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Revue théologique de Louvain

Le motif de la création selon Schelling


Emilio Brito

Abstract
In the Weltalter period, Schelling considers the création of the world to be the process of the perfect personnalisation of God ;
the self-delivrance of the Creator constitutes the ultimate reason of the création as such. The later Schelling rejects this internai
motif and recognizes that the perfect Spirit can undertake the créative process only with the créature in mind. But Schelling 's
theory remains ambiguous : God is only free within the perspective of a possible création ; and even the présent création
appears insufficiently gratuitous, for God's "other" - whom He "needs" - is, in the final analysis, man.

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Brito Emilio. Le motif de la création selon Schelling. In: Revue théologique de Louvain, 16ᵉ année, fasc. 2, 1985. pp. 139-162;

doi : https://doi.org/10.3406/thlou.1985.2109

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1985_num_16_2_2109

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Revue théologique de Louvain, 16, 1985, 139-162.
Emilio Brito

Le motif de la création selon Schelling

Au sujet de la création, la dogmatique du XXe siècle est à peu près


muette: Barth est une exception. Mais, d'après des observateurs avertis,
ce thème devrait passer à l'avant-plan des recherches théologiques des
prochaines années1. Sans nier l'acquis du passé, il va de soi que, pour
apporter une contribution significative au traité à venir, on ne peut se
borner à répéter les thèses classiques sur l'état de dépendance de la nature
finie, et la relation non réciproque entre le Créateur et la créature. Ce
n'est pas sans raison que le renouveau théologique, dont Vatican II a
ratifié les meilleurs fruits, a profondément réagi, dès les années '40,
contre la prétention d'enfermer la théologie catholique dans les seuls
cadres du néo-thomisme. Ce monopole serait particulièrement stérile en
ce qui concerne le thème de la création; celle-ci, en effet, n'est pas
d'abord «le déclic magique par lequel il y a quelque chose là où il n'y
avait rien»2, mais une action au sens fort. Pour élaborer une conception
plus dynamique de la grande décision de créer, il convient que la
théologie s'ouvre à d'autres courants de pensée, et notamment à
l'Idéalisme allemand, si attentif au devenir. D'ailleurs, certains estiment
que la phase théologique présente ressemble à l'époque de Môhler et de
Drey «plus qu'à celle de Kleutgen ou de Garrigou-Lagrange»3; or,
renouer - après les étroitesses de la parenthèse néo-scolastique - avec
l'esprit des théologiens de l'École de Tubingue4 invite à rencontrer
l'Idéalisme, qui les a stimulés. Cette fois, nous nous tournerons vers
Schelling5. Depuis une quarantaine d'années, on revient souvent au plus
jeune des «triumvirs de l'Idéalisme»6. Pour l'approfondissement de notre

1 Cf. A. Gesché, La création: cosmologie et anthropologie, dans Revue théologique de


Louvain, t. 14, 1983, p. 147-166.
2 X. Tilliette, Schelling. Une philosophie en devenir (cité Schelling), t. 2, Paris, 1970,
p. 388.
3 Th. F. O'MEARA, o.p., Romantic Idealism and Roman Catholicism: Schelling and the
Theologians, Notre Dame-Londres, 1982, p. 198.
4 Cf. B. Welte, Zum Strukturwandel der katholische Théologie im 19. Jahrhundert, dans
Aufder Spur des Ewigen, Freiburg-Basel-Wien, 1965, p. 380-409.
5 Sur Hegel, cf. notre article Pour une logique de la Création : Hegel et saint Jean de la
Croix, dans Nouvelle revue théologique, t. 106, 1984, p. 493-512, 686-701.
6 Sur l'actualité de l'Idéalisme allemand, malgré le barrage des maîtres du soupçon, et,
en particulier, sur le renouveau des études schellingiennes, cf. X. Tilliette, Actualité de
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sujet, le recours à celui-ci paraît spécialement opportun : d'après Walter


Schulz, un de ses meilleurs connaisseurs, la théorie schellingienne n'est
rien moins que «la dernière grande tentative d'interpréter la Création»,
comparable à celles d'un Origène et d'un Augustin7, ou aux grandes
synthèses médiévales. Dans ses premiers écrits, Schelling rejette certes, et
avec quelle ténacité, la notion théologique de création; mais celle-ci s'est
imposée graduellement à lui, au point de constituer l'axe même de son
dernier système. Schelling peut devenir sans aucun doute, pour ceux qui
cherchent aujourd'hui une conception moins statique de la création, un
guide et un «compagnon exaltant» (G. Marcel)8. D'autre part, ceux qui
se rapprocheraient de cet auteur par simple lassitude de la scolastique
aristotélicienne, risquent d'être déçus: Schelling polémique, bien sûr,
contre la pensée médiévale9, mais, en approfondissant sa théologie, il
perd ses réticences devant l'éternité au présent ; la tendance croissante de
son système vise à renforcer la transcendance divine10. Et il reste
surprenant que l'effort spéculatif où, de l'avis de certains, la quête avide
de la négativité idéaliste s'achève et parvient à sa résolution 1 1, représente
en même temps, indéniablement, une redécouverte de Yactus purus12.
Nous ne pouvons étudier ici tous les aspects d'une doctrine de la
création singulièrement complexe13; nous nous centrerons sur le point
précis du motif de la création. L'exposé suivra d'abord, en guise
d'introduction, l'évolution de la théorie schellingienne de ses débuts
jusqu'aux Weltalter (cf. infra, I). La partie centrale présentera la

l'idéalisme allemand, dans Les quatre fleuves, 1, 1973, p. 71-81 ; du même auteur : Actualité de
Schelling, dans Revue de métaphysique et de morale, t. 64, 1959, p. 356-357; Schellings
Wiederkehr?, dans H. M. Baumgartner (éd.), Schelling, Freiburg-Mùnchen, 1975, p. 161-
172. Sur la Wirkungsgeschichte de Schelling, cf. A. Pieper, Schellings Wirkung im
Uberblick, ibid., p. 139-150.
7 Cf. W. Schulz, Die Vollendung des Deutschen Idealismus in der Spàtphilosophie
Schellings, Pfullingen, 19752, p. 214.
8 Cf. G. Marcel, Schelling fut-il un précurseur de la philosophie de l'existence?, dans
Revue de métaphysique et de morale, t. 62, 1957, p. 72-87, 87.
9 Cf. W. Schulz, op. cit., p. 214.
10 Cf. X. Tilliette, Schelling, t. 1, p. 633.
11 Cf. W. Schulz, op. cit., p. 321-333; cf. Cl. Bruaire, Schelling, Paris, 1970, p. 72.
12 Cf. W. Schulz, op. cit., p. 74; H. Fuhrmans, Das Gott-Welt Verhàltnis in Schellings
positiver Philosophie, dans F. Kaulbach et J. RlTTER (éd.), Kritik und Metaphysik
(H. Heimsoeth zum achtzigsten Geburtstag), Berlin, 1966, p. 196-211, 203.
13 On peut consulter W. Kasper, Das Absolute in der Geschichte, Mainz, 1955, spéc.
p. 216-240; G. Vergauwen, Absolute undendliche Freiheit. Schellings Lehre von Schôpfung
und Fall, Fribourg (Suisse), 1975; E. Brito, La création «ex nihilo» selon Schelling, dans
Ephemerides theologicae lovanienses, t. 60, 1984, p. 298-324.
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 141

discussion détaillée de notre thème dans le système de philosophie


positive (cf. infra, II). La dernière partie rassemblera les réflexions
critiques (cf. infra, III).

I. DU REFUS DE LA CRÉATION A LA CRÉATION


COMME AUTO-LIBÉRATION DE DIEU
Comment l'Absolu peut-il sortir de lui-même et s'opposer un monde?
Ici réside, pour l'auteur des Lettres sur le dogmatisme et le criticisme
(1796) 14, le problème fondamental de toute philosophie. Nul système ne
peut réaliser le passage de l'infini au fini15. La position d'un principe
d'immanence implique pour le jeune Schelling, comme pour Spinoza, le
rejet des causes transitives16. Dans la période de la philosophie de
l'identité, l'influence spinoziste est toujours déterminante. Schelling
entend ramener la philosophie à son contenu authentique : la naissance
éternelle des choses17. Il écarte toutes les tentatives qui ont été faites en
vue d'établir une continuité entre le principe suprême du monde
intelligible et la nature finie. L'origine du monde sensible ne peut être conçue que
comme le résultat d'une rupture totale avec l'Absoluité, d'un saut18. Le
fondement des choses ne peut résider que dans leur chute (Abfall) -
intemporelle et inexplicable - de l'Absolu19. La finitude est de toute
éternité auprès de l'infini, sans vraie origine ni consécution positive à
partir de Dieu20. Malgré la chute, il ne faut donc pas considérer le fini
séparément de l'infini21. Le rien dans les choses ne peut en aucune
manière être opposé au Tout ou à l'Absolu22. «Les choses, non en tant
qu'elles sont finies et sensibles, mais en tant qu'elles sont fondées et

14 Cf. F.W.J. Schelling, Sàmtliche Werke, Stuttgart et Augsburg, Cotta, 1856-1861, 1


310, 314 (toutes les citations des Werke de Schelling dans notre article se rapportent à cette
édition et porteront simplement mention du numéro du tome, en chiffres romains, et de la
pagination); trad. S. Jankêlévitch, Lettres sur le dogmatisme et le criticisme, Paris, 1950,
p. 87, 99.
15 Cf. I 293, 310, 314, 329; trad., p. 45, 87, 99, 135. Cf. M. Veto, Le fondement selon
Schelling, Paris, 1977, p. 473-474.
16 I 313; trad., p. 97.
17 VI 17; trad. S. Jankêlévitch, Essais, Paris, 1946, p. 179.
18 VI 38; trad., p. 195.
19 VI 39 s; trad., p. 196 s.
20 VII 190; trad. J.-F. Courtine et E. Martineau, Œuvres métaphysiques, Paris, 1980,
p. 66.
21 Cf. J. Schlanger, Schelling et la réalité finie, Paris, 1966, p. 149.
22 VII 194; trad., p. 70.
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fondues dans la totalité, sont immanentes à Dieu»23. L'idée de création


est donc proscrite.
Dans la philosophie de l'identité, l'idée de chute exprime, certes, la
différence entre l'Infini et le fini, mais la chute est interprétée comme un
moment nécessaire de l'autorévélation de Dieu24. L'approfondissement
du rapport liberté-nécessité pendant la première période munichoise
(1806 s.), mettra en question ce système. La notion de devenir prend le
dessus sur le concept d'immanence dans la mesure où celui-ci exprime
une compréhension inerte des choses en Dieu. Cependant, les choses ne
peuvent devenir en Dieu considéré absolument, puisqu'elles diffèrent
infiniment de lui. Elles doivent devenir en un fondement distinct de lui.
Mais comme rien ne peut être en dehors de Dieu, il faut admettre que les
choses ont leur fondement en ce qui, en Dieu lui-même, n'est pas Lui-
même, c'est-à-dire en ce qui est fondement de son existence25. Le Dieu
pleinement vivant n'est pas parfait «d'un seul coup»: «Dieu se fait lui-
même»26. Tout le procès de la création du monde n'est rien d'autre que
le procès de la parfaite personnalisation de Dieu. Dieu (au sens large)
divise en soi-même le conscient et l'inconscient ; il refoule ce qu'il y a en
lui d'obscur, pour former et créer à partir du non-divin. Sans opposition,
point de vie27. L'origine du monde sensible n'est plus conçue comme le
résultat d'une «chute», mais elle suppose encore une scission en Dieu lui-
même entre l'être inconscient de Dieu et Lui-même en tant qu'existant.
La création est comprise comme le procès par lequel Dieu surmonte son
premier, principe. Schelling essaie, certes, de dépasser le spinozisme en
introduisant le concept de devenir, mais le procès se déploie de façon
immanente. La liberté divine reste prisonnière de l'être nécessaire.
Dans son livre de 1812 contre Jacobi - son ouvrage le plus féroce28 - ,
Schelling plaide brillamment pour sa nouvelle théorie. Le conflit
perpétuel du théisme régnant avec le naturalisme, le panthéisme et d'autres
systèmes, montre clairement que le véritable théisme n'a pas encore été
trouvé, ou plutôt reconnu. L'Absolu est ontogénie. La vraie méthode
philosophique est anagogique (aufsteigend), évolutive29. Le maître-mot
23 X. TILLIETTE, Schelling, t. 1, p. 393.
24 Cf. G. Vergauwen, op. cit., p. 101-103.
25 VII 359; trad., p. 145.
26 VII 432; trad., p. 213.
27 VII 434; trad., p. 215.
28 Sous le titre : Monument de l'écrit Des choses divines, etc. de M. Frédéric Henri Jacobi,
et de l'accusation qui y est faite d'athéisme mensonger et expressément trompeur (VIII 19-
136). Cf. X. TILLIETTE, Schelling, t. 1, p. 571.
29 VIII 59.
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 143

de la théorie est Y explication, le passage de l'implicite, du potentiel, à


l'explicite et actuel30. Toute vie, sans exception, provient d'un état
d'involution. Le cours naturel de la pensée va toujours de ce qui est
obscur à ce qui est clair. C'est ainsi que procède tout artiste véritable;
c'est aussi «la manière de Dieu» («Gottes Art»)31. Les concepts d'un
théisme insipide - refusant toute différenciation en Dieu - sont
incompatibles avec la représentation du Dieu vivant, qui présuppose un
fondement (Dieu lui-même, mais non comme conscient) à partir duquel il se
développe. Cette représentation est pourtant indispensable: Dieu doit
avoir quelque chose avant soi, à savoir lui-même. N'est-il pas causa sui?
Ipse se ipso prior sit necesse est. Autrement son absoluité n'est qu'un mot
vide. L'aséité en Dieu est ce qu'il y a de plus profond et caché,
d'inapprochable ; elle n'est pas Dieu «au sens éminent»; pour soi, non
développée, elle conduit seulement au concept de la substance spinoziste.
En la dotant de conscience, Jacobi montre qu'il a bien mal regardé cette
profondeur sacrée32.
D'après Jacobi il ne peut y avoir que deux classes de philosophes : ceux
pour qui le parfait se développe graduellement à partir de l'imparfait, et
ceux qui, au contraire, affirment la priorité du parfait, d'un principe
moral (sittliches), d'une sage intelligence - Dieu créateur - qui est le
commencement de tout. Cette thèse semble à Schelling fort indéterminée.
Aucun philosophe ne s'est jamais fourvoyé jusqu'au point de penser que
le plus parfait surgirait d'un imparfait indépendant et distinct de lui.
Beaucoup, par contre, et non des moindres, affirment que le plus parfait
s'élève à partir de son propre état moins parfait33. Ne voyons-nous pas
chaque jour que l'homme mûr se développe à partir de ce qu'il était lui-
même comme jeune homme et comme enfant? (Affirmer que Newton est
le géomètre suprême, n'implique pas qu'il l'était déjà comme enfant;
mais c'est le même Newton). Quant à l'autre classe, il faudrait préciser si
le plus parfait est premier actu ou potentiâ; car les autres admettent qu'il
est premier en puissance. Le plus parfait, l'Être suprême, est
nécessairement antérieur à tout; mais la question est de savoir s'il l'est aussi en tant
qu'Être parfait, ce qui est difficile à admettre. En effet, dans ce cas, II
n'aurait aucun motif, aucune raison de créer («keinen Grund zur

30 H. Fuhrmans n'a pas tort d'englober toute cette période de la spéculation schellin-
gienne sous la rubrique du théisme explicatif.
31 VIII 79.
32 VIII 62.
33 VIII 63.
144 E. BRITO

Schôpfung»)34. Étant déjà en possession de la perfection suprême, II ne


pourrait devenir que moins parfait par la création. Celle-ci serait pour
Lui une déperdition.
La Nature qui précède en tant que commencement n'est pas extérieure
à Dieu; c'est la Nature de l'Être même qui «s'étend» («sich ausbrei-
tet»)35 par la création. Si les attributs du Wesen véritable sont amour et
liberté, la Nature présupposée doit être caractérisée par un manque
(Mangel) de bonté et de sagesse conscientes de soi, autrement il n'y aurait
pas de différence; par conséquent, elle sera pure force. Il faut admettre en
Dieu quelque chose qui est un terrible pouvoir. Sans force, pas de
caractère, d'individualité ni de vraie personnalité, mais seulement une
vaine dispersion36. La force est ce qui est premier; elle n'a été adoucie
qu'ensuite par la sagesse et la bonté. Même l'être moral («das sittliche
Wesen»)37, précisément pour être tel, doit avoir en lui-même un
commencement de soi-même qui n'est pas moral; mais ce
commencement est implicitement moral et non pas l'opposé absolu de la liberté. De
même, le commencement d'une intelligence ne peut être intelligent ; c'est
une sagesse innée, instinctive, aveugle, pareille aux propos sensés et
irréfléchis des inspirés. Ceux qui n'admettent qu'une Intelligence
entièrement transparente, ne pourront jamais comprendre comment un monde
aussi singulièrement embrouillé que le nôtre (bien que soumis à un ordre)
a pu naître d'elle. Et comment expliqueront-ils que l'Ancien Testament a
précédé le Nouveau, que Dieu s'est pendant si longtemps caché - plutôt
que révélé - dans celui-là comme un Dieu colérique et jaloux, avant de
manifester expressément dans celui-ci ses plus hautes propriétés
spirituelles38? Pour Jacobi, il faut choisir: l'Absolu est ou bien fondement et non
pas cause, ou bien cause et non pas fondement. D'après Schelling, il faut
penser l'Absolu tant comme fondement que comme cause39. Notre
auteur cite Hamann: «la création extérieure est une œuvre de suprême
humilité»; la création est condescendance (Herablassung)40. Or,
comment Dieu pourrait-il s'abaisser sinon en faisant d'une puissance de Lui-
même, le fondement? Il ne vit comme «cause» supramondaine que dans

34 vin 64.
35 Ibid.
36 VIII 65.
37 VIII 66.
38 VIII 67.
39 VIII 71.
40 Cf. VII 429.
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 145

la mesure où il abaisse la part non-intelligente de son être41. Schelling


refuse, contre Jacobi, d'alléger Dieu du fini, d'éliminer la négativité. Il y a
en Dieu une vraie finitude42. Nul être ne peut être conscient sinon en
vertu d'une force négative qui le limite. Il faut comprendre l'absolue
identité de l'infini et du fini en Dieu même, si l'on veut tenir sur la
personnalité de Dieu plus que des propos vides43.
Dans les Weltalter (1811-1815), Schelling a tenté d'esquisser - à l'aide
d'essais toujours recommencés - l'état prémondain dans lequel Dieu
s'enfante et parvient à la conscience de soi-même. A première vue, la
thèse de la nécessité du monde est maintenue. Cependant, d'ébauche en
ébauche, une autre perspective s'échafaude. Dans la version de 181 144,
Dieu n'est pas vraiment libre au point de départ, mais le devient. Une
pareille approche se trouve en contradiction avec la notion traditionnelle
de création libre. Il est certes impossible d'écarter de Dieu toute
«contrainte», car II existe nécessairement; mais Dieu doit du moins
pouvoir choisir librement de se révéler, de créer. Or tel n'est pas le sens de
l' Urfassung I : la décision de la révélation est une action tout impulsive,
sans délibération45. Schelling s'efforce de décrire humainement l'éveil de
la Candeur originaire. Dans son intimité initiale, celle-ci s'absorbe
infiniment dans la contemplation de soi-même; narcissisme, si l'on veut,
mais inconscient, car à ce stade toute séparation de soi-même est
impensable46. Ce jeu ingénu de se chercher et de se trouver, est d'autant
plus délicieux qu'il est plus intime, et il engendre le plaisir (Lust), la joie
de se posséder et de se connaître extérieurement ; ce plaisir conçoit - mais
n'engendre pas - une autre volonté, également éternelle: la volonté
d'existence; en elle réside la possibilité de la révélation. Ces deux volontés
éternelles représentent les deux aspects antagonistes de l'unique divinité :
la divinité comme amour pur, épanchement infini, et comme égoïté,
séparation et colère. L'amour, dans son expansivité infinie, se
volatiliserait sans une force de contraction. L'amour apparaît comme l'être
véritable, mais le principe d'égoïté se comporte comme le fondement de

41 C'est ce que Schelling appellera plus tard la catabole (Grundlegung).


42 VIII 73.
43 VIII 74.
44 Cf. F.W.J. v. Schelling, Die Weltalter. Fragmente. In den Urfassungen von 18 11 und
1813 (cité Weltalter), éd. par M. Schroter, Munich, Beck, 1946, p. 3-107.
45 Cf. J.-F. Marquet, Liberté et existence. Étude sur la formation de la philosophie de
Schelling, Paris, 1973, p. 464.
46 Weltalter, p. 17.
146 E. BRITO

son existence47. De ces deux volontés éternelles résulte la «première


volonté efficace», point de départ de tout développement48. Au sein du
contraste, la force de fermeture joue le rôle décisif: pour commencer, il
faut rompre, se séparer, se ramasser sur soi-même. Toute révélation
repose sur un fondement caché. L'Éternel. ne s'extériorise que par sa
volonté, mais la succession des moments de la révélation est déterminée
par la nature des deux principes: l'amour doit suivre la colère49.
UUrwesen doit traverser le destin général d'une Nature laissée à elle-
même et lutter contre l'état chaotique sans l'aide de personne, dans une
effrayante solitude50. La souffrance est le passage obligé vers la liberté,
non seulement pour l'homme, mais également pour le Créateur51.
La version de 1813 abandonne ces pages saisissantes, mais trop
anthropomorphiques, sur l'agonie de Dieu. Le désir d'éternité se
substitue au désir de révélation. Le déroulement de la première version est
infléchi dans une direction anagogique52. L'initiative de Dieu en sort
renforcée. L'Inconditionné est libre d'exister (de se poser comme
existant, de se révéler) ou de ne pas exister53. Cette indifférence supradivine
est l'absolument premier. Tout agir doit avoir comme arrière-fond la
volonté impassible, tout mouvement cherche le repos. Mais voici la
grande énigme : comment quelque chose a-t-il pu sortir de la volonté qui
ne veut rien54? Car, si l'Inconditionné est vouloir au repos, il le reste
éternellement. Du repos au mouvement, pas de transition. La difficulté
est patente, et l'anthropomorphisme n'est pas congédié pour autant.
L'Éternité s'ignore; mais sans qu'elle n'y soit pour rien ni ne sache
comment, un désir tranquille se forme en elle, une inconsciente aspiration
à la conscience. Au repos de la volonté succède une quête de soi55. En
vertu de celle-ci, s'engendre - non pas à partir de l'éternité, mais en elle -
une volonté inconsciente (mais toute-puissante, éternelle) qui cherche
aveuglément l'Essence, car elle est carence, désir famélique56. Cette

47 Ibid., p. 19.
48 Ibid., p. 22-23.
49 Ibid., p. 25.
50 Ibid., p. 43.
51 Ibid., p. 40.
52 Cf. Tilliette, Schelling, t. 1, p. 615.
53 Weltalter, p. 131.
54 Ibid., p. 134-135.
55 Ibid., p. 137.
56 Ibid., p. 137-138. Schelling paraphrase Bôhme.
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 147

parthénogenèse de la volonté avide ne ramène pas le risque (cf. Urfassung


I) d'entraîner à la torture le vouloir impassible : la dialectique scabreuse
qui aboutissait à la passion du Créateur est reportée entièrement sur la
volonté active; l'agonie a lieu au-dessous du pur vouloir inaltérable57.
Dans la version de 1813, l'accent tombe sur la décision par laquelle
l'Eternel prend conscience de lui-même58. La décision consiste à
résoudre la contradiction active entre la volonté négatrice et la volonté
affirmative. La contradiction et Y Entscheidung qui la résout sont requises
pour écarter une origine nécessaire du monde59. La liberté de la décision
est inférée à partir de l'équilibre des deux volontés antagonistes. La
décision n'est possible que si le rapport de contradiction est remplacé par le
rapport du fondement : la simultanéité contradictoire est transformée en
succession. Exacerbée, la contradiction brise l'éternité et ouvre la totalité
des temps60. Le principe de refus ne peut se poser que comme fondement
de l'autre, mais il aurait pu demeurer dans sa réserve : la première volonté
ne peut être violentée; toutefois, elle peut être doucement persuadée, afin
qu'elle cède à l'amour. La décision se produit en un éclair : en un rien de
temps, Dieu voit comment et par quoi commencer61. La volonté qui
décide n'a pas besoin d'écouter les parts de soi-même pour suivre son
impulsion: par une illumination sans pareille, l'Éternel enfonce dans
l'inconscient sa force la plus puissante, afin qu'elle soit commencement
d'existence62. Malgré le déroulement inflexible du procès de la création,
Schelling tient à souligner la liberté de l'acte créateur. Mais cette liberté
n'est pas véritablement souveraine. Au fond, Dieu ne pouvait pas faire
autrement : ne pas exprimer sa volonté de manifestation équivaudrait à
la perdre. Créer, c'est encore émerger d'un néant relatif à l'ex-istence. La
pure actualité de Dieu est encore prisonnière de la nature coéternelle63.
La dernière version (1814-15) s'efforce de nouveau de montrer que
Dieu n'a pu prendre la décision de se révéler qu'en toute liberté64. Le but
de cette manifestation ne pouvait être autre que celui de se révéler comme
Celui qui était libre de se révéler ou de ne pas se révéler, c'est-à-dire

57 Cf. TILLIETTE, Schelling, t. 1, p. 616.


58 Weltalter, p. 169.
59 Ibid., p. 174.
60 Ibid., p. 175-176.
61 Ibid., p. 177-178.
62 Ibid., p. 183. Cf. Tilliette, Schelling, t. 1, p. 621.
63 Cf. Tilliette, Schelling, t. 1, p. 620-622; Vergauwen, op. cit., p. 227-228.
64 VIII 210, 300; trad. S. Jankélévitch, Les âges du monde, Paris, 1949, p. 23, 135.
148 E. BRITO

comme l'éternelle liberté65. La «grande décision» de créer - la décision à


la fois la plus libre et la plus irrésistible - est un prodige de l'éternelle
liberté, qui n'a d'autre raison (Grund) qu'elle-même et est, par
conséquent, sa propre nécessité66. Dieu est, certes, nécessairement le Non
éternel de tout être extérieur; la négation est l'empreinte du nécessaire
dans sa liberté. Cependant ce qui doit naître, ce n'est pas le nécessaire,
mais le libre en Dieu; le nécessaire ne peut se comporter que comme le
fondement de cette «naissance de Dieu». La liberté l'emporte sur la
nécessité67; la force de négation n'est que l'«éternel germe de Dieu»68.
L'essence en soi divine, dans sa révélation, doit tout d'abord assumer la
nature et, pour autant, souffrir, avant de célébrer le triomphe de sa
libération69. La rédaction définitive a repris les pages étonnantes qui
retracent la voie douloureuse du Créateur. Mais la passion est passion de
la Nature aspirant à la délivrance; l'agonie a lieu au-dessous de
l'inaltérable éternité70. Pourtant, la cosmogonie et la théogonie se mêlent
encore inextricablement71. La Révélation - et partant la Création - est
un passage des ténèbres à la lumière, une prise de conscience, une
autolibération. Dieu est Esprit pur, Liberté éternelle; mais ce Dieu est inactif:
la nature coeternelle doit combler l'hiatus entre l'essence de Dieu et sa
manifestation, afin qu'il puisse «se faire» en faisant. Le véritable motif
de la création ne peut être qu'un motif interne : la délivrance de YUrseyn,
la victoire de la personnalité divine sur un support chaotique qui échappe
au geste créateur. A la lumière de la dernière philosophie, la spéculation
des Weltalter doit être rangée sous la rubrique «négative»72.

II. Le motif de la création dans le système de philosophie positive

Le dernier Schelling s'efforce de penser plus radicalement un Dieu qui,


au lieu de se libérer par la Création, manifeste dans la Création sa pleine

65 «Schelling veut éviter que Dieu s'épuise dans Sa manifestation, comme chez Hegel»
(Tilliette, Schelling, t. 1, p. 620, note 35). Cf. M. Theunissen, Die Dialektik der
Offenbarung. Zur Auseinandersetzung Schellings und Kierkegaards mit der
Religionsphilosophie Hegels, dans Philosophisches Jahrbuch, t. 72, 1964/65, p. 134-160.
66 VIII 305; trad., p. 141.
67 VIII 303; trad., p. 139.
68 VIII 315; trad., p. 154.
69 VIII 334-336; trad., p. 178-179.
70 Cf. Tilliette, Schelling, t. 1, p. 616, 631.
71 Cf. W. KASPER, Das Absolute in der Geschichte, p. 218-223.
72 X. Tilliette, Schelling, t. 1, p. 631-638; G. Vergauwen, op. cit., p. 257-258.
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 149

liberté73. L'Esprit parfait est réalité absolue, avant toute possibilité74. Si


la possibilité d'un autre être devançait l'être de l'Esprit parfait, celui-ci ne
serait ni absolu ni originaire. Mais cette reconnaissance de la pure
actualité divine rend plus aiguë la difficulté d'expliquer la création: si
toute possibilité était bannie de Dieu, comment passer de l'Infini au fini?
Un autre être n'est possible que par une décision. Dieu peut ne pas être
(comme être réel et manifeste), rien ne l'oblige à être; mais rien non plus
ne l'empêche de révéler sa liberté. Rien n'empêche que post actum, c'est-
à-dire à partir de l'éternelle réalité de l'Esprit qui devance toute
possibilité, apparaisse à l'Esprit dans son propre être la possibilité d'un
autre être non pas éternel75. La possibilité émerge d'elle-même à
l'improviste, mais elle n'est rien si l'Esprit n'en veut pas; elle pourrait
rester un simple possible s'il en décidait ainsi. Cette apparition inespérée
d'une contingence, loin de lui déplaire, l'enchante, car elle lui révèle sa
liberté: elle le délivre de la nécessité de son être immémorial, «de cette
Anankè sacrée et surnaturelle, mais infrangible, dans les bras de laquelle
pour ainsi dire il a été d'abord conçu»76.
Maintenant seulement (un maintenant qui est de toute éternité) il a en
face de lui le choix entre deux possibilités: demeurer dans son être
originel, ou se pro-duire en l'être contraire77. En cela consiste sa liberté.
Je ne connais la vraie liberté que si, par rapport à moi-même, il peut
m'être indifférent d'être ou d'agir d'une façon ou d'une autre. Seulement
ainsi, de manière analogue, l'Esprit parfait n'est plus simplement non-
nécessité de passer à l'être, mais liberté d'adopter un autre être, distinct
de son être éternel. Alors seulement il peut dire de lui-même : Je serai celui
que je veux être78; il ne dépend que de ma volonté d'être celui-ci ou un
autre. Seul ce moment nous autorise, selon Schelling, à donner à l'Esprit
parfait le nom de Dieu79.
Dieu est pleinement libre d'assumer ou non l'être qui se montre à lui,
car même lorsqu'il s'extériorise dans l'être en tension, il ne fait, au fond,
que suspendre - sans le supprimer - son être divin ; il se rétablit à travers
la tension même des puissances, de sorte qu'il possède alors seulement

Cf. W. Kàsper, op. cit., p. 225.


XIII 261.
XIII 263.
XIII 268.
XIII 269.
« Ich werde seyn, der ich seyn werde, d.h. der ich seyn will» (XIII 269) : traduction
schellingienne d'Ex 3,14.
79 XIII 270.
150 E. BRITO

comme médiatisé, l'être qu'il possédait originairement comme immédiat.


Mais que ce soit de façon médiate ou immédiate ne change rien pour lui,
car sa divinité ne consiste pas dans son mode d'existence (so-Seyn)80
mais dans cet être qui est identique avec l'essence: le véritable être de
Dieu est d'être Lui-même81.
Dieu est par nature l'Être en soi; mais l'Esprit étant en soi peut aussi
s'extérioriser par pure volonté divine. En tant que ce Wesen sorti de son
en-soi, il n'est plus Dieu même; mais il n'est pas non plus simplement
non-Dieu : il est Dieu du moins en puissance. Les puissances s'exposaient
d'abord à l'Esprit parfait dans les figures de son être; maintenant elles
deviennent pour lui des possibilités d'un autre être. Rien n'empêche que
Dieu, par son simple vouloir, soit Yè^iGxâ[ievov. Il veut la «sortie» de la
puissance aveugle, qui ne devait pas ex-ister. Mais à travers cela, il veut
atteindre un autre but, car c'est son mode d'agir que d'exécuter ses
desseins «par les contraires», en se déguisant. Dieu n'est libre d'assumer
un autre être que parce qu'il a - dans la deuxième figure de son essence -
de quoi le surmonter82.
Schelling en arrive ainsi à la question du motif de la création : Qu'est-ce
qui a pu amener Dieu à adopter un être extérieur à lui? Le motif
authentique réside-t-il en Dieu lui-même ou dans la créature? Schelling
considère les deux possibilités. Toute essence cherche d'abord à
s'expliquer, à se différencier dans ses figures, ou à se poser en chacune en
particulier. Mais ceci est impossible dans Yactus purissimus de la vie
divine, car ses figures ne sont pas réellement séparables. Dans la situation
primitive, dans le pur écoulement inentravé de la vie divine, le
commencement, le milieu et la fin s'imbriquent indissociablement. Dans cette
pure immédiateté, Dieu serait inconcevable (unfasslich)83 pour lui-même,
il ne pourrait pas se poser et se maintenir dans ses figures, car l'une passe
immédiatement dans l'autre. L'effort pour se maintenir malgré tout en
elles pourrait apparaître seulement comme une sorte de mouvement
giratoire; en effet, tout ce qui ne peut pas s'opposer à soi-même, se
séparer comme commencement et fin, ne peut que tourner (rotirt). Dieu
serait assujetti au malheur de la noria éternelle. La possibilité de créer -
qui se montre dans la première figure de son être - lui serait tellement

80 Cf. Vergauwen, op. cit., p. 344.


81 «Ich werde seyn der ich bin, d.h. ich werde seyn und dabei doch derselbe bleiben»
(XIII 270, note 2): autre traduction schellingienne d'Ex 3,14.
82 XIII 272-273. Cf. Kasper, op. cit., p. 230-232.
83 XIII 273.
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 151

bienvenue parce qu'elle le délivre du tourment de la roue et lui permet de


se différencier (sans séparation réelle) dans toutes ses figures84. Par la
médiation de cette possibilité, il les voit, non pas comme ce qu'elles sont,
mais comme ce qu'elles peuvent être, c'est-à-dire dans cette figure où
l'une est réellement hors de l'autre. Par le moyen de la création, Dieu
échapperait à la fatalité de l'être aveugle. Non seulement Dieu serait
libéré par la potentia prima - commencement de toutes les autres
possibilités - de la nécessité de son être dévorant, qui ne tolère aucune
différenciation, mais c'est seulement par elle qu'il accéderait au
connaître85. Si l'on demandait, comme les enfants: de quoi s'occupe Dieu en
son éternité?, on pourrait seulement répondre: cette potentia prima était
de toute éternité le seul objet de son plaisir (Lust). Pour sortir hors du
cercle subjuguant, l'Esprit parfait n'aurait d'autre moyen que de rendre
en lui-même le commencement, le milieu et la fin effectivement inégaux.
Pour cela, il faudrait élever à la réalité les possibilités entrevues dans les
trois figures de son être ; car elles seraient ainsi réellement extérieures les
unes aux autres, et elles s'excluraient réciproquement. De cette tension
résulterait nécessairement un mouvement rectiligne86. Cette opposition
du mouvement giratoire et du mouvement rectiligne semble confirmée,
observe Schelling, par un texte platonicien des Lois81 et par un verset du
prophète Osée88: les voies du Seigneur sont droites. Et dans un texte
évangélique89, l'Esprit dans sa première naissance - «avant qu'il n'ait eu
pour ainsi dire le temps de passer à un autre mouvement» - , est comparé
au souffle du vent, dans la mesure où le commencement et la fin ne se
distinguent pas en lui; le mouvement immédiat de l'Esprit est comme un
tourbillon90.
Cependant, un motif interne, comme serait la délivrance de l' Urseyn,
ne saurait être, estime notre auteur, le véritable motif de la création.
Certes, on conçoit que Dieu veuille transformer son être immémorial et
donné en un être médiatisé; qu'il veuille poser au lieu de Yactus
84 XIII 273-274. Schelling atténue les représentations saisissantes issues des Weltalter -
le mouvement giratoire, le malheur du Dieu solitaire - par l'emploi du conditionnel. Cf.
Tilliette, Schelling, t. 2, p. 378-379.
85 XIII 274.
86 XIII 274-275. Le sens de ces réflexions est de médiatiser le mouvement circulaire dans
l'Absolu avec le mouvement rectiligne de l'histoire. Cf. Kasper, op. cit., p. 233.
87 XIII 275-276.
88 II s'agit d'Os 14,10 et non pas d'Os 14,19 comme l'indique l'édition originale.
89 Schelling fait allusion au pneuma de l'entretien avec Nicodème, dont on ne sait ni
d'où il vient ni où il va (Jn 3,8).
90 XIII 276.
152 E. BRITO

purissimus, un acte différenciable en ses moments et concevable; et que


par conséquent il inaugure un procès «théogonique»91. Mais pour Dieu
lui-même, la réussite de cet acte médiatisé serait sans résultat, en quelque
sorte superflue, car même sans cet acte - c'est-à-dire dès cette première
autoprésence («in jenem ersten sich Innewerden») où II distingue de Soi-
même (comme Unité essentielle) les diverses figures - , II s'aperçoit dans
toute la plénitude de Son être92. En d'autres mots, Dieu n'a pas besoin de
se faire un miroir pour s'y contempler93. Son absolue liberté réside
précisément en ceci qu'il n'a rien à gagner par le procès créateur. Que
celui-ci soit réel ou seulement possible, cela est pour Dieu lui-même
strictement indifférent (gleich-gùltig)94. Le vrai motif de la création ne
peut résider que dans un être qui, sans ce procès, ne pourrait absolument
pas être, un être extérieur et futur, à savoir la créature. «Dieu n'est
aucunement astreint à actuer la possibilité ... La vue de son pouvoir ...
suffit à sa joie»95. Le vrai motif de la «sortie» (des Herausgehens) est la
création elle-même. Le «procès créateur»96 semble donc suffisamment
distingué du procès théogonique97.
Mais pour que le procès posé par la tension potentielle soit «procès de
la création», nous devons avant tout le penser comme un procès successif
et graduel98. Au Créateur lui-même, il est égal que les moments du
procès soient simplement logiques ou qu'ils soient aussi réels. Pour lui, il
n'est pas nécessaire qu'ils soient réalisés dans leur séparation réciproque
pour les connaître99. Le procès successif est choisi en vue de la créature,
c'est-à-dire, en définitive, en vue de l'homme (car les autres créatures ne
se comportent vis-à-vis de celui-ci que comme des degrés ou des
moments)100. La fin poursuivie est que tous les moments du chemin
intégral - les joies et les peines de la «réintégration» (Wiederbringung),

91 XIII 277c.
92 Par ces formules, Schelling «gibt ... seiner Weltalterphilosophie, eine eindeutige
Absage» (Kasper, op. cit., p. 233).
93 Cf. F.W.J. Schelling, Grundlegung der positiven Philosophie. Mùnchner Vorlesung
WS 1832133 und SS 1833, I, éd. par H. Fuhrmans, Torino, Bottega d'Erasmo, 1972,
p. 355.
94 Ibid., p. 469.
95 Tilliette, Schelling, t. 2, p. 380.
96 XIII 278.
97 Cf. Kasper, op. cit., p. 233; Vergauwen, op. cit., p. 347.
98 XIII 286.
99 Cf. H. Fuhrmans, Das Gott-Welt-Verhàltnis in Schellings positiver Philosophie, dans
F. Kaulbach et J. Ritter (éd.), Kritik und Metaphysik, p. 196-211, 201.
100 XIII 286-287.
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 1 53

du retour à soi-même de l'être-hors-de-soi - soient récapitulés et ressentis


par une conscience ultime. Tout le procès n'est qu'un successif «venir à
soi» (Zu-sich-kommen)101 . Dans cette conscience finale, tous les
moments du procès sont éprouvés, non seulement comme différenciables,
mais comme réellement différents; en elle habite la science achevée. Du
fait que la conscience humaine tend seulement vers elle, sans pouvoir
l'atteindre (c'est le sens du mot philo-sophie), il ne s'ensuit nullement
qu'une telle conscience parfaite - capable de conserver et de discerner en
elle tous les moments de son devenir - n'ait pas été l'intention originaire.
Nous tendons vers cette science, vers cette «connaissance centrale»102,
précisément parce qu'elle appartient à notre essence103. Platon déjà
disait que Dieu est seulement X architecte du monde corporel, mais, par
contre, le Père des esprits. D'après Schelling, à la différence de tout le
reste de la création - œuvre des simples puissances -, l'homme est la
créature façonnée par les personnes divines elles-mêmes (allusion au
«Faisons l'homme» du début de la Genèse). C'est pourquoi l'homme est
arraché à l'empire des puissances cosmiques et introduit dans un rapport
immédiat avec le Créateur. Il est élevé jusqu'à Dieu comme tel, et partant
à la liberté104.
Les textes que nous venons d'évoquer rappellent certains passages de
la première et de la seconde période munichoise. Selon la Freiheitsschrift,
l'élévation du centre le plus profond à la lumière ne se produit, parmi
toutes les créatures, que chez l'homme; en l'homme se trouve toute la
puissance du principe ténébreux et simultanément toute la force de la
lumière ; c'est en lui seul que Dieu a aimé le monde, et c'est précisément
cette image de Dieu que la Sehnsucht a saisie dans le centre quand elle
s'opposa à la lumière105. D'après Y Empirisme philosophique, Dieu a tout
fait pour que l'homme ne puisse jamais se séparer totalement de lui.
«Dieu est fou de l'homme» 106 ; il ne peut s'en détacher car l'homme est le
lien de l'unité divine 107. L'homme seul devait connaître Dieu en tant que
101 XIII 287.
102 L'idée d'une cognitio centralis est un thème du piétisme souabe (Hahn, Oetinger).
Cf. Rob. Schneider, Schellings und Hegels schwàbische Geistesahnen, Wùrzburg-
Ausmùhle, 1938, p. 85 s.
103 XIII 287-288.
104 XIII 344-345.
105 VII 363; trad. Courtine et Martineau, p. 149.
îoe x 273; en français dans le texte. «Mot aussi beau qu'excessif», commente Tilliette
{Schelling, t. 2, p. 203).
107 Dans les Conférences de Stuttgart, l'homme apparaît comme le point d'unité et de
transfiguration (VII 454; trad. Jankélévitch, Essais, p. 233).
154 E. BRITO

Dieu ; et c'est seulement dans l'homme que la divinité trouve son but, son
repos108. La Philosophie de la Révélation (partie spéciale) suggère enfin
que si Dieu ne cherchait pas le fini (plutôt que de se contenter de l'illimité
seulement), il ne serait pas la suprême nature artistique109. Ces
déclarations ambiguës invitent à se demander si la théorie d'un motif interne de
la création est vraiment dépassée par notre auteur.

III. Réflexions critiques

W. Schulz et W. Kasper représentent, à notre avis, deux


interprétations extrêmes de la doctrine schellingienne du motif de la création.
Schulz souligne l'obscurité, la difficulté des textes de Schelling sur ce
point. La raison de la difficulté réside dans l'apparente disparité des deux
motifs invoqués. Pour déchiffrer la véritable intention de Schelling, il
faut, d'après Schulz, rassembler ces deux motifs110. Selon le premier
motif, non seulement la création possible, mais la création réelle serait
essentielle pour Dieu lui-même. Sans l'autoaffection, Dieu s'enfermerait
dans un cercle infernal, un mouvement giratoire, au sein de son être
consumant; la position réelle du monde l'en délivre111. Si Schelling
admettait ce motif, observe Schulz, il se contredirait, car il affirme contre
Hegel que Dieu peut être sans le monde. Mais Schulz reconnaît que
Schelling retire en partie à ce motif son poids112. Il cite à l'appui le
passage parallèle de YAndere Deduktion dans lequel Schelling s'interroge :
Pourquoi Dieu se lance-t-il dans l'aventure du procès aveugle? Une
dialectique insuffisante se contenterait de répondre: Dieu adopte la
puissance de l'être contraire afin de transformer l'affirmation immédiate
et aveugle de son être dans une affirmation médiatisée par la
négation113. Mais pour qui, insiste Schelling, devait-il faire cela? Pour lui-
même? Impossible, car il sait d'avance que son être actuel et nécessaire se
rétablira. Dieu n'a aucun motif d'entreprendre, en ce qui le concerne, le
procès de la création. Si Dieu ne pouvait créer que «pour l'amour de lui-

îos x 272; trad. Jankélévitch, Essais, p. 508. Malgré sa bienveillance envers Schelling,
W. Kasper reconnaît que «sich sein Denken hier auf des Messers Schneide bewegt» {op.
cit., p. 234).
109 XIV 25-26.
110 Cf. W. Schulz, op. cit., p. 231.
111 Cf. X. Tilliette, Une nouvelle interprétation de Schelling, dans Archives de
philosophie, t. 21, 1958, p. 423-456, 564-599, 573.
112 Schulz, op. cit., p. 232.
113 XIV 350-351.
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 1 55

même» («um seiner selbst willen»), II ne le ferait certainement pas. La


vraie motivation ne peut être qu'extérieure : Dieu ne peut se décider au
procès qu'en vue d'un autre hors de Dieu {praeter Deum, non extra
Deurri): la créature, qui ne devient réelle que précisément à travers ce
procès114. Seul le second motif apparaît donc comme le motif
authentique115. Mais, d'après Schulz, Schelling n'abandonne pas le premier
motif, il ne fait que le subordonner au second 1 16. On pourrait dire que le
second motif présuppose le premier : la créature ne peut exister que si
Dieu «sort» réellement de lui-même. Mais Dieu doit-il se réaliser («sich
verwirklichen») dans un autre hors de Lui? Au sens strict, répond
Schulz, il ne peut pas se réaliser, car il est le Dieu toujours déjà réel. Voilà
pourquoi Schelling affirme que pour Dieu lui-même le procès n'a «aucun
but». Dieu ne peut trouver un Zweck que dans un autre qui, sans tomber
hors de la sphère de Son pouvoir (c'est le sens de l'expression praeter
Deum), est extérieur à Lui ; cet autre (la créature), en accomplissant son
propre but, réalise en même temps le «but de Dieu». Car, en lui-même,
Dieu est «sans but»117. Puisque la pure automédiation - c'est-à-dire
Dieu - doit tout envelopper (hors de Lui il n'y a rien), la tension entre
creator et creatura est, d'après Schulz, une tension en Dieu même. La
compréhension schellingienne du motif de la création serait donc
éminemment paradoxale : la facticité même de l'être oblige la raison à se
représenter l'Origine, la «Cause», comme libre, le rapport comme
seulement possible ; mais sa réalité, son effectivité, postule qu'il soit la fin
{Zweck) de toute la médiation. Ce qui est libre en soi doit, non par
nécessité, mais en fait, se tourner vers l'être pour lui servir de fond sans
fond118. Seul Dieu peut sortir de soi, parce qu'il se possède. Mais II sort
de soi en restant près de soi : la Création est une œuvre divine, c'est-à-dire
qui tourne sur soi119. Cette difficulté fondamentale, Schelling essaie de

114 XIV 351. Cf. Schulz, op. cit., p. 232, note 2. Cf. aussi XII 109.
115 Schulz, op. cit., p. 233.
116 Ibid., p. 231, 233.
117 «Gott in sich selbst betrachtet ist schlechterdings zweck- und sinnlos» {Ibid).
D'après Schulz, Schelling aurait eu ici le pressentiment ( Vorwisseri) que le mouvement de la
pure automédiation est dénué de sens, préparant ainsi la possibilité «poussée à ses ultimes
conséquences, avec une admirable brutalité, par Nietzsche, à savoir T'absurdité' de Dieu,
entraînant la chute et le déclin de l'homme dans l'éternelle indifférence et Yamor fati», le
cercle de la médiation comme éternel retour et nihilisme in-sensé. Ibid., p. 280-287;
TlLLlETTE, Une nouvelle interprétation ..., p. 573, 583-584.
118 Schutz, op. cit., p. 234; TlLLlETTE, Une nouvelle interprétation ..., p. 574.
119 Schulz, op. cit., p. 234-235.
156 E. BRITO

l'éclairer en recourant au mystère de l'Amour. Mais lorsque la médiation


est thématisée (dans la philosophie positive) comme un Être personnel
au-dessus du monde, le vrai problème apparaît : la Personne qui
enveloppe tout ne semble aimer dans l'autre, en définitive, que soi-même, car elle
se médiatise soi-même dans et par cet autre. Schelling tâche de résoudre
la difficulté en affirmant que Dieu se décide librement à poser la
créature; le rapport par lequel Dieu enveloppe le monde (das Umfassen)
devient un acte libre à certains égards, à savoir en ce qui concerne la
créature que cet acte créateur pose réellement120 . La première présence à
soi suffisait, en effet, à Dieu. Toutefois, observe Schulz, elle ne serait
qu'un jeu121; en Dieu lui-même, le rapport à un monde seulement
possible ne serait qu'égoïsme (Selbstliebe). Par contre, lorsque Dieu pose
le rapport réel (dont II n'a pas lui-même besoin), II agit vraiment par
amour pour la créature. Cependant, conclut Schulz, la créature est de
nouveau reprise en Dieu, dans le mouvement de l'automédiation divine.
Schelling n'établit Dieu comme personne transcendante et ne le laisse
poser la créature, qu'afin qu'il se médiatise expressément avec celle-ci, et
soit en définitive «tout en tous». Dans l'optique idéaliste de Schelling, il
n'y a pas, il ne peut y avoir, un «toi réel» capable de briser le cercle de
l'automédiation122. Si Schulz a raison, le Dieu schellingien n'échappe
pas à sa prison : sous peine de rester enfermé dans son égoïsme, II doit
poser la création réelle, mais par le fait même, celle-ci devient - comme la
création possible - un simple moment de la propre automédiation (ou
auto-libération) divine123.
120 Ibid., p. 235-236.
121 Schulz fait allusion, non seulement au jeu de la Sagesse schellingienne (XIII 293-295,
XII 417, 656) et biblique (Proverbes 8, 22-31), mais aussi sans doute au jeu hégélien de
l'amour trinitaire avec lui-même (Hegel, Vorlesungen ùber die Philosophie der Religion,
II/2, Hamburg, Meiner, p. 93).
122 Schulz, op. cit., p. 236; cf. 83, 90, 113, 315.
123 De façon moins subtile que Schulz, M. Veto essaie de relier également les deux
motifs de la création : la fin de la création est la créature elle-même, mais la création ne peut
pas ne pas être une fin pour le créateur lui-même. «Comme d'autres théologiens et
philosophes avant lui, Schelling essaye de soustraire Dieu à toute dépendance vis-à-vis de la
créature mais le fait demeure que, puisque Dieu aime ses créatures, la création est un bien
pour le Bien lui-même. Qui plus est, cette position au lieu d'amoindrir la perfection de Dieu
l'enrichit plutôt d'une nouvelle dimension. Être capable d'agir pour un autre et de produire
un autre qui est vraie 'nouveauté' est l'unique preuve de la toute-puissance véritable. La
liberté radicale de la créature peut seule révéler la liberté radicale du créateur» (M. Veto,
Le fondement selon Schelling, Paris, 1977, p. 472 ; cf. 511-512). Cette conception naïve d'un
Dieu qui s'enrichit ou se perfectionne par sa création est en contradiction, non seulement
avec les déclarations du magistère (cf. Denzinger-Schônmetzer, 3002: «non ad augendam
suam beatitudinem nec ad acquirendam»), mais aussi avec l'idée schellingienne de la
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 1 57

A l'autre extrême, W. Kasper interprète Schelling en trop bonne part


et tend à émousser ses thèses les plus aventureuses. Il en résulte «une
accommodation de principe aux perspectives 'dialogiques' de la théologie
moderne»124. D'après cet auteur, «ce serait une erreur fatale de
comprendre Schelling de telle sorte que l'Esprit absolu peut se connaître libre
seulement à l'égard d'une création possible»125. Il est difficile de
partager cette opinion. Comme le signale X. Tilliette, plus d'un texte de
Schelling va dans ce sens proscrit. En réalité, le poids de la liberté porte
exclusivement sur le passage volontaire de la puissance à l'acte; il faut
l'apparition de la création possible pour rompre l'uniformité de l'être
divin126. Les travaux de H. Fuhrmans confirment cette interprétation.
Fuhrmans reconnaît certes la nouveauté de la dernière philosophie : à la
différence du Dieu de la philosophie de l'identité et de la philosophie
intermédiaire, le Dieu de la philosophie positive n'a pas besoin du monde
comme champ de son auto-réalisation. Dans un certain sens, précise
Fuhrmans, Dieu a bien besoin du monde ; mais le monde idéal lui suffit ;
la réalisation des idées lui est en quelque sorte indifférente. Déjà avant
l'être du monde, le Dieu schellingien est Esprit absolu (Hegel, estime
Fuhrmans, est visé). Dieu n'est pas sans le monde, mais seul le monde des
idées lui est indispensable: grâce à lui, Dieu se connaît déjà dans la
plénitude de ses possibilités. La création actuelle est gratuite, mais Dieu
ne serait pas libre sans une création possible127.
Malgré ses propres limites, Kasper adresse à l'interprétation de Schulz
deux critiques qui nous semblent justifiées. Kasper fait remarquer
d'abord, contre l'unification des deux motifs de la création par Schulz,
que le premier motif (la création réelle délivre Dieu de la noria éternelle)
est expressément rejeté par Schelling128. D'autre part, Schulz semble
création comme «exinanition» {Entàusserung, cf. p. ex., XIII 124). En bon schellingien, Cl.
Bruaire rappelle que le droit de Dieu est précisément de faire moins que lui-même, que par
la création (et l'Incarnation) Dieu s'appauvrit, tend à se perdre (Cl. Bruaire, Schelling,
Paris, 1970, p. 54, 81 ; Le droit de Dieu, Paris, 1974, p. 105). D'ailleurs M. Veto lui-même,
d'une manière pas tout à fait cohérente, semble-t-il, avec ce qu'il a écrit plus haut, affirme :
«Du moins dans un sens ontologique la création est plutôt appauvrissement» {op. cit.,
p. 514).
124 Tilliette, Schelling, t. 2, p. 454, note 6.
125 Kasper, op. cit., p. 227.
126 Tilliette, Schelling, t. 2, p. 386.
127 H. Fuhrmans, Das Gott-Welt-Verhâltnis in Schellings positiver Philosophie, p. 196-
211, 200-201, et les textes cités par Fuhrmans: XIII 250, 277, 286, 291, 292, etc.
128 Kasper, op. cit., p. 235. «Schelling vu par Schulz est un peu le sosie de Hegel»
(Tilliette, La nouvelle image de l'Idéalisme allemand, dans Revue philosophique de Louvain,
t. 71, 1973, p. 46-61, 53; Une nouvelle interprétation ..., p. 594, 597). Pour Hegel, la liberté
158 E. BRITO

inverser l'intention d'ensemble de Schelling, car celui-ci veut justement


montrer que (et comment), même avec un concept absolu de Dieu, une
création qui n'apporte rien à l'Absolu peut encore être pensable ; il veut
montrer que la création n'est pas une simple répétition ( Wiederholung) de
Dieu, mais quelque chose de nouveau, d'imprévu, qui «sort» de Dieu, et
se pose devant lui, tout en demeurant en lui. D'après Kasper, Schelling
tend en vérité à briser le cercle idéaliste dans le sens d'une pensée dia-
logique. Et pourtant, il n'a pas fait le dernier pas. Mais il est allé jusqu'à
la frontière même au-delà de laquelle la pensée doit se renverser soit dans
le nihilisme (que le premier motif de la création annonce), soit dans le
dialogue personnel entre Dieu et l'homme. Le mérite de Schelling est,
d'après Kasper, d'avoir amené l'idéalisme allemand jusqu'à ce point
critique et d'avoir ainsi indiqué l'unique voie par laquelle il peut être
surmonté de l'intérieur. Mais, conclut Kasper, la pensée de Schelling
demeure ambiguë129. Il n'a pas pénétré lui-même dans la terre promise.
De manière plus nuancée que Kasper ou que Schulz, X. Tilliette met
bien en lumière cette ambiguïté dernière de la doctrine schellingienne du
motif de la création. «L'on ferait fausse route, déclare-t-il, si l'on
interprétait le procès créateur comme le moyen pour Dieu de surmonter
la circulation éternelle»130. Nous comprenons: la création réelle n'est
pas requise pour s'évader du cercle infernal; aux yeux de Schelling, la
création possible y suffit. Le procès créateur n'est pas non plus,
ajouterions-nous, l'expédient par lequel le Dieu schellingien dépasse le
jeu sans sérieux de sa vie immanente, découvre enfin un amour vraiment
altruiste, exorcise sa Selbstliebe; l'insinuation de Schulz ne semble pas
rendre justice au désir d'éternité de plus en plus évident de la pensée de
Schelling, fortement marquée par les écrits mystiques131; la création

de l'acte créateur était compatible avec l'affirmation de la nécessité du monde créé. La


nécessité hégélienne médiatise la finitude de l'être à l'intérieur du déploiement «famélique»
de la liberté infinie. Par souci de dépasser l'indétermination du volontarisme nominaliste,
Hegel nie, à la différence de Schelling (et de la scolastique), toute détermination seulement
possible, toute alternative susceptible d'altérer l'absolue pureté de la rationalité de la liberté
divine. Par là, Hegel estompe la non-identité de Dieu et du monde, et du même fait l'altérité
consistante de celui-ci et la transcendance de celui-là. Cf. A. Chapelle, Hegel et la religion,
t. 2, Paris, 1967, p. 196-197, 204-205.
129 Kasper, op. cit., p. 235.
130 Tilliette, Schelling, t. 2, p. 380.
131 Cf. A. SCHOLZ, Die mittelalterliche Mystik in der Kenntnis und Meinung F.W.J.
Schellings, diss. Freiburg, 1957. Comme l'écrit Tilliette, «Schulz plie sévèrement la pensée
religieuse de Schelling à la forme rationnelle». Il tend à faire «des nombreux motifs
mystiques, religieux et bibliques de purs prétextes». Il ignore au fond «une tradition très
vivante qui prend bien au delà des philosophies de la subjectivité et qui ... retrouve une
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 1 59

kénotique132 et anagogique133 - que notre auteur s'évertue à penser


depuis la période des Weltalter - entend respecter la perfection
inaugurale de l'Esprit absolu, la bienheureuse simplicité de l'Acte pur, la candeur
sans désir de la Bonté même134, la pauvreté «royale»135 de la Liberté
absolument libre d'elle-même qui n'a rien à ajouter à sa béatitude136,
mais peut décider d'abdiquer, de nier sa force la plus puissante afin de
créer un commencement137, d'abaisser138 sa «nature» pour susciter,
pour élever, l'univers139. «Et pourtant - nous reprenons le commentaire
de Tilliette -, sans la possibilité de la création, que serait la liberté divine?
La 'solitude sans vie' du final de la Phénoménologie de l'Esprit. La liberté
de 'n'être pas' de Y actus purissimus n'est une liberté que par provision ...
La liberté de n'être pas au sens de ne pas créer, de ne pas actuer la
possibilité, n'est que l'ombre de la liberté positive de créer ... Seule
l'apparition toute contingente de la possibilité brise l'être nécessaire, le
voue lui-même à la contingence. Dieu n'est libre, c'est-à-dire n'est Dieu,
que dans la perspective de la création. Certes Schelling souligne que Dieu
n'est aucunement astreint à actuer la possibilité. Il n'a rien à y gagner. La
vue de son pouvoir, de sa connaissance, suffit à sa joie»140. Cependant
l'acte de créer, d'après Schelling, est conforme à l'expansivité de l'Être
divin. De même que l'esprit humain ne se contente pas d'être pour soi-
même ce qu'il est, mais expérimente un besoin naturel d'être reconnu, on
peut supposer dans l'Esprit suprême (bien qu'il n'ait besoin de rien) un
«besoin» (Bediïrfniss)141 moral de poser un autre qui puisse Le
connaître. La création est certes la décision la plus gratuite: Dieu pour Lui-
même n'en attend aucun bénéfice personnel. Et pourtant il convient au

certaine pureté dans l'entreprise de Schelling» (Tilliette, Une nouvelle interprétation ...,
p. 595).
132 Entausserung, Herablassung {Weltalter, p. 183, VIII 311 (trad. p. 148), VII 429). Sur
l'influence de Hamann dans la conception schellingienne de la création comme humble
auto-abaissement, cf. Schelling, Stuttgarter Privatvorlesungen, Torino, 1973 (note de M.
Veto), p. 243-244.
Cf. Weltalter, p. 124; Tilliette, Schelling, t. 1, p. 615.
VIII 236-238, XIII 240-261.
Weltalter, p. 15.
VIII 255 s.; trad., p. 80 s.
Weltalter, p. 183.
Schelling transpose Y Erniedrigung christologique (doctrine des deux états) dans sa
théorie de la création {Weltalter, p. 251 ; VIII 240; trad., p. 61).
Cf. X 272, 311 s., XIII 285. Tilliette, Schelling, t. 1, p. 621, t. 2, p. 195, 225.
140 Tilliette, Schelling, t. 2, p. 380.
141 XIII 304.
160 E. BRITO

Dieu incapable de jalousie (comme l'appelle Platon)142 de ne pas


demeurer dans son actus purissimus, dans l'éternelle théogonie
incandescente, qui consume tout être extérieur, mais de convertir cet actus en un
procès différenciable, dont les moments puissent être réunis dans une
conscience dernière143. Le système de philosophie positive demeure
empreint des visions des Weltalter. Le Dieu schellingien est-Il libre dans
son existence actuelle, avant la création possible, avant toute relation
possible au monde? N'en déplaise à Kasper, on ne saurait l'affirmer.
Mais même la liberté de la création actuelle «n'est pas exempte
d'ambiguïté. Dieu n'est aucunement tenu d'amorcer la tension, le procès.
Il ouvre les vannes à sa générosité surabondante ; à la fin de la création, II
se rétablit dans son Acte pur. Mais II n'a pas commencé et entrepris pour
rien, II récupère et gagne son Être provisoirement aliéné, comme un être
librement posé et conscient. Cet être-autre est Son être, mais l'ambiguïté
provient de ce que l'être autre ... est l'être d'un autre, un autre être,
traînant dans son sillage l'univers entier ... Le monde-et-1'homme fait
office de médiateur, quoique librement créé, entre Dieu et Dieu» 144.

Conclusion

Nous admettons volontiers, comme Kasper et à la différence de


Schulz, l'intention schellingienne de rompre avec l'interprétation
idéaliste de la Création145. Schulz ne prend pas suffisamment au sérieux la
thèse du dernier Schelling, pourtant explicite146, d'après laquelle
l'autodélivrance de Dieu ne saurait constituer la véritable raison de la
création effective. Mais nous pensons, contre Kasper, que le Dieu de
Schelling peut se connaître libre seulement en vue d'une création
possible. Tant Fuhrmans que Tilliette ont bien souligné ce point, mais le
second perçoit mieux que le premier147 l'insuffisante gratuité de la
création actuelle dans la théorie schellingienne: l'autre de Dieu, l'autre
dont Dieu «est fou», est en définitive l'homme. On doit se demander (et
ici l'interprétation de Schulz pourrait servir du moins de correctif) si ce

142 C'est aussi un topos hégélien; cf. Enzyklopâdie (1830), §564, Anm.
143 XIII 304.
144 Tilliette, Schelling, t. 2, p. 386.
145 «Kasper a prouvé que la théologie schellingienne, dans son ensemble, était tout
autre chose qu'une gnose» {ibid., p. 455).
146 XIII 277.
147 Cf. Fuhrmans, art. cit., p. 209-211.
LE MOTIF DE LA CRÉATION SELON SCHELLING 161

Dieu qui a finalement «besoin» d'être connu par sa créature l'aime d'un
amour réellement désintéressé. Ce Bedùrfnis serait fatal tant pour
l'homme que pour Dieu; dès l'instant où cette pensée serait prise au
sérieux, l'homme aurait irrésistiblement barre sur ce Dieu indigent,
incapable de le libérer de son assujettissement au manque148. «Sans
doute - écrit Cl. Bruaire dans son dernier ouvrage - ne pouvons-nous
assimiler la liberté créatrice à l'arbitraire d'une divinité préalablement
paresseuse ! Mais l'image d'une divinité inquiète, pour son être, de créer,
nécessitée à créer le monde pour se 'réaliser' est plus fantastique encore.
Surtout elle contredit l'absolu du don d'être, en sa gracieuseté radicale.
Qui est don de part en part, ne saurait invoquer quelque obligation de
donner chez son donateur ... La dette est de l'être-donné, non du
Principe ontologique qu'est, en acte absolu d'origine, le donner du don.
C'est pourquoi, envers et contre tout, il faut distinguer absolument Dieu
et sa création»149. Mais pour que rien ne manque à Dieu - «et c'est la
seule 'raison' pour laquelle l'être qu'il donne est absolue gratuité du
don»150 - , ne faut-il pas qu'il soit trinitaire? «L'altérité de la création
n'a-t-elle pas son fondement en un Dieu qui vit l'altérité en lui-même? ...
La création par un Dieu non trinitaire serait-elle 'capable' de poser une
création vraiment différente?»151. La libre création de l'être-autre fini,
où Dieu donne ce qu'il n'est pas (différence dans l'identité de l'être-
donné, altérité du don quand le donner ne s'y donne pas), serait-elle
tenable sans la nécessaire auto-altération infinie où Dieu se donne ce
qu'il est (échange absolu, identité dans l'absolue différence) 152? Nous ne
croyons pas qu'on puisse penser de manière conséquente une création
(possible ou réelle) vraiment extatique, si l'on prive Dieu de son Autre
immanent, de son Verbe éternellement engendré. Or Schelling polémique
contre la génération éternelle du Fils153. La génération au sens propre ne
peut se situer, d'après lui, qu'au commencement de la création. Avant et
pendant la création, la Trinité est «purement sabellienne»154.

148 Cf. H.U. von Balthasar, Retour au centre, Paris, 1971, p. 88; cf. W. Kasper, «Die
Freiheit als philosophisches und theologisches Problem in der Philosophie Schellings»,
dans Glaube und Geschichte, Mainz, 1970, p. 33-47, 43.
149 Cl. Bruaire, L'être et l'esprit, Paris, 1983, p. 135.
150 Ibid., p. 141.
151 A. Gesché, art. cit., p. 159, note 24.
152 Cl. Bruaire, L'être et l'esprit, p. 138.
153 XIII 323 s.
154 XIII 337, note.
162 E. BRITO

L'ambiguïté de la théorie de Schelling sur le motif de la création,


renverrait donc aux déficiences de sa trinitologie. Mais l'exposé et la
critique de celle-ci demanderaient une autre étude.

B- 1348 Louvain-la-Neuve, Emilio Brito,


rue de la Houe 1 . Chargé de cours
à la Faculté de théologie de VU .CL.

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