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Anna C. Zielinska
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Putnam
Relativité conceptuelle et méréologie
A n nA C. Z i e L i n s k A
Jacques Loeb Centre, Université Ben Gourion du néguev
2. Jusqu’en 1990, cf. son récent texte sur le conventionnalisme, Auxier, Anderson et Hahn
2015, 485.
3. Voici deux descriptions de la réalité qui semblent par exemple à première vue incom-
patibles, mais sont toutes deux vraies selon Putnam : d’une part la théorie physique newto-
nienne où les particules sont des éléments fondamentaux sur lesquels s’exercent différentes
forces et, d’autre part, la théorie physique alternative qui prend comme point de départ les
champs électromagnétique et gravitationnel.
4. Cette idée est aussi défendue par H. reichenbach dans son hommage à Albert einstein :
« Les définitions sont arbitraires ; c’est une conséquence du caractère définitionnel des concepts
fondamentaux qu’avec le changement de la définition, différents systèmes de description peu-
vent se développer. mais ces systèmes sont équivalents les uns aux autres, et il est possible d’al-
ler d’un système à un autre à travers une transformation adaptée. Ainsi, le caractère définition-
nel des concepts fondamentaux conduit à une pluralité de descriptions équivalentes ».
(reichenbach 1949, 295, nous traduisons).
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5. Putnam entretient une relation particulière avec la notion de « naturel ». son attachement
aux sciences naturelles a fait qu’à un moment, il a cédé le mot « naturalisme » aux réduction-
nistes. il « rougit » donc devant son essai « Why reason Can’t Be naturalized » (Putnam 1982),
parce qu’il n’a pas su insister sur la possibilité d’un naturalisme qui ne réduirait pas la sphère
intentionnelle à la non-intentionnelle, et le normatif au non-normatif (Putnam 2015, 92).
6. Cette évolution est partiellement due à la lecture des critiques que J. L. Austin adresse
aux positivistes logiques pour qui les données des sens sont les seules choses pouvant être direc-
tement perçues, contrairement aux objets extérieurs, perçus seulement indirectement (Austin
2007). Putnam ajoute aussi que, contrairement à John mcDowell (mcDowell 2007), il n’a pas
su voir que la conceptualisation de la perception ne constitue pas un obstacle épistémologique :
la connaissance n’est pas rendue difficile par la conceptualisation.
Putnam : relativité conceptuelle et méréologie 679
Dans des ouvrages tels que Raison, vérité et histoire (1981, 1984 en fran-
çais), The Many Faces of Realism (1987), Représentation et réalité (1990),
il suggère en effet que certains concepts fondamentaux, tels « objet »,
« entité », « existence » ont un nombre d’usages différents et incompatibles.
reconnaître cette diversité conduit naturellement à rejeter le réalisme méta-
physique :
(selon les standards du sens commun) la même situation peut être décrite de
plusieurs façons différentes, en fonction de notre usage des mots. La situation
elle-même ne légifère pas sur la manière dont les mots tels que « objet »,
« entité » et « exister » doivent être utilisés. Ce qui ne va pas avec l’idée selon
laquelle les objets existeraient « indépendamment » des schémas conceptuels
est qu’il n’existe pas de standards de l’usage en dehors des choix conceptuels
même pour les notions logiques. (Putnam 1988, 114)
Le « logicien polonais »
8. L’une des premières rencontres entre Putnam et ce groupe de philosophes s’est faite
aux états-Unis à travers Alfred Tarski.
9. Le paradoxe ou l’antinomie de russell – qu’il qualifiait lui-même de « contradiction » –
apparaît d’abord dans ses lettres, et est publié pour la première fois dans les Principles of
Mathematics (1903, 101). son importance pour la réflexion sur les fondements des mathéma-
tiques est cruciale : « en promettant une traduction complète des mathématiques, la définition
russellienne des nombres cardinaux semblait sceller définitivement la validité et la fécondité
de la nouvelle logique. mais bien vite, cet espoir immense est cruellement déçu par la décou-
verte de ce que russell appelle “la contradiction”, i. e. d’une antinomie irréductible qui attei-
gnait la construction logiciste en son fondement et ouvrait, en ce début du siècle, la crise des
mathématiques ». (Vernant 1993, 138-139). Qu’on nous permette ici de citer extensivement la
rigoureuse présentation que Vernant propose du paradoxe : « La contradiction russellienne
naquit directement de l’application de la méthode diagonale à l’objet général qu’est la classe
de toutes les classes. soit M, la classe de toutes les classes. On peut tenter de mettre en corres-
pondance chaque classe appartenant à M, avec elle-même. Cette mise en relation engendre une
partition de M, séparant les classes qui possèdent la propriété m et sont membres d’elles-mêmes
des classes qui possèdent la propriété w et ne sont pas membres d’elles-mêmes […]. On peut
alors construire la classe W de toutes les classes qui possèdent la propriété w : la classe de toutes
les classes non membres d’elles-mêmes. Or, comme cette classe appartient à M, on peut se
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que la classe des classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes à la fois
existe et est vide. Or puisqu’il n’y a pas de classes vides, une telle classe
n’existe pas 10. savoir si cette solution est convaincante et si la compréhen-
sion de la notion de classe par Leśniewski répondent véritablement aux sou-
cis de russell ne sera pas abordé ici. il suffit toutefois de noter que l’entrée
de Leśniewski dans les débats philosophiques de son temps s’est faite avec
la présupposition fondamentale de la méréologie : les classes vides n’existent
pas, cette notion même équivalant à la réification inutile d’une abstraction
qui a eu ses origines dans le monde concret et devrait y rester attachée.
Leśniewski a délimité dans son travail trois sous-domaines de la logique :
ontologie, protothétique et méréologie. son ontologie forme, selon ses pro-
pres déclarations, « une sorte de “logique traditionnelle” modernisée, dont
le contenu et la force s’approchent presque du Klassenkalkül de schröder,
compris comme incluant la théorie des individus » (Leśniewski 1927, 176).
Le terme est trompeur : il s’agit d’une théorie logique et non d’une théorie
de l’être. Le deuxième sous-domaine, la protothétique, entend traiter du fon-
dement formel du système. Le troisième sous-domaine, la méréologie, abou-
tissement de la structure, est une théorie déductive portant sur les relations
entre les touts et les parties. Cette dernière a su, depuis son invention, fonc-
tionner de façon indépendante par rapport aux fondements de son élabora-
tion, étant en quelque sorte la seule des trois disciplines à avoir survécu : elle
est devenue un domaine de recherche à part entière, non seulement dans le
contexte formel mais encore en métaphysique.
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12. D’après Quine, Tarski faisait ses cours en français ou en allemand. en ce qui concerne
Leśniewski, les choses étaient plus simples : « Je suis allé à des cours de Leśniewski, pendant
lesquels il remplissait le tableau avec des formules ; le problème de la langue n’apparaissait pas »
(ibid., nous traduisons).
13. ils écrivent dans leur article-manifeste commun : « nous ne croyons pas aux entités abs-
traites. Certes, personne ne suppose que les entités abstraites – classes, relations, propriétés,
etc. – existent dans le temps et dans l’espace ; mais nous voulons dire plus que cela. nous y
renonçons dans leur ensemble. […] notre problème se résume à fournir, là où les définitions
sont nécessaires, des définitions libres de tout terme ou astuce connotant une croyance aux abs-
tractions » (Quine et Goodman 1947, 105-122, nous traduisons). en ce qui concerne la méréo-
logie, David Lewis, en travaillant sur les relations entre les touts et les parties, propose une cri-
tique intéressante des travaux plus tardifs de Goodman (cf. Lewis 1991, 38 sq.).
Putnam : relativité conceptuelle et méréologie 683
modifie en rien le fait que la relation entre la classe sociale et les membres de
cette classe est la relation qui s’établit entre un objet composé et ses propres
fragments constitutifs. La classe est comprise ici de façon méréologique.
(kotarbiński 1964).
Putnam et Leśniewski
C’est en 1985, à l’occasion des Paul Carus Lectures (Putnam 1987), que
Putnam mentionne pour la première fois dans ses écrits la figure du « logi-
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comtés n’est pas indiqué sur la carte, car il ne se trouve nulle part. Les com-
tés appartiennent à cet ensemble, mais n’en sont pas des parties (l’ensemble
n’a pas d’existence propre, contrairement à un corps qui, lui, est composé
de parties). Tout mélange d’objets peut être une somme au sens de
Leśniewski sans pour autant être une substance au sens philosophique clas-
sique : un tas de déchets, ou une pile chaotique de livres, de papiers notam-
ment. Une nouvelle « chose » issue d’une juxtaposition de deux objets arbi-
traires – par exemple mon nez et la Tour Eiffel – est de fait une somme ainsi
entendue et on n’a pas à se poser la question de savoir si elle existe réelle-
ment en tant que telle. La question de savoir si les sommes méréologiques
existent ou non est en effet pour Putnam une affaire de convention, notam-
ment parce que le quantificateur existentiel ou les expressions « il y a », « il
existe », « il existe un », « certains », n’ont pas aux yeux de Putnam d’usage
unique et précis, mais plutôt toute une famille d’usages.
Putnam propose alors deux mondes pour mettre en évidence la
particularité de la position de Leśniewski : un monde carnapien et un monde
associé au logicien polonais. Le premier est composé de trois individus ((1)
x1, (2) x2, (3) x3) alors que le second, avec des données de départ qui sem-
blent similaires, contient sept objets ((1) x1, (2) x2, (3) x3, (4) x1 + x2, (5) x1
+ x3, (6) x2 + x3, (7) x1 + x2 + x3). Ces sept objets n’existent pas au sens fort
du terme, mais sont utilisables dans des contextes pertinents. Qui plus est,
le langage du logicien polonais ne contient pas de théorie de la signification,
il se contente de fournir une sorte de manuel d’instruction pour l’usage de
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La limitation mise à notre cadre conceptuel nous impose alors une « ontolo-
gie », qui n’est en réalité que le résultat contingent de notre esprit provincial
qui, satisfait de saisir ce qui se passe dans son entourage conceptuel le plus
proche, veut l’extrapoler à l’être dans son ensemble.
On comprend les raisons pour lesquelles la neutralité ontologique des
sommes méréologiques attire Putnam. notons toutefois en passant que la
question de savoir si la méréologie est neutre quant aux composants fonda-
mentaux de la réalité n’est pas univoque. Le système de Leśniewski se le pré-
sente d’une manière neutre, mais ses motivations philosophiques – le réisme
– ne le sont pas. David Lewis par exemple, est de son côté convaincu du
« silence » de la méréologie sur la question de la composition définitive du
monde. Pour lui, la discipline est « parfaitement comprise, non probléma-
tique et certaine » (Lewis 1991, 75). en revanche, d’autres philosophes sont
bien plus critiques vis-à-vis des présupposés de la méréologie, David Wiggins
notamment (1980, 2001).
Pour revenir à Putnam, ce dernier a-t-il raison quant aux conséquences
qu’il tire de la méréologie ? s’agit-il vraiment d’une théorie (ou d’un langage)
qui peut soutenir la relativité conceptuelle ? Les critiques de Putnam suggè-
rent que ni chez Carnap ni chez Leśniewski on ne retrouve de relativité de
ce type. Au contraire, les deux auteurs sont catégoriques : pour le premier,
exactement trois objets existent, pour le second, exactement sept (cf. Horgan
et Timmons 2002). et si Carnap et Leśniewski parlaient vraiment de la
même chose, ils seraient pour Putnam dans une situation de conflit ontolo-
gique pur et simple concernant le nombre des objets.
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libérer de tout engagement à l’égard des objets rejetés ? Au lieu d’insister sur
un point précis de la méréologie, celui du statut des sommes, il serait peut-
être plus intéressant de revenir au débat métaphysique qui sous-tendait le
réisme : que signifie son idée principale selon laquelle une propriété ou une
relation n’existe pas vraiment et pourtant est à la fois tout à fait intelligible
et instrumentalement efficace dans des cas concrets ?
OnTOLOGie eT méréOLOGie
15. Cf. la note 2 relative aux deux types d’explications physiques. notons que les explica-
tions scientifiques gardent pour Putnam une priorité : « mais qui est en droit de dire ce qu’est
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Bibliographie
AUsTin, John Langshaw. Le langage de la perception. Trad. P. Gochet. Paris : Vrin, 2007.
AUxier, randall, AnDersOn, Douglas et HAHn, Lewis dir., The Philosophy of Hilary
Putnam. Chicago : Open Court, 2015.
FeFermAn, solomon. « Alfred Tarski and a Watershed meeting in Logic : Cornell, 1957. » Dans
Philosophy and Logic In Search of the Polish Tradition. Jaakko Hintikka, Tadeusz
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résumé : L’ontologie traverse toute l’œuvre de Hilary Putnam – qu’il s’agisse de sa philoso-
phie des mathématiques, des sciences, de sa philosophie de la perception et de son épisté-
mologie, et enfin de son éthique. La pensée du philosophe semble guidée par la question
suivante : comment penser le monde sans ontologie forte et définitive, mais avec une épis-
témologie suffisamment robuste pour qu’elle puisse résister elle-même à l’antiréalisme ?
Cet article vise à rappeler les enjeux des versions différentes du réalisme du penseur amé-
ricain, pour proposer une évaluation critique du rôle qui y est joué par deux concepts clés :
la méréologie et la relativité conceptuelle.
mots-clés : Ontologie. Réalisme. Méréologie. Lesniewski. Putnam. Éthique. Épistémologie.