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Conférence à Cracovie, publiée en polonais (Michel Henry i immanencja) dans A.

GIELAROWSKI – R. GRZYWACZ (eds), Michel Henry. Fenomenolog życia, Krakow,


Akademia Ignatianum, 2010.

Michel Henry et l’immanence


Paul Gilbert
Université Grégorienne, Rome

La recherche philosophique de Michel Henry s’inscrit dans une


tradition bien marquée en France, à la fois cartésienne et anti-cartésienne.
Cartésienne, elle se préoccupe de l’accès à un fondement qui soit certain et
évident. Anti-cartésienne, elle entend démonter les prétentions du rationalisme
et de ses divers formes, en science surtout, et redéployer en pure
métaphysique la question du fondement. Les évolutions parallèles et
contrastées d’un Léon Brunschvicg et d’un Maurice Blondel pourraient servir
de paradigme à cette tradition française, à ses tensions ou balancements
internes entre la volonté de construire un discours digne des sciences et la
critique des sciences qui s’établit nécessairement dans un champ inconnu
d’elles. Or la pensée d’Edmund Husserl présente les mêmes ambiguïtés, hors
desquelles ses héritiers, par exemple Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry,
ont cherché des voies d’issue. Les questions posées par ces ambiguïtés
peuvent être énoncées en termes d’immanence et de transcendance1,
d’intériorité et d’extériorité2, ou encore de subjectivité et d’objectivité. Nous
allons voir que la philosophie peut pas se contenter de ces oppositions ; sa
recherche en direction d’un ‘fondement’ pousse sans cesse à les dépasser tout
en les maintenant comme éléments structurant de sa propre construction
rationnelle.

La phénoménologie husserlienne

Il serait évidemment tentant de faire de la phénoménologie


husserlienne un système, mais il est impossible de ne pas reconnaître un
approfondissement continu de la pensée du Husserl, et cela non sans quelques

1
On verra à ce propos la critique de Léon Brunschvicg à la thèse de M. BLONDEL,
L’action (1893). Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Paris, PUF (Bibliothèque de
philosophie contemporaine), 1950, dans Études blondéliennes, premier fascicule, Paris, PUF, 1951,
99-104.
2
Nous pensons évidemment ici à E. LÉVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité,
Den Haag, Martin Nijhoff (Phaenomenologica), 1961.

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 1
glissements ou déplacements de thèses précédemment élaborées, ni non plus
sans quelque création de thèses nouvelles ou, au contraire, l’abandon de
quelques acquis antérieurs. Un point particulièrement intéressant à cet égard
est la tension de plus en plus manifeste chez le fondateur de la
phénoménologie contemporaine entre l’idéalisme de la conscience
constituante et le réalisme de la donation au cœur de l’intuition, et le choix
progressivement plus décidé en faveur de la constitution idéaliste.
Les Idées I de 1913 sont traversées par cette tension, comme l’a
remarqué Élisabeth Rigal3. Husserl avait déjà parcouru tout un chemin avant
d’y parvenir ; il lui fallut se dégager progressivement d’une conception encore
psychologisante et chosiste de l’horizon de la connaissance4. D’une part, la
tendance vers l’idéalisme peut être reconnue dans des passages comme le § 75,
qui conclut le chapitre 1 de la 3e section et dont voici le titre : « La
phénoménologie comme théorie descriptive de l’essence des purs vécus »5. La
thèse descriptive impose à la phénoménologie de pointer en direction de la
structure la plus universelle « des vécus transcendentalement purs » ; le regard
phénoménologique doit tirer pour cela de « soi-même le principe de sa
validation » ; l’eidétique intentionnelle reçoit ainsi des traits idéalistes. D’autre
part, selon le § 86 qui conclut le ch. 2 de la même section, la phénoménologie
prend une tournure réaliste en ce qu’elle considère avant tout « la “constitution
des objectivités de la conscience” »6 au sens où elle « tente d’élucider […] comment
des unités objectives […] et non réellement […] immanentes aux vécus sont
‘conscientes’, ‘visées’ ; elle tente d’élucider comment à l’identité de l’objet
présumé peuvent appartenir des configurations de conscience de structure très
différentes et pourtant exigées par essence, et comment ces configurations
devraient être décrites avec rigueur et méthode »7.
La distinction entre l’intention idéaliste et l’intuition réaliste a été
élaborée progressivement par Husserl qui, dans le § 16 de la cinquième
« Recherche » publiée en 1901 en achevant la série des Recherches logiques,
insistait sur l’originalité de l’intentionnalité tout en reconnaissant que des
éléments d’apriorité s’imposent au dynamisme de la conscience qui ne peut

3
E. RIGAL, « Les deux paradigmes husserliens » dans D. JANICAUD (éd.),
L’intentionnalité en question. Entre phénoménologie et recherches cognitives, Paris, Vrin (Problèmes et
controverses), 1995, 37-62.
4
On verra à ce propos l’ouvrage remarquable de J.-Fr. LAVIGNE, Husserl et la
naissance de la phénoménologie (1900-1913), Paris, PUF (Épiméthée), 2005, qui relit les premières
œuvres husserliennes en y montrant l’évolution et l’invention de la doctrine idéaliste propre
au fondateur de la phénoménologie contemporaine.
5
Ed. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard (TEL), 1950,
238.
6
Ibid., 294
7
Ibid., 296.

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 2
que les reconnaître de manière intuitive. L’auteur entendait s’éloigner ainsi
définitivement du psychologisme ambiant. Les textes antérieurs n’avaient pas
encore aperçu cette intuition originale de l’intentionnalité, qui émerge en
relation à une saisie nouvelle de l’acte de connaissance. L’acte de connaissance
est interprété maintenant avec toute la rigueur de la pensée transcendantale et
en délaissant les canons psychologiques qui se discernent aisément dans les
œuvres précédentes. Les développements donnés en 1913 dans Idées I, en
particulier dans le chapitre 2 de la 3e section : « Noème et noèse », prolongent
ce qui fut dit en 1901 sur le couple intention – intuition, en approfondissant
ainsi le point de vue inauguré auparavant pour exposer la question de la
signification rationnelle des catégories. La conscience est cependant
considérée tout au long de ce parcours dans sa pure fonctionnalité : l’intuition
appartient à la forme de l’intention.
La distinction de l’intention et de l’intuition va toutefois mettre au jour
deux significations du mot ‘réel’ : l’eidétique s’attache au vécu réel, mais dont
la réalité sensée émerge précisément du vécu ; la réalité de ce vécu recueilli
dans le flux de la conscience n’est pas conçue en sa réalité transcendante
susceptible de description au sens habituel du mot, d’examen de ce qui se voit
‘objectivement’. Une note ajoutée à la réédition (1913) de la Ve Recherche dit en
effet ceci :

il devient évident que la description de l’objectité intentionnelle comme telle (prise


telle qu’elle est saisie elle-même consciemment dans le vécu d’acte concret)
représente un autre direction pour des descriptions à effectuer d’une manière
purement intuitive et adéquate, par opposition à celles des composantes réelles des
actes, et que cette orientation, elle aussi, doit être appelée phénoménologique8.

On notera toutefois que l’examen de l’intention de la conscience suit la


‘visibilité’ de son événement, qu’il y a donc une intuition de ce qu’est
l’intention en son essence. Telle est la raison des perplexités de Husserl à
l’égard de ses propres réflexions9.
Rigal souligne les hésitations de Husserl : la distinction radicale entre
l’intention eidétique et l’intuition objective n’est pas possible ; il nous faut

8
Cité par E. RIGAL, « Les deux paradigmes husserliens », 39.
9
On pourra lire à ce propos de R. INGARDEN, Husserl. La controverse idéalisme-réalisme,
Paris, Vrin (Textes et commentaires), 2001. Husserl lui-même écrira dans l’« Avant-propos » à
E. FINK, De la phénoménologie, Paris, Éditions de Minuit (Argument), 1974 : « les indéniables
imperfections de mes présentations (quasi inévitables lors de la première percée de pensées
nouvelles) sont complices des mécompréhensions et des présuppositions du point de vue
qui, qu’il ne soit conscient ou non, conduisent la critique » (13-14). Signalons l’importance
du vocabulaire de Husserl qui distingue l’‘objectité’ (l’horizon formel du mouvement
intentionnel) et l’‘objectivité’ (ce qui, en soi, est ‘transcendant’ en sa singularité).

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 3
distinguer plus réellement entre deux formes aussi bien d’intentionnalité que
d’intuition puisque l’intuition suit l’orientation d’une intention et que
l’intention poursuit une intuition. Le ‘réalisme’ de l’une accompagne
l’idéalisme de l’autre et réciproquement. Leurs relations ne sont donc pas
facilement articulées. Le § 80 des Idées I s’attache à distinguer plus qu’à nouer

l’aspect purement subjectif du monde du vécu et […] le statut […] du vécu qui pour ainsi dire se
détourne du moi […]. Il faut distinguer dans les vécus une face orientée subjectivement […]
et une face orientée objectivement […]. Une partie des recherches pourrait donc
être orientée dans le sens de la pure subjectivité, l’autre dans le sens des facteurs qui
se rattachent à la ‘constitution’ de l’objectivité pour la subjectivité10.

Husserl semble cependant, dans cette pensée, déterminé encore par une
conception ‘chosiste’, ‘objectiviste’, de ce qui est en soi, transcendant. Cela
étant, Rigal se demande si l’apport nouveau de 1913 constitue ou non une
véritable changement de paradigme de la part de Husserl. Il semble clair en
effet que, en réalité, Husserl interprète la « refonte du concept d’immanence
[…] par la mise en place d’une configuration bi-partite de l’immanence »11 où
se rejoignent les contenus immanents (eidétique) et les contenus intentionnels
(intentionnalité au sens strict). Cette refonte, selon Rigal, ouvre un espace
pour une « transcendance pure et simple »12 – mais c’est précisément ce dont
Husserl va tenter par la suite de libérer sa réflexion. Il y a en effet une
intuition de l’esprit à l’égard de ses propres opérations – en cela, l’intuition
épouse l’intentionnalité, ou en fait voir le dynamisme et l’orientation, et cette
intuition va précisément prendre le dessus sur l’intuition ‘réaliste’ des objets
transcendants.
Dans ses Méditations cartésiennes, de 1929, Husserl semble avoir tranché
dans ses ambiguïtés. Il y affirme en effet que « la phénoménologie est ipso facto
idéalisme transcendantal, bien qu’en un sens essentiellement nouveau »13. En
quoi y a-t-il là un sens ‘nouveau’ de l’idéalisme ? Selon Lavigne, ce sens
nouveau, qui se pointe dès avant 1913, « ne laisse pas ouvert, lui, “la
possibilité d’un monde de choses-en-soi”, fût-ce à titre de concept
problématique ou d’idéal régulateur, mais qu’il l’abolit totalement, en
résorbant intégralement toute dimension ontologique d’un ‘en-soi’ à l’intérieur
du champ de la vie intentionnelle, entièrement référée à l’ego »14.

10
Ed. HUSSERL, Idées directrices, 271.
11
E. RIGAL, « Les deux paradigmes husserliens », 61.
12
Ibid.
13
Ed. HUSSERL, Méditations cartésiennes, § 41.
14
J.-Fr. LAVIGNE, Husserl et la naissance de la phénoménologie, 21. Dans la conclusion de
son ouvrage, l’auteur écrit de même : « C’est l’office de la théorie husserlienne de
l’intentionnalité noématique, qui s’élabore de 1908 à 1912, que de mettre en œuvre une

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 4
N’est-ce toutefois pas en revenant à l’intuition tenue à l’écart par
Husserl dans ses derniers textes en raison de son idéalisme phénoménologique
transcendantal que Marion va élaborer son interprétation de l’acte
phénoménologique ? Faut-il tenir pour rien l’originalité de l’intuition qui a été
déclarée dans le titre du § 24 des Idées I « Le principe des principes » ? Husserl
écrit en effet là que « toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la
connaissance »15, évidemment dans « les limites dans lesquelles [ce qui se donne] se
donne alors ». Par ‘limites’, faut-il entendre l’émergence de l’intentionnalité
transcendantale, ou au contraire le réalisme nécessairement déterminé du
‘comment’ (le wie) de ce qui se donne16 ? L’intuition dont il s’agit ici
appartient-elle à l’intention eidétique et à la conscience constituante comme
une sorte d’intuition réflexive des catégories qui déterminent préalablement
l’acte de la conscience, sans considération pour l’action réelle de ‘ce’ qui s’y
donne’ ? Ou n’est-ce pas plutôt une intuition intérieure à l’intention, sans que
pourtant rien ne s’y montre ni s’y voie tout en s’y donnant paradoxalement, ce
qui a provoqué la grande reconnaissance d’Emmanuel Lévinas envers
Husserl : « l’idée d’intentionnalité apparut comme une libération […].
L’intentionnalité apportait l’idée neuve d’une sortie de soi, événement
primordial conditionnant tous les autres »17.
Ce qui se donne à voir dans l’intentionnalité phénoménologique, c’est
donc l’extase essentielle de l’esprit, mais une extase qui se révélera en réponse
à un appel ou même à une imposition – Husserl va ainsi pousser Lévinas en
direction de son « Essai sur l’extériorité »18, mais ce ne sera sans doute pas un
Husserl conforme au dernier Husserl…19 Ricœur ne parlait-il pas avec raison

authentique réduction ontologique, qui opère comme un déni de transcendance » (725), de


cette transcendance qu’en 1907, dans la seconde de ses leçons de Göttingen, L’idée de la
phénoménologie (Paris, PUF [Épimétée], 71997) Husserl qualifiait d’énigmatique. Paul Ricœur
avait déjà souligné en 1953 ce choix de Husserl et sa « réduction sans retour de toute
ontologie possible […] ; rien de plus dans l’être ou dans les êtres que ce qui apparaît à
l’homme et par l’homme » (P. RICŒUR, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin [Bibliothèque
d’histoire de la philosophie], 1986, 144).
15
Ed. HUSSERL, Idées directrices, 78.
16
Voir le § 80 des Idées I : le moi pur « se prête à une multiplicité de descriptions
importantes qui concernent précisément les manières particulières dont [wie] il est en chaque
espèce ou mode du vécu le moi qui les vit » (271).
17
E. LÉVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin (Bibliothèque
d’histoire d la philosophie – poche), 32001, 201.
18
E. LÉVINAS, Totalité et infini. Cette inspiration n’empêche pas Lévinas de critiquer
le rationalisme facilement reconnaissance dans la perspective épistémologique de Husserl ;
on verra à ce propos sa thèse doctorale La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl,
Paris, Alcan (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1930.
19
Voir Fr.-D. SEBBAH, L’épreuve de la limite. Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie,
Paris, PUF (Collège international de philosophie), 2001.

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 5
des « hérésies de la phénoménologie »20, bien que celles-ci peuvent
revendiquer quelque filiation envers le fondateur de la phénoménologie ?
Husserl, qui a été attentif avant tout à l’immanence de la conscience et de ses
‘objets’, n’a-t-il jamais délaissé quelques restes ? Son accentuation sur
l’idéalisme phénoménologique transcendantal, sur lequel il a choisi de
concentrer progressivement ses réflexions, doit-il être tenu pour exclusif ?

Michel Henry

Si les hérésies phénoménologiques consistent à sortir de l’immanence,


les thèse de Michel Henry, qui insistent au contraire sur celles-ci, seraient tout
à fait ‘orthodoxes’. Et pourtant, les mises en question de la phénoménologie
de la part de notre philosophe sont nombreuses. Elles touchent cependant
essentiellement le thème de l’intentionnalité et de sa forme extatique que
terminerait l’intuition objective21. L’article « Quatre principes de la
phénoménologie », écrit pour un numéro spécial de la Revue de métaphysique et de
morale dédié à Réduction et donation de Jean-Luc Marion22, soumet à la question
trois principes de la phénoménologie classique (« autant d’apparence, autant
d’être », « l’intuition donatrice originaire », « droit aux choses-mêmes », ainsi
que le principe élaboré par Marion, « d’autant plus de réduction, d’autant plus
de donation ». À propos du premier principe, Henry souligne l’identité qui y
est supposée de l’apparaître à l’être : pour être, il faut apparaître. « C’est parce
que l’apparaître déploie son règne que l’être déploie aussi le sien, parce qu’ils
sont un seul et même règne, une seule et même essence »23 ; l’apparaître fonde
l’être, et ce serait un contresens que de s’interroger sur le sens de l’être pour
lui-même ; la phénoménologie absorbe en effet l’ontologie.
Le second principe est critiqué selon la même compréhension, en se
mettant cependant au point de vue de l’intuition : Henry évoque là Descartes
et son doute hyperbolique qui porte sur toute évidence et toute intuition, qui
écarte donc tout ce qui apparaît en tant qu’il apparaît, mais qui s’épuise devant
l’ultime évidence du cogito que l’on saisit en son acte d’apparaître en personne.

20
Voir P. RICŒUR, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la
philosophie), 1986, 9. Voir aussi J. GREISCH, Le cogito herméneutique. L’herméneutique philosophique
et l’héritage cartésien, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2000, 15.
21
« Dès les premières lignes de L’essence de la manifestation, la phénoménologie de
Michel Henry se présente comme une critique du ‘principe des principes’ de la
phénoménologie husserlienne, l’intuition » (S. LAOUREUX, L’immanence à la limite. Recherches
sur la phénoménologie de Michel Henry, Paris, Éditions du Cerf [Passages], 2005, 23).
22
M. HENRY, « Quatre principes de la phénoménologie » dans Revue de métaphysique
et de morale 96 (1991) 3-26 ; J.-L. MARION, Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger
et la phénoménologie, Paris, PUF (Épiméthée), 1989.
23
M. HENRY, « Quatre principes de la phénoménologie », 4.

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 6
« L’être que nous sommes et auquel se réduit tout être […] tient le pouvoir
d’être de l’apparaître et du seul pouvoir de celui-ci d’apparaître »24. Le
troisième principe, qui considère l’intention et son horizon ‘objectal’, est alors
proposé en contredisant les deux principes antérieurs, puisqu’il s’agit
maintenant de ce à quoi nous avons accès, de ce qui est transcendant ou
considéré comme tel. « Il y a en quelque sorte des Sachen, des choses en soi
auxquelles nous devons nous efforcer d’atteindre, et cela en suivant un certain
chemin »25 ; or ce chemin est déterminé par la chose en soi, et non pas par son
apparaître ; d’où l’aporie : « car que pouvons-nous bien savoir de la nature de
la chose et de la façon dont elle détermine les moyens d’y avoir accès, à moins
que cette chose et ce que nous appelons sa nature ne se soient d’ores et déjà
découverts à nous, dans leur apparaître et grâce à lui »26 ? De cette absorption
finale de l’apparaître dans l’être, de la défiance conséquente envers
l’apparaissant, suit que « la phénoménologie toute entière […] perd ses
marques et part à la dérive »27. Le principe élaboré par Marion ne semble pas
pouvoir échapper davantage à cette même critique, à sa précompréhension
non-réfléchie du report de l’apparaissant à l’être.
L’article de la Revue de métaphysique et de morale situe dans la forme de
l’intentionnalité l’origine de cette destruction de la phénoménologie par elle-
même, de sa soumission aux positions classiques du dualisme qui a
constamment détourné la philosophie occidentale de la pensée la plus droite
et la plus radicale. L’intuition, qui remplit en effet le mouvement intentionnel
extatique selon l’orthodoxie husserlienne, l’achève en quelque sorte tout en lui
donnant en même temps son sens, en rendant compte du ‘pourquoi’ de son
mouvement28. Mais le rapport de l’intuition à l’intentionnalité est circulaire. Si
l’intuition achève l’intentionnalité en la comblant, c’est celle-ci qui détermine
le mode d’apparaître de ce qui vient ‘remplir’ l’intuition – ce qui porte à la
contradiction bien plus qu’à une paisible circularité. « Certes, c’est
l’intentionnalité remplie que qualifie stricto sensu le concept d’intuition mais
c’est à l’intentionnalité en tant que telle que l’intuition doit son pouvoir de
mettre en phénoménalité, d’instituer dans la condition de phénomène »29.
Quant au privilège accordé à l’intuition, la phénoménologie perd sa
signification propre, le sens de son attention exclusive à l’apparaître de
l’apparaissant. Par ailleurs, toute connaissance, y compris phénoménologique,
est limitée ; la prétention du remplissement par intuition de l’intention
24
Ibid., 5.
25
Ibid., 6.
26
Ibid., 6-7.
27
Ibid., 9.
28
Tout comme, selon Aristote, la fin est la raison de l’energeia et de la dunamis dont
elle procède.
29
Ibid., 11.

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 7
provoque l’effondrement du sens de l’intention vers l’objectité et de la
phénoménalité dans ce qui les contredit. Mais plus encore, car « c’est notre vie
qui est mise de côté, oubliée et perdue si l’essence de la vie n’est autre que
celle de la phénoménalité originelle et si de cette Archi-Révélation la
phénoménalité, qui puise sa substance dans la lumière extatique d’un monde
et dans sa transcendance, se trouve dans le principe exclue »30.
La même question posée à la phénoménologie revient cinq ans plus
tard dans un article de 1996, « Phénoménologie non-intentionnelle. Une tâche
pour la phénoménologie à venir »31. Le problème ne concerne pas seulement
la phénoménologie, mais la disposition générale, habituelle, de la philosophie
elle-même. L’article de 1991, l’avait déjà souligné : la clôture de l’intention
dans l’intuition n’empêchait nullement l’indétermination de la vie
intentionnelle en raison de l’anonymat de la ‘chose’ en l’être, d’autant plus que
l’intuition doit aller au-delà de l’apparaissant. Ce qui constitue la
phénoménologie la plus authentique et radicale, c’est au contraire l’apparaître
comme tel. Or l’apparaître ne peut pas être mesuré en son origine par les
dispositions intentionnelles de l’esprit. Après avoir critiqué l’intuition, Henry
en vient donc à critiquer l’intention. L’étude de l’apparaissant en tant qu’il
apparaît doit précéder par principe tout engagement méthodiquement
organisé. Husserl était trop préoccupé par la rigueur de sa méthode, et c’est
cela qui l’a poussé à réduire l’être à l’apparaître puis à les dissocier dans le
troisième principe, celui de l’intentionnalité. La science phénoménologique ne
s’impose pas a priori à l’apparaissant qui, au contraire, advient en mesurant la
méthode qui tente d’en articuler le sens. L’apparaître rend possible la
phénoménologie, et non le contraire.
Quel est cet apparaître ? Husserl l’a souligné de nombreuses fois : il
s’agit des « objets dans le Comment »,32 c’est-à-dire du « Comment de la
donation », du mode de leur apparaître. Mais nous ne pouvons pas nous
contenter de cette considération comme si nous allions pouvoir envisager ce
‘comment’ à la manière d’un objet à analyser méthodiquement. Ce qui a
manqué à Husserl, c’est d’avoir aperçu que le « Comment de sa donation »,
l’apparaître, « ne peut donner la chose qui apparaît en lui que s’il apparaît lui-
même en tant que tel »33. Cette critique d’Henry est cependant sans doute
exagérée. Husserl sait qu’il a l’intuition de l’intuition, que l’apparaissant est lui
aussi ‘objet’ d’intuition en tant qu’apparaissant sensé en son ‘Comment’. Le
30
Ibid.
31
M. HENRY, « Phénoménologie non-intentionnelle : une tâche de la
phénoménologie à venir », dans D. JANICAUD (éd.), L’intentionnalité en question, entre
phénoménologie et science cognitive, Paris, Vrin (Problèmes et controverses), 1995, 383-397.
32
Ibid., 385, citant Ed. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps, Paris, PUF (Epiméthée), 1964, 157.
33
Ibid., 385.

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 8
chemin de Husserl l’a toutefois porté à s’éloigner du thème de l’intuition pour
s’attacher à celui de l’intention et à lui confier la charge de la réflexion
seconde, en s’installant dans le point de vue de la subjectivité transcendantale ;
l’objectivité du ‘comment’ recueilli par l’intuition disparaît ainsi au profit de
l’actualité de l’intention qui mesure l’apparaissant en acte. Chez Husserl, la
réflexion seconde sur l’apparaître de l’apparaissant semble finalement
négligée ; le philosophe morave s’attache de fait à l’étude des phénomènes de
la connaissance, à son extase vers le passé et à sa rétention, à la ‘protension’
qui anticipe transcendentalement tout ce qui a été donné à la mémoire. Il y a là
à chaque fois des intentionnalités auxquelles il devait ramener l’apparaître de
toute donation, laquelle perd ainsi son sens d’origine spontanée. L’intelligence
husserlienne de l’apparaître finit par être filtrée par une structure pré-
compréhensive de la subjectivité intentionnelle qui détermine anticipativement
la saisie de tout étant donné à partir de soi.
Selon Henry, la phénoménologie, pour être droitement fidèle à son
projet, devrait se concentrer sur « la possibilité interne ultime de la donation
elle-même »34, c’est-à-dire sur l’acte d’apparaître de l’apparaissant, et non pas
sur « le simple fait que l’étant apparaît »35. Ni l’intuition ni l’intention ne sont à
l’origine en phénoménologie radicale. Le langage doit se faire ici très
rigoureux. Il est par exemple, et surtout, impossible de parler de donation de
l’étant car la compréhension de l’étant comme tel n’engage pas la
compréhension de la donation ; l’étant est incapable « de donner cette
donation à elle-même »36, de la fonder en sa simplicité. On devrait dire, en
rigueur phénoménologique, que l’apparaître se donne en apparaissant, et
parler donc d’auto-donation, reconnaître que l’« auto-apparaître apparaisse de
par lui-même, de par et dans sa phénoménalité propre, sans rien demander au
voir de l’intentionnalité ni à la visibilité d’un monde »37. Nous sommes
maintenant au cœur de la réflexion d’Henry, qui appelle « vie » cette archi-
révélation, c’est-à-dire cette révélation de l’apparaître en son principe
originaire.
Par un processus de réduction, c’est-à-dire de recherche de ce qui
résiste et reste après qu’on ait enlevé tout risque de contradiction et de
superficialité, Henry remonte ainsi au principe originaire, qui vient avant tout
apparaître séparé en sujet et objet, en idéal et réel, en intériorité et extériorité.
Nous avons toutefois besoin d’une analogie d’expérience pour pouvoir en
parler de manière intelligible. Le schème de cette origine pourrait sans doute
se recevoir de la tradition, lorsque celle-ci parle par exemple d’actus essendi ou

34
M. HENRY, « Phénoménologie non-intentionnelle », 389.
35
Ibid.
36
Ibid., 388.
37
Ibid., 392-393.

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 9
de conatus. La réflexion d’Henry le porte cependant moins vers l’origine de
l’énergie primordiale que sur son avènement en sa manifestation ; le schéma
de l’archi-révélation, de la révélation sans autre origine que soi, sans aucune
antériorité, Henry le trouve chez Descartes, là où celui-ci, loin de consacrer sa
distinction de la res extensa et de la res cogitans, donne accès à ce qui les unit.
L’art. 26 des Passions de l’âme est un texte-phare pour Henry. On le voit cité par
ci et par là, chaque fois qu’il s’agit de faire percevoir jusqu’où peut aller la
réduction phénoménologique radicale. Dans ce passage, Descartes met en
évidence que si dans un rêve je suis pris par un moment de crainte, ce
moment-là, je le vis réellement. Si, dans un rêve, « j’éprouve une frayeur, celle-
ci, bien qu’il s’agisse d’un rêve, existe absolument telle que l’éprouve »38. Nous
sommes là en présence d’une évidence plus que certaine, qui s’impose à nous,
qui ne nous est pas étrangère, qui naît de notre propre identité affective et
dans laquelle nous ne pouvons séparer ce qui nous effraie et nous-mêmes qui
sommes effrayés.

La médiation

Notre exposé d’Henry a été évidemment jusqu’ici trop succinct. Il


conduit cependant à affronter la question de la médiation, un problème qui a
des résonnances théologiques.
Il semblerait que, d’une certaine manière, les données qui donnent lieu
à la réflexion sur la médiation soient très présents chez Henry, bien que sa
façon d’en traiter – son dédain pour toute extériorité surtout39 – puisse en
voiler la pertinence. Le problème de la médiation surgit habituellement de la
reconnaissance à la fois de deux ou plusieurs éléments et de la nécessité de les
unir ou au moins de les réconcilier car ils s’appellent les uns les autres de part
leurs essences données a priori singulièrement, ou parce que leurs essences
s’enrichissent par là de sens. Deux possibilités s’ouvrent alors pour orienter les
analyses : soit partir de la multiplicité des éléments et mettre l’accent sur leurs
traits communs dont on détermine ensuite les raisons, soit partir de l’idée que
leur relation est donnée nécessairement a priori et montrer que la diversité des
éléments en découle. Les procédures habituelles, très humaines, très
aristotéliciennes aussi, partent de la reconnaissance de la multiplicité des
éléments en présence et vont à la recherche de ce qui les unit, qui pourrait
ainsi faire qu’ils n’entrent pas en conflit mais se composent les uns avec les
autres en vue de constituer un genre commun. Ces procédures d’abstraction
partent donc des multiples et se soumettent à une exigence autant éthique que

38
Ibid., 395.
39
On sera édifié, de ce point de vue, à la lecture de M. HENRY, La barbarie, Paris,
Grasset, 1987.

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 10
transcendantale ; il s’agit de retrouver ce qui permet d’unir les multiples et
différents en un système rationnel harmonieux.
Mais cette procédure suppose qu’il soit possible d’établir une telle
harmonie, que celle-ci soit même ce en quoi les multiples ont chacun un sens
pour la vie (éthique) et la raison (transcendantal). Or comment les multiples
pourraient-ils s’ouvrir à ce sens, si celui-ci ne les précédait pas en quelque
manière, ne leur était pas donné a priori ? La médiation est un ‘plus’, possible
sans doute pour les éléments, mais actualisé par aucun d’eux. Cela, la
philosophie l’a constamment entendu en veillant à construire des systèmes de
pures dialectiques ‘descendante’, dont les premiers exposés se rencontrent dès
Platon ; le Parménide et le Sophiste, tout particulièrement, se fondent sur ce
principe dialectique40. C’est parce que la médiation est donnée a priori que
l’idée nous vient d’unir les éléments dont nous faisons l’expérience de la
multiplicité et de la diversité, d’articuler leurs différences de sorte qu’ils ne
soient plus indifférents les uns aux autres, mais sans pour autant qu’ils se
confondent les uns avec les autres. On montre par là que les éléments ne sont
pas susceptibles d’être mis ensemble de n’importe quelle manière, comme si
chacun était absolument maître de soi et indépendants des autres et pouvait
décider de lui-même comment s’attacher aux autres.
Si les éléments étaient indépendants, nous pourrions d’ailleurs les
décomposer à l’infini en suivant les indications de la seconde règle de la
méthode cartésienne, et décomposer leurs sous-éléments ainsi mis au jour
sans jamais aboutir à nouvelles synthèses sensées, en tournant même le dos à
toute synthèse, comme si l’unité de l’élément d’origine n’avait aucune
importance. Mais même les chemins de la techno-science deviennent alors
absurdes. La médiation unificatrice s’impose a priori41. Naît cependant de là le
risque de devoir ramener tous les éléments en une totalité générique, de les y
réduire. Si la médiation doit être donnée a priori, l’unité propre à chaque
élément pourra être surmontée et niée pour entrer dans le monde de la réalité
ou de la médiation, laquelle ne se préoccupera donc pas de respecter la
singularité radicale de chaque élément réellement en présence.
La synthèse ou l’unité principielle de toute réalité est donnée a priori.
Mais elle ne peut cependant pas être un élément de nouveau indépendant,
compact, en soi, à l’enseigne de toute réalité, de tout ‘étant’ en lequel les
différences seraient abolies. Elle unit les éléments sans les ramener ou les
réduire en un ‘étant’ supérieur, en une ‘chose’ supérieure. La synthèse n’est

40
Paul Ricœur a montré que, des cinq ‘grands genres’ du Sophiste, le dernier,
l’altérité, est le plus fondamental car le plus commun ou universel (P. RICŒUR, Réflexion
faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Éditions Esprit [Philosophie], 1995, 90).
41
Rappelons que, pour l’aristotélisme, l’‘un’ est l’unique transcendantal qui
accompagne l’‘étant’ en tant qu’étant (voir la Métaphysique, IV, 2 [1004b1-1005a18]).

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 11
pas un troisième terme qui absorberait ceux qu’elle médiatise et dont elle
supprimerait en elle les caractéristiques individuelles. On comprend l’idée de
‘vie’ de cette façon. Celle-ci donne et se donne, sans jamais se perdre ni perdre
de sa vigueur, sans s’éteindre en passant d’une génération à l’autre. Elle est
réellement chacune des générations, ou plutôt chaque génération manifeste la
‘vie’, expose son énergie sans jamais l’épuiser. La vie n’est pas vraiment si elle
ne se donne pas réellement à et en chaque génération. Il est alors intéressant
de constater que Henry fait confluer la Vie et la génération du ‘Verbe’42. Il lit
les Écritures en fonction de ses intuitions métaphysiques, les intuitions les
plus profondes auxquelles accèdent les métaphysiciens les plus pointus. Les
métaphysiciens peuvent ne pas craindre de méditer les Écritures, johanniques
surtout. L’origine, a-t-on déjà rappelé ici, peut être dite actus essendi, et même
‘subsistante’, mais à la condition de distinguer avec l’Aquinate la subsistance et
la substance43. L’origine est relation effective, en acte en tant qu’elle opère la
relation, qu’elle met en relation. La relation théologique du Père et du Fils est
ici éclairante.
Les ambiguïtés de la pensée d’Henry se font toutefois voir ici. Je suis,
moi, dans l’ordre des engendrés, fils dans et avec le Fils. Suis-je pour autant le
Verbe ? « Car une fois écarté le risque de la séparation de l’individu et de la vie
en recourant aux concepts d’engendrement, de filiation et de relation
d’intériorité réciproque, la question qui se pose à ce stade est la suivante : suis-
je moi-même l’Archi-Fils co-engendré dans l’auto-engendrement de Dieu ? »44
On pourrait penser que l’idée d’engendrement et de relation suffise pour
éviter le contraire de la séparation que serait la confusion. Audi va cependant
dans une autre direction, notant que, pour sortir de la difficulté, Henry double
son langage : « l’ipséité se dédouble en ‘soi’ et ‘Archi-Soi’, le processus
d’engendrement donne lieu à la notion de ‘Fils’ et d’Archi-Fils’, l’intériorité
réciproque renvoie à la fois au ‘Fils dans le Fils’ et à ‘l’Archi-Fils dans le
Père’ »45. Mais n’y a-t-il pas là de purs jeux de mots, une vaine rhétorique ? Y
42
Selon P. AUDI, Michel Henry, Paris, Les Belles Lettres (Figures du savoir), 2006, la vie
« est une pure venue en soi qui produit sa propre essence, c’est-à-dire qui engendre ce dans
quoi et comme quoi elle advient ; mais parce que cette idée d’auto-génération de la Vie
absolue doit prouver qu’elle ne résulte pas d’une vision spéculative de la réalité des choses, il
faut […] que ce procès d’auto-génération révélé par les Écritures donne lieu à une certitude
phénoménologique, que cet “auto-mouvement s’auto-éprouvant et ne cessant de
s’éprouver dans son mouvement même” […] bénéficie d’une attestation sur le plan des
phénomènes » (204-205 – la citation interne est de M. HENRY, C’est moi la vérité. Pour une
phénoménologie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, 74). On peut penser que l’art. 24 des Passions
de l’âme de Descartes joue ici un rôle fondamental ; nous y reviendrons en fin de notre
réflexion.
43
Voir THOMAS D’AQUIN, Somme de théologie, I, q. 30, a. 2, c.
44
P. AUDI, Michel Henry, 218-219.
45
Ibid., 220.

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 12
a-t-il une expérience, un phénomène qui puisse y trouver abri ? Les jeux de
mots, gratuits, sans critères, ne vont-ils pas provoquer un débordement de
l’imagination où la représentation prendra le dessus sur la pensée ? N’est-ce
pas pour cette raison que le Christ va être conçu par Henry comme un
« intermédiaire »46 plutôt que comme un médiateur ?
On a pu dire que la philosophie d’Henry était gnostique47. C’est en effet
une philosophie qui, si elle insiste sur la chair, semble ne pas honorer le
corps48. Toute philosophie transcendantale, qui s’attache à méditer sur le
principe d’unité donné a priori mais dont la lumière doit toujours être
renouvelée ou rendue à l’attention de l’intelligence – et la philosophie d’Henry
est éminemment transcendantale –, est tentée par la gnose, par les chemins
platoniciens qui conduisent vers un monde où l’on peut se détourner de ce qui
faisait précédemment problème, et ignorer la finitude, le corps, la mort.
Comment donc cette manière transcendantale de philosophie pourrait-elle se
‘retourner’, faire une sorte de Kehre pour retrouver ce qu’elle avait initialement
l’intention de fonder49 ? Aussi longtemps que ce ‘renversement’ n’aura pas eu
lieu, la recherche philosophique du fondement demeurera vaine puisqu’elle
abandonnera les réalités à fonder. Comment le Verbe de Vie, le Fils engendré,
s’il est représenté comme un intermédiaire, pourrait-il être aussi un médiateur
réel, et maintenir la distance entre Lui et les fils que nous sommes ?

46
M. HENRY, C’est moi la vérité, 138 – même si l’auteur parlera, à la page suivante,
d’un rapport « médié par le Christ » ?
47
P. CLAVIER, « Un tournant gnostique de la philosophie française ? À propos des
Paroles du Christ de Michel Henry » dans la Revue thomiste 105 (2005) 305-314 : « En
disqualifiant constamment la connaissance de Dieu à partir des choses créées, au profit
d’une auto-révélation ou d’une auto-donation de la vie absolue, M. Henry semble s’installer
dans une posture gnostique. On songe notamment à Marcion, qui développe l’Antithèse
entre un Dieu créateur du monde matériel (Cosmocrator) et une divinité supérieure révélée
dans l’Évangile, et peut-être plus précisément au Marcion relu par Schelling dans sa thèse
de théologie de 1795 » (312).
48
Cf. Em. FALQUE, « Y a-t-il une chair sans corps » dans Ph. CAPELLE (éd.),
Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry. Les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris,
Éditions du Cerf (Philosophie & théologie), 2004, 95-133. Les catégories utilisées ici sont
fondamentales ; elles viennent d’Ed. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une
philosophie phénoménologiques pures. Livre II. Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris,
PUF (Épiméthée), 1982, et d’autres textes du même auteur.
49
G. DUFOUR-KOWALSKA, Michel Henry. Passion et magnificence de la vie, Paris,
Beauchesne, 2003, note justement ceci : « Structure principielle du sujet transcendantal, la
transcendance, incapable de se légitimer elle-même, renvoie à l’intérieur de soi à un
fondement plus originel qu’elle présuppose sans cesse sans pouvoir le dévoiler elle-même
[…]. La transcendance n’est pas son propre fondement » (44). Elle suppose en effet
l’immanence dont on entend la distinguer pour lui donner un sens. Il faut avouer
cependant que, inversement, le terme ‘immanence’ a besoin du mot ‘transcendance’ pour
être lui aussi sensé.

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 13
L’idée de ‘vie’ est illustrée chez Henry grâce à l’article 26 des Passions de
l’âme de Descartes. La vie se révèle par une manière d’auto-affection de l’esprit
humain. C’est ainsi que l’immanence fondatrice se laisse reconnaître. « La
révélation de soi à soi dans l’être de la subjectivité s’accomplit en deçà de
toute visée en général, quel que soit le degré […] ; elle s’actualise comme une
expérience interne et immédiate, laquelle ne saurait se réaliser que dans un acte
d’auto-affection absolu. Cet acte mérite à l’affectivité et à son intériorité
structurelle le titre de forme originaire et fondatrice de toute expérience
possible »50. Notons cependant que la réalité de cette affection de soi par soi
n’apparaît qu’au regard éveillé et capable d’intuition, à la conscience capable
aussi de distinguer ce qui est de ce qui n’est pas, et de consentir à ce qui est, de
s’y donner. L’affection de la crainte vécue dans le rêve ne demeure pas
seulement une affection ; elle passe dans le savoir et la reconnaissance de
l’éveillé. Cette reconnaissance peut être pensée toutefois intérieurement à une
nouvelle affection, celle que la philosophie a depuis toujours reconnue au seuil
de ses démarches, dans l’étonnement. La vie est étonnante. L’esprit se connaît
en acte sans qu’il soit la raison de l’apparition de soi à soi.
Pour Henry, la conscience est typiquement husserlienne, une
conscience intentionnelle et objectivante. « Ce qui caractérise la philosophie de
la conscience », écrit-il, « c’est qu’elle présuppose implicitement ou expose
explicitement […] le concept d’être comme extériorité »51. Voilà pourquoi, dès
la troisième de ses Méditations de philosophie première, Descartes délaisse la
réflexion sur le cogito et s’attache au cogitatum pour donner force à une
philosophie de la conscience. Mais ce progrès du discours cartésien est en
même temps l’abandon de son fondement, l’oubli d’un cogito qui n’a pas été
assumé en radicalité. Ne faut-il pas plutôt penser la pensée, y reconnaître
vivace un penser en acte, s’étonner et s’émerveiller de ce qui peut alors être
reconnu et assumé, une pensée qui se sait donnée à elle-même avant même
qu’elle ne s’épanche et s’exprime, dans son acte même de penser ? La question
est alors de savoir comment le ‘penser’ peut dire ce qui l’éveille à soi, ce qui
est à l’origine du savoir qu’il a de ne pas être à l’origine de soi ou de son acte,
et de s’auto-affecter de cette reconnaissance52.

50
Ibid., 45.
51
M. HENRY, De la phénoménologie, t. 1, Phénoménologie de la vie, Paris, PUF (Épiméthée),
2003, 43.
52
Nous devrions reprendre ici, à la fin de notre parcours, les textes où Michel
Henry s’inspire de Maître Eckhard, et cela dès son grand livre L’essence de la manifestation.
Mais un article ne peut pas tout explorer…

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Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 14

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