conscience est soulignée cependant comme
regard spirituel, vol de l'esprit. C'est Vinspectio (141). On se trouve
en présence d'une intentionnalite de la connaissance plus que d'une
intentionnalite de la liberté. Mais il ne convient pas de serrer
exagérément le vocabulaire. Nous nous trouvons sur un plan où la liberté
n 'est pas sans lumière et où la connaissance comporte un choix . . .
un plan où l'amour épanouit la liberté et transfigure la
connaissance (142).
D'ailleurs le moine de Cîteaux, au moins implicitement, admet
l 'intentionnalite de la liberté, puisqu'il n'est pas de liberté aveugle,
capricante et spontanée sans référence morale. Il se trouve toujours,
à l'horizon, ce salut qui aimante la destinée de l'homme. Et pour
les chrétiens, à plus forte raison nos mystiques, la liberté est relative
au Bien et au Mal, plus exactement à un Dieu personnel et à l'esprit
de ténèbres.
A cet égard, la terminologie de saint Bernard est caractéristique.
Selon le terme que s'est choisi la liberté naturelle (libertas arbitrii,
a necessitate), cette dernière se mue en liberté de grâce (libertas
consilii, a peccato) ou en esclavage des sens. Lorsque l'inflexion va
vers Dieu, il y a rectitude spirituelle (143). L'abbé de Clairvaux
aime utiliser ce vocable, emprunté aux Ecritures : « C 'est selon
l'Esprit que Dieu ia fait l'homme droit. Recti diligunt» (144).

(140) Ibid., 1273 D ; 1213 B.


(141) Saint Bernard, In cant. cant, sermo 45, XXXII, 2, XXXI, 4.
(142) Cassien, si lu au XIIe siècle, faisait de la discretio l'acte électif
du jugement : elle distinguait le bien du mal, pour opter en faveur du
bien ; en elle se trouvaient ainsi joints le conseil et la liberté, à tel point
que le mot en est venu à ce sens dérivé : la prudence ou sagesse pratique.
(143) Hugues de Saint-Victor développe l'image die l'arbre de la sagesse
que la dévotion a fait germer. Le germe a éclaté par la force de la «
volonté bonne » et l'arbre est monté droit. (P.L. CLXXVI, 651).
(144) Saint Bernard, In cant. cant, sermo 24, art. 5 sq. Cf. Ps. XCI,
16; Gen. IV, 7; Cant. I, 3 etc.
60 R. JAVELET

Par le péché, au contraire, la volonté est désorientée : elle est


« courbée» (curva). Elle s'est donné une autre loi, celle de sa
«volonté propre» (145), c'est-à-dire l'égoïsme. Elle a rejeté cette
« loi commune » qui unit tous les hommes et Dieu même dans la
charité. Les âmes, ainsi courbées, ne peuvent pas aimer ! L'amour
de soi peut être légitime : il est « radical » comme la liberté avant
toute détermination. Si cette détermination est le don de soi à Dieu
ou vers Dieu, l'amour s'épanouit. L'intention fait sa valeur et
l'intention comporte une norme des valeurs en fonction d'une fin.
Nos maîtres de spiritualité sont d'un enthousiasme exigeant i
les tendances égoïstes doivent être redressées par un élan désintéressé
vers Dieu. Il vaudrait mieux pour nous ne pas exister que rester
toujours à nous. « Ceux qui ont voulu se faire dieux », sont devenus
« non pas seulement esclaves d'eux-mêmes, mais aussi du diable. »
Ce sont des possédés, des damnés . . . des démons ! (146) . Ils sont
devenus ce qu'ils ont choisi, assimilés à leur terme. Dieu par un
renversement d'axe est rejeté à l'antipode : Non serviam ! Car
on ne peut servir deux maîtres ! Toute liberté ordonnée opte pour
le Maître qui l'est effectivement : l'Amour créateur ! Veritas
liberabit vos ! La volonté libre alors devient bonne.
Bar son amour et par sa grâce, le Maître divin « libère la
liberté » ; sous la dépendance acceptée, voulue, s'accomplit
l'ascension spirituelle, sans que pour iautant la spontanéité de l'être soit
paralysée par un déterminisme supérieur. Aux cimes saintes de
l'amour désintéressé, en ce lieu spirituel très pur, la liberté trouve
sa plénitude dans l 'épanouissement de la personnalité.

**
*

Liberté spirituelle. — Pour atteindre à cette liberté du bien, à


cette liberté sauvée — libertas gratiae — , un glissement ou une
transposition est nécessaire de la nature vers la personne, à tout le
moins de la volonté vers l'esprit. Il y a passage de la vie charnelle,
puis raisonnable à la vie spirituelle (pneuma). Le rayon
intentionnel, jailli non de la nature, mais en son sein, vise et atteint
l'esprit, dans le lieu de la lumière, c'est-à-dire de l'intelligence
spirituelle et de l'amour.

(145) Ibid., sermo 30, art. 3. Cf. sermo 3 in temp. Reswr., art. 3.
(146) Saint Bernard, *De grat. et liber, arb. VI, 18 passim (P.L.
CLXXXII, 1011). Ibid., XI, 36 (1020).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 61

« Quiconque réfléchit, écrit saint Bernard, reconnaîtra en lui


une triple opération, non pas dm libre arbitre, mais de la grâce. La
première est la création ; la deuxième est la réformation ; la
troisième est la consommation. Car, en premier, nous avons été créés
dans le Christ in libertatem voluntatis ; en deuxième lieu, nous
avons été « informés » par le Christ in spiritum libertatis ; enfin,
nous devons être consommés avec le Christ dans l'état
d'éternité» (147).
Sous un biais différent, nous retrouvons la célèbre triade des
libertés. Toutes trois sont filles de Dieu, filles de son amour. Selon
leur zone d'action, selon leur comportement, elles sont distinguées
si nettement qu'on croirait trois entités différentes. Mais il ne s'agit,
je le répète, que d'états de l'âme. Cette triple opération de la Bonté
divine permet à sa créature libre de quitter le jardin d'origine où
la destinée se joue (hortus), pour entrer dans le cellier (cellarium) ,
s'y enivrer des aromates et parfums d'une sagesse croissante, s'y
abreuver de ce vin de l'amour qui fait oublier les sens, voire la
raison.. . et jette l'âme dans la joie extatique de la chambre
nuptiale (cubiculum) , prélude ici-bas du ciel (148) .
Jusqu'à présent, nous avions insisté sur la liberté
fondamentale, la liberté de volonté, engluée dans la nature, c'est-à-dire dans
ce marais de la concupiscence que nous expérimentons dès la
naissance. Même lorsqu'elle nous rend adorateurs de nous-mêmes et
nous asservit aux idoles, elle reste l'honneur de l'homme.
Que penser de la liberté spirituelle ? Lui est-elle étrangère ?
Est-ce l'apparition d'une forme nouvelle de liberté par mutation
brusque ? Non pas ! La liberté est toujours un trésor spirituel ;
c 'est sa nature même. Mais les états de conscience sont les uns
charnels, les autres moraux ; les troisièmes sont ceux auxquels nos
auteurs aspirent, où ils convient leurs disciples : il y passe une brise

(147) Ibid., XIV, 49 (P.L. CLXXXII, 1027 D-1028 A).


(148) Comparaisons traditionnelles, en particulier celle die l'ivresse, issue
du langage poétique (s'enivrer de nectar !), utilisée symboliquement par les
platoniciens. (Enn., VI, 7, 35). Mais ne faut-il pas se contenter du Cantique
des cantiques? Hugues de Saint-Victor, comme tant d'autres, s'en sert:
« Le roi, dit-il, m'a introduit dans son cellier à vin. Quel est ce cellier sinon
cette cohorte angélique qui s'enivre diu vin de l'intelligence spirituelle ? ...
C'est à leur ressemblance que l'âme a soif de vivre. » (Ms. B.N. 14872 fol.
36 r). L'Ivresse de la charité rend oublieux du monde charnel, insensible
à ce qui n'est pas spirituel. (P.L. CLXXVI, 654 C, 655 B). Guillaume de
Saint-Thierry : P.L. CLXXX, 475 D, 481. Saint Bernard, In cant. cant.
21 ; sermo 23. Richard de Saint-Victor, P.L. CXCVI, 495 à 501.
62 R. JAVELET

incomparable ; c'est le paradis de la communion des consciences;,


de l'union à Dieu. L'Esprit y souffle et l'âme y est aérienne, libre
de toute pesanteur, de tout esclavage, de tout mercenariat. Elle a
la liberté des fils et de tous ceux qui aiment. « Ama et fac quad
vis ! »
Au xiie siècle, on emploie fréquemment l'expression «spiritus
libertatis » ou cette autre « libertas spirit us », pour distinguer des
autres cette liberté de la grâce où l'emprise de la concupiscence se
desserre, où le « pouvoir » de l'homme est dégagé de ses entraves.
Ces expressions sont tirées des Ecritures où saint Paul exalte « la
liberté des enfants de Dieu », de « ceux qui n'ont pas refusé l'esprit
d;adoption ». (Rom. VIII, 15). Et ailleurs: «Où est l'Esprit dix
Seigneur, là est la liberté ! » (27 Cor., III, 17).
Cette liberté ne s'oppose pas à une autre liberté, mais à la
volonté libre qui s'est donné la loi de servitude ou qui simplement
ne cherche que l'intérêt du «moi haïssable». «Nec jam servili
timoré coarcear nec mercenaria eupiditate illiciar » (149) .
Guillaume écrit aux Chartreux dans sa Lettre d'Or : « Elevée
au-dessus des bassesses (charnelles), aidée par la (force) d'en-haut7
parvenant à ce qui est juste, alors — et par le jugement de sa raison
et selon l'assentiment de sa volonté, grâce à l'amour qui la pousse
(mentis affectu), par des œuvres affectives (et operis effectu) — T
l'âme éructe et se hâte vers la liberté et l'unité de l'esprit» (150).
De même Richard : « Ceux qui ont servi Dieu, dit-il, sont passés
à la liberté. . . Ils jouissent de la liberté des enfants de Dieu, de
cette liberté par laquelle le Fils de Dieu les a libérés, afin qu'ils
soient véritablement libres. . . Le Christ, en assumant la servitude
de notre faiblesse, nous a apporté la liberté de son Esprit ; il nous
a rendus à la liberté» (151). Les passions jugulées, «l'âme
parvient à cette liberté d'esprit où elle trouve au bien plaisir et
goût » (152) . On pourrait multiplier les textes. Signalons
simplement que Richard situe cette liberté dans la joie de la
contemplation. Intelligence, libres envols de la contemplation, amour, tout
se trouve au même nivemu : l'aire de la liberté spirituelle (153).

(149) P.L. GLXXXII, 997 B ; cf. ibid., 977 C.


(150) P.L. CLXXXIV, 352 B.
(151) P.L. CXCVI, 437 AB.
(152) Ibid., 448 D.
(153) Ibid., 136 D, 1302 A, 91 B. i
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 63

A cette hauteur, « rien ne plaît de ce qui est vain et transitoire.


L'âme n'est plus comprimée par le poids des misères humaines ; elle
s'élance de tout son esprit (mente) et reçoit l'esprit (spiritum) de
liberté» (154).
Cette liberté qui rend suave et léger le joug de Dieu, prépare la
liberté de la gloire ou du complaire (libertas complaciti). Le conseil
de lui-même va vers le jugement droit ; le fléchissement devient
impossible. L'âme, affranchie des ténèbres du péché, s'élève jusqu'au
soleil de la grâce. Mais cette liberté du conseil (libertas consilii) qui.
prélude à celle du complaire, n'est jamais parfaite ici-bas (155).
Et toute la vie spirituelle consiste à « passer du sens charnel à
l'intelligence spirituelle, de la servitude de la concupiscence
charnelle à la liberté de l 'intelligence spirituelle-» (156).

**
*

Liberté personnelle. — Liberté intentionnelle, rebelle à toute


contrainte ou sujétion, tendue vers les personnes («consentement» à Dieu
ou au diable) plus que vers les choses et même les idées (157) , liberté
éclairée et chargée d'amour, liberté semée dans la boue et fleurie au
sommet d'une âme reconquise, toutes chaînes brisées, liberté d'une
personne, peu à peu réintégrée dans sa dignité, liberté spirituelle. . .
cette description invite à l'étude de ce qui est le noyau oristallisa-
teur de la vie spirituelle : la personne.
Et comme Dieu, en donnant à l'homme une liberté éminente,
une autorité royale sur le monde du déterminisme naturel, déclara,
dit le récit biblique, que l'homme était « à son image et à sa
ressemblance», nous serons acheminés à voir dans la liberté personnelle
l'image de Dieu.
Ces deux sujets sont trop importants pour ne pas mériter deux
chapitres, en continuité étroite avec celui-ci. Tout se compénètre
d'ailleurs dans le monde intérieur de l'âme et les divisions, pour

(154) Adam de Perseigne, P.L. OOXI, 587 A.


(155) P.JL. CLXXXHI, 307 CD.
(156) Ibid., 148 B.
(157) Hugues die Saint-Victor, avec son senis aigu d© la destinée
personnelle et de l'histoire humaine générale, montre combien la restauration
spirituelle de tous et de chacun est axée sur la personne du Christ, chef
et roi de la multitude des saints et des fidèles — bref de toute l'Eglise aux
prises avec le Mal, ou plutôt le Mauvais. (P.L. CLXXVT, 183 BC).
b4 R. JAVELET

être utiles, n'en sont pas moins souvent arbitraires, d'autant plus
que les traités vraiment techniques sont assez rares, mêlés de
dévotion et soucieux de classifications littéraires, oratoires ou
symboliques plus que scientifiques. Le fond commun de la pensée des
auteurs spirituels sert à tous propos, est malaxé selon les besoins
du moment, est présenté sous les angles les plus divers. Les thèmes
s'élaborent en pleine vie, dans une complexité qui défie de véritables
systématisations.
Une pensée aussi fervente prépare néanmoins et met en lumière
de remarquables conceptions, audacieusement originales ou
vigoureusement traditionnelles.

(à suivre) R. Javelet.

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