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Didier Moreau
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Résumé : La pensée du Romantisme allemand s’est souvent centrée sur l’enfance et la formation
de l’homme. Cette étude soutient l’hypothèse que loin d’être anecdotique, si l’on abandonne la
vision caricaturale qu’on en a trop souvent, l’intérêt pour l’enfant a une fonction épistémolo-
gique importante. Par l’analyse du projet artistique total de Philipp Otto Runge et la lecture
du premier roman de formation de Jean Paul Richter, La loge invisible, elle montre que le
rapport à l’enfance est la source de notre incapacité à l’achèvement et à la complétude, et
structure ainsi un rapport au monde oscillant entre vérité et chaos. L’éducation devient alors
la fragile possibilité d’accueillir encore la sagesse du futur que porte l’enfance.
1. Jean Paul, Levana ou Traité d’éducation, A. Montandon (éd.), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983,
Préface, p. 15.
Mais pourquoi alors écrire sur cette impossibilité ? Pourquoi, après eux,
reprendre l’échec des Romantiques à penser l’enfance, et ne pas plutôt analyser la
structure des savoirs contemporains constitués sur l’enfance ? Sans tomber sous
le charme des catégories historiques “négatives”, on peut cependant être mû par
une intuition intellectuelle selon laquelle un mouvement de longue durée prend,
dans le moment romantique, une figure (Bild) particulière qui nous interpelle avec
insistance pour nous écarter de nos évidences contemporaines, et des pratiques
assurées qu’elles prétendent fonder. S’intéresser au Romantisme, c’est faire un saut
au-dessus de ce qui nous enserre aujourd’hui.
2. P.O. Runge, Les enfants Hülsenbeck, Kunsthalle, Hambourg, 1805-1806. Runge avait soumis à
Goethe les esquisses de son projet qu’il conserva dans sa collection personnelle : « […] malgré
des réserves de principe touchant à son inspiration romantique [il] en livre un compte rendu
amplement favorable ». M. Bertsch, « La série des Heures du Jour », in L’Allemagne romantique,
1780-1850, Catalogue de l’exposition au Petit Palais, Paris, 2019, p. 99. On comprendra plus loin
les réserves de Goethe.
3. C.D. Friedrich, Paysage au soleil levant, collection de Goethe, Goethe National Museum, Weimar.
4. R.W. Emerson, La confiance en soi, Paris, Payot Rivages, 2000, p. 88.
La sagesse du futur contre la déraison du présent… 99
sentiment ou un reproche d’adulte ; pris dans leurs jeux, les enfants ne regardent
pas, ils voient en totalité, comme cette totalité poétique, musicale et picturale qui,
pour Runge, était la seule présentation capable de saisir ces heures de l’enfance. Les
enfants ne croisent pas leurs propres regards, et si l’aîné veille sur le petit dernier,
c’est qu’il commence sans doute à quitter le monde de l’enfance. Les enfants nous
regardent sans nous interroger, et c’est cette indifférence qui nous inquiète, nous
les adultes : d’où leur vient cette confiance radicale dans l’être ? Du jeu, probable-
ment, mais le jeu lui-même ne peut s’exercer librement que dans cette confiance
assurée. Cette confiance, postule Runge, leur vient du futur. Confiance en la vérité
de leur expérience du monde construit selon des structures ludiques et oniriques,
confiance dans la transparence (rousseauiste) qui éclaire leurs relations mutuelles,
sentiment, non de puissance, mais d’attente accueillante de ce qui va advenir, et qui
est déjà, comme l’allée vers la maison, derrière soi. Pour s’en convaincre un peu
plus, il faut se reporter à une autre toile de Runge, de l’année suivante (1806) mais
beaucoup plus sombre : Les parents de l’artiste 5. Ce sont deux fillettes jouant avec
des fleurs qui se tiennent en avant-plan d’un couple d’adultes âgés mais qui ne sont
pas encore des vieillards. La femme a dans la main une petite rose qui l’embarrasse,
vraisemblablement cueillie par une des fillettes, tandis qu’elle tient son mari par le
bras. La plus âgée des fillettes regarde le couple, comme l’aîné Hülsenbeck son plus
jeune cadet précédemment, lorsque la plus jeune regarde le spectateur du même
« regard invaincu ». Ce qui frappe ici est un contraste violent établi entre les regards
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À l’époque de l’Athenaeum, l’absolu était en tout cas le système dans la figure de l’art.
Mais il ne cherchait pas cet absolu de façon systématique, il cherchait bien plutôt à
l’inverse à saisir le Système de façon absolue 7.
Ils argumentent que le Romantisme est bien une pensée du Système, aux antipodes
de tout systématisme, qui ne peut saisir la totalité que sous l’individualité singulière
du fragment, et son savoir que dans l’écriture du chaos. Chaque fragment est une
image de la totalité, qui ne s’y reflète pas dans un schème ordonné, comme dans
le monde leibnizien, mais qui la subvertit de l’intérieur dans la désorganisation
radicale du chaos. Chaque fragment possède ainsi une vérité plus radicale que ne le
ferait un système total de la science, mais cette vérité est bien ce qui rend impossible
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(D’où le motif si constant et capital dans tous les fragments de la Bildung dans ses
deux valeurs de formation-mise en forme et de formation-culture. L’homme comme
l’œuvre d’art ne sont ce qu’ils sont que gebildet, ayant pris forme et figure de ce qu’ils
doivent être. Le motif de l’« éducation du genre humain » s’épanouit et se transfigure
à Iéna, par-delà Lessing, Herder et Schiller, dans le motif de la mise en forme totale
d’une humanité absolument essentielle et absolument individuelle, dans laquelle « tout
individu infini est dieu » et « il y a autant de dieux que d’idéals » (Ath. 406) : ce qui revient
à dire, à la fois que l’achèvement de la Bildung est la manifestation-en-forme de l’idéal
(lequel n’est pas l’« inaccessible », mais la réalité de l’idée, cf. Ath. 412), ou l’idéal comme
œuvre, et que l’idéal, comme l’individu, est aussi nombreux que le fragment – ou que
c’est l’idéalité qui fait la pluralité fragmentaire) 11.
On saisit là la trame de tous les romans de formation, de la Loge invisible de Jean Paul
à la Recherche proustienne, dans cet effacement perpétuel de toute subjectivité qui
tenterait de se clore dans une collecte enfin cumulative de ses propres fragments 12.
L’enfance dissout toute subjectivité qui se poserait dans la présence à soi apaisée.
C’est pourquoi l’éducation formelle tente d’institutionnaliser une telle présence,
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11. P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, p. 68. L’usage par les auteurs de la parenthèse
est ici remarquable : elle situe une proposition majeure de l’ouvrage au rang d’une évidence
apodictique.
12. Voir D. Moreau, « Jean Paul, lecteur de Jean-Jacques… ».
13. Jean Paul, Cours préparatoire d’esthétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1990.
102 Dossier : Sage comme une image
14. G. Espagne, Les années de voyage de Jean Paul Richter, Paris, Cerf, 2002.
15. Jean Paul, Levana ou Traité d’éducation, Paris, Classiques Garnier, 2012.
16. Jean Paul, La loge invisible, Paris, José Corti, 1965 (traduction G. Bianquis).
La sagesse du futur contre la déraison du présent… 103
Ce n’est pas l’étroitesse de la situation mais l’étroitesse du regard, ce n’est pas une
science favorite mais une âme étroitement bourgeoise qui rendent pédants, âme qui
ne peut mesurer et distinguer les cercles concentriques du savoir et des actes humains.
À cause de la distance locale qui confond le foyer de toute vie humaine avec toute
paire de faisceaux lumineux convergents, qui ne voit pas tout et doit tout subir ; bref,
le véritable pédant est l’intolérant 19.
piétiste » 20 et qui exercera la même fonction dans la Vie de Fixlein. Cette éducation
souterraine (un ancien souterrain d’un château) a une double fonction : comme la
Caverne platonicienne, préparer à la contemplation de la réalité extérieure, comme
l’éducation d’Émile, et d’autre part permettre la mise en suspens des relations de
l’élève avec la vie sociale et, singulièrement, avec ses parents : ceux-ci ne pourront
avoir de contact avec lui que la nuit, dans le silence, alors qu’il est endormi, les
yeux bandés… Cette première éducation consiste pour le Génie à :
[…] régner seul sur l’enfant dont il recourbait les branches bourgeonnantes, à la mesure
d’une haute stature humaine. […] Il s’y prenait fort bien, sans jamais commander, il se
contentait d’accoutumer et de raconter. Il ne contredisait jamais l’enfant ni lui-même,
il possédait pour le rendre sage le plus grand arcane – lui-même 21.
Dans cette caverne, comme dans la communauté platonicienne des Lois, ce sont
les récits qui sont formateurs lorsqu’ils préparent à la seconde éducation, expé-
rientielle et sensible, au cœur du monde réel. Mais ces récits sont puisés – lecture
de Rousseau – à partir de la propre formation du maître. Cette éducation-dans-
le-monde s’accomplira sur le thème d’un véritable acquiescement à l’être, d’une
adhésion parfaite à la réalité, comme ultime vérité du monde. Le Génie prépare
ainsi son élève à sa sortie hors de la grotte, du « Paedagogicum souterrain » 22 :
Si tu es bien sage et patient, si tu aimes bien le Caniche et moi, tu pourras mourir.
Quand tu seras mort, je mourrai aussi et nous irons au Ciel (il voulait dire à la surface
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Cette sortie de Gustave est « la résurrection qui le tire de son Saint-Sépulcre » :
[…] alors les hautes vagues d’un océan de vie refluent sur Gustave – haletant, ébloui,
l’âme comblée. Il contemple l’incommensurable visage de la nature. Mais quand, la
première stupeur passée, il ouvrit son âme à ces effluves, – quand il sentit l’âme sublime
de l’univers l’étreindre de ses mille bras – […] quand enfin son regard appesanti se
confia aux ailes blanches d’un papillon qui naviguait solitaire et sans bruit sur des fleurs
diaprées […] alors tout le ciel, consumant l’ourlet traînant du manteau de la nuit fugitive,
et sur les confins de la terre, se posa, comme une couronne tombée du trône divin, le
soleil. Gustave s’écria : “c’est Dieu qui est là !” et s’affaissa, les yeux éblouis, ému de la
plus grande ferveur qu’ait jamais ressenti un cœur puéril de dix ans 24…
Certes, le prisonnier platonicien préférait orienter son esprit vers les mouvements
mathématiques des astres et ne se serait jamais fié à l’errance d’un papillon ; c’est que
le platonicien accédait à un monde supra-sensible épuré de ce qui façonne l’unité
du monde réel de Gustave, le pneuma cosmique, qui dirige le papillon avec la même
nécessité qu’il oriente le regard de connaissance de l’enfant. Jean Paul est un Stoïcien
en ce sens ou herdérien si l’on veut, lorsqu’il rend inutile pour l’homme l’accès à
une réalité supérieure : « […] c’est Dieu qui est là », comme Cosmos auquel nous
appartenons. Mais cette appartenance n’est pas rationnellement donnée, et nous
ne l’entrevoyons qu’en nous fragmentant. Cette fragmentation est ce creusement
de l’être vers ce qui nous menace, l’Angoisse que Jean Paul distingue radicalement
de la crainte à travers une phénoménologie de la présence spectrale :
La peur des fantômes est un singulier phénomène de notre nature, d’abord à cause de
sa domination universelle, secondement parce qu’elle ne tient pas à l’éducation, car
l’enfant a peur non seulement des fantômes mais aussi du gros ours qui est derrière la
porte ; si l’une de ces peurs disparaît, pourquoi pas l’autre ? – et troisièmement à cause
de son objet : quand on craint les fantômes, ce n’est pas la mort que l’on redoute, mais
la présence d’un être totalement inconnu ; un habitant de la lune, un indigène d’une
autre planète ne nous causerait pas plus d’émoi qu’un animal exotique ; mais il semble
que dans l’homme habite la terreur de maux que la terre ignore, d’un monde tout autre
que ceux qui gravitent autour des soleils, de choses limitrophes du moi 25.
La seconde éducation de Gustave sera une éducation par le monde. L’auteur Jean
Paul s’y insère insensiblement comme un personnage central : il devient le précepteur
de Gustave, boiteux ou unijambiste, mal assuré sur cette terre. Et Jean Paul peut
se métamorphoser en Jean-Jacques en insérant dans sa pédagogie les préceptes de
l’éducation négative corrigés cette fois vers une socialité bienveillante. S’il n’y a
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Ainsi, l’éducation de l’enfance doit être une formation de soi – ferme et orientée,
insiste Jean Paul, en vue d’une éducation tout au long de la vie :
Instruire en jouant ne signifie pas qu’on épargne tout effort à l’enfant ou qu’on l’en
décharge, mais que l’on éveille en lui une passion qui lui impose et lui allège les plus
grands efforts. À cet effet, les passions tristes ne conviennent pas – par exemple la
crainte de la réprimande, de la punition, etc. 28
Comme l’éducation est beaucoup moins apte que ne l’imaginent les précepteurs à
changer quoi que ce soit à l’homme intérieur, mais qu’elle peut beaucoup sur son
extérieur, on sera surpris d’observer l’inverse chez Gustave 31.
Mais d’autre part l’enfance est le double de l’homme, parce qu’à l’enfance se produit
le premier dédoublement – celui de la conscience réflexive et de ce qui lui correspond
comme fragmentation et impossibilité d’une réconciliation, dont Jean Paul sera
l’un des premiers à en faire une épreuve existentielle, reprise on le sait par Kant.
C’est la première naissance de Jean Paul :
[…] un matin, tout enfant encore, je me tenais sur le seuil de ma maison et je regardais
à gauche vers le bûcher, lorsque soudain me vint du ciel, comme un éclair, cette idée :
je suis un moi, qui dès lors ne me quitta plus ; mon moi s’était vu lui-même pour la
première fois et pour toujours 32.
Être un moi et vivre les instants épars d’une vie humaine, cette contradiction est
habituellement épargnée à la première enfance et Jean Paul y puisa la clef de son
destin intellectuel. Mais à cette première épreuve correspondra ce qu’il appellera
sa Transfiguration, du 15 novembre 1790, comme naissance centrale, on l’a dit :
Soir le plus important de ma vie : car j’y éprouvai la pensée de la mort, songeant qu’il
n’y avait point de différence pour moi à mourir demain ou dans trente ans, que tous
mes plans s’évanouiraient dans la mort, et qu’il me faut aimer les pauvres humains, si
vite engloutis, avec leur lambeau d’existence 33.
32. Jean Paul, Choix de rêves, A. Béguin (éd.), Paris, José Corti, 1964, p. 21.
33. Ibid., p. 27.
108 Dossier : Sage comme une image
les exaltantes pénombres de la réalité ! Et par quoi remplacerait-on ces rêves qui nous
emportent loin du tumulte de la cascade vers les hauteurs paisibles de l’enfance, où le
fleuve de l’existence, silencieux encore dans sa petite plaine, semblable à un miroir du
ciel, s’en allait vers les abîmes 34 ?
L’enfance est donc ce chemin perdu vers l’être dont il nous reste les rêves et les
terreurs. Freud, à nouveau, s’appuiera sur cette intuition fondamentale. Cette
métaphore du miroir avait été placée originellement dans l’avant-propos de La loge
invisible :
Entre ciel et terre est suspendu un grand miroir de cristal sur lequel se projettent les
grandes images d’un monde nouveau et encore caché, mais seul le regard de l’enfant
les aperçoit, le regard souillé de l’animal ne perçoit même pas le miroir 35.
L’enfant est le voyant que nous avons cessé d’être, et que nous devons accueillir
comme un messager du futur, puisqu’il vient de l’avenir, comme un aérolithe. Notre
passé est notre futur, à la condition expresse que nous ne le compromettions pas
prématurément, à travers le passé de notre enfance : c’est le thème de l’anthropolithe
dans la Levana.
Le travail de la formation de soi est pensé comme une émancipation de notre
futur qui ne peut être guidé que par nous-mêmes, à partir de nous-mêmes, c’est-
à-dire de notre enfance ; là est la responsabilité de l’enfance, là est sa gravité, telle
qu’elle s’exprime dans le regard des Enfants Hülsenbeck. C’est un passage important
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Mais cette émancipation, facilitée par une éducation favorable, reste un effort sans
promesse extrinsèque. Elle posséderait cependant un pouvoir immense d’inter-
pellation :
Un seul enfant sur terre nous apparaîtrait comme une merveilleuse créature angélique
étrangère, qui, peu habituée à nos manières bizarres, à notre langage, à l’air que nous
respirons, nous regarderait avec une attention muette 37.
Là est donc le véritable problème. Nous ne voyons pas les enfants, nous évitons
de croiser leur regard, et l’art est nécessaire pour nous rendre attentifs. C’est cette
communauté des enfants qui fait donc problème : en considérant le monde de
l’enfance comme un autre monde, dont nous, adultes, nous serions enfin extraits,
nous pensons trop bien les connaître et les régenter selon leurs supposées insuf-
Sagesse et poésie
Il ne peut y avoir de philosophie de l’enfance chez Jean Paul. La rupture est consom-
mée dans son parcours biographique. Jean Paul s’est détourné de la philosophie
de son temps, dès 1781, pour penser à travers des images, plutôt que des concepts :
des percepts, en quelque sorte. Il écrit que « la magie naturelle de l’imagination est
conçue comme le sens humain de l’infini » 41. Mais, pour cette même raison, il n’y
aura pas non plus de “philosophie pour enfants” :
Mais la philosophie est mortelle aux enfants, à tout le moins elle brise en eux pour
toujours la pousse fragile de la réflexion 42.
L’accès à l’enfance est interdit à la philosophie. Jean Paul ouvre la voie poétique,
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L’esprit de notre temps, où règne un arbitraire rebelle à toute loi, préfère sacrifier le
monde et le Tout au culte maladif du Moi, pour se dégager dans le néant un libre espace
de jeu […] Lorsque l’histoire d’une époque se met à ressembler à un historien, et n’a
plus de religion ni de patrie, la fureur du Moi, dans son arbitraire, vient fatalement
buter contre les règles dures et tranchantes de la réalité 45.
L’antidote contre le nihilisme est alors puisé par Jean Paul dans le statut éminent
auquel il élève la métaphore ; libérée de l’arbitraire du Moi (qui s’asphyxie dans
le vide), elle redevient la parole du monde et le Cours d’esthétique lui donne cette
place centrale :
45. Jean Paul, Cours préparatoire d’esthétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979, § 2, p. 35-36.
46. Parmi les « voisins » de ces poètes, Jean Paul nomme Novalis.
47. Jean Paul, Cours, p. 38.
La sagesse du futur contre la déraison du présent… 111
proclamait point des dissonances, il proclamait une identité ; les métaphores n’étaient,
comme chez les enfants 48 que des synonymes extraits du corps et de l’esprit [Geist] 49.
Hélas ! l’homme a-t-il le cœur si étroit et si fermé que de tout ce divin royaume qui
l’environne il ne puisse rien aimer, rien sentir que ce que saisissent et sentent ses dix
doigts 52 ?
Mais cette dimension tragique en assure la vérité, contre les exercices formels des
poètes nihilistes. C’est pourquoi Jean Paul déclarait n’avoir plus d’horizon d’attente,
« ni un jour, ni trente ans », pour être devenu lui-même, en tant que romancier,
un être métaphorique, passerelle entre « les paradis de la jeunesse passée et ceux
de la jeunesse future » 53. Le romancier est celui qui « poste de grosses lettres à des
amis » 54. Il forme une communauté de lecteurs qu’il rassemble par le savoir des
associations entre le passé et le présent. C’est pourquoi la métaphore, lorsqu’elle
se donne à lire dans le Witz, procède de la science, car elle est le fini qui dévoile
l’infini, comme l’image ou percept 55.
« Chaque langue est, du point de vue de l’esprit, un dictionnaire de métaphores
éteintes » 56 que le romancier-poète a le pouvoir de ressusciter. L’éducation requiert
la clarté lunaire, pour que revivent les demi-présences de l’esprit.
L’homme habite une île peuplée de fantômes [d’Esprits]. Rien n’est sans vie, rien n’est
sans signification ; des voix désincarnées, des silhouettes sans voix coïncident peut-
être, – et qu’il nous appartient de deviner ; Car tout transcende cette île et conduit le
regard vers une mer étrange et lointaine 58.
Ce qui a brisé l’élan initial de La Loge est l’histoire de la Révolution et son échec
concret à fonder sur ses propres principes une communauté politique. Portraitiste
des petites cours allemandes, fin connaisseur de leurs législations absurdes et
bornées, Jean Paul, comme Jean-Jacques, ne croit pas à la vertu des Grands États
à régénérer le corps politique. De nombreux obstacles s’y opposent, et le principal
est le nihilisme qui pousse le Moi à la solitude absolue. Qu’est-ce que l’éducation
peut encore accomplir, lorsque la forme politique devient violente et destructrice ?
Il faut donc tourner son regard vers cette mer étrange que les enfants voient déjà,
au-delà de notre vie spectrale. Il faut retourner la mort contre elle-même. Ce qui
apparaît alors est une communauté éducative poétique où les hommes se forment
par la métaphorisation de leur expérience concrète du monde. Cette “innocence” de
l’enfance est une sagesse du contact immédiat avec le monde, dans lequel le jeu est
plus véridique que le calcul ou l’abstraction : cette métaphorisation est la singularité
de la totalité qui, certes, ne saisit que des fragments, mais dont la brisure à elle seule
atteste de la véridicité. Il faut donc que l’éducation nous libère de l’universalité du
Moi abstrait, nous affranchisse de l’individu moderne.
Singularité de la désubjectivation
Si nous sommes façonnés par la langue qui nous parle plus que nous ne la par-
lons, si le savoir est un effort pour tendre la main vers des associations fragiles
qui tombent en poussière dès que la raison moderne croit s’en emparer, il faut
alors abandonner le sujet moderne de l’éducation : l’individu. C’est pourquoi un
État rationnel moderne ne peut pas être éducateur sans se contredire lui-même
et tendre à sa propre suppression. Le danger n’est pas “l’individualisme” mais le
Nihilisme que les États font prospérer par le maintien de la représentation politique,
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Les grands et les princes ont l’habitude de représenter ou d’être représentés : ils sont
rarement quelque chose ; d’autres sont chargés de manger, d’écrire, de jouir, d’aimer,
de vaincre à leur place, comme eux-mêmes le font pour d’autres 59.
Que veut dire donner un enseignement ? rien de plus que donner des signes, mais de
signes, le monde et le temps tout entier sont déjà pleins ; c’est de lire dans ces lettres
ce qui manque justement : nous voulons un dictionnaire et une grammaire des signes ;
la poésie apprend à lire, alors que le pur enseignant appartient au chiffre, plutôt qu’au
service de chancellerie du déchiffrage 62.
Si les souvenirs d’enfance ont un tel charme, ce n’est point en tant que souvenirs – car
nous en avons de toutes les époques de notre vie – il faut que ce charme provienne de
ce que leur magique obscurité et la pensée de cette attente enfantine, où nous étions
alors, d’une jouissance infinie (illusion de nos forces en leur jeune plénitude et de notre
expérience de la vie) flattent davantage notre sens de l’illimité 67.
Nous ne sommes point ensemble – des grillages d’os et de chair séparent les âmes
humaines, et pourtant, l’homme peut soutenir follement qu’il y a sur terre un embras-
sement, alors que seules ces grilles se heurtent, et que, derrière elles, l’âme ne fait que
penser l’autre âme 68.
Le monde des enfants renferme tout le monde à venir : en même temps il nous reproduit
rajeuni le monde des ancêtres 69.
Didier Moreau
Université Paris 8
67. Jean Paul, Choix de rêves, Sur la magie naturelle de l’imagination [1796], p. 26.
68. Ibid., p. 29.
69. Jean Paul, Levana, § 1.