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Résumé
Les spirituels préscolastiques accèdent à la notion de personne par celle de liberté — une liberté considérée concrètement et
qui n'est autre que le sujet libre dans l'exercice d'une autorité possessive. Richard de Saint-Victor dans le De Trinitate définit la
personne par l'existence qu'il caractérise par un nœud triple de « relations » avec Dieu, avec soi-même et avec la création. Le
milieu personnel est un milieu d'amour et c'est en même temps la participation à l'Esprit. La notion de ressemblance n'est donc
pas purement analogique. Les voiles du péché écartés, la psychologie mystique débouche directement sur une métaphysique
de la connaissance et de l'amour.
Javelet Robert. Psychologie des auteurs spirituels du XIIe siècle (à suivre). In: Revue des Sciences Religieuses, tome 33,
fascicule 2, 1959. pp. 97-164;
doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1959.2218
https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1959_num_33_2_2218
ni
LIBERTÉ ET PERSONNE
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(177) « L'esprit de l'homme est àj l'image de Celui1 qui l'a créé. » (P.L.
CLXXX, 713 D)..| C'est ainsi que Guillaume aborde le problème d© l'image
divine. Nous l' étudions dians le chapitre suivant. Mais il est impossible
d'éluder ici, même provisoirement, cette notion capitale. Bien que moins
volontariste que saint Bernard, Guillaume aboutit à une conception
personnaliste de l'image. En effet, l'attitude de l'homme qui se tient droit «
manifeste la dignité souveraine, vraiment royale, de son esprit raisonnable. Elle
exprime la souveraineté que l'homme a reçue de Dieu sur tout ce qui
regarde en bas, et l'affinité profonde qu'il possède avec les réalités
supérieures, pour autant qu'il conserve intacte l'image qu'il tient de la nature,
■c'est-à-diire dans la mesure où chez lui l'esprit commande à la raison et
ne souffre pas que celle-ci porte son choix sur de vaines réalités. » (Ibid.,
714 B). Cet esprit qui commande à la raison, n'est-ce pas la personne ?
11 l'appelle encore «nature souveraine», «de race royale:». Il la compare
à une statue de potentat où la dignité royale est peinte sous: la forme d'un
manteau de pourpre, symbole de la vertu comme de l'autorité. « Cette
dignité de l'homme s'affirme dans le libre arbitre . .- . Cette liberté, cette
indépendance est à la base de la vertu ...» (Ibîû., 717 ABC). Après avoir
donné cette notion dei l'image de Dfieu et l'avoir située sur un plan
personnel, Guillaume aborde celle de l'image de la Trinité (Ibiâ., 721 B-
723 A). H faut évidemment lier mempria à cet esprit (mlpm) qui domine la
nature, et ne pas oublier d'envisager pensée et volonté concrètement :
« Ce que l'âme pense, est pour elle un accident ; ce par quoi elle pense,
constitue sa substance. Ainsi pour la volonté : vouloir quelque chose est
accidentel à l'âme; le vouloir lui-même, vodilà la substance de l'âme. »
(Ibid., 720 B). Il est curieux de constater que l'anthropologie de Guillaume
5e développe comme une étude ricardienne sur la Trinité: d'abord Dieu
personnel, puis la Trinité comme si ce Dieu, à partir die luwneme, s'était
déployé . . . ainsi la «personne» humaine et son déploiement interne. (Mais
par l'amour d'amitié, Richard rendra le déploiement externe, bien que
maintenu solidement par l'Esprit, nodus amoris, dans le sein du Père).
La progression est dans la connaissance ; elle dépend du degré de la
spiritualité diu sujet.
104 R. JAVELET
giques. Il; est exact que VEnigme de la foi est une spéculation qui
prend son départ des données bibliques et conciliaires plus que de
ces observations sur le moi, lesquelles permettent ailleurs une
audacieuse induction de l'homme à Dieu. Ailleurs, c'est-à-dire dans les
traités De la nature du corps et de l'âme, De la nature et dignité de
l'amour, La lettre d'or, Le commentaire sur le Cantique où la Trinité
apparaît comme la « forme formatrice » de l'âme — la marquant au
sceau du nombre et de l'unité, d'une empreinte qui invite à
l'ascension de l'amour comme de l'intelligence, l'analogie ayant ici valeur
de sacrement plus que de signe, de réalité plus que de symbole (179).
Dans VEnigme de la foi, Guillaume reste platonicien, fidèle à sa
pensée, mais il veut réagir contre le rationalisme de Pierre Abélard
et de Guillaume de Conches ; d'où cette façon d'écrire, faite de
précision des vocables et « d'un certain agnosticisme aussi pieux
qu'éclairé » (180). Le mot pourrait être mal interprété... si nous
plus qu'un seul esprit avec lui» (183). Cette unité spirituelle
comporte une conformité des vouloirs et une union des personnes dans
un même amour. La description de la vie spirituelle, purificatrice de
la nature déchue, ne doit pas faire oublier que le drame est un drame
d'amour, de personne à Personnes et qu'au terme l'homme se trouve
emporté dans l'extase trinitaire. Si le Saint-Esprit est « le baiser
de la bouche », échangé par le Père et le Fils, l'homme sanctifié se
trouve au milieu de ce baiser. Il aime Dieu par l'amour dont Dieu
s'aime ; il Le connaît par la science dont II se connaît. Si saint
Bernard avait écrit un De Trinitate, c'est à ce niveau qu'il l'aurait médité
ou plutôt contemplé. Avec lui, comme avec Guillaume, point ne s'agit
de vaines théories. L'étude de la Trinité suppose une foi illuminée
par l'amour. Elle cherche non l'idée de Dieu, mais l'intelligence de
Dieu (184).
Si nous passons aux Victorins, nous trouvons une semblable
conception de la théologie. Pour Hugues, certes, la raison est
impuissante à démontrer la Trinité ; mais il est une expérience du monde
créé et de l'homme en particulier qui permet de lire ce mystère
de Dieu, non in se, mais in similitudine, « parce que la création a été
faite pour qu'en elle Dieu soit vu ! » (185). De même que la pensée est
un verbe intérieur — verbum cordis — , et que la révèle la parole,
— verbum oris — , ainsi peut-on connaître la Sagesse divine invisible
par la manifestation de son œuvre. « Loquitur omnis natura ad aucto-
rem suum et indicat quod factum est, opificem, intelligendi sensum
habentibus » (186). La foi alerte donc la raison par des textes sacrés,
mais la connaissance du Dieu d'Abraham, du Dieu personnel, est le
fait de l'intelligence qui déchiffre dans l'univers les vestiges et dans
l'homme l'image de la Trinité.
Le plus aisé est de lire en soi. « La créature raisonnable connaît
plus facilement son Créateur (qu'elle ne voit pas), lorsque son
intelligence découvre qu'elle-même a été faite à son image» (178). Ce
qu'elle découvre, ce qui surgit à son regard intérieur, c'est « une
certaine trinité » dans Vunité. « Et est mens et sapientia de mente
(183) Saint Bernard, Serm. IV, 3, De diversis (P.L. CLXXXIH, 553 A).
Cf. Serm. XI, 5, Pis. Qui habitat (Ibid., 228 A) ; Serm. In nataXi s. Bene-
dicti, 5 (Ibid., 378 O>.
(184) Serm. III, 6, In Cant. cant. (Ibid., 796 BO ; Serm. VIII, 7, 8, 9
(Ibid., 814); De diligendo 2>eo|, X, 28 (P.L. CLXXX, 991 A).
(185) Hugues de Saint-Victo», De sacramentis, I, 3, 19 (P.L. CLXXVI,
224 I>225 A).
(186) Ibid., 2,25 B.
(187) Ibid., 225 C.
108 B. JAVELET
2e série,
(204) Th.
Retaux,
de RiÉGNON,
1892, p.Etudes
240-241.
de Parmi
théologie
les positive
Grecs, il
surcjite
la Sainte
saint Grégoire
Trinité,
de Nazianze et saint Basile. Il insiste sur l'importance que Richard attache
à la distinction entre la procession immédiate et la, procession médiate:
il y voit une: preuve .incontestable de l'influence orientale. Il n'ignore
pas que Richard poit un mystique ; maris le mo* a sons sa plume
ce sens flou et sentimental, usuel, non technique, si péjoratif
pour ce qui relève de la connaissance : Richard pense surtout par le
cœur ! « Son ardeur est telle qu'il se persuade avoir démontré
par syllogismes ce qu'il croit par une amoureuse foi», op. cit.,
p. 236. La véritable mystique est au contraire une garantie de vérité où
une expérience suscite ou confirme l'oeuvre de raison. A ce propos, notons
que contemplation est) à prendre dansi un sens plus large que dan® le
langage courant (elle embrasse la création et Dieu lui-même) et dans un
sens technique, car, s'il ne s'agit pas forcément d'extase, il y a toujours
la foî à la base et le regard qui contemple, part du mens illuminé : c'est
Je regard de l'intelligence. Le sujet connaiiissant n'est pas une simple
c(ire vierge ; il ne lui suffit pas de recevoir la lumlilère ; il do|i!t être
lumineux lui aussi et capten dans son seftn dilaté cette lumière des autres
êtres. (P.L. OXOVT, 5® B; 171 D; 1264 A.)
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 115
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(222) P.L. OXCVI, 934 D. Richard: attache une grande importance aux
nols, « langes » du Verbe incarné. Il en sait l'insuffisance pour exprimer
l'indicible ; mails il sait aussi que le nom est l'affleurement des réalités
profondes, inséré qu'il est dans cette relation entre l'esprit et lesi choses.
Platonicien et chrétien, il cherche par la médiation du mot à exprimer
la réalité essentielle et personnelle. Là sei trouve peut-être la clef du
paradoxe « intelligence et amour » de la gnose chrétienne où l' universel et
l'individuel s'embrassent étonnamment. (I&tdL, 965 B).
(233) Ibid., 935 AB ; 934 D : « Secundum intentionem quaerentis. »
122 R. JAVELET
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une seule qui ne soit pas origine, mais procession à la fois médiate et
immédiate. Pas de quatrième qui soit dialeetiquement possible. Il y a
l'Innaseible, le Fils (ex Pâtre), le Saint-Esprit (ex Pâtre atque Filio).
Le Père n'est que principe ; le Fils est à la fois terme et principe ;
le Saint-Esprit n'est que terme. « Nous avons distingué les propriétés
des trois personnes. L'une est telle qu'elle ne procède pas d'autrui
et qu'une autre en procède ; la seconde est telle qu'elle procède
d'autrui et qu'une autre en procède ; la troisième est telle qu'elle
procède d'autrui et que nulle n'en procède » (278).
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tiges de ce Dieu dont notre âme est l'image ? Ces êtres trouvent leur
plénitude et leur joie dans la fécondité. Et notre auteur d'en conclure
.que le mouvement dialectique trinitaire a sa raison dans une
conception dynamique de l'être : l'Etre par excellence est nécessairement
toute Bonté (280) et la bonté est diffusive de soi. Rappelons-nous la
•comparaison du soleil et de son rayon : « Si cette lumière corporelle
a son rayon . . . pourquoi la Lumière spirituelle et inaccessible n'au-
rait-elle pas son rayon ... ?» (281). L'expérience des êtres inférieurs
ne s'arrête pas aux vivants ; elle embrasse la matière. La
contemplation de Biehard va du premier au sixième genre et on peut dire que ce
mystique a une vision cosmique de l'être.
« La substance, écrit-il, n'est pas autre chose que la puissance
d'être (282) ». « Le pouvoir de Dieu, ajoute-t-il, n'est pas autre chose
que son Etre» (283). Ailleurs il établit l'équation: être = vivre
= comprendre = mouvoir (284).
Cette puissance vitale ne peut rester fermée dans son égoïsme
transcendant : c'est un don ! Et la logique statique s'en trouve
désarçonnée. Nous passons au rythme réel de l'être. Le don de l'être
ne l'appauvrit pas. « Le possesseur peut donner toute sa sagesse et la
garder toute, en même temps » (285). L'Innascible n'est pas diminué
par le don de sa plénitude (286). Ainsi en est-il d'un professeur ou
d'une mère : le professeur ne perd pas la science qu'il dispense et la
mère ne perd pas l'amour qu'elle prodigue. La pensée est un bien
communicable. La substance divine est ce Bien qui se dépense sans
compter et se retrouve en se donnant ! C'est un de ces cas où la
raison défaille, où l'intelligence comprend. Mais ne possède
l'intelligence que celui qui expérimente cette loi des êtres : Quis perdiderit,
inveniet ! (287).
rente dans chaque personne. La personne n'est pas autre chose que
Vamour suprême avec une propriété distinctive » (293).
Dès lors, le « milieu sprituel » que, jusqu'à présent, nous avons
considéré comme le lieu de la liberté, devient celui de l'amour.
L'unité d'amour n'existe pas seulement sur le plan naturel. « Voici
dans cet amour souverain une triple propriété, une triple
distinction, et pourtant il n'y a qu'une seule et même réalité en toutes, je
veux dire une dilection souveraine et véritablement éternelle» (294).
« II n'est qu'un seul et même amour dans toutes les
personnes» (295). Mais les amours, gratuit ou dû, ne constituent-ils pas
précisément les personnes ? Richard alors distingue entre charité ou
dilection et amour . . . terminologie qui souvent d'ailleurs est loin
d'être aussi précise. La charité est le « milieu », la « région » des
amours gratuit et dû ; elle n'est pas pour autant confondue avec la
bonté naturelle. « Dans cette mutuelle charité des Personnes divines,
il ne pourrait y avoir d'amour qui ne fût ou gratuit ou dû » (296).
Qu'y a-t-il donc de commun entre ces personnes qui sont amour. . .
et qu'y a-t-il qui les distingue ? Il y a, « dans toutes les personnes, le
même et identique amour quant à la substance de la dilection, mais
en chacune cet amour se distingue merveilleusement par une propriété
particulière» (297).
Nous avons vu, lors de l'exposé dialectique, que « dans la
substance résidait l'unité, dans les personnes la propriété » (298). Nous
admettons toujours que les personnes sont caractérisées par les
propriétés qui font l'amour gratuit et l'amour dû. Mais, à. l'occasion de
l'étude sur les propriétés communes, nous avons trouvé en elles
l'amorce d'une unité personnelle. L'exposé psychologique la manifeste
plus encore et la fonde. La pluralité est relative à la divergence des
personnes, ou plutôt à leur efflorescence. Elle est de l'ordre de
l'amour. Dans les liens qui constituent et joignent les personnes,
l'amour est l'élan du don comme il est l'élan de l'unité. Puisque la
réponse apparaît avec l'amour dû (le Saint-Esprit), c'est donc au
comble de la pluralité que l'unité s'exprime. Dieu est tel un cœur
dont la pulsation serait un rythme de dilatation et de contraction.
La Trinité : diastole et systole de Dieu !
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(300) Ibîd., 927 D. Cf. Th. de Régnon, op. cit., p. 317. Le De gradibus
Garîtakis qui fut à tort attribué à Richard, n'en a pas moins certaines
affinités avec le De Trinitate de ce dernier. Son auteur, encore inconnu,
insiste sur le lien det l'amour, « vinculum iinseparabiliter continent aman-
tem pariter cum amato ». (P.L. CXCVI, 1205 A) « C'est, ajoutes-t-il, une
colle tenace qui unit bien plus qu'elle n'assemble. » (Ibid., 1204 B) et il
cite le texte d'Isaïe : « Glutihum bonum est tripticiter u|niensi virum
virtutis. » (7s., XLI) et ceiui de l'Ecclésiaste : « Funfiiculusi triplex difficile
rumpitur. » (Eapl. IV, 12) (Ibid)., 1205 B).
L'amour lie; et unit l'homme à soi-même, au prochain, à Dieu : sibi,
proximo Deoque. (Ibid., 1204 B) Nous1 reviendrons au coursi de cette! étude
sur cette conception de l'amour au triple rayonnement. L'auteur du De
gradibus y insiste : il rattache, comme tous les spirituels., l'amour humailn
à l'amour trinitaiire — par la grâce dui Saint-Ejsprit. (Ibid.,, 1205 A) Ici.
une comparaison nouvelle, ayant trait à l'incarnation : r union de Dieu et
de l'homme « spirituel » est analogue à l'union hypostatique, in unitate
tpersonae,
di' union decommela même dans
manière
le Christ.
que l'ESprit-jSaint.
La personne Ttoujour)s
remplit lel'union
rôle dese trait
fait
« selon l'ordre de la charité ». (Ibid., 1208 B — la Caritas ordinatai, si
chère à Richard). Amour et personnel sont toujours! en étroite relation . . .
quand ils ne pe confondent! pais ! Ils sont fonction l'un de l'autre et le
triple lien d'amour, sli puissant à resserrer volonté et sentiment « uni-
tiva virtute », atteint sa perfection dans l'amour personnel die Dieu,
vinculum perfectîonis. (Ibid., 1205 D).
Alors que Richard insiste sur la triple relation de la, personne, comme
le veut son sujet, l'auteur de l'Epître à Séverih sur la Charité souligne
la triple relation de l'amour. Ajoutons que cet opuscule, si proche de
Rilchard (et de Hugues - De arriva animae), comporte de nombreuses
citations de slaimt Bernard : cinquante textuelles, une vingtaine d'autres allu-
sives. C'est une preuve de plus en faveur de cette communion de pensée
que nous découvrons! chez lest spirituels du xne siècle.
G. Dumeige a publié le texte critique de cette Epître (Vrin, 1955).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 141
(301) «Proprium est veri et intima, amoràs îllud efficere in Mis etiam
personis quibus est diversum esse, ut sit in eSs idem velle et idem nolle. »
P.L. CXCVI, 965 C. C'est la transposition d,u « cor unum et anima una »,
<Mt. IV, 32).
(302) Erigène envisage les processions divines à la manière grecque.
Pour ce qui ejst de l'union mystique de l'homme à Dieu, il a des formules
qui semblent panthéâsfâques ; mais le plus souvent ce sont comparadsons
classiques diu fer dans le feu, de l'air] dans le rayon de soleil. Subsiste tou^
jours la personne humaine qu'Erigène caractérise par la liberté., La trans-
142 R. JAVELET
IV
IMAGE ET RESSEMBLANCE
(314) Gen. I, 26. Irénée proposait, non sans une certaine confusion,
sa distinction entre taage et ressemblance. Le xne siècle suit plutôt l'en-
seignemenit de saint Clément :< « Quelques-uns des nôtres n'ont pas
compris que à l'image était donné à l'homme dès sa naissance, tandis que
à la ressemblance était l'effet d'une perfection à acquérir par la suite. »
(Strom., II 22). Saint Grégoire de Nysse confond! en général les deux
termes ; cependant, dans un traité sur ce sujet, il situe l'image (eikôn) dana
l'absolu
Le1 terme: c'est
de ressemblance
une sorte de(homoiôsis)
conception désigne
immaculée
d'ordinaire
ou l'essence
l'effort
de pour
l'homme.
réaliser l'image (eflJfcôn). L'Idée spirituelle est au fond analogue à celle des
auteurs que nousi étudions.
(315) Richard de Saint-Victor adimet Vexcessws mentis pour tous les
genres de la contemplation, même les quatre premiers. (P.L. CXCVI,
164 C). H peut y avoir, ditJl, une vision spirituelle du monde quft dépasse
la raison, qui suppose l'intelligence enflammée par l'Esprit. De toutes
façons, la contemplation quoi est un survol de l'esprit sur les spectacles de
la sagesse, exige une vie non plus charnelle, mais spiijrituelle, un
dépassement de ce monde dont elle découvre la trame intérieure!, les rapports
avec l'intelligible. Nous allons retrouver les Victorins, encore plus auda-
eieux que Guillaume, et plus clairs, sur la nature de la psychologie
spirituelle. Cf. Richard, ibid., 178 D.
(316) P.L. CLXXX, 721 AB, Cf. P.L. CLXXXIV, 341 AB : « Du fait
qu'elle est image, U devient intelligible à l'âme etc. »
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 147
(320) Richard, De erud. horn. int. ; Benj. mcnj. P.L. OXCVI, 66 ABC,
91 AB, 115 C, 173 A ; De quatuor grad., 1219 CD.
(321) M. de Gandillac, Œuvres complètes du Pjseudo-Denys, p. 43.
(322) P.L, GLXXV, 948 B.
(323) « Ad invisibilia tendems ». (Ibid.).,
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIECLE 149
(328) De tribus r&rum subsistentiis, éd. But., p. 134. Cf. R. Baron, op.
cit., p. 70, en note. Guillaume de Saint-Victor, s'inspirant de Cl. Mamert
écrit également : « De la réalité suprême, qui est Dieu, la figure de l'unité-
trine se communique à la réalité inférieure, c'est-à-dire aux corps en
passant par l'âme humaine, intermédiaire entre l'une et l'autre. C'est
ainsi que la Trinité marque les corps de son empreinte, tandis qu'aux
âmes elle confère l'intelligence des choses. » P.L. CLXXX, 722 B.
(329) P.L. CLXXV, 948 A. Dans l'Erud. didascal., Hugues écrit
également : « Duo vero sunt quae difvinam in homine similitudinem reparant,
idi est speculatio veritatis et Virtutis exercitium ; quia in hoc similis Deo
est quod sapiens et Justus est ...» Après avoir insisté sur le rôle de la
grâce dans; cette réparation de l'image, il ajoute, sans omettre la
coopération de l'homme, que l'action divine s'exerce par l'intelligence, « eo
quod de superioribusi habeatur». Comme l'action humaine se caractérise
par la science, on pourrait croire que Hugues est gnostique en la matière
et délaisse le rôle majeur de la volonté. Il n'en est rien.. La scdlence, séparée
de l'intelligence., manque de conseil : c'est la préoccupation du pur
matériel, elle aboutit à la mécanique et, à ce paipt de vue, elle est adultère 3
elle n'est pas harmonisée à la fin spirituelle de l'homme. On croirait que
Hugues parle pour notre temps ! Si la science débouche dans la pratique,
il en est de même de sa compagne dians la sagesse : l'intelligence, qui
agit sur deux plans. « Intelligentia quoniilam et in investigatione veritatis
et in morum consider atione laborat}, earn in duas species dividimus ; iin
theoricam, id est speculativam ; et practicam, id est activam : quae etiam
«thica, id est moralis appellatur ». (P.L. CLXXVI, 747 ABC). Outre
que ce texte prépare ce que nous dirons de Vamor-intellectus et qu'il
confirme ce que nous avons déclaré de l'intime synchronisation de la
connaissance et de la vertu dans la vie spirituelle, il manifeste, puisque l'action
de l'intelligence est divine, à quel niveau il faut situer la contemplation
et la morale des spirituels*: il ne s'agit pas de dialectique profane sur des
questions religieuses, pas plu® que de morale naturelle.
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PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 151
(330) P.L. CLXXV, 948 BC. Hugues fait coopérer pour l'œuvre de
restauration la hierothesia quii ordonne l'âme dans un mondia sacralisé),
et la téLetarchè qui émonde et purifie, mais illumine et purifie : une ino
raie du bien qui se transfigure en morale de la charité !
(331) « Factus est homo ad imaginent et similitudinem Dei, quiia in
anima (quae potier pars est homîtnis vel potius ipse homo erat) fuit imago
et similitudo Dei. Imago* seoundum rationem, similitudo secundum dilec-
tionem ; imago secundum cognitionem veritatis, similitudo secundum
amorem virtutis. Vel imago secundum scîentiam, similitudo secundum]
substantiam. Imago quia omnia in ipsa secundum sapientiam ; similitudo
quia una et simplex ipsa secundum essentiam. Imago quia rationalis,
similitude quia spiritunlis. Imagoi piertinerb ad filguram, simiaitudo £d!
naturam». P.L. CLXXVI, 264 CD. Of. P.L. CLXXVH, 193 A.
152 R. JAVELET
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Saint Bernard va, ceci dit, nous offrir une intéressante et célèbre
classification. Nous avons vu que déjà il avait classé les libertés en
triade : a necessitate, a peccato, a miseria, sans pour autant les
distinguer essentiellement. Il fait de l'image et de la ressemblance
une classification analogue, dont M.-M. Davy nous fournit le clair
schéma (344) :
I. Image inamissible :
Lïbertas a necessitate — libertas naturae = libertas arbitrii.
II. Ressemblance retrouvée ici-bas :
Libertas a peccato — libertas gratiae — lïbertas consilii.
(346) Mêd. métaph., IV, IX. Cf. supra, notre note 112.
(347) P.L. CLXXXII, 1016 B.
(348) P.L, OLXXXHI, 386 B.
(349) P.L. OLXXXII, 1018 C. Cf. Richard de Saint-<Victor : « Certes la
liberté de l'arbitre est une image non seulement de l'éternité, mais aussi
de la majesté divôjne . . . Plus que tou,t autre chose le libre arbitre se
rapproche de l'immuable éternité et il en exprime fort Men l'image : en effet,
jamais nulle faute, nulle misère ne pourrait1, je ne dis pas le détruire,
mais même le diminuer ... Le Ijilbre arbitre ne souffre, pas et ne peut pas
souffrir de dominatâoni, car. il ne convient pas que le Créateur lui fasse
violence . . . et la créature ne le peut. » P.L. CXCVI, 11181 D. Cf. Ibid.,
1119 A, 1120 B, 1132 D.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 157
Or, nous avons que la Bible était formelle: en créant l'homme à son
image et à sa ressemblance, Dieu lui a donné autorité sur la nature
entière ; « Qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux
du ciel, sur les animaux. . . » (350). Le texte est net : il ne s'agit
pas tant d'une substance que d'un pouvoir, une maîtrise. Mais les
mystiques ne considèrent pas la seule référence au monde. De même
que la liberté est inamissible, car elle est indispensable pour le
salut en coopération avec la grâce, de même l'image divine évoque
la noblesse originelle de l'homme et l'espérance merveilleuse de sa
destinée éternelle. « Image de la majesté divine », l'homme est fils
de Dieu.
Avec aisance, Eichard de Saint-Victor résume toute cette
doctrine commune : « Cherche dans le cœur de l'homme ce qui est formé
à l'image et à la ressemblance de Dieu, ce qui est préféré à tout
autre chose par le privilège de sa dignité, aux pieds duquel tout
le reste est soumis (Ps. VIII)... et tu ne trouveras rien, je pense,
sinon le consentement libre et raisonnable. Pourquoi ne dirait-on
pas à juste titre qu'un tel consentement est fait à l'image et à la
ressemblance de Dieu, en tant que libre à l'image, en tant que
raisonnable à la ressemblance de Dieu» (351). Il ne faut pas donner
ici au mot « raisonnable » un sens purement noétique. Il s'agit de
la raison morale et de la sagesse sur les chemins de la
contemplation. C'est ce que nous venons de trouver sous la plume de saint
Bernard liant la ressemblance aux vertus. Il y a ressemblance,
lorsque le conseil a cessé d'être aveuglé et que l'âme s'est livrée à la
caritas ordinata jusqu'à l'extase, jusqu'à Vunitas spiritus !
Parmi eux, on trouve des variations sur un même thème majeur ; ils
pressentent souvent plus qu'ils ne formulent ; leur vocabulaire est
imprécis ; les mots y ont eux aussi une réalité concrète qui leur
permet des adaptations, des compromis et des fantaisies. Mais lorsqu'on
est familiarisé avec eux, si fidèles par ailleurs à leur contexte, on en
arrive à les deviner. Pour eux, l'image est étalée et ils mettent
tantôt l'accent sur la liberté, tantôt sur la rationalité (ceci, moins
qu'on ne le pense, sans doute parce que c'est l'aspect métaphysique
du problème). L'image pour eux, c'est le « milieu » spirituel dont le
centre cristallisateur est la personne qui, sous le souffle de l'Esprit,
transforme son milieu, plus ou moins troublé par le mal, en clair
milieu de charité (la ressemblance).
Il est donc inutile d'insister sur le caractère personnel de la
liberté qui en fait une image royale, n'admettant d'autre domination
que celle de Dieu (352). Par le biais de la théologie et de cette
psychologie préformée par la méditation de la pagina sacra qui
fait « voir » à un Hugues de Saint- Victor l'âme humaine trinitaire
avant toute considération sur la Sainte Trinité, les auteurs spirituels
répètent à satiété que cette Trinité personnelle divine a marqué de
son empreinte l'homme entier, corps et âme. Là est le secret de
l'image !
« Rien ne peut être qui ne soit à la fois un et triple de quelque
manière» (353). Car le Créateur, c'est la Trinité. De ce fait, les
corps sont « mesure, nombre et poids ». L'empreinte de Dieu y est
comme « morte ». Mais dans les âmes elle est vivante. Rappelons-nous
le trinôme « mémoire, intelligence, volonté » de Guillaume et
Bernard (354), celui de Hugues : « esprit (mens), sagesse, amour», que
reprend son disciple Richard : « Dans la créature raisonnable elle-
même, nous pouvons trouver quelques traces de la Sainte Trinité.
En effet quelque chose y vient de l'esprit (mente), c'est sa sagesse ;
y vient aussi quelque chose et de l'esprit et de sa sagesse : leur amour.
Tout esprit en effet aime sa sagesse et c'est pourquoi l'amour
procède de l'un et de l'autre» (355). Faut-il répéter que le «mens»
**
*
<371) ltri<L, 482 C. Cf. Richard, P.Li. OXCVI, 297 D, 1118 D, 1119 A,
1132 D.
(372) P.L. OLXXX, 482 CB.
(373) Ibid., 507 D.
(374) PS. XXXIV, 10.
(375) Sermo. LXXXII, 8 In Cant. cant.
(376) Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, P.L. XL1V, V. 3-7.
164 R. JAVELET
sance, au sens fort du terme. Elle n'est possible que si l'on s'élève
par la sagesse et l'amour à cette cime de l'âme qui est au plus profond
d'elle-même. C'est là que l'homme trouve Dieu. Non pas l'idée de
Dieu ; mais sa présence et son amour, le souffle de sa Trinité.
Malheureusement l'homme vit le plus souvent dans le croupisse-
ment de la vie des sens, hors de lui ! Il n'est d'extase permise qu'au
plus intime de soi-même. Car l'homme se retrouve en retrouvant son
Créateur ; ainsi deux cônes qui se joignent par les sommets, et dont
l'un tirerait toute sa lumière de l'autre, Infini ! L'image est parfaite,
l'image est ressemblance à cette jonction qui est union
spirituelle (377). La grâce a permis que la vie spirituelle puisse ainsi
s'achever. Dieu, Esprit d'Amour, vient en l'esprit de sa créature
raisonnable à sa propre rencontre. L'âme ne le chercherait pas si
elle ne l'avait déjà trouvé. Quaerere, jam nosse! (378).
Atteindre sa fin pour l'homme consiste, disent les mystiques du
xne siècle, poètes de Dieu, avant le Claudel du xxe siècle, à retrouver
« la trace de Dieu », par ses vestiges et son image à remonter la vie
jusqu'à son principe intérieur, jusqu'à cette source mystérieuse qui
jaillit de la Lumière et de l'Amour éternels.
(à suivre) R. Javelet.