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Fédou Michel. Henri de Lubac, lecteur d'Origène. L'hospitalité de la théologie et sa source mystique. In: Revue des Sciences
Religieuses, tome 77, fascicule 2, 2003. Henri de Lubac, ou l'hospitalité de la théologie. pp. 133-146;
doi : https://doi.org/10.3406/rscir.2003.3665
https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_2003_num_77_2_3665
Résumé
L'ouvrage Histoire et Esprit atteste la manière dont le Père de Lubac a su accueillir une très grande
pensée de l'Antiquité chrétienne. Cette « hospitalité » se manifeste d'abord à la faveur d'un débat sur
la postérité d'Origène : le Père de Lubac prend position sur les interprétations et conflits qu'a suscités
l'œuvre de l'Alexandrin, réhabilitant sa compréhension de l'Écriture et dégageant ses enjeux les plus
fondamentaux. Mais s'il a pareillement « accueilli » Origène, c'est aussi qu'il décelait en lui cette forme
d'« hospitalité » que nous reconnaissons aujourd'hui à sa propre théologie. Pour le Père de Lubac
comme pour l'exégète ancien, une telle « hospitalité » s'enracinait en définitive dans l'accueil de la
Parole de Dieu et donc dans l'accueil de Dieu même : sa source était théologale et mystique.
Revue des sciences religieuses 77 n° 2 (2003), p. 133-146
(1) J. Guillet, « Le cardinal Henri de Lubac », dans Études, février 1983, p. 281
et 282.
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toute une pensée, toute une vue du monde qui surgissait devant nous.
Toute une interprétation du christianisme, dont Origène, malgré bien
des traits personnels et parfois contestables, était d'ailleurs moins
l'auteur
spirituelle"
quedele l'Écriture,
témoin. Mieux
c'étaitencore
le christianisme
: à travers lui-même
cette "intelligence
qui nous
apparaissait comme prenant de soi une conscience réfléchie. Tel est
le phénomène, l'un des plus caractéristiques du premier âge chrétien,
que, en fin de compte, nous avons cherché à saisir (2). ». L'ouvrage
Histoire et Esprit témoigne remarquablement de la manière dont le
Père de Lubac a su « accueillir » une grande pensée de la tradition,
et, par cet accueil même, proposer une intelligence profonde du
mystère chrétien. Et cet « accueil » a été en même temps - pour
reprendre les mots de Jacques Guillet - une manière de «
réhabiliter » Origène, un acte de « justice » envers un auteur qui fut si
souvent l'objet de soupçons et d'accusations depuis l'Antiquité
jusqu'à l'époque moderne.
Les travaux du Père de Lubac sur l'Alexandrin méritent donc
d'être considérés sous l'angle qui a été retenu pour le présent
colloque : « l'hospitalité de la théologie ». Je rappellerai d'abord que cette
« hospitalité » se manifeste à la faveur d'un débat sur la postérité
d 'Origène. Il sera cependant nécessaire de dépasser cette première
approche et de se demander si le Père de Lubac n'a pas trouvé chez
Origène lui-même un cas exemplaire de ce que nous appelons
aujourd'hui « l'hospitalité de la théologie ». L'attitude ainsi
exprimée ne s'enracinerait-t-elle pas finalement dans une forme plus
radicale d'« hospitalité », l'hospitalité du théologien à l'égard de Celui
qui est l'objet même de sa quête ? Je montrerai dans un dernier temps
que l'étude d' Origène par le Père de Lubac attire de fait notre
attention sur la source théologale et mystique d'une telle «
hospitalité ».
mais sur nombre de doctrines qui lui furent attribuées au long des
siècles, en particulier les doctrines dites « origénistes » que
l'empereur Justinien voulut faire condamner par le concile de
Constantinople II. On sait qu'elles portèrent même sur la destinée ultime de
l'Alexandrin, qu'une vieille légende soupçonnait d'avoir sacrifié aux
idoles et dont le salut faisait parfois l'objet de controverses : Jean Pic
de la Mirandole s'inscrivit en faux contre l'idée d'une damnation
d'Origène (« II est plus raisonnable de croire Origène sauvé que de
le croire damné »), mais l'espagnol Garsias lui répliqua que la
proposition « Origène est mort dans le péché mortel d'hérésie » était une
proposition relevant de la « piété de la foi (3) » !
La postérité de l'Alexandrin a donc été, de siècle en siècle,
l'histoire d'un long procès. Pour s'en tenir ici à la seule question
de l'exégèse, il est significatif que l'ouvrage Histoire et Esprit
s'ouvre par un chapitre tout entier consacré aux « griefs contre
Origène ». Le Père de Lubac y dresse d'abord un catalogue des
reproches qui ont été adressés à l'auteur ancien. Lisons seulement les
premières lignes :
« "Extravagances", "jeu puéril", "étranges divagations",
"dévergondage de l'imagination" : beaucoup ne découvrent rien d'autre dans
les interminables pages des commentaires ou des homélies d'Origène.
L'allégorisation qu'elles ne cessent de faire des données bibliques
n'est à leurs yeux qu'un immense et fastidieux contresens. Elle
procède tout entière, pensent-ils, d'une "méthode chimérique", elle est
le fruit d'une "herméneutique décevante (4)"... »
Pourtant, observe le Père de Lubac, il en est aussi qui à l'époque
moderne ont su émettre un jugement plus positif sur l'exégèse
d'Origène : tel Dom Cellier, reconnaissant que l'Alexandrin « s'est toujours
éloigné de deux écueils également dangereux dans l'explication de
l'Écriture sainte : l'un de vouloir tout interpréter à la lettre, et l'autre
de vouloir tout prendre dans un sens spirituel » ; ou encore le Père
Lagrange, pour qui « Origène met rarement en doute la vérité des
faits (5) ».
Henri de Lubac convoque donc tout à la fois les adversaires et
les partisans de son auteur : les seconds témoignent précisément d'une
attitude de bienveillance et d'accueil qui, d'avance, contribue à fonder
son propre regard sur l'auteur incriminé. Mais les débats remontent
au milieu des débats sur l'exégèse moderne. Non point que le Père
de Lubac ait mis en cause le travail proprement scientifique que cette
exégèse avait entrepris depuis la fin du xvif siècle : il adhérait
pleinement à F encyclique Divino qfflante Spiritu qui, en 1943, avait
justement affirmé l'importance de la critique textuelle et avait
recommandé aux exégètes de « veiller par-dessus tout à discerner et à
préciser le sens littéral... des paroles de la Bible (12) ». Mais il était
conscient d'un danger : certaines conceptions de l'exégèse moderne
ne risquaient-elles pas, par leur côté trop étroitement critique, de
perdre de vue le meilleur héritage de l'exégèse patristique et
médiévale, et avant tout cette conviction selon laquelle la Bible est porteuse
d'un sens spirituel - conviction qui ressortait justement avec tant de
force des développements d'Origène sur les sens de l'Écriture et, plus
encore, de sa manière même de procéder dans l'exégèse des textes
bibliques ? Le Père de Lubac l'avouera explicitement par la suite :
« Dans Histoire et Esprit, c'est l'idée-mère de l'ancienne
interprétation des Écritures que je me suis efforcé de mettre en relief, en prenant
comme centre de perspective son plus génial représentant, Origène.
Par là j'ai voulu apporter ma contribution, d'une part aux recherches
actuelles de philosophie ou de théologie de l'histoire, d'autre part à
la synthèse qui se cherche également aujourd'hui à l'intérieur du
christianisme entre exégèse proprement dite, théologie dogmatique et
spiritualité. (13) » Faire de nouveau place à Origène, ou plutôt
réhabiliter son importance majeure dans le développement de l'exéçèse
chrétienne, c'était donc inséparablement dénoncer certaines tentations
de l'exégèse moderne, c'était remettre au premier plan la grande
vision qui avait jadis habité l'Alexandrin et qui, parce qu'elle puisait
au cœur de Ja Révélation, allait être en mesure de féconder
l'intelligence de l'Écriture dans la suite de l'époque patristique et tout au
long de l'époque médiévale.
Une condition était requise pour cela : ne pas se contenter de
lectures fragmentaires, mais lire Origène en son ensemble et « le voir
à l'œuvre (14) ». Je n'ai pas à résumer ici les résultats de la méthode
ainsi suivie et qui sont magistralement développés dans les divers
chapitres de Histoire et Esprit. Le thème ici privilégié invite par
contre à se demander si le Père de Lubac n'a pas trouvé chez Origène
lui-même un exemple remarquable de l'attitude qu'il a lui-même
pratiquée vis-à-vis de l'exégète alexandrin. En un mot, n'a-t-il pas
trouvé chez Origène lui-même cette forme d'« hospitalité » que nous
reconnaissons aujourd'hui à sa propre théologie ?
(12) Pie XII, Encyclique sur les études bibliques, II, § 2, Bruxelles, Éd.
universitaires, Les Presses de Belgique, 1945, p. 56.
(13) Mémoire sur l'occasion de mes écrits, 2e éd. revue et augmentée, Namur,
Culture et vérité, 1992, p. 94.
(14) Histoire et Esprit, p. 34.
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Ce n'est pas seulement l'Écriture ancienne qui doit être lue à cette
profondeur, mais aussi bien l'Évangile lui-même. Car, Origène y
insistait, ce n'est pas parce que celui-ci parle de Jésus qu'il est
nécessairement reçu. De même que certains ont vu Jésus sans le reconnaître
comme Seigneur, de même certains risquent-ils de lire F Évangile sans
croire au Sauveur. Au contraire, le véritable accueil de l'Évangjile est
accueil de Jésus lui-même, un accueil dont Origène aimait distinguer
les différentes étapes - depuis le comportement des habitants de
Capharnaûm qui, bien qu'ayant accueilli Jésus, n'avaient pu le retenir
longtemps, jusqu'au comportement des apôtres et particulièrement du
disciple bien-aimé (25). C'est cet accueil qui, plus que jamais,
incombe au croyant dans le temps de l'Église. Il prend souvent la
forme d'une simple participation à la vie de la communauté ecclésiale,
mais il est appelé à toujours progresser, à toujours s'approfondir,
jusqu'à ce que se réalise l'union parfaite du croyant au Logos venu
demeurer en lui. Le Père de Lubac rappelle comment Origène, dans
sa première homélie sur le Cantique des Cantiques, avait témoigné
de sa propre quête par rapport à cette union tant désirée :
« Souvent, Dieu m'en est témoin, j'ai senti que l'Époux
s'approchait, qu'il était autant qu'il se peut avec moi. Puis, comme il se
retirait subitement, je ne pus trouver ce que je cherchais. De nouveau
donc voici que je soupire après sa venue, et quelquefois de nouveau
il vient ; et quand il m'est apparu et qu'enfin je le tiens dans mes
mains, voici qu'une fois de plus il m'échappe, et quand il s'est
évanoui je me remets à le chercher. Et cela recommence souvent, jusqu'à
ce que je le tienne toujours (26)... »
C'est en tout cas le Cantique qui, en même temps que Y Évangile
de Jean et V Apocalypse, inspira à Origène un certain nombre de
développements sur « l'hospitalité » de l'âme envers le « Roi » ou
l'« Époux » qui frappe à sa porte pour venir partager son repas :
« Ce Roi, qui est le Verbe de Dieu, a donc son lit de repos dans
cette âme qui est maintenant parvenue à l'état parfait, si du moins
quelque vice ne se trouve plus en elle, mais si elle est pleine de
sainteté, pleine de piété, de foi, de charité, de paix et de toutes les
vertus. Car elle est heureuse que le Roi en elle ait son lit de repos et
se repose.
À cette âme, en effet, le Seigneur disait : "Moi et le Père, nous
viendrons et nous mangerons avec lui, et nous ferons chez lui notre
demeure."... Heureuse largeur de cette âme. Heureux lit de cette
intelligence, où le Père et le Fils, en même temps que l'Esprit Saint,
(27) Commentaire sur le Cantique des Cantiques, II, 8, 39-40 (trad. L. Brésard
et H. Crouzel, avec la collaboration de M. Borret, « Sources chrétiennes n° 375,
p. 431); cf. Jn 14,23.
(28) Histoire et Esprit, p. 193.
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