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LES BESOINS : UNE MISE À L’ÉPREUVE DE LA PSYCHANALYSE PAR LA

THÉORIE CRITIQUE

Katia Genel, Agnès Grivaux

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2023/1 Tome 86 | pages 53 à 70


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ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.861.0053
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DOSSIER

Les besoins : une mise à l’épreuve de la


psychanalyse par la Théorie critique
Katia Genel — Agnès Grivaux

Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Centre Marc-Bloch


Université de Nantes, Centre atlantique de philosophie (UR 7463)
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L’ Institut de recherche sociale de Francfort, fondé en 1923 puis dirigé par
Max Horkheimer à partir de 1931, est connu pour avoir mis en place un
programme interdisciplinaire articulant étroitement théorie sociale critique
et psychologie, et plus précisément, théorie sociale et psychanalyse – celle-
ci étant mieux à même de s’intégrer à un projet matérialiste historique 1. Ce
programme, qui donne lieu aussi bien à des collaborations avec l’Institut
psychanalytique de Francfort, fondé en 1929, qu’à des débats fructueux avec
d’autres articulations matérialistes de la théorie sociale et de la psychologie,
développées notamment par Fromm, Reich, puis Marcuse 2, fait l’objet de très
nombreuses discussions et recherches durant les années trente 3.

1.  Voir par exemple Max Horkheimer, « Geschichte und Psychologie », Zeitschrift für Sozialforschung,
1, 1932, Horkheimer (éd.), München, DTV, p. 125-144. Cette articulation est établie dans une col­
laboration étroite avec Erich Fromm qui, dans « Tâche et méthode d’une psychologie sociale analy­
tique » [Über Methode und Aufgabe einer analytischen Sozialpsychologie], paru dans le premier numéro
de la Zeitschrift für Sozialforschung, montre dans quelle mesure la psychanalyse constitue la forme de
psycho­logie la plus compatible avec le matérialisme marxien.
2.  Voir notamment Erich Fromm, « Psychoanalyse und Soziologie », in Zeitschrift für Psychoanalytische
Pädagogik, Vienne, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, Band 3, 1928-1929, p.  268-270  ;
E. Fromm, « Die psychoanalytische Charakterologie und ihre Bedeutung für die Sozialpsychologie »,
ZfS, 1, 1932, p. 253-277. E. Fromm, Escape from freedom, New York, Rinehart and Co., Inc., 1941 (La Peur
de la liberté, trad. L. Ehrardt, S. Mayol, Lyon, Parangon/Vs., 2010) ; Wilhelm Reich, La Psychologie de
masse du fascisme, trad. P. Kamnitzer, Paris, Payot, 2001 ; L’Analyse caractérielle, trad. P. Kamnitzer, Paris,
Payot, 1992 ; W. Reich, « Überblick über das Forschungsgebiet der Sexualökonomie », Zeitschrift für
politische Psychologie, II, 1935 ; Herbert Marcuse, Éros et civilisation. Contribution à Freud [1963], trad.
J.-G. Nény et B. Fraenkel, revue par l’auteur, Paris, Minuit, 2002.
3.  Ces discussions portent sur le rapport entre la théorie générale et la recherche empirique. Voir
notamment les études sur l’autorité et la famille publiées en 1936 chez Felix Alcan, in Horkheimer
(éd.), Studien über Autorität und Familie : Forschungsberichte aus dem Institut für Sozialforschung, Lüneburg, 53
Katia Genel et Agnès Grivaux

Une telle approche interdisciplinaire développée par ce qu’on appellera


ensuite la première génération de l’École de Francfort, désormais largement
discutée et documentée 4, a pu toutefois conduire à laisser de côté certains
aspects plus philosophiques du croisement entre psychanalyse et théorie cri­
tique de la société, une fois le projet interdisciplinaire suspendu à la fin des
années trente, du fait de l’exil forcé de la plupart des membres de l’Institut hors
d’Allemagne, en particulier aux États-Unis. Cet abandon laisse, pour quelque
temps du moins, la place à des réflexions plus philosophiques sur la modernité,
dévelop­pées essentiellement par Max Horkheimer, dans une collaboration
étroite avec Theodor W. Adorno, à partir de La Dialectique de la raison, Éclipse de
la raison, Raison et conservation de soi. Or, de même qu’Éros et civilisation semble
nettement hériter de ce tournant philosophique dans les modes d’articula­
tion de la théorie critique et de la psychanalyse, la psychanalyse continue bel
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et bien, inversement, de jouer un rôle à la fois moteur et souterrain dans les
réflexions philosophiques des théoriciens critiques de l’Institut de recherche
sociale : l’étude des contradictions du rationalisme européen, centrale dans les
analyses des années quarante, opère en effet à l’aide de nombreuses catégories
psychanalytiques réinvesties philosophique­ment, comme celles de délire et de
paranoïa 5. Plus encore, la critique de ce rationalisme est indissociable d’une
réflexion sur la domination de la nature externe (l’environnement naturel) et de
la nature interne (essentiellement les pulsions), que développe la psychanalyse
par le concept de refoulement. Enfin, c’est parce que les sociétés européennes
modernes déploient une forme de rationalisme étroitement lié à la domination
de la nature extérieure et de la nature interne que ce rationalisme est conduit à
des difficultés indépassables, produisant ce qui s’apparente à des pathologies de
la raison 6 se laissant décrire par des catégories psychanalytiques.
Le présent article se propose donc d’étudier de manière approfondie
ce rapport singulier entre psychanalyse et philosophie chez les théoriciens
francfortois, en soutenant que son point d’ancrage décisif se situe au niveau du
concept de nature, et introduit plus précisément dans la théorie critique de la
société la division de ce concept en nature externe et nature interne héritée de
la psychanalyse. Pour ce faire, et parce que l’ampleur d’une telle tâche excède
largement le cadre d’un article, il commencera à étayer cette thèse par l’inter­

Dietrich zu Klampen Verlag, 1987. Pour une étude détaillée de ces discussions, voir Katia  Genel,
Autorité et émancipation. Horkheimer et la Théorie critique, Paris, Payot, 2013.
4.  On peut mentionner, par exemple, des travaux pionniers comme ceux de Russell Jacoby, Social
Amnesia. A Critique of Contemporary Psychology, New Brunswick, Transaction Publishers, 1997, qui
ont ouvert un champ de recherches plus récentes sur la question  : voir ainsi Hans-Ernst Schiller,
Freud-Kritik von Links. Bloch, Fromm, Adorno, Horkheimer, Marcuse, Springe, Zu Klampen Verlag, 2017 ;
K. Genel, « École de Francfort et freudo-marxisme : sur la pluralité des articulations entre psychana­
lyse et théorie de la société », Actuel Marx 2016/1 (n° 59), p. 10-25 ; Agnès Grivaux, « Raison, délire et
critique. Psychanalyse et critique de la raison chez Adorno et Horkheimer ». Thèse de doctorat.
5.  Horkheimer et Adorno, Dialektik der Aufklärung, in Gesammelte Schriften, Band 3, Francfort-sur-
le-Main, Suhrkamp Verlag, 1981, p. 201-230. Voir aussi A. Grivaux, thèse de doctorat citée ci-dessus.
6.  Voir Axel Honneth, Pathologien der Vernunft: Geschichte und Gegenwart der Kritischen Theorie,
54 Suhrkamp, 2007.
Les besoins : une mise à l’épreuve de la psychanalyse par la Théorie critique

médiaire d’un objet spécifique appartenant à la catégorie de nature interne,


même s’il est d’emblée doté d’un sens social : le concept de besoin. Cet objet,
au cœur d’un certain nombre de textes et de protocoles de discussion établis
dans les années quarante 7, présente en effet un double intérêt. D’une part, il
montre comment des catégories psychanalytiques, comme celles d’étayage et
d’autoconservation, sont mobilisées pour traiter d’un enjeu propre à la cri­
tique philosophique de la société  : celui qui consiste à savoir comment un
rapport non-dominateur à la nature interne, pensé psychanalytiquement
comme dépassement de la répression pulsionnelle, peut être établi sans com­
promettre la survie au sein de la nature externe, c’est-à-dire en préservant la
satisfaction sociale des besoins les plus élémentaires. D’autre part, le concept
de besoin montre comment la réflexion philosophique transforme en retour
les catégories psychanalytiques mobilisées par la théorie sociale : pour don­
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ner un contenu à la catégorie de nature interne dans la théorie critique de la
société, le concept de besoin est mobilisé et sert à réinterpréter philosophique­
ment la théorie freudienne des pulsions, conçue comme thématisation certes
décisive, mais seulement partielle, de la nature interne.
Afin de montrer dans quelle mesure les théoriciens francfortois établissent
un croisement original entre philosophie et psychanalyse, nous commence­
rons par présenter la réflexion philosophique sur la levée de la domination de
la nature interne, et sa problématisation à l’aide des notions psychanalytiques
d’autoconservation et de pulsion de mort (I), puis nous montrerons comment
la théorie des besoins développée dans les années quarante, qui cristallise un
tel croisement entre philosophie et psychanalyse, esquisse une tentative de
réponse à la question de la répression des pulsions (II). Nous verrons enfin
comment la mobilisation de la psychanalyse dans le cadre d’une réflexion sur
la nature interne conduit à un déplacement critique des catégories psychana­
lytiques, qui se retrouve dans la confrontation entre besoin et pulsion (III).

I. La critique de la conservation de soi


et le problème de la pulsion de mort
Comment penser la survie au sein de la nature sans établir de rapport
dominateur à elle ? Cette question gagne progressivement en importance
dans les réflexions des penseurs francfortois et influe sur leur conception
du  matérialisme. En effet, le premier programme de Horkheimer prend

7.  Signalons d’emblée deux textes majeurs sur cette question, accompagnés de protocoles de discus­
sions menés en juillet 1942, avec Ludwig Marcuse, Herbert Marcuse, Friedrich Pollock et Günther Anders
(voir Horkheimer, Nachgelassene Schriften. 1931–1949, in Gesammelte Schriften, Band 12, Francfort-sur-
le-Main, Fischer Verlag, 1985, p. 559-586). Le premier texte, de Horkheimer, se situe dans les notes et
esquisses préparatoires à La Dialectique de la raison, rédigé entre 1940 et 1942, et intitulé „Zum Problem
der Bedürfnisse“ [« À propos du problème des besoins »] ; le second est rédigé par Adorno en 1942 et porte
le titre de „Thesen über Bedürfnis“, en français : Adorno, « Thèses sur le besoin », Société : intégration,
désintégration, trad. P. Arnoux, J. Christ, G. Felten, F. Nicodème, Paris, Payot, 2011, p. 125-130. 55
Katia Genel et Agnès Grivaux

la forme d’un matérialisme qui vise à maîtriser la réalité par la réorganisation


des rapports de production 8. Par opposition à l’idéalisme, qui tend à la récon­
ciliation avec l’ordre existant et risque de justifier aussi bien la souffrance
que l’ordre qui la produit, le but du matérialisme est de modifier la situa­
tion d’où résulte le malheur 9. Or, au cœur du cadre matérialiste initial, se
trouve impliqué un rapport spécifique à la nature, puisqu’il s’agit d’accroître
la connaissance de cette nature, afin de développer des forces nouvelles
permettant de dominer la nature et les êtres humains. La présup­position
d’une maîtrise de la nature est peu à peu remise en cause dans la pensée de
Horkheimer, à partir des textes «  Raison et conservation de soi  » ainsi que
«  L’État autoritaire  », qui révisent radicalement sa conception de l’histoire
et développent une critique du progrès. Elle continue de sous-tendre toute­
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fois, dans une certaine mesure, les études menées avec Fromm et Marcuse
sur l’autorité et la famille 10, et marque donc une première appropriation de
la théorie psychanalytique, visant à décrire le rapport entre psychisme et
société. La deuxième partie de ces études, qui porte sur «  L’aspect psycho­
logique du problème », vise à « analyser les catégories psycho­logiques dans
leurs relations avec la structure de la société » et à « montrer que (et de quelle
manière) des phénomènes psychologiques comme le moi, le Sur-moi, le
sado-masochisme sont façonnés par la vie sociale 11 ». La fonction sociale du
surmoi est de faciliter le refoulement des pulsions. « Au fur et à mesure que
l’homme transforme la nature, au cours de l’histoire, la force et les capaci­
tés du moi augmentent 12.  » Le moi faible cherche la protection du surmoi
jusqu’au jour où « sa force croissante lui permet de dompter ses pulsions par
ses propres moyens ». C’est alors la condamnation qui remplace le refoule­
ment, sans affaiblir le moi. Au cours de l’analyse, Fromm précise que la force
du moi dépend du mode d’existence dominant :

À mesure que le processus de production se développe et que la société


s’assure d’un contrôle de plus en plus complet sur les forces naturelles et
sociales, la force du moi se développe pari passu. En ce sens, le moi se mani­
feste comme une partie de l’appareil psychique qui se développe au fur et à

8.  Horkheimer, «  Matérialisme et métaphysique  », Théorie traditionnelle et théorie critique, trad.


C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1996, p. 104.
9.  Horkheimer, « À propos de la querelle du rationalisme », in Théorie critique. Essais, trad. par le
groupe de traduction du Collège de philosophie avec la participation de G. Coffin, L. Ferry, J. Masson,
O. Masson et J.-P. Pesron, Paris, Payot, 2009 : la connaissance matérialiste a beaucoup « de mal à se rési­
gner au cours de l’histoire. Elle canalise toutes les énergies vers l’ici-bas, même les plus désespérées »
(p. 148).
10.  Horkheimer, Fromm, Marcuse (dir.), Studien über Autorität und Familie. Forschungsberichte aus
dem Institut für Sozialforschung, Paris, Librairie Alcan, 1936, en édition de poche : Lüneburg, Dietrich
zu Klampen Verlag, 1987.
11.  Ibid., p. 870. Cette citation et celles qui suivent sont issues du résumé français de l’étude.
56 12.  Ibid., p. 871.
Les besoins : une mise à l’épreuve de la psychanalyse par la Théorie critique

mesure de l’évolution des forces productives, et prend place à son tour dans
la vie sociale, en tant que force productive 13.

La possibilité d’un moi fort, ayant une maîtrise rationnelle de lui-même,


repose sur l’évolution des forces productives. Le renforcement du moi dépend
donc de la maîtrise des pulsions (nature interne) aussi bien que de la nature
externe par l’organisation du travail. La possibilité de l’autonomie des indivi­
dus repose d’une façon ou d’une autre sur un contrôle exercé par la société sur
la nature sous ses différentes formes. Même si Fromm distingue entre refoule­
ment et condamnation, la question de savoir comment la domination de la
nature pourrait ne pas marquer la subjectivité et encourager à reproduire la
domination sociale n’est pas véritablement posée. L’idée de « moi fort » ne va
pas sans soulever de difficultés.
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Si Horkheimer est sans doute déjà plus pessimiste que Fromm dans son
matérialisme, il défend encore une perspective qui repose sur une confiance
dans l’histoire. Un infléchissement s’opère avec Adorno, autour de l’écriture
commune de La Dialectique de la raison, de sorte que passe au premier plan
l’idée selon laquelle le cycle de maîtrise de la nature est sans fin et qu’il repose
sur la mise en œuvre d’une rationalité instrumentale, véhicule de la domina­
tion. Face à la faiblesse du moi, menacé par la crainte, il devient difficile de
dégager une potentialité d’émancipation issue d’un rapport de maîtrise à la
nature – cette maîtrise ou domination étant comprise désormais comme le
problème plutôt que la solution.
La conceptualité freudienne déployée autour de l’affect de peur 14 va jouer
un rôle dans la Théorie critique pour approfondir la question du rapport
entre moi, peur et maîtrise, qui engage un double écueil  : celui de la domi­
nation de la nature d’une part, celui de la dissolution et de la destruction du
moi d’autre part. L’Aufklärung est analysée et critiquée en tant que « pensée
en progrès  » qui «  a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les
rendre souverains 15  ». En un sens, la force qui sous-tend nécessairement la
volonté de rendre les hommes souverains, à savoir la peur éprouvée face à la
nature, vient contrer l’objectif de libération de la peur. Sans peur, la volonté
de domination disparaît. Mais cette volonté vise précisément à éliminer la
peur. Comment concevoir cette articulation entre moi, peur et nature, sans
domination ni dissolution de l’un ou l’autre des pôles ? Il semble nécessaire de
repenser le renforcement des individus, autrement dit l’autonomie, à partir
d’un autre rapport à la nature que le rapport de domination, de répression ou
même de prédation.

13.  Ibid., p. 871-872.


14.  Cf. Marcos Nobre, « La controverse sur le langage commun de la collaboration interdisciplinaire :
le modèle durable de la Dialectique de la raison », et A. Grivaux, « Le délire de la raison ? Psychanalyse
et critique de la raison dans La Dialectique de la raison », in K. Genel (dir.), La Dialectique de la raison.
Sous bénéfice d’inventaire, op. cit., respectivement p. 249 sq. et p. 143 sqq.
15.  Horkheimer, Adorno, La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. fr. par
Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 21. 57
Katia Genel et Agnès Grivaux

On peut ici distinguer entre deux formes de la terreur mythique asso­


ciée à la nature. D’une part, la peur est liée à la faiblesse du moi écrasé par
une nature surpuissante ; mais d’autre part, il existe une terreur suscitée par
les Sirènes, qui est celle de l’évanouissement dans la nature et d’un retour
fusionnel à celle-ci, équivalent à une disparition et à une mort. C’est dans
cette direction qu’Adorno et Horkheimer analyseront le rôle de la pulsion de
mort (comprise comme nirvana et dissolution de toutes les tensions 16). La
première forme de peur de la nature conduit à la domination, au sens de la
maîtrise de la nature visant à répondre aux besoins, et en premier lieu à la
détresse vitale. La seconde renvoie davantage aux pulsions comme nature
interne associée au plaisir. Dans les deux cas, on constate une forme de dis­
solution du moi dans la nature. La question est alors de savoir si l’on peut
penser une préservation du moi exempte de domination dans le contexte de
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la surpuissance naturelle et de l’existence de la pulsion de mort.
La réponse d’Adorno et de Horkheimer à cette question est indirecte. Leur
analyse révèle tout d’abord que la domination sociale passe par la conser­
vation de soi et inversement – ce faisant, elle déplace la théorie freudienne
des pulsions : il ne s’agit pas d’aborder la conservation de soi par la pulsion
d’autoconservation, distinguée des pulsions sexuelles, mais d’abord par l’af­
fect de peur et par la différence entre pulsions de vie et pulsions de mort. La
conservation de soi, comprise comme libération de la peur et devenir sou­
verain, se trouve en effet confrontée à la nature surpuissante, qui suscite ou
bien la terreur ou bien le désir de s’y dissoudre. Elle est donc articulée à la pos­
sibilité de la mort. Elle est valorisée, dans l’Aufklärung, comme le seul moyen
de permettre au moi de se préserver contre la surpuissance naturelle, que
cette dernière soit externe ou interne.
De ce fait, la conservation de soi, dans l’Aufklärung, ne s’inscrit plus
vraiment dans une distinction et une articulation entre pulsions d’auto­
conservation –  comme ensemble des besoins qui visent à la conservation
de la vie des individus ou pulsions du moi – et pulsions sexuelles 17. Elle est
pour ainsi dire expulsée du champ pulsionnel : à la différence de Freud qui
pense la conservation de soi par le détour de la catégorie de pulsion d’auto­
conservation ou pulsion du moi, et qui articule ensuite, par son concept
d’étayage, pulsions d’autoconservation et pulsions sexuelles 18, Horkheimer
et Adorno montrent comment l’Aufklärung fait basculer la conservation de

16.  Voir le lien établi par Freud entre ces deux notions dans Au-delà du principe de plaisir, in Sigmund
Freud, Essais de psychanalyse, trad. fr. collective, Paris, Payot, 2001, p. 116.
17.  Cette opposition se voit complexifiée avec la deuxième topique – orientation des pulsions
sexuelles vers le moi ou vers l’objet – et lors de l’introduction du narcissisme, pour opposer finalement
pulsions de vie et pulsions de mort. Voir à ce propos les développements présents dans « Au-delà du
principe de plaisir  » (1920), op. cit. et «  Pour introduire le narcissisme  » (1924) in Œuvres complètes.
Psychanalyse, trad. fr. collective, vol. XII, Paris, PUF, 2005.
18.  Concernant la notion d’étayage, ainsi que le rapport entre pulsions d’autoconservation et pul­
sions sexuelles, voir les développements proposés dans les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) in
Œuvres complètes. Psychanalyse, trad. fr. collective, vol. VI, Paris, PUF, 2006, et dans Pulsions et destins des
58 pulsions (1915) in Œuvres complètes. Psychanalyse, trad. fr. collective, vol. XIII, Paris, PUF, 2005.
Les besoins : une mise à l’épreuve de la psychanalyse par la Théorie critique

soi, comprise comme maîtrise, par le moi faible, de la nature surpuissante, du


côté de la domination et de la répression des pulsions.
Cette lecture, qui montre comment la conservation de soi bourgeoise
n’est aucunement au service des pulsions d’autoconservation, en fait alors
la critique. Le moi est trop faible pour faire valoir des pulsions d’autoconser­
vation face à la surpuissance naturelle et sociale, et la société croit pouvoir
dominer intégralement la vie pulsionnelle, sans mettre en danger la conser­
vation de soi.
C’est cette prétention illusoire qui est critiquée dans les textes des années
1940, et particulièrement dans «  Raison et conservation de soi  » – l’un des
deux textes, avec « L’État autoritaire », que Horkheimer publie en 1942 dans
le volume qu’il constitue, avec Adorno, en hommage à Walter Benjamin 19.
La notion de conservation de soi y prend un sens spécifique, qui conduit à
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sa critique radicale. Elle ne renvoie pas tant à la pensée freudienne qu’à un
trait de la pensée bourgeoise par lequel celle-ci dissout l’individu tout en le
promouvant. Dans « Raison et conservation de soi », Horkheimer défend la
thèse selon laquelle il ne reste pour ainsi dire « rien » du concept de la rai­
son après sa purgation par le scepticisme, et une fois la raison mise au service
de la conservation de soi 20 : « signe dépourvu de sens », « figure allégorique
sans fonction  », la raison est «  plus radicalement que jamais ramenée à sa
signification instrumentale 21 » (« c’est un instrument qui a le profit en vue et
dont les vertus sont la froideur et la lucidité 22 »). La raison est désormais une
sorte d’organe de l’adaptation, de la subordination de l’individu au tout, du
fait de l’expulsion, hors de son champ, de la délibération sur les fins : c’est
ainsi que la conservation de soi est le vecteur par excellence de la soumission,
puisqu’en tant qu’elle peut servir n’importe quelle fin, elle contribue à leur
nivellement, et peut aller jusqu’à faire office de fin dernière, alors que les fins
humaines ne sont pas naturelles.
Par ce concept de conservation de soi, Horkheimer tente aussi d’exprimer
le renversement par lequel, en se conservant, l’individu tend à se dissoudre :
il se conserve de façon purement adaptative. Cela suppose une instrumen­
talisation de la raison et une sorte d’opérationnalisation de la pensée qui
conduisent à ce que l’individu devienne lui-même un instrument, «  éjecté
de la machine 23 ». Ainsi, la conservation de soi est vidée de son sens et elle-
même instrumentalisée :

19.  Volume qui comprenait, outre les « Thèses sur la philosophie de l’histoire » de Benjamin, le texte
d’Adorno «  George et Hofmannstahl  ». Horkheimer, Walter Benjamin zum Gedächtnis, Institut für
Sozialforschung, 1942.
20.  Horkheimer, « Raison et conservation de soi », in Éclipse de la raison, trad. J. Deboury, avec Raison
et conservation de soi, trad. J. Laizé, Paris, Payot, « Critique de la politique », 1974, p. 201.
21.  Ibid., p. 202.
22.  Ibid., p. 203.
23.  « L’individu concevait jadis la raison exclusivement comme un instrument du moi. Maintenant
c’est le contraire de cette déification de soi dont il fait l’expérience. La machine a éjecté son conducteur
et elle file à l’aveuglette à travers les espaces. » (Éclipse de la raison, op. cit., p. 137) 59
Katia Genel et Agnès Grivaux

Aujourd’hui, l’individu a assurément besoin plus encore de présence d’es­


prit que de muscles. Au lieu de n’être comme jadis l’appendice des machines
que dans l’atelier de l’usine, les hommes doivent à présent se transformer
en appendice dans chaque secteur. Le penser réflexif et la théorie elle-même
perdent leur sens pour la conservation de soi 24.

L’autonomie du soi devient dès lors vectrice de soumission et d’hétéro­


nomie. Dans l’usage que font Adorno et Horkheimer du concept de
conservation de soi dans les années 1940, est déjà contenue la thèse selon
laquelle il n’y a plus aucun soi à conserver 25 – « la destruction de la raison et
de l’individu forment un tout 26 ». C’est d’ailleurs ici que le fascisme pousse à
son point d’inversion la logique bourgeoise de la conservation de soi. Selon
Horkheimer, l’ordre fasciste est précisément la raison se dévoilant elle-même
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comme « ir-raison 27 ».
En un sens, cette critique radicale de la conservation de soi bourgeoise
rejoint certaines réflexions de Marcuse sur la sur-répression. La conservation
de soi de l’Aufklärung implique une répression des pulsions qui se laisse en effet
bien penser sous le concept de « sur-répression ». On sait que Marcuse a fondé
sa théorie de la société sur le constat freudien, tiré du Malaise dans la culture,
selon lequel le renoncement pulsionnel imposé à l’individu par la civilisation
confronte cette dernière implacablement à l’agressivité : la pulsion agressive
n’est pas mise au service de la civilisation mais se trouve retournée contre l’in­
dividu 28. La sur-répression renvoie aux « restrictions rendues nécessaires par
la domination sociale », distincte de la répression fondamentale nécessaire
à la civilisation 29. Selon Gérard Raulet, cette sur-répression « représente une
mobilisation d’énergie sexuelle devenue inutile au stade atteint par le capi­
talisme (et le socialisme) avancé. Elle asservit inutilement à une productivité
devenue pour ainsi dire autonome et aveugle une quantité de libido qui pour­
rait servir à développer d’autres potentialités ou virtualités de la personne
humaine. 30 » D’un côté, dans son analyse, Marcuse met en évidence le carac­
tère central de la pulsion de mort dans l’économie de la sur-répression ; de
l’autre, il met l’accent sur l’atrophie de l’imagination, ou son détournement
vers le système productif à des fins d’asservissement. Par la « désublimation

24.  Ibid., p. 221.


25.  Lorsqu’il fait le diagnostic d’une «  fin de l’individu  », Horkheimer rappelle que «  le thème de
notre époque est la conservation de soi alors qu’il n’y a aucun soi à conserver », « Émergence et déclin
de l’individu », Éclipse de la raison, op. cit., p. 137.
26.  Ibid., p. 217.
27.  Ibid., p. 234.
28. Cf. Freud, Malaise dans la culture, chapitre vii.
29.  H. Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p. 42. De même, le principe de rendement est la forme que
prend le principe de réalité dans la société moderne.
30. Gérard Raulet, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, « Philosophies », 1992,
60 p. 161-162.
Les besoins : une mise à l’épreuve de la psychanalyse par la Théorie critique

répressive », la société détourne l’énergie libidinale vers la consommation et


le renforcement du contrôle social.
Cette critique de la sur-répression et de la conservation de soi bourgeoise
(certes différentes mais étroitement liées à la pulsion de mort) présente tou­
tefois des limites : d’un côté, la mise en évidence critique d’une spirale de la
sur-répression révèle qu’une organisation sociale fondée sur la domination
de la nature externe et la conservation de soi ne satisfait pas forcément les
besoins internes permettant la reproduction matérielle la plus élémentaire
de l’existence. Elle peut même aller jusqu’à les instrumentaliser au service
d’une domination sociale renforcée. Mais d’un autre côté, cette critique de la
sur-répression semble se fonder sur l’idée d’un rapport possiblement harmo­
nieux et étroit entre pulsions d’autoconservation et pulsions sexuelles.
S’il est possible de critiquer à juste titre la conservation de soi bourgeoise
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qui domine socialement la nature (notamment les pulsions sexuelles) sans
pour autant être au service des pulsions d’autoconservation, même si elle
prétend réprimer certaines pulsions sexuelles à ce titre, il n’en est pas moins
vrai qu’elle soulève une question difficile pour la théorie sociale : comment
articuler la satisfaction des pulsions d’autoconservation et celle des pulsions
sexuelles ? La critique de la conservation de soi bourgeoise ne peut s’abstenir
de réfléchir sur la limitation de la satisfaction pulsionnelle au profit de celle
des fonctions vitales les plus élémentaires, car elle critique avant tout, dans
l’Aufklärung, le fait que la conservation de soi réprime les pulsions sans tenir
sa promesse de satisfaire en retour les besoins les plus fondamentaux de tous.
Comment penser le rapport entre libido et conservation de soi, de sorte que
cette dernière ne soit pas menacée par la vie pulsionnelle, et inversement ? Ne
doit-on pas, pour résoudre cette difficulté, adjoindre aux pulsions sexuelles
freudiennes une nouvelle catégorie, celle de besoin, à la fois somatique et
sociale, irréductible aux pulsions d’autoconservation rattachées à la libido ?
On pourrait ainsi faire l’hypothèse que la question des besoins, pour
autant qu’elle est distinguée de celle des pulsions et de celle de la conserva­
tion de soi bourgeoise, est tout autant requise qu’une théorie des pulsions
et de leur « sur-répression », selon les termes de Marcuse.

II. La théorie des besoins et la nature interne


Le concept de besoin émerge donc d’une problématique que l’on
pourrait résumer ainsi : si la Théorie critique entend montrer que les limites
et les contradictions de la rationalisation sociale moderne trouvent en partie
leur origine dans la domination aveugle de la part naturelle de l’humain, elle
doit en retour proposer un concept rigoureux de nature interne. Le problème
émerge toutefois au moment de déterminer cette nature interne et de lui don­
ner un contenu : Adorno et Horkheimer insistent sur le fait qu’il existe une
dimension de la vie naturelle du corps, celle des pulsions, dont la répression 61
Katia Genel et Agnès Grivaux

est décisive pour l’essor de la rationalité moderne et pour la compréhension


des pathologies qu’elle engendre. Toutefois, l’importation de la théorie freu­
dienne des pulsions n’est pas, ainsi qu’on l’a vu dans la première partie de
cet article, sans conséquences d’un point de vue philosophique. L’hypothèse
de la pulsion de mort, tout comme l’illimitation du principe de plaisir, rend
le concept de nature interne instable, en interrogeant le caractère sociale­
ment souhaitable d’une levée totale de la répression pulsionnelle. En outre,
cette approche freudienne de la nature interne n’offre pas de contre-théorie
à opposer à l’Aufklärung et à la rationalité capitaliste moderne : que répondre
à l’argument selon lequel la domination rationnelle de la nature et la répres­
sion pulsionnelle se fondent entre autres sur la promesse de la satisfaction
des besoins et de la levée des contraintes naturelles 31 (c’est le mythe de la
conservation de soi étudié ci-dessus) ? Et que dire face à l’idée selon laquelle
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cette domination de la nature interne, somme toute minimale, consiste à dif­
férer la satisfaction du besoin pour investir ses forces dans le travail, tant que
l’on n’a pas trouvé de moyen technique de satisfaire les besoins sans peine ?
Dans ce débat, où le statut des pulsions d’autoconservation joue un rôle
crucial, Adorno et Horkheimer décident d’élaborer une théorie des besoins,
en discussion avec la théorie freudienne des pulsions. L’enjeu est le suivant :
comment justifier de ne pas se limiter à la pulsion d’autoconservation pen­
sée par Freud, qui est pourtant du côté de la pulsion de vie ? Peut-on articuler
besoin et pulsion au sein de la nature interne, sans générer des tensions irré­
médiables ou des hiérarchies indues ? Le problème est celui d’une levée de
la répression pulsionnelle interne, qui ne menace pas la survie sociale de
l’individu au sein de la nature externe. Il engage une révision de la théorie
psychanalytique dans les termes de la philosophie sociale critique, capable
d’éviter les écueils du concept moderne partiellement mythique de conser­
vation de soi et ceux d’une réduction de la nature interne aux seules pulsions.
Que serait ainsi un concept de besoin instruit de la théorie psychanaly­
tique des pulsions et conscient des difficultés charriées par une valorisation
naïve et idéologique de la conservation de soi comprise comme fin première
et dernière de la vie sociale ? Telle est la question que se posent Adorno et
Horkheimer dans une série de discussions commencées en juillet  1942, en
compagnie de Günther Anders, Bertolt Brecht, Herbert Marcuse, Friedrich
Pollock et d’autres. De manière assez surprenante, ces discussions, qui se pré­
sentent sous la forme d’exposés et d’échanges, prennent pour point de départ
des références apparemment éloignées de ces préoccupations, qui incluent
la pensée de Nietzsche et A Brave New World d’Aldous Huxley. En réalité,
ces références permettent d’aborder le problème de la nature interne dans
sa dimension sociale, parce qu’elles posent la question de la conséquence
sociale qu’aurait la satisfaction pleine et entière des besoins matériels.
Conduirait-elle à s’adonner à d’autres aspirations ou bien à les effacer ? Huxley

62 31.  Horkheimer, Gesammelte Schriften, vol. 12, p. 573.


Les besoins : une mise à l’épreuve de la psychanalyse par la Théorie critique

va jusqu’à soutenir que cette satisfaction pourrait conduire à l’effondrement


de la culture, parce que la culture n’existe selon lui qu’à condition de pouvoir
transcender l’insatisfaction générée par l’état de fait existant.
Cette discussion joue un rôle important dans la compréhension de l’éla­
boration de la différence entre nature interne liée au besoin et nature interne
liée à la pulsion – et donc à la sublimation, notamment dans la culture – chez
Adorno et Horkheimer. Cette élaboration se fait toutefois de manière com­
plexe et progressive. Adorno et Horkheimer commencent d’abord par aborder
le besoin comme cette sorte de pulsion qui a ceci de singulier qu’elle engage
l’ensemble de la vie sociale. Quoique le besoin puisse renvoyer à un aspect
naturel de l’existence corporelle, par exemple la faim, et que sa satisfaction
implique la levée de la souffrance et de la misère 32, la réponse au besoin est
toujours sociale et historiquement déterminée, de telle sorte que « le besoin
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est une catégorie sociale. De la nature y est incluse : la “pulsion”. Mais il est
impossible de disjoindre le moment social et le moment naturel en tant que
moment secondaire et primaire, de façon à établir sur cette base une hiérarchie
entre satisfactions. 33  » L’argument qui vient étayer une telle thèse est déve­
loppé notamment par Horkheimer dans « Zum Problem der Bedürfnisse » : si
l’on prend un besoin comme la faim, on constate que celui-ci implique d’être
satisfait par des produits qui n’altèrent pas la santé. Mais si l’on intègre alors
la faim à la constellation plus générale des besoins à satisfaire pour être en
bonne santé, on voit que la bonne santé recoupe de très nombreuses condi­
tions, dont certaines sont éminemment sociales : le fait que les parents aient
une situation leur permettant de se procurer des ressources alimentaires, sans
que les conditions de travail auxquelles ils doivent se soumettre soient si pré­
caires que l’angoisse générée par la situation altère la santé de l’enfant 34.
Adorno et Horkheimer concluent de ces premières réflexions qu’il y
a bien une dimension naturelle présente dans le besoin, qui rapproche ce
dernier de la pulsion. Toutefois, c’est au niveau social que les deux entités
se distinguent. De ce fait, la première thématisation de la nature interne
consiste à intégrer au besoin une dimension naturelle identique à celle de
la pulsion, tout en insistant sur le fait que le besoin ne connaît pas le même
destin qu’elle  : il est intégré socialement et même s’il n’est pas satisfait, sa
non-satisfaction n’équivaut pas à une répression.
Cette conclusion conduit Horkheimer à développer des réflexions sur
la part pulsionnelle du besoin, jusqu’à rencontrer une difficulté, indiquée
par un texte extrait de ses notes des années 1959-1960  : jusqu’à quel point
la dimension naturelle du besoin est-elle la même que celle de la pulsion ?
Comment distinguer besoin et pulsion d’autoconservation ?

32.  Adorno, « Thèses sur le besoin », art. cit., p. 128.


33.  Ibid., p. 125.
34.  Horkheimer, GS 12, p. 253 : « Die gesellschaftliche Ordnung gehört ganz genau so gut zur Milch
wie der Fettgehalt » (L’ordre social fait tout autant partie du lait que la teneur en matière grasse). 63
Katia Genel et Agnès Grivaux

Avec la différenciation entre conservation de soi et pulsions libidinales, Freud


a eu absolument raison contre une psychologie mensongère  ; celles-ci sont
plastiques, celle-là impossible à repousser. Mais l’insistance au sujet de la
libido laisse facilement oublier que la conservation de soi est ce qui est pri­
maire. Freud n’a plus vu cette articulation. Les dérivés des pulsions partielles,
comme il les nomme, à savoir le narcissisme, l’avarice et l’ambition, la soif de
pouvoir et la cruauté, sont tout autant des transformations et des fixations des
stades de la conservation de soi 35.

Si la pulsion se distingue socialement de la conservation de soi par le fait


que l’une peut être réprimée tandis que l’autre est incontournable et ne peut
qu’être intégrée à la totalité sociale, n’est-ce pas du fait d’une différence dans
la dimension naturelle de ces deux entités ? Si la conservation de soi semble
impossible à repousser, n’est-ce pas parce que sa répression entraînerait la
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mort du corps vivant ?
On retrouve ici l’ambiguïté de la démarche d’Adorno et de Horkheimer :
les réflexions sur le besoin sont issues d’une tentative de réponse critique au
concept de conservation de soi de la modernité capitaliste. Elles font donc du
besoin une catégorie d’emblée sociale, même si elles l’intègrent à la nature
interne, plus générale, pour pouvoir critiquer cette domination moderne de
la part naturelle de l’existence humaine qu’est la vie pulsionnelle.
Mais elles doivent alors dialoguer avec la théorie freudienne des pulsions
et son concept de pulsion d’autoconservation, pour justifier la pertinence
d’un nouveau concept de besoin. Le texte de Horkheimer fait état de ces dif­
ficultés et il témoigne du nécessaire forçage des catégories psychanalytiques
que celles-ci génèrent : la conservation de soi semble ici arrachée aux autres
pulsions, alors que Freud établit très tôt (par exemple dans son texte de 1910
« Le trouble psychogène de la vision dans la conception psychanalytique »)
non pas un partage entre autoconservation et libido, mais une distinction
entre pulsions d’autoconservation, liées au moi, et pulsions sexuelles. Ce
partage, qui intervient au niveau de la première topique, est bientôt trans­
formé par le concept de narcissisme qui débouche sur la mise en place
d’autres partages conceptuels (comme dans le texte de 1923 « Psychanalyse et
théorie de la libido »), d’abord entre libido narcissique et libido d’objet, puis
entre pulsion de vie et pulsion de mort. À ce titre, l’autoconservation perd
progressivement chez Freud de son importance dans la théorie des pulsions,
même si elle la garde au travers de la notion d’étayage, que semble ici évoquer
indirecte­ment Horkheimer puisqu’il vise la relation entre pulsions sexuelles
et pulsions d’autoconservation, quoiqu’en des termes quelque peu différents
(Horkheimer parle de dérivation).
D’une part, on constate que, si la dimension naturelle du besoin renvoie
à la pulsion, il faut alors déterminer de quelle pulsion il s’agit. Adorno et

35.  Horkheimer, Zur Kritik der instrumentellen Vernunft und Notizen 1949 – 1969, in Gesammelte
64 Schriften, Band 6, Francfort-sur-le-Main, Fischer Verlag, 1991, p. 305-306.
Les besoins : une mise à l’épreuve de la psychanalyse par la Théorie critique

Horkheimer pourraient à ce titre se tourner vers la pulsion d’auto­conservation


freudienne, mais ils ne trouvent pas dans ce concept l’idée d’une primauté
et d’un caractère d’emblée social de l’autoconservation. D’autre part, si le
besoin est une catégorie sociale autant que naturelle, il faut expliquer si et
pourquoi l’apparente plasticité des besoins renvoie, dans son versant naturel,
à la seule pulsion d’autoconservation, et si et comment les multiples besoins
peuvent être dérivés de cette dernière.
On le voit, la difficulté réside dans le fait d’articuler un certain type
restreint de pulsions, les pulsions d’autoconservation, avec une catégorie
extrêmement étendue et plastique comme celle de besoin, pour penser la
liaison d’un élément naturel et d’un élément social.
Cette difficulté était en réalité déjà pressentie dans les diverses réflexions
sur le besoin durant l’été 1942. En effet, Adorno et Horkheimer, pour des rai­
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sons tant épistémologiques que politiques, rejetaient les partitions classiques
qui structurent la réflexion sur les besoins, telles que matériels/spirituels ; infé­
rieurs/supérieurs ; essentiels/inessentiels ; primaires/secondaires ; vrais/faux.
Cependant, une fois ces partitions rejetées, la critique sociale peine à dénon­
cer les besoins produits par une société injuste, qui visent à la maintenir en
place 36. Si les besoins sont plastiques, infinis et impossibles à hiérarchiser, à
quoi bon dénoncer la société capitaliste qui ne les satisfait que partiellement,
et qui en produit sans cesse de nouveaux, notamment par l’industrie cultu­
relle, pour renforcer l’ordre social ? À travers cette réflexion, c’est la structure
même du capitalisme – en particulier du capitalisme d’État tel que Pollock
le décrit – qui est interrogée, à l’aune de la possibilité d’une satisfaction des
besoins fondamentaux. C’est en effet avec le capitalisme d’État que l’horizon
d’une satisfaction des besoins élémentaires du plus grand nombre se pose
pour la première fois, sans qu’il faille révolutionner la société. C’est d’ailleurs
ce problème qui avait en partie suscité les discussions autour des besoins au
sein de l’Institut 37.
En outre, comment critiquer le concept mythique de conservation de soi
si l’on ne revient pas à la promesse de l’Aufklärung de satisfaire les besoins
pour libérer les humains de la contrainte naturelle ? Les arguments qui jus­
tifient le refus des partitions classiques du concept de besoin produisent
de nouvelles difficultés. Ce sont ces difficultés qui conduisent Adorno et
Horkheimer à complexifier la relation entre théorie freudienne des pulsions
et théorie des besoins.

36. Cf. Adorno, quatrième des « Thèses sur le besoin », art. cit., p. 126. Adorno évoque les « dif­
ficultés considérables » auxquelles la théorie du besoin fait face (l’impossibilité de distinguer entre « ce
qui, dans un besoin, relève de l’humain et ce qui y est une conséquence de la répression »). Contre ces
difficultés, une « théorie dialectique » du besoin « doit tenir bon », ce qui suppose de reconnaître « la
place qu’occupe chaque question portant sur le besoin, dans sa connexion concrète au tout du proces­
sus social – et non pas en entérinant ou en réglementant le besoin en général, voire en l’opprimant en
tant qu’héritier du mal » (p. 126-127).
37.  Horkheimer, Gesammelte Schriften, vol. 12, protocole de discussion du 28 juillet 1942, p. 574-575. 65
Katia Genel et Agnès Grivaux

III. Des pulsions aux besoins


Psychanalyse et nature interne
Cette complexification, comme on vient de le signaler, avait en réalité
déjà été initiée durant l’été 1942. Au moment de les saisir par-delà les par­
titions instituées, Adorno et Horkheimer avaient noté dans quelle mesure
certains besoins liés à la reproduction du mode de production capitaliste
s’étayaient, pour ainsi dire, sur des besoins fondamentaux partiellement
satisfaits. Dans ses thèses sur le besoin, Adorno affirme ainsi :

Quant à l’idée selon laquelle une société révolutionnaire raffolerait du cabo­


tinage de bas étage de Hedy Lamarr ou des mauvaises soupes Campbell, elle
est tout bonnement absurde. Plus la soupe est bonne, plus on renonce avec
volupté à Hedy Lamarr 38.
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Une soupe peut plus ou moins bien rassasier, en affectant plus ou moins
la santé de l’individu qui l’ingère, et lorsqu’elle est insatisfaisante, elle peut
donner lieu à l’émergence de besoins dont la fonction est précisément de
pallier artificiellement l’absence de satisfaction correcte des besoins fonda­
mentaux.
C’est un point qu’avait également signalé Horkheimer dans Zum Problem
der Bedürfnisse :

Ce qu’il faut rendre évident n’est pas que le chewing-gum nuit à la méta­
physique, mais, au contraire, qu’il est lui-même de la métaphysique. Nous ne
critiquons pas la culture de masse parce qu’elle donnerait trop aux hommes
ou rendrait leur vie trop sûre – nous laissons cela à la théologie luthérienne –
mais parce qu’elle concourt à ce que les hommes reçoivent trop peu et des
choses trop mauvaises 39.

La confusion entre besoins irréductibles et besoins historiques fluctuants


conduit à l’autodestruction de la conservation de soi capitaliste : d’un côté,
la métaphysique du chewing-gum détruit la métaphysique, de l’autre, le
chewing-gum, qui mime l’acte de manger sans jamais pouvoir assouvir la
faim, imite la conservation de soi et en exhibe le caractère à la fois contradic­
toire et mythique.
Un nouveau critère de distinction entre pulsion et besoin s’esquisse alors :
celui du caractère limité ou illimité des besoins et des pulsions. Les besoins
essentiels peuvent être déduits de la considération de la souffrance urgente
et vive que leur non-satisfaction provoque  : «  La question qui porte sur la
satisfaction immédiate du besoin ne doit pas être posée en termes de “social”

38.  Adorno, « Thèses sur le besoin », art. cit., p. 127.


39.  Adorno, Horkheimer, Le Laboratoire de la Dialectique de la raison. Discussions, notes et frag­
ments inédits, trad. J. Christ et K. Genel, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2013,
p. 160 [Horkheimer, Nachgelassene Schriften. 1931–1949, in Gesammelte Schriften, Band 12, Francfort-
66 sur-le-Main, Fischer Verlag, 1985, p. 255].
Les besoins : une mise à l’épreuve de la psychanalyse par la Théorie critique

et “naturel”, “primaire” et “secondaire”, “vrai” et “faux” ; elle rejoint celle qui


porte sur la souffrance de l’immense majorité des hommes sur terre. 40  »
Leur illimitation apparente peut être alors réinterprétée comme un
masque visant à dissimuler leur non-satisfaction structurelle :

Si l’on produit ce dont tous les hommes ont impérieusement besoin ici et
maintenant, alors adieu tous ces soucis socio-psychologiques si importants
concernant la légitimité de leurs besoins. Ces soucis ne commencent bien
plutôt à poindre qu’au moment où se mettent en place des boards et des com­
missions mandatées qui classifient les besoins et, se ralliant au slogan qui veut
que l’homme ne vive pas seulement de pain, préfèrent lui attribuer une partie
de sa ration de pain – en tant que telle toujours déjà trop petite – sous forme
de disques de Gershwin 41.
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C’est cela qui conduit Adorno à soutenir que, dans une certaine mesure,
on ignore tout à fait la façon dont les différents types de besoins s’articule­
ront lorsque les plus essentiels d’entre eux, liés à la dimension naturelle de
l’être humain, seront satisfaits. Ce qui est certain, c’est que la question de leur
satisfaction pourra être posée. Autrement dit, on ne pourra plus faire argu­
ment de leur illimitation pour ne pas les satisfaire.
C’est du côté des pulsions qu’est alors transférée l’illimitation 42. Comme
le note Adorno, qui reprend à ce titre une idée célèbre de Freud dévelop­
pée dans sa Métapsychologie selon laquelle les pulsions et leurs destins sont
protéiformes, l’apparente régularité de la vie libidinale est liée à un effort
d’intégration sociale qui n’est en fait qu’une forme de répression :

La société rationalisée, qui repose sur la domination de la nature intérieure et


extérieure, et réprime le principe de plaisir latent, nuisible à l’éthique de travail
et au principe de domination même, n’a plus besoin des règles patriarcales de
continence, de virginité, de chasteté. Au contraire, le sexe, suscité et réprimé,
orienté et exploité sous les formes innombrables de l’industrie matérielle
et culturelle, est absorbé, institutionnalisé, administré par la société – pour
mieux le manipuler. C’est dans la mesure où il est réprimé qu’il est toléré.
[…] Selon la théorie freudienne, la forme dominante de sexualité admise par
la civilisation, la sexualité génitale, n’est pas originelle, comme on se plaît
tant à le croire, mais elle est le résultat d’une intégration. Sous la contrainte

40.  Adorno, « Thèses sur le besoin », art. cit., p. 128, l’auteur souligne.
41.  Ibid., p. 128, l’auteur souligne.
42.  Sur les conséquences de la confusion entre besoin vital et pulsion quant à l’infinitisation du
besoin naturel, confondu avec le besoin social et légitimant la non-satisfaction des besoins fonda­
mentaux, voir A. Grivaux, « Usages de la non-identité dans la dialectique nature-histoire chez Adorno
et Horkheimer. À propos de la différence entre besoin et pulsion », Trajectoires [En ligne], Hors-série
n°  4  |  2020, mis en ligne le 20  janvier 2020, consulté le 30  octobre 2022. URL  : http://journals.
openedition.org/trajectoires/4142 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trajectoires.4142. 67
Katia Genel et Agnès Grivaux

de l’adaptation sociale, les pulsions primaires de l’enfant, régies par la famille,


s’unifient aux fins sociales de la reproduction 43.

Si ce nouveau critère de distinction peut paraître à la fois très général


et légèrement en décalage avec les premières réflexions autour des besoins
sociaux et des pulsions héritées de la théorie freudienne, il n’en est pas moins
vrai qu’il constitue un premier critère de résolution du double problème que
s’assignent Adorno et Horkheimer au moment de déterminer le contenu de
la nature interne : proposer une conception alternative de la conservation de
soi qui ne conduise pas mécaniquement à la répression des pulsions d’une
part, établir la protubérance de la vie pulsionnelle sans transiger sur la satis­
faction sociale des besoins limités à la conservation du corps de l’individu
d’autre part.
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Lorsqu’ils ont réfléchi sur l’organisation économique capitaliste et sur
son sens politique, les théoriciens de Francfort – et notamment Adorno et
Horkheimer, en dialogue étroit avec les analyses de Pollock sur le capitalisme
d’État et la planification – ont amorcé une réflexion sur la satisfaction et
l’instrumentalisation des besoins dans la société. Nous avons voulu mettre
en lumière le rôle pivot de cette théorisation des besoins, disséminée dans
différents textes importants, en particulier ceux qui ont porté sur les rapports
entre raison et conservation de soi, et sur la rationalité instrumentale. Il est
à noter que cette « théorie » des besoins (comme d’ailleurs la « théorie » du
criminel, celle du racket, ou d’autres encore) n’a pas débouché sur la publi­
cation d’un ouvrage spécifique. Elle a finalement servi, d’une part, d’analyse
de la difficulté intrinsèque à la notion de conservation de soi, vectrice de la
raison dans sa version instrumentale, et d’autre part, de transition vers l’éla­
boration d’une analyse de la Kulturindustrie, puisque c’est dans ce chapitre
de La Dialectique de la raison, rédigé par Adorno, que la question de l’orga­
nisation sociale des besoins est posée de la manière la plus aboutie. L’accent
est alors mis sur la façon dont les besoins sont rationalisés et permettent
l’assujet­tissement des individus au système.
La question des besoins nous semble pertinente pour mettre en lumière
une difficulté que la Théorie critique n’a cessé de rencontrer sous différentes
formes : celle du rôle de la nature, toujours divisée et dialectisée dans la théorie
de la société, entre nature interne et externe, mais également entre processus
primaires et secondaires, et entre besoin et pulsion. Le caractère passager, ou
transitionnel, de la théorie des besoins est lié aux difficultés de cette notion
de nature toujours prise dans la société et dans l’histoire, qu’Adorno a étudiée
depuis les années 1930 (« Idée d’une histoire de la nature ») et va reprendre à
nouveaux frais dans Dialectique négative.
On a vu dans quelle mesure la confrontation avec la psychanalyse, dans
ce cadre, est cruciale. D’un côté, la psychanalyse permet à la théorie sociale

43.  Adorno, « Tabous sexuels et droit, aujourd’hui », Modèles critiques. Interventions, répliques, trad.
68 M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Payot, 2003, p. 79.
Les besoins : une mise à l’épreuve de la psychanalyse par la Théorie critique

de donner au concept de nature interne réprimée un contenu précis et


détaillé. D’un autre côté, la conception psychanalytique du rapport entre
pulsions d’autoconservation et pulsions sexuelles ne permet pas de prendre
totale­ment en charge le problème de la satisfaction sociale des besoins les
plus fondamentaux. À ce titre, cette confrontation signale les limites d’une
compréhension strictement pulsionnelle de la nature interne, et éclaire la
nécessité du concept de besoin pour saisir la nature interne dans la théorie
sociale.
Cette importance particulière de la réflexion sur les besoins se signale
d’ailleurs dans les percées utopiques de Minima moralia (1951), notamment
dans le fragment « Sur l’eau ». Dans ce texte, Adorno donne l’indication sui­
vante sur ce que serait une société bonne  : «  La vraie tendresse serait dans
la plus brutale des réponses  : que nul n’ait plus jamais faim. 44  » On sait
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que Horkheimer et Adorno, comme Marcuse, soulignent à de nombreuses
reprises qu’une réorganisation de la société à partir des besoins, et non alié­
née aux fins de la société marchande, est possible. « Se laisser aller au fil de
l’eau et regarder tranquillement le ciel  » – tel est le programme d’un autre
rapport à la nature, qui s’oppose à tout « activisme » mais suppose une trans­
formation profonde de la société.

Katia.Genel@univ-paris1.fr
agnes.grivaux@univ-nantes.fr

44.  Adorno, Minima moralia, op. cit., p. 167. En allemand : „Zart wäre einzig das Gröbste: daß keiner
mehr hungern soll“. 69
Katia Genel et Agnès Grivaux

Résumé
Le présent article se propose de revenir
sur l’apport de la psychanalyse à l’éla­
boration de la théorie sociale critique
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dévelop­pée par Adorno et Horkhei­
mer. Pour en éclairer la spécificité, il Abstract
se consacre à l’étude de la théorie des This article revisits the contribution of
besoins que ces auteurs élaborent dans psychoanalysis to the development of
les années 1940, qui vise à élucider com­ the critical theory of society developed
ment il est possible de satisfaire sociale­ by Adorno and Horkheimer. To shed
ment les besoins de tous sans reconduire light on the specificity of this contribu­
la domination de la nature. L’article dé­ tion, it focuses on the study of the the­
montre la contribution de la psychana­ ory of needs elaborated by these authors
lyse au développement de cette théorie, in the 1940s, which aimed to elucidate
qui se constitue dans un dialogue avec the possibility of satisfying the needs
les notions freudiennes d’autoconser­ of everybody at a social level, without
vation et d’étayage. Il entend détailler perpetuating the domination of nature.
comment la théorie des besoins permet The article examines the contribution
de mettre en lumière la façon dont cette of psychoanalysis to the development
théorie sociale critique met à l’épreuve of this theory, which was constituted
la théorie freudienne des pulsions  : le in a dialogue with the Freudian notions
concept de besoin s’établit dans la théo­ of self-preservation and anaclisis (An­
rie sociale par l’intermédiaire d’une lehnung). It shows that their theory of
confrontation avec la naturalité propre à needs allows their critical theory of soci­
la pulsion, et permet à la théorie sociale ety to put the Freudian theory of drives
d’élaborer un concept de nature dans to the test: their social theory elaborates
lequel nature interne et nature externe its concept of need through a confronta­
sont articulées et différenciées. tion with the naturalness proper to the
Mots-clés : psychanalyse, Théorie critique, drive, which in turn allows it to articu­
pulsions/besoins, conservation de soi, late and differentiate internal and exter­
nature. nal nature in an ingenious manner.
Keywords: psychoanalysis, critical theory
of society, drives/needs, self-preservation,
nature.

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