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Revue des Sciences Religieuses

Psychologie des auteurs spirituels du XIIe siècle (à suivre)


Robert Javelet

Résumé
Les spirituels préscolastiques accèdent à la notion de personne par celle de liberté — une liberté considérée concrètement et
qui n'est autre que le sujet libre dans l'exercice d'une autorité possessive. Richard de Saint-Victor dans le De Trinitate définit la
personne par l'existence qu'il caractérise par un nœud triple de « relations » avec Dieu, avec soi-même et avec la création. Le
milieu personnel est un milieu d'amour et c'est en même temps la participation à l'Esprit. La notion de ressemblance n'est donc
pas purement analogique. Les voiles du péché écartés, la psychologie mystique débouche directement sur une métaphysique
de la connaissance et de l'amour.

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Javelet Robert. Psychologie des auteurs spirituels du XIIe siècle (à suivre). In: Revue des Sciences Religieuses, tome 33,
fascicule 2, 1959. pp. 97-164;

doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1959.2218

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1959_num_33_2_2218

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PSYCHOLOGIE

DES AUTEURS SPIRITUELS


DU XIP SIÈCLE *

ni

LIBERTÉ ET PERSONNE

L'homme libre. — La notion de personne, élaborée par les


auteurs spirituels du xne siècle, est certes originale. Elle rejoint d'un
coup d'aile audacieux par-dessus le thomisme les conceptions
modernes ; elle a, de ce fait, une certaine actualité, après un long
oubli. . . Car elle ne parvint pas à rendre caduque la définition de
Boèce qui, amendée, devait triompher aux siècles suivants (158).
Les métaphysiciens mettent l'accent sur la nature, une nature
rationnelle, sans doute, mais considérée d'instinct comme un substrat
chosifié que l'on peut chapeauter à la rigueur d'une subsistance ou
considérer à la façon d'un monobloc, coupé des autres êtres.

* Voir) Revue des* Sciences Religieuses, 119, janv. 1959, p. 18-64.


(158) « Persona est rationalis naturae individua substantia. » P.L.
LXIV, 1343 D. Cf. Guillaume de Saint-THierry, P.Li. CLXXX, 413 B ;
Richard de Saint- Victor, P.L, CXCVI, 945 A; Summa sententiarium, P.L.
CT.XXVI, 56 A, etc.
98 R. JAVELET

C'est par le chemin de la liberté que nos moralistes ou mystiques


accèdent peu à peu — existentiellement ! — à une notion de Ja
personne qui est leur. Cette liberté qu'il faut sauver, à laquelle
ils croient envers et contre tout, est pour eux d'un intérêt
dramatique, d'une importance capitale.
Aussi bien ne l'envisagent-ils pas comme une indifférente
abstraction. C'est pour eux le feu qui couve sous la cendre charnelle, prêt à
flamber en vie spirituelle. La liberté consent au bien ou au mal, à
Dieu ou au démon ; elle transcende les forces naturelles — dons de
naissance — , tous ces désirs et instincts qu'elle canalise, oriente ou
réprime, qui jamais ne peuvent la déterminer. A proprement parler,
elle n'est pas une source d'énergie ; elle a toutes les énergies de
l'individu à sa disposition, raisonnables ou non. Et son autorité, elle
l'exerce avec une certaine autonomie, même vis-à-vis du Créateur,
nous l'avons vu ! Le rôle de la grâce étant, non de l'asservir, mais
d'ordonner le tumulte des passions, cette liberté, dégagée de toute
nécessité servile, s'affirme indépendante (159).
Liberté indépendante, «volonté que rien ne subordonne» (160),
la liberté, considérée concrètement, dans son pouvoir même sur la
nature dont elle est en fait inséparable, n'est autre que le sujet libre.
C'est la personne même, bien que le mot soit peu employé. Le
glissement est psychologiquement normal : l'idée de liberté n'offre aucun
intérêt, sa classification noétique pas davantage — si elle est
possible ! — , mais ce qui passionne nos auteurs du xir9 siècle, c'est
l'individu libre dans son comportement moral. S'il prend ses distances
vis-à-vis des autres êtres, si, du moins dans un premier temps, il
repousse ce qu'il n'est pas, ce qu'il n'a pas, le centre cristallisateur de
l'homo religiosus est fonction de son milieu spirituel et de tous les
éléments de conscience qu'il assume. Il y a l'homme, tout l'homme,
en face de sa destinée.
Déjà, lorsque nous avons parlé de liberté rayonnante, il fut
inévitable de souligner le caractère personnel de la liberté et son
intentionnalité d'amour.

(159) « La dignité de l'homme s'affirma dans le libre arbitre, cette


propriété de l'âme raisonnable, qui fait qu'elle est dégagée de toute
nécessité servile,
possède1 une volonté
qu'elle
capable
n'est de
soumise
se porter
à aucune
d'elle-même
force vers
naturelle,
l'objetetdequ'elle
ses désirs.
'Cette liberté, cette indépendance est à la base de la vertu. » Guillaume
P.L. CLXXX, 717 O. Cf. Saint Bernard : « Uibdi nécessitas est, libertas non
est; ubi libertas non est, ne© meritum, ac per hoc née judicium. » P.L.
OLXXXII, 1004 B.
(160) «Nulla, vi, nulla cogitur necessitate.» P.L. OLXXXII, 1004 D.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 99

De nombreuses expressions et comparaisons confirment avec


vigueur notre point de vue. Sans cesse revient sous la plume des
spirituels, surtout de Guillaume de Saint-Thierry, le « to hègemonikon »
des Grecs, transmis sans doute par Cicéron et par saint Augustin.
M.-D. Chenu a remarqué que le Docteur d'Hippone avait légué au
Moyen Age « l'intense valeur de mens » (161). C'est « la partie
supérieure de l'âme » qui préside à la science et à la vertu ; c'est le «
principale nostrum »... expressions courantes qui annoncent la
comparaison de Richard de Saint-Victor, citée plus haut : la tête.
La tête représente la liberté à l'œuvre, la personnalité capable de
l'intelligence des valeurs spirituelles, capable d'aimer et de décider
son action. La liberté a le principat. « Nous savons que, dans le corps
de l'homme, la tête tient le sommet ; le pied est en bas, le cœur au
milieu, à l'intérieur. La tête, c'est le libre arbitre. (Le cœur, c'est le
conseil ; le pied, c'est le désir charnel) » (162). «La tête régit tout
et le libre arbitre a reçu de droit le gouvernement et la conduite de
tout ce qui est dans l'homme. Et comme de ce qui est extérieur à
l'homme, il ne souffre aucune ingérence, également tout ce qui est
en lui, il le domine par la dignité de sa liberté » (163).
Cette liberté qui est autonomie par rapport à autrui et même à
Dieu, nous constitue dans notre moi et nous donne puissance, non
seulement sur nos instincts, mais sur les natures inférieures.
« J'entends par la dignité de l'homme, le libre arbitre, grâce
auquel il est donné à l'homme non seulement de s'élever au-dessus des

(161) Guillaume dit également! : principal^ cordis, principale mentis


(P.L. CLXXX, 522 A), princbpatum (IWd., 711 D). Il a même la
comparaison de lai « tête!» dans) son traité De la naturel et dignité de l'amour : « Le
siège de l'amour de Dieu, c'est l'esprit intelligent, tête de l'âme et la cime
de cet esprit lui-même.» (P.L. CLXXXIV, 392 C). Nous retrouverons, ce texte
important. En attendant, signalons1 que to hègemonikon est d'origine
stoïcienne, que par Origène cette expression est arrivée jusqu'à Grégoire de
Nysse d'où Guillaume l'a reprise, plutôt que de Cicéron (De natura deo~
rum, II, 11). Les platoniciens ont légué le nous, V animus dans son activité
noétique, dont saint Augustin fait lei mens qui à cette activité ajoute
l'autorité, un caractère personnel, sommet de l'âme où Dieu a marqué son
empreinte, où l'intelligence peut le reconnaître, le lire (memoria) : « C'est
à bon droit que la sagesse, est située dans le mens. On appelle mens en
effet ce qui, dans l'âme, fait la mémoire, ou miteux ce qui est eminent... Le
miens est comme la puissance de l'âme qui nous* fait adhérer à Dieu. »
(P.L. CLXXXIV, 397 C). C'est dansi son grand livre, La théologie au
xne siècle, p. 116, que M.-D. Chenu note « l'intense valeur de mens ». Nous*
allons; y revenir, y insister. Il y a là une clé; de la psychologie desi auteurs
spirituels du xne siècle.
(162) P.L. CXCVI, 1118 B.
(163) Ibid., 1120 A.
100 R. JAVELET

autres êtres humains, mais encore de les gouverner. . . La dignité


humaine se manifeste non seulement par une prérogative de nature (la
nature raisonnable), mais par une puissance de domination. » Ce texte
est de saint Bernard (164). Il exprime une mentalité générale, une
estimation de l'homme à la fois conforme à l'ascétisme monastique
et à la méditation de la lectio divina : la Genèse ne dit-elle pas que
l'homme a été créé à la ressemblance de Dieu et cette ressemblance
ne consiste-t-elle pas dans une participation de pouvoirs divins ?
« Dominari debuit homo omnibus » (165).

**
*

Liberté royale. — II est logique dès lors que les auteurs


spirituels soient unanimes à parler, comme saint Grégoire de Nysse, du
caractère royal d'une liberté qui ne s'est distinguée du posse naturel
que pour revendiquer un posse spirituel, transcendant et immanent
à la nature, le redoutable arbitrage de la destinée de l'individu,
l'autorité possessive et assujettissante des natures inférieures. « La
dignité de l'homme s'affirme dans le libre arbitre » (166). Guillaume
qui rattache la liberté à Yanimus ou mieux au mens (le « nous »,
centre d'activité dans l'intelligible) et non à Yanima (centre d'activité
dans le sensible), exalte « la faculté d'être libre et le pouvoir que
l'âme raisonnable a par soi de commander à toutes choses, de faire
servir les créatures à ses volontés et de se gouverner soi-même, ce qui
vraiment est le propre de la dignité royale » (167).
Richard également se garde d'omettre ce titre dont il couronne
lui aussi la liberté. La tête qui lui a servi de comparaison, n'est-elle
pas celle d'un roi, d'un grand roi qui connut de lamentables dé-

(164) « Dignitatem . . . demonstrate humanam non solum naturae praero-


gativa, sed et potentia dominatus. » (P.L. CLXXXH, 976 A). Saint BeiV
nard dit ailleurs : « Hac sane dignitatis . . . praerogativa rationalem
singulariter creaturam conditor insignivit, quod quemadmodum ipse sui
juris erat, suaeque ipsius valuntatis non neeessitatls erat quodi bonus erat :
ita et illa quoque sui quodammodo jurisi in hac parte exister et ...» Ibid.,
1020 B. C'est toujours dans la ligne du ■principatus ou, du to hègsmonikon.
(165) Hugues de Saint-Victor, Adnotationes elucidatoriae in Pentateu-
chon, P.L. OLXXV, 37 D. Comme l'indique le texte de la Genèse, la raison
de similitude de l'homme à Dieu n'est pas tant à chercher dans l'âme que
dans le principat de l'homme — je dirais dans sa personnalité. Hugues
écrit encore : « Similis, quod sicut Deus hominibus, ita homo animalibus
dominatur. Praesît ...» Ibid.
(166) P.L, CLXXX, 717 C. Cf. note 159.
(167) Ibîû., 715 C.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 101

chéanees, mais n'en est pas moins « le » grand roi : Nabuchodonosor.


A plusieurs reprises, il affirme que « ce roi qui préside et commande
à tous», symbolise à bon droit la libre volonté (168). Sans doute,
n'est-il pas toujours en paix, triomphant ; car il y a lutte entre
le spirituel et le charnel ; mais « il doit présider et commander aux
désirs spirituels comme aux appétits charnels» (169). Quand son
« pouvoir » est total, aux « cimes » du spirituel, où souffle « la brise
de la vraie liberté » (170), la liberté est royale! (171).
Et nous retrouvons enfin le terme de personne, facile à lier, grâce
au contexte, à la notion de liberté : « Par personne royale, nous
entendons (intelligimus) l'esprit (animum) royal. . . » (172). Et plus
loin, dans ce même De eruditione hominis interioris où Eichard décrit
les vicissitudes de la vie mystique, il écrit : « Puisque la personne
est le principe de tout, de droit elle peut être désignée sous le nom
de tête ...» (173). La comparaison se tient. La tête sert de moyen
terme entre la liberté et la personne. Et c'est dans le milieu spirituel
de l'animus (où luit l'intelligence de l'amour), que s'affirme la
personnalité aussi bien que la liberté.
La personnalité se dévoile, tout comme la liberté, à l'âge de
discrétion ; elle doit, comme elle, se dégager du mal qui rend esclave ;
elle lutte donc, comme elle, et possède toutes ses prérogatives : un
incontestable principat. Les deux notions sont évidemment
différentes. Mais, dans le langage courant et considérées dans l'action,
elles s'identifient entre elles avec la volonté ! En dehors des théories
trinitaires, les préscolastiques emploient peu le mot « personne »,
même alors d'un usage délicat. Ils ont des vocables de rechange et
s'ils sont moins précis, le contexte suffit pour qu'il n'y ait pas risque
d'erreur. Le vocabulaire n'est pas figé ... et les concepts eux-mêmes
glissent et tuilent pour une saisie toujours plus riche de la vérité
des êtres.
C'est ainsi que la liberté dans l'atmosphère spirituelle qui lui est
propre, dans la lumière de la sagesse, toute pénétrée d'amour, en
premier nous est apparue comme transcendante à la nature, mais liée
à elle pour lui donner de s'actualiser (voluntas), maintenant elle se

(168) P.L. CXOVI, 1120 B, 1240 B, 1255 A, 1281 AB.


(169) mid., 1128 C.
(170) Ibid., 111 B. Cette brise, c'esifc le pneuma.
(171) Ibid., 1290 B.,
(172) Ibid., 1308 A.
(173) Ibid., 1308 C.
102 R. JAVELET

présente à nous comme principe et source jaillissante de soi-même


(persona) .
Liée à la personnalité, elle en est, en fait, le forgeron. « Nous
nous créons d'une certaine façon nous-mêmes par notre libre
volonté » (174) . On se crée sa personnalité, mais on ne crée pas sa
nature. Cette création est le fait d'une direction, d'une régulation et
peut-être d'une révélation. « Deviens ce que tu es !» s'écrie Richard
après saint Augustin (175).
Si la liberté peut ainsi créer, c'est qu'elle est ouverte à l'esprit
d'amour. Car c'est l'amour qui est créateur. Il crée, il sauve, il recrée.
De là à montrer que cette liberté qui s'affirme autonome et royale,
peut sortir du régime clos de la possession et se manifester créatrice
d'autres personnes ou du moins évocatrice, il n'y a pas loin. Les
caractères forts suscitent des disciples. Nous sommes sur une voie qu'il va
falloir étudier. Elle nous achemine aux confins du mystère de la
Sainte Trinité.
Déjà Richard y faisait allusion dans son commentaire tropologique
de l'histoire de Nabuchodonosor. La comparaison du « Père »
identifié à la tête, à la liberté personnelle, est significative (176). C'est
que le Père, racine de la Trinité, est le « Sans-Principe et Principe
de tout », une liberté absolue, la personne-origine.
Guillaume de Saint-Thierry prélude aux développements que
fera Richard dans son De Trinitate. Nous sommes images trinitaires
du Dieu Trinité. Le libre arbitre, noblesse de l'homme, est
fondamentalement cette image en lui du Roi qui partage avec lui le pouvoir
souverain sur les créatures. Osons le mot : la personne est en l'homme
l'image de Dieu ; par la mémoire, l'intelligence et la volonté, elle est
« l'image de la Trinité souveraine ». Au Père correspond le mens
libre, puissant qui est « mémoire » du Créateur ; au Fils correspond

(174) Saint Bernard, De grab, et lib. orb., VI, 18 (P.L. CLXXXn,


1011 B).
(175> P.L. CXCVE, 1282 D. Pour nos spirituels, ce devenir est lié à
l'origine de l'homme par la memoria. L'image de Dieu devient
ressemblance divine. « L'homme animal apprendi à devenir spirituel. » Ibïd.,
90 D. « II retrouve sa dignité première et l'honneur de la liberté qui lui
est propre. » Ibid., 91 AB. Pour saint Bernard également, la raison d'image
est dans la liberté. La ressemblance, c'est la liberté libérée, qui a retrouvé
son pouvoir . . . qui est personne. Nous retrouvons la notion « forte » de
mens, chère à Guillaume plus particulièrement. Cf. Hugues de Saint-
Victor et la notion de, « restaurationi ». (P.L. CLXXVI, 412).
(176) P.L. CXCVI, 1308 C. (Texte cité précédemment . . . qui lie le De
ervMtione hominîs ihterioris au De Trinitate : la notion de personne est
théologique et psychologique à la, fois : elle est spirituelle).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 103

lïntelligence qui devient science et contemplation ; au Saint-Esprit


correspond la volonté, racine de la vertu, de l'amour, de la
Sagesse (177). Cette trinité de l'âme est comme la Trinité divine « une »,
in unitate spiritus. Nous sommes sur le plan spirituel.
Ici encore, avec Guillaume, l'influence de saint Augustin se fait
sentir. Il s'agit des trois facultés de l'âme ; mais sont-elles de réelles
facultés ? Ainsi la mémoire, face à l'intelligence et à la volonté, ne
correspond pas du tout à ce que les scolastiques appelèrent de ce nom.
Elle est le point d'attache eminent de l'homme à Dieu ; elle est le
sceau d'origine, la marque divine en l'âme humaine . . . Empreinte
spirituelle, elle est nécessairement souvenir : elle rappelle que nous
sommes de Dieu et elle tend à faire de nous des réponses d'amour
(la conversion est une «reconnaissance»). Image divine, elle est de
ce fait source d'autorité ; comme la liberté, elle confine pour le moins
à la notion de personnalité.

(177) « L'esprit de l'homme est àj l'image de Celui1 qui l'a créé. » (P.L.
CLXXX, 713 D)..| C'est ainsi que Guillaume aborde le problème d© l'image
divine. Nous l' étudions dians le chapitre suivant. Mais il est impossible
d'éluder ici, même provisoirement, cette notion capitale. Bien que moins
volontariste que saint Bernard, Guillaume aboutit à une conception
personnaliste de l'image. En effet, l'attitude de l'homme qui se tient droit «
manifeste la dignité souveraine, vraiment royale, de son esprit raisonnable. Elle
exprime la souveraineté que l'homme a reçue de Dieu sur tout ce qui
regarde en bas, et l'affinité profonde qu'il possède avec les réalités
supérieures, pour autant qu'il conserve intacte l'image qu'il tient de la nature,
■c'est-à-diire dans la mesure où chez lui l'esprit commande à la raison et
ne souffre pas que celle-ci porte son choix sur de vaines réalités. » (Ibid.,
714 B). Cet esprit qui commande à la raison, n'est-ce pas la personne ?
11 l'appelle encore «nature souveraine», «de race royale:». Il la compare
à une statue de potentat où la dignité royale est peinte sous: la forme d'un
manteau de pourpre, symbole de la vertu comme de l'autorité. « Cette
dignité de l'homme s'affirme dans le libre arbitre . .- . Cette liberté, cette
indépendance est à la base de la vertu ...» (Ibîû., 717 ABC). Après avoir
donné cette notion dei l'image de Dfieu et l'avoir située sur un plan
personnel, Guillaume aborde celle de l'image de la Trinité (Ibiâ., 721 B-
723 A). H faut évidemment lier mempria à cet esprit (mlpm) qui domine la
nature, et ne pas oublier d'envisager pensée et volonté concrètement :
« Ce que l'âme pense, est pour elle un accident ; ce par quoi elle pense,
constitue sa substance. Ainsi pour la volonté : vouloir quelque chose est
accidentel à l'âme; le vouloir lui-même, vodilà la substance de l'âme. »
(Ibid., 720 B). Il est curieux de constater que l'anthropologie de Guillaume
5e développe comme une étude ricardienne sur la Trinité: d'abord Dieu
personnel, puis la Trinité comme si ce Dieu, à partir die luwneme, s'était
déployé . . . ainsi la «personne» humaine et son déploiement interne. (Mais
par l'amour d'amitié, Richard rendra le déploiement externe, bien que
maintenu solidement par l'Esprit, nodus amoris, dans le sein du Père).
La progression est dans la connaissance ; elle dépend du degré de la
spiritualité diu sujet.
104 R. JAVELET

« Lors donc que la Trinité projeta sur le visage de l'homme,


nouvellement formé, le souffle de vie, elle plaça comme à l'endroit le plus
élevé de son être, la force de la mémoire afin qu'il eût toujours
présent à l'esprit le souvenir de la bonté et de la puissance de son
Créateur. Immédiatement, sans aucun intervalle de temps, la mémoire
engendra d'elle-même la raison ; puis la mémoire et la raison
produisirent la volonté. Or la mémoire possède et contient en elle le terme
où il faut tendre ; la raison connaît qu'il faut y tendre ; la volonté
y tend ; et ces trois forces de l'âme sont, en un sens, une seule chose
et néanmoins trois principes d'efficacité, tout comme, dans la Trinité
souveraine, il n'y a qu'une seule substance et trois personnes » (178).
Ici la « nature » a l'accent personnel. Le point de vue psychologique
de l'auteur transpose d'instinct les considérations théologiques issues
de la Bible ou des Pères. Le battement que j'ai souvent signalé est
ici très sensible et l'enseignement spirituel affleure. D'ailleurs il
inspire tout. Expérience intérieure, analyse fine de l'âme, morale
et mystique sont inextricablement mêlées à une science que nos
auteurs méditent avec tant de zèle et de persévérance qu'ils en viennent
à la faire passer dans leur expérience elle-même.

Personnalité et théologie trinitaire. — Insensiblement nous en


sommes arrivés à ces études trinitaires qui passionnèrent le xne siècle,
et qui nous intéressent ici parce que cette théologie, comme nous
venons de nous en apercevoir, fleurit avec une certaine exubérance
dans un chaud climat spirituel où la psychologie est présente. Non
seulement elle est présente, non seulement elle permet par l'analogie
augustinienne de se mieux représenter quelques-uns des aspects du
grand mystère de Dieu ; mais surtout elle sort enrichie de ces études
ardentes où les penseurs abordaient l'Inconnaissable. C'est que ces
études n'ont rien d'abstrait, qu'elles expriment une expérience
corrélative de l'humain et du divin, abouchés mystiquement par la vie
spirituelle en ses hauts vols, plus que joints noétiquement par la
célèbre déclaration du Dieu de la Genèse : « Faisons (au pluriel)
l'homme à notre image, à notre ressemblance ! »
Peut-être objectera-t-on que Guillaume de Saint-Thierry que je
viens de citer, n'illustre pas toujours cet état d'esprit qui fait des
études trinitaires de l'époque des mines de connaissances psycholo-

(178) P.L. CLXXXIV, 382 OD.


PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 105

giques. Il; est exact que VEnigme de la foi est une spéculation qui
prend son départ des données bibliques et conciliaires plus que de
ces observations sur le moi, lesquelles permettent ailleurs une
audacieuse induction de l'homme à Dieu. Ailleurs, c'est-à-dire dans les
traités De la nature du corps et de l'âme, De la nature et dignité de
l'amour, La lettre d'or, Le commentaire sur le Cantique où la Trinité
apparaît comme la « forme formatrice » de l'âme — la marquant au
sceau du nombre et de l'unité, d'une empreinte qui invite à
l'ascension de l'amour comme de l'intelligence, l'analogie ayant ici valeur
de sacrement plus que de signe, de réalité plus que de symbole (179).
Dans VEnigme de la foi, Guillaume reste platonicien, fidèle à sa
pensée, mais il veut réagir contre le rationalisme de Pierre Abélard
et de Guillaume de Conches ; d'où cette façon d'écrire, faite de
précision des vocables et « d'un certain agnosticisme aussi pieux
qu'éclairé » (180). Le mot pourrait être mal interprété... si nous

(179) la'Enigme de la foi, n'est pas sans teneur psychologique lorsqu'on


veut bien décanter des textes aussi fervents que celui-ci . . . que je cite
pour réagir contre une réputation de « sécheresse » intellectuelle : « Cette
divine procession (du Sainti-Esprit) se prolonge en quelque sorte vers les
créatures, et en cela l'ESprit-Saint est appelé le Don de Dieu. Nul ne peut
recevoir de Dieu aucune grâce, aucun don, s'il n'a d'abord reçu l'Esprit ;
et des dons qu'il peut recevoir, nul qui ne vienne de l'Esprit., Le plus
excellent de tous est sans conteste la charité. L'EspritaSaint est en effet
la Charité du Père et du Fils, l'amour par lequel ils s'aiment et par lequel
ils sont un ; lorsi donc qu'il est donné à l'homme, cet Esprit allume en son
cœur la flamme de la dilection de Dieu et du prochain. Et cet amour de
dUection n'est autre] que celui par lequel Dieu est cTvaritê. De® largesses de
l'Esprit de Dieu, le monde entier surabonde : il y parachève toutes, choses,
tourne vers Dieu le cœur de l'homme, illumine le® intelligences, donne sa
forme à l'affection. A lui seul il suffit à tout, mais à lui seul parce qu'il
demeure inséparable du Père et du Fils et qu'il accomplit avec eux, sans,
ombre de séparation, tout ce qu'il opère en ce monde. » P.L. CLXXX,
439 B-440 D. Selon J.-M., Déchanet, Guillaume s'inspire ici de Saint
Augustin (De Trinitate, XV, 17, 31), et le passage, ici en italique, montre que
Guillaume « voit, dans l'intervention du Saint-Esprit, toute autre chose
qu'une pure appropriation. » (Guillaume de Saint-Thierry , p. 108, n. 3). J'y
découvre surtout le caractère personnel de l'amour ; Vagapè n'est ni
physique, ni extatique ; c'est l'unité de plusieurs personnes. J'y reviendrai.
Pour ne pas réduire à l'Enigme de la foi, la théologie trinitaire de
Guillaume, je souligne ici qu'elle est le cœur du De natura corporis et
anîmae (P.L. CLXXX, 721-722). Cf. Expositio altéra super cantica canti-
corum (ibïd., 503 CD); Epistola ad, fratres de monte Dei, U, 2, 12i; Dé
natura et dignitate amorîs, II, 3. J.-M. Déchanet est un guide sûr en la
matière : Œuvres choisies de Guillaume de Saint-Thierry, p. 250.
(180) J.-M. Déchanet, GwllUume de Saint-Thierry, p. 90. Cf. P.L.
CLXXX, 397 A. A mon avis, il faut interpréter « mens terrena »
strictement : l'esprit humain sans la grâce « ne pénètre pas rtnscrutable » ;
mais « il est pieux » de 1© tenter :■ à un certain niveau de la vie spirituelle !
106 B. JAVELET

étions en pure spéculation théologique ; mais ce traité est lui aussi


pregnant de spiritualité édifiante ; il se situe en pleine foi et les
démonstrations se font dans cette ténèbre mystique qui n'interdit
pas l'intelligence, au contraire ; car l'intelligence, c'est la raison que
la foi, dans la lumière de la charité, transfigure et rend capable
de contempler. Derrière les mots, il y a les Personnes divines qui sont
«"puissance, sagesse et bonté », mais que constituent les relations,
actes de personne à personne, donnant ou acceptant le bien commun :
la nature divine. Ces personnes qui revendiquent ce qui est leur,
existent l'une pour l'autre. Nous nous trouvons sur un plan personnel
où s'échange Vadmirabile commercium ; c'est pourquoi Guillaume
ici n'a pas fait grand cas des appropriations augustiniennes qui
l'auraient laissé sur le plan de la nature. Il s'inspire des Grecs et
prélude à Bichard . . . qui, lui, saura faire une psychologie de l'amour
d'amitié, une psychologie de la personne, dépassant la psychologie
des qualités ou facultés naturelles, due plus particulièrement à saint
Augustin (181).
Saint Bernard qui laissa à son ami Guillaume le soin d'un traité
sur la Trinité, nous apparaît plus préoccupé de l'image divine
(mémoire, raison, volonté), tombée dans la dissemblance et ramenée à. la
ressemblance divine : l'homme est l'objet de la sollicitude de )a
Trinité ; chaque Personne s'approprie la réformation de chacune
de ces facultés « qui constituent l'âme elle-même ». Dieu-Vérité
guérit la raison ; Dieu-Charité donne joie à la volonté ;
Dieu-Puissance « fixe la mémoire à sa source intarissable » (182).
Quand la ressemblance est acquise, il y a unitas spiritus. (Elle
existe aussi bien dans le cas d'adhésion totale au démon dans la
dissemblance.) Ceux qui sont unis à Dieu par la charité, «ne font

(181) Saint Augustin, De Trinïtate, IX, 2, 2 ; IX, 12, 18 ; X, 11, 17-18 ;


X, 12, 19 ; XIV, 8, 11 ; XIV, 12, 15. Grégoire de Nysse avec la trilogie :
nous kai logos kai agapè (P.G. XLIV, 137 BC) aurait selon Déehanet
inspiré à Guillaume de transposer sur le plan ontologique les données!
psychologiques de saint Augustin. Je crois* plutôt à une transposition de la
nature à la personne ; nous sommes toujours en psychologie ; mais
l'intelligence lit le secret de cette image trinitaire et ici intervient le
platonisme de nos auteurs : l'analogie de type scolastique ne joue pas, l'image
est une certaine réalité de Dieu en l'homme. La contemplation est possible
dans ce miroir ; mais n'oublions pas que le platonisme n'est pas seul en
jeu. Le miroir est celui de la foi. Les distinctions « grâce et nature » ne
sont pas encore au point ... et le saut se fait plus entre la raison et
l'intelligence qu'entre l'homme et Dieu — l'homme spirituel !
(182) Saint Bernard, Sernwnes in cantica canticarum, XI, 5-6 (P.L.
CLXXXin, 824-827). Cf. Serra. XLV, De diveTsïs (Ibid., 667 A--669 B) ; de
même Guillaume, PX. CLXXXIV, 382 B.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 107

plus qu'un seul esprit avec lui» (183). Cette unité spirituelle
comporte une conformité des vouloirs et une union des personnes dans
un même amour. La description de la vie spirituelle, purificatrice de
la nature déchue, ne doit pas faire oublier que le drame est un drame
d'amour, de personne à Personnes et qu'au terme l'homme se trouve
emporté dans l'extase trinitaire. Si le Saint-Esprit est « le baiser
de la bouche », échangé par le Père et le Fils, l'homme sanctifié se
trouve au milieu de ce baiser. Il aime Dieu par l'amour dont Dieu
s'aime ; il Le connaît par la science dont II se connaît. Si saint
Bernard avait écrit un De Trinitate, c'est à ce niveau qu'il l'aurait médité
ou plutôt contemplé. Avec lui, comme avec Guillaume, point ne s'agit
de vaines théories. L'étude de la Trinité suppose une foi illuminée
par l'amour. Elle cherche non l'idée de Dieu, mais l'intelligence de
Dieu (184).
Si nous passons aux Victorins, nous trouvons une semblable
conception de la théologie. Pour Hugues, certes, la raison est
impuissante à démontrer la Trinité ; mais il est une expérience du monde
créé et de l'homme en particulier qui permet de lire ce mystère
de Dieu, non in se, mais in similitudine, « parce que la création a été
faite pour qu'en elle Dieu soit vu ! » (185). De même que la pensée est
un verbe intérieur — verbum cordis — , et que la révèle la parole,
— verbum oris — , ainsi peut-on connaître la Sagesse divine invisible
par la manifestation de son œuvre. « Loquitur omnis natura ad aucto-
rem suum et indicat quod factum est, opificem, intelligendi sensum
habentibus » (186). La foi alerte donc la raison par des textes sacrés,
mais la connaissance du Dieu d'Abraham, du Dieu personnel, est le
fait de l'intelligence qui déchiffre dans l'univers les vestiges et dans
l'homme l'image de la Trinité.
Le plus aisé est de lire en soi. « La créature raisonnable connaît
plus facilement son Créateur (qu'elle ne voit pas), lorsque son
intelligence découvre qu'elle-même a été faite à son image» (178). Ce
qu'elle découvre, ce qui surgit à son regard intérieur, c'est « une
certaine trinité » dans Vunité. « Et est mens et sapientia de mente

(183) Saint Bernard, Serm. IV, 3, De diversis (P.L. CLXXXIH, 553 A).
Cf. Serm. XI, 5, Pis. Qui habitat (Ibid., 228 A) ; Serm. In nataXi s. Bene-
dicti, 5 (Ibid., 378 O>.
(184) Serm. III, 6, In Cant. cant. (Ibid., 796 BO ; Serm. VIII, 7, 8, 9
(Ibid., 814); De diligendo 2>eo|, X, 28 (P.L. CLXXX, 991 A).
(185) Hugues de Saint-Victo», De sacramentis, I, 3, 19 (P.L. CLXXVI,
224 I>225 A).
(186) Ibid., 2,25 B.
(187) Ibid., 225 C.
108 B. JAVELET

et de mente et sapientia amor » (188). Cette expérience est lumière ;


l'esprit grâce à elle s'élève jusqu'à Dieu. Le mens est alors memoria,
une mémoire qui reconnaît en elle que Dieu est Sagesse, une Sagesse
qui entraîne l'Amour et suppose la Puissance (189).
Dans une ambiance platonicienne et augustinienne, on retrouve
les thèmes connus, les traditionnelles démonstrations (au sens premier
de montrer, plutôt qu'au sens d'argumenter) . Plus que dans l'Enigme
de la foi, on trouve des linéaments de psychologie de la joie (190), de
la beauté (191), de la bonté (192), que d'autres Victorins, Achard et
Richard, accuseront, mettront en relief dans leurs De Trinitate. Je
tiens à remarquer ici qu'un réalisme nuancé et une mentalité,
amoureuse du concret, empêchent de voir dans l'exposé de Hugues un
simple passage par analogie de facultés naturelles à une trilogie
de personnes. L'attribution au Père de la puissance, au Fils de la
sagesse, au Saint-Esprit de l'amour situent ces facultés sur un autre
plan, et, de fait, une fois les attributions faites, tout se passe en
somme à la manière grecque ; car si le Père est puissance, ce n'est pas
parce qu'il a priorité sur une nature puissante infiniment, c'est parce
qu'il est la source jaillissante du Verbe. Dans l'âme, image de
l'ineffable Trinité, ce qui est expérimenté, ce ne sont pas tant des facultés
qu'un jeu de relations. « Pourquoi y a-t-il ressemblance ? » se demande
Hugues. C'est « parce que dans l'esprit (mente) raisonnable, il y a une
certaine puissance, une certaine force d'où peut être ce qui n'est pas
encore ». De l'esprit est né sa propre sagesse (intellectus) , etc. « Non
erat potentia de aliquo et de ipsa sapientia erat ... ». Ainsi, après

(188) Ibid., 225 D.i


(189) « Et conscendit mens afo (istis per haec illumtnata et considérât
créât orem suum, sapientem esse et eapient'iam hiabere et ex ipso esse sapien-
ti&m suam ...» Ibid.
(190) « Quemadmodum in una anima mens et intellectus et gaudium ;
et mens quidem a se est ; intellectus vero de sola mente est ; de mente
autem et intellectu; gaudium. . . » Ibid., 232 D.
(191) «... Ita in corpore uno, et figura est, et forma et pulchritudo,
tria haec.1 Et vjidetur figura prima esse ad) sulbstantiam, deinde forma et
ex utroque pulchritudo ...» Ibid. {PuLchritudo peut aussi, quand il e'agit
de l'âme, se référer directement à la sagesse. Ibiû. 230 D).
(192) « Attribudtur Patri potentia et Filio sapientia et Spiritui
sancto bonitas sive benignitas. » Ibid., 227 O. Pourquoi le Saint-Esprit
est-41 qualifié bon ou bienveillant ? « Ne crudelis existimaretur Deus et
consternaretur ad eum conscientia humana, si Spiritum habere dicere-
tur Deus, et non additum fuisset sanctus vel benignus. Quondiain spirit us
per se rigorem quemdam, significare videtur, et crudelem denotare. » Ibiû.,
228 D./
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 109

ascension de l'esprit, apparaît le jeu divin des relations


personnelles (193).
Comme pour les autres auteurs spirituels, cette ascension est
mystique. C'est Yanabathmos de Guillaume, Vanagogè de Hugues. Nous
n'avons pas insisté sur ce que ce dernier dit de la procession du Saint-
Esprit ; mais l'ultime Personne de la Sainte Trinité n'est pas conçue
strictement à l'intérieur de la divinité. Pour Hugues, comme pour
saint Bernard, de telles considérations sur l'ineffable ne se légitiment
qu'en fonction de la sanctification de ceux qui méditent et
contemplent les mystères sacrés. De même que le mens-memoria branche
l'homme sur Dieu, de même, pour clore le cycle, le Saint-Esprit par
l'infusion de la Charité branche Dieu sur l'homme. En fait, c'est lui
qui a amorcé ce merveilleux circuit d'amour : « Spiritus ad sanetifi-
cationem ! » (194). L'intelligence de Dieu n'est possible que selon
l'Esprit ! Hugues termine la troisième partie du De sacramentis qui
résume ses idées sur la question par une formule qui est un écho de
Guillaume de Saint-Thierry : « Id. . . dicendum erat de Deo ut
intelligi aliquatenus posset quod comprehendi non poterat » (195).
(193) Ibid., 228D-229A. Tout le chapitre qui suit — XXVII —, parte
sur ce qui est commun et distinct dans les Personnes divines. « Quia Deo
habere idem est quod esse et omne quod in Deo est aliud quam Deus
esse non potest, Pater potentia est et Filius potentia est et Spiritus sanc-
tus potentia est . . . Sed Pater potentia est et potentia nulliu® est quia a
nullo est. » Ibid., 230 A. La distinction « habere — esse » a une valeur
existentielle. Ce n'est pas sans raison qu'après avoir énoncé la triade :
Mens - sapientia - amor {ibid., 225 D), Hugues adopte avec insistance, et
précisément quand il a besoin d'expliquer le déploiement trinitaire, cette
autre triade, parallèle: Potentia, sapientia, amor {ibid., 229 B- 230 D) —
ou :; Potentia, sapientia, bonitas {ibid., 229 OD) — ou : Potentia, scientia,
voluntas {ibid., 230 D). Puisque la puissance est commune aux trois
Personnes, cette appropriation — qui n'est pas en rapport symbolique avec
la création — a été choisi© pour signifier une certaine aséité personnelle
du Père, l'Anarque dfes Grecs, le Principe jaillissant de cette effervescence

divine qui s'épanouit et se clôt dans l'Amour (Amor ou dilectio, écrit


Hugues . . . l'agapè dans la communauté des trois Personnes).
(194) Ibid., 226 O. L'auteur de la Summa sentenUarum qui écrit comme
Hugues : Mens, sapientia, amor {ibid., 31 B) Potens, sapiens, benignus
{ibid., 57 D) — Passe, scire, velle {ibid., 58 A), outre la formule qui
rappelle le pouvoir sanctificateur de l'Eisprit dans le monde : « Inspiratur a
Pâtre et Filio ad sanctificandum. » {Ibid., 31 D.) On aurait l'impression que
la plénitude trinitaire est fonction des créatures! ! Remarquons simples
ment que les» spiflituelsi du xir siècle, comme les Pères grecs, n'oublient
pas le Saint-Esprit : ils en exaltent le rôle. Et pour cause !
(195) Ibid., 234 B. Noter en ce passage* l'importance que Hugues donne
aux mots. On y sent ce réalisme biblique qui, fécondant les vocablesi par
l'intelligence, leur confère une puissance, une efficacité. Guillaume dans
l'Enigme de la, foi semble, nous l'avons vu, plusi « agnostique », sanst doute
sous l'influence de la mystique diyonis&enne.
110 B. JAVELET

L'infini échappe aux prises du fini ; cependant il existe dès ici-bas


une certaine possibilité d'intelligence de Dieu. La raison et la
connaissance des créatures y aident ; mais il y faut essentiellement un saint
désir, né d'une inspiration divine (aspiratio), et la doctrine dont
l'autorité évite les aberrations. En somme, « la raison humaine si elle
n'est illuminée par le Verbe de Dieu, ne peut voir le chemin de la
Vérité » (196). L'ascension vers Dieu ne se fait pas sans Dieu. Pour
une saine théologie, il est essentiel de s'engager sur ce chemin !
Ce que nous savons du De Trinitate d'Achard de Saint-Victor par
l'excellente ... et trop brève introduction de J. Ribaillier (197),
n'infirme pas ce que nous venons de dire, décrivant l'état d'âme et le
biais intellectuel par lequel les auteurs spirituels du xne siècle
abordent un mystère, où s'éclairent mutuellement l'homme et Dieu !
Ce traité semble faire pont entre VEnigme de la foi dont il partage
la rigueur spéculative et le De Trinitate de Richard, par « un
parallélisme de pensée incontestable » et par une similitude de plan.
Ici, il faudrait évoquer saint Anselme, car ce parallélisme, cette
similitude lui sont attribuables. J. Ribaillier fait remarquer
justement que si « le passage du monde des visibilia à celui des invisibilia
se fait chez les deux Victorins au nom d'un principe commun :
attribuer à Dieu tout ce qu'il y a de meilleur », c'est parce qu'ils
empruntent à saint Anselme l'axiome : « id quo nichil majus cogita ri
potest, lequel devient chez Achard : Deo nichil pulcris et majus
esse vel cogitari potest, et chez Richard : id quo nichil est majus,
quo nichil est melius. » Achard est plus audacieusement platonicien
que Richard qui, sur ce point, dans sa prudence et un souci premier
de se faire comprendre sans risque de scandale, s'apparente davantage
au Guillaume dogmatique de VEnigme. Cela explique que l'un ait jeté
son dévolu sur la beauté (où Hugues ne voit qu'un vestige physique
du Verbe- Vérité) et que l'autre ait préféré la bonté. Dans le
déploiement de la pluralité divine, chacun part de l'une ou l'autre notion
qu'il a choisie, mais c'est du même pas. D'ailleurs Richard, soucieux de

(196) Ibid., 234 O.


(197) J. Ribaillter, Richard de SaMt-Victor, De Trinitate (Vrin,
1956). Le texte critique est précédé d'une étude qui, avec concision et
précision, décrit « les sources », lointaines ou proches, de l'œuvre originale
du saint prieur. Le parallèle qu'il fait entre les deux De Trinitate, celui
de Richard et celuji d'Achard, est fort précieux. On sait que le De
Trinitate d'Achard a été retrouvé et identifié par M. Th. d'Alverny -J Rech.
Thedog. anc. med., XXI, juil.-déc. 1954, p. 2891-306.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 111

Caritas ordinata et d'éviter une quaternité de personnes en Dieu, se


réfère implicitement à la beauté, harmonie, équilibre des
proportions, et Achard reconnaît qu'on peut partir de la notion de bonté, de
charité mutuelle : « Elle aussi ne peut se trouver qu'en plusieurs. Et
l'on ne peut rien concevoir de meilleur et de plus délectable » (198).
N'insistons pas sur l'influence de saint Anselme : c'est de ce moine
surtout que vient cette conception de la foi qui cherche intelligence
de ce qu'elle croit : le climat mystique où évolue l'argumentation de
la raison et les enquêtes de l'esprit, leur donne une valeur qui
déroute une abstraction rationaliste, mais non pas un existentialisme
chrétien. L'homme est embarqué ; l'attitude rationaliste a quelque
chose d'artificiel. Les disciples plus ou moins lointains de saint
Anselme vivent et pensent dans le réalisme de leur foi.
Je voudrais, avant de plus amples considérations sur ce sommet de
pensée et d'amour : le De Trinitate de Richard, signaler combien ils
se rapprochent de Hugues dans la différenciation des personnes. La
définition de Boèce, même lorsqu'elle est conservée, en fait n'est plus
admise. La différenciation des propriétés personnelles réside dans la
cause originelle : tel est le sentiment d'Achard. « Chez Richard les
mots cause et origine sont synonymes» (199). Or Hugues dit avant
eux que le Père est son propre principe et celui du Fils, et que l'un
et l'autre sont principes du Saint-Esprit. Le Père est la Puissance
a semetipso ; il ne l'a pas seulement comme les autres personnes ; il
Test personnellement, parce qu'il est leur origine. L'aséité est
transposée sur le plan personnel et ce qui a. troublé bien des commentateurs,

(198) J. Ribaillier, De Trinitate, p. 31-32. L'auteur remarque lui-même


combien Richard est sensible à la beauté : « Ce triadisme repose sur une
conception de la beauté qui est ordre, arrangement, harmonie de la
multiplicité dans l'unité. Efc cette idée d'un ordre harmonieux est essentielle
chez Richard. Elle s'exprime dans les mots concordia, concwrsio, confede-
ratio, ou encore! dan® la définition de la caritas ordinata, dans la très
belle répartition des propriétés au sein de la Trinité.» (Op. cit., p. 26).
Achard efc Richard ont profité tous deux de l'enseignement de Hugues. Par
lui, leur fut communiqué ce sens tout platonicien de la beauté qui est
mesure et ordre mathématique. Les Grecs n'ont pu exprimer l'Histoire s
leur dialectique immobile s'y refusait. La Trinité du Dieu immuable, ce
mouvement sans Histoire, quelle tentation pour l'esprit des platoniciens !
Maist quelle ajudace chez Richard de lier la beauté à cet amour qui mit
en branle la dialectique de la création, Nousi verrons ce qu'il en est de
sa dialectique immuable et belle et frémissante d'amour au sein de la
Trinité.
(199) Op. cit., p. 32. Cf. notre note 193.
112 R. JAVELET

nous espérons, grâce à ce qui suit, en donner une suffisante


explication (200).
**
*

Interpretation du « De Trinitate » de Richard. — Comme une


mutation suppose une évolution, ainsi l'œuvre « unique », originale,
de Richard est en continuité — ou en contiguité — avec les
auteurs spirituels préscolastiques. La fleur est dans sa tige et
pourtant si différente et combien plus jolie. Tous ont admiré l'œuvre
du Victorin, et elle fut reléguée hors du champ de conscience des
théologiens, dans les cloîtres : c'était sans doute une justice, car
c'est une œuvre mystique ; pour être comprise, il lui faut plus que
la science : la sagesse spirituelle ! Comment s'étonner que ceux qui,
d'aventure, se sont intéressés à elle, l'aient souvent mal
interprêtée ? On a voulu y voir une construction métaphysique. Elle est
dans la ligne de ce que nous venons de développer, mais à une
cime.
Le Père Ethier est un cas typique d'incompréhension. Il finit
pourtant par s'apercevoir que la formule de Richard, concernant la
personne « n'est pas une définition qui ait valeur ontologique ».
Il semble bien que pour lui rien n'a de valeur que l'ontologie. Aussi
est-il fort surpris que le prieur ait pu se laisser fasciner par sa
théorie . . . car il est évident que Richard a conscience d'avoir fait
œuvre utile : « Credo me nonnihil f ecisse ...» (201 ) Comment
Richard a-t-il pu prôner avec tant d'assurance une théologie qui
« ne contient vraiment aucun élément objectif fécond ! » (202) Au

(200) J. Ribaillieor se demande à propos de la pluralité incréée dont


parle Achard, s'il s'agiti de la Trinité ou des archétypes. Il penche pour
le monde des Idées ; j'avoue préférer l'autre solution. Richard,
également accusé d'équivoque, sera une clé, peut-être, pour certains textes1
d' Achard (op. cit., 30).
(201) P.L. CXCVI, 893 A.
(202) A. -M. Ethier, Le « De Trinitate » de Richard de Saint-Victor,
p. 95. L© Père s'en prend ici à la définition de la personne. Mais en fait
c'est l'expression d'un jugement global. Il critique les idées, le
vocabulaire ; les nouveautés, de Richard ne sont que « maladroite industrie »,
etc. Bref, il le juge en, Dominicain, à la lunette du, thomisme. Il semble
que le Victorin lui! ait répondu d'avance : « Haec sicut pro modulo nostro
potuimus de personae significatione, variatione, descriptione digessimus.
Si quis autem nomen individui, nomen personae vel existentiae aliter
quam assignavimus accipit, et seeundum acceptionem non nostram, sed
suam argumentando procedit, et ratiocinationis suae exitum ad incon-
veniens deducit, sciât quoniam adversum me nihil agit. Et si putat agere,
seipsum illudit et nescit. » (P.L. CXCVI, 947 A).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 113

lieu d'être si catégorique, n'aurait-il pas fallu essayer de ...


comprendre ! oui, de comprendre la pensée de Richard en épousant
sa tournure d'esprit, en communiant à son monde intellectuel et
spirituel ? C'est sa vision de l'homme et de Dieu que nous
voudrions avoir pour parler de sa doctrine sans trop d'inexactitude.
La dialectique ricardienne m'apparaît comme la traduction
rationnelle d'une contemplation. Richard après avoir parlé des étapes
et des modes de la contemplation, en donne un exemple privilégié :
au terme de l'ascension spirituelle, le mystère de Dieu — du Dieu
personnel des chrétiens — , la Trinité révèle à l'âme quelques lueurs
de son brasier. Avec le buisson ardent s'engage un dialogue
mystique (203).
Comme ce dialogue se fait par le truchement de l'âme en son
sommet, par l'intelligence de l'expérience de Dieu qui signe sa
créature de son sceau trinitaire, nous pouvons en tirer quelque
enseignement psychologique, particulièrement sur cette notion de
personne qui eut un tel retentissement dans les milieux augusti-
niens et jusqu'à saint Bonaventure. Aujourd'hui elle attire encore
l'attention et provoque quelque irritation : n'est-elle qu'une trouvaille
flatteuse et décevante ?
Le Père de Régnon a compris que les théologiens thomistes
interprétaient Richard de travers et qu'il y avait un problème à
résoudre. Un penseur, si admiré jadis, ne pouvait être jugé à la
légère. Mais Th. de Régnon n'a pas deviné que la fortune et

(203) II faut distinguer les genres des modes de la contemplation. « Si


la division des six genres sei fonde sur la nature des objets contemplés,
celle des trois modes étudie le comportement de l'esprit qui! contemple,
aux différents stades de la vie| spirituelle, et se préoccupe de déterminer
les rôles respectifs de l'activité humaine et de la grâce divine dians l'acte
contemplatif. » J. Chatillon, Les trois modes de la contemplation, dans
Bulletin de littérature ecclésiastique, t. XLI, 1940, p. 3. Comme la
description des genres est f aâite dans les Benjamin selon l'ordre de grandeur
des objets contemplés et que dians cies mêmes traités celle des modes est
en fonction de l'exc&ssws mentis in Deum, nous avons en fait un
itinéraire spirituel que dl' aucuns ont assisz mal débrouillé. Les modes
apparaissant tels dies degrés (P.iL. CXCVI, 170 B), le problème n'est pas tant de
situer le De Trinîtate en rapport avec les genres de contemplation que de
savoir à quel degré de vie spirituelle il faut se hausser pour voir comme
Richard et l'interpréter en rigueur de vérité . . . Reconnaissons que la
sympathie die Th. de Régnon pour Richard a été communicative et que
les chercheurs d'aujourd'hui, historiens, théologiens, rendent de plus en
plus justice à l'émanent Victorin. Parmi eux, qu'il me soit permis de dire
que J. Chatillon, de plus en plus consacré è, de minutieuses critiques
textuelles, étudie Richard avec une âme ricardienne.
114 R. JAVELET

l'abandon des conceptions de notre Victorin correspondaient à un


changement profond de la structure mentale des théologiens,
platoniciens d'abord, puis thomistes, mystiques d'abord, puis
métaphysiciens. La fidélité des cloîtres à Richard ne fait que confirmer
ce point de vue.
Le Père de Régnon, malgré sa sympathie pour Richard, n'a
pu se dégager pour le juger du préjugé ontologique. Toutefois il
eut l'idée de le rattacher aux Grecs (204). Il comprit que sa visée
atteignait en premier la personne et par elle atteignait l'essence ou
nature. Saint Augustin remontait par ses analogies de la nature
à la personne : une telle démarche correspondait encore à quelque
chose de réel parce que l'illumination divine l'éclairait et que la
personne était pour lui un tout concret, contenant dont la nature
était le contenu. Cette conception, nous l'avons retrouvée chez nos
spirituels. Mais nous avons vu que leur démarche était si réaliste
que la connaissance médiatrice de l'âme humaine était non pas
une simple connaissance des facultés, mais d'une personnalité en
quelque sorte trinitaire. Th. de Régnon a donc vu partiellement
juste ; mais il n'a pas considéré suffisamment l'aspect
psychologique ou spirituel du problème ; de plus, il attribue d'instinct à
Richard la conception scolastique de la personne, lorsqu'il le dit
envisager la personne in recto, la nature ex obliquo. Ce qui fausse les
données.
On sait que les scolastiques se représentent « la substance comme
le substratum, à la fois logique et métaphysique, de toutes les facul-

2e série,
(204) Th.
Retaux,
de RiÉGNON,
1892, p.Etudes
240-241.
de Parmi
théologie
les positive
Grecs, il
surcjite
la Sainte
saint Grégoire
Trinité,
de Nazianze et saint Basile. Il insiste sur l'importance que Richard attache
à la distinction entre la procession immédiate et la, procession médiate:
il y voit une: preuve .incontestable de l'influence orientale. Il n'ignore
pas que Richard poit un mystique ; maris le mo* a sons sa plume
ce sens flou et sentimental, usuel, non technique, si péjoratif
pour ce qui relève de la connaissance : Richard pense surtout par le
cœur ! « Son ardeur est telle qu'il se persuade avoir démontré
par syllogismes ce qu'il croit par une amoureuse foi», op. cit.,
p. 236. La véritable mystique est au contraire une garantie de vérité où
une expérience suscite ou confirme l'oeuvre de raison. A ce propos, notons
que contemplation est) à prendre dansi un sens plus large que dan® le
langage courant (elle embrasse la création et Dieu lui-même) et dans un
sens technique, car, s'il ne s'agit pas forcément d'extase, il y a toujours
la foî à la base et le regard qui contemple, part du mens illuminé : c'est
Je regard de l'intelligence. Le sujet connaiiissant n'est pas une simple
c(ire vierge ; il ne lui suffit pas de recevoir la lumlilère ; il do|i!t être
lumineux lui aussi et capten dans son seftn dilaté cette lumière des autres
êtres. (P.L. OXOVT, 5® B; 171 D; 1264 A.)
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 115

tés et opérations de l'être» (205). La personne chapeaute la nature


et certains post-scolastiques en ont fait une entité surajoutée. Cette
substantialisation de la personnalité est un danger qui guette les
penseurs, si tentés déjà de « chosifier » la nature. C'est une tentation
pour des théologiens projetant, par la baliste de l'analogie, des1
concepts de facultés humaines sur des Personnes divines. Pour des
saint Thomas, les considérations de type augustinien ne sont plus
que de lointaines comparaisons, plus utiles dans leurs références
à l'homme que dans leurs rapports avec le Mystère du Dieu-Trinité..
Richard évite l'écueil scolastique, ou plutôt il l'a ignoré ; mais
il prétend à une connaissance sublime. Certainement il a été
influencé par les Grecs, tout comme Guillaume de Saint-Thierry ;
mais est-ce par lecture directe ou par l'apport traditionnel
platonicien ? S'il s'est baigné dans le courant de la théologie grecque, n'est-
ce pas plutôt dans le fleuve de feu du mystique Grégoire de Nysse
plus que dans les polémiques trinitaires de saint Basile ou de saint
Grégoire de Nazianze 1 (206).
N'est-il pas permis de penser qu'il s'est lui-même élevé à une
certaine intuition du divin. Sa contemplation a embrassé et la
création dans son rapport essentiel avec le Créateur et Dieu lui-
même en ce qu'il s'est amoureusement révélé à l'homme. « II
s'asseoit près du Seigneur, écrit-il, celui qui transcende par un
soulèvement de l'esprit ce qu'il y a de glissant dans l'humaine
mutabilité, tout ce qu'il y a d'incertain dans son ambiguïté et qui, fixé
dans cette lumière de l'éternité, forme en soi la similitude de l'image
contemplée. Pour nous tous, dit l'Apôtre, le visage découvert,
réfléchissant comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes
transformés en la même image, de clarté en clarté, comme par le
Seigneur qui est Esprit. II Cor. III, 18» (207).
La sublevatio ! C'est ici que va se franchir le plus profond
abîme . . . celui qui se creuse entre le Créateur et sa créature. Et

(205) T!h. de RJêGNON, op. CM.; p. 262-263.


(206) Jusqu'à saint Grégoire de Nysse, toute spiritualité était
systématisée et plus ou moins intégrée à une métaphysique. Il y apporta plus
d'affectivité et de psychologïte. Il tradiuâsit plus qu'il ne dogmatisa sesi
expériences. Il me semble le créateur de la. psychologie mystique. Cette
psychologie, nourrie de Bible, sous^tendue d'origénjsme, est en harmonie
étroite avec une théologie sacramentaire. Si nous écartons mentalement
cette théologie, rien n'est plus proche de nos spirituels du xne que saint
Grégoire de Nysse.
(207) P.L. CXOVT, U7 D.
116 R. JAVELET

la créature ne peut le franchir que grâce à Dieu, per mentis


excessum. Si elle y parvient, elle verra « ce qu'auparavant elle n'a
pu en aucune manière pénétrer» (208). Après l'imagination qui
règne sur le monde sensible, après la raison qui règne sur
l'intelligible, l'intelligence atteint au Mystère.
Nous n'avons pas ici à étudier (si même cela est possible), ce
qu'il en est de l'objectivité de la vie extatique de Richard. A-t-il
sublimé dans la ferveur de son cœur ses réflexions théologiques ou
a-t-il essayé de traduire un « indicible », plus ou moins expérimenté,
à l'aide des considérations que lui inspiraient la lectio divina et
tout autre méditation 1 Si l'on s'en tient à ce qu'il dit, il faut
admettre qu'il fait dépendre sa science des choses et de Dieu du
degré de la vie intérieure, de l'élévation du cœur. Avant d'aborder
le De Trinitate, il faut passer par les deux Benjamin ! « Portons-
nous donc, dit le prologue, vers ce qui est la perfection ; cherchons
à monter, par tous les degrés possibles, de la foi à la connaissance. . .
Secoue ta poussière, fille de Sion. Si nous sommes fils de Sion,
dressons la sublime échelle de la contemplation ; prenons des ailes comme
l'aigle, pour nous soulever au-dessus de la terre et nous diriger
vers le ciel » (209).
Si Richard est un contemplatif, il est aussi un théoricien de la
contemplation. Nous pouvons lui demander à quel échelon de la vie
spirituelle et en quel genre de contemplation l'intelligence affronte
Dieu. Aux cimes de l'amour, aux cinquième et sixième genres de

(208) RM., 163 D (Intelligere, profundi>us penetrar© . . .) n y a trois


modes de contemplation ; la dilatatio mentis, où nous gardons « l'état
commun et habituel de l'esprit» (ibid., 170 D), la suiblevatîo mentis, où «la
vivacité de l'intelligence, divinement illuminée, transcende les; frontières
de l'industrie humaine, au point de voit ce qui la dépasse, sans;
toutefois délaisser complètement ce qui lui est habituel. » (Ibid)., 170 A), enfin.
l'alienatïa oui excessus mentis, qui correspond à l'oubli) du monde, au som<-
meil ou à la mort de la raison et à l'ascension en plein sublime, pour
la contemplation du divin (Ibid., 165 D, 1300' A, 1233 C, 1249 D). La suble-
vatio se subdivise : « Aliquando sublevatur supra seientiam, aliquando
etlam supra industriam, aliquando autem etiam supra naturam. » (Ibid1.
172 D) On pourrait, peut-être, fixer la contemplation du De Trinitate à
ce niveau de la sublevatio où Dieu donne des ailes à l'âme pour contempler
les arcanes divines : sublevatio supra naturam. (Ibid. 173) La thèse minima
est aux confins de l'excessus. Maâjs on peut admettre que Richard a connu
l'excessus. Nous y reviendrons.
(209) ibid., 889 BC. « Quid mirum si ad divinitatis arcana mens nostra
caligat. » Ce texte semble favorable à la thèse maxtima de l'excessus.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 117

contemplation (210). Dans la nuit lumineuse de l'amour (211),


l'intelligence perçoit en premier non pas les Personnes divines, mais
le milieu spirituel où elles s'épanouissent. C'est ce qui explique le
caractère des deux premiers livres du De Trinitate, portant sur
l'unité, la simplicité et la bonté de Dieu (212), alors que les quatre
derniers ont trait aux trois Personnes divines — ce qui correspond
au sixième genre de la contemplation, le genre de la dissimilitude
transcendante. Là, par une voie négative qui fleure le pseudo-
Denys, mais dont le platonisme atténue la rigueur abrupte,
l'intelligence aventureuse découvre cette loi d'amour dont palpite la vie
trinitaire(213).

(210) G. Dumeige, Richard de SaintfVîctor et l'idée chrétienne de


l'amour, P.U.F., 1952, p. 72. L'œuvre est excellente, je le répète, et certes
le Père Dumeige est de ceux qui aiment et comprennent Richard. Ici je
remarquerai!' pourtant qu'en ce passage, à côté d'idées très exactes, 11 s'est
créé un faux problème pour n'avoir pas distingué suffisamment modes
et genres1 die contemplation, et n'avoir pas élucidé comme nous tâcherons
de le faire le vrai problème de la mort de la raison, ci'est-à-dlire des
rapports de la raison et die l'intelligence. La contemplation est le» royaume de
l'intelligence à tous les genres. C'est une manière profonde spirituelle de
tout voir. Aux degrés inférieurs de l'ascension spirituelle, la raison est
précurseur ; après l'extase, au nilveau de la subleuatia, la raison peut êtra
traductrice. « D'un côté une affirmation de l'impuissance de la raison
humaine (aux derniers genres de la contemplation - Benjamin), de l'autre
une mise en œuvre des ressources de cette même raison (De Trinitate).
Comment expliquer de changement d'attitude de la part de Richard ? »
Ainsi dit G. Dumeige et, à la page suivante, il réduit le De Trinitate à un
simple travail de « la raison réfléchissant sur le donné de la foi ». La
mort die la raison signifierait sâimplement l'impuissance de la rajson sans
la grâce et la révélation. Le cas du De Trinitate est moiijns simple. Cf. notre
diplôme inédit sur Les « Régions » de l'âme dans la PréscolasUque, Nancy,
1950.
(211) « En soi, les deux derniers genres de contemplation se réalisent
dans l'excessus, tandis que les quatre premiers peuvent se passer
parfaitement de l'aliénation de l'esprit, mais en fait i% peut arriver et il arrive
parfois que l'excessus se produise déjà au cours des premiers genres de
contemplation. » J. CHAtillon, op. cit., p. 24-25. Cf. P.L. CXCVI, 164 C.
Dans Les quatre degrés de la charité d'après Richard de Saint-Victor,
P. 30, n. 1, J. Châtillon situerait le De Trinitate au «j quatrième » degré
de l'amour, au delà des extases. Mais est-ce hors de tout excessus ?
Demeure le problème essentiel, non pas tant celui de la raison préparant
l'intelligence que celui de l'intelligence guidant la raison. Nous aurons
précisément à étudier cesi rapports de l'intelligence et de l'amour (notitia
amoris) et de l'intelligence face aux « raisons nécessaires ». (P.L. CXOVI,
892 O).
(212) P.L. CXCVI, 144 O, 156-157.
(213) il est très significatif: que l'amour, en fait, soit au terme de
l'ascension spirituelle et noétique de Richard — , lai Trinité étant
l'expression die la Charité infinie. L'amour est sur le plan personnel, non pas
naturel, — plan de l'intelligence et non del la raison. H est normal que le
118 R. JAVELET

Chez notre auteur, la nature passerait done en premier : elle


aurait priorité sur la personne, au moins dans les spéculations de
cet ordre. Le Père de Eégnon se serait trompé. Oui et non. Lorsque
du Dieu unique on passe à la Trinité, il est certain que les
développements de Richard ressemblent assez à la théologie grecque :
le déploiement des personnes se fait sur le plan personnel et que
Richard soutienne la formule « Substantia genuit substantiam »
ne va pas là contre, puisqu'il s'agit de la substance concrète, donc
de la personne avec tout ce qu'elle a, aussi bien qu'avec ce qu'elle
est (214). Cependant cette contradiction apparente de méthode
invite à réflexion.
Ici, la gnose est fonction de la perfection. Les degrés de
contemplation sont des degrés de sainteté. Plus on monte, plus la vu3
devient pénétrante. L'amour enflamme l'intelligence. En même
temps, le spectacle (théôria) prend toutes ses dimensions. La vision
s'élargit. Elle exprime la communion de deux subjectivités. Aussi
le mot « nature », chez Richard, est-il toujours quelque peu ambigu
et du sens objectif glisse aisément au sens subjectif de nature
charnelle, influencée par le péché ou par la grâce, où s'affirme la
liberté royale. La nature de Dieu est, c'est évident, suréminente :

moyen de connaissance soit conforme à l'objet: ffll faut que l'esprit de


l'homme soit purifié, qu'il devienne lumière d'amour. La, vote négative
peut se ramener ici à la doctrine de saint Grégoire de Nysse de la ténèbre
lumineuse. « Moïse a vu clair! dans la divine ténèbre et il a contemplé en
elle l'invisible. » (P.G. XLIV, 457 A). « Jean le Mystique a pénétré dans
cette ténèbre lumineuse ; il déclare que « personne n'a jamaiite vu Dieu,
définissant que la connaissianoe de la nature divine est dinaccessible ...»
Ubid., 377 AB). Il faut que Dieu « initie: » l'esprit « dans le sanctuaire aux
mystères cachés. » « Abraham, étant sorti de soi et de sa terre natale,
c'est-à-dire de sa mentalité . . . terrestre. . ., connut Dieu autant que notre
nature étroite et périssable en est capable, en sa plus haute tension ., . .
Après l'extase,..., il s'écria: Je suis cendre et poussière», c'est-à-dire
muet et incapable d'exprimer le bien que j'ai vu. » Ubid., 940-941 A). Denys
reprendra l'expression «ténèbre lumineuse». Quant à Richard, comme
'beaucoup de mystiques, il s'efforcera d'exprimer un peu de ce qu'il a pu
approcher du souverain Mystère. Cf. J., Daniélou, Phafiomisme et théologie
mystique, Aubier, 1953, passim.
(214) « Si diceretur figura ingenitae substantia©, idem esset ac si dice-
retur figura ingenitae personae. Si Patrem dlicis, si ingenitam
substantiam, si ingenitam personam nominas, eamdem procul dubio perscnam
désignas. Procul dubio nihil aii|ud est Patris persona quam. substantia inge-
nita, nihil aliudi Filii persona quam substantffa genita. » P.L. CXCVT,
£86 D ; Cf. Th. de Régnon, op. dit., p. p. 252U266.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 119

elle n'est autre que la transposition à l'infini du mens, haut-lieu


spirituel d'où fuse et se ramasse la personnalité jaillissante.
Cette « région » divine, sans laisser encore discerner et l'extase
et la communion des trois Personnes, s'offre au regard déjà fervente
d'une existence si riche qu'il faudra tout aussitôt insister sur
l'unité. En effet, dès le chapitre IX, il est question de ce mode
d'être qui est « ab aeterno, nec tamen a semetipso » (215). Il y a là
une sorte d'entrée directe camouflée sur la triade personnelle, à
la manière grecque. C'est que l'univers créé est marqué au sceau
trinitaire et que Richard cherche existentiellement à connaître « ex
mundanis supermundana, ex humanis divina » (216). Ainsi le soleil
n'est pas sans rayon « qui tire de lui son origine et est pourtant son
contemporain ... S'il en est ainsi pour la lumière corporelle . . .,
pourquoi la lumière spirituelle . . . n'aurait-elle pas son rayon coéter-
nel ? » (217) « Nous voyons chaque jour comment par l'œuvre de
sa nature une existence produit une existence et comment une
existence procède d'une existence.. » Cette surexcellente nature qui
a donné à la nôtre d'être féconde, n'est-il pas probable que, se
refusant à la stérilité, elle comporte en sa suressentielle immutabilité
« aliquod esse quod non sit a semetipso et fuerit ab aeterno ». Le
ton n'est pas à l'abstraction. Il sonne concret. L'existence produit,
la nature enfante, etc. Il y a là un jalon pour les considérations
trinitaires ultérieures : « Super hoc ampliori et efficaciori ratione
suo disputabitur loco» (218).
Nous y reviendrons en effet et nous préciserons ce qu'il en
est de ce milieu spirituel personnel et de cette aséité qui se confond
avec la propriété personnelle de la Première Personne. Mais dès
l'abord je ne crois pas qu'il soit possible d'invoquer ici les
archétypes. Le parallélisme entre les modes d'être selon Aehard
et les modes d'être selon Richard est certes tentant. Mais l'aséité de
Richard si elle correspond à l'Un, c'est à l'Un plotinien, gros du
Nombre ; c'est le Premier, origine de la pluralité incréée. Je dis
bien : incréée. Nous nous sommes élevés du temporel à l'éternel.
Pas question pour l'instant d'un certain retour vers la création par
le dégradé du monde des Idées. Haussé jusqu'à Dieu selon le cin-

(215) Ibid., 895 AB. Cf. J. Ribàiluer, op. cit., p. 30.


(216) Ibid., 894 ]>895 A.,
(217J Ibid., 895 A.
(218) Ibid., 895 B.
120 R. JAVELET

quième genre de contemplation, Richard pressent ce qu'il


découvrira au sixième genre : la vie trinitaire (219).

**
*

Définition de la Personne. — Sans nous attarder à ces longues


considérations sur la puissance, la sagesse et la bonté (220), où nous
retrouvons Hugues et même Guillaume, plus concrètement encore,
car l'a semetipso y est plus fortement mis en relief, glissons de
la théologie à la psychologie à propos des notions de nature et de
personne. Richard, lui, fait des inductions, transpose des expériences
et aboutit à cette définition de la personne qui, je l'ai dit, fut si
célèbre.
Il observe que, si nous apercevons au loin un être encore
indistinct, spontanément nous nous posons cette question : « Qu'est-ce
que c'est? Quid?» (221). Ce peut être en effet un animal ou un
homme et ils ont en commun d'être une nature. Mais cette nature
n'est pas une pure essence. C'est quelque chose qui existe devant
nous. Seulement il est encore impossible de la nommer et surtout
de la prénommer. Mais dès qu'elle se rapproche, aussitôt une
nouvelle question se pose : « Qui est-ce 1 Quis ? » Le quid reste sous-
entendu et sous-tendu. Plus les êtres se rapprochent, s'unissent,
s'aiment, plus leur vision est pénétrante : ils se connaissent et cette
connaissance s'approfondit jusqu'à devenir personnelle.
Sans doute Richard attaque-t-il le problème de la distinction
de la nature et de la personne ; mais combien significative est sa
démarche. . . C'est bien celle qui, dans les deux premiers livres du
De Trinitate, l'a mené, lui, pauvre créature de la catégorie des nec

(219) Que Richard se soit inspiré dl'Achard et qu'il ait calqué la


classification de ce dernier, cela est possible. J. Ribailller, dans le passage
précité de son .Introduction au texte critique de De Trinitate de Richard, a
fait là un rapprochement intéressant. Mais « si! dans l'une (des.
classifications) le mode d'être intermédiaire est celui des archétypes», il n'est pas
aussi sûr que le laisse entendre) J. Rfibaillier, « que dans la seconde le mode
d'être intermédiaire est aussi celui des archétypes. » Richard a pu ne
copier qu'un cadre ... un mouvement . . . D'ailleurs J. Ribaillier
reconnaît que Richard ne faït que de brèves allusions à la théorie des causes
premières. (Op. cit., p. 30^31).
(220) P.L. GXCVI, 910 O.
(221) Ibid., 934 CD. Cf. Guillaume! de Saint-thierry, Enigme dfe la foi,
P.L. CLXXX, 430D-431A.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 121

àb aeterno, nec a semetipso, devant Celui qui est et àb aeterno et


a semetipso. Tel est le Dieu que nous rencontrons d'abord, avant
même que la révélation nous apprenne qu'il est Trinité. Il existe.
Par rapport à nous, c'est déjà comme une Personne, bien que nous
l'appelions Dieu du nom de sa nature. Que si notre contemplation
nous rapproche de ce Dieu, nous voyons s'ouvrir en trois Personnes
ce caractère personnel, effloraison divine considérée en elle-même
— du moins pour le moment. Il n'est pas question d'additionner les
visions des cinquième et sixième genres : cela donnerait quatre
personnes en Dieu. Mais il y a gradation dans la vie spirituelle et dans
l'intellection. La nature, lue avec les yeux d'un amour plus ardent,
apparaît personne. Ainsi des hommes que nous ignorions et qui
étaient pour nous comme des choses et qui sont devenus des
personnes quand l'éveil de la sympathie nous les a fait rencontrer.
La distinction du quis et du quid, est personnellement relative au
point de vue du sujet qui se pose ces questions.
Ceci remarqué, reprenons cette distinction sous un angle plus
objectif. A quid correspond un nom de genre ou d'espèce,
l'individualité admise n'étant pas encore définie. A quis correspond un
nom propre ou l'équivalent. « Quid recherche une propriété
commune. Quis une propriété individuelle » (222). Inquiritur. L'esprit
est en quête, il appelle, il nomme ! « Par l'interrogation quid nous
cherchons à nous renseigner sur la qualité de la substance et par
quis sur la propriété de la personne . . . Par le mot « personne »,
on n'entend jamais qu'un seul être, distinct de tous les autres par
une propriété particulière» (223).
Les deux question « Quis f » et « Quid f » sont différentes. La
réponse à l'une ne préjuge en rien la réponse à l'autre. La même
nature (quid) peut correspondre à plusieurs personnes (quis). La
nature est habita ; la personne est habens. Toutes deux sont l'être :
elles sont ; elles existent. Mais la nature « est » sous la coupe de la
personne.

(222) P.L. OXCVI, 934 D. Richard: attache une grande importance aux
nols, « langes » du Verbe incarné. Il en sait l'insuffisance pour exprimer
l'indicible ; mails il sait aussi que le nom est l'affleurement des réalités
profondes, inséré qu'il est dans cette relation entre l'esprit et lesi choses.
Platonicien et chrétien, il cherche par la médiation du mot à exprimer
la réalité essentielle et personnelle. Là sei trouve peut-être la clef du
paradoxe « intelligence et amour » de la gnose chrétienne où l' universel et
l'individuel s'embrassent étonnamment. (I&tdL, 965 B).
(233) Ibid., 935 AB ; 934 D : « Secundum intentionem quaerentis. »
122 R. JAVELET

Cette distinction de l'être et de Yavoir, si chère aux


modernes (224), n'est pas inconnue de Eichard. Une substance, dit-il,
peut être la Divinité, mais non pas l'avoir (225). Partant, «il est
évident que l'Etre de la véritable Divinité est souverainement simple ;
il sera donc nécessaire qu'en elle, il soit identique d'être la Toute-
Puissance et d'avoir cette Toute-Puissance. La Toute-Puissance
ne doit être rien autre que la substance divine» (226). « Dans l'in-
créé, le fait d'exister et ce qui existe, sont identiques ... La substance
divine n'est rien autre évidemment que son existence
substantielle, mieux supersubstantielle » (227) . En Dieu, essence et
existence se confondent. L'actualisation est parfaite, éternelle et
immédiate. « Le contenu est en Dieu identique au contenant, comme la
neige est identique à la boule de neige» (228). Il serait donc vain
de faire de la nature une pure abstraction comme de faire de la
personne une super-essence ajoutée à l'essence elle-même ; elle est
impensable comme essence, elle est liée à l'ordre de l'existence, elle
existe dans sa nature propre et n'en est pas pour autant l'existence.
Sa propriété, sa caractéristique, c'est d'avoir.
Les considérations objectives, comme les cheminements subjectifs,
nous mènent au plan psychologique. La mentalité de nos spirituels
n'en fait pas des métaphysiciens, habiles à l'abstraction. Ce serait
une erreur d'assimiler le rapport nature-personne chez Richard au
même rapport chez saint Thomas. A travers l'homme charnel où
]es forces naturelles agissent, les auteurs du xne parviennent à la
notion de liberté et de personnalité ; ils accèdent au plan où agit
l'homme spirituel. Là réside la maîtrise, l'autorité. "L'avoir n'est
pas du style d'une forme assumant une matière ; c'est d'ailleurs
une faiblesse du thomisme que ce principe de « matière et forme »,
si équivoque, appliqué aussi bien à des unions accidentelles ... et
substantielles qu'à cette union sui generis de la nature et de la
personne. Ici, dans l'être considéré concrètement, l'avoir est une relation
de possession et de direction ; il exprime une hégémonie qui, en
l'homme, s'affirme peu à peu par la libération de la liberté ! La
personne a ; elle commande ; elle est responsable. Elle ne peut donc
manquer à Dieu, pas plus qu'elle ne fait défaut à toute créature
raisonnable. Elle se trouve là où est l'esprit. Elle ramasse et « sin-

(224) Gabriel Marcel, Etre et Avoir, Aubier, 11935.


(225) P.L. CXDVI, 898 B, 915 A ...
(226) lUd., 942 C.
(227) Ibfrl., 942 D,
(228) Th., de Régnon, op. cit., p. 262.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIECLE 123

gularise » toutes les forces de sa nature. Elle n'admet pas


d'ingérence, à moins qu'elle n'aime et ne le veuille. Elle n'est pas
déterminée, mais elle détermine ; elle termine l'être : elle en est le sommet.
Elle noue à sa hauteur le faisceau des tendances. Elle est devenue
le centre cristallisateur de toutes les pensées, de tous les désirs, de
tous les instincts. Faut-il parler de principe d'individuation ? Il est
certes plus dans la personne que dans la « materia signata quanti-
tate » des scolastiques ! Mais, je le répète, ce n'est plus le même
point de vue. La personne n'est pas un concept d'ontologie. Elle est
une « tête », elle tient toutes les ficelles de la destinée.
Dès lors on voit mieux pourquoi Richard n'admet pas la
définition de la personne que Boèce a rendue classique, mais qui est
imputable, à ses yeux, des hérésies contemporaines, celle de Gilbert
de la Porrée, condamné au concile de Reims en 1148 et même
l'erreur de Pierre Lombard, dans sa théologie de l'Incarnation. Je
rappelle cette définition : Persona est rationalis naturae individua
substantia (229) . Il y a confusion entre la substance individuelle
et la personne. Pour qu'une telle définition convînt, il faudrait que
« toute la substance individuelle d'une nature raisonnable soit une
personne et que par contre toute personne soit la substance
individuelle d'une nature raisonnable» (230).
Richard se demande si la substance divine qui est unique, est
individuelle. Elle est, sans aucun doute, une trinité de personnes.
« Si donc la substance divine doit être dite individuelle, il y aura
une substance individuelle de nature raisonnable qui sera quelque
chose que n'est pas la personne. Car la Trinité qui est une substance
divine, n'est pas une personne et ne peut être dite telle à juste
titre » (231). La définition de Boèce ne convient donc pas à la seule
personne : elle a trop d'extension. « Mais si cette substance ne doit
pas être dite individuelle, il est clair qu'une personne existe qui,
étant divine, n'est pas une substance individuelle. C'est pourquoi
cette définition ne peut convenir à toute personne, soit que l'on dise
que la substance divine est ou n'est pas individuelle» (232). La
définition de Boèce n'est pas assez générale . . .

(229> P.L. CXCVI, 946 A. Cf. P.L. GLXXVTH, 1258 C.


(230) Ibid.
(231) ibid.
(232) Ibid., 945 B.
124 B. JAVELET

La théologie impose donc le changement de définition. D'ailleurs


elle n'a été acceptée qu'avec réticence (233). On en vint même à
substituer le mot subsistence, lequel date de Marius Victorinus, au
mot substance. Mais Richard s'insurge : « Quelques-uns disent que
les personnes sont des subsistences et que dans l'unique divinité il
y a une substance et trois subsistences (234) . Ils le disent plutôt qu'ils
ne le montrent. Car ils passent là-dessus sans explication, comme
s'il était clair pour tous les lecteurs qu'il peut exister trois
subsistences, là où il n'existe qu'une seule substance . . . Commencez par
déterminer la signification du mot substance et du mot subsistence...
Expliquez-moi ensuite comment il se fait qu'il peut y voir plus
d'une subsistence là où il n'y a qu'une substance. Autrement . . .
à quoi bon m 'expliquer l'inconnu par le plus inconnu ? (235).
Quand on réfléchit au caractère concret que Richard donne à la
substance, on conçoit une telle réaction. Mais surtout il a son idée.
En réalité, il n'est pas perdu dans le labyrinthe des
argumentations subtiles de la théologie . . . qu'il connaît autant que quiconque !
Mais il a été frappé par « le caractère individuel, singulier,
incommunicable » de la personne (236). Il voit d'abord, comme un moderne,
Fautonomie de la personnalité et son irréductibilité à tout ce qui
n'est pas elle. Il voit ensuite combien elle est « sociable » et avide
de communion, elle, l'incommunicable. Il va donc la lier à la
notion d'amour et de bonté. Bien plus, c'est cette notion d'amour qui
prélude aux considérations théologiques et qui les commande. La
première « démonstration » — au sens originel du mot ■ — de la
Sainte Trinité est psychologique. Elle emplit le livre III. Ce n'est
qu'au livre IV qu'on en arrive à la définition de la personne et à
toute cette dialectique qui n'est qu'une nouvelle traduction ou
expression de ce que Richard sentait du mystère transcendant. Il semble
qu'il ait eu plusieurs registres pour traduire l'hymne de la
connaissance extatique au dernier stade de la contemplation : un registre
dialectique et un registre psychologique. Mais en fait c'est encore
l'analyse du sentiment de l'amour qui commande toutes les autres
considérations et leur donne leur valeur, les empêchant d'être une
sorte d'ontologie verbale et creuse.

(233) Saint Anselme., Manologium, LXXVII (P.L. OLVIII, 221 C),


(234) « Une essence et trois substances premières », écrivait saint
Anselme.
(235) P.L. CiXCVI, 932 CO-933 A.,
(236) Ibië., 934 B.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 125

Sans insister sur l'argumentation théologique de Richard et la


direction que la foi donne à sa spéculation — ce serait sortir de
notre thèse — , arrivons enfin à cette définition que Richard
propose de la Personne divine : « Persona dîvina est naturae divinae
incommunîvabilis existentia» (237). La substitution d'existence à
substance offre l'avantage d'éviter de supposer en Dieu une sorte
de substratum, couronné par des personnes. Le mot suggère, nous
le verrons, la sociabilité, le jeu des relations. « Quant au mot
incommunicable, il est à peu près synonyme d'individuel» (238). Aussi
bien, comme Petau le fait remarquer (239), Richard accepte cette
dernière expression et ne tient qu'au mot existence. « Nous pouvons
peut-être, écrit-il, dire sans inconvénient que la personne humaine
est l'individuelle substance d'une nature raisonnable et que la
personne divine est l'individuelle existence d'une nature
raisonnable » (240). Le fait qu'en l'homme il n'est qu'une personne, rend
possible pour lui l'utilisation de la formule de Boèce.

**
*

L'Ex-sistence. — Que faut-il exactement entendre par ce mot


existence ? L'incommunicabilité insiste sur ce qu'il y a d'unique dans
la personne, ce qui fait qu'elle est elle-même, ce qui l'oppose aux
autres, ce qui la ferme à autrui, serait-on tenté de dire. La
personnalité est-elle close ? Est-elle un égoïsme ? Certainement pas
puisque c'est sur ce plan que peut s'épanouir et s'épanouit en fait la
pluralité divine . . . puisque sur ce plan règne la charité.
La personne est le « je ». Et « l'existence » montre que ce « je »,
pour être unique, exceptionnel, n'en est pas moins étroitement lié
aux autres « je », aux autres personnes. Mais quel sens a donc
chez Richard ce mot existentia ? Un sens très proche de l'étymologie
et que je n'ai trouvé que chez Victorinus Afer.
Rappelons-nous la doctrine de ce dernier, un théologien de la
Trinité, qui, païen, fut rhéteur comme saint Augustin. Il fit passer
dans ses considérations trinitaires le maximum possible de
néo-platonisme. On ne peut lui dénier, malgré l'oubli où il est tombé, une
grande hauteur de vue. L'existence en Dieu est, selon lui, particu-

(237) Ibid., 945 D.


<238) Th. de Régnon, op. Cit., p. 246,
(239) Petau, De Trinitate, IV, ES, 1.
(240) P.Ii. OXCVI, 946 A.
126 »• E. JAVELET

]ière à chaque personne : chacune a la sienne. Le Père qui ne sort


d'aucune autre personne, est « l'existence première, éternelle et
infinie » (241). Comme il engendre les autres personnes et s'oppose à
elles par le fait même, il est « préexistence plutôt qu'existence » (242),
parce qu'il a « de lui-même l'être qui est sa substance et qu'il y
trouve sa dernière détermination» (243). Les autres personnes sont
des « existences » au sens rigoureux du mot (ex-sistentia)
puisqu'elles tiennent tout du Père.
P. Séjourné note que « Victorinus définit l'existence par la
notion voisine de subsistence . . . Elle constitue un être dans son
actualité » (244). L'être, en sortant de ses causes, ex-sistens, entraîne
avec lui sa quote-part des essences supérieures ; il se détermine en
lui-même, mais il se sépare de tous les êtres existant dans la même
substance : et l'on dit, au sens concret, « une existence » pour
marquer l'individu, la personne — en ce qu'elle a de distinctif .
J'imagine notre Richard — notre Victorin — tombant en arrêt
devant les manuscrits de ... Victorinus ! « Que peut-il dire celui-là-?
Il a un nom de famille ! » Et notre Richard, triomphant d'un style
âpre, sent passer sur lui le souffle embrasé du néo-platonisme.
Malgré mes recherches, je n'ai pu trouver à ce sujet de preuves
irrécusables. Le nécrologe de l'abbaye de Saint- Victor qui enregistre
avec soin les donations à la bibliothèque, ne fait pas allusion à
Victorinus. Mais ce dernier était connu au xne siècle. « En 1141, Thierry
de Chartres (Eptateuchon. Ed. Clerval, p. 221) cite ses œuvres
comme les livres de fond des étudiants du trivium » (245). A cette
époque, les Explanatiànes in Ciceronis rhetoricam connaissent un
succès de scandale. Des allusions aux objections dialectiques de
Victorinus encore païen « se rencontrent pendant tout le xie et le
xne siècles, surtout chez ceux qui s'opposent à l'introduction de la
dialectique dans la théologie » (246).
Sans doute, objectera-t-on que les œuvres du rhéteur furent plus
connues que ses traités abscons Adversus Arium ; mais Richard,
curieux de tout ce qui touchait à son sujet, était bien capable, de
mettre la main dessus et d'en tirer quelque chose. Il abandonne,

(241) P.L. Vin, 1066 C.


(242) Ibid!., 1127 B, 1122 A, 1083 B.
(243) Ibid., 1122 A.
(244) D.T.C. Victorinus Afer, 2912-2913.
(245) Ibid., 2890.
(246) De Ghellinck, Le mouvement théoiogfque du XIIe siècle, p. 177.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 127

il est vrai, la notion de subsistence — le principe même de l'existence


et de la personne. Pour lui, suffit le terme d'existence : en ce mot,
il a trouvé le moyen d'habiller scientifiquement son expérience
spirituelle de la personnalité.
Avant de contempler l'efflorescence libre de l'amour, essayons
une synthèse de la théorie ricardienne de l'ex-sistence. « La
personne c'est quelqu'un d'unique qui est substance raisonnable» (247).
Elle est et elle a. Ce qui la caractérise, c'est d'avoir. Rappelons-nous
qu'on ne peut préjuger du nombre de substance par le seul nombre
des personnes bien qu'en l'homme il y ait autant de personnes que
de substances (248). Mais, s'il est plusieurs personnes pour une
nature, d'où viendra leur différence, puisqu'elles ont ceci de commun
de posséder?
La raison de cette différence, Richard la trouve en considérant
la manière d'avoir, en étudiant comment la personne possède sa
nature. Elle l'a par elle-même ou elle l'obtient. Il faut donc se
demander « d'où elle a d'être ce qu'elle est ? Si c'est d'elle-même ou
d'ailleurs ? » (249) Va-t-on objecter qu'obtenir ne convient pas à la
dignité d'une personne, surtout divine ? La dépendance
anéantirait-elle cette liberté qui est au cœur même de la personnalité 1 Non,
si l'on cherche les preuves de cette dialectique fort spéciale dans
la psychologie et si l'on se place aux cimes de l'amour. Il faut d'ail-
leur reconnaître combien notre langage est infirme pour exprimer
de si hautes réalités. « J'explique avec les mots que je peux, ce
que je sens des mystères divins » (250).
Il y a donc lieu de distinguer dans la puissance royale de la
personne une double façon d'avoir, d'exercer une autorité. Elle peut
avoir « sans qu'elle ait jamais rien obtenu » et avoir « parce qu'elle
a obtenu ». Le prestige d'un descendant de prince n'est pas diminué
parce qu'il a reçu sa puissance au berceau. Il commande en vertu
de son titre ; ce n'est ni un délégué, ni un subalterne.
Deux notions caractérisent ainsi la personne : ce qu'elle a ; d'où
elle a. « Nous pouvons sous le mot d'existence entendre l'une et
l'autre considération : à savoir celle qui a trait à la raison d'essence
et celle qui a trait à la raison de provenance » (251). « Par existence,

(247) F.L. OXOVI, 935 B.


(248) Ibid.
(249) Ibid., 937 A.
(250) Ibid., 937 B.
(251) Ibid., 937 O,
128 R. JAVEtET

il faut entendre ce qui a un être substantiel, — avec une certaine


propriété» (252). Cette propriété est r origine. Or, de telles notions
sont incluses dans le mot : existence.

Existentia se décompose de la sorte :


1° Sistentia (et non insist entia qui indiquerait un « accident »).
Ce radical signifie une réalité qui se tient par elle-même,
substantielle, rei esse (253) — ici supersubstantielle (254). Ces termes ont
une saveur métaphysique : c'est du Victorinus. Mais Bichard fait
aussitôt intervenir la notion de qualité qui bascule la perspective.
Sistentia, c'est la qualité de ce que possède la personne. Ce mot
n'indique pas un accident, je le répète, mais une valeur distinctive.
J'ai idée que les spirituels n'ont pas peu contribué à valoriser
l'ontologie, à créer un climat axiologique : les abstractions des théo-
giens y prendront vigueur, loin de ces logomachies de fantômes
exsangues . . .
2° Ex. — Ce préfixe indique l'origine de cette réalité : la
manière d'avoir ou d'obtenir. C'est une relation. Le mot est éludé avec
constance, en raison de catégories qui en font un accident. Il a
été d'autant plus facile de l'éluder systématiquement que toutes
ces considérations ont pour fondement une psychologie de la
conscience et de l'amour — diffusif de soi. J'y ai fait allusion et
j'y reviendrai. Le « mouvement» que la relation comporte — aussi
bien que l'appréciation des valeurs — , est sous-entendu ... et sans
qu'il y ait le même danger de réduction à l'accidentel.
Ici nous avons donc une relation existentielle, non une entité,
mais la caractéristique, la propriété singulière de la personne. Il y
en a autant que de personnes. Toutes sont absolument
incommunicables. La propriété personnelle est ce qui fait être chacun ce qu'il
est lui-même, ce qui le distingue de tous les autres (255). Elle est
fonction des autres personnes. La sistentia, au contraire, indique un
rapport avec l'essence concrète. Elle n'est pas personnelle au même
titre. On peut posséder la même substance et être une personne
différente ; cependant toute personne semble bien avoir une
substance, un royaume de valeurs ou d'essences à cristalliser, à
actualiser, à régenter.

(252) Ibid., 940 A - 942 B.


(253) Ibid., 942 A.
(254) IUÛ., 940 O.
(255) RM., 9411 AB; 941 O.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 129

II y a, de ce chef, trois modes d'existence :


1° Selon la sistence : c'est-à-dire selon le seule qualité de la
nature, quand diverses substances singulières n'ont qu'une origine.
2° Selon Vex : c'est-à-dire selon la seule origine, soit que
plusieurs personnes aient obtenu leur substance de diverses origines,
soit que l'une ait une origine et l'autre non.
3° Selon la sistence et Vex : c'est-à-dire selon la qualité et
l'origine . . .
« Pour ce qui est des personnes humaines, la propriété des
existences varie aussi bien selon la qualité de chacune que selon leur
origine. Pour ce qui est des anges, il y a autant de substances que de
personnes ; la différence des existences vient de la seule qualité. En
Dieu, il n'est pas de différence selon la qualité puisqu'il n'est qu'une
même substance pour les trois personnes» (256).
La différence est donc, en Lui, selon le mode d'origine. Et Richard
insiste : « Nous savons des trois personnes divines qu'elles ont un
seul et même Etre, identiquement le même, sans différence aucune ;
mais que leur différence mutuelle provient uniquement du mode
d'origine» (257). De ce fait, il y a en Dieu trois existences: une
seule sistence (258) et trois ex, trois manières d'avoir la même et
identique nature.
**
*

Existence commune et existence incommunicable. — Th. de


Régnon regrette que Richard « ait voulu concilier sa définition du
mot existence avec la notion vulgaire. Par suite, explique-t-il, il a été
conduit à distinguer entre l'existence commune aux trois personnes
et l'existence incommunicable qui caractérise chaque personne » (259).
Notons tout d'abord que la même ambiguïté se rencontre chez Vic-
torinus Afer (260). Serait-ce un héritage accepté sans discernement ?
Y a-t-il là vraiment faiblesse de pensée, confusion entre deux ordres,
celui du possesseur et celui de la réalité possédée ; celui de la
personne et celui de la nature ? Rappelons-nous que pour Richard deux
notions caractérisent la personne : ce qu'elle a et d'où elle a, la
maîtrise sur soi et la relation avec autrui. Lisons maintenant, avec un

<256» Ibid., 939 AB.


(257) Ibid., 939 D. Cf. P.L. CLXXVI, 234 B.
(258) Essence « existante », au sens banal dlu mot : P.L. CXCVI, 942 A.
(259) TH. de REGNON, op. c*t.» p. 251. Cf. P.L. CXCVI, 940.
(260) Dans P.L. vni, comparer 1063 et 1,127 C.
130 R. JAVELET

esprit sensible à toutes réalités concrètes, ce texte important du


De Trinitate : « Nous disons existence commune quand nous
entendons que la personne possède son être selon une propriété commune ;
mais nous disons qu'elle est incommunicable lorsque nous entendons
par là qu'elle possède son être selon une propriété
incommunicable» (261). La distinction est nette ; on ne sent pas de
tergiversation sous la plume de Richard.
L'existence incommunicable a comme « propriété »
(incommunicable) celle qui est relative au mode d'origine ou de provenance»
L'existence commune a comme propriété (commune) celle qui est
relative au fait de posséder : ainsi, les trois personnes ont ceci de
commun d'avoir ensemble une même nature infinie ; mais surtout
chacune possède une identique propriété personnelle, celle qui
consiste à régenter la nature : Habens esse. L'existence commune est donc
sur le même plan que la personne.
Y aurait-il donc une nature chapeautée par une existence
commune, elle-même couronnée par les existences incommunicables ?
Ce serait mal interpréter Richard. Constamment il faut faire
l'effort de mettre nos regards dans ses yeux. Créature, il s'élève vers
le Créateur, Celui qui est, auprès duquel l'univers est ce qui n'est
pas. Cet Etre, principe de tous les êtres, source de leur existence, c'est
le Sans-Principe, l'Anarque, le « Préexistant » de Victorinus. Par
sa personne et sa nature, tout à la fois, il apparaît dense d'Existence
infinie ; c'est l'Etre a semetipso qui ne dépend de nul autre, ni dans,
ce qu'il est, ni dans ce qu'il a. Il engendre son Fils coéternel et lui
communique sa propre substance; mais il ne le peut qu'en lui donnant
d'avoir, de posséder et de disposer, donc d'être capable de donner à
son tour. Il constitue (d'abord, si j'ose dire) le Fils comme personne,
co-principe ab aeterno, non seulement des créatures, mais du Saint-
Esprit. Rien n'est plus conforme au Père ! Le Fils en est l'Image
parfaite, personnelle — personne née de la Personne première —
laquelle d'ailleurs n'est Père qu'en relation de don et d'opposition à
son Fils. C'est sur le plan personnel que s'allume l'incendie trinitaire
et l'existence commune est une irradiation de la première personne.
Ainsi y a-t-il, dans chaque personne, outre un principe
d'incommunicabilité (ce qui la constitue telle personne), un principe de
communion (ce qui la constitue personne) et qui, en Dieu, n'est autre qu'une
effusion du Père. Mais le monde des consciences connaît cette énigme
de la tension existentielle de l'individu et de la communauté.

(261) Ibid., 940 D ; 941 O : « Persona, tncommunicabilis existentia. »


PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 131

Pour Richard, la personnalité a comme un intérieur (sa relation


avec sa nature) et un extérieur ( sa relation à autrui) (262). « Or on
sait que la relation du Fils au Saint-Esprit est identiquement le même
que celle du Père au Saint-Esprit » (263).
La propriété personnelle commune au Père et au Fils, c'est la
spiration active du Saint-Esprit. Tous deux sont principes de
procession. Ils ont tous deux une ressemblance sur le plan personnel lui-
même. Comme tous les trois ont en commun d'avoir (ce qui est déjà
une propriété personnelle, mais en relation à la nature), ils ont en
commun d'être principes, et principes personnels ; c'est même à ce
point commun qu'ils ne sont plus qu'un seul principe, n'ayant qu'un
terme à leur élan. Ils se donnent personnellement au Saint-Esprit
et ils lui donnent leur Nature infinie que rien ne peut partager. Le
Saint-Esprit reçoit. Sa propriété personnelle est de recevoir. « Con-
venientia in dando, differentia vero in accipiendo » (264) .
Achevée par l'Esprit, la triplicité divine s'achève en fait dans
l'unité. Il y a efflorescence, non division ; il y a une éternelle
apparition d'une « délicieuse parenté de personnes », lesquelles n'existent
qu'en fonction l'une de l'autre. Elles sont distinctes essentiellement,,
mais cette distinction, consistant en un certain rapport, témoigne
aussi d'une mutuelle concaténation. « Intimae et summae concordiae
mutua concursio » (265).
Jamais Richard ne tombe dans le travers d'un isolationnisme de
la personne. Il est très proche de cette « réciprocité des consciences »„
thème essentiel de la philosophie de M. Nédoncelle.

Dialectique de l'un et du multiple. — La Trinité, c'est une unité


jaillissante, ramenée « spirituellement » à l'unité. Certes la
distinction subsiste métaphysiquement ; mais, même sur ce plan, le rôle de
l'Esprit est unifiant « aliquo modo » ; du point de vue spirituel, il en
est véritablement ainsi. La formule « in unitate spiritus » n'est vaine,,
ni pour les hommes, ni pour Dieu.
C'est ainsi que nous aboutissons à ce jeu dialectique que Richard
résume dès le début de son traité, mais qui resterait incompréhensible
si on ne le situait sur le plan spirituel, comme nous l'avons souligné

(262) Ibid., 975 D.


(263) Ibid.,, 976 A.
(264) Ibid., 985 C.
(265) Ibid., 927 O.
132 R. JAVELET

maintes fois, comme il le demande dans un long préambule. Il semble


qu'il veuille éviter toute erreur d'interprétation. Il ne fait pas de
métaphysique proprement dite : « Ex dilectione, manifestatio et ex
manifestation contemplatio et ex contemplatione cognitio » (266).
« Ascendamus ergo spiritualiter, ascendamus intellectualiter ! » (267).
L'ascension spirituelle et l'ascension intellectuelle vont de pair.
Passionné du Dieu vivant, du Dieu aimant et aimé, dont il admire la
communauté fervente, image de celle qu'il voudrait voir régner entre
les hommes ... et déjà dans son couvent que tiraillent les intrigues
de l'abbé Ervise, Richard tente l'ascension du « troisième ciel »,
jusqu'à la « région » de l'éternité. Et il nous y invite. Là « par la grâce
de la contemplation nous serons promus à l'intelligence des réalités
éternelles» (268). A ce niveau, l'esprit perçoit non des probabilités,
mais des arguments nécessaires (269), comme il convient quand il
s'agit de Dieu.
Là-dessus, Eichard inaugure une méthode disjunctive « unde
nemo dubitare valeat » ! « II s'avance à pas comptés, remarque le
Père de Eégnon, exposant toutes les voies qui s'ouvrent à
l'hypothèse . . . On ne peut mieux comparer cette marche qu'au procédé
dichotomique dont on use en botanique pour déterminer une
fleur» (270).
Voici comment : « Tout ce qui existe ou peut exister, ou bien
possède l'existence de toute éternité, ou bien la reçoit dans le temps.
Tout ce qui existe ou peut exister, ou bien tient l'existence de soi-
même ou bien la tient d'un autre que soi » (271). Il s'agit réellement
de suppôts : « Hdbet ab alio, habet a semetipso. » Les deux
disjunctives présentent quatre cas, dont le quatrième répugne : « Rien
absolument ne peut être a semetipso qui ne soit ab aeterno » (272). Avoir
reçu l'existence et avoir commencé dans le temps, c'est le fait des
créatures (273). Mais le Créateur peut : 1° être éternel et par soi-
même (274) ; 2° être éternel et par un autre que soi (275).

(266) Ibid., 888 D.


(267) Ibid., 890 A.
(268) Ibid., 890 D.
(269) Ibid., 892 C.
(270) TH. DE RÉGNON, op. cit., p. 283.
(271) P.L. CXCvT, 893 D.
(272) Ibid., 894 A.
(273) Ibid.:, 894 BO.
(274) Ibid., 894 B.
(275) Ibid!., 895 AB.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 133

Richard, dans sa « démonstration », prétend n'avoir que faire


d'analogies. Il n'est pour lui de démonstration de la Trinité que
« nécessaire » et cette démonstration, pour être nécessaire, ne peut
se situer que sur le plan des Personnes. Cependant il éprouve sans
tarder le besoin de plonger sa dialectique dans un bain de réalité.
A vrai dire, il y est resté et il n'a rien « prétendu »... si ce n'est
à notre point de vue. « Ce que ne saisit pas la raison, l'expérience
elle-même en convainc » (276). Il ne se sert pas d'analogies augusti-
niennes (la suite nous le montrera à l'évidence) : il ne transpose pas
de la nature à la personne ; il reste sur le plan personnel, sur cette
expérience de l'amitié ou de l'amour que nouent toutes personnes
entre elles. Ce qu'Achard ne fait que signaler, Richard le
développera ; ici, il amorce, avec cette nuance que son expérience y est plus
allusive à l'amour familial qu'à celui de l'amitié, — car la
dépendance y est plus marquée. Cette expérience montre qu'ici-bas des êtres
dépendent les uns des autres. Rien n'est plus beau ! Donc il doit y
avoir dans l'Immutabilité suressentielle « quelque chose qui n'est pas
de soi-même, bien qu'existant de toute éternité » (277).
La dialectique, ainsi revigorée par son milieu spirituel nourricier,
établit qu'il est une seule personne « sans origine » et principe des
autres, une seule qui soit à la fois origine et procession (immédiate),

(276) Ibid., 922 A.


(277) Ibid., 895 B. La dépendance doniti il s'agit, est vine dépendance
de personne à personne, et non d'Idée à personne, pas plus que de
nature à personne. Richard a en vue la démonstration de l'ef floraison
trinitaire. D'alleurs, la psychologie de Richard permet 1' interpret atiion de
sa dialectique. Cette expérience de l'amour mutuel personnel semble ici
particulièrement exclusive d'une interprétation où les archétypes joueraient
quelque rôle. J. Ribaillier signale que Richard a pu s'inspirer d'Aehard
« qui déclare à la fin du chapitre 5 quia la démonstration qu'il vient de
tenter à partir de la notion de beauté pourrait être reprise à partir de
celle de charité mutuelle. « Elle aussi ne peut se trouver qu'en plusieurs.
Et l'on ne peut rien concevoir de meilleur et de plus délectable. » On dirait
une citation de Richard ! » (Op. cit., p. 31). Uni tel contexte psychologique,
donnant valeur et mouvement, à une dialectique trinitaire, la situe sur
le plan purement personnel. La notion, des archétypes ne serait valable que
dans une visée créationniilsite.i Cf. l'hypothèse diu même J. Ribaillier (op.
cit., p. 30) qui d'ailleurs, au delà de l'influence possible d'Achard — car
11 est mala%é dl'affirmer l'antériorité de son De Trinitate —, rappelle que
saint Augustin voit dans l' intersubjectivité humaine sinon une image, du
moins un vestige de la pluralité divine. (Op. cit., p. 23) Cf. Aug., In loan.
Evangel., XIV, 9; XXXIX, 5; Corpus Christ., XXXVI, p. 147 sq., 347 sq.
Sur ce sujet, M. Nédoncelle, philosophe personnaliste de l'amour et
combien proche dl'un Richard, a publié une analyse très fine: L'inter&ubjec-
tivité humaine est-elle pour saint Augustin une image de Icù, Trinité ?
(Augustinus Magister, I, p. 594-602.)
134 R. JAVELET

une seule qui ne soit pas origine, mais procession à la fois médiate et
immédiate. Pas de quatrième qui soit dialeetiquement possible. Il y a
l'Innaseible, le Fils (ex Pâtre), le Saint-Esprit (ex Pâtre atque Filio).
Le Père n'est que principe ; le Fils est à la fois terme et principe ;
le Saint-Esprit n'est que terme. « Nous avons distingué les propriétés
des trois personnes. L'une est telle qu'elle ne procède pas d'autrui
et qu'une autre en procède ; la seconde est telle qu'elle procède
d'autrui et qu'une autre en procède ; la troisième est telle qu'elle
procède d'autrui et que nulle n'en procède » (278).
**
*

Raisons du mouvement dialectique trinitaire. — Nous avons pu


admirer l'habilité de cette dialectique. Richard, comme tant de
Néoplatoniciens, comme Victorinus, comme Erigène, éprouvait une
véritable jouissance esthétique devant de telles classifications, si
démonstratives à ses yeux. Il est bien du xue siècle à cet égard ! Mais, comme
pour l'argument de saint Anselme, on peut objecter qu'un argument
logique n'a rien de probant, lorsque surtout il aboutit à une réelle
trinité de Personnes en Dieu. C'est que notre esprit n'est plus
harmonisé au monde réel des Idées, auxquelles le christianisme a donné
un caractère non plus général, mais individuel ; c'est que nous ne
savons plus lire en nous la vérité de ce qui n'est pas nous, mais qui
est la trame même de notre être, de tous les êtres : l'Etre. Que nous
en fassions l'expérience en quelque point de son immensité, nous
l'expérimentons dans sa totalité, la transcendance n'étant pas une
rupture entre le Créateur et sa créature. Une loi de l'être spirituel lo
plus infime est une loi de l'Etre éternel dont les retentissements
infinis nous échappent, mais non le rythme fondamental. Pour la
connaissance du divin, il faut atteindre ce point tangentiel du fini
et de l'Infini, il faut que l'homme se connaisse dans sa réalité
profonde. Voilà, ce me semble, la réponse que ferait Richard à ses
pourfendeurs ; voilà ce qu'il entend par cette expérience de la nature
humaine, à laquelle il se réfère si souvent.
Cette expérience spirituelle lui apprend que le suprême degré
de la bonté est atteint quand l'amour se donne généreusement et
engendre la plénitude de la joie (279). Richard trouve même un reflet
de cette expérience dans les êtres inférieurs : ne sont-ils pas les ves-

(278) P.L. CXCVT, 959 BC.


(279) Ibïd., 926 C. Of. Th., de Régnon, op. cit., p. 310-313. D.
ÎjAprunb, Le Prix de lia vie, p. 51-72.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 135

tiges de ce Dieu dont notre âme est l'image ? Ces êtres trouvent leur
plénitude et leur joie dans la fécondité. Et notre auteur d'en conclure
.que le mouvement dialectique trinitaire a sa raison dans une
conception dynamique de l'être : l'Etre par excellence est nécessairement
toute Bonté (280) et la bonté est diffusive de soi. Rappelons-nous la
•comparaison du soleil et de son rayon : « Si cette lumière corporelle
a son rayon . . . pourquoi la Lumière spirituelle et inaccessible n'au-
rait-elle pas son rayon ... ?» (281). L'expérience des êtres inférieurs
ne s'arrête pas aux vivants ; elle embrasse la matière. La
contemplation de Biehard va du premier au sixième genre et on peut dire que ce
mystique a une vision cosmique de l'être.
« La substance, écrit-il, n'est pas autre chose que la puissance
d'être (282) ». « Le pouvoir de Dieu, ajoute-t-il, n'est pas autre chose
que son Etre» (283). Ailleurs il établit l'équation: être = vivre
= comprendre = mouvoir (284).
Cette puissance vitale ne peut rester fermée dans son égoïsme
transcendant : c'est un don ! Et la logique statique s'en trouve
désarçonnée. Nous passons au rythme réel de l'être. Le don de l'être
ne l'appauvrit pas. « Le possesseur peut donner toute sa sagesse et la
garder toute, en même temps » (285). L'Innascible n'est pas diminué
par le don de sa plénitude (286). Ainsi en est-il d'un professeur ou
d'une mère : le professeur ne perd pas la science qu'il dispense et la
mère ne perd pas l'amour qu'elle prodigue. La pensée est un bien
communicable. La substance divine est ce Bien qui se dépense sans
compter et se retrouve en se donnant ! C'est un de ces cas où la
raison défaille, où l'intelligence comprend. Mais ne possède
l'intelligence que celui qui expérimente cette loi des êtres : Quis perdiderit,
inveniet ! (287).

(28a) F.L. CXOVI, 910 C. C'est la* conception de Denye.


(281) Ibid., 895 A.
(282) Ibid., 896 D ; 897 D.
(283) Ibid., 899 B.
(284) IbM., 928 C. Cette équation évoque étrangement le trinôme
métaphysique de Mariusi Victorinus: Esse, vivere, intelligere. (P.L. V3H, 1101 B;
1105 C, etc.).
(285) P.L. CXCVI, 896 D.
(286) Ibid., 959 B.
(287) Matth., X, 39. La raison règne sur les mathématiques comme sur
la morale de justiifoe. Elle est satisfaite lorsque le don est perte, lorsque
les modifications des êtres correspondent à des équations dont les facteurs
sont déplacés, mais dont l'équilibre est indemne. De* même, elle exige que
la peine corresponde à la faute et) le mérite à la vertu. La viie surtout
spirituelle a d'autres lois, celles de l'amour et du pardon, celles de la
création . . .
136 R. JAVELET

II faut éviter que cette métaphysique, enlacée de psychologie, ne


soit interprétée sur le seul plan de la nature. La substance divine
— le Bien — , Richard la considère ici à travers la personne, ex
obliquo. Généreuse, elle suit le mouvement personnel ; elle est
entraînée dans le don mutuel : « Une bonté plénière ne peut exister
sans une plénitude de charité » (288). Elle est, selon le biais personnel,
donnée ou due ou l'un et l'autre — ce, en vertu de l'identité d'être
de la personne et de la nature.
Le Bien intéresse Richard beaucoup moins que l'Amour,
perfection de l'Etre divin (personnel) qui est parfait. Nous éprouvons
l'amour en nous comme perfection de notre personnalité, comme un
feu ardent, un feu spirituel qui transfigure tout l'être. Impossible
de le refuser à Dieu (289).
L'être suprême est donc l'acte spirituel extatique de l'amour,
car l'amour « ne laisse pas l'aimant rester à soi, mais le livre à
l'aimé » (290). Ne ramenons donc pas la personne à la nature, mais
constamment considérons la nature en référence à la personne, la
bonté en référence à l'amour.
« Que chacun interroge sa conscience ! » (291). « Qu'il interroge
la charité !» (292). La réponse éclaire les argumentations logiques
et prouve définitivement, à mon avis, que notre auteur, même dans
le De Trinitate, n'est pas un pur dialecticien, mais un auteur spirituel
qui sait jouer de dialectique. Le texte capital que voici, inspiré par
toute une théologie, jette sur l'homme un jour nouveau. «Il n'y a pas
à en douter, au sein de la suprême simplicité, être est identique à
aimer. Pour chacun des trois, sa personne est donc identique à son
amour. Par conséquent, être plusieurs personnes dans la même
divinité n'est pas autre chose qu'être trois à avoir le même et
identique amour. C'est l'amour suprême, mais avec une propriété diffé-

(288) P.L. OXCVI, 917 B, 954 A.


(289) Ibid., 978 B, 1034 C.
(290) Ps.-Denys, Des noms divins, IV, 13. Dei l'un à l'un pax la plurar-
lité, sous l'empire de l'eikstatikosi erôs, telle est le schéma dyonjbsien,
J. Riibaillier cd,te avec) bonheur à ce propos la définition de saint Grégoire
le Grand dont on ne dit peut-être pasi a^ssezs l'influence sur notre Victorin :
Dilectio in alterwtrum tendit ut curitas esse possit. Certes R£cjharaj a
donné à « tendit » une force êuocatrice die nouvelle personne que saint
Grégoire qujL vise surtout la eondâttion d'apparition de l'agapè, n'a pas
vue, sembleutnil. Spirituel, il est à ce battement die la métaphysique et
de la description psychologique où il marie étrangement Denys et
Grégoire. Sa psychologie a une axiologie, dense de métaphysique. Cf.
J. RlBAILLIER, Op. Cit., p. 25.
(291) PJL CXCVI, 917 C.
(292) Ibid.» 022 B.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 137

rente dans chaque personne. La personne n'est pas autre chose que
Vamour suprême avec une propriété distinctive » (293).
Dès lors, le « milieu sprituel » que, jusqu'à présent, nous avons
considéré comme le lieu de la liberté, devient celui de l'amour.
L'unité d'amour n'existe pas seulement sur le plan naturel. « Voici
dans cet amour souverain une triple propriété, une triple
distinction, et pourtant il n'y a qu'une seule et même réalité en toutes, je
veux dire une dilection souveraine et véritablement éternelle» (294).
« II n'est qu'un seul et même amour dans toutes les
personnes» (295). Mais les amours, gratuit ou dû, ne constituent-ils pas
précisément les personnes ? Richard alors distingue entre charité ou
dilection et amour . . . terminologie qui souvent d'ailleurs est loin
d'être aussi précise. La charité est le « milieu », la « région » des
amours gratuit et dû ; elle n'est pas pour autant confondue avec la
bonté naturelle. « Dans cette mutuelle charité des Personnes divines,
il ne pourrait y avoir d'amour qui ne fût ou gratuit ou dû » (296).
Qu'y a-t-il donc de commun entre ces personnes qui sont amour. . .
et qu'y a-t-il qui les distingue ? Il y a, « dans toutes les personnes, le
même et identique amour quant à la substance de la dilection, mais
en chacune cet amour se distingue merveilleusement par une propriété
particulière» (297).
Nous avons vu, lors de l'exposé dialectique, que « dans la
substance résidait l'unité, dans les personnes la propriété » (298). Nous
admettons toujours que les personnes sont caractérisées par les
propriétés qui font l'amour gratuit et l'amour dû. Mais, à. l'occasion de
l'étude sur les propriétés communes, nous avons trouvé en elles
l'amorce d'une unité personnelle. L'exposé psychologique la manifeste
plus encore et la fonde. La pluralité est relative à la divergence des
personnes, ou plutôt à leur efflorescence. Elle est de l'ordre de
l'amour. Dans les liens qui constituent et joignent les personnes,
l'amour est l'élan du don comme il est l'élan de l'unité. Puisque la
réponse apparaît avec l'amour dû (le Saint-Esprit), c'est donc au
comble de la pluralité que l'unité s'exprime. Dieu est tel un cœur
dont la pulsation serait un rythme de dilatation et de contraction.
La Trinité : diastole et systole de Dieu !

(293) Ibîd. 963 CD


(294) Ibid, 963 B.
(295) Ibid. 965 O.
(296) Ibid. 963 C
(297) Ibid). 965 D.
(298) Ibid. 921 A.*
138 R. JAVELET

Pour Richard, néo-platonicien chrétien, un Dieu réel ne peut être


un Dieu égoïste. JjTJn ne peut être que le Premier. Il va se
communiquer comme amour, comme bonté, comme unité. La Trinitié, c'est
l'expansion de l'unité, débordante d'amour, qu'on appelle le Père.
L'amour évocateur des deux autres personnes divines se retrouve
en elles qui sont la réponse pleine d'amour à son appel (299).
Ce qui fait l'union personnelle des trois Personnes, réside en ce
qu'elles sont toutes trois amour, don total de soi, élan vers l'autre
et donc mutuelle convergence. Une telle union n'est possible que
par le lien d'origine : le lien familial ou social qui les joint — et qui
a son principe dans la personne première.
En chaque personne, on peut donc considérer sa propriété soit
comme distinctive, soit comme relative et unitive. Dire qu'il y a deux
réalités dans chaque personne serait inexact. C'est parce qu'elles sont
distinctes qu'elles sont unies ... et même qu'elles sont une.

**

Complexité de la personnalité. — Déjà nous avons décelé dans


le constitutif de la personnalité du Père deux propriétés
fondamentales communicables et, de fait, partagées par les trois personnes issues
de son amour: celle d'avoir (la maîtrise : to hègemonikon) et celle
d'aimer, l'une relative à la nature possédée, la deuxième relative aux
autres personnes. Il n'est pas de personne (divine) qui ne soit, à sa
manière propre, don de soi. Le don de soi peut être « gratuit » : c'est
l'appel d'amour qui veut et suscite l'être aimé. Il peut être « dû » :
c'est la réponse d'amour qui veut l'être aimant et qui en fait un
être aimé, qui le suscite donc comme tel, comme aimé. Tout amour
est d'une certaine manière créateur.
Le Père et le Fils sont tous deux, par rapport au Saint-Esprit, un
amour gratuit (le Fils, grâce au Père) . Il y a donc, j 'y reviens, il y a
en eux, dans leur personnalité même, une identité, communiquée au
Fils par le Père dont il est l'image personnelle. C'est par là que l'un
et l'autre sont l'unique principe du Saint-Esprit.
La personnalité est donc apparue à la fois complexe et une. En
elle est le principe de la multiplicité comme de l'unité. Et nous avons

(299) Ibid., 949 D, 950 AB.


PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 139

dit, sans encore le démontrer, que l'amour seul explique cette


antinomie.
>La personnalité nous semble donc, non seulement une relation,
niais un nœud de relations. Cela est surtout évident lorsque Richard
étudie le Saint-Esprit au terme de l'expansion infinie de la
Première Personne. Le Saint-Esprit n'est-il pas l'unité incommunicable
du nœud trinitaire, et, pour cette raison, n'est-il pas nommé à juste
titre « nodus amoris » ?
N'ayant pas à redouter le Concile de Reims et ne poursuivant
pas en ce travail de but dogmatique, mais celui de dégager de la
théologie mystique de Richard sa notion de personne, nous pouvons
utiliser un vocable alors suspect et envisager la personne comme une
relation subsistante ou plutôt existante !

Cette relation est double :


1° — relative à la nature que chaque personne possède comme
« à donner » ou comme « reçue », (soit immédiatement • — le Fils — ,
soit immédiatement et médiatement — le Saint-Esprit — ), que
chaque personne gouverne pour la donner ou la rendre. C'est ainsi
que la personne est une « sistence ».
2° — relative aux autres personnes, pour se donner à elles. Cette
seconde relation caractérise chaque personne et lui confère sa manière
d'avoir et de donner. Elle est le sens, et si j'ose une expression
moderne, l'onde-pilote.
Dès qu'il est question de don, l'amour intervient. Dans la
personnalité, il met l'accent sur l'élan (in) , plus que sur l'origine (ex) . . .
et cela est juste, car la Suprême Personne n'a pas d'origine : elle
est l'origine de tout — et d'abord de l'épanouissement trinitaire. Ainsi
est corrigée la notion d'existence. Toutefois, pour le Fils et le Saint-
Esprit, il ne faut pas oublier la fondamentale relation à la Source
d'amour (Ex).
Ainsi la personne peut être dite une triple relation : vis-à-vis de
soi-même, vis-à-vis d'autrui et vis-à-vis du principe-origine. Ce
principe dans la Sainte Trinité, c'est le Père. Lorsqu'il s'agit d'une
créature libre, d'une personne humaine, c'est le Créateur, considéré
comme Père. La personne, divine ou créée, est une puissance qui se
rassemble, pour se donner, et qui, éveillant l'amour réciproque, se
trouve confirmée en elle-même. « Si concordia attenditur, ibi amoris
funiculus triplicatur . . . Ecce quomodo ex tertiae personae consoli-
140 R. JAVELET

ditate in ilia Trinitate agitur, ut concordialis charitas, et consocialis


amor ubique nusquam singularis inveniatur » (300) .
Si l'on admet que la volonté est au cœur de l'amour, que l'amour
est toujours libre, qu'il est un don, un rayonnement, si l'on admet
des « relations » qui, au plan de la conscience, sont l'intentionnalité du
je, n'est-on pas vraiment au plus profond du mystère du « milieu
spirituel » ? Même si l'on ne pousse pas à une identification formelle
de l'amour et de la personne, on peut dire que la personne a pour
milieu propre l'amour. En l'homme, c'est la « région » de parfaite
similitude avec Dieu. La personne naît de l'amour, sa sève est
l'amour, elle s'épanouit dans l'amour . . . ainsi un nénuphar sur
l'eau. On peut dire qu'elle naît amour et qu'elle atteint sa
perfection quand, par le don d'elle-même, elle est devenue tout
amour. Résumons-nous. Chez l'homme, l'intentionnalité de l'amour
entraîne tout, oriente tout. La nature sert d'aliment à sa flamme.
C'est dans l'amour que la personne se développe, s'épanouit, transcen-

(300) Ibîd., 927 D. Cf. Th. de Régnon, op. cit., p. 317. Le De gradibus
Garîtakis qui fut à tort attribué à Richard, n'en a pas moins certaines
affinités avec le De Trinitate de ce dernier. Son auteur, encore inconnu,
insiste sur le lien det l'amour, « vinculum iinseparabiliter continent aman-
tem pariter cum amato ». (P.L. CXCVI, 1205 A) « C'est, ajoutes-t-il, une
colle tenace qui unit bien plus qu'elle n'assemble. » (Ibid., 1204 B) et il
cite le texte d'Isaïe : « Glutihum bonum est tripticiter u|niensi virum
virtutis. » (7s., XLI) et ceiui de l'Ecclésiaste : « Funfiiculusi triplex difficile
rumpitur. » (Eapl. IV, 12) (Ibid)., 1205 B).
L'amour lie; et unit l'homme à soi-même, au prochain, à Dieu : sibi,
proximo Deoque. (Ibid., 1204 B) Nous1 reviendrons au coursi de cette! étude
sur cette conception de l'amour au triple rayonnement. L'auteur du De
gradibus y insiste : il rattache, comme tous les spirituels., l'amour humailn
à l'amour trinitaiire — par la grâce dui Saint-Ejsprit. (Ibid.,, 1205 A) Ici.
une comparaison nouvelle, ayant trait à l'incarnation : r union de Dieu et
de l'homme « spirituel » est analogue à l'union hypostatique, in unitate
tpersonae,
di' union decommela même dans
manière
le Christ.
que l'ESprit-jSaint.
La personne Ttoujour)s
remplit lel'union
rôle dese trait
fait
« selon l'ordre de la charité ». (Ibid., 1208 B — la Caritas ordinatai, si
chère à Richard). Amour et personnel sont toujours! en étroite relation . . .
quand ils ne pe confondent! pais ! Ils sont fonction l'un de l'autre et le
triple lien d'amour, sli puissant à resserrer volonté et sentiment « uni-
tiva virtute », atteint sa perfection dans l'amour personnel die Dieu,
vinculum perfectîonis. (Ibid., 1205 D).
Alors que Richard insiste sur la triple relation de la, personne, comme
le veut son sujet, l'auteur de l'Epître à Séverih sur la Charité souligne
la triple relation de l'amour. Ajoutons que cet opuscule, si proche de
Rilchard (et de Hugues - De arriva animae), comporte de nombreuses
citations de slaimt Bernard : cinquante textuelles, une vingtaine d'autres allu-
sives. C'est une preuve de plus en faveur de cette communion de pensée
que nous découvrons! chez lest spirituels du xne siècle.
G. Dumeige a publié le texte critique de cette Epître (Vrin, 1955).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 141

<iant les vies charnelle et psychique par la pleine vie spirituelle ;


maître d'une nature qu'il transfigure, l'amour en fait un don.
Une telle ascension n'existe pas en Dieu, certes. La Nature en
lui est flamboyante et bouillonnante de charité. C'est une bonté
infiniment spiritualisée et personnalisée. Dieu est parfait, leit-motiv de
Jîichard qui ne voit de perfection que dans et par l'amour.

Le milieu spirituel de la charité. — Pour comprendre


l'expression de «région» ou «milieu spirituel» divin, il faut donc considérer
l'Esprit infini en fonction de la Trinité personnelle, soleil de charité .
toute la Bonté, tout l'Etre incandescent de Bonté ... et, de ce chef,
l'éternelle présence de l'Amour !
1° — Le «milieu spirituel » n'est (donc) pas la nature en tant
que telle, pas plus qu'il n'est une zone intermédiaire entre la nature
et la personne. Il est de l'ordre personnel auquel rien de la nature
concrète ne peut échapper.
2° — II est commun aux trois personnes dans leur essence (le don
de soi) (301) comme dans leurs rapports avec la nature divine et aux
deux premières dans leur rapport avec la troisième. On pourrait
même ajouter : aux deux dernières, dans leur rapport avec la
première (amour dû). C'est le milieu personnel communicable, ce qu'il
y a d'identique ou de semblable dans les trois personnes, ce qui est
récapitulé dans le Saint-Esprit, ce troisième qui est la concaténation
finale de l'expansion infinie.
C'est par ces considérations trinitaires que s'éclaire aux yeux des
spirituels du xne siècle le mystère de Yunitas spiritus, pierre
d'achoppement pour Erigène (du moins au dire de quelques-uns de ses
interprètes), thème familier aux mystiques des diverses époques (302).

(301) «Proprium est veri et intima, amoràs îllud efficere in Mis etiam
personis quibus est diversum esse, ut sit in eSs idem velle et idem nolle. »
P.L. CXCVI, 965 C. C'est la transposition d,u « cor unum et anima una »,
<Mt. IV, 32).
(302) Erigène envisage les processions divines à la manière grecque.
Pour ce qui ejst de l'union mystique de l'homme à Dieu, il a des formules
qui semblent panthéâsfâques ; mais le plus souvent ce sont comparadsons
classiques diu fer dans le feu, de l'air] dans le rayon de soleil. Subsiste tou^
jours la personne humaine qu'Erigène caractérise par la liberté., La trans-
142 R. JAVELET

Entre l'âme et Dieu, certes l'union n'aboutit pas à une nouvelle


personne ! Mais elle se fait sous les auspices de la Personne du Saint-
Esprit. En Dieu, Vunitas spiritus, l'unité d'amour joignant le Père
et le Fils, s'achève dans une Personne qui en est la commune
résultante. L'unité d'amour est si parfaite qu'elle devient le principe d'une
personne nouvelle, à laquelle on a particulièrement réservé le nom
d'amour. Personnification de l'union, comment ne serait-elle pas
l'ouvrière ardente de l'unité dans la création ? « Lorsque le Saint-
Esprit souffle, de la multitude des cœurs il fait un seul cœur, une
seule âme » (303). « Connexio pertinet ad Spiritum Sanctum » (304).
L'amour de Dieu, l'Esprit, le Pneuma, opère, en chaque âme et entre
toutes les âmes, la grande communion ; il opère dans ce milieu
spirituel qui se distingue de Vanimus, qui embrase le mens : le pneuma.
Par lui seulement existent des âmes unies, maîtresses des passions
désordonnées, en paix avec elles-mêmes et capables d'une intelligence
toujours accrue du monde divin, au delà même du monde
intelligible. Par lui seulement les âmes « pneumatiques » s'accordent,
constituant ce milieu spirituel qu'on appelle, maintenant, l'Eglise invisible
ou l'âme de l'Eglise.
Les spéculations sur la Sainte Trinité sont très liées à la
psychologie mystique. Non seulement nous comprenons mieux l'idée que
Richard se faisait de l'amour, amour de Dieu et amour fraternel du
prochain ; mais également c'est tout le milieu spirituel de l'âme qui
s'éclaire . . .
Par son retour d'amour, le Saint-Esprit, tout en manifestant la
continuité de la générosité pure de l'amour, semble rassembler les
flots jaillis du sein du Père et les reporter à leur source. Il est ainsi
« le Don » au sens passif et au sens actif du terme (305).
Et cette mission, il l'accomplit vis-à-vis des créatures. C'est en
lui donc que toute la mystique contemplative fait sa jonction avec
la théologie trinitaire.
Le pneuma, c'est la grâce de l'Esprit Saint qui déifie l'homme,
disait déjà saint Irénée ; et Origène, avant Richard, considérait la
Sainte Trinité dans ses rapports mystiques avec l'homme, soulignant

figuration de l'esprit en Dieu se fait par la médiation des Causes premières.


Il serait particulièrement intéressant d'étudier l'excessus de Richardi en
fonction des deux théologies, affirmative et négative, d'Erigène.
(303) P.Li. CXCVI, 974 D.
(304) Ibid)., 993 O.
(305) Ibid., 966 A, 927 B. Cf. Th. de Régnon, op. cit., p. 326, 333-334.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 143

l'œuvre capitale du Saint-Esprit (306). Nous sommes ici à un lieu


où convergent tous les auteurs spirituels et Richard, après avoir
affirmé son originalité dans ses considérations sur la personne-amour,
se retrouve avec l'Esprit Saint en fort nombreuse compagnie ! (307).
L'âme sur l'aile de la contemplation et de l'amour s'élève jusqu'à
Dieu dont elle comprend mieux le vivant mystère. « Cognoscam me ;
cognoscam Te ! » (308). Elle y découvre le ressort de son âme : ce
que nous sommes, vient de Dieu. Dès lors, le secret d'amour de notre
vie spirituelle est clair. « Cognoscam Te, cognoscam me ! » Nous
sommes plus aptes à de nouveaux élans. La pensée de Richard
constitue un système complet : un cycle !
L'expérience contemplative n'est pas, nous l'avons répété, une
simple analogie de la vie trinitaire. La vie mystique, celle qui a
connu l'excessus, est de plain-pied avec le divin. L'amour infini qui
y est connu, ce n'est pas un simple reflet sur un miroir, une ombre
divine se profilant sur le fond mystérieux de la caverne de notre
être ; c'est une prégustation de la vie éternelle, c'est une participation
à la vie trinitaire, c'est une vie en commun avec Dieu, où la
transcendance se tempère d'altérité avec un « Toi et moi ». Ceci, grâce au
Saint-Esprit, grâce à ce Don qui soulève l'homme au-dessus de lui-
même, le ravit au-dessus de ses possibilités humaines et l'admet dans
le commerce intime des personnes divines (309).

(306) « Notre substance, c'est-à-dire l'union de l'âme et du corps, en


recevant l'Esprit de1 Dieu, constitue l'homme spirituel . . . L'homme
parfait est composé de chair, d'âme et d'Esprit ...» Irénée, Adv. Haer.,
(L.V. CVIII, 1142) « Au Père le règne sur toutes choses, au Fils les êtres
raisonnables, à l'Esprit les saints. » Origêne, De princ, I, 111, 5. Par
l'Esprit, on va à la contemplation, dans le Verbe ; mais le Père reste dans
une majesté insondable. Qrigène est tenté par une trichotomie divine et
le subordinatisme le guette. En tous cas, il considère la Trinité dans ses
rapports mystiques avec l'homme. Et c'est d'abord l'Esprit qui est à
l'œuvre. Lumière et chaleur, U embrase l'âme et la prépare à ces théo-
phanies qui ne sont que des images de l'Image diu Dieu transcendant. Ce
Dieu inaccessible veut par amour se communiquer à l'homme par son
Verbe. Le Verbe contemplé, pour les; « pneumatiques », est l'Image, le
Rayonnement de la gloire de Dieu.
<307) Guillaume de Saint-Thierry, P.L. CLXXX, 439 B-440 D, etc.
Hugues de Saint-Victor, P.L. CLXXVI, 226 CD ; 416 B etc. Saint Bernard,
P.L. CLXXXII, 991 A.t
(308) Thèse augustinienne, fondée sur la notion de « mémoire ».
(309) Le hiatus entre l'homme et Dieu est comblé par la grâce. La
charité que l'Esprit infuse dans l'âme, résoud l'antinomie transcendance -
immanence. Cf. Saint Jean de la Croix et le mariage mystique.
144 R. JAVELET

Lorsque Th. de Régnon reproche à Richard d'avoir cru « que la


philosophie de l'être englobait Dieu lui-même, tandis qu'elle
comprend uniquement le créé dans ses relations au Créateur» (310), il
ne remarque pas que, pour Richard, il ne s'agit pas tant d'une
philosophie de l'être que d'une mystique de l'amour. Cette mystique
expérimente l'union de l'homme à Dieu dans les hautes sphères de l'âme
aimante. Mais comment ?
Les créatures sont un don de Dieu. Leur amour de Dieu ne peut
être en conséquence qu'un amour dû. Elles sont de ce chef assimilées
à V'Esprit-Saint qui est par excellence l'Amour dû. « Qu'est-ce done
que la donation ou la mission du Saint-Esprit, sinon l'infusion de
l'amour dû ... Lorsque cet Esprit entre dans l'âme humaine, il
l'enflamme de l'amour divin et la transforme à la ressemblance de son
caractère personnel, pour lui faire rendre à son Créateur l'amour
qu'elle lui doit. Qu'est-ce en effet que le Saint-Esprit sinon le feu
divin, puisque tout amour est un feu, mais un feu spirituel ? Ce
qu'opère un feu matériel pour le fer, le feu dont nous parlons,
l'opère pour notre cœur sale, froid et dur. A l'infusion de ce feu,
l'âme humaine perd peu à peu toute noirceur, froideur et dureté, et
passe toute entière à la ressemblance de Celui par qui elle est
enflammée-» (311).
Ainsi la charité dans l'homme n'est pas le Saint-Esprit
proprement dit, mais l'incandescence de l'âme, produite par la présence
personnelle du Saint-Esprit. C'est grâce à Lui que l'âme qui a tout
reçu de lui, devient capable d'aimer vraiment d'amour extatique,
désintéressé, personnel . . . qui n'asservit pas le prochain, mais éveille
sa personnalité par l'amour.
Il est là — dans ce Don infini — le secret de cet amour premier
qui sollicite une liberté sans pouvoir, qui l'aide à rompre ses chaînes,
qui souffle dans ses voiles rétablies la passion de l'Eternel. Il est là,
le secret du goût de l'âme, enlisée dans la vie charnelle, pour cette
« région » spirituelle qui lui est pourtant inconnue et à laquelle on
n'accède que par dépassement des sens et de la raison elle-même.
Il est là, le secret de cet amour nostalgique qui permet le vol de
l'âme vers l'Amour suprême pour cette communion où le Dieu-Charité
est tout en tous (312).

(310) Th> de Régnon, op. cit., p. 278.


(311) P.L., OXOVI, 978 CD. Cf. 974 D.
(312) Ibid., Adn. myst. in psalm., 313 A, 313 CD ; Benj. ma]., 90 D,
178 CD, 185 BC . . . ; De erud. int. Horn., 1308D-1309 A . . .
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 145

La personne humaine, n'est-ce pas dès lors la ressemblance


spirituelle de l'Esprit personnel ? Elle est relation triple : avec sa nature
propre, avec les autres créatures et avec Dieu. Mais ce n'est qu'unie
à Dieu, dans ce don total au Créateur, qu'elle est promue à elle-même,
que réellement elle se possède, — qu'elle gouverne une nature spiri-
tualisée, telle que Dieu la veut. C'est toujours en Dieu également
qu'elle est en relation avec l'univers des consciences. Elle veut l'amour
de son Bien- Aimé pour toutes les créatures, comme le Saint-Esprit
acquiesce à l'amour du Père pour le Fils. A son tour et par le même
Esprit, elle devient un milieu spirituel unificateur; elle devient une
personne, capable de rendre à Dieu son amour. Il n'est de véritable
liberté, de véritable amour qu'en Dieu et selon la loi de l'Agapè
divine. La personne est élevée à cette dignité de génératrice de pur
amour.

IV

IMAGE ET RESSEMBLANCE

Selon Richard, l'âme humaine, avons-nous vu, doit passer à la


«ressemblance» personnelle de l'Esprit-Saint (313). Traduisez : elle
doit devenir « pneumatique », dépasser le sensible et la raison. C'est
que nous sommes les images de Dieu, hélas ternies trop souvent par
la « dissemblance », enlisées dans cette « région » de la chair, dans
les marais du péché.
Il était inévitable de rencontrer sur notre chemin, aux carrefours
essentiels, cette doctrine indiscutée, des auteurs spirituels du Moyen-
Age : la plaque-tournante de leur pensée en voie de rencontrer le
pur amour ! Chacun d'eux s'est ingénié — après saint Irénée, saint
Clément, saint Grégoire de Nysse, etc. — à commenter le texte qui

(313) « Spirit us sanctus homïni diivtiinitus datus quando débit us Deitar


tis amor menti humanae tthspiratur. Cum enàm hic Spiiritus ispiritum ra-
tionalem intrat, ipsius affectum divino ardioire inflammait et ad proprie-
tatis suae simdlitwMnem transformât, ut auctori1 sua amorem quem débet
exhibsat. Quid enim est Spirit us sanctus nisi ignisi divinus ? Omnis enim
amor est ignis, sed ignis spiritualis. Quod facit ignis corporalis ciroa fer-
rum, hoc agit hic ignis de quo loquitur, circa cor foedum, friigàdium et
durum. » Ibid., 978 CD.
146 E. JAVELET

donne la clef de l'homme . . . mais cette clef est en Dieu. « Faisons


l'homme à notre image, selon notre ressemblance ! » dit le
Créateur (314). Image, ressemblance : deux mots, deux réalités. Nul mot
n'est de trop dans les Ecrits de la « révélation ». Il n'y a donc pas
pour nos mystiques simple redondance orientale ! Mais matière à
méditation.
Image et ressemblance sont d'abord des faits de conscience. Sans
doute, les déductions bibliques — ce fut déjà le cas pour la
personnalité — aboutissent à mêler la théologie aux considérations de
psychologie spirituelle, — une psychologie qu'il faut se garder de
réduire à la notion classique, car elle tient d'une phénoménologie
primitive et d'un platonisme devenu, intégré aux schemes chrétiens,
une catégorie de la pensée, une manière de voir et de concevoir.
Que la psychologie spirituelle soit une expérience de la
métaphysique, où l'intelligence — « sens » du réel — élimine la raison
et l'imagination (315), des textes comme celui-ci de Guillaume de
Saint-Thierry, ne suggèrent-ils pas de le croire ? « L'âme a conscience
d'être de quelque manière la réplique de son Créateur. Elle se rend
compte également qu'elle est l'Image de son Dieu lorsqu'elle
reconnaît en lui la lumière qui fait voir clair et en soi-même la lumière
capable d'être éclairée » (316).

(314) Gen. I, 26. Irénée proposait, non sans une certaine confusion,
sa distinction entre taage et ressemblance. Le xne siècle suit plutôt l'en-
seignemenit de saint Clément :< « Quelques-uns des nôtres n'ont pas
compris que à l'image était donné à l'homme dès sa naissance, tandis que
à la ressemblance était l'effet d'une perfection à acquérir par la suite. »
(Strom., II 22). Saint Grégoire de Nysse confond! en général les deux
termes ; cependant, dans un traité sur ce sujet, il situe l'image (eikôn) dana
l'absolu
Le1 terme: c'est
de ressemblance
une sorte de(homoiôsis)
conception désigne
immaculée
d'ordinaire
ou l'essence
l'effort
de pour
l'homme.
réaliser l'image (eflJfcôn). L'Idée spirituelle est au fond analogue à celle des
auteurs que nousi étudions.
(315) Richard de Saint-Victor adimet Vexcessws mentis pour tous les
genres de la contemplation, même les quatre premiers. (P.L. CXCVI,
164 C). H peut y avoir, ditJl, une vision spirituelle du monde quft dépasse
la raison, qui suppose l'intelligence enflammée par l'Esprit. De toutes
façons, la contemplation quoi est un survol de l'esprit sur les spectacles de
la sagesse, exige une vie non plus charnelle, mais spiijrituelle, un
dépassement de ce monde dont elle découvre la trame intérieure!, les rapports
avec l'intelligible. Nous allons retrouver les Victorins, encore plus auda-
eieux que Guillaume, et plus clairs, sur la nature de la psychologie
spirituelle. Cf. Richard, ibid., 178 D.
(316) P.L. CLXXX, 721 AB, Cf. P.L. CLXXXIV, 341 AB : « Du fait
qu'elle est image, U devient intelligible à l'âme etc. »
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 147

Le mystère est élucidé ex parte du dedans par une conscience


dynamique qui ne néglige pas les raisons, les arguments, mais qui les
assimile, en fait sa lumière et sa vie intérieures. L'âme ainsi
transformée moralement et intellectuellement, pénétrée d'amour, intui-
tionne en elle-même les linéaments, sans cesse plus évidents,
constitutifs de la ressemblance divine. Elle est au nœud existentiel de sa
connaissance de Dieu même. Rien ne me semble aussi établi dans la
ligne des gnoses mystiques.
Voici encore un texte du même Guillaume, particulièrement
significatif : « L'âme se rend compte de tout cela (c'est-à-dire des
opérations de la mémoire, de l'intelligence et de la volonté, comme de leur
cireumincession nécessaire). Bien mieux, elle a conscience que ces
réalités, ces relations, c'est son être même. Et voici que la voix de
Dieu se fait entendre à ses oreilles ; la vérité rayonne en elle et toute
son attention se porte sur cette parole du Christ : Moi et le Père et
mon Amour, nous sommes non pas trois, mais un seul et même Dieu.
Toi aussi, esprit raisonnable, intelligence, amour de toi, tu es un seul
et même homme, fait à l'image de ton auteur . . . Approche-toi de
ta forme formatrice afin d'en exprimer les traits avec plus de
fidélité et de pouvoir à tout jamais lui demeurer attachée. Son empreinte
se marquera d'autant plus sur ta substance qu'un plus grand poids
de charité t'aura serrée, pressée contre elle. Tu obtiendras d'elle, en
effet, la stabilisation parfaite de cette image qui a présidé à l'aurore
de ton existence » (317).
Ces lignes expriment bien la pensée complexe et enthousiaste des
auteurs mystiques, tournant tout à aimer Dieu, moins préoccupés du
corps que de « l'invisible corporel » (318) et de l'invisible spirituel.
La vie charnelle, sensible, est elle-même une image imparfaite du
Créateur, « moins conforme à l'Exemplaire divin » que la vie
spirituelle (319). Il faut dépasser cette vie charnelle et se réaliser dans
la partie supérieure de son être, à cette cime de l'homme où souffle
l'Esprit . . . Il faut passer de l'image à la ressemblance.
Tel est l'itinéraire spirituel. Même s'ils gardent une référence
métaphysique, ces deux termes sont confisqués à des fins spirituelles :
ils deviennent l'alpha et l'oméga de la transformation de l'âme
religieuse par l'ascèse, par la contemplation et l'amour. De l'un à l'autre

(317) IbM.,, 721 CD.


(318) Ibid., 719 B.
(319) Ibid., 721 C. Cf. Hugues, P.L. CLXXVI, 225 BC ; Cl. Mamertv
De statu arumae, I, 26.
148 R. JAVELET

vont les tâtonnements, les progrès, les régressions et les envols de la


vie mystique (320).
**
*

De l'image a la ressemblance. — « L'être de l'âme », c'est sa


conscience avec tout ce qu'elle comporte d'activités, de relations. La
déclaration de Guillaume a de quoi enchanter les modernes. L'âme
est tension, énergie plus que chose substantif iée. C'est une puissance
jaillie de Dieu qui cherche à s'épanouir, un souffle, un « esprit » qui
devient ce qu'il est par vocation divine : une personne.
L'introspection, comme la raison théologique, comme la Bible, affirme qu'il est
en nous un fond divin : l'image, non pas une image morte, figée,
au contraire ! une image de Dieu, frémissante de vie et de charité,
qui tend à une ressemblance plus parfaite. La valeur spirituelle se
conquiert ; la personnalité doit croître. Au physique, comme au
moral, comme au « mystique », il y a éclosion, développement,
plénitude !
Pour le Pseudo-Denys, à la cascade des illuminations correspond
l'échelle des similitudes. Il y a réfraction de la lumière divine « dans
des milieux imparfaitement diaphanes » (321). Le monde matériel, le
monde charnel peuvent être des échelons dans cette ascension
spirituelle. Hugues de Saint- Victor, si j'en crois son commentaire In
Jiierarchiam coelestem, fait capter par l'esprit de l'homme ces visi-
bilia qui permettent d'atteindre aux invisibilia. Cet esprit, au bas
de l'échelle, est comme un aveugle. Il ne pourrait s'arracher aux
ténèbres de l'ignorance s'il n'était pris en charge et conduit par la
main. Le monde sensible est rempli de symboles vivants, disposés par
la Sainte Trinité, qui sollicitent le malheureux et l'acheminent
dans l'ombre vers cette imitation et contemplation des réalités
invisibles qui permettra «l'illumination et la déification» (322).
Si l'esprit ne s'égare pas parmi tant de signes qui l'appellent et
prétendent le guider au départ, c'est qu'il est à un plus haut titre,
par nature, image du divin. Il est donc capable de comprendre la
valeur des signes sensibles — signa intelligit ! — parce que de lui-
même il tend vers l'invisible (323). Image de lumière avide de se

(320) Richard, De erud. horn. int. ; Benj. mcnj. P.L. OXCVI, 66 ABC,
91 AB, 115 C, 173 A ; De quatuor grad., 1219 CD.
(321) M. de Gandillac, Œuvres complètes du Pjseudo-Denys, p. 43.
(322) P.L, GLXXV, 948 B.
(323) « Ad invisibilia tendems ». (Ibid.).,
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIECLE 149

dégager de la nuit, il reconnaît les lueurs de la création à une


affinité profonde et il s'en éclaire avant de recouvrer la pleine clarté.
Ainsi de la beauté visible : elle fait monter l'esprit jusqu'à la beauté
invisible, mais cela n'est possible que par une référence de l'esprit
sur lui-même et non par le jeu d'une analogie, disons externe,
contemplée objectivement. « C'est selon la lumière invisible sise en lui
que notre esprit levant les yeux vers l'invisible, interprète aisément
les formes visibles comme images de la beauté invisible ; parce qu'il
recèle en lui-même l'invisible, elles lui correspondent par une certaine
similitude amie . . . (D'où vient) que l'esprit, qui est invisible, conçoit
de choses qui sont visibles, joie, amour et sentiment ; et il chérit
certaines d'entre elles comme ses semblables, ses amies, ses parentes ;
il se confie à elles volontairement et exulte en elles ! » (324)
C'est ce que Richard appellera la contemplation des quatre
premiers genres. Elle n'est possible que si l'homme touché par la grâce
a choisi de monter par des chemins de lumière et de douceur (325)
vers la lumière et la bonté incréée. Elle met en jeu et les vestiges
et les images de la Sainte Trinité, solidaires parce qu'issues du même
Dieu et destinées par lui à permettre la restauration de l'image
divine en l'homme, avec l'aide des autres créatures, et, d'une certaine-
manière, en ces dernières, par la médiation de l'homme. Toute
restauration passe par lui, car il est une image incomparablement
supérieure à ce qui n'est qu'image de l'image (326). A ce propos, le De
tribus rerum subsistentiis donne ces précisions : « Dans la Sagesse
de Dieu est la Vérité ; dans la créature raisonnable, l'image de la
Vérité ; dans les créatures corporelles, l'ombre de cette image. La
créature raisonnable a été faite pour la Sagesse de Dieu ; la créature
corporelle a été faite pour la créature raisonnable. C'est pourquoi
tout mouvement et toute conversion de la créature corporelle est
fonction de la créature raisonnable ; tout mouvement et toute
conversion de la créature raisonnable est fonction de la Sagesse de
Dieu » (327). La raison en est que « la créature raisonnable a été faite
en premier lieu, sans aucun intermédiaire, à la ressemblance de la
raison divine ; la créature corporelle a été faite aussi à la ressem-

(324) Ibid., 949 D « In hoc simulacra (decaris) primum vestigium con-


templatioais ponere debemus. » P.L. CLXXVI, 824 B.
(325) P.L. OLXXV, 950 BC.
(326) P.L. CLXXVI, 225 O.
(32f7) Ibifl.» 835 B.
150 K. JAVELET

blanee de la raison divine, mais par la mediation de la créature


raisonnable » (328).
Il n'est pas dans notre sujet d'insister sur une telle théorie, si
ample qu'elle embrasse tout le créé, si haute qu'elle s'élève, par les
archétypes sans doute, jusqu'au Créateur. Elle pourrait sembler toute
inspirée de la gnose et ne mettre l'accent que sur l'ascension noetique.
En fait, si nous revenons à Vin hierarchiam coelestem, dont le sujet
invite pourtant aux interprétations purement spéculatives, Hugues
déclare que —, pour aller à Dieu, l'esprit oriente son expérience du
sensible vers l'imitation et la contemplation de l'invisible : « Ad
imitationem quidem per exercitium virtutis ; ad contemplationem
vero per cognitionem veritatis » (329). Et il insiste, montrant que
l'esprit doit découvrir les dispositions de la Trinité créatrice et qu'il
doit se purifier, non seulement pour sortir du péché et vivre dans le

(328) De tribus r&rum subsistentiis, éd. But., p. 134. Cf. R. Baron, op.
cit., p. 70, en note. Guillaume de Saint-Victor, s'inspirant de Cl. Mamert
écrit également : « De la réalité suprême, qui est Dieu, la figure de l'unité-
trine se communique à la réalité inférieure, c'est-à-dire aux corps en
passant par l'âme humaine, intermédiaire entre l'une et l'autre. C'est
ainsi que la Trinité marque les corps de son empreinte, tandis qu'aux
âmes elle confère l'intelligence des choses. » P.L. CLXXX, 722 B.
(329) P.L. CLXXV, 948 A. Dans l'Erud. didascal., Hugues écrit
également : « Duo vero sunt quae difvinam in homine similitudinem reparant,
idi est speculatio veritatis et Virtutis exercitium ; quia in hoc similis Deo
est quod sapiens et Justus est ...» Après avoir insisté sur le rôle de la
grâce dans; cette réparation de l'image, il ajoute, sans omettre la
coopération de l'homme, que l'action divine s'exerce par l'intelligence, « eo
quod de superioribusi habeatur». Comme l'action humaine se caractérise
par la science, on pourrait croire que Hugues est gnostique en la matière
et délaisse le rôle majeur de la volonté. Il n'en est rien.. La scdlence, séparée
de l'intelligence., manque de conseil : c'est la préoccupation du pur
matériel, elle aboutit à la mécanique et, à ce paipt de vue, elle est adultère 3
elle n'est pas harmonisée à la fin spirituelle de l'homme. On croirait que
Hugues parle pour notre temps ! Si la science débouche dans la pratique,
il en est de même de sa compagne dians la sagesse : l'intelligence, qui
agit sur deux plans. « Intelligentia quoniilam et in investigatione veritatis
et in morum consider atione laborat}, earn in duas species dividimus ; iin
theoricam, id est speculativam ; et practicam, id est activam : quae etiam
«thica, id est moralis appellatur ». (P.L. CLXXVI, 747 ABC). Outre
que ce texte prépare ce que nous dirons de Vamor-intellectus et qu'il
confirme ce que nous avons déclaré de l'intime synchronisation de la
connaissance et de la vertu dans la vie spirituelle, il manifeste, puisque l'action
de l'intelligence est divine, à quel niveau il faut situer la contemplation
et la morale des spirituels*: il ne s'agit pas de dialectique profane sur des
questions religieuses, pas plu® que de morale naturelle.

,
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 151

bien moral, mais dépasser ce stade et acquérir la lumière


déifiante (330). Hugues est un spirituel complet.
D'ailleurs un texte important du De sacramentis laisse supposer
que, pour les sommets de la perfection, — lorsque l'image, délaissant
tout appui sensible, se connaissant mieux elle-même, fait ressort sur
8a propre valeur et devient ressemblance — , Hugues admet un tout
autre climat que l'ascèse et la méditation : la raison fait place à
l'amour, la science à la réalité, la sagesse (emplie de l'univers) à la
simplicité de l'être unifié. Les figures et les raisonnements sont
dépassés ; l'esprit revient à la pureté de ses origines : il vit dans ce
milieu spirituel où les distinctions entre vertu et connaissance sont
sublimées. A mon avis, ce texte remarquable signifie que notre Vic-
torin situe au niveau de la ressemblance cette remarquable
psychologie des spirituels où l'intelligence amoureuse voit par le dedans la
réalité des êtres concrets (331). Ce que nous avons dit de l'image-
conscience de Guillaume, se trouve ainsi précisé et Richard ne fera
que lui donner un relief saisissant, nous le verrons aux chapitres
suivants. La vie spirituelle débouche dans l'être et prétend à une
extraordinaire médiation entre la conscience des signes et images ou
concepts de l'être et la conscience « intérieure » de l'être lui-même.
Y aurait-il une psychologie non pas rationnelle, métaphysique par
induction, mais ontologique, concrètement ontologique ? Nous qui
vivons à la surface de nous-mêmes, nous avons peine à y croire.
Pourtant ces mystiques néoplatoniciens me semblent bien y avoir cru.
Si nous revenons au thème image-ressemblance, indépendamment
de cette conception de la psychologie spirituelle que nous voyons
prendre forme au fur et à mesure des descriptions de la vie
intérieure, nous pouvons affirmer que la ressemblance est l'image
purifiée, révélée, émergée dans une nouvelle lumière, plus conforme à

(330) P.L. CLXXV, 948 BC. Hugues fait coopérer pour l'œuvre de
restauration la hierothesia quii ordonne l'âme dans un mondia sacralisé),
et la téLetarchè qui émonde et purifie, mais illumine et purifie : une ino
raie du bien qui se transfigure en morale de la charité !
(331) « Factus est homo ad imaginent et similitudinem Dei, quiia in
anima (quae potier pars est homîtnis vel potius ipse homo erat) fuit imago
et similitudo Dei. Imago* seoundum rationem, similitudo secundum dilec-
tionem ; imago secundum cognitionem veritatis, similitudo secundum
amorem virtutis. Vel imago secundum scîentiam, similitudo secundum]
substantiam. Imago quia omnia in ipsa secundum sapientiam ; similitudo
quia una et simplex ipsa secundum essentiam. Imago quia rationalis,
similitude quia spiritunlis. Imagoi piertinerb ad filguram, simiaitudo £d!
naturam». P.L. CLXXVI, 264 CD. Of. P.L. CLXXVH, 193 A.
152 R. JAVELET

l'idée divine qui préluda à sa création et qui doit se réaliser au terme


de l'existence terrestre. Image et ressemblance sont de même essence.
Nous venons de rappeler le nom de Guillaume à propos de Hugues
qui, par Erigène, rejoint Denys. Par le même Erigène, Guillaume
rejoint saint Grégoire de Nysse. C'est ainsi qu'il compare la
transformation de l'image en ressemblance à une sculpture : « L'artiste
sculpte d'abord grossièrement la forme de la statue . . . L'image
(créée) est d'abord obscure ; elle s'avère plus claire, plus parfaite
quand Dieu a consommé son œuvre. Pendant la sculpture du corps
qui doit lui servir d'instrument, l'âme livre donc une image d'elle-
même en harmonie avec le sujet qu'elle est appelée à régir . . .
L'homme n'arrive à la perfection qu'en faisant un long détour par
les puissances matérielles et animales de son âme» (332).
Guillaume ici lie étroitement le développement spirituel au
développement charnel ; mais il signale tout aussitôt « la malice du
péché que a corrompu la nature jusque dans son origine » et
souligne la prédominance de l'âme sur son « sujet » durant cette patiente
sculpture de l'homme par Dieu. Il n'était pas inutile de rappeler que
nos spirituels n'ignorent pas l'influence du conditionnement physique
sur l'éveil de la personnalité. Mais ils pensent que le lent
affleurement de l'homme hors de l'animalité est une conséquence du péché.
Sans le péché, l'âme « dès le début serait parfaite » (333).
Nous sommes donc ramenés à considérer l'épanouissement de
l'image en ressemblance en fonction de la vie spirituelle, lutte contre
le mal, recherche de l'idéal. Richard qui reprend la comparaison de
la sculpture, dit, lui aussi, qu'il faut réaliser « la mise en relief de
l'image» (334). Mais, ajoute-t-il, c'est une tâche difficile entre
toutes (335), en raison de la versatilité trouble de l'âme (336) : seul
l'amour spirituel peut en venir à bout (337). Il est plus aisé de
s'enfoncer dans la « région de la dissemblance » par perversion
que de passer par conversion dans celle de la ressemblance. La
volonté, mal dirigée par la raison, tend son arc pour s'approprier
les biens éphémères, les valeurs dérisoires. La liberté s'accomplit
dans le mal et c'est la pire déchéance qu'on puisse constater : la per-

(332) P.L. CLXXX, 710 BC.


(333) Ibid., 710 O. Cf. Richard, P.L. CXOVI, 118-119.
(334) P.L. CXCVI, 120 D, 161 D.
(335) Ibid., 151.
(336) Ibid., 144.
(337) Ibid., 150 D.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 153

version de V image de Pieu (338). Là est le mystère d'iniquité dont


parle saint Paul (339).
N'insistons pas ! Les chapitres précédents nous ont déjà
familiarisés à ces considérations et nous savons que, s'il y a perversion,
il n'y a pas anéantissement. L'image de Dieu subsiste ; la mèche
fume encore ; l'espérance crie au fond de l'abîme.
Parce que nous sommes à l'image du Dieu-Trinité et que cette
empreinte est indélébile, sont possibles à l'homme et la contemplation
et l'union extatique. L'âme, devenue le miroir ardent où Dieu se
révèle, au moment où sa ressemblance initiale avec ce Dieu qui
est son Dieu, se trouve dévoilée, se connaît et connaît Dieu et
l'aime et ne fait plus qu'un avec lui dans l'Esprit !
L'image divine, point de départ de la vie intérieure, prélude
ainsi à la ressemblance finale qu'elle postule et dont elle est la
semence. Venue de l'Esprit et faite pour l'Esprit (animus), dans
l'Esprit elle s'accomplit : elle est alors pneuma. Il ne faudrait pas
confondre cette « image » avec la vie hylique, voire animale
(psychique), même si elle disparaît sous les préoccupations charnelles,
investie par le monde des sens ou même rassasiée de sagesse
naturelle et bardée de raisonnements, même si dans son essor elle est
solidaire de la croissance organique, des vicissitudes du milieu
sensible ou rationnel de l'âme : elle est un potentiel spirituel.

**
*

Image et Liberté. — Noyau du mens (mémoire du Créateur et


Père), ce potentiel a besoin d'être actualisé. S'actualise-t-il lui-même
par simple poussée interne ? Y a-t-il intervention extérieure ou plutôt
intervention d'un Autre qui sait agir sur l'être intime dont il
connaît le secret essentiel ? La grâce de Dieu est indispensable ; la
raison a son rôle. Mais les auteurs spirituels du xne siècle enseignent
que la conquête de soi et la ressemblance dépendent avant tout de
la volonté (340). C'est l'esprit qui, par la liberté aimante, se dégage
de la matière et atteint sa plénitude.

(338) De même Hugues : « In quo [libero arbitrio] a similitudâne Dei


quadam perversa imitatione recedi*». P.L. CLiXXVT, 284 B. Of. Saint-
BERNARiy, P.L. CLXXXIII, 662 ; saint Augustin, Conf. XIII, 7.
(339) II r/ieps, H, 7.
(340) Ainsi, après avoâîr déclaré que la ressemblance initiale de l'âme
avec Dieu exigeait que cette dernière s'att&châtl à son Origine, « en vertu
154 R. JAVELET

Plus que tout autre chose, ce libre arbitre, si efficace, fait la


noblesse de notre nature humaine ; il est preuve et signe de notre
parenté divine. Sous un autre biais, nous allons brièvement
retrouver ce qui fut dit déjà : ce sera une sorte de résumé, « brevis
summa eorum quae supradicta sunt cum adjectione quorumdam »,
comme dit gentiment Hugues . . . après une première « recapitulatio
supradietorum » (341).
Déjà saint Grégoire de Nysse l'affirmait dans ses discours caté-
chétiques : « Si quelque nécessité dirigeait la vie de l'homme, l'image
sur ce point serait mensongère, étant altérée par un élément
différent du modèle » (342). On sait combien Guillaume s'inspire de saint
Grégoire. La liberté est pour lui un témoin inamissible, visible à
l'œil de la conscience, de ce mystère de l'image qui nous constitue
essentiellement. Ce signe irrécusable est la manifestation de notre
similitude foncière avec Dieu, de notre participation à son Etre.
Aussi ne faut-il pas s'étonner si saint Bernard, ami de
Guillaume et Richard, n'hésite pas à voir dans la liberté, l'image même
du Tout-Puissant. La thèse de saint Irénée est nettement adoptée
par la plupart des auteurs spirituels. Hugues lui-même la partage,
avec moins de force, semble-t-il ; mais cette légère divergence vient
d'un point de vue différent, plus historique et plus noétique à la
fois. Point de vue qui ne l'empêche pas, après avoir parlé de la
créature raisonnable, image de Dieu, de la mettre aussitôt en
mouvement secundum Deum par le libre arbitre (343).

de ce pritncipe que le semblable naturellement est attûiré par le semblable»,


Guillaume montre que la dignité de la volonté réside en ce qu'elle
procède de la mémoire et de la rajison comme l'Esparit-Saint du Père et du
His. « Sous l'action de la grâce, poursui!t41, cette volonté, par
l'assentiment qu'elle donne, commence à adhérer au Saint-Esprit, qui est l'amour
et la volonté du Père ; elle se met alors à vouloir fermement ce que Dieu
veut — ce que mémoire et raison suggèrent à son appétit — et l'ardeur
die son vouloir la transforme en amour. Car l'amour n'est pas autre chose
qu'une volonté intensément tendue vers le bien . . . Etablie dans une entière
liberté de se porter à droite ou à gauche, lorsqu'elle s'accorde avec la
grâce, . . . elle prend l'allure et la qualification de la vertu . . . Elle
progresse selon l'ordre des vertus : elle se transforme en charité et die
charité en sagesse ...» P.L. CLXXXIV, 382, B-383 B. Cette sagesse est la
parfaite ressemblance avec Dieu, car la Sagesse divine est l'Image sans
tache du Père. (Ibid., 405 AB). Cf. Saint Grégoire de Nysse, Discours càÈé-
chétique, V, 3-7.
(341) P.L, CLXXVI, 232,, 231.
(342) Saint Grégoire de Nysse, op. cit., V.
(343) «... Ratio libero arbitrio moveretur secundum Deum . . . Mens
per se movetur et est primus voluntatis motus . . . Motus mentis justitia
semper est vel iinjustitia . • . Quod enAm mens movetur, liibertate movetur
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XII6 SIÈCLE 155

Saint Bernard va, ceci dit, nous offrir une intéressante et célèbre
classification. Nous avons vu que déjà il avait classé les libertés en
triade : a necessitate, a peccato, a miseria, sans pour autant les
distinguer essentiellement. Il fait de l'image et de la ressemblance
une classification analogue, dont M.-M. Davy nous fournit le clair
schéma (344) :

I. Image inamissible :
Lïbertas a necessitate — libertas naturae = libertas arbitrii.
II. Ressemblance retrouvée ici-bas :
Libertas a peccato — libertas gratiae — lïbertas consilii.

III. Ressemblance parfaite au ciel :


Libertas a miseria = libertas gloriae = libertas complaciti.

De même que la liberté de la grâce est une liberté de nature


« libérée », de même l'image, dégagée des ténèbres de l'ignorance
et du péché, est la ressemblance.
Saint Bernard affirme que la liberté de nécessité « est aussi
entière dans la créature que dans le Créateur, mais avec plus de
puissance dans celui-ci » (345). L'intelligence divine est en effet
infinie. Dans une nature infinie, la liberté se détend infiniment.
Et, dans une nature toute-puissante, elle est un pouvoir parfait.
Mais selon son essence, la liberté est la même en Dieu que dans les
créatures, faites à son image et à sa ressemblance.
Descartes écrira plus tard, avec la même audace que nos
spirituels : « C'est la volonté principalement qui me fait connaître que
je porte l'image et la ressemblance de Dieu. Car encore qu'elle soit
incomparablement plus grande dans Dieu que dans moi, . . . elle ne

quia voluntarie movetur et per se movetur. » P.L. CLXXVT, 265 BCD.


D'ailleurs nous avons vu que Hugues se place à un point de vue) nettement
spirituel. « Imago secundum rationem » est opposé à « similitudo secun-
<Jum dilectionem » comme le « milieu » raisonnable au « milieu »
mystique de l'âme, ou comme Ja phase morale religieuse à la phase de sagesse
sainte de la vie antérieure (avec une conception sous-jacente de psycho^
logie métaphysique dont il fut parlé en son lieu). D'ajilleurs, Hugues, à
l'occasion, cherche la raison di'image dans l'autorité de l'homme. « Simili®
quod . . . homo dominatur. Praesit ...» P.L. CLXXV. 37 D. Cf. supra :
note 165. Pour ce qui est de saint Irénée qupt met catégoriquement la
raison d'image dan® la liberté, voir : Adv. Haer., P.G. VII, 956, 983, 1102.
(344) M.JVÏ. Davy, Saint Bernard, Aubier 1945, p. 101.
(345) P.L. CLXXXII, 1007 A.
156 R. JAVELET

me semble pas toutefois plus grande si je la considère formellement


et précisément en elle-même ...» (346).
Mais voici, à ce propos, le texte capital de l'abbé de Cîteaux :
« Je pense que c'est dans les trois libertés que consistent l'image
et la ressemblance de Dieu, selon lesquelles nous avons été créés :
l'image se trouve dans la liberté d'arbitre ; une certaine ressemblance
bipartite se trouve dans les deux autres. Il suit que seul le libre
arbitre ne supporte pas d'être lésé ou diminué, parce que c'est surtout
en lui qu'une certaine image substantielle de l'éternelle et immuable
divinité semble imprimée » (347). Les autres libertés sont souvent
perdues par l'homme. Elles sont les formes supérieures de la liberté,
celles où le libre arbitre, inamissible, est libéré et s'affirme en
sa plénitude.
« Selon moi, écrit encore saint Bernard (la tunique sans couture),
est l'image divine qui n'a pas été cousue à la nature humaine, mais
qui fut placée et comme imprimée en elle et qu'on ne peut partager
ni déchirer. En effet, l'homme a été créé à l'image et à la
ressemblance de Dieu, à son image par le libre arbitre, à sa ressemblance
par les autres vertus. La ressemblance peut disparaître tout à fait,
mais l'image dure autant que l'homme. Elle peut être brûlée dans
l'enfer, mais sans être consumée ; elle peut rougir au feu, mais non
s'effacer !» (348).
En étudiant la liberté, nous avons dit que le péché, sans la
détruire, la voilait de ténèbres. L'image de Dieu, ce reflet divin dans
la nature humaine, est obscurcie, mais demeure sous la croûte qui
la dissimule. C'est une «image d'éternité» (349).
Chez tous les spirituels, la raison de l'inamissibilité de l'image
est identique : elle est l'empreinte de Dieu. Pour la liberté, la
raison en était la dignité de l'homme. Deux raisons qui se confondent
dans la notion de personne. Arracher l'image divine ou la liberté
c'est réduire l'homme à l'état animal, c'est lui enlever son humanité.

(346) Mêd. métaph., IV, IX. Cf. supra, notre note 112.
(347) P.L. CLXXXII, 1016 B.
(348) P.L, OLXXXHI, 386 B.
(349) P.L. OLXXXII, 1018 C. Cf. Richard de Saint-<Victor : « Certes la
liberté de l'arbitre est une image non seulement de l'éternité, mais aussi
de la majesté divôjne . . . Plus que tou,t autre chose le libre arbitre se
rapproche de l'immuable éternité et il en exprime fort Men l'image : en effet,
jamais nulle faute, nulle misère ne pourrait1, je ne dis pas le détruire,
mais même le diminuer ... Le Ijilbre arbitre ne souffre, pas et ne peut pas
souffrir de dominatâoni, car. il ne convient pas que le Créateur lui fasse
violence . . . et la créature ne le peut. » P.L. CXCVI, 11181 D. Cf. Ibid.,
1119 A, 1120 B, 1132 D.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 157

Or, nous avons que la Bible était formelle: en créant l'homme à son
image et à sa ressemblance, Dieu lui a donné autorité sur la nature
entière ; « Qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux
du ciel, sur les animaux. . . » (350). Le texte est net : il ne s'agit
pas tant d'une substance que d'un pouvoir, une maîtrise. Mais les
mystiques ne considèrent pas la seule référence au monde. De même
que la liberté est inamissible, car elle est indispensable pour le
salut en coopération avec la grâce, de même l'image divine évoque
la noblesse originelle de l'homme et l'espérance merveilleuse de sa
destinée éternelle. « Image de la majesté divine », l'homme est fils
de Dieu.
Avec aisance, Eichard de Saint-Victor résume toute cette
doctrine commune : « Cherche dans le cœur de l'homme ce qui est formé
à l'image et à la ressemblance de Dieu, ce qui est préféré à tout
autre chose par le privilège de sa dignité, aux pieds duquel tout
le reste est soumis (Ps. VIII)... et tu ne trouveras rien, je pense,
sinon le consentement libre et raisonnable. Pourquoi ne dirait-on
pas à juste titre qu'un tel consentement est fait à l'image et à la
ressemblance de Dieu, en tant que libre à l'image, en tant que
raisonnable à la ressemblance de Dieu» (351). Il ne faut pas donner
ici au mot « raisonnable » un sens purement noétique. Il s'agit de
la raison morale et de la sagesse sur les chemins de la
contemplation. C'est ce que nous venons de trouver sous la plume de saint
Bernard liant la ressemblance aux vertus. Il y a ressemblance,
lorsque le conseil a cessé d'être aveuglé et que l'âme s'est livrée à la
caritas ordinata jusqu'à l'extase, jusqu'à Vunitas spiritus !

Image et Personne. — Par quelques textes, nous avons senti


que le parallélisme image-liberté équivalait à un parallélisme image
ou plutôt ressemblance-personnalité. Nous savons que la conception
des spirituels d'une liberté concrète y achemine inévitablement.

(350) Oen., I, 26. « L'attitude droite, écrit Guillaume, manifeste la


dlignité . . . royale de son esprit . . . Elle exprime la souveraineté que
l'homme a reçu de Dieu sur tout ce qui regarde en bas;, et l'affinité
profonde qu'il possède avec les. réalités supérieures, pour autant qu'il conserve
intacte l'image qu'il tient de la nature. » P.L. CLXXX, 714 B ; cf. ibid.,
715 C ; Hugues, P.L. GLXiXV, 37 D : La ressemblance réside dans la
participation à l'autorité divine ; c'est la personnalité qui rassemble les êtres
dans lï>' 'Unité de l'amour.
(351) P.L. OXOVI, 1126 BC.
158 R. JAVELET

Parmi eux, on trouve des variations sur un même thème majeur ; ils
pressentent souvent plus qu'ils ne formulent ; leur vocabulaire est
imprécis ; les mots y ont eux aussi une réalité concrète qui leur
permet des adaptations, des compromis et des fantaisies. Mais lorsqu'on
est familiarisé avec eux, si fidèles par ailleurs à leur contexte, on en
arrive à les deviner. Pour eux, l'image est étalée et ils mettent
tantôt l'accent sur la liberté, tantôt sur la rationalité (ceci, moins
qu'on ne le pense, sans doute parce que c'est l'aspect métaphysique
du problème). L'image pour eux, c'est le « milieu » spirituel dont le
centre cristallisateur est la personne qui, sous le souffle de l'Esprit,
transforme son milieu, plus ou moins troublé par le mal, en clair
milieu de charité (la ressemblance).
Il est donc inutile d'insister sur le caractère personnel de la
liberté qui en fait une image royale, n'admettant d'autre domination
que celle de Dieu (352). Par le biais de la théologie et de cette
psychologie préformée par la méditation de la pagina sacra qui
fait « voir » à un Hugues de Saint- Victor l'âme humaine trinitaire
avant toute considération sur la Sainte Trinité, les auteurs spirituels
répètent à satiété que cette Trinité personnelle divine a marqué de
son empreinte l'homme entier, corps et âme. Là est le secret de
l'image !
« Rien ne peut être qui ne soit à la fois un et triple de quelque
manière» (353). Car le Créateur, c'est la Trinité. De ce fait, les
corps sont « mesure, nombre et poids ». L'empreinte de Dieu y est
comme « morte ». Mais dans les âmes elle est vivante. Rappelons-nous
le trinôme « mémoire, intelligence, volonté » de Guillaume et
Bernard (354), celui de Hugues : « esprit (mens), sagesse, amour», que
reprend son disciple Richard : « Dans la créature raisonnable elle-
même, nous pouvons trouver quelques traces de la Sainte Trinité.
En effet quelque chose y vient de l'esprit (mente), c'est sa sagesse ;
y vient aussi quelque chose et de l'esprit et de sa sagesse : leur amour.
Tout esprit en effet aime sa sagesse et c'est pourquoi l'amour
procède de l'un et de l'autre» (355). Faut-il répéter que le «mens»

(352) Ibid., 1118 D.


(353) P.L. CLXXX, 723 A. Cf. « Touti corps est) un, mais en même
temps soumjjs aux trois predicaments :' la mesure, ,1e nombre, le poids. »
Ibid., 722 B.i
(354) Gvâllaume : Ibid., 721 B, etc. ; saint Bernard :i P.L. CLXXXIH,
826 BC ; Hugues: P.L. OLXXVI, 225 D, ejtc, mens ayant patentia pour
équivalent (ibid., 230 D).,
(355) P.L. CXCVI, 162 O.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 159

(memoria) est le sceau du Père, la sagesse le sceau du Fils et


l'amour celui de l'Esprit-Saint ? C'est dans ce sens que le même
Richard reprend le trinôme connu de Marius Victorinus : « La
condition de toute créature raisonnable est d'être, de savoir et de
vouloir» (356). L'analogie augustinenne est encore sensible, avec tout
ce qu'elle apporte de confusion pour -des pensées qui veulent y voir
plus qu'un reflet du divin.
Nous avons vu que, dans le De Trinitate, la doctrine de Richard
s'affirme, couronnant et explicitant celle de ses contemporains. C'est
dans une propriété personnelle qu'il trouve la raison d'image (357).
« Que dans la nature humaine, on dise qu'un fils est l'image de
son père, on le peut parce que autre est la substance du père, autre
la substance du fils. Mais, dans la divine nature, il y a unique et
identique substance du Père et du Fils et du Saint-Esprit » (358).
Si le Fils est l'Image du Père comme le veut l'Ecriture (359), il
faut donc que ce soit par une certaine communauté personnelle,
par une activité commune (360), un don commun : la spiration active
du Saint-Esprit, le don d'amour gratuit . . . l'agapè (361).
L'Image en Dieu est donc un Amour personnel et se manifeste
par un Esprit commun. En est-il de même dans l'homme ? La
réponse est moins nette, tout d'abord parce que l'image, étant
personnelle, tendrait à instaurer une trinité en l'âme humaine, une
trinité au sens strict. C'est ce qui a effrayé les auteurs du xne siècle
et qui les a incités à reprendre les analogies augustiniennes, en se
contentant de les revaloriser vigoureusement pour les situer dans
un milieu spirituel personnel. Ainsi Guillaume qui souligne d'autant
le principat de la mémoire, de la raison et de la volonté que sa
formule est plus augustinienne (362). Etalant l'image, jusque là

(356) Ibid., 122 A,


(357) Ibid)., Ô85 O.
(358) Ibid., 985 B.
(359) Coi., I, 15. Cf. P.L. CXCVI, 975-976 ; 984-986.
(360) P.L. CXCVT, 975 C ; 985 C.
(361) Zbid., 974I>976A.
(362) P.L. CLXXXIV, 382 O. Guillaume conçoit l'image non comme
une analogie qui permet de jeter un regard sur le mystère de la Trinité,
ma«3 comme une empreinte,, « en quelque sorte palpable », die cette Tïi-
nï|té sur l'âme. La Trinité n'est past seulement créatrice, mais « forme
formatrice » de l'âme (P.L. CLXXX, 721 C) et chaque personne assume
l'une des trois puissances, mémoire, intelligence, volonté, qui, « déifiées
de quelque manière, agiront divino modo, . . . (et) seront comme entraînées
dans le mouvement trinitaire. » J.-M. Déchanet, Œuvres choisies' de
Guillaume de Saint-Thierry, p. 251.
160 R. JAVELET

centrée sur la liberté, sur toute la région spirituelle du mens — ,


principale hominis interioris, « souvenir » vivant du Créateur, foyer de
lumière et d'amour —, il rejoint par là Richard pour qui le mens
est ce haut-lieu de l'amour où « le doigt de l'Esprit créateur fait
de l'homme une répliqué divine» (363). Mais Richard qui a insisté
sur les propriétés communes de la personne, a plus aisé de faire
participer la personne humaine à cette propriété divine qui fait que
la personne est relation de possession. Nous avons une personne tout
comme Dieu . . . parce que « nous avons » ! D'autre part,, le fait que
Richard ait envisagé un milieu spirituel de la charité, permet de
comprendre que notre personne ressemble aux personnes divines en
ce qu'elles sont élan l'une vers l'autre. J'aurais pu remarquer que
cette ressemblance existe aussi dans la dépendance. Notre « ex » est
suspendu à Dieu, ce Dieu avec lequel dans la grâce et l'Esprit nous
avons des rapports personnels d'amour. La personne humaine est
un nœud d'amour gratuit et dû à l'image du Verbe — car elle est
« fille » de Dieu — et de l'Esprit — car par la ressemblance elle
se donne au Père, Origine suprême. C'est dans l'enveloppement
divin de la Charité que cette accession est possible (364).
Il aurait fallu noter que notre personnalité est à l'image de
celle du Père en ce que la création nous est soumise ; il n'y a pas
là simple analogie : rappelons-nous à ce sujet les propos de
Hugues (365) qui vont jusqu'à faire passer la création à travers nous
comme, dirions-nous aujourd'hui, le courant à haute tension à travers
les transformateurs. Je tiens surtout à dire que Richard a tiré le
profit maximum de ses difficultés à ramener à l'unité la trinité
dont il avait si nettement caractérisé le déploiement. Il a découvert
en Dieu une certaine unité personnelle qui dans l'amour de l'Esprit

(363) P.L. CXOVI, 130P O ; cf. iîMcD., 721 B.


(364) Supra, chapitre III. « Cum hic Spiriftusi spiritum rationalem tn-
trat, ipsius affectum divino ardore inflammat et ad proprietatiisi suae (ple-
nitudo amoris debiti) similltudinem transf ormati . . . Ad hujus ignâis (Spk
ritus) immissiotnem, animu© humanus omnem nigredimem, friigidiltatem,
duritiem paulatijn deponit et totus i!n ejusi a quo inflammatur, sÀmilita-
dlnem transit. Nam ex succensione ignis divinii incandescit, totusi exardes-
cit, pariter et eliquescifc itn amorem Dei, juxta ijllud Apostoli : Oharitas
Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiriitum, quil datps est nabiîs
(Rom. V)^ » Ibid., 978 CD. Elt à propos du fervent) amour de Dieu : « Per-
pendifs . . . quanta slit virtus verae devotionis, quae filium DeS. facit, quae
aniïnum humanum Deo conjungit et cum eo quasi unum spiritum efficit ».
(Ibid., 1308 D - 1309 A). Cf. Guillaume, P.L. CLXXXIV, 405 A - 405 B;
Saint-Bernard, P.L., CLXXXII, 99-9 B (Sagena Charitatis).
(365) Supra, notes 328 et 350.
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 161

étreint la pluralité divine. L'unité n'existe pas au seul plan de la


nature. Il a réussi ce tour de force de marquer au maximum
l'originalité des trois Personnes et d'éviter le trithéisme en les joignant
comme nul théologien, à mon avis. C'est cette unité personnelle divine
(émanée du Père, embrassée par le Fils et l'Esprit), qui est le baiser
créateur à l'homme. Et l'on peut dès lors affirmer hautement que
l'empreinte de Dieu sur l'âme est bien trinitaire, c'est-à-dire
personnelle.
Mais il faut aller plus loin encore. Nous avons vu que Guillaume
avait adopté à l'occasion le trinôme de saint Grégoire de Nysse
« mémoire, intelligence, amour » qui est presque le trinôme des
Vietorins. Dans sa Lettre d'or en particulier il traite — avec quelle
dilection ! — de l'agapè (366). Mais l'agapè, ce n'est pas simplement
l'amour gratuit, comme l'a prétendu A. Nygren (367), c'est l'amitié
partagée. La notion d'image déborde l'individu. C'est l'humanité
collective qui est à l'image de la Trinité. A la Trinité divine
correspond la pluralité humaine. A l'Unité divine, doit correspondre l'unité
des hommes, afin que se réalise le vœu du Christ : « Ut sint unum
sicut et nos unum sumus ! »(368). Réellement dans l'Esprit d'Amour
nous avons tous été créés solidaires. Le péché a non seulement
désorganisé nos rapports avec Dieu, mais aussi nos relations avec le
prochain. En fait, là est la véritable image de la Trinité ; il faut retrouver
la ressemblance perdue en recouvrant par l'Esprit-Saint cette charité
communautaire, si essentielle que nos spirituels, Richard très
particulièrement, en font le sommet de la vie spirituelle, l'amour du
prochain au delà même de l'amour de Dieu ! C'est la ressemblance
consommée et la perfection de l'union mystique (369).

**
*

(366) Grégoire de Nysse, De la formation de l'homme, P,G. XLIV,


137 BC. Guillaume de Saint-Tjhibrry, Epistola ad fratrm de Monte Dei,
P.L. OLXXXIV, 345 AB. L'agapè, c'est l'amour qui préside à l'imitai.
« L'âme raisonnable est l'image die Dïeu et du fait qu'elle est image, il
lui devient intelligible qu'elle .peut ep doijft &unàr à delv£\ dont elle ■porte
l'empreinte. Aussi bSen m plaît-elle à vS^re, par la meilleure partiel d'elle-
même, autrement dit par la mémoiire, l'intelligence et l'amour, là di'où
lui est venu, elle le sait (en tant qiu'Sjmage), tout cet qu'elle est et tout
ce qu'elle a, là où elle esipère demeurer à jamais et trouver un jour dans
la pleine vision de Dieu une -pleine ressemblance avec lui. » (Ibid., 341 1>
342 A. Cf. infrat: Image et unitom,
(367) A. Nygren, Erôs et Agapè, Autofer,
(368) Joan., XV1I, 22.
(369) De quatuor gradibus viotentae Charitatis, P.L. OXOVI, 1223-1224.
Dans le De Trinitate, Ritehard s'étaift attaché à trouver en la germanitas
162 R. JAVELET

Imagé et union. — Car il y a un lien entre cette union et l'image


spirituelles. L'image doit s'unir à Celui dont elle porte l'empreinte.
Elle est ce « lit fleuri » où l'homme devient « avec Dieu un seul
esprit » (370). C'est le lieu d'où s'éveille l'âme et où elle doit retourner
pour son repos. La Sagesse l'y conduit et « la cache dans le secret de la
face de Dieu ». L'esprit de l'homme s'est alors « élevé jusqu'au faîte
du monde spirituel » et il connaît « d'une manière immuable, dans
la mesure permise à l'homme changeant, l'éternelle immutabilité de

la raison d'image. La parenté icfiWbas est, l'image du lien qui unit le


Père et le F$s en, Dieu. A ce propos, Richard! cite la Genèse : « Legiitui-
de Adam. : Quod genuerit ad imaginem et simllitudînem suani (.Gen., V). »
(Ibid., 984 C). Mais ce qu!il est primordial chez lui, c'est d'affirmer la
nécessité d'une troisième Personne en pieu, exigence de l'amitié,
perfection de l'amour, épanouissement de la charité. Particulièrement : tbid.,
9214 C - 928 B. Il nomme condilectio, concordions charita&, consoclalïs amar,
ce que nous verrons définir l'agapè. Déjà Hugues de saint-Victor avait
amjorcé la « démonstrat[j)on » de) la* Trinlité à partir de la mutuelle
detection : « Unus1 est' ijdtem amor est quo< quiisique amat seàpsum, vel ad invicem
qulisque alium. » La béatitude parfaite exige la pluralité, — où l'amitié
peut s'exercer. « Sifout natura unum sunt Pater et Filius. et Amor Patris
et Filii, ita quoque voluntata et amosre unum non esse non possunt. Uno
amore se diiligunt quia unum. sunt ; nec ialÀud esjt quod quiisque amat in
altero, quam quodi quisque amati in seipso ; quia non aliunde est quod quis-
que est quam quod alter est. » P.L. CLXXVI, 833. Cette Charité qui exige
et suscite d'autres personnes, du sein de la première, principe de pluralité,
est aussi principe d'union, d'unité ! Nous retrouvons le « milieu spirituel
de la charité », milieu fécond) ! « Elle est la loi du Seigneur ! Elle renferme
en /quelque sorte la Trinité dansi l'unité et la lie du liien de la paiix. »
Cette charité se communique aux créatures1 dont elle est « la loi éter-
nellei, créatrice et modératrice de l'univeirs, par qui toutes choses) sont
faites avec poijds, mesure et nombre. » Oe texte fort qu'en dirait de
Richard, est de saint Bernard). Cette loi, auijoujte-tnil, sei manifeste en
l'homme dans le progrès de sa v^o spirituelle quii, par l'Esprit, en fait
un fils de ce Dieu avec lequel il devient un seul esprit. (P.L. CLXXXII,
996 B, 997 CD, 998 D).
(370) P.L. GLXXX, 506 C. « Toute la perfection de l'homme est dans
la ressemblance avec Dieu ! écrit Guillaume. Nous lavons été créés, nous
vivons pour; cala seul : devenir semblables à Dieu, puisque c'est à l'image
d© Dieu que nous avons, été créée,. » (P.L. GLXXXÏV, 348 C). Le même
Guillaume met en parallèle « l'unité avec Dibu » et « la silmilitud» vers
Dieu (ad) Deum) » ($bid., ,352 O). L'image est dynamique et, devenant
parfait© ressemblance,, atteint à l'imitas spiritus : les deux visage^ se sont
rencontrés dians le baiser ! « On les nomme Epoux et épouse, et la langue
humaine cherche des mots pour exprimer ... la douceur et la suavité
qui n'est oiuÉre que l'unité du Père et du Fils, que leur Baijôer;
étreinte, leur amour, leur bonté et tout ce qui, dans cette unité
ment, simple, leur: est commun à tous deux . . . Grâce à ce baiser, l'épouse
commence à connaître comme elle est connue (l'amour-intellîgence} . . .
L'Esprit Créateur se verse luîr-même . . . dans l'esprit créé et l'homme
devient avec lui un seul esprit. » (P.L. OLXXX, 506 C).
PSYCHOLOGIE DES SPIRITUELS DU XIIe SIÈCLE 163

Dieu dont il saisit dans l'appréciation du mouvant les raisons


immuables » (371). Comme «ces raisons dépassent l'homme», «il
appartient à la sagesse et à l'amour de comprendre et de
contempler» (372). L'homme est alors divinisé, autant qu'ici -bas il est
possible, avant la gloire et la consommation de l'union. Dans Vexcessus,
la ressemblance étant accomplie, c'est l'ivresse de la possession
savoureuse (373).
Si l'on s'en tient à une description psychologique : la ressemblance
a recréé autour du noyau personnel ce réseau spirituel où s'imbriquent
étroitement liberté, intelligence et amour. L'âme est le miroir
incandescent de Dieu, le lieu de sa présence en l'homme et de son union avec
lui. Et qui dit union, dit plus que reflet — accolade de personnes.
Aussi ne nous étonnons pas de l'enthousiasme de saint Bernard,
commentant la parole du psalmiste : « Seigneur, qui donc est
semblable à vous ? » (374). — « C'est là un cri d'admiration. Cette
ressemblance (la liberté humaine épanouie, maîtresse de son posse : la
personne sainte) est tout à fait admirable et étonnante puisqu'elle
est la vision de Dieu . . . dans la charité ; car la charité est cette
vision, elle est cette ressemblance ! . . . L'iniquité qui fait la
dissemblance partielle (puisque le libre arbitre ou la personne ou l'image
demeurent toujours) entre Dieu et l'âme, étant supprimée, il y aura
entre eux union de l'esprit, vision mutuelle et amour réciproque. (La
trilogie qui correspond au Père, au Verbe, à l'Esprit qui est Charité).
Quand viendra ce qui est parfait, alors ce qui est partiel, sera aboli
(î Cor. XIII, 10) et il y aura réciproquement, entre. Dieu et l'âme,
dileetion chaste et consommée, connaissance pléniere, vision manifeste,
union ferme, société indivise, ressemblance parfaite » (375).
Par la liberté libérée, la personnalité conquise, la mutation de
l'image spirituelle en ressemblance divine, connaissance (vision) et
amour atteignent la perfection de leur exercice. Nous annonçons ici
la thèse de Yamor ipse intellectus, thèse de l'intelligence et de l'amour,
joyau de la psychologie des auteurs spirituels.
Ayant « une affinité de nature avec Dieu » (376), l'homme a donc
cette vocation de le rencontrer. Cette rencontre est une reconnais-

<371) ltri<L, 482 C. Cf. Richard, P.Li. OXCVI, 297 D, 1118 D, 1119 A,
1132 D.
(372) P.L. OLXXX, 482 CB.
(373) Ibid., 507 D.
(374) PS. XXXIV, 10.
(375) Sermo. LXXXII, 8 In Cant. cant.
(376) Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, P.L. XL1V, V. 3-7.
164 R. JAVELET

sance, au sens fort du terme. Elle n'est possible que si l'on s'élève
par la sagesse et l'amour à cette cime de l'âme qui est au plus profond
d'elle-même. C'est là que l'homme trouve Dieu. Non pas l'idée de
Dieu ; mais sa présence et son amour, le souffle de sa Trinité.
Malheureusement l'homme vit le plus souvent dans le croupisse-
ment de la vie des sens, hors de lui ! Il n'est d'extase permise qu'au
plus intime de soi-même. Car l'homme se retrouve en retrouvant son
Créateur ; ainsi deux cônes qui se joignent par les sommets, et dont
l'un tirerait toute sa lumière de l'autre, Infini ! L'image est parfaite,
l'image est ressemblance à cette jonction qui est union
spirituelle (377). La grâce a permis que la vie spirituelle puisse ainsi
s'achever. Dieu, Esprit d'Amour, vient en l'esprit de sa créature
raisonnable à sa propre rencontre. L'âme ne le chercherait pas si
elle ne l'avait déjà trouvé. Quaerere, jam nosse! (378).
Atteindre sa fin pour l'homme consiste, disent les mystiques du
xne siècle, poètes de Dieu, avant le Claudel du xxe siècle, à retrouver
« la trace de Dieu », par ses vestiges et son image à remonter la vie
jusqu'à son principe intérieur, jusqu'à cette source mystérieuse qui
jaillit de la Lumière et de l'Amour éternels.

(à suivre) R. Javelet.

(377) P.L. CLXXX, 722 C.


(378) Richard annonce Pascal ! (P.L. CXCVI, 508 B).

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