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Revue des Sciences Religieuses

Henri de Lubac, lecteur d'Origène. L'hospitalité de la théologie et sa


source mystique
Michel Fédou

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Fédou Michel. Henri de Lubac, lecteur d'Origène. L'hospitalité de la théologie et sa source mystique. In: Revue des Sciences
Religieuses, tome 77, fascicule 2, 2003. Henri de Lubac, ou l'hospitalité de la théologie. pp. 133-146;

doi : https://doi.org/10.3406/rscir.2003.3665

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_2003_num_77_2_3665

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Abstract
The work History and Spirit establishes the way in which Father Henri de Lubac could received a very
important thought of Christian Antiquity. This "hospitality" is first introduced with a discussion
concerning Ori- gene's influence, where Father de Lubac adopts a definite position regarding the
interpretation and conflicts induced by the work of the Alexandrine. He rehabilitates his understanding
of Scripture and brings out its ain consequences. But, if he so "received" Origine it is because he was
able to see inside his work this shape of "hospitality" that we actually accord to his own theology.
Finally, in Father de Lubac 's opinion, as well as it is for the exegete of the Antiquity, such an
"Hospitality" is taking root in the reception of God himself and so, his source was theological and
mystical.

Résumé
L'ouvrage Histoire et Esprit atteste la manière dont le Père de Lubac a su accueillir une très grande
pensée de l'Antiquité chrétienne. Cette « hospitalité » se manifeste d'abord à la faveur d'un débat sur
la postérité d'Origène : le Père de Lubac prend position sur les interprétations et conflits qu'a suscités
l'œuvre de l'Alexandrin, réhabilitant sa compréhension de l'Écriture et dégageant ses enjeux les plus
fondamentaux. Mais s'il a pareillement « accueilli » Origène, c'est aussi qu'il décelait en lui cette forme
d'« hospitalité » que nous reconnaissons aujourd'hui à sa propre théologie. Pour le Père de Lubac
comme pour l'exégète ancien, une telle « hospitalité » s'enracinait en définitive dans l'accueil de la
Parole de Dieu et donc dans l'accueil de Dieu même : sa source était théologale et mystique.
Revue des sciences religieuses 77 n° 2 (2003), p. 133-146

HENRI DE LUBAC LECTEUR D'ORIGENE


L'hospitalité de la théologie et sa source mystique

Dans un article paru en 1983, le Père Jacques (juillet évoquait en


ces termes la pensée du Père Henri de Lubac qui allait être, cette
même année, promu cardinal par le Pape Jean-Paul II :
« Rien de moins systématique... que cette pensée qui ne se trouve
elle-même qu'en accueillant les réalités les plus contrastées. Il dit
lui-même que ses œuvres sont des travaux de circonstance,
commandées à mesure par les tâches qu'il avait à remplir. Il y a toutefois
entre elles une cohérence profonde... »
Et plus loin, Jacques Guillet faisait remarquer que Henri de Lubac
s'était particulièrement intéressé à des auteurs souvent incompris ou
injustement traités au long de l'histoire :
«... il y a chez cet homme une générosité qui le porte comme
d'instinct à restaurer la justice, à réhabiliter les victimes de l'histoire,
et du coup à regrouper contre lui bien des adversaires. Réhabiliter
Origène (Histoire et Esprit), c'est braver une longue tradition de
méfiance, sinon d'ostracisme. Rendre justice à Amalaire (Corpus
mysticum), c'est montrer la faiblesse de certaines positions scolasti-
ques. Mettre en valeur la figure de Proudhon (Le drame de l
'humanisme athée), c'est mettre en question le marxisme. Réhabiliter Teil-
hard (La pensée du Père Teilhard de Chardin), c'est faire apparaître
l'ignorance de tant d'adversaires, et la légèreté de tant de mesures
d'autorité (1). »
De fait, le propos du Père Guillet se vérifie pleinement dans le
cas des études consacrées à Origène. Sans doute les premières pages
de Histoire et Esprit rappellent-elles que ces études eurent pour
occasion initiale la simple demande d'une « introduction » aux
Homélies sur l'Hexateuque dans la collection « Sources
chrétiennes ». Mais le Père de Lubac ajoute que, très vite, il lui parut
nécessaire d'envisager de façon beaucoup plus large le thème de
l'exégèse origénienne ; à travers celle-ci, écrit-il, « c'était même

(1) J. Guillet, « Le cardinal Henri de Lubac », dans Études, février 1983, p. 281
et 282.
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toute une pensée, toute une vue du monde qui surgissait devant nous.
Toute une interprétation du christianisme, dont Origène, malgré bien
des traits personnels et parfois contestables, était d'ailleurs moins
l'auteur
spirituelle"
quedele l'Écriture,
témoin. Mieux
c'étaitencore
le christianisme
: à travers lui-même
cette "intelligence
qui nous
apparaissait comme prenant de soi une conscience réfléchie. Tel est
le phénomène, l'un des plus caractéristiques du premier âge chrétien,
que, en fin de compte, nous avons cherché à saisir (2). ». L'ouvrage
Histoire et Esprit témoigne remarquablement de la manière dont le
Père de Lubac a su « accueillir » une grande pensée de la tradition,
et, par cet accueil même, proposer une intelligence profonde du
mystère chrétien. Et cet « accueil » a été en même temps - pour
reprendre les mots de Jacques Guillet - une manière de «
réhabiliter » Origène, un acte de « justice » envers un auteur qui fut si
souvent l'objet de soupçons et d'accusations depuis l'Antiquité
jusqu'à l'époque moderne.
Les travaux du Père de Lubac sur l'Alexandrin méritent donc
d'être considérés sous l'angle qui a été retenu pour le présent
colloque : « l'hospitalité de la théologie ». Je rappellerai d'abord que cette
« hospitalité » se manifeste à la faveur d'un débat sur la postérité
d 'Origène. Il sera cependant nécessaire de dépasser cette première
approche et de se demander si le Père de Lubac n'a pas trouvé chez
Origène lui-même un cas exemplaire de ce que nous appelons
aujourd'hui « l'hospitalité de la théologie ». L'attitude ainsi
exprimée ne s'enracinerait-t-elle pas finalement dans une forme plus
radicale d'« hospitalité », l'hospitalité du théologien à l'égard de Celui
qui est l'objet même de sa quête ? Je montrerai dans un dernier temps
que l'étude d' Origène par le Père de Lubac attire de fait notre
attention sur la source théologale et mystique d'une telle «
hospitalité ».

I) UN DÉBAT SUR LA POSTÉRITÉ D'ORIGÈNE

Commençons par un aspect qui ressort avec évidence des travaux


du Père de Lubac sur le célèbre Alexandrin : l'interprétation de
celui-ci requiert toujours une prise de position par rapport aux
interprétations divergentes qui ont eu cours tout au long de l'histoire.
Jamais en effet un auteur de l'Antiquité chrétienne n'a donné lieu à
des discussions aussi vives, à des accusations aussi violentes, à des
oppositions aussi passionnées. On sait qu'elles n'ont pas seulement
porté sur l'exégèse d'Origène - l'objet premier de Histoire et Esprit -,

(2) H. de Lubac, Histoire et Esprit. L'intelligence de l'Écriture d'après


Origène, Paris, Aubier-Montaigne, 1950, p. 8 et 9 ; reproduit dans Œuvres complètes,
XVI, Paris, Cerf, 2002.
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mais sur nombre de doctrines qui lui furent attribuées au long des
siècles, en particulier les doctrines dites « origénistes » que
l'empereur Justinien voulut faire condamner par le concile de
Constantinople II. On sait qu'elles portèrent même sur la destinée ultime de
l'Alexandrin, qu'une vieille légende soupçonnait d'avoir sacrifié aux
idoles et dont le salut faisait parfois l'objet de controverses : Jean Pic
de la Mirandole s'inscrivit en faux contre l'idée d'une damnation
d'Origène (« II est plus raisonnable de croire Origène sauvé que de
le croire damné »), mais l'espagnol Garsias lui répliqua que la
proposition « Origène est mort dans le péché mortel d'hérésie » était une
proposition relevant de la « piété de la foi (3) » !
La postérité de l'Alexandrin a donc été, de siècle en siècle,
l'histoire d'un long procès. Pour s'en tenir ici à la seule question
de l'exégèse, il est significatif que l'ouvrage Histoire et Esprit
s'ouvre par un chapitre tout entier consacré aux « griefs contre
Origène ». Le Père de Lubac y dresse d'abord un catalogue des
reproches qui ont été adressés à l'auteur ancien. Lisons seulement les
premières lignes :
« "Extravagances", "jeu puéril", "étranges divagations",
"dévergondage de l'imagination" : beaucoup ne découvrent rien d'autre dans
les interminables pages des commentaires ou des homélies d'Origène.
L'allégorisation qu'elles ne cessent de faire des données bibliques
n'est à leurs yeux qu'un immense et fastidieux contresens. Elle
procède tout entière, pensent-ils, d'une "méthode chimérique", elle est
le fruit d'une "herméneutique décevante (4)"... »
Pourtant, observe le Père de Lubac, il en est aussi qui à l'époque
moderne ont su émettre un jugement plus positif sur l'exégèse
d'Origène : tel Dom Cellier, reconnaissant que l'Alexandrin « s'est toujours
éloigné de deux écueils également dangereux dans l'explication de
l'Écriture sainte : l'un de vouloir tout interpréter à la lettre, et l'autre
de vouloir tout prendre dans un sens spirituel » ; ou encore le Père
Lagrange, pour qui « Origène met rarement en doute la vérité des
faits (5) ».
Henri de Lubac convoque donc tout à la fois les adversaires et
les partisans de son auteur : les seconds témoignent précisément d'une
attitude de bienveillance et d'accueil qui, d'avance, contribue à fonder
son propre regard sur l'auteur incriminé. Mais les débats remontent

(3) Voir H. de Lubac, « La querelle du salut d'Origène aux temps modernes »,


dans Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 83 (1982), p. 5-29 et 83-110 ; reproduit
dans les Œuvres complètes, XVI, p. 457-526 (nous nous référons ici à cette dernière
édition ; voir, pour la controverse entre Pic et Garsias, p. 461-467). Cf. H. Crouzel,
Une controverse sur Origène à la Renaissance : Jean Pic de la Mirandole et Pierre
Garcia, Paris, Vrin, 1977.
(4) Histoire et Esprit, p. 13.
(5) Ces textes sont cités ibid., p. 17.
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plus haut, et le même chapitre de Histoire et Esprit montre comment,


dès l'époque patristique, l'exégèse d'Origène eut à la fois ses
adversaires et ses partisans. Il ne rappelle pas seulement l'assertion du
païen Porphyre, pour qui Origène « aurait tout simplement emprunté
aux "Grecs" les procédés propres à le débarrasser d'une Bible qui le
gênait et dont il avait honte (6) ». Il rappelle le jugement des chrétiens
eux-mêmes : ainsi évoque-t-il « la désinvolture avec laquelle Jérôme,
cédant aux injonctions d'un certain Atarbius et calquant sa conduite
sur celle du peu recommandable Théophile, fit subitement succéder
le blâme à l'éloge, - sans cesser de copier jusque dans ses allégories
celui qu'il se mettait à vilipender (7) » ; il dénonce les accusations
d'Épiphane, « homme étroit et de peu de jugement quoique
d'intentions droites (8) » ; et s'il se garde de mépriser les tenants de l'école
antiochienne - « ces hommes sont grands, eux aussi, dans l'histoire
de l'exégèse » -, il observe que « ce sont des rivaux, et qui ne surent
point être équitables (9) ». Mais il recueille aussi le témoignage des
disciples et des admirateurs : Grégoire le Thaumaturge, Athanase,
Basile, Grégoire de Nazianze, Jean Chrysostome, ou encore, parmi
les Latins, Hilaire et Ambroise. Et il rend en particulier hommage à
Rufin qui, par ses traductions latines, contribua tant à « sauver »
certaines œuvres d'Origène : « Le jour où, sur l'invitation pressante
de son ami Macaire, il se mit à la tâche, si convaincu qu'il pût être
de faire œuvre utile, Rufin ne se doutait pas de l'importance hors de
pair de son entreprise. Combien il est heureux qu'il ne se soit pas
laissé décourager par la querelle que lui chercha saint Jérôme ! Il a
sauvé d'une ruine définitive quelques-uns des monuments les plus
précieux de l'antiquité chrétienne, destinés à modeler pour longtemps
les intelligences latines (10). »
Les clivages entre adversaires et partisans de l'Alexandrin ont
ainsi traversé chaque période de l'histoire depuis l'Antiquité
chrétienne : Henri de Lubac, le montre dans Histoire et Esprit à propos
de l'interprétation de l'Écriture, tout comme il le montre ailleurs à
propos des controverses sur le salut d'Origène. Son attitude n'est donc
point celle d'une « hospitalité » neutre et en quelque sorte
désengagée : elle est comme telle une prise de position résolue en faveur de
ceux qui, dans le passé déjà, ont su de quelque manière « accueillir »
l'exégèse origénienne pour ce qu'elle est - une « exégèse spirituelle,
toute inspirée par le Mystère chrétien », une exégèse qui en son fond
essentiel est « toute chrétienne » et « toute spirituelle (1 1) ».
Elle est en outre, et par cette voie même, une prise de position

(6) Ibid., p. 26.


(7) Ibid., p. 20-21.
(8) Ibid, p. 21.
(9) Ibid., p. 22.
(10) Ibid., p. 41.
(11) Ibid, p. 45.
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au milieu des débats sur l'exégèse moderne. Non point que le Père
de Lubac ait mis en cause le travail proprement scientifique que cette
exégèse avait entrepris depuis la fin du xvif siècle : il adhérait
pleinement à F encyclique Divino qfflante Spiritu qui, en 1943, avait
justement affirmé l'importance de la critique textuelle et avait
recommandé aux exégètes de « veiller par-dessus tout à discerner et à
préciser le sens littéral... des paroles de la Bible (12) ». Mais il était
conscient d'un danger : certaines conceptions de l'exégèse moderne
ne risquaient-elles pas, par leur côté trop étroitement critique, de
perdre de vue le meilleur héritage de l'exégèse patristique et
médiévale, et avant tout cette conviction selon laquelle la Bible est porteuse
d'un sens spirituel - conviction qui ressortait justement avec tant de
force des développements d'Origène sur les sens de l'Écriture et, plus
encore, de sa manière même de procéder dans l'exégèse des textes
bibliques ? Le Père de Lubac l'avouera explicitement par la suite :
« Dans Histoire et Esprit, c'est l'idée-mère de l'ancienne
interprétation des Écritures que je me suis efforcé de mettre en relief, en prenant
comme centre de perspective son plus génial représentant, Origène.
Par là j'ai voulu apporter ma contribution, d'une part aux recherches
actuelles de philosophie ou de théologie de l'histoire, d'autre part à
la synthèse qui se cherche également aujourd'hui à l'intérieur du
christianisme entre exégèse proprement dite, théologie dogmatique et
spiritualité. (13) » Faire de nouveau place à Origène, ou plutôt
réhabiliter son importance majeure dans le développement de l'exéçèse
chrétienne, c'était donc inséparablement dénoncer certaines tentations
de l'exégèse moderne, c'était remettre au premier plan la grande
vision qui avait jadis habité l'Alexandrin et qui, parce qu'elle puisait
au cœur de Ja Révélation, allait être en mesure de féconder
l'intelligence de l'Écriture dans la suite de l'époque patristique et tout au
long de l'époque médiévale.
Une condition était requise pour cela : ne pas se contenter de
lectures fragmentaires, mais lire Origène en son ensemble et « le voir
à l'œuvre (14) ». Je n'ai pas à résumer ici les résultats de la méthode
ainsi suivie et qui sont magistralement développés dans les divers
chapitres de Histoire et Esprit. Le thème ici privilégié invite par
contre à se demander si le Père de Lubac n'a pas trouvé chez Origène
lui-même un exemple remarquable de l'attitude qu'il a lui-même
pratiquée vis-à-vis de l'exégète alexandrin. En un mot, n'a-t-il pas
trouvé chez Origène lui-même cette forme d'« hospitalité » que nous
reconnaissons aujourd'hui à sa propre théologie ?

(12) Pie XII, Encyclique sur les études bibliques, II, § 2, Bruxelles, Éd.
universitaires, Les Presses de Belgique, 1945, p. 56.
(13) Mémoire sur l'occasion de mes écrits, 2e éd. revue et augmentée, Namur,
Culture et vérité, 1992, p. 94.
(14) Histoire et Esprit, p. 34.
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II) L'exemple d'Origène lui-même

À vrai dire, si « l'hospitalité de la théologie » devait consister


dans un accueil naïf et immédiat de toute pensée venue d'ailleurs,
elle caractériserait bien mal l'attitude d'Origène vis-à-vis de ses
prédécesseurs et de ses contemporains. Mais ainsi que nous l'avons déjà
reconnu à propos de Henri de Lubac et de son jugement sur la postérité
de l'Alexandrin, l'hospitalité dont il s'agit ici ne va pas sans des
options, des prises de position, voire même des conflits dans lesquels
l'auteur choisit son propre camp : l'accueil est de l'ordre d'une
décision, il ne peut s'affirmer que moyennant des refus. C'est bien ce qui
apparaît chez Origène : tout comme Henri de Lubac n'a pu réhabiliter
celui-ci qu'en se démarquant de ses adversaires, l'hospitalité de la
théologie origénienne implique à son tour, comme en creux,
l'engagement d'Origène dans un certain nombre de combats qui étaient
particulièrement décisifs en son temps.
Le chapitre II de Histoire et Esprit - le premier, en fait, qui traite
d'Origène lui-même et non pas (comme le chapitre I) des jugements
prononcés à son sujet - s'ouvre précisément par l'évocation de ces
combats menés par l'Alexandrin. C'est pour une part le combat contre
le monde païen. Origène doit en effet répondre aux accusations du
philosophe Celse qui s'indignait des « fables » de la Bible : en réalité,
explique-t-il, beaucoup d'histoires rapportées par l'Écriture sainte
sont acceptables comme telles sans qu'il soit nécessaire de chercher
refuge dans l'allégorie ; et quant aux histoires qui semblent plus
difficiles à justifier, elles trouvent elles-mêmes leur sens comme figures
des réalités spirituelles dont témoigne le Nouveau Testament (15).
Mais Henri de Lubac insiste surtout sur deux autres groupes
d'adversaires qu'Origène rencontrait sur sa route : les « juifs » et les «
hérétiques ».
En ce qui concerne le premier groupe, il importe aujourd'hui de
prévenir un contresens qui guette le lecteur de Histoire et Esprit : la
position d'Origène n'implique pas d'hostilité personnelle vis-à-vis
des juifs (nous savons qu'il avait des contacts avec des rabbins à
Césarée de Palestine, et le Contre Celse contient par ailleurs un
remarquable plaidoyer pour le peuple juif que l'Alexandrin tient à
défendre contre les attaques du philosophe païen (16)). Son attitude
s'explique plutôt par le fait que le judaïsme ne lit pas les Livres saints
à la lumière de Jésus-Christ ni en rapport avec lui : cette religion,
précise Origène, s'en tient à une interprétation littérale de la Loi au
lieu de découvrir en elle une signification plus profonde. Certes, on
serait aujourd'hui porté à souligner la place que l'exégèse juive a
elle-même donnée à l'allégorie et, de ce point de vue, à discuter le

(15) Ibid., p. 47-48.


(16) Cf. Contre Celse, IV, 31 (« Sources chrétiennes » n° 136, p. 261-263).
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soupçon ainsi formulé contre le « littéralisme » de l'exégèse juive.


Cela ne porterait cependant point atteinte à ce qui constitue le cœur
de l'argumentation origénienne, selon la lecture qu'en propose ici le
Père de Lubac. L'exégèse chrétienne se différencie bien de l'exégèse
juive en ce qu'elle met à jour, sous le voile de la lettre vétéro-
testamentaire, le mystère du Christ et les réalités spirituelles qui sont
révélées par les écrits du Nouveau Testament. Quant aux «
hérétiques » - les disciples de Valentin, de Basilide et de Marcion -, ils
semblent certes s'opposer aux juifs puisqu'ils rejettent l'Écriture
ancienne. Mais c'est qu'ils en restent eux-mêmes à une
compréhension littérale de l'Ancien Testament au lieu de le comprendre dans
l'Esprit du Christ. C'est donc encore l'interprétation spirituelle qu'il
faut mettre en avant contre eux, c'est elle qui peut répondre à leur
exégèse aussi bien qu'à l'exégèse des juifs (17). Le Père de Lubac
rappelle que cette interprétation spirituelle n'est pas inventée par
Origène mais qu'elle s'enracine dans le Nouveau Testament lui-même
- même si Origène lui apporte un développement considérable grâce
à sa pratique et à sa théorie des sens de l'Écriture. Mais nous
retiendrons surtout, dans la perspective de notre colloque, que la prise de
position d'Origène par rapport à l'exégèse juive et à l'exégèse des
hérétiques est corrélative de son « hospitalité » vis-à-vis de toute la
Bible, comme l'explique le Père de Lubac avec la plus grande netteté :
« L'Écriture devient tout entière pleinement digne de Dieu, sans
plus gêner la liberté chrétienne. Tous ses livres sont en pleine
"harmonie", du premier jusqu'au dernier. Le christianisme apparaît à la
fois ancien et nouveau : ancien comme le monde, nouveau comme
l'aurore ; ancien et nouveau comme le Christ. Il n'est pas une irruption
soudaine et sans garantie, mais il n'est pas non plus asservi par la
lettre d'aucun passé. La Bible n'est pas conservée seulement comme
un document capital, comme des archives contenant quelques titres
de noblesse ou ^quelques prédictions miraculeuses : elle reste vraiment
tout entière l'Écriture, la vivante Parole de Dieu, - sans pourtant
demeurer comme un code. Tout en elle s'adresse encore à nous, vaut
encore pour nous, etiam nunc, parce que tout y est compris selon
l'unique Intention qui s'y manifeste dès le début, comme l'enseigne
l'apôtre Paul à Timothée : "La fin de la Loi est la charité venant d'un
cœur pur et d'une foi sincère." L'Écriture est le Livre d'aujourd'hui
comme d'hier. Chaque jour elle nourrit de sa substance éternelle les
fidèles du Christ (18).»
Le Père de Lubac trouve là une vigoureuse expression de ce qu'il
appelle « la position catholique (19) ». Cette dernière formule dit bien
que la critique origénienne des adversaires - païens, juifs et héréti-

(17) Cf. Histoire et Esprit, p. 50-53.


(18) Ibid., p. 53-54.
(19) Ibid, p. 54.
140 MICHEL FÉDOU

ques - est en réalité l'envers d'une attitude très positive : c'est à


l'Écriture tout entière qu'il importe de se rendre accueillant, et c'est
justement l'interprétation spirituelle qui permet cet accueil puisqu'elle
permet de sauver l'un et l'autre Testament, ouvrant au croyant la
possibilité de se laisser rejoindre aujourd'hui même par la Parole de
Dieu.
Au demeurant, bien que l'ouvrage Histoire et Esprit ait pour objet
premier « l'intelligence de l'Écriture », ce n'est pas sur le seul terrain
de l'exégèse que Te Père de Lubac pouvait reconnaître à Origène un
beau témoignage d'« hospitalité théologique ».
On pourrait d'abord rappeler le désir qu'avait l'Alexandrin de
recueillir, parmi les doctrines étrangères à la Révélation
judéo-chrétienne, tout enseignement porteur de vérité sur le monde, sur les
créatures ou même sur Dieu. Sans doute les références à ces doctrines
étaient-elles moins fréquentes que chez Clément d'Alexandrie ; sans
doute Origène avait-il, plus que ce dernier, le souci de marquer
l'incomparable supériorité de la doctrine chrétienne et, à la lumière
de celle-ci, de repousser non seulement les légendes de la mythologie
mais les erreurs professées par les penseurs du monde gréco-romain
- et cela d'autant plus qu'il lui fallait répondre aux redoutables
objections du philosophe Celse. Il n'en est pas moins significatif de le voir
louer « le Pythagoricien Noumenios » qui « a fourni maintes preuves
de sa haute compétence, poussé à fond l'examen de nombreuses
doctrines et fait, à partir de multiples sources, la synthèse de celles
qui lui paraissent vraies (20) ». Indépendamment de ce passage isolé,
Origène n'hésite pas à reprendre à son compte ce qui, chez tel ou tel
philosophe (et en particulier chez Platon) lui paraît digne d'éloge. Le
Contre Celse en témoigne, et plus encore le Traité des principes qui
fait référence à maintes opinions des penseurs - tantôt certes pour les
discuter ou les combattre, mais tantôt aussi pour les mettre à profit
au service d'une présentation globale de la vérité chrétienne. Il vaut
la peine de rappeler en tout cas le témoignage que rendit à Origène,
de son vivant même, son propre disciple Grégoire le Thaumaturge :
« II (= Origène) jugeait bon... de nous faire étudier la philosophie,
en nous faisant lire avec toute notre énergie tous les textes existants
des anciens philosophes et poètes, sans rien rejeter ni refuser, car
nous n'avions pas encore les moyens de les juger. Il exceptait
seulement les écrits des athées... Mais il voulait nous faire étudier et
fréquenter tous les autres philosophes, sans manifester de préférence
ou de mépris pour une seule école ou doctrine philosophique, qu'elle
soit grecque ou barbare (21)... »

(20) Contre Celse, I, 15 (trad. M. Borret, « Sources chrétiennes » n° 132, p. 115-


117).
(21) Grégoire le Thaumaturge, Remerciement à Origène, XIII, 151-153 (trad.
H. Crouzel, « Sources chrétiennes » n° 148, p. 159).
HENRI DE LUBAC LECTEUR D'ORIGÈNE 141

Hésitera-t-on, après un tel témoignage, à reconnaître à Origène


lui-même cette forme d'« hospitalité » que nous avons d'abord
découverte chez son interprète du xxe siècle ? Ce n'était d'ailleurs pas là
un simple trait de tempérament, mais une attitude d'esprit qui
s'autorisait de la Parole de Dieu elle-même. Origène, on le sait, réinterprétait
en ce sens le fameux texte de la Bible sur les dépouilles des
Égyptiens : de même que les fils d'Israël devaient emporter avec eux des
vases d'argent et d'or et s'en servir pour fabriquer le mobilier du
Saint des Saints, de même les chrétiens devaient-ils faire appel à la
philosophie et l'utiliser au profit de la doctrine chrétienne (22).
Plus radicalement encore, Origène avait médité sur l'épisode du
livre des Nombres où le païen Balaam bénit Israël et prédit la venue
d'un « astre venu de Jacob » - cet astre qui devait être un jour reconnu
par les mages et les acheminer vers l'étable de Belthléem :
« Si les prophéties de Balaam ont été introduites par Moïse dans
les Livres sacrés, à combien plus forte raison ont-elles été recueillies
par les habitants de la Mésopotamie, chez lesquels Balaam avait
grande réputation et qui ont été, c'est connu, ses disciples en magie.
C'est à lui que la tradition fait remonter, dans les pays d'Orient,
l'origine des mages qui, possédant chez eux le texte de toutes les
prophéties de Balaam, avaient entre autres celle-ci : "II paraîtra une
étoile en Jacob et il se lèvera un homme en Israël." Les mages
possédaient ce texte chez eux ; aussi, quand naquit Jésus, ils
reconnurent l'étoile et ils comprirent que la prophétie était accomplie,
- mieux que le peuple d'Israël qui négligea d'écouter les paroles des
saints prophètes. Eux, reconnaissant, d'après les seuls écrits qui
restaient de Balaam, que le temps était arrivé, accoururent, le cherchèrent
et l'adorèrent aussitôt. Et pour manifester la grandeur de leur foi, ce
petit enfant ils le vénérèrent comme un roi (23). »
Ainsi la Bible elle-même attestait que Dieu avait pu parler par les
païens. Nul doute que le Père de Lubac ait été saisi par la largeur de
vues d'Origène qui, sans la moindre concession au paganisme, mais
bien plutôt au titre même de sa fidélité à la Parole de Dieu interprétée

(22) Voir la Lettre d'Origène à Grégoire le Thaumaturge (« Sources


chrétiennes » n° 148, p. 189). Voir aussi la fameuse allégorie de la belle captive (cf. Dr 21,
10-13) : « moi aussi je suis souvent parti à la guerre contre mes ennemis, et j'ai vu
là, dans le butin, « une femme de belle tournure ». En effet, tout ce que nous trouvons
exprimé de bon et de raisonnable chez nos ennemis, si nous lisons chez eux quelque
sentence notée avec sagesse et science, c'est notre devoir de le purifier, de l' arracher
à la science qui a cours chez eux, et de couper tout ce qui est mort et inutile... et à
cette condition de faire d'elle notre épouse... » {Homélies sur le Lévitique, VII, 6 ;
trad. M. Borret, « Sources chrétiennes » n° 286, p. 347-349). Voir, sur la postérité
de ce thème, H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l'Écriture, 1/1,
Paris, Aubier-Montaigne, 1959, p. 290-304.
(23) Homélies sur les Nombres, XIII, 7 (nouvelle édition par L. Doutreleau,
« Sources chrétiennes » n° 442, p. 151) ; cf. Nb 24, 17.
142 MICHEL FÉDOU

dans l'Esprit du Christ, se montrait attentif aux vérités disséminées


dans l'histoire de l'humanité. Si le théologien du xxe siècle a fait si
large accueil à l'exégète alexandrin du me siècle, c'est bien qu'il
décelait en lui une attitude d'esprit avec laquelle il se sentait en
profonde connivence - cette forme d'« hospitalité » que nous avons
définie plus haut et qui, loin d'être freinée ou contredite par la fidélité
au Vrai, se nourrissait de celle-ci et trouvait même en elle son
inspiration décisive. Est-ce Origène qui, pour une part, a contribué à
susciter une telle attitude chez son interprète ? Est-ce au contraire le
Père de Lubac qui a en quelque sorte projeté sur l'auteur ancien
quelque chose de cette attitude ? La vérité est plutôt que l'un et l'autre,
à des siècles de distance, ont communié à une même forme d'«
hospitalité » dont la source profonde est en définitive théologale et
mystique.

III) LA SOURCE THÉOLOGALE ET MYSTIQUE DE « L'HOSPITALITÉ »

C'est que « l'hospitalité de la théologie », pour Origène comme


pour son interprète contemporain, s'enracine fondamentalement dans
l'accueil de la Parole de Dieu - et donc dans l'accueil de Dieu même.
Il est possible de le vérifier en suivant le fameux thème des
« incorporations du Logos », développé par le Père de Lubac dans le
dernier chapitre de Histoire et Esprit. L'Ecriture sainte apparaît, dit-il,
comme une première « incorporation » du Logos, antérieurement à la
venue du Logos selon la chair ; et après cette venue dans la chair, le
Logos continue de se rendre présent dans l'histoire des hommes, que
ce soit à travers son corps eucharistique ou à travers toute autre
manière de rejoindre aujourd'hui même le cœur des croyants. Mais
ce Logos qui « s'incorpore » de façons diverses attend précisément
d'être lui-même accueilli.
Ainsi, lire l'Écriture en vérité, c'est accueillir à travers elle - y
compris sous le voile de la lettre vétéro-testamentaire - le Logos de
Dieu dans l'événement même de sa parole :
« L'Écriture est Logos, et elle annonce le Lopos. En quoi consiste
en effet ce sens spirituel qui s'y trouve partout répandu, faisant d'elle
comme un grand corps vivant ? Que nous révèle-t-il ? La réponse
tient en un mot : le Christ, c'est-à-dire le Logos de Dieu, le Logos
Dieu, venu parmi nous. Le Christ est l'objet de tous les Livres saints,
il en est la clef, et si nous les lisons comme il convient, partout nous
y découvrons sa divinité. Lui-même, en nous disant : "Scrutez les
Ecritures", ne nous renvoie pas à l'une ou l'autre en particulier, mais
à toutes. Toutes le concernent, comme toutes aussi sont ses paroles,
les paroles de Celui qui est lui-même Parole (24). »
(24) Histoire et Esprit, p. 336-337.
HENRI DE LUBAC LECTEUR D'ORIGÈNE 143

Ce n'est pas seulement l'Écriture ancienne qui doit être lue à cette
profondeur, mais aussi bien l'Évangile lui-même. Car, Origène y
insistait, ce n'est pas parce que celui-ci parle de Jésus qu'il est
nécessairement reçu. De même que certains ont vu Jésus sans le reconnaître
comme Seigneur, de même certains risquent-ils de lire F Évangile sans
croire au Sauveur. Au contraire, le véritable accueil de l'Évangjile est
accueil de Jésus lui-même, un accueil dont Origène aimait distinguer
les différentes étapes - depuis le comportement des habitants de
Capharnaûm qui, bien qu'ayant accueilli Jésus, n'avaient pu le retenir
longtemps, jusqu'au comportement des apôtres et particulièrement du
disciple bien-aimé (25). C'est cet accueil qui, plus que jamais,
incombe au croyant dans le temps de l'Église. Il prend souvent la
forme d'une simple participation à la vie de la communauté ecclésiale,
mais il est appelé à toujours progresser, à toujours s'approfondir,
jusqu'à ce que se réalise l'union parfaite du croyant au Logos venu
demeurer en lui. Le Père de Lubac rappelle comment Origène, dans
sa première homélie sur le Cantique des Cantiques, avait témoigné
de sa propre quête par rapport à cette union tant désirée :
« Souvent, Dieu m'en est témoin, j'ai senti que l'Époux
s'approchait, qu'il était autant qu'il se peut avec moi. Puis, comme il se
retirait subitement, je ne pus trouver ce que je cherchais. De nouveau
donc voici que je soupire après sa venue, et quelquefois de nouveau
il vient ; et quand il m'est apparu et qu'enfin je le tiens dans mes
mains, voici qu'une fois de plus il m'échappe, et quand il s'est
évanoui je me remets à le chercher. Et cela recommence souvent, jusqu'à
ce que je le tienne toujours (26)... »
C'est en tout cas le Cantique qui, en même temps que Y Évangile
de Jean et V Apocalypse, inspira à Origène un certain nombre de
développements sur « l'hospitalité » de l'âme envers le « Roi » ou
l'« Époux » qui frappe à sa porte pour venir partager son repas :
« Ce Roi, qui est le Verbe de Dieu, a donc son lit de repos dans
cette âme qui est maintenant parvenue à l'état parfait, si du moins
quelque vice ne se trouve plus en elle, mais si elle est pleine de
sainteté, pleine de piété, de foi, de charité, de paix et de toutes les
vertus. Car elle est heureuse que le Roi en elle ait son lit de repos et
se repose.
À cette âme, en effet, le Seigneur disait : "Moi et le Père, nous
viendrons et nous mangerons avec lui, et nous ferons chez lui notre
demeure."... Heureuse largeur de cette âme. Heureux lit de cette
intelligence, où le Père et le Fils, en même temps que l'Esprit Saint,

(25) Sur « l'accueil de Jésus », voir F. Bertrand, Mystique de Jésus chez


Origène, Paris, Aubier-Montaigne, 1951, p. 91 et suiv.
(26) Homélies sur le Cantique, I, 7 (trad, du Père de Lubac, dans Histoire et
Esprit, p. 193-194 ; voir « Sources chrétiennes » n° 37, p. 75).
144 MICHEL FÉDOU

comme je n'en doute pas, se reposent, mangent et font leur


demeure (27). »
S'il y a donc bien chez Origène cette attitude d'esprit que nous
caractérisons par le terme d'« hospitalité », le fondement n'en est
autre que spirituel et mystique. Or n'en va-t-il pas de même pour son
interprète du xxe siècle ? Il faut ici relire un passage important de
Histoire et Esprit où le Père de Lubac compare Origène et saint
Bernard :
« Si même l'on tient compte de la distance des siècles et de la
diversité des milieux, on ne pourra manquer d'être frappé de la parenté
qui se révèle parfois de l'un à l'autre. La mystique d'Origène, a-t-on
dit encore, "est la mystique d'un exégète". Elle l'est en efîet, par tout
un aspect d'elle-même. On dirait toutefois aussi bien, et peut-être
avec plus de vérité, de son exégèse qu'elle est l'exégèse d'un
mystique... Le Christ est encore au centre de son expérience la plus
secrète. C'est le son de sa voix qu'il cherche partout dans les
Ecritures... Mystique très concrète en même temps que très doctrinale,
très affective en même temps que très spirituelle... ; par certaines
touches, mystique très bernardienne avant la lettre (28)... »
N'y a-t-il pas dans ces lignes, par-delà ce qu'elles nous disent
d'Origène, l'aveu discret de ce qui habite le Père de Lubac lui-même
et qui contribue tant à son admiration pour l' exégète alexandrin - cette
vision d'une expérience mystique tout entière ordonnée au fait du
Christ qui porte l'Écriture ancienne à son accomplissement ?

On a souvent dit que le premier ouvrage du Père de Lubac,


Catholicisme, portait en germe toutes les grandes orientations de son œuvre
à venir. Il est permis de se demander en conclusion si l'ouvrage
Histoire et Esprit ne reflète pas à sa manière ces mêmes orientations,
ce qui éclairerait encore l'exceptionnel intérêt que notre théologien
porta à Origène.
Sans doute faut-il se garder d'une réponse trop systématique, qui
ne respecterait d'ailleurs pas la manière dont Henri de Lubac prati-
auait la théologie. Observons néanmoins, pour commencer, que les
ébats d'Origène avec ses interlocuteurs païens et gnostiques peuvent
apparaître, mutatis mutandis, comme une lointaine anticipation des
débats du Père de Lubac lui-même avec les formes de l'incroyance
moderne (pensons au Drame de l'humanisme athée) comme avec les
mystiques non chrétiennes (pensons à ses divers ouvrages sur le
bouddhisme) ; quant aux débats avec le judaïsme, le Père de Lubac
les reprend également à son compte puisque, tout en prônant une

(27) Commentaire sur le Cantique des Cantiques, II, 8, 39-40 (trad. L. Brésard
et H. Crouzel, avec la collaboration de M. Borret, « Sources chrétiennes n° 375,
p. 431); cf. Jn 14,23.
(28) Histoire et Esprit, p. 193.
HENRI DE LUBAC LECTEUR D'ORIGÈNE 145

courageuse résistance à l'antisémitisme dans le contexte de la seconde


guerre mondiale, il n'en affirme pas moins, dans l'esprit d'Origène,
l'originalité de l'exégèse chrétienne par rapport à l'exégèse juive
- une originalité qui tient tout entière à l'acte du Christ reconnu
comme la clef des Écritures.
D'autre part, je l'ai rappelé, l'ouvrage Histoire et Esprit insiste
sur l'orthodoxie d'Origène et, plus largement, présente celui-ci
comme un authentique « homme a'Église » : insistance d'autant plus
remarquable que l'Alexandrin fut soumis, de son vivant et surtout
dans la suite de l'histoire, aux soupçons et accusations les plus graves.
On ne peut s'empêcher de penser que le Père de Lubac, lui-même
soupçonné après la publication, de Surnaturel alors qu'il était
convaincu de servir la foi de l'Église, dut trouver en Origène un
exemple hautement significatif. Et s'il est vrai que Histoire et Esprit
fut écrit avant la décision romaine qui s'abattit sur lui en juin 1950,
ne peut-on pourtant déjà lire, dans le chapitre II sur « Origène homme
d'Eglise », certains accents de l'admirable Méditation sur l'Eglise qui
sera publiée trois ans plus tard ?
On pourrait encore observer que le passage du chapitre VIII sur
l'Eucharistie reprend, à propos d'Origène, certaines vues que le Père
de Lubac avait longuement développées dans son ouvrage Corpus
mysticum. Mais l'objet même de Histoire et Esprit invite surtout à
souligner le caractère matriciel de ce qui est dit là sur l'Écriture, sur
le rapport des deux Testaments, sur l'acte du Christ dont les Livres
saints présentent toutes sortes de préfigurations mais qui n'en est pas
moins porteur d'une nouveauté décisive dans l'histoire de l'humanité.
Ce sont certes les quatre volumes d'Exégèse médiévale qui sont ici
en germe (29) ; mais ce sont aussi, implicitement au moins, les deux
volumes sur La postérité spirituelle de Joachim de Flore, car le Père
de Lubac souligne à propos d'Origène que - contrairement à ce que
sera le joachimisme ultérieur - « il n'y aura jamais, il ne peut y avoir
de « troisième Écriture (30) » ; et l'on retrouve en outre, dans certains
passages de Histoire et Esprit (notamment dans la section du
chapitre VI sur « le développement religieux », ou dans la section du
chapitre VIII sur l'Écriture et l'univers (31)) l'ample vision de
l'histoire qui s'exprimait à travers Catholicisme et Le fondement
théologique des missions ou qui, d'une autre manière, serait développée à
propos de Teilhard de Chardin.
Mais plus que tout, on entend vibrer à travers Histoire et Esprit
une expérience du Christ qui est inséparablement théologie et
mystique : théologie, car le Père de Lubac, qui consacre toute une section

(29) Le Père de Lubac a dans sa conclusion quelques lignes programmatiques


qui annoncent de tels développements {ibid., p. 410).
(30) Ibid., p. 228.
(31) Cf. ibid., p. 246-258 et 350-355.
146 MICHEL FÉDOU

de son livre au « Dieu d'Origène », est persuadé que l'exégèse à la


lumière du Christ permet à l'âme croyante d'éclairer et de nourrir
son désir naturel de Dieu, ou - pour reprendre le titre d'un ouvrage
fameux - de marcher pas à pas « sur les chemins de Dieu » ; mystique,
car, comme le dit le dernier paragraphe de Histoire et Esprit, la
doctrine traditionnelle du sens spirituel << maintient l'idée d'un
progrès de la vie spirituelle au sem de l'Église » : « elle assure une
mystique eschatologique qui ne soit pas plus une eschatologie sans
mysticisme qu'un mysticisme sans eschatologie (32) ». Le Père de
Lubac achève Histoire et Esprit en soulignant que cette doctrine du
sens spirituel « exprime surtout dans son délicat équilibre et dans sa
portée plénière le rapport des deux Testaments », un rapport opéré
par « le « Verbum aobreviatum » qui recueille en son unité
personnelle tous les « verba » proférés jusqu'à lui, les dépasse tous en les
accomplissant (33) ». Et de conclure : « Heureux ceux qui sont invités
à voir... Moïse et Elie tout illuminés de l'unique Lumière du Christ !
Trois fois heureux ceux qui, suivant la recommandation de l'Apôtre,
s'efforcent aujourd'hui « de connaître la Charité du Christ qui dépasse
toute connaissance (34) » ! La théologie et la mystique de l'exégète
alexandrin, comme celles de son interprète lui-même, gravitent tout
entières autour de cette « lumière du Christ » à laquelle le Père de
Lubac avait jadis consacré de si belles pages. Que l'ouvrage Histoire
et Esprit puisse ainsi recueillir en lui-même tant de thèmes si
profondément développés dans l'ensemble de l'œuvre, cela révèle à quel
point son auteur s'est montré accueillant vis-à-vis d'Origène : en
faisant preuve d'une telle « hospitalité » envers lui, c'est bien sa
propre théologie qu'il contribuait en même temps à écrire.

Michel Fédou, sj.


Centre Sèvres - Paris

(32) Ibid., p. 445.


(33) Ibid.
(34) Ibid., p. 446 ; cf. Eph 3, 19. H. De Lubac ajoute une dernière phrase pour
rappeler la formule d'Irénée : le Christ « a apporté toute nouveauté en s 'apportant
lui-même » (Adv haer IV, 34, 1).

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