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Résumé
Ces auteurs ne cherchent pas tant à structurer une doctrine qu'à décrire les cheminements de la vie intérieure. Ils s'intéressent
à la destinée de
l'homme, à ses états de conscience plus qu'à une ontologie. Ils se rapprochent ainsi de la philosophie contemporaine par une
certaine phénoménologie. Mais le fond métaphysique est un platonisme christianisé... L'étude traite d'abord des problèmes
posés par la trichotomie spirituelle, puis de ceux qu'offre une conception personnaliste de la liberté.
Javelet Robert. Psychologie des auteurs spirituels du XIIe siècle (à suivre). In: Revue des Sciences Religieuses, tome 33,
fascicule 1, 1959. pp. 18-64;
doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1959.2212
https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1959_num_33_1_2212
ANTHROPOLOGIE
Ainsi au xne siècle la Mystique connaît-elle un âge d'or. Camal-
dules, Chartreux, Cisterciens, Victorins, par leur vie, par leurs
écrits, mettent le ciel sur la terre, polarisent l'homme sur Dieu.
Mais Dieu n'est pas hors de l'homme ; sa transcendance n'est pas
une absence ; il est au plus intime de sa créature d'élection, dans
le secret de son Image. Les exigences mêmes de la Mystique ont
donc fixé les regards des « spirituels » sur la nature humaine.
Un tel objet suscite une multitude de traités (1). Les écolâtres,
tout comme les abbés, s'attachent à fonder sur le réel l'élan
spirituel des âmes. Foin des « Natura rerum » ! C'est la destinée humaine
et les cheminements de la vie intérieure qui retiennent l'attention de
maîtres qui se sentent directeurs de consciences.
Dualisme métaphysique. — Tous admettent le dualisme
métaphysique. C'est pour eux un vieil héritage qu'ils ne discutent pas.
(2) II ne faut pas oublier que ce gain, c'est le Christ. Il ne faut pas
disjoindre « Desiderium habens dissolvi » de « esse cum Christo » ! Il n'y
a pas le moindre manichéisme ici. Ce qui induit à le soupçonner, c'est
particulièrement le célèbre chapitre VII de l'épître aux Romains : « Nul
bien n'habite en moi, je veux dire dans ma chair ! » (VII, 18). La chair
comme matière n'est pas mauvaise en soi ; toutefois elle est, depuis la
chute originelle, la partie périssable de l'homme. La « chair » connote bien,
la faiblesse. De là à voir en elle le siège du péché et même à lui faire
signifier le mal, il n'y a qu'un pas ! Le corps de chair est devenu un corps
de mort, un corps de péché. « Qui me délivrera diu corps de cette mort ? »•
(VII, 24). Nous sommes en climat moral, celui-là même de nos spirituels,
II s'agit de l'homme « intérieur » (VII, 22) aux prises avec cette loi du
péché qui est dans la chair, du péché dont la chair est devenu le
symbole (comme le « monde » en saint Jean). A la chair, saint Paul oppose
l'esprit « mens » ; ce n'est pas exactement la raison, mais le sommet de
l'âme. L'homme a deux pôles : l'un charnel, l'autre spirituel — le nous
(VII, 25). Comme, par suite du péché, le charnel va jusqu'à asservir l'esprit
de l'homme, l'équilibre étant rompu, il ne faut pas moins de la loi de
l'Esprit de vie — le Pneuma (VIII, 2) que le Christ Sauveur a acquis au
prix de son sang pour que l'homme soit « libéré » et rétabli comme fils
de Dieu ! ... L'intention de cette note est moins de résumer des notions
bien connues que de souligner ces glissements de vocabulaire ... ce
battement de pensée, exigé par des buts moraux et mystiques, commun;
à saint Paul et aux auteurs spirituels — particulièrement à ceux du
xiie s,, et particulièrement par la médiation d'Origène.
(3) P.L. CLXXVI, 189 CD.
(4) P.L. CLXXVI, 746 AB. Sur ce point et de façon générale, pour ce
qui concerne Hugues, il faut consulter les analyses erudites de Roger
Baron : Science et Sagesse chez Hugues de Saint-Victor, p. 54-58. Hugues,
n'a fait qu'entrevoir la forme comme principe déterminant. Il reste
platonicien. Sa conception métaphysique du composé humain, parce qu'elle
est fondée sur l'intelligibilité, permet aisément le passage à la tricho*
tomie (sensibilis, intelligibilis, intellectibilis) par la médiation des trois
puissances de rame : l'imagination (en un sens très extensif), la raison
et l'intelligence — la raison réagissant sur l'une et l'autre, comme nous 1&
22 B. JAVELET
Dieu par l'univers créé (13). Hugues évite ainsi, comme le dit très
bien Boger Baron, ce que sa comparaison pourrait avoir de
dangereux . . ., de panthéistique.
Guillaume plus aisément échappe à la critique. Pour lui, en effet,,
et combien il a raison !, c'est mystère noir que l'omniprésence en
l'homme aussi bien qu'en Dieu : « Ineffable, incompréhensible est la
rencontre de ces deux substances... L'âme n'est pas intérieure au corps,,
car ce qui est incorporel, ne saurait tenir dans un corps, non plus
qu'être enfermé par lui ; pas davantage, elle ne se rencontre à
l'extérieur de ce même corps, en vertu d'une même loi. Le
rapprochement dans l'homme de l'esprit et de la matière s'opère donc d'une
manière suprarationnelle, inintelligible » (14) . La comparaison qui
suit — de l'âme qui opère dans tout le corps et autour comme un
artiste utilise un instrument de musique — , montre que cette union
mystérieuse, Guillaume, comme la plupart des penseurs de ce tempst
ne l'envisage pas selon une psychologie aristotélicienne.
Ce mystère d'ailleurs ne préoccupe guère les auteurs spirituels
du xiie siècle ! Richard de Saint-Victor note comme à la sauvette
que « l'homme se compose d'un corps et d'une âme ». « Alia substan-
tia est corpus et alia est anima, cum tamen non sit nisi una
persona» (15). Il en tire argument, per contrarium, pour établir la
possibilité d'une pluralité de personnes dans l'unité d'une nature
divine. Son but est ici théologique ; mais, en fait, nul plus que lui
n'insistera sur la notion de personne, thème de psychologie. Le sujet
l'y a entraîné, dans le De Trinitate, et il a pu déjà trouver quelque
orientation dans l'enseignement de son maître Hugues. Pour ce
dernier, l'âme n'est autre que le moi : « In quantum corpus cum anima
unitum est, una persona cum anima est ; sed tamen personam esse
anima ex se habet, in quantum est rationalis spiritus, corpus vero
ex anima habet, in quantum unitum est rationali spiritui » (16).
Avec la notion de personne, on touche à la liberté, à l'amour.
Un tout autre intérêt s'éveille. Jusqu'à présent nous n'avons ren-
eontré que de laborieuses compilations empruntées aux théories
(17) P.L. CLXXX, 494 AC, 695-696 ; cf. Richard de St- VICTOR, P.L.
CXCVI, 53 à 56, etc. La raison de cette étude de l'homme n'est pas la
seule utilité de cette connaissance du caractère pour l'effort ascétique —
aujourd'hui encore les auteurs spirituels traitent sinon des « humeurs »,
du moins die l'hérédité, des tempéraments, etc. — , mais c'est surtout la
croyance en l'empreinte de Dieu dans l'âme, selon le texte de la Genèse :
I, 26, 27. « Comment l'âme, dit saint Grégoire de Nysse, se pourrait-elle
connaître sans connaître son Créateur ? percevoir sa propre beauté sans
être conquise par la splendeur de Celui qu'elle réfléchit en elle-même ? »
P.G. XLIV, 807.
(18) « Science et Sagesse chez Hugues de Saint-Victor, p. 194. Dans
le De area moralî (P.L. CLXXVI, 631), Hugues adopte la division de saint
Paul : carnales, animales, spirituales. Il aime les divisions tripartites —
et il n'est pas le seul à l'époque ! Ainsi l'arche est tricolore : il y a la
loi naturelle, celle des carnales; la loi écrite avec récompense et
punition — la loi morale pour les animales — ; enfin lai loi de la Grâce, loi
26 R. JAVELET
qui de Platon et Plotin lui était arrivée par saint Augustin et saint
Grégoire. Entre le monde des corps et le monde des esprits, dit le
Be sacramentis, il y avait l'âme. « L'âme avait le monde au dehors
d'elle et Dieu au dedans d'elle. Elle avait reçu un œil pour voir le
monde au dehors et ce qui se trouvait dans le monde : c'est l'œil de
la chair. Elle avait reçu un autre œil pour se voir en elle-même et
tout ce qui se trouvait en elle : c'est l'œil de la raison. Elle avait reçu
encore un autre œil pour voir Dieu au dedans d'elle-même et ce qui
est en Dieu : et c'est l'œil de la contemplation» (19). Suivent des
considérations spirituel] es sur le péché qui atrophie l'œil de la raison
et supprime l'œil de la contemplation. Même doctrine dans Vin
Hierarchiam et le De Vanitate, où l'accent mystique est plus
fortement marqué.
Egalement dans les questions d'interprétation scripturaire,
intervient la division tripartite. L'œil charnel voit les mots : c'est le
corps de l'Ecriture qu'il fouille pour découvrir son sens obvie,
historique ; l'œil de la raison découvre le sens figuré ou allégorique —•
lequel prélude à la théologie ; l'œil de l'esprit (oculus mentis, oeulus
«ordis) se nourrit de la contemplation des réalités mystiques ; le
sens tropologique est pour l'intelligence spirituelle l'accès à une vie
intérieure plus profonde. Par Origène, par saint Jérôme etc. une
trichotomie scripturaire, au vocabulaire souvent enchevêtré, est
parvenue jusqu'à Hugues, jusqu'aux auteurs spirituels du xne siècle
et il est nécessaire de comprendre qu'elle s'est intégrée à une vision
originale de l'homme : homo carnalis, homo rationalis, homo spiri-
tualis. . . chaque homme ayant ses puissances de connaissance et
d'action, tous trois ne formant qu'une même personne, bien que
parfois, selon la prédominance de l'un ou de l'autre, la personne
puisse être considérée comme charnelle (hylique), psychique ou
pneumatique.
Le Père Déchanet, le remarquable spécialiste de Guillaume de
Saint-Thierry, note les écarts de ce dernier hors du dualisme.
«Guillaume, écrit-il, tend à distinguer l'anima de l'animus (20), l'anima
de Charité, pour les spirituales (P.L. CLXXVI, 688-690 ; cf. Aug. Sermo
V, I). De même, il y a trois demeures dans l'arche, trois sortes de bols
comme il y a trois yeux : lorsque la contemplation est distinguée de la
chair et die la raison, elle n'est autre que ce survol de l'intelligence, ce
regard de l'esprit (mens ou cor) sur le réel — rien n'étant plus réel
que l'intelligible, l'idée... (Pour les «troisi» volontés; ibid., 633 C).
(19) P.L, CLXXVI, 329 CD.
(20) Nous avons vu que Hugues appelle l'âme « anima » ou « spiri-
tus», selon qu'elle est principe vital ou substance spirituelle, faite pour
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 27
**
*
(28) P.L. CLXXVI, 704 BC. Nous retrouvons chez Guillaume cette
comparaison de l'œil, non moins chargée d'intentionnalité, de personnalité.
P.L. CLXXX, 704 C- 706 A. D'ailleurs, au Moyen-Age, l'arsenal des
comparaisons est aussi peu varié que celui des thèmes. Les Pères! ou la Bible
en sont les ravitailleurs. Et on n'éprouve pajs alors le besoin de
nouveauté, on n'est pas démangé par le prurit de la « sensation ». On revient
inlassablement aux bonnes nourritures. Chacun les « savoure » à sa façon
et si cette façon est analogue à celle des autres, qu'importe ! puisque
l'âme y trouve son compte. A cette époque, l'œil ne suggère aucunement
une passivité réceptrice. Pour tous « lai vue est une force de l'âme ... le
sens principal », actif comme l'amour dans la vie spirituelle (P.L.
OLXXXIV, 392). Platon disait : « Les yeux porteurs de lumière ! » (Timêe
45 BD).
(29) P.L. CXOVI, 618 D, 632 B, 1004 iD, 1175 A, etc.
(30) Pour passer à la Terre promise, il y eut deux étapes : « D'abord
la sortie d'Egypte, ensuite celle du désert. Passe (donc) d'abord du monde
à toi-même, ensuite de toi-même en Dieu». P.L. CXCVI 1076 D, Une
nouvelle fois, nous trouvons les trois états de la vie spirituelle, avec le
eocratisme chrétien comme plaque tournante.
(31) Le De exterminatione mali est le commentaire spirituel de l'Exode.
P.L. CXCVI, 1073-1116.
(32) Richard, nous y reviendrons pour d'autres elucidations, adopte
comme son Maître la division des trois regards ou trois yeux. L'œil de
l'intelligence est 1© sens de l'invisible; il se distingue de l'œil de la
raison par son immédiateté : « Intellectuals ille sensus invisibilla capit.
30 E. JAVELET
(33)i P.L. CLXXX, 477 B à 481. Cf. les trois « ascensions » de Hugues,.
Ms. BN. 14872, fol. 34v-35r).
(34) P.L. CXCVT, 3-4. Lia, c'est Vaffectio, le sentiment qui prépare
à l'amour (Juda), comme la rationalité, Rachel, permet la connaissance-
dé soi (Joseph), puis l'extase divine (Benjamin).
(35) Une mentalité semblable explique que saint Bernard, dans
l'échelle de l'amour de Dieu, attribue le premier degré à l'amour par
lequel l'homme s'aime pour lui-même. P.L. CLXXXII, 973-1000.
(36) P.L. CXCVT, 1266 D.
32 K. JAVELET
II
VOLONTÉ ET LIBERTÉ
plus que celle du mal n'en est, selon eux, le remède radical. Il y a
beaucoup à détruire en l'homme et « instruire n'est pas
détruire ! » (54). Les péchés ne sont pas de seule ignorance et la
sanctification — au souffle de l'Esprit — est une libre reconquête. Des
Espagnes spirituelles, il faut sans cesse, et longuement, et
péniblement, chasser l'envahisseur !
Dès avant 1128, saint Bernard dédiait à son ami Guillaume un
petit ouvrage du plus vif intérêt : le De gratia et lihero arbitrio. Alors
que, pour l'abbé de Saint-Thierry, l'étude de la liberté vient en
corollaire de sa théorie de l'Image, pour l'abbé de Clairvaux, homme
d'action autant que moine contemplatif, la liberté passe au tout premier
plan. Avant de contempler et pour contempler, il faut choisir, lutter,
mériter. C'est un mouvement qu'on retrouve chez les Victorins et
plus tard chez saint Ignace de Loyola. Je l'ai signalé et j'y reviens
pour indiquer ici qu'il ne faut peut-être pas chercher ailleurs
l'origine de la spiritualité de l'action. La contemplation n'implique pas
nécessairement la vie cloîtrée continue. Parfaite, elle est
apostolique : elle arme Bernard chevalier de chrétienté. Elle conquiert le
monde ! Mais au départ elle a à se conquérir elle-même : elle exige
toujours le préalable d'une « élection », d'une option qui est un
arrachement. Par la force d'en-Haut, la liberté se libère ; elle libère
l'âme et tout l'homme ; elle en fait un libérateur. Pour se dégager
de l'emprise maléfique, pour en délivrer le monde, la liberté doit
combattre. Les développements qui suivent, s'inspirent, en fait, du
texte évangélique : Le ciel se prend de vive force !
(55) Ibid., II, 3. (P.L. CLXXXII, 1003, AB.) Le plus souvent pour les
traductions de saint Bernard nous utilisions les traductions de M.-M.
Davy dont le Saint Bernard comporte une excellente préface. (Aubier,
éd. Montaigne, Paris, 1945.)
(56) Ibid., I, 2 (P.L., CLXXXII, 1002 D) ; H, 3 et 5 (P.L. CLXXXH,
1003 B - 1004 CD).
(57) P.L. CLXXVI, 265 CD.
40 R. JAVELET
vivre pour bien penser !» (70). L'éthique est ce stade purgatif par
où l'homme hylique doit passer pour devenir spirituel ; s'il y a
science et étude, il y a édification de l'homme moral, il y a « vertu »,
mais une vertu harmonisée à une fin qui la transcende, la « théorie »,
la contemplation ! Bien vivre pour accéder à la vision ! Oui ! Car
voir Dieu, voir tout en Dieu, tel est le terme de l'ascension mystique
par l'ascèse. Voir Dieu et vivre de son amour, cela ne se réduit pas
à une spéculation abstraite, ni même à une purification spéculative,
mais cela comporte une purification du cœur (71).
Le cœur charnel est semblable à du bois vert qu'allume la Grâce,
étincelle d'amour divin. Les passions mauvaises en sortent comme une
fumée. C'est alors que la méditation doit intervenir : l'âme y trouve
conseil : ainsi la flamme d'amour peut-elle vaincre les ténèbres. L'âme
illuminée peut voir ! (72)
A cette phase de la vie intérieure que nous essayons de décrire,
la raison est conseil, déjà une sagesse ; elle estime à son juste prix
le monde des vanités. « 0 munde immunde !» (73) L'amour y est
**
(89) Saint Bernard, Op. cit., II, 4 : (P.L. CLXXXII, 1004 A). De même
Hugues de Saint- Victor, P.l. CLXXVI 265 C : « Motus mentis voluntarius
est appetitus, in voluntario liberum, in appetitu arbitrium ». Il distingue
l'appétit du juste (volontaire — et éclairé par le conseil : motus mentis)
et l'appétit du plaisir (motus oorporis et sensualitatis), lequel est
nécessaire. (Ibid., 291 BC.)
(90) Saint Bernard, op. cit., I, 1 j (P.L. CLXXXII, 1002 A) ; VU, 18
(P.L. CLXXXII, 1011 D).
(91) Richard, P.L. CXCVI, 197 O.
(92) Joan., XV, 5. — Hugues de Saint-Victor, entre autres, a écrit
tout un chapitre du De sacramentis sur oe thème. « Velle est in ipso,
posse in ipso non est . . . Totum meritum in voluntate. » (P.L. CLXXVI,
561 A.) Hugues prône le mérite de la volonté, c'est-à-dire de l'intention,
même lorsqu'elle est entravée, inefficace. Il n'y a pas d'excuse à tirer
des difficultés, des obstacles infranchissables, car Dieu ne fait pas défaut
à la volonté. « Ipsum velle bonum ex Deo est » (ibid).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 47
ne fais pas ce que je veux et je fais ce que je hais ... Le vouloir est
à ma portée, mais non le pouvoir de l'accomplir . . . Malheureux que
je suis ! » (93)
Saint Augustin, l'homme du péché et de la grâce, vibrait à de
tels textes ; dans le De spiritu et Mitera, il a soin lui aussi de
distinguer entre le vouloir et son efficace (94).
Et, pour en revenir à notre xue siècle, Abélard commentant
l'épître aux Romains d'écrire : « Nam velle : l'apôtre connaît le bien
qu'il veut raisonnablement ; il ne peut l'accomplir à cause de la
concupiscence charnelle. J'approuve que le bien doit être fait ; mais je
n'ai point par moi-même la possibilité de le réaliser, sinon par la
Grâce ...» (95)
Guillaume de Saint-Thierry composa lui aussi un commentaire
de l'épître aux Romains, et vers la même époque : 1138. Il ne dit
pas autre chose que son adversaire — ce qui prouve bien que c'est
là un de ces lieux communs indiscutables de la pensée préscolastique.
« Le vouloir a été donné, mais il gît impuissant si la Grâce ne le
secourt. C'est pourquoi l'Apôtre ajoute : Je ne trouve pas en moi
la possibilité de réaliser le bien (Rom. VII, 18). Le vouloir m'est
donné, mais je ne trouve pas en moi le pouvoir de faire le bien. Le
vouloir est donné à la chair et à l'esprit ; mais aucun des deux ne
trouve le pouvoir tant que la concupiscence de la chair ne peut
attirer la volonté de l'esprit au consentement du mal et que la volonté
de l'esprit ne peut faire en sorte qu'il n'y ait pas du tout de
concupiscence » (96).
Toujours plus pessimiste que son Maître Hugues (97), Richard,
après avoir déclaré que l'homme, par le péché, a perdu « l'intégrité
de son corps contre la misère et celle de son esprit contre la
malice », et qu'il se trouve désormais « en proie à la mortalité et à
**
*
appelait) Saint Bernard, op. cit., IV, 10 (P.L. CLXXXII, 1007 C).
(117) Les Victorins ont particulièrement compris ce survol en le liant
à la contemplation : « Gontemplatio libero volatu quocumque earn fert
impetus mira agilifcate circumfertur ». (P.L. CXCVI, 66 D.) Cf. les deux
définitions de la contemplation par Richard et Hugues, cité par son
disciple : « Libéra mentis perspicacia in sapientiae spsctacula cum admira-
tione suspensa . . . Perspicax et liber animi contuitus in res perspiciendas
usquequaque diffusus ...» La distance libère et permet de voir de haut
les spectacles de la sagesse ; l'action s'en trouve purifiée, sanctifiée :
l'amour ordonné est devenu possible. Ubid., 67 D et 65 B.)
54 R. JAVELET
(118) Saint Bernard, op. cit., IV, II (P.L. CLXXXII, 1007 C).
(119) G. Dumeige, Richard de Saint-Victor et l'idée chrétienne de
l'amour, p. 45, note 1.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 55
que tous les autres m'auraient affranchi, moi qui aurais encore un
maître, on ne pourrait assurément dire que je suis libre !» (120).
Dieu même, qui a donné à l'homme la liberté, ne l'asservit en
aucune manière ; il ne l'affaiblit pas, si peu que ce soit. Bien que
toute sa nature relève du Créateur, l'homme est parfaitement libre.
« Le libre arbitre ne souffre pas et ne peut pas souffrir de
domination, car il ne convient pas que le Créateur lui fasse violence, et la
«réature ne le peut» (121).
Ces affirmations de Richard sont l 'écho de celles de saint Bernard
qui proclame que la liberté ne doit pas être assujettie, sous peine de
ne plus exister. « De même que le Créateur ne dépend que de lui-
même et qu'il est bon par sa propre volonté et non par nécessité, de
même la créature ne devait elle aussi, d'une certain façon, ne
dépendre que d'elle-même» (122). Il y a certes une dépendance de
fait, une dépendance d'origine ! Mais elle ne pèse pas sur la liberté
humaine ; elle la suscite. Les liens de l'amour, pensent nos mystiques,
analystes des relations de personne à personne, les liens spirituels
sont les seuls à n'asservir jamais ! L'amour donne, l'amour accepte ;
l'amant et l'aimé se joignent dans la liberté de l'amour.
li'inaliénabilité de la liberté est donc inhérente à son essence.
Dieu même, sage et aimant, ne peut y toucher. Ce serait se repentir
de ses dons et l'anéantir en l'écrasant. Rappelons-nous ce qui a été
dit de la liberté pour la définir % L'a-t-on définie autrement que par
sa qualité première ? Pouvoir de consentir ou de ne pas consentir
aux désirs, laux instincts, elle ne leur est pas soumise à moins qu'elle
le veuille. Elle n'est pas davantage asservie à Dieu, encore bien
moins aux créatures, bien qu'elle puisse ou même doive s'y soumettre.
Richard en est venu à la définir par l'absence de contrainte (123).
«Le premier degré de liberté, c'est de n'être soumis à aucune
contrainte. Le deuxième est de ne devoir être soumis à aucune. Le
(131) Saint
(130) P.L. 1133
Bernard,
A ; ibid.,
op. cit.,
1126 VT,
D. 18 (P.L., CLXXXJLL, 1011 B).
(132) P.L. CLXXVI, 273 D.
(133) « Animus quae inter liberos contemplationis suae volatus
prospexit, . . . altius intellegit. » (P.L. CXOVI, 1302 A). Daniel, c'est la dévo
58 B. JAVELET
tion. Pour pénétrer les plus1 hauts mystères die Dieu et de sa création, la
liberté oriente l'esprit vers la méditation amoureuse par le détachement,
la libération du monde sensible.
(134) Ibid., 1282 B ; cf. 1283 A.
(135) Ibid., 1309 C.
(136) Ibid., 1283 B ; le cheveu est le symbole de la relation personnelle :
« Capillus de capite oritur et Christus de Pâtre generator. Dominus dixit
ad me: Filius meus es tu, ego hodie genui te... » (1308 C). Cf. Explicatia in
cant. cant. : « Un us crinis colli est unica cogitatio et praecipua intentio
qua circa hoc laboras. » (Ibid., 485 B).
(137) Ibid., 1288 D.
(138) Ibid., 8 AB.
(139) Ibid., 115 C.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 59
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*
(145) Ibid., sermo 30, art. 3. Cf. sermo 3 in temp. Reswr., art. 3.
(146) Saint Bernard, *De grat. et liber, arb. VI, 18 passim (P.L.
CLXXXII, 1011). Ibid., XI, 36 (1020).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 61
**
*
être utiles, n'en sont pas moins souvent arbitraires, d'autant plus
que les traités vraiment techniques sont assez rares, mêlés de
dévotion et soucieux de classifications littéraires, oratoires ou
symboliques plus que scientifiques. Le fond commun de la pensée des
auteurs spirituels sert à tous propos, est malaxé selon les besoins
du moment, est présenté sous les angles les plus divers. Les thèmes
s'élaborent en pleine vie, dans une complexité qui défie de véritables
systématisations.
Une pensée aussi fervente prépare néanmoins et met en lumière
de remarquables conceptions, audacieusement originales ou
vigoureusement traditionnelles.
(à suivre) R. Javelet.