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Du possible à l’événement : essai de typologie à propos de

l’événement et de la contingence
Haud Guéguen
Dans Nouvelle revue de psychosociologie 2015/1 (n° 19), pages 79 à 92
Éditions Érès
ISSN 1951-9532
ISBN 9782749247465
DOI 10.3917/nrp.019.0079
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Du possible à l’événement :
essai de typologie à propos de l’événement
et de la contingence

Haud Guéguen
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Nous nous proposons d’interroger la façon dont la tradition philoso-
phique a pensé l’événement et la contingence en nous concentrant sur
deux modèles ou paradigmes, entre lesquels on tâchera de montrer que
l’on peut lire une inversion. Le premier, élaboré chez Aristote et qui joua
un rôle clé dans l’élaboration de la philosophie politique et pratique et
dans la notion même de liberté, consiste à poser l’événement ou, plus
exactement, la « fortune » (tuchè) comme ce qui, tout en constituant la
matière de l’action (praxis), est aussi ce qui la menace – l’événement
ayant ainsi le double statut de condition et d’obstacle pour l’action,
laquelle se trouve pour sa part fondée sur la catégorie du « possible »
(dunaton) au sens de ce que nous pouvons faire. En partie élaboré contre
ce modèle, le second – que nous étudierons ici à partir de Deleuze –
entend au contraire procéder à son inversion. Ce qui vient au premier
plan, ce n’est plus le possible, mais ce qui peut à tout moment venir le
bouleverser, le renverser ou le transfigurer : l’événement, dont la contin-
gence relève cette fois de ce qui peut nous arriver. La promotion de
l’« événementialité de l’événement » (Romano, 1998) dessine ainsi une
nouvelle axiologie, voire une nouvelle topologie où ce qui est valorisé, ce
n’est plus tant l’action que la dimension inanticipable de ce qui, dans le
surgissement de l’événement, vient à chaque fois reconfigurer le monde.

Haud Guéguen, maître de conférences en philosophie, cnam Paris.


haud.gueguen@cnam.fr
Ce texte a bénéficié des remarques d’Arnaud Bouaniche, que je remercie vive-
ment pour sa lecture.

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Notre proposition est donc de dresser une typologie en confrontant


ces deux modèles pour, en conclusion, interroger la portée critique à
laquelle ils peuvent prétendre aujourd’hui, c’est-à-dire dans l’optique
d’une théorie sociale ajustée au temps présent. Rejoignant le diagnos-
tic opéré par certains auteurs, il s’agira alors de montrer que l’ambition
critique – dont, dans son élaboration, le modèle de l’événement apparaît
solidaire (en particulier chez Deleuze) – se révèle compromise ou du moins
émoussée dans la conjoncture actuelle et que, dès lors, il pourrait s’avérer
intéressant, voire nécessaire, de réhabiliter le modèle du possible en tant
qu’il permet de penser l’événement d’une façon qui n’exclut pas mais
suppose une dimension de praxis.

Le modèle du possible ou la fondation aristotélicienne de la praxis

Notons pour commencer que ce que nous proposons de nommer le


« modèle du possible », et dont nous allons voir qu’il fut fondé au sein
de la philosophie aristotélicienne, ne désigne en aucun cas un type de
pensée qui ignorerait le rôle de l’événement, mais une pensée qui pose un
primat du possible sur l’événement – primat qu’il s’agit donc, dans cette
première partie, de présenter à partir de ses principaux enjeux.
Il est néanmoins nécessaire, pour comprendre l’arrière-plan à partir
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duquel Aristote procède à cette subordination de l’événement fortuit – ou
de ce qu’il appelle la « fortune » (tuchè) – au « possible » (dunaton), de
préciser que, ce faisant, il cherche en particulier à s’opposer à ce que
l’on pourrait appeler la « pensée tragique », c’est-à-dire à une pensée qui,
présentant l’homme comme inséparablement agent et agi, responsable
de ce qu’il fait et irresponsable de ce qui lui arrive, ne permet pas de
dégager une sphère de l’action. Comme l’a montré Jean-Pierre Vernant
(1972), l’« homme tragique » est bien en situation d’agir, mais d’une
façon telle que son action lui échappe ou ne lui appartient pas. Avant
tout commandée par des puissances supérieures qui soumettent le héros
à la « fortune », l’action, avec son apparence de hasard, se révèle dans
son dénouement n’être que l’autre face d’une nécessité, c’est-à-dire d’un
« destin ». Sans pour autant que le régime de l’« action » tragique soit
celui d’une stricte passivité (les héros tragiques délibèrent, font des choix
et cherchent à atteindre certaines fins ; ils ne sont donc pas, comme on le
croit trop souvent, de simples « marionnettes »), il présente l’agir humain
à partir de son lien intime à des principes qui l’excèdent et le surpassent.
Au sein de la pensée tragique, tout comme d’ailleurs, bien qu’en des sens
différents que nous ne pouvons développer ici, chez Platon ou dans la
pensée sophistique (Rodrigo, 1998), il n’y a donc aucune place pour un
champ de l’action humaine qui ne serait soumis qu’à des principes imma-
nents à l’homme lui-même – c’est-à-dire, au fond, pour le dire vite et en
termes modernes, pour une autonomie de l’action.

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Or, c’est très précisément pour délimiter un tel champ de l’action


(Rodrigo, 1998 ; Kontos, 2002) et le dissocier de ces autres principes que
sont notamment la nécessité et le hasard que, dans l’Éthique à Nicomaque,
Aristote établit une préséance du possible sur la fortune – laquelle
préséance a donc, pourrait-on dire, pour fonction de la « dédramatiser » en
la soustrayant au registre tragique. En deux lieux centraux de ce texte, en
effet, Aristote montre que la fortune, loin de constituer un principe posi-
tif de l’action, est cette dimension littéralement impropre qui lui demeure
toujours extérieure : d’abord au livre I (chapitres 10 et 11), à travers la mise
en opposition de la fortune et du bonheur (eudaimonia) et de la vertu qui,
tout en reconnaissant la réalité et le pouvoir de la fortune, vise à en faire
non plus un principe mais un matériau de l’action, en soi dépourvu de toute
valeur morale ; ensuite, d’une façon plus importante pour notre propos, au
livre III (chapitre 5), à travers la délimitation d’un champ du « délibérable »
(bouleuton) – qu’Aristote identifie au champ du possible ou encore du
« faisable » (prakton) ou de « ce qui dépend de nous » (eph’hemîn) – par
exclusion des principes de la nécessité et de la fortune.
Sans entrer dans le détail de ce chapitre clé, la visée d’Aristote est
ici de circonscrire un champ de l’action humaine ou de l’« humainement
possible » (Murgier, 2011) en excluant un certain nombre de domaines
qui, précisément, doivent donc être séparés du champ pratique : la néces-
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sité du supralunaire ; la quasi-nécessité naturelle de ce qui arrive « le plus
souvent » ; mais également, et ce point est décisif, la pure contingence
à la fois dans sa dimension naturelle (le « hasard ») et dans sa dimension
humaine (la « fortune ») ; et même, souligne Aristote, ce qui relève des
affaires humaines en général, au sens où, nous dit-il, le gouvernement des
Scythes ne constitue pas un objet de délibération pour les Lacédémoniens.
Identifié au « délibérable », le possible ou ce qui dépend de nous, c’est-à-
dire donc à la fois l’objet et le domaine de l’action, c’est donc, au final, ce
qui est de notre ressort, ce sur quoi nous avons prise et que nous pouvons,
de nous-mêmes, décider ou non de faire, en fonction précisément de
notre délibération. Avec cette conséquence déterminante, dans la pensée
d’Aristote, que cette reconnaissance du possible implique du même coup
celle de la temporalité en sa dimension positive et créatrice d’ouverture et
d’indétermination (Couloubaritsis, 2000). Comme cela apparaît dans un
texte fameux sur les « futurs contingents » (De Interpretatione, chapitre 9),
Aristote pose – d’une façon qui vise en particulier la philosophie méga-
rique 1 – que, l’homme étant le principe de ses actions, la vérité des choses
futures dans la sphère pratique ne saurait être celle, déterminée ou atempo-
relle, du nécessaire et doit donc être assimilée à celle du « pouvoir être » ou
de la disjonction (Liske, 1995). Ce qui est vrai, pour reprendre son exemple,
ce n’est pas que « demain il y aura une bataille navale » ou que « demain

1. Sur cette critique aristotélicienne des mégariques, voir le texte classique de


Vuillemin (1984) ainsi que Muller (2009).

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il n’y aura pas de bataille navale », mais bien que « demain il y aura ou il
n’y aura pas de bataille navale » – et cela parce que, dans un tel cas, la
vérité n’est pas écrite de toute éternité ou prédéterminée, mais dépend de
la délibération et de la décision de chaque camp en présence.
Loin de s’identifier à ce que les scolastiques, selon une expres-
sion forgée par Duns Scot (1950), caractériseront plus tard comme un
« possible logique » (possibile logicum), le possible, ici, revêt donc un
sens indissociablement ontologique et pratique : ontologique, au sens
où, à travers les notions cardinales de possible, de faisable et de ce qui
dépend de nous, Aristote entend ici fonder une ontologie de l’action
humaine (Kontos, 2002 ; Murgier, 2010 ; Rodrigo, 1998) en détachant
l’objet de l’action d’autres plans du réel et en lui donnant un principe
immanent ; et pratique au sens où le « réalisable », renvoyant à ce que,
dans une situation et à un moment donnés, nous pouvons et par consé-
quent devons réaliser, comporte une signification simultanément descrip-
tive et normative (Gauthier, 1958).
Ces contours du possible étant tracés à grands traits, il importe désor-
mais de les nuancer quelque peu, et cela plus particulièrement concernant
le statut de la contingence au sein de ce modèle du possible, en ce qu’il
engage le rapport à la fortune et à ce que l’on pourrait appeler le « dehors »
de l’action. Il faut en effet insister sur le fait que la neutralisation de la
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fortune à laquelle procède Aristote ne repose pas sur une négation mais,
au contraire, sur une affirmation de la contingence au sein de la sphère
pratique (Aubenque, 1963). En premier lieu pour une raison d’ordre assez
général sur la philosophie pratique d’Aristote en tant qu’elle procède d’une
reconnaissance de la fortune qui, corrélativement, est une reconnaissance
de la « vulnérabilité » et de la « fragilité » de la vie bonne (Nussbaum,
1986). Sans pouvoir nous arrêter sur ce point, il suffit ici de rappeler que si
la sagesse pratique se trouve définie comme une « prudence » (phronèsis)
et non, comme c’est le cas chez Platon, comme un savoir théorique, c’est
très précisément du fait de son objet ou de sa matière, laquelle n’est autre
que la contingence des affaires humaines dont la modalité propre, loin d’être
celle du nécessaire, est celle de « ce qui peut être ou ne pas être », « être
ainsi ou autrement ». Modalité qui, tout en ouvrant par conséquent à la
possibilité de l’action, ne permet, à proprement parler, aucune « science »,
puisqu’il n’y a pour le Stagirite de science que du nécessaire.
Mais, de façon plus intéressante pour notre sujet, il faut également souli-
gner que le primat accordé au possible suppose lui-même, chez Aristote,
une distinction entre deux registres de la contingence (Aubry, 2002). À la
fois qualitative et axiologique, celle-ci consiste à opérer une différenciation,
au sein de la structure ontologique du « contingent 2 » (endechomenon),

2. Il est intéressant de noter que ce terme philosophique, issu du latin contingens,


fut forgé par Boèce en rapport au chapitre 9 du De interpretatione. Sur ce point,
voir Becker, 1938.

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entre une contingence qui procède de la fortune en tant qu’elle peut à tout
moment déjouer nos plans, que ce soit en empêchant ou en facilitant nos
actions, et une contingence qui s’enracine cette fois dans le possible ou le
faisable lui-même en tant qu’il dépend de nous de faire ou de ne pas faire,
d’agir ainsi ou autrement. Les deux, en effet, correspondent à la définition
générique de la contingence mais en des sens qualitatifs qui n’ont rien de
commun, puisqu’on a d’un côté ce qui peut survenir de façon accidentelle
et imprévisible, et sur lequel nous n’avons donc aucune prise, c’est-à-dire
ce qui peut nous arriver, et, de l’autre, ce que l’on peut anticiper, calcu-
ler et qui est précisément l’objet de la délibération, en d’autres termes ce
que nous pouvons faire (Guéguen, 2013). À double face, la contingence
pratique réside ainsi tout entière dans une sorte de tension dialectique qui,
tout en les liant étroitement, n’en distingue pas moins les niveaux actif et
passif, interne et externe de ce qu’il dépend de moi de faire et de ce qui,
tout en pouvant surgir et fonctionner d’une façon heureuse ou malheu-
reuse, marque à l’inverse les limites et la fragilité de mon action propre.
Pour reprendre l’exemple clé des futurs contingents, la contingence de la
bataille tient à la fois, de façon interne, à la décision de chacun des camps
(est-ce que, oui ou non, nous décidons de livrer bataille ?) et, d’une façon
cette fois externe et inanticipable, à celle de l’autre camp (serons-nous ou
non attaqués par le camp adverse ?).
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Or toute l’originalité d’Aristote, sur ce point, se situe à un double
niveau. Elle est d’une part d’avoir mis au jour, au sein même de l’être
humain comme « principe » ou « père » de ses actions, une contingence
qui, tout en étant relative et limitée (on est très loin de l’idée moderne
d’une liberté infinie ou d’une liberté d’indifférence), n’en est pas moins
ce qui autorise un plan de l’agir humain et permet ainsi de fonder le
domaine des « affaires humaines », qui n’est autre que celui l’éthique
et de la politique. Et elle est, d’autre part, d’avoir, comme on l’a dit,
procédé à une neutralisation de l’événement fortuit qui, secondarisé et
donc dédramatisé sur le plan pratique, voit désormais son caractère de
drame et de « destin » transféré au plan poétique de la représentation
tragique – suivant une différenciation des registres qui permet tout à la
fois l’autonomie du pratique et l’ouverture de l’espace poétique 3.
L’élaboration aristotélicienne du modèle du possible repose ainsi sur
un certain nombre de présupposés dont nous proposons désormais de
montrer qu’ils se trouvent précisément soumis à une inversion à travers
la constitution du modèle de l’événement, que nous aborderons donc ici
à partir de sa thématisation chez Deleuze.

3. Concernant cette dialectique de l’éthique et du tragique, voir Ricœur, 1983,


1990. Nous nous permettons également de renvoyer à notre article Guéguen,
2010.

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Le modèle de l’événement

Le fait de parler ici de « modèle de l’événement », par contraste,


donc, avec le modèle du possible, repose sur deux motifs. À savoir, d’une
part, que les différentes philosophies auxquelles cette expression réfère et
qu’elle permet de rassembler procèdent, comme on va à présent chercher
à le montrer, d’une inversion du modèle du possible. Autrement dit, se
fondent ou bien sur une critique radicale du « possible » (ce qui, de façon
explicite, est le cas chez Deleuze qui, fidèle à la leçon bergsonienne,
pose qu’il faut opposer à l’irréalité du possible la « réalité du virtuel 4 »),
ou alors sur une secondarisation du possible pensé comme constitué ou
sans cesse « configuré » ou « reconfiguré » par l’événement (selon une
ligne de pensée que l’on trouve chez Romano ou chez Badiou). Le second
motif tient au fait que, par-delà les variations auxquelles il donne lieu
chez les différents auteurs, l’événement apparaît comme un fil conducteur
ou un concept matriciel de la philosophie, en particulier française, de la
seconde moitié du xxe siècle, en ce sens qu’il joue un rôle central dans un
certain nombre de pensées, en particulier chez Deleuze (1969) et Guattari
(1991), Badiou (1988) ou Romano (1998, 1999) chez qui la catégorie de
l’événement revêt une place centrale – sans compter les auteurs qui, en
histoire, ont également accordé à cette thématique une valeur fondamen-
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tale (Nora, 1974 ; Dosse, 1987). Ne pouvant dans le cadre de cet article
restituer ces différentes pensées dans leur complexité, nous proposons
donc de dégager un certain nombre de traits généraux du modèle de l’évé-
nement en nous appuyant sur la philosophie de Deleuze, qui nous servira
donc ici de référent principal ou de « modèle » du modèle de l’événement.
Mais auparavant, il nous semble important d’indiquer rapidement le
contexte philosophique et également, en un sens, historique, dans lequel
s’inscrit ce modèle ainsi que les principales motivations auxquelles il
répond 5. De façon très schématique, il nous semble en effet possible
de dégager trois principales inspirations qui, bien que de façon inégale en
fonction de chaque auteur, peuvent être considérées comme constitutives
du modèle de l’événement :
1. La critique, opérée dans le sillage de la phénoménologie, du
modèle de la subjectivité et de l’intériorité élaboré dans la philosophie
classique : initiée chez Husserl par le biais du concept d’« intentionna-
lité » ou de « conscience intentionnelle » (Husserl, 1913) qui vise à définir
la conscience à partir de son mouvement ou de son orientation sur le

4. Sur ce point, voir Deleuze, 1969.


5. Pour une analyse plus détaillée de ce contexte, voir le remarquable article de
Balibar (2011) qui permet, en particulier, de montrer que ce qu’il appelle le « tour-
nant événementiel » ou encore le « renversement événementiel » qui s’est opéré
en France dans la période structuraliste procède d’une critique de Hegel et de sa
conception de l’histoire et vise donc à « libérer la puissance, l’indétermination,
l’irréductibilité de l’événement du schème téléologique du procès » (p. 223).

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monde, cette critique de la conscience close – reprise et radicalisée chez


Heidegger (1929) et Merleau-Ponty (1945, 1964) – aboutit en effet, ainsi
que Sartre le note dans un texte fameux (Sartre, 1947), à cette idée que
« tout est dehors », c’est-à-dire à un décentrement du sujet (voire, chez
Heidegger et dans les derniers écrits de Merleau-Ponty, à une critique radi-
cale de la notion même de sujet), qui s’avère déterminant pour le modèle
de l’événement.
2. La philosophie nietzschéenne et, plus précisément : i/ la critique de
la notion de sujet ou de substance – soit la critique de la métaphysique
ou de la « grammaire métaphysique », en tant qu’elle interdit de penser
l’« événement » (Geschehen) ou le devenir en son caractère non-subs-
tantiel (Romano, 1998) ; ii/ le motif de la « mort de Dieu » qui, comme
le soulignent Foucault et à sa suite Deleuze, n’est pas à comprendre en
un sens humaniste ou feuerbachien mais implique la mort de l’homme
au sens d’une « disparition du sujet » – laquelle, bien qu’en des sens
fort différents selon les théoriciens de l’événement, nous paraît être une
composante centrale de la logique sur laquelle s’élabore la pensée de
l’événement.
3. D’une façon qui permet de réunir ces deux sources, on pourrait
enfin, en ce qui concerne plus spécifiquement Deleuze, rattacher ces
différentes critiques (de l’intériorité subjective, de la substance, voire de
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l’homme) à un effort pour élaborer ce que, dans un texte bien connu et
qui témoigne d’une inspiration structuraliste, Foucault propose lui-même
de nommer une « pensée du dehors » (Foucault, 1966), c’est-à-dire une
pensée visant à « passer “hors de soi” » pour dire « l’expérience pure du
dehors » et dont Foucault note qu’elle vise en particulier à se départir de
l’humanisme de la philosophie de la praxis élaborée dans l’hégélianisme
de gauche. Suivant un motif que l’on retrouve chez Deleuze, la « pensée
du dehors » procède en effet d’une critique du modèle hégéliano-marxien
de l’aliénation (Haber, 2007) : ce qui est à critiquer, ce n’est pas le deve-
nir étranger ou extérieur à soi que dit l’Entäusserung ou l’Entfremdung ;
c’est au contraire la volonté même de s’appartenir ou d’« intérioriser le
monde ». Or si ce point est important, c’est parce que la valorisation
de l’événement que l’on trouve chez Deleuze doit être rapportée à cette
visée que, comme Foucault, il rattache à Nietzsche et qui n’est autre que
de parvenir à élaborer une philosophie de la pure immanence ou de la vie
dans sa dimension de création.
Si ce détour nous a paru nécessaire, c’est donc parce qu’en pointant
les enjeux et les exigences auxquels répond le modèle de l’événement il
permet du même coup de saisir sa fonction polémique et critique, pour
ne pas dire émancipatrice. Mettant au jour un certain nombre d’apories
de la métaphysique et cherchant à opérer une critique des institutions
entendues comme « dispositifs » ou « pouvoirs disciplinaires », il vise à
émanciper la philosophie et la pratique sociale, ce qui, pour des auteurs
comme Deleuze ou Foucault tout comme pour Badiou, relève d’un projet

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politique. Cette visée émancipatrice et critique du modèle de l’événement


étant posée, nous pouvons à présent en esquisser les contours généraux.
Pour ce faire, nous nous appuierons ici sur la thématisation deleuzienne
de l’événement 6 que nous chercherons à analyser comme une inversion
du modèle du possible tel qu’élaboré par Aristote – inversion se jouant à
au moins quatre plans.
Le modèle deleuzien de l’événement, tel qu’il se trouve en particulier
élaboré dans Logique du sens, apparaît en premier lieu, si on le confronte
au modèle du possible, comme le résultat d’une inversion cardinale : le
déplacement consistant à passer de ce que l’on pourrait appeler un régime
de l’action à un régime de la passion ou de l’exposition. L’événement, en
effet, c’est d’abord et essentiellement « ce qui arrive » ou « ce qui nous
arrive » ; ou encore, pour reprendre les termes de Deleuze dans la « série »
que, dans Logique du sens, il consacre au concept d’événement, ce qui
« nous attend », « nous aspire » et « nous fait signe », nous plaçant ainsi
dans une position qui, à rebours de tout agir, est essentiellement celle
d’un pâtir ou d’un « éprouver ». Pour être exact, il faut cependant préciser
que, suivant l’un de ses traits les plus fondamentaux, l’événement n’est
pas ou ne se résorbe pas pour Deleuze dans un « état de choses », dont
il n’est que la « surface », le « pur exprimé » incorporel et immatériel.
Reprenant à son compte la distinction stoïcienne du plan des « corps »
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et des « incorporels », au nombre desquels le stoïcisme comptait « ce
que l’on peut dire » (lekton de legein) ou l’« exprimable », et donc les
« événements incorporels », Deleuze rattache l’événement au « sens » qui
est comme la « part ombrageuse et secrète », c’est-à-dire « virtuelle »,
de l’actualisation de l’état de choses. Il y a ainsi une « structure double »
de l’événement qui se partage entre un moment empirique ou actuel (son
« effectuation » dans l’ordre des états de choses) et un moment transcen-
dantal ou virtuel (sa « contre-effectuation » dans l’ordre du sens), et qui
le place « entre les mots et les choses » (Bouaniche, 2007).
De cette première inversion cardinale (de l’agir au pâtir), résulte du
même coup un infléchissement de l’éthique qui, dans une veine qui asso-
cie le stoïcisme et le nietzschéisme, trouve son sens dans la « dignité de
l’événement » et l’« amor fati ». Ce que, dans une formule admirable, dit
Deleuze en affirmant : « Ou bien la morale n’a aucun sens, ou bien c’est
cela qu’elle veut dire, elle n’a rien d’autre à dire : ne pas être indigne de
ce qui nous arrive » (Deleuze, 1969, p. 174). Par contraste avec toute
morale fondée sur les valeurs du bien et du mal, mais par contraste aussi
et du même coup avec toute morale de l’action et toute philosophie de la
praxis, l’éthique de l’événement tient tout entière dans sa teneur ou son
exigence tragique. Et cela, non au sens où il n’y aurait que des événe-
ments malheureux ou au sens d’un fatalisme ou d’une résignation, mais

6. Pour une analyse interne de cette problématique dans la philosophie de


Deleuze, voir Zourabichvili, 1994 et Bouaniche, 2007.

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Du possible à l’événement : essai de typologie 87

au sens fort que Nietzsche a donné à ce terme : celui d’un dire « oui » qui
affirme la vie, le devenir et le hasard jusqu’à être capable de les vouloir
dans leur « éternel retour » (suivant une idée qui a d’ailleurs des anté-
cédents stoïciens). Par une inversion axiologique du modèle du possible
où l’éthique, fondée sur le plan de ce que nous pouvons faire, voit en
l’événement fortuit une matière (ou, selon les cas, une menace) dénuée
de valeur, c’est ainsi le plan même de ce qui nous destitue de notre action
qui se voit valorisé dans le modèle de l’événement : la mort, la rencontre
amoureuse, la blessure ou la maladie, la bataille. Par une sorte de mouve-
ment inverse à l’effort d’Aristote pour « dédramatiser » l’événement
fortuit, l’éthique de l’événement est donc une éthique tragique, où c’est la
dimension proprement excédentaire et « invivable » (Deleuze et Guattari,
1991) de ce qui nous arrive, et non celle, appropriable, de ce que nous
pouvons faire, qui est le socle et la mesure de toute valeur.
D’où une troisième inversion que l’on pourrait définir comme le
passage d’un schème de l’appropriation de l’action (selon l’exigence à
travers laquelle on a vu que l’élaboration du modèle du possible entendait
se distancier de la pensée tragique) à celui d’une dépersonnalisation ou de
désindividualisation se jouant précisément à travers l’exposition à l’évé-
nement. Comme le souligne avec force Deleuze, l’événement, en effet, a
nécessairement quelque chose d’anonyme. « Pré-individuel » ou « imper-
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sonnel », le surgissement de l’événement s’éprouve à la « quatrième
personne », celle du « on » qui, précise Deleuze, n’a rien de celui de la
« banalité quotidienne », mais est « le on de l’événement pur où il meurt
comme il pleut ». Ce qui ne signifie pas que le modèle de l’événement
interdise de penser toute forme d’appropriation, d’individuation ou de
subjectivation, bien au contraire. Être à la hauteur de l’événement ne
désigne en effet rien d’autre que la capacité à l’incarner et à « renaître » en
devenant le « fils de ses événements » – le modèle de l’événement n’étant
donc pas exclusif, mais constitutif d’une pensée de la subjectivation, que
celle-ci soit conçue en termes d’« heccéité 7 », d’« ipséité 8 » ou de « fidé-
lité 9 » à l’événement. Simplement, contrairement au modèle du possible,
l’appropriation n’y est précédée de ou, plutôt, n’y est préparée ou voulue
par aucune instance, aucune entité substantielle ou aucun « possible »
– ce qui implique que le sujet ne constitue pas, mais est (comme c’est en
particulier le cas chez Badiou) constitué ou institué par l’événement.

7. Sur l’heccéité comme « individualité événementielle », voir Zourabichvili, 1994,


p. 117.
8. Voir Romano, 1998, p. 123 sq. où l’ipséité est définie comme « capacité de
l’advenant d’être ouvert aux événements » (p. 125), l’idée centrale étant que «
”je” ne m’adviens comme tel qu’en tant que quelque chose m’arrive, et quelque
chose ne m’arrive qu’en tant que je deviens moi-même, dans l’épreuve de l’évé-
nement » (p. 124).
9. Badiou, 1988.

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88 Nouvelle Revue de psychosociologie - 19

D’où enfin une quatrième inversion portant sur la nature de la tempo-


ralité en jeu dans chacun des deux modèles que nous cherchons à mettre
en opposition. Car si, comme on l’a vu, le modèle du possible repose sur
le présupposé d’un temps ouvert ou de « futurs contingents », le modèle
de l’événement recourt à un tout autre type de temporalité 10 : un temps
qui n’est plus, comme le soulignent Deleuze ainsi que Romano, le temps
de l’expérience ordinaire et quotidienne (succession et différenciation du
passé, du présent et du futur), mais un temps inassignable et non datable.
Un temps qui relève de ce que Deleuze, pour le distinguer précisément du
temps de la succession (chronos), appelle l’aiôn (en grec : le perpétuel,
le « toujours ») et qu’il décrit comme un « temps mort », un « entre-
temps », « toujours déjà passé et éternellement encore à venir » (Deleuze
et Guattari, 1991). Or si ce caractère purement temporel – mais aussi,
en un sens, atemporel ou extratemporel – de l’événement est important
pour saisir les enjeux liés à l’inversion du modèle du possible, c’est en ce
qu’il est solidaire d’une critique du temps de l’action qui est, en particu-
lier, celui de l’Histoire. Le « temps » de l’événement est non seulement
inanticipable et indécidable, mais on pourrait presque dire en outre qu’il
n’est d’aucun temps ou qu’il est « hors temps ». Contrairement au temps
ouvert et contingent du possible, il ne se définit pas comme un temps qui
donne une prise à l’action, mais trouve bien plutôt sa condition dans un
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mouvement de déprise et de dépossession, soit dans une capacité à se
laisser affecter et former par l’événement.

Conclusion : les limites du modèle de l’événement


dans une perspective de critique du présent

Il y a bien sûr quelque chose d’artificiel, voire d’injuste, à opposer,


comme on a ici cherché à le faire, ces deux modèles et à réduire ce faisant
la complexité propre à chaque pensée. C’est la limite inhérente à l’exer-
cice même de la typologie : procédant par schématisation, elle conduit du
même coup à forcer le trait et à gommer les difficultés, les hésitations et
les enjeux. Il faut donc rappeler, avant même de conclure, que notre effort
de modélisation ne vise en aucun cas à présenter d’une façon interne les
pensées attenantes à chaque modèle (en particulier donc : Aristote et
Deleuze), mais bien à porter au jour une différence entre deux stratégies
pour penser l’événement, dont nous avons donc tenté ici de montrer
qu’elle pouvait se lire comme une inversion ou un retournement d’ordre à
la fois ontologique, axiologique et éthique : l’une qui pense l’événement à
partir du possible et qui pose donc une préséance du possible, l’autre qui
inverse cet ordre de priorité ontologique et éthique pour accorder le primat
à l’événement et le penser comme ce qui institue le possible ; ce qui
compte, ce n’est donc plus tant la contingence de ce que nous pouvons

10. Sur ce point, voir Bouaniche, 2007, p. 133.

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Du possible à l’événement : essai de typologie 89

faire que celle de ce qui peut nous arriver ; non plus ce que nous faisons
que ce qui nous fait.
Ce que nous voudrions faire, en conclusion, c’est interroger ces
deux modèles dans une perspective contemporaine, en nous demandant
dans quelle mesure ils peuvent aujourd’hui servir le projet d’élaborer un
discours critique qui soit ajusté à notre présent – lequel est avant tout
aujourd’hui celui de la modernité tardive et du capitalisme néolibéral. Or,
de ce point de vue, la thèse que nous souhaiterions défendre est que le
modèle de l’événement ou le « tournant événementiel » (Balibar, 2001) ne
peut plus aujourd’hui remplir une fonction critique émancipatrice, comme
ce fut le cas au moment de son élaboration dans la pensée deleuzienne,
et que c’est sans doute bien davantage le modèle du possible qui, dans la
conjoncture actuelle, pourrait être à même de revêtir une portée critique.
Les limites du paradigme de l’événement, déjà soulignées par de
nombreux auteurs, peuvent être analysées à trois niveaux, que nous ne
pourrons ici esquisser que de façon sommaire. Elles se situent en premier
lieu dans la critique même du modèle de la praxis et de l’Histoire dont
il procède (au moins chez Deleuze), et qui l’expose dès lors au danger
de céder à une pensée du miracle, c’est-à-dire au fond à une sorte de
mystique ou à ce que l’on pourrait, pour plagier une expression de Badiou
lui-même, nommer un « chant de l’événement 11 ». L’aporie, ici, résidant
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donc essentiellement dans l’incapacité à penser les conditions d’une
action collective transformatrice et émancipatrice – penser, donc, les
conditions d’un devenir historique qui soit porté par une agentivité sociale
(Bensaïd, 2004, 2007 ; Binoche, 2002).
Deuxième limite attenante au modèle de l’événement : ses affinités
paradoxales avec le « nouvel esprit du capitalisme » en tant que celui-ci
résulte justement d’une récupération des valeurs de la « critique artiste » au
sein de laquelle Boltanski et Chiapello (1999) ont souligné l’importance de la
pensée deleuzienne. Avec les notions de rhizome, de créativité, de virtualité
et de mobilité, on pourrait dire que c’est aussi du même coup le modèle de
l’événement qui, bien que sur le mode d’une trahison, s’est trouvé investi
par le néomanagement au sens où, à travers la valorisation de la flexibilité,
du réseau et du flux, il a su faire de la totale exposition à l’événement, corré-
lée à un processus de désinstutionnalisation, quelque chose qui aujourd’hui
ne relève plus tant d’une posture subversive que d’une nouvelle norme,
contraignante et particulièrement fragilisante pour les individus.
Mais il nous semble que l’on peut également dégager une troisième
limite qui, en rapport direct d’ailleurs avec les deux premières, concerne
cette fois le régime temporel propre à l’événement. En s’appuyant sur les
analyses que Hartmut Rosa (2011, 2012) a développées dans sa théorie
critique de l’accélération, on pourrait en effet dire que, à l’heure où l’ac-
croissement de la contingence n’apparaît plus tant, comme ce fut le cas

11. Badiou dénonçait pour sa part « le chant deleuzien du virtuel » (1997, p. 72).

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90 Nouvelle Revue de psychosociologie - 19

au seuil de la modernité, comme ce qui autorise l’autonomie que comme


ce qui lui fait obstacle, c’est l’idéal d’une ouverture à l’événement qui ne
soit portée par aucun sujet qui se trouve aujourd’hui mis en question. Avec
cette conséquence, posée par Rosa, que ce à quoi il s’agit aujourd’hui de
donner une valeur normative ne se trouve pas tant dans le temps atempo-
rel ou la détemporalisation (dont on a vu qu’il était d’une certaine façon
celui de l’événement) induit par l’hyperaccélération que – dans une pers-
pective dont la thématisation historique la plus importante se trouve chez
Koselleck (1997) – dans une temporalité faisant droit à une différenciation
dynamique du passé, du présent et du futur qui, seule, permet de penser
un avenir ouvert ou un horizon de transformation possible.
L’ensemble de ces limites propres au paradigme de l’événement
fait donc signe vers l’idée que si, dans la conjoncture de précarisa-
tion, de dés­ institutionnalisation et de détemporalisation qui caractérise
le néo­ capitalisme, l’on veut penser l’événement dans une perspective
critique, ce qui doit être revalorisé, ce n’est pas, ou plutôt, ce n’est plus la
dimension de création, de destitution et de « pâtir » de l’événement. C’est à
l’inverse l’exigence de sa réappropriation ainsi que, plus fondamentalement
encore, les conditions d’une action ou d’une puissance d’agir collective,
sans laquelle il ne saurait y avoir de temporalité ouverte. Or, à cet égard
et sans que cela ne signifie en rien l’idée d’un quelconque retour à l’idée
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d’un sujet fort (idée proprement moderne et inconcevable dans la pensée
grecque 12), le modèle aristotélicien nous semble fournir des pistes particu-
lièrement précieuses en ce sens qu’il permet de penser de façon positive
l’événement sans pour autant en faire le principe ultime et exclusif de la
transformation. C’est-à-dire en confiant d’abord et avant tout dans l’action
des hommes eux-mêmes (plutôt que dans ce qui l’excède radicalement),
envisagée dans la contingence de son « pouvoir être », la source fonda-
mentale de toute action et de tout projet social et politique d’émancipation.

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12. Sur ce point, voir Vernant, 1987.

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Haud Guéeguen, Du possible à l’événement : essai de typologie à propos de


l’événement et de la contingence
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Résumé
Cet article vise à analyser le traitement philosophique de l’événement par la mise
au jour de deux modèles antinomiques que la conclusion cherche à confronter
dans une perspective de critique du temps présent : un premier modèle (fondé
par Aristote) où l’événement fortuit, subordonné à ce que nous pouvons réaliser
par nous-mêmes ou au possible, revêt le sens d’un matériau de l’action ; et un
second modèle (que nous analyserons essentiellement ici à partir de Deleuze) qui
accorde à l’inverse la priorité à l’événement, dès lors institué comme principe et
mesure du devenir et de l’action.

Mots-clés
Possible, contingence, événement, temps, Aristote, Deleuze, Praxis, critique.

Haud Guéeguen, From the Possible to the Event : Typologizing Contingency


and the Event

Abstract
This paper analyses two antinomical philosophical models of the event. In the
first, aristotelian, model, the event is subsumed to the possible, or what is up
to us, and it constitutes the material for action. The second model, by contrast,
which owes primarily to Deleuze, gives priority to the event, which is constituted
as principle and measure of action and becoming. These two models are then set
into relief by way of a critique of the present.

Keywords
Possibility, contingency, event, time, Aristotle, Deleuze, praxis, critique.

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