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Revue des sciences

religieuses
82/2 | 2008
Varia
82.202

Du commentaire biblique à
l’affirmation dogmatique :
l’expérience théologique au
IVe siècle1
FRANÇOISE VINEL
p. 161-177

Abstracts
Français English
L’article examine en trois approches successives la manière dont les Pères du IVe siècle
articulent le donné biblique et le savoir qu’ils héritent de la philosophie grecque pour
fonder un savoir théologique et en marquer les limites. Dans les commentaires bibliques,
l’interprétation allégorique fournit un système d’équivalences entre les deux sources de
ce savoir. Le statut philosophique donné aux livres de Salomon offre aux Pères un lieu
privilégié pour définir les étapes de la découverte de Dieu. Enfin, dans le contexte
polémique de la réfutation de l’arianisme, c’est une réflexion sur l’origine du langage et
la nature des concepts qui à la fois légitime le discours théologique et l’arrête au seuil de
l’Inaccessible.

Using three successive approaches, the article discusses the way the Fathers of the IVth
century combined the basic elements of the Bible with the knowledge they inherited
from Greek philosophy in order to found a theological science and to draw the limits
thereof. In the biblical comments, the allegorical interpretation provides a System of
equivalent concepts between the two sources. The philosophical status given to the
Salomon’s Books is a privileged area for a definition of the successive stages in the
discovery of God. In the polemical context of the fight against the Arians, it is a reflection
on the origin of the language and on the nature of the concepts which gives its legitimacy
to the theological discourse and which draws a limit for it on the threshold of the
Inaccessible.

Index terms
Index de mots-clés : théologie patristique, interprétation biblique, philosophie
grecque, Salomon, arianisme
Index by keyword : Patristic theology, Biblical interpretation, Greek philosophy,
Salomon, Arianism

Full text
1 On connaît les réflexions de saint Augustin découvrant les « livres
platoniciens » : « Et là, j’ai lu » - ce ne sont pas les propres termes, mais le sens
étayé de maintes raisons très diverses qui tendaient à le persuader -qu’« au
commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu ».
Tout le prologue de l’évangile de Jean est ainsi assimilé à une page de philosophie,
à une restriction près : « mais ’qu’il se soit anéanti lui-même’ [...], c’est ce que ne
contiennent pas ces livres » (Confessions VII, 9).
2 On peut prendre ces lignes comme la marque d’une conviction intime, que bien
des Pères partagent avec Augustin : il y a des points de rencontre, de passage
entre deux modes d’expression et deux pensées, plus largement entre deux
univers. Dans la logique du récit des Confessions, qui contient un éloge de la
culture profane, guide d’Augustin au seuil de la conversion, et, à l’inverse, au
moins en un premier temps, une certaine distance à l’égard du langage biblique2,
la propédeutique offerte par la pensée profane est nécessaire. Du côté des
théologiens d’expression grecque, aux IVe et Ve siècles, l’Écriture est première
parce qu’elle dit la Parole, mais, au prix d’une herméneutique largement héritée
d’Origène, le langage philosophique leur sert de langue de traduction pour sortir
de la diversité des interprétations et répondre aux positions qu’ils jugent erronées
et contraires à la foi chez leurs adversaires.
3 Dans le passage des Confessions cité plus haut, la référence à l’épître aux
Philippiens signifie que l’équivalence des deux langages a ses limites. Tel est le
jugement rétrospectif d’Augustin. Quelques décennies avant lui, les Pères
cappadociens, dans le contexte de la lutte contre le nouveau représentant de
l’arianisme, Eunome, ont eux aussi pris la mesure de ces équivalences et de ces
limites, forgeant ainsi un langage théologique, une expression dogmatique de la
foi. Le présent article se propose d’examiner ces systèmes d’équivalence, de
traduction entre deux langages. Ce travail de « passage » pourrait être symbolisé
par une expression volontiers utilisée par Grégoire de Nysse3 : toutesti, « c’est-à-
dire4 » ; ce simple mot outil souligne, comme on dirait en logique, une égalité
entre deux propositions qui relèvent pourtant de langages différents. A un
premier niveau, principalement dans le cadre de commentaires bibliques ou
d’homélies, c’est en fait tout le travail de l’interprétation « allégorique », mais à
condition de préciser, on le verra, l’extension, sinon l’inversion de sens du terme
même « allégorie », selon le genre littéraire ou le style du texte biblique
commenté.
4 Pour aller plus loin, on pourra réexaminer une tradition de lecture remontant
au judaïsme. Salomon étant le roi sage par excellence, son œuvre, les livres
bibliques qui lui sont attribués, sont interprétés selon le schéma philosophique
définissant les trois parties de la philosophie : morale, éthique, époptique ou
logique. Il s’agit bien, là aussi, d’une forme d’équivalence, adaptée à toute une
partie du corpus biblique de l’Ancien Testament et le souhait de trouver ainsi un
enseignement philosophique dans le langage biblique explique l’importance prise
par les commentaires de l’Ecclésiaste ou du Cantique des Cantiques dans les
premiers siècles. A travers eux vont s’élaborer des réponses à l’anthropologie et à
la cosmologie de la pensée grecque.
5 Enfin, dans une dernière étape, la nécessité de battre en brèche les affirmations
conceptuelles des hérétiques, Eunome en particulier dans le cas de Basile de
Césarée et de Grégoire de Nysse, oblige à ajuster langage biblique et langage
philosophique. Ce sont trois instances, trois niveaux de langage qui entrent alors
en jeu, chacune avec son statut propre : le texte biblique, la confession de foi, le
développement théologique.

I. L’interprétation « spirituelle » de
l’Écriture
6 Plus encore que les trois niveaux d’interprétation définis dans le Traité des
Principes d’Origène5, la réflexion de Paul : « La lettre tue, l’esprit vivifie » (2 Co
3,6) permet de comprendre le refus de (et l’allergie à) tout littéralisme6. On laisse
de côté ici l’anti-judaïsme auquel cette affirmation a pu donner lieu ; beaucoup
plus largement, elle signifie que le texte biblique exige d’être traduit et, en ce sens,
les Pères sont, pourrait-on dire, fils de la Septante, traduction première.
7 Dans un article paru en 1990, « Références philosophiques et références
bibliques du langage de Grégoire de Nysse dans les Orationes in Canticum
Canticorum », M. Harl7 propose des remarques éclairantes sur les choix lexicaux
des traducteurs. Constatant que dans son édition du texte grec des Homélies sur
le Cantique, H. Langerbeck signale en note, pour expliquer certains passages, à la
fois des références bibliques et des références philosophiques, M. Harl s’interroge
sur la légitimité de tels parallèles et, avant de prendre appui sur quelques
exemples, remarque :

il y a très souvent coïncidence entre le lexique de la philosophie


grecque, qui peut être considéré comme « source » du langage de
Grégoire, et des versets bibliques tels que les ont écrits les
traducteurs grecs des Septante [...] Lorsque l’on peut mettre en
parallèle des mots de la tradition philosophique (principalement
platonicienne) et des mots utilisés par la Septante, faut-il renvoyer à
Platon (à Aristote, aux Stoïciens) ou à la Bible ?8

8 Les exemples pris ensuite montrent à l’œuvre ce système de double référence9


et il est intéressant de noter qu’il s’agit tantôt de termes abstraits (hékousion, acte
volontaire, et homoiôsis, ressemblance), tantôt d’images : « les montées de
l’âme » et les « ailes ». Cette distinction a son importance car elle réfute ce qu’a de
simpliste une opposition entre un langage biblique concret, imagé et un langage
conceptuel né dans la culture hellénique ; elle nous invite également à considérer
le fonctionnement à double sens de l’interprétation allégorique.
9 Dans la tradition alexandrine, l’interprétation du récit biblique rapportant les
épisodes de la vie de Moïse donne lieu, chez Philon puis chez Grégoire de Nysse,
après une paraphrase10 du récit qui veut honorer le sens « historique », la réalité
de l’événement, à une interprétation allégorique morale et spirituelle. Le caractère
concret, « incarné » ou charnel, du texte narratif est transposé en une
représentation de la vie morale et spirituelle. Lorsque Moïse transforme avec son
bâton l’eau amère en eau de source (Ex 15,25), Grégoire de Nysse11 commente :

Le sens littéral correspond bien aux réalités [...] Mais si le bois est
jeté dans l’eau, c’est-à-dire si l’on adhère au mystère de la
résurrection qui a eu son principe dans le bois - par bois tu as
compris évidemment la croix -, alors la vie vertueuse devient plus
douce et plus rafraîchissante que toute douceur dont le plaisir flatte
les sens...

10 On reconnaît dans ce passage les figures du mystère du Christ élaborées par la


prédication chrétienne dès ses débuts ; la lecture de l’Ancien Testament relève
alors de l’évidence. La locution toutesti peut alors servir à marquer l’équivalence
entre Ancien et Nouveau Testament : ainsi à propos de l’expression paulinienne
« Revêtez le Seigneur Jésus » (Rom 13,14) - « c’est-à-dire l’armure résistante,
mais non pesante, dont la protection efficace a permis à Moïse de rendre
inefficace l’Archer mauvais » (Vie de Moïse, II, 162).
11 On trouve dans les Questions à Thalassios de Maxime le Confesseur un usage
beaucoup plus large de toutesti, et Maxime procède ainsi à une « traduction »
systématique du texte biblique. La Question Al porte sur l’interprétation des
versets : « Une voix crie dans le désert : aplanissez les sentiers du Seigneur... »
(Luc 3,4-6). Sur le registre de l’évidence déjà évoquée précédemment, Maxime
propose d’emblée une grille de lecture de chacun des termes : « La voix qui crie »,
c’est le Dieu Logos ; « le désert, bien sûr, c’est la nature des hommes et ce
monde », et « la montagne », c’est « toute puissance hautaine qui se dresse contre
la connaissance de Dieu ». Ici encore joue le parallélisme entre l’expression d’Isaïe
et l’affirmation abstraite de Paul. Ainsi se prépare l’explication anagogique
attendue : « les chemins tortueux sont donc aplanis lorsque l’intellect, après avoir
libéré les passions des membres du corps [...] leur apprend à se mouvoir en se
conformant au logos simple de la nature12 ». Dans le Prologue aux Questions,
Maxime a souligné à quelles conditions ses interprétations pouvaient être
recevables : « je m’adresse à vous [ = la communauté de Thalassios], qui êtes les
véritables gnostiques et contemplez assidûment les réalités divines ». La
traduction des termes de l’Écriture en un vocabulaire abstrait, qui fait appel à une
anthropologie, ne vise pas l’élaboration d’un système philosophique (celui-ci est
plutôt, en un sens, présupposé et n’est qu’une étape intermédiaire) mais la
construction d’un modèle de conversion, un appel au logos, à la « raison d’être »
de chacun pour qu’il soit à même de contempler le Logos véritable.
12 Ces quelques exemples empruntés à Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur
correspondent à la compréhension habituelle de la lecture allégorique. Mais nous
avons parlé dans l’introduction d’une sorte d’inversion de sens qui est fonction du
texte biblique. Que se passe-t-il en effet lorsque le donné biblique est déjà par lui-
même abstrait, voire philosophique ? Peut-on encore parler d’interprétation
allégorique ? Un passage du traité Sur les titres des Psaumes13 guidera notre
réflexion sur ce point. Grégoire de Nysse divise le Psautier en cinq sections14,
chacune correspondant à une étape de la vie spirituelle. Le psaume 106 ouvre la
quatrième section et Grégoire le commente longuement (§ 20 - 26). Le verset 40
l’amène à prolonger une réflexion sur le mal, déjà ébauchée avec le commentaire
des versets précédents : « Et l’anéantissement fut déversé sur les premiers d’entre
eux ». Par sa forme même, le terme exoudènôsis, « anéantissement »
(littéralement : le fait de tenir pour rien, ou de réduire à rien), employé ici par les
traducteurs grecs15, renvoie à une catégorie abstraite, le non-être, et c’est ce qui
oriente le commentaire, comme par équivalences successives :

« Et l’anéantissement fut déversé sur les premiers d’entre eux ». Il


enseigne par là (dia toutôn) qu’exister dans celui qui est, c’est
exister vraiment. Mais si quelque chose tombe en dehors de celui
qui est, il n’est pas même dans l’être. Car être dans le mal, ce n’est
pas, au sens propre, être. Voilà pourquoi la malice (kakia) n’existe
pas par elle-même : au contraire, c’est l’inexistence du beau qui
constitue la malice. Donc, celui qui existe dans celui qui est dans
l’être, ainsi celui qui est dans le néant - c’est-à-dire (toutesti) la
malice - est anéanti, selon l’expression du texte. Un tel emploi du
mot est assez familier dans l’usage des locuteurs [...] c’est donc que
l’anéantissement est l’inexistence dans le bien. Et celui-ci, quand il
se répandit sur les initiateurs du mal, c’est-à-dire sur les premiers
hommes, se déverse aussi comme un torrent pernicieux sur la lignée
de leurs descendants16.

13 Le commentaire du verset se fait sur un double registre :


14 Un registre biblique par association du verset du psaume à d’autres lieux
bibliques. Au nom du principe herméneutique selon lequel la Bible explique la
Bible, ces mises en relation relèvent de l’évidence et n’ont besoin d’aucune
démonstration. Ainsi à l’« anéantissement » est opposé « Celui qui est » (Exode
3,14 !) et « les premiers » (arkhontas) renvoient au récit de la chute (ligne 21 :
« tomber en dehors de celui qui est »).
15 Un registre philosophique, conceptuel, et l’armature logique du passage montre
que c’est bien ce niveau qui intéresse le commentateur. Ce n’est évidemment pas
notre manière de lire les Psaumes aujourd’hui et on peut penser, à la lecture, que
le raisonnement est circulaire et correspond moins à une démonstration qu’à la
volonté de réaffirmer que le mal est ce qui n’existe pas. Cette conviction est en
effet au cœur de l’enseignement du Cappadocien : « De même que l’obscurité
s’installe à mesure que la lumière s’éteint, écrit-il dans le Discours catéchétique,
alors qu’elle ne règne pas quand la lumière brille, de même, aussi longtemps que
le bien est présent dans notre nature, le mal n’a pas d’existence par lui-même17 ».
L’affirmation est la même, mais le mode de raisonnement repose ici sur une
comparaison empruntant au symbolisme universel de l’ombre et de la lumière.
Notons que ces phrases de type comparatif sont très fréquentes dans l’œuvre du
Cappadocien : elles manifestent un système d’analogies pour ainsi dire
généralisées entre le visible et l’invisible, le sensible et l’intelligible - un système
de « correspondances », dirait le poète, où le second terme, loin d’évacuer le
premier, l’accomplit et lui donne sa pleine signification.
II. De la sagesse salomonienne aux
parties de la philosophie
16 On présentera à présent un cas particulier mais significatif de cette volonté de
faire correspondre Bible et philosophie et de situer en quelque sorte au
croisement des deux la naissance des concepts théologiques : le parallèle établi et
souvent repris, jusqu’au Moyen Âge, entre les écrits attribués à Salomon et les
parties de la philosophie. Avec Clément d’Alexandrie on peut y voir une preuve de
plus du « larcin des Grecs », mais y croyait-il lui-même ? N’est-ce pas plutôt, avec
un enjeu bien plus important, le travail que ces théologiens des premiers siècles
ont dû accomplir pour et en eux-mêmes, qu’ils soient de famille déjà chrétienne,
comme les Pères cappadociens, ou convertis du paganisme : la « conversion »
mutuelle de deux langages ?
17 Les Homélies sur l’Hexaéméron de Basile et plus encore le traité du même nom
de Grégoire de Nysse manifestent déjà cette acclimatation mutuelle de la
révélation biblique et de la culture grecque. Tout en commençant par un éloge
appuyé de son frère Basile, Grégoire nous offre un commentaire très différent du
récit de la création ; conscient d’innover, peut-être, il prévient qu’il ne s’agit ni
d’une œuvre dogmatique (ou gar dogma ton logon poioumetha) ni d’un
« enseignement exégétique » (ou didascalian exégétikèn) » mais d’un « exercice
s’appuyant sur des conjectures » (ta de hèmetera hôs en gumnasiôi tini
stokhastikôs epikheiroumena)18. De fait, Grégoire interrompt assez rapidement
son commentaire verset par verset du premier chapitre de la Genèse pour poser la
question de l’origine de la matière. C’est moins alors l’acte créateur en lui-même
qui est l’objet de ses « conjectures » que l’exposé de la théorie des quatre
éléments, conception commune de la « physique » ancienne. La manière dont
Grégoire l’intègre à son commentaire montre qu’elle ne lui semble pas
incompatible avec le donné révélé et, avant de reprendre l’explication des versets
bibliques, il conclut sa réflexion par une définition de la « nature » (physis) :

Qu’est-ce donc que la nature ? Rien de ce que l’on observe sous


forme élémentaire dans l’organisation du monde terrestre n’a été
créé sans changement ni transformation par le Créateur de
l’univers ; (au contraire), toutes choses sont les unes dans les autres
et se mêlent les unes aux autres ; l’aptitude au changement modifie
toutes les réalités terrestres les unes en les autres par un
mouvement circulaire, et les ramène à nouveau à elles-mêmes les
unes à partir des autres... (In Hexaemeron, PC 44, 108 A).

18 Il n’y a plus trace du texte biblique dans ces lignes ; le commentaire cède la
place à un essai de définition du réel créé, caractérisé comme le mélange toujours
en mouvement des éléments organisés par l’acte créateur. Ainsi changement
(local et qualitatif) et mélange toujours renouvelé des quatre éléments distinguent
radicalement l’univers créé du Créateur immuable et un. D’après cette définition,
le caractère cyclique de la transformation mutuelle des éléments semble ce qui
retient principalement l’attention de Grégoire et J. Daniélou suggère que cette
conception, présente dans d’autres textes du IVe siècle, était sans doute récente19.
Cette réflexion sur la « physique » est reprise dans les Homélies sur l’Ecclésiaste,
à partir du commentaire des premiers versets évoquant le mouvement toujours à
l’œuvre du soleil, des eaux et des générations (Eccl. 1,4-8). Deux modes
d’expression sont de cette manière sans cesse mis en parallèle : le substrat
biblique légitime la recherche conceptuelle et en retour celle-ci assure
l’actualisation scientifique20 et philosophique des affirmations bibliques.
19 Mais revenons aux livres salomoniens. « Salomon prononça trois mille
sentences et ses cantiques étaient au nombre de mille cinq » (1 R 5,12) et, selon
l’ordre de la Septante, lui sont attribués les Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique
des Cantiques, auxquels s’ajoute le livre de la Sagesse. Ce sont des livres de
sagesse, il n’est pas sans intérêt de le noter encore en préalable, qui ont été ce lieu
de passage et d’échange entre deux cultures. Sagesse, c’est-à-dire invitation à la
« philosophie » et A. M. Malingrey21 a étudié la riche évolution de sens du mot
dans l’antiquité tardive. Écrits de sagesse, ils présentaient en outre déjà un
caractère abstrait, réflexif, à la différence des récits historiques, par exemple.
Dans la deuxième partie du Prologue de son Commentaire du Cantique des
Cantiques, Origène rappelle les « trois disciplines générales par lesquelles on
parvient à la science des choses : éthique, physique, époptique », et les fait
correspondre à la trilogie Proverbes - Ecclésiaste - Cantique. La tradition des
trois parties de la philosophie est attestée au premier siècle avant notre ère chez
Cicéron, et leur mise en rapport avec les livres salomoniens est déjà présente chez
Clément d’Alexandrie22 puis s’inscrit durablement dans la tradition
d’interprétation de ce corpus biblique. Jérôme le rappelle au début de son
Commentaire de l’Ecclésiaste après avoir lié chacun des trois écrits aux âges de la
vie spirituelle, enfance, croissance et maturité : « C’est selon un ordre qui n’est
pas très différent que les philosophes prodiguent leurs enseignements à ceux qui
les écoutent : ils commencent par leur enseigner la morale, puis ils leur expliquent
le monde physique ; et celui dont ils voient qu’il a progressé en ces matières, ils
l’amènent jusqu’à la théologie23 ».
20 La lecture de l’Ecclésiaste impose une réflexion sur le sens du terme mataiotès,
« vanité », et, après avoir proposé quelques exemples, Grégoire de Nysse en
résume les différents usages : « la ’vanité’, c’est un mot qui n’a pas de sens, ou une
action sans succès, ou un vouloir sans fondement, ou un empressement sans
limite, ou en général ce qui est sans existence pour une quelconque utilité24 ». Le
mot-clef du texte biblique, par son abstraction, se prête bien à ce travail de
définition mais la polysémie ainsi notée fixe les grandes lignes d’interprétation
des trois premiers chapitres de l’Ecclésiaste : vide des discours, échec de la vie de
Salomon malgré une réussite apparente et le dynamisme qui l’orientait, et plus
encore inexistence du mal. Car telle est la finalité de la « physique » : la
connaissance du monde et de l’homme et de leurs limites. Lorsque Grégoire
commente ensuite, à la fin de la première homélie, le verset : « Qu’est-ce qui
existe ? Cela même qui sera. Qu’est-ce qui a été fait ? Cela même qui sera fait »
(Eccl. 1,9), il organise son propos en forme de démonstration et donne de
l’évidence à l’affirmation de la résurrection. Trois termes sont en jeu, tous trois
dérivés en grec d’un radical verbal commun : anastasis, résurrection,
apokatastasis, apocatastase ou « restauration de l’état primitif », et katastasis,
état25. Ce qui s’amorce dans le commentaire, c’est une théologie de la création et
du salut, le concept de vanité ne se rapportant pas seulement, comme pourrait le
laisser entendre l’acception moderne du mot, à l’homme et à sa perception du
monde, mais au cosmos lui-même. Grégoire de Nysse s’inscrit ainsi dans la
tradition d’interprétation de l’Ecclésiaste comme livre de la « physique », et il
saisit donc toutes les occasions que lui offre le texte biblique de réfléchir sur la
création, sur la physis.
21 Richesse propre du texte sapientiel, il fournit le concept qui permet d’assigner
son rang au créé et en assure ainsi la validité. Autrement dit, le passage de la Bible
à la philosophie est assuré, il n’y a plus besoin de système d’équivalence, comme
c’était le cas pour les exemples analysés dans la partie précédente. De même,
Basile de Césarée trouve dans les premiers versets des Proverbes26 les notions qui
lui permettent de définir la vie morale : sagesse, éducation (paideia, selon Pr 1,2
LXX), mesure, justice, savoir-faire et réflexion.
22 Si le Cantique des Cantiques correspond à l’époptique, à la théôria (philosophie
théorétique, dirait-on avec le néo-platonisme), il ne faut pas s’étonner d’y trouver
affirmée la difficulté d’accès à cette connaissance. Lorsque la Bien-Aimée dit à ses
compagnes : « Je l’ai cherché mais ne l’ai pas trouvé » (Ct 5,6), l’interprétation se
fait sans détour : « le texte confirme davantage encore la pensée que nous avons
méditée : la grandeur de la nature divine ne se connaît pas dans la compréhension
mais dans le renoncement à toute faculté de comprendre et d’imaginer ; en effet,
l’âme qui est déjà sortie de sa nature, [...] ne s’arrête pas de chercher ce qu’elle ne
trouve pas ni d’appeler l’inexprimable27 ».
23 En passant à la « théologie », la troisième partie du savoir inclut une rupture,
une limite qui est celle même du créé. C’est un des points cruciaux de l’opposition
aux théories d’Eunome, comme on le verra dans la dernière partie. Mais on
empruntera d’abord à deux discours de Grégoire de Nazianze28 quelques
réflexions sur les limites du discours sur Dieu et sur la situation du théologien. Ce
dernier terme, d’ailleurs, n’exclut pas les philosophes « du dehors », puisque
Grégoire de Nazianze ne manque pas de faire allusion à Platon29 : « comprendre
Dieu est difficile, mais l’exprimer est impossible ; c’est ce qu’enseigne un des
’théologiens’ chez les Grecs » (Discours 28,4). Il prend ensuite ses distances à
l’égard du philosophe en précisant que même « comprendre Dieu » est impossible
mais on voit bien comment se rencontrent à nouveau Bible, dans les Homélies sur
le Cantique évoquées précédemment, et quête philosophique dans l’affirmation
commune des limites du savoir. Dans le contexte polémique du Discours 27,
Grégoire de Nazianze refuse à Eunome le titre de théologien, il n’est qu’un
« dialecticien bavard », qui se livre à des « recherches indiscrètes » (Discours 27,
8). Dans le Discours 28, l’image de la ténèbre empruntée à l’Exode (10,22) et celle
d’une ascension vertigineuse s’entremêlent pour faire des théologiens « ceux qui
se promènent sur les traces de l’abîme » (Job 38,5) ; car c’est aux chapitres 38-40
du livre de Job, à la série des questions que Dieu pose et auxquelles Job reconnaît
ne pas savoir répondre, que Grégoire de Nazianze emprunte le bien-fondé de sa
méfiance à l’égard d’un excès de savoir. La connaissance parfaite relève alors de
l’accomplissement eschatologique et, prenant cette fois le terme « philosophie »
pour désigner la connaissance de Dieu, Grégoire de Nazianze conclut : « Ce qui
me paraît être le tout de la philosophie, c’est que nous connaîtrons un jour autant
que nous sommes connus » (Disc. 28,17). Il est ainsi à l’unisson de ce que rappelle
plusieurs fois Jean Chrysostome dans ses Homélies sur l’incompréhensibilité de
Dieu à l’aide d’une affirmation de Paul : « Nous ne connaissons qu’en partie » (1
Co 13,9).
24 Passer de l’Ecclésiaste au Cantique des Cantiques, c’est donc passer de la
« physique » à un enseignement « plus élevé » qui « introduit la pensée dans les
secrets de Dieu30 », explique Grégoire de Nysse. Ce passage s’avère être une
rupture : faire siennes les paroles de l’Ecclésiaste revient en effet à reconnaître la
séparation radicale entre créé et incréé. Le commentaire biblique s’ouvre sur la
réflexion doctrinale et on voit bien en même temps que le parallèle entre Bible et
philosophie ne va pas sans un déplacement et un renouvellement des concepts de
la philosophie grecque. Les théologiens cappadociens se trouvent alors devant un
paradoxe : la création est incommensurablement distincte du Créateur et en
même temps l’être humain s’éprouve comme ayant une certaine « parenté » de
nature avec Dieu. Cette suggeneia, concept d’origine stoïcienne31, a elle aussi un
parallèle dans le discours biblique : « Créons l’homme à notre image et
ressemblance » (Gn 1,26).
25 L’enjeu épistémologique apparaît désormais clairement : au-delà des images ou
des références bibliques, comment délimiter le champ théologique ? Y a-t-il des
critères pour définir le discours théologique ou, pour reprendre encore les
questions que Grégoire de Nazianze lance à son adversaire : « car enfin, quelle
idée te feras-tu de la divinité, si vraiment tu as confiance dans toutes les
ressources du raisonnement ? Jusqu’où cette discussion t’emportera-t-elle, si tu
l’examines avec soin, toi, le plus grand philosophe, le plus grand théologien, toi
qui te glorifies à l’excès ? » (Discours 28, 7). C’est dans les traités Contre Eunome
de Basile de Césarée et surtout de Grégoire de Nysse que les réflexions sur le
statut du concept - epinoia - en théologie élaborent une réponse à ces questions.

III. Du texte biblique à l’affirmation


dogmatique : les limites du concept
théologique
26 Comme en lien avec les écrits salomoniens, on peut remarquer la manière dont
Grégoire de Nysse se réfère à deux reprises32 à un verset de l’Ecclésiaste dans le
deuxième livre de son Contre Eunome : « Ne hâte pas tes lèvres, que ton cœur ne
se presse pas de proférer une parole devant Dieu, car Dieu est au ciel et toi sur la
terre » (Eccl 5,1)33.

L’homme n’est pas si grand, écrit Grégoire, qu’il puisse égaler Dieu
dans sa capacité de compréhension car « Qui donc, dans les nues,
est comparable au Seigneur ? » (Ps 88/89,7), et l’objet de sa
recherche n’est pas non plus si petit qu’il puisse être saisi par les
raisonnements de la faiblesse humaine. Écoute le conseil de
l’Ecclésiaste, de ne pas prononcer un mot en présence de Dieu, « car
Dieu, dit-il, est au ciel et toi sur la terre » (Contre Eunome II, 94).

27 En effet au cœur de la réfutation d’Eunome, qui conteste la confession de foi de


Nicée, se trouve la question des limites du savoir et de la parole humaine sur
Dieu. L’ampleur de ces traités, de Basile et surtout de Grégoire, auxquels il
convient d’ajouter les discours théologiques (Discours 27à 31) majeurs de
Grégoire de Nazianze, dit d’emblée l’importance et la difficulté des débats, leur
nouveauté aussi.
28 Au plan de la théorie de la connaissance, une des réponses des Cappadociens
est d’accuser Eunome de faire de la (mauvaise) philosophie, de s’enfermer dans le
raisonnement et dans une conception erronée du langage. Pour réfuter ses
positions et légitimer la confession de foi de Nicée, il faut en effet débattre de la
nature du langage et de son origine ; en dépendent la liberté et la possibilité
même des affirmations théologiques, l’invention théologique, pourrait-on même
dire. Comme l’a analysé Bernard Portier34 à la suite de M. Canévet35, à travers la
théologie trinitaire, c’est en effet une divergence profonde dans la définition de
l’origine du langage qui oppose les Pères cappadociens et Eunome. « Contre le
néo-platonisme d’Eunome, Grégoire affirme que les noms sont librement imposés
par les hommes aux choses, qu’ils sont le produit d’une convention, en tant qu’ils
sont établis par eux ». A l’inverse, Eunome tient le langage pour un don de Dieu,
le langage de la révélation en étant la meilleure preuve ; ce qui explique sans
doute l’hostilité des ariens à l’utilisation d’un langage non biblique dans la
confession de foi. Mais il ne faut pas pour autant voir dans le Cappadocien un
précurseur de la théorie de l’arbitraire du signe car, continue M. Canévet, « (les
mots) suivent aussi une certaine loi naturelle en tant qu’ils ne sont pas sans
rapport avec les choses36 ». Qu’en est-il alors du concept, epinoia, comment se
définit son adéquation à la réalité... quand il s’agit de Dieu ?
29 Basile de Césarée présente dans le premier livre de son Contre Eunome37 sa
théorie de la connaissance ; le processus de connaissance est un passage - encore
un « passage » ! - de la perception sensible à la réflexion abstraite, qui correspond
à l’analyse raisonnée d’une réalité d’abord appréhendée comme simple : « par
exemple, suggère Basile, la première appréhension dit que le corps est simple,
mais quand la raison intervient, elle le montre complexe, en le décomposant par
le concept dans les éléments dont il est constitué, couleur, figure, fermeté,
grandeur et le reste » (Contre Eunome I, 6). La confiance faite d’abord à la
perception garantit que le concept est concept d’une réalité et, à l’inverse, Eunome
est soupçonné d’inventer des concepts sans rapport avec quelque réalité que ce
soit. S’agissant de Dieu, les noms donnés au Christ dans l’Ecriture renvoient à des
réalités sensibles (porte, chemin, vigne, selon quelques-uns des exemples rappelés
par Basile), pour exprimer conceptuellement autant de propriétés (idiotètai) de
Dieu : « En faisant ainsi le tour de chacun de ces noms, on trouverait des concepts
variés, alors qu’il n’y a qu’un seul substrat pour tous selon la substance » (Contre
Eunome I, 7). Le langage biblique qui par son caractère concret trouve une sorte
de garantie dans l’expérience de chacun est ainsi développé en une pensée, qui,
elle, relève du travail de définition et du raisonnement. Lorsqu’à son tour
Grégoire de Nysse réfléchit au concept appliqué à Dieu, il accuse Eunome de
ridiculiser l’epinoia (Contre Eunome II, § 180) puis montre sa confiance dans la
raison et ses aptitudes inventives dans tous les domaines du savoir : « Selon moi,
le concept (epinoia) est la manière dont nous trouvons des choses que nous ne
connaissons pas, en nous servant de ce qui est logiquement relié à notre première
appréhension d’une réalité pour découvrir ce qui s’y rapporte38 ». En recourant à
une énumération de multiples inventions humaines pour forcer l’adhésion de son
lecteur, Grégoire veut souligner combien l’homme sait faire fructifier le don qu’est
le nous, producteur d’epinoiai. Mais l’énumération n’est pas faite au hasard : s’il
rappelle d’abord la géométrie, l’arithmétique et les différents artisanats (§ 181),
ces technai qui font aussi l’admiration de Socrate, il ajoute le tissage et la
broderie, par une allusion nette à Job 38, 36 (LXX). Une fois de plus, le lien est
fait entre philosophie (le savoir grec) et donné biblique, la possibilité de l’activité
conceptuelle se trouvant ainsi doublement fondée39.
30 Le dernier congrès d’études nysséennes40 consacré en 2004 au Contre Eunome
II a proposé une traduction anglaise du texte et une série de contributions
analysant l’œuvre. S. Douglass41 a présenté en particulier un exposé sous le titre
« Gregory of Nyssa and theological imagination ». Il rappelle cet éloge de
l’epinoia, où se déploie toute l’habileté de pensée dont l’homme est capable.
Cependant celle-ci ne peut s’exercer que dans les limites du diastèma, c’est-à-dire
de l’étendue, du créé. Un passage du Traité sur la virginité vient alors à propos
pour rappeler que cette habileté peut se révéler aptitude au mensonge si elle sort
de ses limites : fort de son expérience de Dieu, David « éprouva le désir de parler
dignement de ce qu’il avait vu (et) cria cette phrase que tous chantent : ’tout
homme est menteur’ (Ps 115, 2), c’est-à-dire, à mon avis du moins, que tout
homme confiant à un langage le soin de traduire cette lumière ineffable est
réellement un menteur, non par haine de la vérité, mais par la faiblesse des
moyens d’expression » (De virginitate 15, 2). Aussi S. Douglass peut-il conclure :
« Le statut du discours conceptuel - épinoétique - (le seul que Grégoire
considérait comme possible à l’intérieur du diastème de l’étendue) est que toute
vérité sur Dieu est aussi un mensonge sur Dieu42 ». Cette limite du dire est définie
dans les Homélies sur l’Ecclésiaste - le livre de la « physique » comme on l’a vu
dans la partie précédente -, sans doute contemporaines de la rédaction du Contre
Eunome, vers 380 : Grégoire de Nysse fait un large usage du vocabulaire de
l’étendue, et on pourrait résumer sa position en disant que le logos humain est
coextensif à l’étendue et, par là-même, à la temporalité. La « faiblesse des moyens
d’expression » par laquelle il expliquait la parole du psalmiste doit alors choisir,
selon l’objet de sa réflexion, entre le « moment de parler » et le « moment de se
taire » :

Comment en effet notre pensée, qui chemine dans l’étendue


pourrait- elle saisir la nature qui n’est pas comprise dans l’étendue ?
[...] Elle parcourt avec grande attention tout ce qui est connu, mais
elle ne trouve pour parcourir la pensée de l’éternité aucun moyen
qui lui permette de se tenir hors d’elle-même et de s’établir au-
dessus de la durée des êtres. Aussi, lorsque le discours va vers ce qui
est au-delà du discours, est-ce « le moment de se taire » et de
garder dans le secret de la conscience, sans pouvoir l’interpréter,
l’émerveillement de cette puissance indicible... (In Eccl. VII, 8).

31 Il y a cependant un moyen conceptuel et verbal de dire sans dire, de se taire en


parlant, sans pour autant ne rien dire : la théologie négative, l’emploi de notions
exprimées par un terme à préfixe négatif, ainsi pour les adjectifs qualifiant Dieu :
illimité (aoristos), infini (apeiron), inengendré (agennètos). Dès lors, ce sont les
noms divins qui intéressent les Cappadociens. B. Pottier43 a établi une liste de 75
noms dans le Contre Eunome de Grégoire de Nysse, dont un seul « Engendré de
l’Inengendré » n’est pas biblique. Ces noms revêtent deux qualités
contradictoires : d’un côté, « tous les noms divins supposent une comparaison
entre le créé et l’Incréé », mais de l’autre « le nom propre de Dieu nous est
inconnu [...] (et) pourtant, ce nom inconnu vit en nous, indiciblement,
prodigieusement, et nous lance dans une recherche insatiable de Lui44 ».
L’expérience théologique, pourrions-nous dire, se situe dans l’espace paradoxal
ouvert par ces affirmations, elle relève elle aussi de ce qui est methorion, aux
confins, à la frontière du créé et de l’incréé, comme l’homme lui-même45.
32 Mais qu’il s’agisse du verset de psaume commenté dans le De virginitate ou
celui l’Ecclésiaste 3, 7, on voit comment l’Écriture est invoquée comme critère
pour marquer les limites de l’activité conceptuelle et donc des affirmations sur
Dieu. Mais chaque affirmation est à son tour confrontée à l’Écriture, comme le
suggèrent encore quelques passages du traité de Grégoire de Nysse46 « Sur la
parole : ’Alors le Fils lui-même se soumettra à celui qui lui a tout soumis’(l Co
15,28) ». Soucieux d’affirmer l’universalité de la résurrection, il cite 1 Co 15,22
(« De même que tous meurent en Adam, de même aussi dans le Christ tous
recevront la vie ») et propose son analyse :

Voici le but (skopos) de ce qui est dit. J’exposerai d’abord le sens de


ce qui est écrit dans mes propres termes ; ensuite j’y joindrai la
parole de l’Apôtre qui s’accorde à mon propre exposé. Quel est donc
le but de la parole que le divin Apôtre enseigne dans ce passage ? Le
voici. Un jour, la nature du mal s’en ira vers le néant, elle sera
entièrement effacée de l’être, et la divine et pure Bonté contiendra
en elle-même toute la nature rationnelle...

33 Il conclut son raisonnement en citant 1 Co 15,22-23. Ainsi concordent deux


modes de connaissance et de discours, celui de la raison et celui de la foi, comme
le rappelle M. Canévet en reprenant les mots de Grégoire : « Voici une définition
infaillible de la vérité : que concourent ces deux éléments : l’ordre de la nature et
le témoignage d’en haut47 ». L’Écriture devient le rempart contre la « fabrication
verbale » (onomatopoiia) dont les Cappadociens accusent leur adversaire (qui
leur rend d’ailleurs la pareille...).
34 Deux limites s’imposent donc au théologien : la limite du langage lui-même, qui
tient aux limites de la connaissance, à moins de se lancer dans la fiction, et l’on ne
peut franchir cette limite qu’en recourant à la négation ; mais aussi la limite
marquée par le donné biblique, souvent rappelé, en une sorte de circularité, au
début et à la fin d’une démonstration. Nous retrouvons ici le rôle des systèmes
d’équivalence envisagés dans notre première partie. Contre Eunome et ses
partisans, ou contre Apollinaire, dont Grégoire de Nysse réfute aussi les positions,
l’enjeu était de créer une pensée et un langage théologiques qui ne soient pas
seulement la paraphrase, voire la citation du donné biblique, mais sa
transcription dans un discours rationnel empruntant de manière critique aux
catégories de la pensée grecque. Une manière de signer l’acte de naissance de la
théologie dogmatique, d’emblée dans sa grandeur et ses limites.

Notes
1 Cet article est le développement de plusieurs points du dossier de synthèse et d’un texte
inédit (« Selon la nature : les paradoxes d’un concept. L’apport de Grégoire de Nysse »)
présentés pour l’habilitation à diriger des recherches en juillet 2007.
2 AUGUSTIN marque quelques réticences à lire assidûment la Bible, après l’émerveillement
de l’Hortensius (Confessions, 111,4-5).
3 C’est l’auteur qu’on privilégiera dans ces pages, mais on empruntera plusieurs
exemples à Maxime le Confesseur, qui fait aussi grand usage de l’expression, de ce mode
de commentaire.
4 Le choix de ce terme a permis la sélection des exemples que nous proposerons dans ces
pages, mais il est clair que toutestin a lui aussi des équivalents, en l’occurrence la gamme
des expressions signifiant « ce qui revient à dire que », « ce qui est la même chose que ».
5 Traité des Principes, IV, 2,4-5.
6 Y compris, remarquons-le, l’argument des hérétiques consistant à dire, par exemple à
propos du terme homoousios ou ousia, qu’il n’est pas dans la Bible et ne peut donc pas
servir à l’expression de la vérité de la révélation.
7 Article d’abord paru dans les Mélanges offerts à H. Horner, H. EISENBERGER (éd.),
Heidelberg ; repris dans M. HARL, La langue de Japhet. Quinze études sur la Septante et
le grec des chrétiens, Paris, 1992, p. 235-249.
8 Ibid., p. 237.
9 Ibid., p. 237-240.
10 Que l’on parle de « paraphrase » ou de « métaphrase », ces termes n’ont rien de
péjoratif dans la rhétorique classique et désignent un genre littéraire, appris à titre
d’exercice dans les écoles de rhétorique.
11 GRÉGOIRE DE NYSSE, Vie de Moïse, II, 132.
12 Question 47, CCSG, vol. 7, texte grec édité par C. LAGA, Turnhout, 1982.
13 GRÉGOIRE DE NYSSE, Sur les titres des Psaumes, éd. de J. REYNARD, Sources Chrétiennes
(SC) 466, Paris, 2002.
14 Une division que Grégoire connaît probablement par Origène qui lui-même dit la
tenir des « Hébreux » (REYNARD, p. 48), sur les différentes manières de définir la
composition du Psautier dans la tradition patristique, voir J.-M. AUWERS,
« L’organisation du psautier chez les Pères grecs », dans Le Psautier chez les Pères,
Cahiers de Biblia Patristica 4, éd. P. MARAVAL, Strasbourg, 1994, p. 37-54.
15 La version latine traduit contemptio (mépris) et Jérôme, dans son commentaire,
deceptio.
16 Sur les titres des Psaumes, VIl, 26, lignes 18-34 (on a laissé de côté les lignes 27-32 où
Grégoire prend un exemple de l’expérience commune).
17 Discours catéchétique, chapitre V, SC 453, P. 471 (trad. R. WINLING), Paris, 2000.
18 In Hexaemeron, PG 44, 68 C.
19 J.DANIELOU, art. « Éléments », dans Être et temps chez Grégoire de Nysse, Leiden,
1970, p. 79-80.
20 Le terme est évidemment employé ici indépendamment de la validité des théories
scientifiques mises à contribution ; il renvoie bien plutôt à la notion d’epistèmè, de savoir
rationnel.
21 A.-M. MALINGREY, « Philosophia ». Étude d’un groupe de mots dans la littérature
grecque, des Présocratiques au IVE siècle après J.-C, Paris, 1961.
22 Cf. M. HARL, « Les trois livres de Salomon et les trois parties de la philosophie dans
les Prologues des Homélies sur le Cantique des Cantiques, d’Origène aux Chaînes
exégétiques grecques », dans Mélanges Marcel Richard, TU 133, Berlin, 1987, p. 249-
269.
23 JÉRÔME, Commentaire sur l’Ecclésiaste, trad. de G. FRY, Paris, 2001, p. 65-66 (texte
latin dans CCSL, vol. 72).
24 Homélies sur l’Ecclésiaste, 1,3(SC 416, p. 115).
25 Ibid., I, 13-14.
26 Homélie sur le commencement des Proverbes, PG.
27 Homélie 12 sur le Cantique, Gregorii Nysseni Opéra (GNO), VI, p. 357.
28 Discours 27, Contre les disciples d’Eunome et Discours 28, Sur la théologie, SC 250,
trad. de P. GALLAY et M.JOURJON.
29 Allusion au Timée 28c.
30 GRÉGOIRE DE NYSSE, Homélie I sur le Cantique des Cantiques, GNO, VI, P. 17 ; trad. Ch.
BOUCHET, Paris, 1992.
31 Sur cette notion, voir l’étude d’É. DES PLACES, Syngeneia. La parenté de l’homme avec
Dieu d’Homère à la patristique, Paris, 1964.
32 Contre Eunome, II, 94 et 105. Dans la citation du § 94, nous utilisons, pour le verset
de Psaume, la traduction des Psaumes selon la LXX, publiée par P. DESEILLE, YMCA
Press, 1979.
33 Ce verset n’est pas commenté dans les Homélies sur l’Ecclésiaste, qui ne couvrent que
les trois premiers chapitres du livre biblique.
34 B. POTTIER, Dieu et le Christ selon Grégoire de Nysse, Bruxelles, 1994.
35 M. CANÉVET, Grégoire de Nysse et l’herméneutique biblique. Étude des rapports entre
le langage et la connaissance de Dieu, Paris, 1987.
36 Ibid., chap. l, p. 31.
37 BASILE DE CÉSARÉE, Contre Eunome, SC 299 et 305, trad. De B. SESBOÛÉ.
38 Contre Eunome, II, 182 - GNO, 1, p. 277. Nous prenons appui sur la traduction
anglaise établie par S. G. HALL et présentée au congrès nysséen d’Olomouc (voir note 40).
39 Il est toutefois conscient d’un possible mauvais usage du concept (Contre Eunome, II,
189-190).
40 Gregory of Nyssa : Contra Eunomium II. An English Version with Supporting
Studies. Proceedings of the 10th International Colloquium on Gregory of Nyssa
(Olomouc, Septembre 15-18, 2004), L. KARFIKOVA, S. DOUGLASS and J. ZACHHUBER ed., VCS
82, Leiden, 2007.
41 S. DOUGLASS, « Gregory of Nyssa and theological imagination », p. 461-471 des actes du
Congrès. Sa thèse, publiée en 2005, a d’emblée un titre suggestif: Theology of the Gap.
Cappadocian Fathers and the Trinitarian Controversy, Berlin - New-York - Oxford, 2005.
« Gap » signifie en effet le saut du créé à l’incréé ou l’abîme entre les deux.
42 « The status of epinoetic theological discourse (the only theological discourse Gregory
thought possible within the diasteme) is that every truth about God is also a lie about
God » (DOUGLASS, « Gregory of Nyssa and theological imagination », p. 466).
43 POTTIER, Dieu et le Christ selon Grégoire de Nysse, p. 177-192.
44 Ibid., p. 180-181.
45 Sur cette notion, voir l’article de J. DANIÉLOU, « La notion de confins -methorios chez
Grégoire de Nysse », Recherches de Science Religieuse, 49 (1961), P. 161-187 ; article
repris dans Être et temps chez Grégoire de Nysse.
46 Traduction de M. CANÉVET dans Grégoire de Nysse, Le Christ pascal, Paris, 1994,
P. 107-127.

47 CANÉVET, Grégoire de Nysse et l’herméneutique biblique, p. 72-73, citation du Contre


Eunome, III, GNO, II, p. 5.

References
Bibliographical reference
Françoise Vinel, « Du commentaire biblique à l’affirmation dogmatique : l’expérience
théologique au IVe siècle », Revue des sciences religieuses, 82/2 | 2008, 161-177.

Electronic reference
Françoise Vinel, « Du commentaire biblique à l’affirmation dogmatique : l’expérience
théologique au IVe siècle », Revue des sciences religieuses [Online], 82/2 | 2008,
document 82.202, Online since 25 March 2013, connection on 23 November 2019.
URL : http://journals.openedition.org/rsr/796 ; DOI : 10.4000/rsr.796

Author
Françoise Vinel
Faculté de théologie catholique Université Marc Bloch Strasbourg

By this author
Éric MANGIN, La nuit de l’âme. L’intellect et ses actes chez Maître Eckhart [Full
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(Études de philosophie médiévale 105), Paris, Vrin, 2017, 252 p.
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Agnès DESMAZIÈRES, Le dialogue pour surmonter la crise. Le pari réformateur du
pape François [Full text]
Préf. d’A. Thomasset, postf. de F.-M. Léthel (Forum), Paris, Salvator, 2019, 231 p.
Published in Revue des sciences religieuses, 93/3 | 2019

Laurence VIANÈS, Naissance de la Bible grecque [Full text]


Textes introd., trad. et annotés par L. Vianès (La roue à livres 80), Paris, Les Belles
Lettres, 2017
Published in Revue des sciences religieuses, 92/4 | 2018

Josèphe FLAVIUS, Guerre des Juifs. Livre V [Full text]


Texte établi et trad. par A. Pelletier, revu par O. Munnich, introd., notes et
commentaires d’O. Munnich (Classiques en poche 118), Paris, Les Belles Lettres,
2017
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Éphrem de NISIBE, Hymnes contre les hérésies. Hymnes contre Julien. T. 1 :


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Paris, Cerf, 2017
Published in Revue des sciences religieuses, 92/4 | 2018

Joseph RASSAM, Le silence comme introduction à la métaphysique [Full text]


Nouvelle éd. corrigée et enrichie, Paris, Artège Lethielleux, 2017 (19801)
Published in Revue des sciences religieuses, 92/4 | 2018
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