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Revue Philosophique de Louvain

Création et temps dans la philosophie de Schelling


Emilio Brito

Résumé
La spéculation schellingienne s'efforce de penser un Dieu capable de commencer, mais elle ne respecte pas assez l'absoluité
divine dans la mesure où elle conçoit la possibilité du temps _ interstice entre l'éternité et la «création dans le temps» _ moins
comme l'expression d'une liberté déjà plénière que comme un moyen pour Dieu de devenir lui-même.

Abstract
Schelling's speculation endeavours to think a God capable of starting, but does not sufficiently respect the divine absoluteness
to the extent that it conceives the possibility of time _ an interval between eternity and «creation in time» _ less as the
expression of an already complete freedom than as a means for God to become himself. (Transl. by J. Dudley).

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Brito Emilio. Création et temps dans la philosophie de Schelling. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome
84, n°63, 1986. pp. 362-384;

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1986_num_84_63_6418

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Création et temps dans la
philosophie de Schelling

Les prises de position des philosophes contre l'idée de création sont


nombreuses dans les temps modernes. On sait que J. G. Fichte, dans sa
Religionslehre de 1806, écarte cette pensée comme étant «l'erreur
fondamentale absolue de toute métaphysique et doctrine de la religion
fausses»1. A. Schopenhauer la rejette également, mais pour d'autres
raisons: elle exige en effet un oui au monde incompatible avec le
pessimisme radical2. Les représentants du matérialisme dialectique
s'accordent évidemment avec les néopositivistes pour refuser l'idée de
création (on pourrait multiplier à volonté les citations). Il est d'autant
plus instructif de découvrir l'attitude foncièrement positive d'un
philosophe du rang de Schelling à l'égard de la création du monde3. Schelling
nous montre que l'idée de création est malgré tout accessible à la pensée
philosophique. D'autre part, sa spéculation n'est pas sans pertinence
pour approfondir, et si possible résoudre, des questions difficiles qui
préoccupent encore aujourd'hui les théologiens, notamment dans le
domaine des rapports de la création et du temps4.

1 J. G. Fichte, Die Anweisung zum seligen Leben, in Sàmtliche Werke (éd. par I. H.
Fichte), V, 479.
2 Cf. A. Schopenhauer, Sàmtliche Werke (éd. par J. Frauenstâdt), Leipzig, 1888,
II, 481 A; 665 s; 693; V, 65 s; 131.
3 Cf. G. Vergauwen, Absolute undendliche Freiheit. Schellings Lehre von Schôpfung
und Fall, Fribourg (Suisse), 1975; E. Brito, La création «ex nihilo» selon Schelling, in
Ephemerides Theologicae Lovanienses, 60 (1984), 298-324; Le motif de la création selon
Schelling, in Revue Théologique de Louvain, 16 (1985), 139-162. Le cas de Schelling n'est pas
tout à fait isolé; pour K. Jaspers, par exemple, très sévère pourtant envers notre auteur, la
pensée de la création est «von entscheidender Bedeutung fur das Bewusstsein unseres
eigenen Wesens» (Philosophie und Welt, Munich, 1952, 145). Sur le rapport de Jaspers à
Schelling, cf. son livre Schelling. Grosse und Verhângnis, Munich, 1955.
4 Faut-il opposer la vitalité du Créateur biblique et la notion grecque de
l'immutabilité divine? De plusieurs côtés on a critiqué l'hellénisation de la notion révélée de
Dieu, son adultération par des représentations païennes incompatibles avec le Dieu de
l'histoire. Cf. H. KONG, Incarnation de Dieu, Paris, 1973, 539-573, 640-649, 655-663;
J. Moltmann, Le Dieu crucifié, Paris, 1974, 103-104. Pour certains théologiens, d'autre
part, la doctrine de l'éternité du monde permettrait de mieux dialoguer avec le matérialisme
dialectique que la thèse traditionnelle du commencement temporel de la création (cf. J.
Création et temps dans la philosophie de Schelling 363

Unifiée par la spéculation schellingienne sur le temps5 la plus


remarquable sans doute depuis saint Augustin6 , notre étude se
déroulera en trois étapes. On examinera d'abord la tentative
schel ingienne de concilier l'immutabilité divine et le devenir (cf. infra, I). On
discutera ensuite la version élaborée par notre auteur de la thèse classique
du commencement temporel de la création (cf. infra, II). On abordera
enfin son rejet d'une création «simultanée» et son refus de réduire la
«conservation» à la création du monde (cf. infra, III).

I. Éternité et devenir

D'après le concept courant, Dieu est parfait d'un seul coup et


subsiste immuablement. Mais ce Dieu, d'après les Conférences de
Stuttgart, est dépourvu de vitalité7. Si nous désirons un Dieu que nous
puissions considérer comme un être pleinement vivant, alors justement il
nous faut admettre que la vie divine a la plus grande analogie avec la vie
humaine, et qu'en Dieu il y a, à côté de l'être éternel, un devenir éternel8.
Déjà les Recherches sur la liberté évoquaient la nostalgie que ressent l'Un
éternel de s'enfanter soi-même ; elles envisageaient le devenir des choses
dans le fondement de l'existence divine9. Selon YAnti-Jacobi également,
l'Absolu est ontogénie, évolution: le Dieu vivant se développe à partir de
son fondement. Non développée, l'aséité divine ne conduit qu'au concept
de la Substance spinoziste10. Toute vie, sans exception, provient d'un

Feiner et L. Vischer (éd.), Neues Glaubensbuch, Fribourg, 19732, 427, 432). D'autres,
enfin, estiment que la doctrine classique de la conservatio implique le danger de vouloir
contraindre Dieu à entrer dans notre Jederzeitigkeit, et de le réduire ainsi à un concept
«disponible» pour éclairer l'énigme de notre existence (cf. O. Weber, Grundlagen der
Dogmatik I, Neukirchen, 1955, 556 s).
5 Cf. W. Gent, Die Kategorien des Raumes und der Zeit bei F. W. J. Schelling, in
Zeitschrift f. philos. Forschung, 8 (1954), 353-377; F. KUMMEL, Ûber den Begriff der Zeit,
Tubingen, 1962, 44-86.
6 C'était du moins l'avis de K. Jaspers (Schellings Grosse und sein Verhângnis, in
Studia Philosophica, 14, 1954, 12-50, spec. 22).
7 Cf. F.W.J. Schelling, Sàmtliche Werke, Stuttgart et Augsbourg, Cotta, 1856-
1861, VII 433 (toutes les citations des Werke de Schelling dans notre article se rapportent à
cette édition et porteront simplement mention du numéro du tome, en chiffres romains, et
de la pagination); Schelling, Oeuvres métaphysiques (trad, par J.-F. Courtine et E.
Martineau), Paris, 1980, 213.
8 Cf. W. Kasper, Dos Absolute in der Geschichte, Mayence, 1965, 77-78.
9 VII 359; F.W. Schelling, Recherches sur la liberté humaine (trad. M. Richir),
Paris, 1977, 106. Cf. le commentaire de Heidegger sur le «Dieu en devenir» (Schellings
Abhandlung ûber das Wesen der menschlichen Freiheit, Tubingen, 1971, 131 s, 135 s).
10 VIII 62.
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état d'involution11. Dieu, insistent les Recherches, est une vie et non
point simplement un être. Or toute vie a un destin, elle est assujettie au
devenir. D'autre part, le même écrit ajoute que Dieu s'est soumis
librement à ce destin; la supériorité de Dieu à l'égard du devenir semble
reconnue: «Certes dans l'être il n'y a pas de devenir; en celui-ci bien
plutôt l'être lui-même est-il reposé comme éternité» 12. Toutefois, conclut
Schelling, dans Feffectuation par opposition il y a nécessairement un
devenir13.
Le souci de Schelling est légitime: penser le Dieu vivant de la
Bible14. Mais en parlant d'une actualisation, d'un développement, d'une
personnalisation de Dieu15, notre auteur semble supprimer
l'immutabilité divine. H. Fuhrmans a essayé de montrer, cependant, que
Schelling n'affirme pas un devenir de Dieu à travers le monde, mais tout
au plus un devenir prémondain, non pas temporel mais seulement
logique16. D'après W. Kasper, les différentes versions des Weltalter
manifestent l'effort acharné de Schelling pour concilier l'éternité et le
temps, l'absoluité et le devenir. Mais la méthode employée resterait
prisonnière de l'idéalisme, d'où l'échec de l'uvre17. Fuhrmans aurait
raison, selon Kasper, d'affirmer que Schelling évite un devenir temporel
de Dieu à travers la Création; mais la conception d'un devenir divin
prétemporel n'aurait pas été dépassée : l'Absolu n'est pas vraiment saisi dans
sa pleine absoluité18. Pour mesurer le bien-fondé de ces affirmations,
tournons-nous vers les textes.
Les Weltalter veulent décrire l'histoire des développements de
YUrwesen depuis son premier état encore enveloppé19. VUrfassung I

11 VIII 78.
12 VII 403; Schelling, Oeuvres métaphysiques, 185.
13 Cf. X. Tilliette, Schelling et l'idée d'éternité, in Archivio di Filosofia 1 (1959),
157-181, spéc. 170-174.
14 Cf. W. Kasper, op. cit., 191-193.
15 VII 404, 431, 395; Schelling, Oeuvres métaphysiques, 185, 212, 177.
16 H. Fuhrmans, Schellings Philosophie der Weltalter, Dûsseldorf, 1954, 220 s; du
même auteur: Das Gott-Welt-Verhâltnis in Schellings positiver Philosophie, in F. Kaulbach
et J. Ritter (éd.), Kritik und Metaphysik (H. Heimsoeth zum achtzigsten Geburtstag),
Berlin, 1966, 196-211, spéc. 197-199.
17 W. Kasper, op. cit., 82.
18 Ibid., 84.
19 F. W. J. Schelling, Die Weltalter. Fragmente. In den Urfassungen von 1811 und
1813 (cité: Urfassungen), éd. par M. Schrôter, Munich, Beck, 1946, 10, 47-48. Dans les
Weltalter, Schelling «a tenté la révocation de l'éternel anhistorique et la conception d'une
éternité métahistorique ... L'importance décisive de cette novation spéculative peut se
mesurer au total renversement de perspectives qu'elle provoque. L'éternel n'est plus
représentable comme l'absolue pénurie d'histoire ... Au contraire, toute histoire de l'esprit
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reconnaît que la Limpidité bienheureuse ne peut pas se quitter. Et


pourtant un mouvement endogène s'y forme20. La pure éternité est le
lieu d'un Sehnen inconscient. La Réalité première n'est qu'un Dieu
potentiel21. D'autre part, la seconde partie de cette même version
reconnaît que l'Existant doit se séparer tout en restant un, car la
suppression de l'unité irait contre l'immutabilité de la nature divine22. La
deuxième version continue à admettre, néanmoins, que la contradiction
vitale implique le devenir23 ; mais elle ajoute que la non-contradiction est
Farrière-fond de toute vie23 et s'efforce de penser l'Éternel non-
contradictoire. Pas de progrès, si le fondement ne reste pas inaltérable.
Le temps n'est rien d'autre qu'une passion constante de l'éternité25. Tout
agir doit avoir comme arrière-fond la volonté calme26. La supradivinité
est volonté immobile, au dessus du temps27. Et si l'Inconditionné est
volonté au repos, il le reste éternellement28. VUrfassung II s'efforce donc
d'éviter la dualisation initiale de l'éternité, et radicalise la transcendance
de la volonté pure. S'il était privé d'une nature contradictoire, Dieu ne
serait, certes, qu'Indifférence29; mais le combat se déroule désormais au-
dessous de l'inaltérable éternité30. Dans la dernière version, la direction
anagogique est encore mieux marquée31. L'éternelle liberté n'est pas le
lieu du devenir éternel ; elle en est plutôt l'objet, car tout être aspire à la
délivrance, tout désir tend vers la Liberté qui ne veut rien, tout
mouvement cherche l'éternelle immobilité32. Par son Soi suprême, Dieu
humain, dans la diversité de ses aventures existentielles est infiniment moins histoire,
pauvreté et impuissance, au regard de la plénitude transhistorique qui est infiniment Vie et
Force ...» (Cl. Bruaire, L'être et l'esprit, Paris, 1983, 152-153; cf. du même auteur,
Schelling ou la quête du secret de l'être, Paris, 1970, 51-69). Cf. également J. Habermas, Das
Absolute und die Geschichte. Von der Zwiespâltigkeit in Schellings Denken, diss. Bonn, 1954,
322 s.
20 Urfassungen, 17.
21 Ibid., 43-44.
22 Ibid., 54.
23 Ibid., 123.
24 Ibid., 124.
25 Sur la conception du temps dans les Weltalter, cf. J. Habermas, op. cit., 330 s;
W. Wieland, Schellings Lehre von der Zeit, Heidelberg, 1956; X. Tilliette, Schelling et
l'idée d'éternité, in Archivio di Filosofia, 1 (1959), 157-181, spéc. 175 s; W. Kasper, op. cit.,
251s.
26 Urfassungen, 132.
27 Ibid., 134.
28 Ibid., 135.
29 Ibid., 150.
30 Ibid., 138.
31 Cf. X. Tilliette, Schelling. Une philosophie en devenir (cité: Schelling), Paris,
1970, t. 1, 615-638.
32 VIII 236; Schelling, Les âges du monde (trad. S. Jankélévttch), Paris, 1949, 55.
366 Emilio Brito

est pur Esprit, Acte pur, en qui il n'y a rien qui soit en puissance33. On
pourrait objecter que si l'état de contradiction précède le Dieu étant,
Dieu n'est pas l'étant de toute éternité. Mais Schelling répond que Dieu
n'a jamais eu à devenir étant, puisqu'il l'était de toute éternité; la scission
a toujours déjà eu lieu34. Le werdender Gott, qui semblait effleurer
encore la spéculation des Conférences de Stuttgart, paraît désormais
écarté sans équivoque. La réponse à la question «Comment l'Absolu
peut-il sortir de lui-même?»35, ne doit absolument pas impliquer,
observe Schelling, que dans l'être-étant, Dieu aurait cessé d'être le supra-
étant en soi-même. En Dieu il n'y a ni changement ni transformation 36.
Dans la divinité pure, il n'y a pas de devenir37. Dans la création, Dieu
n'engage pas son essence indemne du devenir mais seulement son
comportement. On peut considérer comme manquées toutes les
tentatives de réponse qui admettent une sorte de mouvement en Dieu lui-même,
serait-ce même un mouvement éternel. Ce n'est pas dans soi par un
mouvement en lui-même , mais par rapport à un autre que Dieu peut
devenir (éternellement) un étant38. Les théologiens ne sont pas loin de la
vérité lorsqu'ils affirment que Dieu est la cause immobile du premier
soubassement de tout ce qui diffère de lui, non pas par un mouvement
extérieur mais par sa simple volonté. Cette théorie doit néanmoins être
améliorée, estime Schelling, car si la volonté en question est éternelle, on
ne voit pas comment elle peut être distincte de la divinité elle-même; et si,
au contraire, elle n'est pas éternelle, on admet une genèse dans l'éternité.
Il faut donc affirmer que Dieu, en vertu précisément de sa pureté, pose
immédiatement et sans aucun mouvement, l'Autre, un peu comme
l'électricité d'un signe donne naissance à celle de signe contraire39.
Dans ce contexte, Schelling évoque le texte de l'Exode sur la
révélation du Nom divin. Voici comment notre auteur traduit ce nom
intraduisible : Je suis qui j'ai été, J'ai été qui je serai, Je serai qui je suis.
Dieu doit être conçu comme un devenir-conscient éternel. La conscience
de l'éternité ne se conçoit pas sans la distinction des extases du temps. Or
cette distinction, l'Éternel ne la trouve pas en lui-même, mais seulement

33 VIII 238; trad., 57.


34 VIII 254; trad., 78.
35 Cf. E. Brito, La création «ex nihilo» selon Schelling, in Ephemerides Theologicae
Lovanienses, 60 (1984), 298-324.
36 VIII 255; trad., 80.
37 VIII 298; trad., 132.
38 VIII 256; trad., 81.
39 VIII 258; trad., 83.
Création et temps dans la philosophie de Schelling 367

dans son rapport à un Autre40. La spéculation des Weltalter relativise


donc, malgré tout, l'aséité intradivine. Dieu ne prend conscience de son
être qu'en assumant un Autre co-éternel, qui est Lui sans l'être. Dieu est
Esprit pur, Liberté immobile, mais ce Dieu est stérile, inactif41. Par
crainte d'un Dieu impuissant, Schelling injecte dans l'immutabilité
intradivine une ombre de devenir42.
La philosophie positive a-t-elle surmonté l'idée d'un devenir
prétemporel43? W. Kasper le pense. Schelling parle, certes, d'une réalisation
de la Trinité à travers la création44. Mais «réalisation» signifie ici,
d'après Kasper, simplement «révélation»45. Schelling distingue la
théogonie éternelle du procès théogonique qui ramène à Dieu l'être
extraposé46. Lorsqu'il parle de théogonie et de réalisation, il se réfère toujours à
la Trinité économique. Il n'a pas enseigné de nouveau, conclut Kasper,
un Dieu en devenir par le détour de la doctrine trinitaire. Il n'est pas
question d'un devenir trinitaire, mais seulement du déploiement de la
révélation de Dieu selon les trois Personnes47.
Il est indéniable que la dernière philosophie prend ses distances, plus
fermement encore que la philosophie intermédiaire, par rapport au
système de l'identité. Dans celui-ci, Dieu n'était que le sujet qui a traversé
toute la nature, toute l'histoire; il n'était que le résultat ultime. Cette
traversée était représentée comme un mouvement réel. Or il m'est sans
doute permis de considérer Dieu comme l'aboutissement de ma pensée,
mais je ne peux le considérer comme le résultat d'un procès objectif.
Dans la philosophie de l'identité, Dieu était soumis à un devenir, du
moins pour être posé au delà de sa désappropriation comme Dieu.
Il fallait donc admettre soit un temps où Dieu n'existait pas comme tel, ce
qui contredit la conscience religieuse universelle, soit un événement
éternel, mais un événement étemel n'est pas vraiment un événement. Par
conséquent, la philosophie de l'identité aurait dû comprendre que tout ce

40 VIII 262; trad., 88.


41 Cf. X. Tilliette, Schelling, t. 1, 634.
42 Cf. X. Tilliette, Schelling et l'idée d'éternité, in Archivio di Filosofia, 1 (1959),
157-181, spéc. 180-181. Sur le rapport éternité-temps chez Schelling, cf. également J.
Habermas, op. cit., 336 s.
43 Les cours d'Erlangen paraissent, de fait, renforcer l'immutabilité. Cf. Schelling,
Initia Philosophiae Universae. Erlanger Vorlesung WS 1820/21 (éd. par H. Fuhrmans),
Bonn, Bouvier, 1969, 153.
44 Cf. X. Tilliette, Schelling, t. 2, 387 s.
45 Cf. XIII 318.
46 XIII 322, 329, 336.
47 W. Kasper, op. cit., 276-278.
368 Emilio Brito

processus n'était proprement qu'un nouvement de la pensée; elle aurait


dû se reconnaître comme philosophie purement négative48. Ces
réflexions de YHistoire de la philosophie moderne annulent l'énoncé perdu
dans un brouillon des Weltalter: éternel ou pas, un devenir est un
devenir49. Ce texte, commente X. Tilliette, admettait «le devenir éternel
de Dieu, quoique avec quelque gêne»50. Schelling a donc rectifié sa visée.
Les Weltalter tombent sous le coup de l'autocritique.
Pourtant, l'interprétation de Kasper nous semble trop bienveillante.
Dans la philosophie positive, la réminiscence des Weltalter est encore
sensible : Dieu émerge de l'éternité sans fond. Schelling multiplie certes
les efforts pour ajuster les représentations aux données théologiques.
Cependant, il y a malgré tout un devenir en Dieu, une explicitation non
pas de sa nature mais de son existence51. «L'univers demeure Yexplicatio
d'un implicite divin»52. Vu les limites reconnues par Kasper53 de
la conception schellingienne de la Trinité immanente, il n'est guère
possible de référer la «réalisation» seulement à la «révélation» de la
Trinité économique. D'ailleurs, Kasper doit bien admettre que Schelling
ne réserve pas le terme «théogonie» au procès économique mais parle
également d'une «théogonie éternelle»54. Puisque les relations
interpersonnelles font défaut dans la vie immanente de la divinité, il faut se
rendre à l'évidence : Schelling envisage bel et bien un devenir trinitaire.
Le développement pré-temporel n'est pas réellement dépassé.
On ne saurait pas dire que Schelling ait réussi à relier l'éternité
bienheureuse et le déploiement historique d'une façon qui rende vraiment
justice à l'héritage de la pensée chrétienne. Il eût fallu pour cela
reconnaître de manière encore plus décidée, que le Dieu trinitaire n'a rien à
gagner par le procès révélateur55, par son libre consentement au devenir,
car II est absolument immuable. Mais il l'est et ici la leçon de Schelling
pourrait être féconde d'une façon divine et non pas fixiste56. Dans un

48 X 124-125; Schelling, Contribution à l'histoire de la philosophie moderne (trad.


J.-F. Marquet, Paris, 1983), 142-143.
49 Urfassungen, 199.
50 X. Tilliette, Schelling, t. 1, 633, note.
51 XIII 296-297.
52 X. Tilliette, Schelling, t. 2, 386.
53 W. Kasper, op. cit., 266-284.
54 XIII 322.
55 Cf. E. Brito, Le motif de la création selon Schelling, in Revue Théologique de
Louvain, 16 (1985), 139-162.
'unbeschreiblich'
56 Cf. W. bleibt,
Kasper,
kannop.keinesfalls
cit., 284,als«Das
ein Werden
ewige bezeichnet
Leben, daswerden,
Gott denn
ist, und
es kennt
das
Création et temps dans la philosophie de Schelling 369

acte qui n'ajoute rien à sa plénitude trinitaire immanente, Il s'est


librement déterminé comme «Dieu pro nobis». Par là il est, en tant
qu'Éternel, en même temps le Dieu engagé dans un devenir, dans une
histoire. Peut-on considérer cette décision de «commencer» comme une
nouveauté pour Dieu? En tout cas, elle ne peut consister pour Lui en un
«accroissement» à partir d'un manque primitif. Mais est-il sensé de
parler d'un «commencement temporel» du monde?

II. Commencement temporel de la création

On sait que d'après certains théologiens scolastiques, l'idée d'un


monde éternel n'est pas contradictoire pour la raison57. D. F. Strauss a
vu dans cette position une préparation de la problématique idéaliste58.
Selon la philosophie schellingienne de l'identité, en effet, toute chose
considérée en soi ou dans la substance absolue, est un infini et un éternel
actu59. Les choses n'apparaissent soumises au temps que lorsqu'elles
sont considérées séparément de la totalité60. Dans l'infini, tout est
éternel, sans rapport au temps. Mais dans la copie, l'univers se déploie
nécessairement dans un temps illimité61. La rupture de Schelling avec la
philosophie de l'identité se manifeste cependant dans la question de la
généalogie du temps. D'après les Conférences de Stuttgart, du fait que
Dieu se restreint volontairement à la première puissance, il institue un
commencement du temps62. Bientôt, dans la dernière version des
Weltalter, Schelling verra dans la «création dans le temps» un étai de la
foi authentique. La seconde partie de YUrfassung I élaborait déjà une
profonde spéculation sur le temps63. Sans une vigoureuse différencia-

jene 'Armut nicht, die der Grund' unseres 'Strebens', unserer 'Unruhe' ist. 'Das gôttliche
Leben ist, gerade weil es die Fûlle des Lebens ist, die vôllige Ruhe'. Dennoch ist dièse Ruhe
nicht starr, sondern 'ewige Bewegheit' ...» (H.U. von Balthasar, Theodramatik, t. 4,
Einsiedeln, 1983, 67).
57 C'est la thèse de Pierre Lombard, Thomas d'Aquin, Gilles de Rome et Duns Scot.
58 Cf. D.F. Strauss, Die christliche Glaubenslehre, t. 1, Tubingen, 1840, 649, 659;
W. Kasper, op. cit., 218. Par contre, saint Bonaventure est d'avis que, bien que l'aide de la
Révélation soit nécessaire pour reconnaître la création au sens strict, une fois cette
connaissance acquise, la simple raison devrait admettre que le monde a eu un
commencement temporel. Cf. P. Mondreganes, De impossibilitate aetemae creationis mundi ad
mentem s. Bonaventurae, in Collectanea Franciscana 5 (1935), 529-570.
59 VI 270.
60 VI 271; cf. IV 167, note 1.
61 IV 135. Cf. W. Kasper, op. cit., 246 s.
62 VII 428; trad. Courtine et Martineau, 209. Cf. W. Kasper, op. cit., 251 s.
63 Cf. W. Wieland, op. cit., 14 s.
370 Emilio Brito

tion, un commencement du temps est impensable. Le vrai


commencement du temps présuppose un passé «dès le début». Le temps ne
s'origine, à chaque instant, que dans une distension polaire. La force
authentique du temps réside dans l'Éternel. Le présent, le passé et le futur
sont déjà posés en lui comme un. Mais l'Éternel n'est, pour soi, que
commencement du commencement, commencement possible. Le
commencement réel ne peut jaillir que de l'absolue liberté64. L'état primitif
consiste dans une complète absorption en soi-même. «Jusqu'à la
naissance du Fils tout est miracle, tout est éternité»65. Le temps caché dans
l'Éternel ne peut être articulé et révélé que par la deuxième Personne.
C'est un commencement perpétuel, car le Fils naît à chaque instant66. Le
temps du commencement n'est pas extérieur au monde. La nature du
monde est d'être «inchoatif» (anfànglich), mais ce commencement n'a
pas lieu dans le temps. Le temps s'origine en chaque chose
immédiatement à partir de l'éternité67.
Le monde existe-t-il depuis un temps infini? D'après Schelling, cette
notion d'un temps infini est privée de sens. Tout commencement du
temps présuppose un temps déjà écoulé. Or la conception mécanique
habituelle ne peut le penser que comme réellement écoulé. Seule une
explication dynamique permet de penser un commencement du temps.
Au lieu de demander: depuis combien de temps y a-t-il du temps?, il faut
reconnaître que le temps en totalité jaillit à chaque instant à partir de son
centre. La succession des temps est elle-même intemporelle. Les temps
renvoient au temps absolu. Chaque temps a le même contenu. Le temps
est organique68. Mais ces développements, comme le signale W.
Kasper69, ne dépassent pas radicalement la corrélation dialectique
temps-éternité articulée par la philosophie de l'identité.
La version définitive des Weltalter nous mènera-t-elle plus loin? Les
métaphysiciens, observe Schelling, s'imaginent qu'il y a un concept
d'éternité libre de tout mélange de notions temporelles. Mais ils ne
conçoivent l'éternité vivante que comme un éternel présent. Or on ne

64 Urfassungen, 14-15.
65 Ibid., 11. Cf. X. Tilliette, Schelling et l'idée d'éternité, in Archivio di Filosofia, 1
(1959), 157-181, spéc. 178-179.
66 Urfassungen, 76-78.
67 Ibid., 78-79; cf. VII 431; trad. Courtine et Martineau, 212. Cf. W. Wieland,
op. cit., 91.
68 Urfassungen, 80-82. Cf. W. Wieland, op. cit., 92.
69 Op. cit., 255.
Création et temps dans la philosophie de Schelling 371

peut se représenter un étemel présent qui ne repose pas sur un étemel


passé. La vraie éternité abrite en son sein le temps; elle est le temps
surmonté70. Dieu doit être conçu non comme une conscience étemelle
mais comme un devenir-conscient étemel71. Les mérites de cette notion
vivante de l'éternité ne doivent pas occulter le danger idéaliste: la divinité
ne se reconnaît comme éternité que vis-à-vis du temps surmonté72.
Schelling s'efforce, certes, de préserver la liberté de l'Éternité: pour que
celle-ci reste inentamée, il faut, dit-il, qu'il y ait quelque chose entre elle et
l'acte de réalisation; et ce ne peut être que le temps coétemel. Mais celui-
ci est conçu comme une sorte d'« horloge» d'après laquelle Dieu calcule
les moments de l'incessante répétition de son éternité73. Dieu reconnaît
son éternité grâce au temps, qui lui rend possible de créer. La victoire
étemelle sur le temps n'est pas un acte libre de Dieu; c'est un
commencement qui s'ignore74. Malgré tout, le temps exprime le pouvoir de Dieu75.
La liberté de la création porte sur la détermination du temps et de l'heure
de la Révélation. C'est dans ce contexte que notre auteur présente la
doctrine de la «création dans le temps» comme un appui de la foi
authentique76. Mais en Dieu même, observe-t-il, il n'y a pas de temps;
par conséquent, Dieu n'aurait pu créer le monde dans le temps s'il n'y
avait pas eu un temps extérieur à lui. Entre la libre éternité et l'acte, il
intervient un Autre qui commence. Sans quoi, l'être apparaîtrait comme
une émanation de l'étemel pouvoir-être. On ne peut penser un être sans
commencement que comme prisonnier de l'étemelle immobilité. D'après
l'Écriture par contre, Dieu est le commencement et la fin. Si le Dieu
nécessairement réel n'a pas de commencement, c'est pour autant
seulement qu'il n'a pas de commencement de son commencement. En lui, le
commencement est un commencement étemel77. Schelling s'efforce de
penser un Dieu capable de commencement, mais l'ab-soluité de Dieu par
rapport au temps ne semble pas suffisamment reconnue. Les Weltalter
dénoncent à juste titre les limites d'une pensée métaphysique étrangère à
l'histoire, mais ne respectent pas assez le souci légitime de celle-ci et
courent le risque d'une historicisation radicale78.
70 VIII 259-260; trad. S. Jankélévitch, 84-85.
71 VIII 262-264; trad. 88-90.
72 W. Kasper, op. cit., 256-257.
73 VIII 305-307; trad., 141-144.
74 VIII 314; trad., 153.
75 W. Kasper, op. cit., 257-258.
76 VIII 307-308; trad., 144-145.
77 VIII 225; trad., 41.
78 W. Kasper, op. cit., 258-259.
372 Emilio Brito

La dernière philosophie s'interroge à son tour sur le rapport du


temps et de l'éternité. V Exposé du procès naturel discute l'antinomie du
commencement temporel du monde. La contradiction de la thèse et de
l'antithèse proviendrait de la confusion entre le plan de Ya priori et celui
du fait79. Pour la résoudre, il suffirait de distinguer commencement
étemel et commencement temporel. Le monde serait par nature
commençant même s'il n'avait jamais commencé dans le temps80. La raison ne
peut contredire la thèse du commencement essentiel du monde. D'autre
part, le commencement dans le temps échappe à la pure raison, mais non
à la philosophie «positive».
Le Système de philosophie positive répète à sa façon la solution des
Weltalter: pour empêcher que le monde apparaisse comme une
émanation81, il faut qu'entre l'éternité et la création il y ait un interstice, qui en
même temps les sépare et leur sert de médiation82. Toutefois, cet
intervalle n'est plus, comme dans les Weltalter, le passé étemel de Dieu,
mais seulement ce qui n'est pas encore réellement temps, la possibilité du
temps83. Dans la mesure où il est la possibilité du temps, il se différencie
de l'éternité absolue; d'autre part, il ne contient encore aucune succession
de temps et représente, par conséquent, une vraie éternité.
Schelling discute ensuite la thèse d'après laquelle le temps aurait
commencé avec la création. Il critique les philosophes et les théologiens
qui s'écartent de l'idée traditionnelle d'une création dans le temps et
considèrent que l'on ne peut rien objecter à la thèse d'une création de
toute éternité84. Autrement, pensent-ils, il faudrait admettre un Dieu
79 X 344.
80 X 345.
81 Cf. VIII 308; trad., 144.
82 XIII 306.
83 W. Kasper, op. cit., 261.
84 Rappelons que pour Thomas d'Aquin, contrairement aux augustiniens de son
époque, le temps, bien que distinct de l'éternité, aurait cependant pu toujours avoir été. Cf.
Th. ESSER, Die Lehre des ht. Thomas v. Aquin ûber die Môglichkeit einer anfangslosen
Schôpfung, Munster, 1895; A. Antweiler, Die Anfangslosigkeit der Welt nach Thomas v.
Aquin und Kant, Trêves. 1961; J. F. ANDERSON, Time and the Possibility of an Eternal
World, Thomist, 15 (1952), 136-161. Sur ce problème chez Aristote on dispose de l'étude de
J. Baudry, Le problème de l'éternité du monde dans la philosophie grecque, de Platon à l'ère
chrétienne, Paris, 1931. Cf. aussi S. Decloux, Temps, Dieu, Liberté dans les Commentaires
aristotéliciens de S. Thomas d'Aquin, Paris, 1967, 51 s. Last but not least, signalons les
travaux de F. Van Steenberghen : La controverse sur l'éternité au monde au XIIIe siècle,
dans Académie royale de Belgique. Bulletin de la Classe des Lettres ..., 5' série, t. 58 (1972),
p. 267-287; Saint Bonaventure contre l'éternité du monde, dans S. Bonaventura 1274-1974.
III. Philosophica, Grottaferrata (Rome), 1973, p. 259-278; cet article et le précédent ont été
repris dans Introduction à l'étude de la philosophie médiévale, Louvain, 1974, p. 404-420 et
Création et temps dans la philosophie de Schelling 373

désoeuvré avant la création85. Mais si Dieu a créé «de toute éternité»,


objecte Schelling, comment exclure une création nécessaire? Dieu serait
une nature nécessairement productive.
Pour éviter d'admettre une création dans le temps, certains, poursuit
notre auteur, prétendent que le temps a commencé seulement avec le
monde86. Schelling répond que le temps n'est pas possible sans unprius
et un posterius; sans une succession réelle, il n'y a pas de temps. Mais tant
que l'on pose seulement un élément dans la série, il n'y a pas de
succession réelle. Tant que l'« avant» n'aura pas trouvé son «après», tant
qu'il y aura seulement A, mais non A 4- B, il n'y aura pas de temps. Si on
pense le monde comme l'élément B, il n'y a pas de doute que le temps ne
commence qu'avec A -I- B, c'est-à-dire avec le monde. Mais il ne s'ensuit
pas qu'il n'y ait eu aucun temps avant le monde, car dès que A + B est
posé, A devient un élément de la succession. Grâce à B, A devient un
passé. On peut donc dire que le monde a été créé dans le temps 87. Il est un
membre d'un temps qui dépasse le monde88.
Bien sûr, le temps avant le monde, pris en lui-même, n'est encore que

512-530; Le mythe d'un monde éternel, in Revue Philosophique de Louvain, t. 76 (1978),


p. 157-179.
85 Origène avait perçu cette difficulté (cf. J. Kuhn, Die moderne Speculation auf dem
Gebiet der christlichen Glaubenslehre. 2. Die Schôpfungslehre ..., in Theologische
Quartalschrift, 25 (1843), 179-226, spéc. 197 s). Et Augustin se voyait confronté à
l'objection pressante de l'adversaire: «Que faisait Dieu avant de faire le ciel et la terre?»
(Confessions, XI, 10, 12). Cf. le commentaire de P. Ricoeur dans Temps et récit, 1. 1, Paris,
1983, 45 s. Mais Schelling vise ici surtout, semble-t-il, la pensée hégélienne du Dieu «sans
sabbat» et du monde comme un moment «éternel» de l'Idée logique. Cf. X, 125, 160; XIII
88 s. A. Chapelle, Hegel et la religion, t. 2, Paris, 1967, 214-220.
86 On sait que saint Augustin refusait l'idée d'un temps antérieur à la création. Cf.
Confessions, XI, 13. Sur le temps augustinien, cf. R. Berlinger, Zeit und Zeitlichkeit bei
Aurelius Augustinus, in Zeitschrift fiir philosophische Forschung, 7 (1953), 493-510; E. P.
Meuering, Augustin ûber Schôpfung, Ewigkeit und Zeit, Leiden, 1979; J. Guitton, Le
Temps et l'Eternité chez Plotin et saint Augustin, Paris, 1933.
87 K. Barth a critiqué également la position de saint Augustin. D'après le théologien
suisse, Augustin a raison d'écarter l'idée d'un temps antérieur à la création (sur ce point,
Barth s'oppose donc à Schelling). Mais les choses se gâtent, quand Augustin en vient à
rejeter aussi la temporalité de la création elle-même, en déclarant que Dieu est avant tous les
temps Créateur éternel de tous les temps, que le monde n'a pas été fait dans le temps mais
avec le temps (cette thèse augustinienne se lit déjà cez Platon, Timée, 38d). Que pourrait
bien signifier cum tempore, objecte Barth, s'il ne disait pas aussi in temporel II n'y a pas de
création antérieure à la créature et au temps. L'acte de la création est contemporain du
commencement du temps. Il n'a donc pas lieu hors du temps, mais dans le temps posé par
lui (K. Barth, Kirchliche Dôgmatik, Zollikon-Zûrich, 1945, III/l, 75-76). Cf. H.
Bouillard, Karl Barth, t. 2, Paris, 1957, 176-177.
88 XIII 307. Cf. W. Kasper, op. cit., 262.
374 Emilio Brito

du non-temps89. Mais il ne coïncide pas pour autant avec l'éternité


absolue90. Ce n'est qu'une éternité prémondaine, car il est déjà temps
possible. Ce non-temps relatif est posé comme un membre du temps
total. Par contre, l'éternité essentielle ne peut jamais devenir un membre
du temps. Par rapport à l'éternité inaltérable, la tension des puissances
est quelque chose d'accessoire, d'indifférent91.
La décision de créer le monde, observe Schelling, doit être pensée en
Dieu comme ayant eu lieu de toute éternité92, mais le vouloir exprès,
l'acte réel qui exécute la décision ne peut être étemel, car il porte sur un
objet contingent. Ce vouloir présuppose non seulement l'éternité absolue
mais aussi l'éternité prémondaine. D'autre part, puisque le temps n'est
posé que par le vouloir réel, ce vouloir n'est pas non plus temporel. C'est
le vouloir du commencement, la frontière de l'éternité et du temps93.
Le temps n'appartient plus à la nature nécessaire de Dieu, comme
dans les Weltalter', il n'est plus un mode de l'éternité, comme dans la
philosophie de l'identité. Pour le Système de philosophie positive, le temps
est pensé à partir de la décision divine : il est une possibilité que Dieu peut
choisir en toute liberté. Le temps n'est plus la mesure de l'éternité, mais la
révélation de la volonté de Dieu. Dieu semble reconnu comme le Maître
du temps94. Et pourtant, la théorie schellingienne demeure ambiguë.

89 Dans ce sens, on peut dire, avec un bon connaisseur de Schelling, que «la création
n'est pas 'dans' le temps du monde, mais don du monde temporel à l'être-de-don qu'elle
crée intemporellement» (Cl. Bruaire, L'être et l'esprit, 149).
90 Ici la théorie de Schelling nous paraît plus différenciée que celle de Barth, car pour
ce dernier, avant le temps il n'y a que l'éternité divine.
91 XIII 308.
92 La création «est de l'éternel mais non 'éternelle' si l'on entend bien 'ab aeterno9
comme l'origine immédiate qu'est le Don, et non comme la correspondance privée de
sens d'une cause indéfinie au monde naturel 'sans commencement'» (Cl. Bruaire, L'être
et l'esprit, 149).
93 XIII 309. Cf. W. Kasper, op. cit., 264. Pour K. Barth, l'idée d'une création
n'ayant pas eu lieu dans le temps aurait un sens légitime, dans la mesure où elle désignerait
le décret éternel de création. Sur ce point, sa doctrine nous paraît coïncider avec celle de
Schelling. Barth considère également que la réalisation de ce décret ne peut pas être
éternelle, car elle fonde un événement créé. Mais il semble insinuer que l'action créatrice a
lieu dans le temps (cf. H. Bouillard, op. cit., t. 2, 176), ce que Schelling, plus nuancé,
refuse : le vouloir du commencement n'est pas temporel. Rappelons, d'autre part, que ce
vouloir, d'après Schelling, n'est pas non plus éternel. Par conséquent, lorsque Cl. Bruaire
déclare: «l'acte créateur n'est pas plus continué qu'instantané, il est éternel, intemporel»
(L'être et l'esprit, 149), il s'écarte de la position schellingienne (si par «acte créateur» il
entend, comme il le semble, l'acte réel qui exécute la décision de créer, et non pas le décret
de créer le monde).
94 Cf. W. Kasper, op. cit.. 261,264.
Création et temps dans la philosophie de Schelling 375

L'acte de vouloir passe par la puissance. Le «moyen terme» entre


l'éternité absolue et la «création dans le temps», montre à Dieu Sa
puissance et, simultanément, Son penchant à l'exercer, c'est-à-dire Sa
liberté. Schelling croit assurer suffisamment l'indépendance absolue et la
transcendance en bornant à la possibilité, à un mouvement tout interne,
la fonction médiatisante95. Mais sans la possibilité du temps, instrument
de la puissance souveraine, l'Étemel ne serait pas éveillé à la liberté
d'indifférence, le pouvoir-être ne serait pas délivré de l'empire de
l'immémorial, il n'échapperait pas à la Nécessité.
D'autre part, la réserve philosophique de saint Thomas semble être
la position la plus sage sur la question du commencement temporel de la
création. En fait, dira le croyant, le monde a commencé; mais nous ne le
savons que par la Révélation96. Schelling estime pouvoir l'affirmer par la
voie philosophique, non pas certes par la raison pure, mais du moins par
la raison «positive»; celle-ci entend, certes, dépasser un rationalisme
étroit, mais elle n'équivaut pas purement et simplement à la raison
théologique, car elle a trop tendance à ne voir dans l'Écriture sainte
qu'un document que la pensée peut s'approprier97. Notre auteur ne
s'abstient pas de proposer un enthymème douteux: si Dieu a créé de
toute éternité, il faut admettre une création nécessaire98. Nous ne
croyons pas que ce raisonnement s'impose. Même dans l'hypothèse où le
monde aurait toujours existé, sa durée indéfinie n'en serait pas moins
infiniment distincte de l'éternité divine, qui est tota simul". On ne saurait
donc parler d'émanation nécessaire d'un monde étemel comme Dieu100.
Mais la théologie reconnaît la convenientia de ce que la philosophie
ne peut tenir que pour une possibilité101. La nouveauté du Christ

95 X. Tilliette, Schelling, t. 2, 384, 386.


96 S. Th., la, q. 46, a. 1 et 2. Cf. A.-M. Sertillanges, La philosophie de S. Thomas
d'Aquin, Paris, 1940, 1. 1, 251-270. J. Kuhn, l'un des meilleurs dogmaticiens de l'École
catholique de Tubingue, critique cette position; il estime, comme Schelling, pouvoir
démontrer la création dans le temps (cf. art. cit., p. 195, 198-200).
97 Cf. W. Kasper, op. cit., 436. Cf. K. Jaspers, Schellings Grosse und sein
Verhângnis, in Studia Philosophica, 14 (1954), 12-50, spéc. 34.
98 XIII 306c. K. Barth raisonne de manière semblable: si la création n'est pas un
événement dans le temps, elle ne peut être qu'une relation éternelle entre un Dieu-Auteur et
un monde éternel comme lui, ce qui reviendrait à dire qu'en fait il n'y a pas de création (cf.
Kirchliche Dogmatik 111/ 1, 73).
99 Cf. Thomas d'Aquin, S. Th., la, q. 46, a. 2, ad 5. Cf. J. Kuhn, art. cit., 200, note.
100 Cf. H. Bouillard, op. cit., t. 2, 185.
101 Cf. Thomas d'Aquin, Summa contra gentiles, 2, 38.
376 Emilio Brito

suppose la novitas mundi102. Entendue au sens de la Bible et de la


tradition chrétienne, la création n'est pas une vérité intemporelle103. Un
siècle avant K. Barth, en pleine époque idéaliste, Schelling a eu le mérite
de rappeler que le monde a été créé «dans le temps». Et il nous paraît
mieux distinguer que le théologien suisse l'action divine comme telle et
son terme créé : l'acte créateur est immanent au terme qu'il pose, mais il
n'est pas situé au sein du temps. Saint Augustin indiquait la
transcendance du Créateur par rapport au temps qu'il pose, en disant que Dieu est
ante omnia tempora aeternum creatorem omnium temporum. Schelling
nous semble tomber d'accord avec lui dans la mesure où il reconnaît que
le temps présuppose le vouloir réel, mais pas temporel, du Créateur.
Néanmoins, comme on l'a signalé plus haut, la transcendance n'est pas
suffisamment respectée, car le Dieu schellingien a besoin du moins de la
possibilité du temps pour être vraiment libre.
Sur un point précis, la théorie de Schelling diffère, selon nous ajuste
titre, de celles d'Augustin, Thomas et Barth. Ces derniers s'accordent
lorsqu'ils affirment que le temps a commencé avec le monde et que, avant
le temps, il n'y a que l'éternité divine104. Schelling admet également que
le temps a commencé avec le monde, mais il refuse d'écarter l'idée d'un
temps antérieur au monde créé. La possibilité du temps, en effet, ne se
confond pas avec l'éternité absolue. On ne saurait jamais dire de celle-ci
comme on peut l'affirmer du temps possible qu'elle devient un
passé en vertu de la position temporelle du monde. Pour autant qu'elle
envisage le monde comme un membre d'un temps qui dépasse le monde,
la conception de Schelling nous semble plus subtile. Malheureusement, la
possibilité du temps est pensée par lui moins comme l'expression d'une

102 Cf. W. Kern, Théologie de la création, in Mysterium Salutis, t. 6, Paris, 1971,


229-236, spéc. 308-314.
103 Cf. J. MoUROUX, Le mystère du temps. Approche théologique, Paris, 1962, 36 s.
104 S. Decloux expose la doctrine de saint Thomas sur ce point : «Il n'y a pas, avant
la création, un temps infini pendant lequel Dieu ne crée pas : création du monde et début du
temps coïncident. Ce que Dieu a voulu, c'est non pas créer à tel moment plutôt qu'à tel
autre, mais créer le monde et le temps à partir d'un commencement. On ne peut donc se
représenter la décision divine comme se fixant 'à l'avance' la 'date' de la création. Parler de
la sorte c'est replacer, à l'intérieur d'un temps plus englobant, ce qui par hypothèse est le
commencement du temps ... En fait, seule existe, 'avant' la création la durée propre à Dieu,
laquelle, dans sa parfaite actualité, n'implique pas de succession» (op. cit., 62). Cf. Thomas
d'Aquin, In Phys. VIII, 1.2, n. 20 (990): «... Est tamen ante tempus aliqua duratio, scilicet
aeternitas Dei, quae non habet extensionem aut prius et posterius, sicut tempus, sed est tota
simul».
Création et temps dans la philosophie de Schelling 377

liberté divine déjà plénière, que comme un moyen pour Dieu de devenir
lui-même. C'est là que le bât blesse.
La thèse du commencement temporel de la création n'exclut
évidemment pas l'idée de creatio continua105. D'après Schelling, le monde ne
pourrait pas subsister sans l'action permanente de la puissance
démiurgique; la conservation du monde est une création continuée106. Sur ce
point, la position de notre auteur coïncide à première vue avec celle de
saint Thomas: c'est à tout moment, et toujours dans l'actualité du
présent, que la créature reçoit son être de Dieu, quelle que soit sa durée;
la création est coextensive à la durée des êtres et du monde. Mais tout en
admettant la notion de création continuée, Schelling (comme Barth le
fera après lui) entend d'abord par création l'action du Dieu qui a créé le
monde au commencement. Cette action, qui établit l'entrée historique
des choses dans la réalité, est un événement. Nous pensons que cette
manière de voir est légitime. La création n'est pas seulement la relation
permanente de la créature à la Source de son être, mais une action au sens
fort, un ouvrage de Dieu. Entendue au sens passif, c'est-à-dire dans la
créature, la création n'est qu'une relation de la créature au Créateur
comme au principe de son être 107. Mais du côté de Dieu, elle est un acte,
une révélation, un engagement108. La doctrine scolastique de la
«création continuée» respecte la transcendance du Créateur par rapport à son
uvre mais, accentuée unilatéralement, elle tendrait à estomper la
nouveauté du commencement et à devenir statique. Elle peut être
heureusement complétée, croyons-nous, par la conception dynamique de
l'action créatrice élaborée, non sans défaillances, par Schelling109.
Complétée et non abolie, car la création peut être conçue comme passage
ou devenir, sans qu'elle se borne cependant au commencement.

III. Déploiement et conservation du monde

Bien qu'elle ait été liée au début à une cosmologie statique, la


105 Sur le fondement théologique de cette idée, cf. notamment L. Scheffczyk,
Einfûhrung in die Schôpfungslehre, Darmstadt, 1975, 55 s.
io6 XIV 190; cf. vil 339; trad. Courtine et Martineau, 127. Cf. W. Wieland, op.
cit., 86-87. Schelling se montre ici fidèle à la doctrine des Réformateurs. Cf. Luther, Werke
(Weimar), 21, 521 : «Er hat die Welt nicht geschaffen, wie ein Zimmermann ein Haus baut
und dann davongeht. Sondera er bleibt dabei und erhâlt ailes, sonst wurde es weder stehen
noch bleiben kônnen». Cf. Calvin, Instit. I, 16, 1.
107 Thomas d'Aquin, S. Th., la, q. 45, a. 3, c.
108 Cf. H. Fuhrmans, Die Philosophie der Weltalter, in Studia Philosophica, 14
(1954), 162-178, spéc. 173-174.
109 Cf. X. Tilliette, Schelling, t. 2, 388-389.
378 Emilio Brito

doctrine de la création «continuée» ne se confond pas avec celle de la


création «simultanée»110. Dans cette dernière, les éléments bibliques et
historiques tendent à être remplacés par la vision philosophique d'un
monde soumis à une loi. Chez Chr. Wolff, par exemple, le gouvernement
divin du monde ne s'accomplit guère que par les voies naturelles. Dans
cette ligne, des auteurs contemporains de Schelling comme le catholique
G. Hermès, estiment que, par la création de l'univers, Dieu a fait une fois
pour toutes le nécessaire pour maintenir le monde; la création, sous tout
rapport, est d'emblée pleinement constituée111. En revanche, Schelling
nous paraît prendre ses distances par rapport à la théorie de la création
simultanée en soulignant dans le prolongement de la conception
«historique», proposée parmi d'autres par saint Bonaventure112 que
le déploiement de la création est un procès «successif»113. D'après les
Weltalter, en effet, dans le processus de réalisation, on trouve de nouveau
la même succession que celle qui a eu lieu entre les principes dans la
nature étemelle114. La succession de la Révélation est une «suite» de
puissances, et cette succession se comporte comme une succession de
temps15. Le bereshit du début de la Genèse ne peut signifier, selon
Schelling, que: dans la période la plus ancienne116. L'élément vraiment

110 Élaborée par les Pères de l'Église en opposition à l'idée grecque de l'éternité de la
matière, la doctrine de la «création continuée» a été développée par les subtiles spéculations
scolastiques sur le concursus divinus. Cette doctrine montre son importance à l'époque
moderne également, face à l'élaboration d'une vision mécaniste et déiste du monde (cf.
L. Scheffczyk, Einfûhrung ..., 56). De son côté, la doctrine de la «création simultanée»,
qu'on trouve notamment chez Clément d'Alexandrie et chez Augustin (et vers laquelle
penche Thomas d'Aquin dans son Commentaire des Sentences), tout en refusant la thèse de
la matière incréée, supprime néanmoins la réalité des «jours» de la création. Elle prépare
ainsi le terrain à la dévalorisation des réprésentations bibliques chez les déistes. Bref, dans
leurs prolongements historiques, la doctrine de la «création continuée» et celle de la
«création simultanée» tendent à devenir incompatibles. Il y a, par contre, une affinité
certaine entre «création continuée» et «création successive» (et entre celle-ci et l'idée
d'évolution).
111 Cf. L. Scheffczyk, Création et Providence, Paris, 1967, 199-200, 225-228. Cl.
Bruaire observe que la «simultanéité» désigne le temps pour l'espace (cf. L'être et l'esprit,
Paris, 1983, 149-150).
112 Dans les Collationes in Hexaemeron. Cf. G. Bonafede, Nota sull'Hexameron di
S. Bonaventura, in Italia Franciscana, 26 (1957), 66-71, 139-163.
113 Sur ce point encore, la théologie de Barth ne semble pas sans affinité avec celle de
Schelling. Cf. Kirchliche Dogmatik 111/ 1, 253.
114 VIII 309; trad., 145.
115 VIII 310; trad., 147.
116 Urfassungen, 243; VIII 332; trad, 174. La vie «désertique» de la terre est quelque
chose d'intermédiaire entre la création qui eut lieu au commencement et celle qui la suivit.
D'après Schelling, la Genèse distingue nettement la toute première création (désignée par
Création et temps dans la philosophie de Schelling 379

créateur est la force de contraction posée au commencement. Cette force


devient le support des premières créatures117. Les Conférences
d'Erlangen reprendront ces développements. La rigueur doit précéder
pour que l'amour suive. Les plus anciens produits de la Nature sont des
enfants de l'angoisse118.
Un des derniers travaux de Schelling, Y Exposé de 1843, décrit les
étapes laborieuses du «procès naturel». Le premier élément à sortir de
l'Idée est l'être aveugle et exclusif, le principe matériel (B)119. La
puissance supérieure, niée par B, cherche à son tour à le nier. Incapable
de résister à la turgescence, B «lâche» toutes les existences qu'il portait
d'abord en soi de manière indifférenciée. C'est la genèse de l'espace120.
De même que l'expiration de l'Un exclusif pose l'espace, l'attraction pose
le temps, et les deux ensemble engendrent le mouvement infatigable. Le
premier fondement du monde est posé. Ce moment intermédiaire entre
l'empire de la puissance exclusive et l'authentique procès naturel, est la
naissance du système sidéral121. La variété des êtres n'est pas encore
posée, mais seulement l'être informe et vide du récit mosaïque122. La
puissance supérieure ne peut s'effectuer que si elle «persuade» le principe
initial de retourner à l'être pur, mais le principe résistant n'est pas
surmonté d'un seul coup. Entre le point de sa résistance extrême et le
point de complet retournement de B, s'étend une infinité de moments.
Dans chacun, B est ramené, jusqu'à un certain point, à sa puissance123.
Déjà le passage à la Nature organique implique une transformation du
principe aveugle; mais la conscience n'est pleinement victorieuse qu'à la
fin, dans l'homme124.
Le principe aveugle pouvait soit rétablir d'emblée le «prototype de
l'existence» (création simultanée), soit entrer volontairement dans un
procès successif, essayer toutes les formes avant de se décider à

bara') et la suivante (la création par la parole). Le mot bara' ne peut désigner, selon lui, que
la création non libre, inconsciente, chaotique (VIII 333; trad., 176).
117 Urfassungen, 243-245.
118 Les astres, produits de la création chaotique, sont, d'après notre auteur, les
uvres de Dieu in sensu eminenti;.\es plantes et les animaux procèdent d'une volonté «plus
douce». Cf. F. W. J. Schelling, Initia Philosophiae Universae, 163. Cf. VII 429; XII 582.
119 X 308-309.
"o x 312-315.
121 X 324-325.
122 X 326.
123 X 348.
124 X 365 s, 376.
380 Emilio Brito

l'expiration intégrale125. Le Système de philosophie positive se demande


quelle a été l'intention du Créateur en choisissant le lent cheminement
graduel. Car rien dans ce procès ne peut arriver sinon par la volonté
expresse de Dieu. Et il aurait pu surmonter d'un seul coup la tension
originée par le principe contraire. D'après Schelling, le procès successif a
été choisi en vue de l'homme, car le Créateur lui-même n'a pas besoin
d'étaler les moments de sa création pour les connaître126. L'homme, lui,
les éprouve, non seulement comme différenciables, mais comme
réellement différents. Dieu reste l'arbitre des étapes successives: la mesure
dans laquelle la volonté contraire est surmontée à chaque moment
dépend de la volonté du Créateur. Par son simple vouloir, la troisième
puissance l'authentique vis moderatrix stabilise les différents degrés
du procès127. Cette vision d'un déploiement successif qui comporte en
même temps un aspect de stabilité, de «conservation», tend à coïncider,
semble-t-il, avec une notion de «création continuée» comprise de façon
dynamique.
Pour Schelling, comme pour Thomas d'Aquin, la «conservation»
des créatures dans la bonté de leur être, est un des effets du
«gouvernement divin» grâce auquel la Providence dirige les choses vers leur fin
bonne128. L'ordre des puissances n'est certes pas laissé ad libitum129;
mais Dieu tempère à Son gré le procès successif. La conservation du
monde n'est donc pas comprise par notre auteur de façon mécaniste. Elle
ne se confond pas comme chez Wolff ou Hermès avec le
fonctionnement des lois posées à l'origine une fois pour toutes. Dieu
exerce continuellement le maintien du monde. Pour fonder sa doctrine de
la conservatio, Schelling n'argumente pas seulement de manière
ontologique, comme les Pères de l'Église et les théologiens scolastiques130. En
anticipant certaines orientations de la théologie actuelle, il raisonne dans
le cadre d'une conception de l'accomplissement historique de la
création131. Si le sens de la création réside dans son achèvement eschatologi-

125 X 377.
126 XIII 286. Cf. E. Brito, Le motif de la création selon Schelling, in Revue
Théologique de Louvain, 16 (1985), 139-162.
127 XIII 288-289.
128 Cf. Thomas d'Aquin, S. Th., la, q. 103, a. 1. Cf. S. Decloux, op. cit., 111-115.
129 Le mouvement ne peut être déclenché que par le pouvoir-être, et la troisième
figure ne peut se rétablir dans son être originaire que si la deuxième ramène l'être contraire
à son en-soi. Cf. XIII 213-214, 278-279, 284-285.
130 Cf. L. Scheffczyk, Einfûhrung ..., 56-57.
131 Cf. W. Kasper, op. cit., 181 s, 287 s, 369 s.
Création et temps dans la philosophie de Schelling 381

que (christologiquement: dans la venue du Fils), le Créateur ne peut pas


rester indifférent à la façon déiste au déroulement de sa création.
La «conservation» apparaît comme l'expression de la sollicitude de Dieu
envers le monde et ses créatures.
La conservation des choses par le gouvernement divin n'est pas
identique à la providence étemelle, car elle est liée à la succession réelle
du temps132. Elle n'est pas réductible non plus à la production créatrice
du monde par la Causalité divine. Sur ce point, Schelling et Thomas
d'Aquin nous semblent de nouveau se rapprocher133. Ils refusent tous les
deux d'identifier la création du monde à sa conservation, car la notion de
création implique celle de commencement pur et de nouveauté
imprévisible134. Bien que création et conservation soient distinctes, il n'est jamais,
pour Thomas d'Aquin, qu'une action divine qui se continue dans la
création comme dans la conservation du monde 135. De manière
semblable l'ironie en plus , il s'agit selon Schelling de deux manifestations
diverses d'un même «art» divin de dissimulation: dans l'instauration de
la tension réelle et dans le déploiement successif136.
La fécondité de l'idée traditionnelle de conservatio comme création
continuée, que Schelling intègre à sa manière dans son système, apparaît
aujourd'hui sous un nouvel aspect dans le cadre d'une pensée
évolutive137. Dans cette perspective, il convient de s'interroger sur l'affinité de
la spéculation schellingienne avec la vision actuelle du cosmos138. Il ne

132 Cf. XIII 306 s.


133 Cf. Thomas d'Aquin, S. Th., la, q. 4. Opinion opposée à celle qui aujourd'hui,
par souci de maintenir la distance entre le Créateur et la créature, élève des doutes sur le
bien-fondé d'une doctrine de la conservatio relativement autonome. Cf. W. Trillhaas,
Dogmatik, Berlin-New York, 19723, 153. Un auteur récent remarque judicieusement que la
discussion persistante sur la différence ou l'identité des notions de conservation et de
création suggère «die Notwendigkeit der rechten Zusammensehau und der differenzierten
Einheit beider Vorstellungen, die letzlich als komplementâr zu verstehen sind» (L.
Scheffczyk, Einfûhrung .... 58). La distinction entre création et conservation souligne
l'autonomie relative de la créature (tant dans son être que dans son agir), et permet
d'écarter la fâcheuse impression d'une création tellement dépourvue de toute effectivité
présente, tellement «nulle», qu'elle devrait être tirée du néant toujours à neuf.
134 Cf. supra, IL Pour Hegel, en revanche, cette réticence est spéculativement
inadmissible, car elle privilégie la contingence brute et l'immédiateté de l'instant,
irréductible à la rationalité.
135 5. Th., la, q. 104, a. 1, ad 4.
136 XIII 304-306.
137 U est vrai que la doctrine traditionnelle a saisi la pensée de la conservation du
créé d'une façon plutôt statique, comme le maintien des choses au-dessus de l'abîme du
néant. Cf. L. Scheffczyk, Einfûhrung ..., 59 s.
138 La cosmologie et la biologie actuelles suggèrent l'image d'un monde en
perpétuelle genèse. Les régularités que la science réussit à mettre en évidence ne sont que
382 Emilio Brito

semble pas que Schelling ait suivi les travaux de Lamarck139. Mais, dès le
début, la Nature est pour notre auteur un devenir, une activité infinie, un
processus formateur140. Tout est en mouvement, tout est devenu. La
Nature est une incessante métamorphose, parce qu'elle cherche à
rassembler en- un commun produit toutes les actions individuelles. En
parcourant tant de formes, la Nature comme produit semble obéir à un idéal
présent à la Nature créatrice, et les formes traversées apparaissent
comme les différentes étapes de développement d'une seule organisation

l'armature d'un processus d'ensemble qui est fait d'une succession orientée d'interactions;
ce procès successif est en définitive de l'ordre d'une histoire. La figure du monde est
toujours en train d'émerger (cf. J. Ladrière, L'articulation du sens, t. 2, Paris, 1984, 294).
Cet événement se finalise progressivement; il fait apparaître un ordre où la téléologie
l'emporte de plus en plus sur le mécanisme. La production du monde n'est pas un simple
déploiement de virtualités; elle implique à la fois le lien avec ce qui précède et l'altérité:
l'originalité de déterminations nouvelles (ibid., 298-299). Une reprise spéculative des
données scientifiques en harmonie avec la visée de la foi chrétienne devrait, observe J.
Ladrière, «tenter de saisir la relation créatrice dans la pulsation même du cosmos, c'est-à-
dire de lire le devenir universel, dans son actualité concrète de chaque instant, en tant que
terme d'une relation posante et constituante qui le relie à une source subsistante ... Cette
source devra apparaître comme pure créativité et la création comme cette relation qui, en
posant le monde dans sa réalité et son actualité dynamique, comme vouloir-être, lui donne
d'être, dans les modalités concrètes de sa manifestation progressive, participation à cette
créativité originaire et, par là, révélation partielle, selon sa mesure, de son essence» (ibid.,
306). (Le théologien pourrait sans doute préciser qu'il s'agit ici d'une creatio continua, «die
freilich nicht nur Bestehendes erhâlt, sondern an ihn auch Neues ansetzt bzw. es zu Neuem
umschafft», L. Scheffczyk, Einfûhrung ..., 61 ; loin d'être comprise de manière purement
statique, la notion de «création continuée» s'enrichit de la sorte d'un élément dynamique.)
Dans la formulation de Ladrière, cette démarche s'inspire explicitement de Thomas
d'Aquin et de Blondel (J. Ladrière, op. cit., 29 s, 303-305; signalons en passant que
Blondel préparant L'Action a été mis sur la voie de Schelling par Delbos; cf. X. Tilliette,
Schelling, t. 2, 335). Elle pourrait peut-être intégrer également sans trop de peine la
spéculation schellingienne sur la créativité du vouloir divin et le procès graduel d'un monde
expansif, mais profondément marqué de contingence. (Nous n'oublions cependant pas que
le théisme de Schelling se distingue de la métaphysique chrétienne traditionnelle dans la
mesure où il repose sur un principe non pas de participation mais d'explication; la création
est comprise comme auto-réalisation de la plénitude divine; cf. E. Coreth, Die Ernte des
Schellingjahres, in Zeitschrift f. Kath. Theol, 78, 1956, 334-351, spéc. 340.)
139 Cf. III 63c; X. Tilliette, Schelling, t. 1, 166, note 43; d'après D. von
Engelhardt, «der Entwicklungszusammenhang der Naturerscheinungen darf nich realgene-
tisch verstanden werden, Schelling ist nicht ein friiher Darwinist» (Prinzipien und Ziele der
Naturphilosophie Schellings, in L. Hasler (éd.), Schelling. Seine Bedeutung fur eine
Philosophie der Natur und der Geschichte, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1981, 77-98, 79).
140 Cf. W. Metzger, Die Epochen der Schellingschen Philosophie, Heidelberg, 191 1,
92 s. Pour cet auteur, Schelling appartient (avec Herder et Goethe) à la série «der
phantasievollen 'Vorlâufer' des modernen biologischen Evolutionismus» (ibid., 94-95; cf.
95, note 3).
Création et temps dans la philosophie de Schelling 383

absolue141. Dans sa maturité, Schelling apprendra à mieux découvrir la


transcendance de l'Absolu que la Nature réclame, et concevra la poussée
successive du cosmos limité comme l'uvre et la manifestation
multiple reflet de la souveraine créativité de Dieu et de son intention
expresse. Mais même dans la «dernière philosophie», cette sorte de
pulsation instauratrice en et par laquelle le cosmos ne cesse de se
produire, tend à s'absorber sans reste dans ce qui, de lui, est encore à se
constituer. Pour notre auteur, «toutes les possibilités se réalisent». Au
fond, la domination rationaliste de la «loi» ne semble pas réellement
dépassée.

Conclusion

Bien que la spéculation schellingienne des Weltalter risque de


supprimer l'immutabilité divine par souci de respecter la vitalité du
Créateur , la «dernière philosophie» perçoit toujours mieux que l'Acte
étemel exclut tout devenir théogonique. Mais les faiblesses de sa
trinitologie ont empêché notre auteur de reconnaître pleinement que
Dieu ne se «développe» pas par son libre engagement dans le devenir (cf.
supra, I). L'affirmation de l'immutabilité divine n'est pourtant pas
incompatible avec une théorie dynamique de la création. Schelling a
certes tort de voir dans la possibilité du temps la médiation qui délivre
l'Étemel de la nécessité immémoriale. Et il s'abuse, sans doute, lorsqu'il
entreprend de démontrer par la voie philosophique la «création dans le
temps». Toutefois, prise dans son sens théologique et pensée à partir
de la plénitude originaire de Dieu sa thèse montre bien que la création
n'est pas seulement la relation statique de la créature au Créateur mais
une révélation de Dieu, une action au sens fort (cf. supra, II). La théorie
schellingienne d'un procès «successif» se distancie de la création
«simultanée» et de ses aboutissements dans la cosmologie déiste et
prolonge la conception «historique» de la création, plus en harmonie
avec la tradition judéo-chrétienne. Loin d'être comprise de façon méca-
niste, la pensée schellingienne de la «conservation» s'inscrit dans une
vision de l'achèvement du monde qui n'est pas sans affinité avec l'accent
eschatologique des doctrines de la création les plus récentes. La
distinction maintenue par notre auteur entre création et conservation respecte

141 Cf. X. Tilliette, Schelling, 1. 1, 163-164. W. Kasper relève en passant des


affinités avec l'évolutionnisme de Teilhard de Chardin (op. cit., 393). Cf. aussi X.
Tilliette, Schelling, t. 1, 563, 607-608; t. 2, 193, 461, 465.
384 Emilio Brito

bien la nouveauté du commencement et la consistance du créé. Sans être


évolutionniste, sa version de la «création continuée» n'en évoque pas
moins l'image d'un monde en genèse (cf. supra, III). Mais l'avenir est
malgré tout nivelé par l'axiome schellingien de l'effectuation exhaustive
des possibles.

me de la Houe, 1 Emilio Brito.


B-1348 Louvain-la-Neuve.

Résumé. La spéculation schellingienne s'efforce de penser un


Dieu capable de commencer, mais elle ne respecte pas assez l'absoluité
divine dans la mesure où elle conçoit la possibilité du temps interstice
entre l'éternité et la «création dans le temps» moins comme
l'expression d'une liberté déjà plénière que comme un moyen pour Dieu
de devenir lui-même.
Abstract. Schelling's speculation endeavours to think a God
capable of starting, but does not sufficiently respect the divine
absoluteness to the extent that it conceives the possibility of time an interval
between eternity and «creation in time» less as the expression of an
already complete freedom than as a means for God to become himself.
(Transi, by J. Dudley).

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