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RELATION D'OBJET ET PSYCHANALYSE DE L'ENFANT

Gérard Lucas

Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2006/5 Vol. 70 | pages 1435 à 1473


ISSN 0035-2942
ISBN 2130555888
DOI 10.3917/rfp.705.1435
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2006-5-page-1435.htm
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III — Relations d’objet et modèle de la pulsion
chez l’enfant et l’adolescent

Relation d’objet
et psychanalyse de l’enfant

Gérard LUCAS
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Le vaste sujet que les organisateurs de ce colloque souhaitaient voir traité,
nécessitait, à mes yeux, le survol de beaucoup de thèmes de discussion qui ont
animé les débats de ces quarante dernières années autour de l’analyse d’enfant,
prolongeant les alternatives historiques contemporaines de sa création. Dans
les limites qui m’étaient assignées, ce survol était nécessaire mais risquait d’être
superficiel ; aussi ai-je choisi d’introduire ce rapport par des considérations plus
précises, que j’espère mieux argumentées, à propos d’un tableau clinique connu
de tous et d’ailleurs exposé à ce Congrès par R. Spitz en 1953. Il s’agit de
l’angoisse de l’étranger ; j’envisagerai essentiellement son apparition et tenterai
d’y discuter ce qu’elle peut nous apprendre des relations de l’objet et de la pul-
sion, comme ce qu’elle nous en laisse ignorer.
L’apparition de cette sémiologie nouvelle au cours du second semestre de
la vie a été repérée et commentée par Freud tout particulièrement en 1926 dans
Inhibition, symptôme, angoisse :
— Jusqu’ici, en effet, « la situation dans laquelle il [le nourrisson] ressent
l’absence de la mère, étant mal comprise (il ne peut encore distinguer l’absence
temporaire de la perte durable), n’est pas pour lui une situation de danger mais
une situation traumatique, plus exactement elle est une situation traumatique
si, à ce moment, il éprouve un besoin que la mère devrait satisfaire... »
— À partir de là, la survenue de l’angoisse, mêlée de douleur, obéit à des
conditions différentes, assez ou tout à fait indépendantes des besoins actuels à
satisfaire, lorsque, « au lieu de sa mère, [il] aperçoit une personne étrangère. Il
manifeste alors cette angoisse que nous avons rapportée au danger de perte de
Rev. franç. Psychanal., 5/2006
1436 Gérard Lucas

l’objet, mais qui est assurément plus compliquée et mérite une discussion
approfondie », écrit Freud (Inhibition, symptôme, angoisse).
Il semble exister, parmi les psychanalystes, un accord large pour donner un
caractère significatif à cette nouveauté. La perception de la non-identité de
l’étranger avec la mère témoigne d’une perception nouvelle de l’identité propre de
la mère, elle donne un sens nouveau à l’alternance de sa présence et de son absence.
Il est en général considéré, à la suite de Freud, que cette mutation dans la
genèse de l’angoisse témoigne du tout premier éveil du Moi et que cet éveil
coïncide avec la constitution de la mère comme objet en tant que tel (réserves
faites des positions historiques classiques de l’école kleinienne).
En toute rigueur, dans cette orientation il n’y aurait pas de sujet... ni
d’ailleurs d’objet au sens où nous avons utilisé ce mot... avant cette période.
Dès ce moment, on pourrait par exemple se poser la question de la qualifica-
tion de la souffrance manifestée par l’enfant dans les six premiers mois de sa
vie, à l’occasion des délais nécessaires à la satisfaction de ses besoins. Faut-il
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parler d’une souffrance non intégrée, non subjectivée chez l’enfant ? La prise en
compte des « compétences » des nourrissons, telles que les voient les cher-
cheurs, contribue à compliquer la situation... sans permettre, selon nous, de
réponse à la question que nous nous posons. Le fait éventuel qu’un nourrisson
ait la capacité perceptive de distinguer l’odeur, la voix, la langue de sa mère, de
celles d’autres personnes est sans doute intéressant, mais n’implique pas néces-
sairement qu’il ait la capacité de se distinguer d’elle...
Si l’on suit Winnicott, la souffrance de l’enfant ne peut qu’impliquer avec
lui l’ensemble des modalités des relations avec l’ « environnement ». On peut
d’ailleurs penser que le souci et le partage raisonnable de cette souffrance
contribuent à la construction de « la mère suffisamment bonne »...
Mais notre utilisation du terme « objet » est loin de rendre compte de ses
significations dans l’œuvre freudienne. Il est assuré qu’il y désigne à la fois ce
par quoi la pulsion peut se satisfaire, historiquement spécifié et néanmoins
contingent, et une représentation d’autrui investie d’affects. Il nous semble
qu’on perdrait bien plus qu’on ne gagnerait à vouloir se débarrasser de cette
ambiguïté, même s’il ne fait guère de doute que le sens premier du mot « objet »
apparaît dominant dans le premier semestre de la vie et son lien avec la satisfac-
tion pulsionnelle tout à fait plausible, validée par la pratique psychanalytique.
Mais la question est compliquée, nous aurons l’occasion d’y revenir.
Si l’on parle d’ « objet primaire », à cette période, c’est pour un observa-
teur tiers, la mère, avec sa sollicitude maternelle, son illusion anticipatrice ; elle
se trouve, dans ce moment fécond de sa vie, dans une relation particulière cons-
ciente et inconsciente – déterminante de ce fait, avec l’enfant, avec ses propres
parents et avec le père de l’enfant ; pour l’enfant, ce n’est apparemment guère
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1437

connaissable, si ce n’est dans l’après-coup où ce qui se laisse comprendre sug-


gère d’abord qu’il ne se distinguait pas habituellement d’un environnement
dont il s’est senti ensuite le centre et le créateur.
Cela laisse voir, à notre avis, les risques pris dans des positionnements
théoriques qui privilégieraient « l’objet primaire », sans plus de précisions, de
façon à faire de ceux qui le suivent des succédanés du premier.
Il n’est pas possible sur ce terrain d’omettre une citation de Freud fort
célèbre ; elle se trouve dans les Trois essais, dans la troisième partie intitulée
« Les transformations de la puberté », dans le paragraphe « La découverte de
l’objet », à propos de « ce qui avait été préparé depuis l’enfance. À l’époque où
la satisfaction sexuelle était liée à l’absorption des aliments, la pulsion trouvait
son objet au-dehors, dans la succion du sein de la mère. Cet objet a été ultérieu-
rement perdu, peut-être précisément au moment où l’enfant est devenu capable
de voir dans son ensemble la personne à laquelle appartient l’organe qui lui
apporte une satisfaction. La pulsion sexuelle devient dès lors auto-érotique, et
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ce n’est qu’après avoir dépassé la période de latence que le rapport originel se
rétablit. Ce n’est pas sans raison que l’enfant au sein de la mère est devenu le
prototype de toute relation amoureuse ».
Avant de poursuivre, il nous faut tenir compte de la critique judicieuse que
C. Chiland a fait en 1980 de l’ancienne traduction en français de ce passage :
Freud emploie le mot Gesamvorstellung, il correspond non pas à la vision mais
bien plutôt à « la représentation d’ensemble de cette personne à qui cet organe
appartenait ».
Même si Freud a, tout au long de son œuvre, conservé une certaine impor-
tance aux traces d’origine perceptive, il est fait allusion dans ce passage à une
activité d’un registre plus complexe : registre qui ouvre pour nous aux ques-
tions des capacités de représentation, à la figurabilité, à la valeur fonctionnelle
du registre préconscient et à son articulation avec la dynamique pulsionnelle,
sujets sur lesquels nous reviendrons.
De ce fait, il nous semble qu’il serait possible de postuler un premier
ensemble, où s’éprouve de façon très condensée, dans un registre apparenté à
celui du pictogramme décrit par P. Aulagnier, à partir de sa pratique avec les
schizophrènes, une expérience condensant les investissements des pulsions et de
son environnement par l’enfant, avec les conséquences des investissements dont
il est l’objet de la part de son environnement parental.
Cela au bénéfice d’un « narcissisme » particulier... puisqu’il n’est pas à
proprement parler constitué : il précède le sujet (faut-il l’appeler auto-érotique
originaire ?) et ne connaît pas de limite.
Ce mode de fonctionnement serait à distinguer de celui d’un second
ensemble organisé à l’occasion de la perte du sein auquel Freud fait allusion
1438 Gérard Lucas

dans le texte que nous avons cité. Cette seconde configuration subjective est
peut-être moins inconnaissable, moins imprécise parce qu’elle implique trois
éléments dès lors plus précisément constitués :
— le sein « perdu » au sens où nous l’avons l’évoqué ;
— la mère en tant que personne à qui appartient l’organe apportant la satis-
faction et capable de s’absenter ;
— et l’enfant, d’ailleurs susceptible de situer l’ensemble environnemental
devenu familier source des satisfactions éprouvées dans le passé.

Mais de quels objets s’agit-il ?


Faut-il considérer avec J. Laplanche (Problématiques, 3) que « l’objet perdu,
c’est l’objet alimentaire, c’est le lait, que ce soit dans l’allaitement ou dans le
sevrage, mais c’est dans le moment où le lait est perdu que le sein comme sym-
bole, comme substitut métonymique, vient à sa place », précédant le déplacement
métaphorique de l’ingestion à l’incorporation ? « L’objet à retrouver n’est pas
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l’objet perdu mais son substitut par déplacement ; l’objet perdu, c’est l’objet
d’autoconservation, c’est l’objet de la faim » ; cette position donne une place à
l’ « ordre vital », à la pulsion d’autoconservation si malaisée à repérer dans
l’espèce humaine du fait de sa défaillance et de sa vicariance par la sexualité.
Ou bien faut-il suivre Laplanche dans une révision de l’étayage qui l’a
conduit à une « théorie de la séduction généralisée » ambitionnant de nouveaux
fondements pour la psychanalyse ?...
Si des déplacements par contiguïté du lait au sein, ou par métaphore de
l’ingestion à l’incorporation, sont sûrement plausibles, il nous semble difficile
d’identifier l’objet perdu avec celui de l’autoconservation : dans cette concep-
tion, l’aspect plaisir sur place paraît d’une importance secondaire. Il est vrai
qu’il n’apparaît que dans un temps second, lorsque le montage réflexe qui per-
met la succion a laissé un peu de place à une motilité buccale plus évoluée : les
lèvres, en effet, n’ont pas au début de contact direct et principal avec le lait ;
elles assurent surtout une prise étanche autour du mamelon, condition de réali-
sation de la succion et de l’issue du lait hors du sein vers les muqueuses bucca-
les, la langue, le pharynx. Le desserrement de ce montage est contemporain
chez certains nourrissons d’un mode de tétée assez peu soucieux d’obtenir
l’issue du lait (en particulier lorsqu’ils sont déjà rassasiés). Cela peut déclencher
une gêne chez certaines mères (le mamelon et le sein sont des zones érogènes
répertoriées chez les femmes, mais en général ces zones ne le sont pas officielle-
ment chez les mères...). De ces manifestations érotiques surgiront plus tard
d’autres plaisirs buccaux, lallations et babil. Ainsi ce suçotement débutant
n’est-il pas toujours d’emblée auto-érotique, ce qui interroge, bien sûr, les rai-
sons de son « rebroussement », comme d’ailleurs les conditions de réalisation,
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1439

dans certaines cultures, de sevrages moins précoces et de leurs éventuelles


conséquences possibles.
Faut-il valoriser le caractère contemporain de la reconnaissance d’en-
semble de la mère comme personne et comme possédant le sein, avec le retour-
nement auto-érotique de la pulsion sexuelle de succion et donner un sens à ce
mouvement qui mettrait en relation la perte d’un objet pulsionnel avec la
découverte d’autres objets impliquant une représentation d’ensemble de la mère
et de l’activité auto-érotique de l’enfant ?
Faut-il relier cette perception d’ensemble avec la reconnaissance de la mère
en tant qu’objet au sens où nous avons employé ce terme en évoquant
l’angoisse de l’étranger ?
Plutôt que de tenter d’inscrire ces mouvements dans une ligne de successi-
vité chronologique nécessairement naïve, ne faut-il pas se contenter d’en souli-
gner la proximité, sinon la coïncidence durant le second semestre de la vie ?
C. Le Guen, dans un livre publié en 1974, voit, selon nous à juste titre,
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dans cet ensemble incluant l’étranger, une configuration œdipienne originaire,
point de vue partagé par S. Lebovici et R. Diatkine.
Dans cette apparition de l’angoisse de l’étranger, la non-mère (C. Le Guen),
en l’absence de besoin de satisfaction actuel, se révèle l’éveil du Moi. L’émer-
gence de l’angoisse n’est-elle pas le témoignage non seulement d’un débordement
économique du fait d’un mouvement psychique interne lié à une perception
devenue significative, mais aussi d’une ébauche de refus de ce mouvement pul-
sionnel, et par conséquent d’un certain degré d’appropriation subjective de ce
mouvement qui comporte à l’évidence son versant dominant d’hostilité ?
Faut-il parler d’une ébauche du premier refoulement ? Si ce mouvement,
de la capacité de percevoir ce qui se présentait à la capacité de se re-présenter,
introduit évidemment une dimension nouvelle, une sorte de mutation dans la
vie psychique, contemporaine de la naissance de l’objet mère en tant que per-
sonne, n’est-il pas en relation avec la perte de l’expérience initiale d’indis-
tinction avec le sein que nous peinons à qualifier verbalement, parce qu’à cette
occasion elle est devenue inaccessible aux médiations que peut proposer après
coup le langage ?
Cela suffit-il à organiser comme perte cette naissance, ou faut-il plus vrai-
semblablement mettre en relation ce vécu de perte avec les affects hostiles qu’a
mobilisés ce changement de perspective ?
Mais tout cela ne peut se manifester qu’à certaines conditions nécessaires à
la construction d’une « topique psychique » : la crise du second semestre est
variable dans ses modalités (qualité psychique du trouble, intensité, durée, pos-
sibilités ou non d’aménagement par l’enfant lui-même) ; elle peut même totale-
ment manquer.
1440 Gérard Lucas

On connaît les risques de voir adopter, dans ces situations où l’angoisse ne


s’organise pas, des solutions psychotiques, psychosomatiques ou comporte-
mentales. Ces variations témoignent des aléas du devenir psychique de ce chan-
gement, issu :
— de la perte du sein et de l’indistinction avec lui ;
— des limites du sentiment d’indistinction et d’omnipotence ;
— des conséquences narcissiques de la naissance de l’objet.

Cette focalisation de l’angoisse sur l’étranger, la « non-mère », ne cons-


titue-t-elle pas en fait un aménagement défensif, un moment efficace vis-à-vis
de l’ambivalence alors inéprouvable envers une mère représentée dans son
ensemble comme une personne, c’est-à-dire susceptible de s’absenter ?
Dans ce sens, le premier objet destinataire d’une passion haineuse ma-
nifeste pourrait bien un moment être l’étranger ; le désir de le voir dispa-
raître apparaît lié à l’excitation que sa présence génère d’autant plus qu’il
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est au début, dans la construction que nous proposons à votre réflexion, le
signe de l’absence maternelle et, par conséquent, de l’exposition à l’excita-
tion sans autre aménagement protecteur que ceux dont dispose le Moi
débutant.
Le caractère tout à fait contingent de l’identité propre de l’étranger ne
nous paraît pas être une raison suffisante pour lui refuser le statut d’objet, à
ceci près qu’il est un objet en négatif, terminologie que j’emprunte évidemment
à l’œuvre d’A. Green.
Dans ce mouvement, l’enfant néglige relativement les aspects perceptifs
individuels que lui offrent les différents étrangers, il les dépouille de leurs quali-
tés particulières pour privilégier le défaut qui leur est commun, avec un certain
niveau d’abstraction : celui de la perception de l’absence des indices qui sont
devenus pour lui des signes de la présence maternelle et signifient de ce fait, par
leur l’absence, celle de la mère.
Cela peut apparaître comme un témoignage du fonctionnement du registre
du négatif dans ce moment critique du second semestre, avant que la répétition
de cette séquence n’entraîne des réaménagements plus compliqués où la mère
elle-même se trouvera à son tour recueillir une partie de l’héritage de l’étranger
sous des formes plus ou moins élaborées, héritage dont les modalités de partage
avec le père ont vraisemblablement une importance déterminante.
Dans ce sens, la troisième topique, à laquelle B. Brusset nous propose de
réfléchir, devrait, à terme, se proposer par exemple de trouver les moyens de
décrire la façon dont les liaisons des deux pulsions fondamentales de la fin de
l’œuvre freudienne participent à la naissance de l’objet, c’est-à-dire à l’émer-
gence d’une organisation ternaire.
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1441

Une remarque incidente peut être risquée à ce sujet : ce n’est probablement


pas seulement pour des raisons linguistiques attachées à l’usage du masculin
dans la langue française comme représentatif générique de l’espèce, tous sexes
confondus, que, dans nos descriptions, l’étranger a si largement prévalu sur
l’étrangère... Ce n’est pas non plus par égard pour le si révéré principe de réa-
lité... Dans notre culture aujourd’hui les chances ou les risques, comme on vou-
dra... de rencontre d’un enfant de cet âge avec un individu de sexe masculin
apparaissent des plus limitées... L’invocation d’un affect attaché à la qualité
paternelle dans la ligne de Totem et tabou nous paraît vraisemblable... M. Fain
et D. Braunschweig évoquaient au sujet de cette période la notion d’hystérie
primaire.
On pourrait proposer ici l’idée que le trajet nécessaire pour se trouver
ensemble, mais à deux, débute en fait par une configuration ternaire où c’est le
désir d’élimination du tiers étranger qui fait émerger au sein d’un couple
jusque-là indistinct, les figures individualisées qui le composent, alors désor-
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mais sans se confondre.
Les descriptions de la relation au sein ne devraient-elles pas tenir compte
davantage de la mutation qu’impliquent ces propos sur sa perte et ces effets
d’après-coup d’une certaine façon au-delà des aspects « réalistes », « obser-
vables » du « sevrage » proprement dit ?
S’agit-il d’une expérience de perte de relation avec le sein en tant qu’organe
source de satisfaction, ou plutôt de la perte d’une expérience d’ailleurs difficile
à qualifier du fait de sa dimension initiale d’indistinction subjective probable ?
Cette « perte » n’est-elle pas aussi une condition de la naissance de l’objet en
tant que tel et de son aptitude à devenir représentable dans une modification de
la perception de l’ensemble des soins effectivement assurés par la mère, et indis-
pensables à la survie de l’enfant ? Cette « perte » est-elle d’ailleurs la perte
d’une représentation ? Ne pourrait-on pas douter de son existence avant ce
remaniement critique et parler d’un vécu de manque à propos de représenta-
tions qui n’ont peut-être jamais existé mais n’en induisent pas moins après coup
un manque à représenter, et, par là, le début de la vie psychique ?
Si, avec Winnicott, on a des raisons de croire que l’enfant a le sentiment
d’avoir « créé-trouvé » cet environnement dont auparavant il ne se distinguait
guère ou pas du tout, on peut penser que cette expérience subjective constitue
pour lui un processus de changement considérable. Acceptable, s’il dispose de
conditions d’aménagement « suffisamment bonnes ».
Cet aménagement se révèle après coup de qualité très variable : les jeux des
enfants le montrent bien :
— Parce que ce sont des jeux... et leur qualité ludique témoigne de
l’existence chez eux d’un espace d’illusion, héritier des phénomènes transition-
1442 Gérard Lucas

nels, mais précisément cette qualité est diverse (tous les jeux n’en sont pas,
pourrait-on dire..., ou pas dans la même mesure).
— Parce qu’en même temps l’étude des jeux d’enfants trouve sa place chez
Freud, au début d’ « Au-delà du principe de plaisir », après la description et le
commentaire du célèbre jeu de la bobine. Elle aboutit, à la fin du second cha-
pitre, à la notation : « Il est donc permis de se demander si la tendance à
s’assimiler psychiquement un événement impressionnant, à s’en rendre complè-
tement maître, peut se manifester par elle-même et indépendamment du prin-
cipe de plaisir », la fin de l’essai concluant au nouveau dualisme pulsionnel,
incluant par conséquent la pulsion de mort.
Réserve faite de M. Klein dans les modes de compréhension qui lui sont
propres, il nous semble que les publications articulées autour de la relation
d’objet sont discrètes sur ces implications et ne donnent pas toute la place qu’ils
méritent aux mouvements haineux attachés à la naissance de l’objet, cela en
dépit de la référence obligée au jeu de la bobine et du texte non moins explicite
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de Freud relatif à la naissance de l’objet dans la haine, de l’article « La néga-
tion » de 1925 : « Le mauvais, l’étranger au Moi, ce qui se trouve au-dehors est
pour lui tout d’abord identique. »
Sans prendre parti vis-à-vis de la technique interprétative de M. Klein dans
ses traitements de jeunes enfants, ni relever les différences importantes qui dis-
tinguent sa conception de l’agressivité, de la pulsion de mort freudienne, en
dépit de l’utilisation des mêmes termes, on devrait, nous semble-t-il, sans mini-
miser l’intensité de l’érotisme à cet âge, tenir grandement compte de la place
que cet auteur donne aux mouvements pulsionnels de destruction, sans man-
quer de les rattacher aux exigences narcissiques impérieuses des jeunes enfants.
Nous serions tentés de voir dans ces mouvements agressifs, abondamment
décrits par M. Klein dans ses interprétations des jeux des jeunes enfants, des
effets après coup des réinvestissements des traces mnésiques, laissées par les
événements psychiques de cette période de changement, et une façon parmi
d’autres de comprendre la genèse possible ou non de la « position dépressive »,
les modes d’élaboration du clivage d’objet kleinien.
Plutôt que de considérer l’apparition de l’angoisse de l’étranger essentielle-
ment sous l’angle de l’apparition d’une organisation nouvelle de la psyché, ne
serait-il pas plus productif aujourd’hui de tenter de la saisir dans ses conditions
d’apparition comme le résultat d’une accumulation et d’une conjonction
d’événements émotionnels comparables à certains égards à celle qui accom-
pagne l’installation de l’état amoureux ? N’en est-il pas une variété particulière
de contrepartie ?
La présence manifeste de l’Éros doit-elle, ici aussi, nous faire méconnaître
la dimension narcissique qui y domine ? Quelle peut être la part d’un lien tout à
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1443

fait déterminant à la continuité alors repérable rétrospectivement des expérien-


ces de satisfaction pulsionnelle ? Ou bien aussi d’un attachement passionnel
narcissique à une construction identitaire que toute modification renvoie à la
massivité de ses enjeux et à sa précarité ? Ou bien encore une occasion où se
laisse voir le penchant massif de la pulsion pour la répétition autrefois signalé
par Pasche ? Ou tout cela à la fois ?...
Il est intéressant de noter que, lorsque Freud revient dans l’Abrégé de psy-
chanalyse en 1938 sur ce thème de la perte de l’objet, il écrit :
« Le premier objet érotique de l’enfant est le sein nourricier de la mère, l’amour naît
en s’étayant sur la satisfaction du besoin de nourriture. Au début, le sein n’est certai-
nement pas distingué du corps propre. Quand il est séparé du corps et doit être situé
au-dehors, parce qu’il manque si souvent à l’enfant, il emporte avec lui en tant
qu’objet une partie de l’investissement narcissique originel. Ce premier objet se com-
plète plus tard en la personne de la mère qui non seulement le nourrit, mais encore
prend soin de lui et éveille en lui tant d’autres sensations corporelles agréables ou
désagréables. Par les soins corporels, elle devient la première séductrice de l’enfant.
Dans ces deux relations, s’enracine l’importance de la mère, importance unique,
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incomparable, établie immuablement pour toute la vie, en tant que le premier et le
plus fort objet d’amour, en tant que modèle de toutes les relations d’amour ultérieures
– pour les deux sexes. »

Ces dernières formulations, très affirmées, sont suivies de la mise en valeur


du fondement phylogénétique de cette thématique : elle « dépasse l’expérience
individuelle »...
Si la première phrase de ce texte semble rédigée à partir du point de vue
d’un tiers, éventuellement observateur dans le sens le plus large du terme, la
seconde apparaît dans un registre différent, elle limite d’ailleurs assez rigoureu-
sement le sens de la première phrase : « le sein nourricier de la mère » existe
pour un tiers et pour la mère, la seconde phrase indique pour le moins que son
existence pour l’enfant dans ces termes est des plus problématiques. La troi-
sième phrase mentionne aussitôt la question qui nous occupe : le sein « emporte
avec lui une partie de l’investissement narcissique originel ».
La suite du texte ne fait pas état du conflit, ou tout au moins de la contra-
diction présente dans les deux premières phrases du texte, quoi qu’elle soit,
selon nous, implicitement présente dans la direction de la pensée dont témoigne
la troisième... Mais Freud poursuit, pourrait-on dire, au bénéfice exclusif de
l’érotisme et de l’amour dans une perspective qui paraît bien univoque. Et cela
semble clore à ce moment sa pensée. N’est-elle pas proche de représentations
visuelles paradigmatiques ? Par exemple, la vision de la satiété de l’enfant au
sein après la tétée, effectivement émouvante, est beaucoup plus aisée à accueillir
que l’évocation d’un mouvement subjectif interne dont les manifestations dans
le comportement sont loin d’être nécessairement accessibles dans le registre de
l’observation visuelle, mais peuvent être construites...
1444 Gérard Lucas

Le mouvement de pensée que j’ai cru pouvoir repérer dans ce texte pour-
rait être rapproché de certaines de ses positions relatives à l’objet maternel, cré-
dité par exemple d’une assez étrange absence d’ambivalence vis-à-vis de son
nourrisson de sexe masculin, ou du peu de goût de Freud pour le travail dans le
transfert maternel...
Il n’est cependant évidemment pas totalement silencieux dans l’ensemble de
son œuvre sur ce terrain de l’ambivalence précoce vis-à-vis de l’objet. Il est
cependant assez remarquable qu’il le développe, à ma connaissance essentielle-
ment, outre l’article sur la négation déjà cité, dans son article sur la sexualité
féminine de 19311 : la conflictualité chez le garçon y est discrètement évoquée, à
propos de la jalousie vis-à-vis des rivaux, de l’interdiction de la masturbation et
sur un plan plus général du fait de « l’avidité de la libido infantile ». L’existence,
chez le garçon, d’un dégagement par rapport à une ambivalence originaire ini-
tiale lui fait évoquer la « possibilité que les garçons liquident leur ambivalence à
l’égard de leur mère en plaçant sur leur père tous leurs sentiments hostiles »,
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processus que Freud juge encore insuffisamment connu, quoiqu’il écrive, un peu
plus loin : « Il est surtout impossible de ressentir un grand amour pour une per-
sonne sans que s’y adjoigne une haine peut-être aussi grande, ou vice versa. »
On peut en rapprocher un passage de la cinquième des Nouvelles conféren-
ces sur la psychanalyse consacrée à la féminité : après avoir décrit les aléas des
relations pré-œdipiennes mère-fille, Freud écrit : « Je crois que la discussion de
ces éventualités serait très intéressante si une objection ne nous venait à l’esprit.
En effet, les rejets, les déceptions amoureuses, la jalousie, la séduction suivie de
défense, tout cela se retrouve aussi dans les relations du garçon avec sa mère
sans qu’il s’ensuive pour cela d’abandon de l’objet maternel. » Et cela semble
clore sa pensée sur le sujet à ce moment.
Mais peut-être est-il plus intéressant d’évoquer chez Freud un penchant
banal qui n’épargne aucun d’entre nous lorsque nous sommes en présence d’un
enfant, et d’autant qu’il est plus jeune, sous la forme d’une attitude tutélaire,
protectrice.
La fourniture de contre-investissements est assurément un des aspects indis-
pensables des fonctions parentales, elle est probablement nécessaire à l’éco-
nomie du refoulement primaire, à l’éveil du Moi et à l’apparition de l’angoisse
de l’étranger... L’évocation si touchante pour tous les adultes et si présente dans
notre iconographie du bonheur de l’enfant au sein, outre le fait qu’elle illustre
l’amour maternel et la plénitude de la satisfaction de la soif et de la faim (registre
du besoin...), couvre pour partie en fait ce que l’analyste peut avoir pour fonc-
tion de saisir dans un processus analytique...

1. Je remercie I. Barande d’avoir rappelé ce texte à mon attention.


Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1445

La réserve de l’analyste en matière de protection, comme de séduction,


reste pour moi son attitude de fond, lorsque l’analyse est indiquée et possible...
même si cette réserve est, bien sûr, mise à l’épreuve par le patient... et quoique,
dans toutes sortes de relations à visée thérapeutique avec des enfants, on puisse
avec des arguments intelligibles se trouver rejoindre le groupe des adultes habi-
tuels, auquel l’enfant est d’ailleurs accoutumé... ce qui n’est pas sans risque
pour le potentiel mobilisateur particulier de la relation analytique... Je vous
propose donc l’idée que, dans les dernières phrases du propos théorique cité,
Freud rejoint d’une certaine façon le groupe des adultes.
« D’accord, d’accord, oui... oui... mais quand même... et après... ? », me
direz-vous peut-être...
La conflictualité des fonctions parentales et de la fonction psychanalytique
n’a pas toujours été jugée évidente... Certes, les positions des analystes qui ont
cru pouvoir analyser leurs enfants sont aujourd’hui marginales, mais le pro-
blème de fond a motivé des querelles devenues historiques ; il mérite de
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l’attention car il peut se manifester indirectement et sous des formes d’allure
paradoxales.
L’adoption de positions critiques, de façon parfois sommaire, vis-à-vis de
parents paraît quelquefois éclairée par le maintien chez les analystes de cette
attitude parentale de couverture, associée dans une certaine confusion... à un
glissement de l’objet analytique de l’enfant – aux parents en tant que personne,
en référence à des modèles idéaux... d’ailleurs tout à fait opérants chez les jeu-
nes enfants...
Si cheminer de l’un à l’autre peut sûrement trouver sa place dans notre tra-
vail associatif, conférer à ces associations des valeurs d’ordre étiologique, d’un
autre ordre que subjectif pour le jeune patient, constitue un changement de
registre et perd quelquefois de vue les contradictions qui « dépassent l’histoire
individuelle », quelque position qu’on ait vis-à-vis des options phylogénétiques
de Freud.
Il me semble que pourrait se trouver ici illustrée ici en germe l’une des ten-
dances susceptibles de rendre compte de ce que j’appellerais les infortunes du
réalisme dans certaines orientations visant à privilégier la relation d’objet :
infortunes gênantes dans la pratique avec des patients démunis dans le registre
de l’illusion, quelquefois attachés eux aussi à des formes peu productives de
réalisme, blessés narcissiquement et affectés de façon prédominante par les
modes haineux méconnus des débuts de leur pratique objectale. Ne sont-ils pas
nombreux dans la clinique actuelle ?
Comme R. Diatkine l’a fait souvent observer dans des formules d’une
cohérence et d’une simplicité assez remarquable, dès que l’objet est élaboré
dans sa continuité, sa composante liée aux instincts de conservation est
1446 Gérard Lucas

dominée par l’investissement érotique prégénital ; ce dernier est continu, il ne


connaît pas la satiété comme la faim et la soif... Cette composante désagréable
de l’objet entre dans sa définition... Il est en quelque sorte perdu dès qu’il est
construit, haï dans la mesure même où il est aimé ; et cette contradiction joue
sans doute un rôle de tout premier plan dans la poursuite du développement
psychique, à la condition de laisser place à un espace suffisant d’omnipotence
et d’illusion.
Dans sa théorisation très originale de l’apparition de la pensée, imposant le
développement d’un appareil à penser à la psyché, sur un modèle qui garde
quelque chose du modèle pulsionnel de Freud, Bion la fait naître d’une union
– faut-il dire : suffisamment ajustée, puisqu’elle laisse place à une frustration
tolérable.
Sinon l’union de la préconception (attente innée du sein, connaissance
a priori) et celle de la réalisation (ici, par exemple, la prise de conscience de
l’absence du sein) sont l’objet d’une attaque destructrice de leur lien, elles ces-
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sent de pouvoir être mises en relation, si cette attaque dépasse les capacités de
traitement de la situation telle que la réalise l’identification projective normale,
dans la conception qu’en a l’auteur entre une mère et un enfant bien ajustés
l’un à l’autre : il s’agit d’ « un comportement raisonnablement calculé pour
éveiller chez la mère des sentiments dont l’enfant souhaite se débarrasser ». Elle
peut les prendre en charge et lui restituer sous une forme tolérable, ce qui
conduit Bion à l’hypothèse de la fonction alpha et au rôle de l’union de la
conscience rudimentaire de l’enfant avec la capacité de rêverie maternelle néces-
saire à l’appréciation des données sensorielles et à la différenciation conscient-
inconscient.
Sinon le développement d’une identification projective excessive aboutit à
la constitution d’un appareil à débarrasser la psyché d’une accumulation
d’objets internes mauvais. La constitution de l’appareil psychique est ici direc-
tement mise en relation avec les caractères de la vie pulsionnelle.
Dans ces dernières références, comme dans le reste de cette brève introduc-
tion, j’ai souhaité vous faire partager, à l’aide d’exemples assez circonscrits,
mon sentiment qu’il n’est guère possible de privilégier la dimension des rela-
tions d’objet sans courir le risque d’une certaine confusion, si cette dimension
n’est pas mise en relation avec les mouvements pulsionnels qui y conduisent...
Cela justifie pleinement les efforts de ceux qui se sont intéressés à l’histoire
de la théorie freudienne dans son ensemble.
Si nous sommes invités à construire une préhistoire de l’objectalité, peut-
être nous faut-il tenter de relire la théorie et son histoire, en saisissant les signi-
fications de sa trajectoire et en tentant de les articuler avec ses acquisitions ulté-
rieures en matière de théorie des pulsions.
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1447

Certains d’entre nous l’ont fait, et parmi eux les Botella d’une façon
qui intègre et complète, me semble-t-il d’une façon remarquable, l’œuvre
freudienne.
C’est à partir des accidents de pensée de l’attention flottante de l’ana-
lyste au travail en séance qu’ils postulent un accès possible au sexuel pri-
mordial, à partir duquel émergeraient, au contact du monde, des formes que
Freud a qualifiées comme sexualité infantile perverse polymorphe. Avant de
se fixer à des représentations, à un objet, le désir infantile serait, hors
de tout contenu, pourrait-on dire, d’abord fondé sur sa propriété motion-
nelle, son élan, sa valeur d’hallucination motrice s’accomplissant dans un
registre hallucinatoire animique avant même que l’objet puisse être investi
– cette satisfaction serait d’ailleurs celle d’un sujet-objet inséparé, mû par la
quête du plaisir sexuel-perdu-de-l’objet-de-la-satisfaction-hallucinatoire, hors
temporalité et hors mémoire. Ce registre du « sexuel primordial » trouve-
rait à se manifester en séance du fait des potentialités d’indistinction régré-
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diente vis-à-vis des différents registres psychiques (perceptif, représentatif,
hallucinatoire), susceptibles d’être activés chez le patient et l’analyste en
séance.
Ce n’est certes pas ici le lieu d’expliciter davantage ces façons de penser
hardies, d’autant que ce Congrès a consacré à la figurabilité une part impor-
tante de son temps en 2001. Mais elles contribuent à notre sujet.
Cette introduction est sûrement incomplète, sûrement très simplificatrice
pour de nombreuses raisons... Ne serait-ce que parce qu’elle laisse dans l’ombre
tout le registre identificatoire primaire, « aux deux parents de la préhistoire
individuelle ».
Certes, classiquement indépendant de tout investissement d’objet, touchant
à l’être, ce type d’identification serait cependant capable de se rattacher au
registre pulsionnel en tant qu’investissement négativé assurant une certaine
satisfaction dans l’inassouvissement pulsionnel au bénéfice d’un idéal délivrant
de la dépendance à l’objet (A. Green). S’ouvre ici une problématique largement
diversifiée dans son fonctionnement et dans ses conséquences, puisqu’elle va du
Moi idéal à l’idéal du Moi jusque dans ses aspects plus évolués...
Également parce qu’elle laisse délibérément de côté la distinction, objet
total - objet partiel qui a le grand mérite de la clarté, je me demande cepen-
dant si l’accent souvent mis sur cette distinction, empruntant implicitement
aux descriptions génétiques d’Abraham sur le plan de la temporalité, et aux
conceptions kleiniennes classiques avec leurs repères spatiaux, n’est pas une
source de simplifications abusives ; elle semble quelquefois faire perdre de
vue leur coexistence au sein de la vie psychique et les contradictions qu’elles
génèrent.
1448 Gérard Lucas

Enfin, pour toutes sortes d’autres raisons à propos desquelles les contribu-
tions écrites de nos collègues de Coulon, Le Guellec, Maurice, Widlöcher et
Zilkha m’ont beaucoup apporté.
Le thème de ce Congrès m’a fait relire les débats qui, pour un temps du
moins, ont modifié certains équilibres de la théorie psychanalytique en faveur
de la théorie de la relation d’objet. Je conçois qu’elle ait pu, un moment, appa-
raître plus aisément accessible que d’autres aspects de la vie psychique chez
l’enfant, mais elle est rarement explicitement utilisée, me semble-t-il, dans les
travaux de ces dernières années.
Dans son rapport comme dans son livre Psychanalyse du lien, B. Brusset
nous a montré combien la diversité des développements de la notion de relation
d’objet a élargi nos façons de voir, non sans aboutir à une certaine confusion.
Cela n’est, bien sûr, pas sans conséquence dans nos pratiques avec les enfants.
Je rappellerai les grandes lignes du débat dont le caractère quelquefois
polémique m’a paru couvrir des enjeux nombreux que je proposerai à la
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discussion.

RELATION D’OBJET : UN RAPPEL HISTORIQUE NÉCESSAIRE

En 1953, R. Spitz présentait au « XVIe Congrès des psychanalystes de


langues romane ses travaux, publiés en 1954 dans le no 4 de la Revue française
de Psychanalyse. Spitz décrit en particulier le sourire du bébé à 3 mois,
l’angoisse du second semestre et le « non » de la deuxième année, considérés
comme des organisateurs, terme emprunté à l’embryologie. Ses travaux traitent
des conséquences des séparations d’avec l’objet maternel : la dépression dite
anaclitique, l’hospitalisme.
Les publications de M. Ribble, P. Greenacre ainsi que les travaux d’Anna
Freud et D. Burlingham précisent les conséquences des séparations en fonction
de leur précocité et de leur durée, et permettent de définir les « besoins fonda-
mentaux de la petite enfance ».
« Aussi longtemps que l’accent de la recherche psychanalytique portait sur
une théorie des pulsions et de leurs buts, la notion de relation d’objet ne pou-
vait éveiller l’intérêt qu’elle devait nécessairement rencontrer dès lors qu’une
psychopathologie de la frustration et de la carence affectives soulignait avec la
force que l’on sait l’interaction sujet-objet.
« Il ne serait pas facile de comprendre le problème des relations d’objet si,
avant d’entrer dans le détail de leurs espèces cliniques, l’on ne faisait pas l’effort
de clarification qui nous permette de saisir ce qu’est en vérité l’objet... », écri-
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1449

vent M. Bouvet et S. Viderman dans leur article de 1958, dans un mouvement


ambitieux et teinté d’optimisme, cependant éclairé par ce contexte historique.
Un des premiers écrits consacrés à la relation d’objet en langue française
est probablement le travail de M. Bouvet, « La clinique psychanalytique. La
relation d’objet », paru en 1956 dans La psychanalyse d’aujourd’hui, sous la
direction de S. Nacht. L’auteur y développe avec une clarté remarquable une
clinique de l’évaluation où la distinction entre structures « génitale et prégéni-
tale », l’évaluation de « la distance entre l’opérateur et son malade » et de ses
mouvements évolutifs sont des temps très importants de cette étude. L’appli-
cation de cette méthode à l’étude différentielle des relations d’objet dans les
névroses, la perversion et les psychoses, se révèle éclairante. Dans leur travail
de 1958, Bouvet et Viderman signalent les risques d’extension de cette perspec-
tive à « l’ensemble des relations unissant le sujet au monde », dimensions mises
en valeur par la phénoménologie existentielle ou, sur un mode différent, par
l’école culturaliste américaine (Sullivan, Ericson).
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L’apparition de cette orientation nouvelle est reliée à un déplacement
d’accent dans la théorie psychanalytique... « de l’analyse formelle des contenus
inconscients à l’analyse dynamique des défenses », mais aussi de la reconstruc-
tion du Ça à l’analyse du Moi, préconisée par A. Freud.
Bouvet et Viderman montrent tout le parti que leur expérience leur permet
de tirer de la notion de distance à l’objet, de son évolution et de son manie-
ment. « La théorie analytique nous donne la description des trois aspects essen-
tiels de la relation d’objet : génétique, dynamique et économique. » Le point de
vue topique semble ici disparaître, explicitement remplacé, notons-le, par le
point de vue génétique.
« Toute définition de la relation d’objet la décrit comme unissant le sujet à la totalité
de ses objets tant extérieurs qu’intérieurs. L’ensemble des objets constitue l’envi-
ronnement du sujet avec qui il organise des relations spécifiques modelées par ses con-
flits inconscients... »
« Ce que tente en définitive la psychanalyse, c’est de nous offrir une vue aussi
claire que possible de l’ensemble des relations que le malade noue avec le monde des
objets qui l’entoure. »
« L’étude de la relation d’objet n’a pas seulement enrichi et approfondi nos
connaissances théoriques, elle s’est révélée cliniquement utile pour parvenir à un dia-
gnostic de structure et jauger la valeur du Moi indépendamment de l’information
apportée par l’anamnèse et la symptomatologie.
« La connaissance par le psychanalyste du type de relation d’objet du patient,
des modalités d’aménagement défensif desdites relations, peut lui être d’un grand
secours dans l’appréciation des besoins et des craintes éprouvés par le patient dans sa
relation à l’objet transférentiel, partant dans le maniement technique de la névrose de
transfert qui en découle. »

Assurément... Pourtant, le choix du singulier dans l’appellation « relation


d’objet » paraît réducteur dans le contraste qu’il offre avec la multiplicité des
1450 Gérard Lucas

facettes de la vie psychique. Leur caractère contradictoire et conflictuel peut


rendre intelligible cette multiplicité, mais qu’en est-il lorsque cette conflictualité
est suraiguë ou peu organisée, favorisant des registres d’investissement variables
et peu articulables les uns avec les autres ?
Sans doute la clinique de la relation d’objet, dans sa dimension évaluative,
permet-elle d’apprécier les modes dominants de traitement des relations du
sujet avec ses objets et permet-elle d’éviter, par exemple, l’engagement inconsi-
déré dans des impasses, d’autant que le patient fait montre d’un style homo-
gène, d’un « caractère »... Dans ce sens, cette clinique offre une contribution de
qualité aux premiers entretiens, d’autant plus qu’ils débouchent nécessairement
sur une « indication » spécifique...
Mais est-ce toujours le cas aujourd’hui où les décisions en faveur de
telle ou telle modalité de traitement s’organisent de façon plus nuancée, compte
tenu notamment de l’élargissement et de la diversité de la clientèle des
psychanalystes ?
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Mais le singulier du mot « objet » fait problème également : s’agit-il de la
prise en considération de la dimension déterminante des relations originaires
dans l’organisation ultérieure des liens du sujet avec ses objets ?
Les exemples ne manquent pas dans l’œuvre freudienne. Ce singulier,
comme la mise à l’écart par S. Viderman du point de vue topique, remplacé par
le point de vue génétique, n’a-t-il pas facilité les utilisations si diverses de la
notion de relation d’objet avec les enfants ?
Après la description des conduites observables chez le nourrisson (R. Spitz),
l’intérêt pour la relation avec l’objet primaire, le sein puis la mère, nous a
paru osciller entre une analyse originale des mouvements pulsionnels des très
jeunes enfants vis-à-vis de leurs objets internes (M. Klein) et la façon dont
l’objet maternel se situe et se présente comme objet au jeune enfant (A. Freud).
Dans un effort de synthèse des deux écoles précédentes, S. Lebovici a souli-
gné l’articulation des conduites du nourrisson avec la vie psychique de la mère
dans ses dimensions actuelles et passées. Cette diversité, qui ne va pas sans
contradiction, ne justifie-t-elle pas pleinement l’hétérogénéité de la catégorie de
l’objet en psychanalyse (B. Brusset et A. Green) ?
À titre d’exemple, si les travaux des kleiniens font un usage original et
large de la notion d’objet interne, particulièrement en relation avec les pul-
sions agressives, ils ne donnent guère de place à ce que le groupe, réuni
autour d’A. Freud, considérait comme essentiel : la « réalité » de l’objet libi-
dinal. Ainsi ce groupe contribuait-il au courant mobilisé en faveur de la
relation objectale et de sa genèse. Quelle était la place dans ces opposi-
tions tranchées, aujourd’hui plus nuancées, des conflits de personnes et de
groupes ?
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1451

UN OBJET AU SINGULIER ?

Pour Freud, si l’organisation des pulsions sexuelles s’étaie sur l’expérience


de satisfaction au sein, dès l’évocation de l’identification primaire il y fait inter-
venir le père de la préhistoire personnelle, sinon les parents, dans une perspec-
tive tout à fait différente de celle de l’étayage.
Freud écrit, dans « Le Moi et le Ça » :
« Les effets des identifications effectuées durant la toute première enfance garderont
toujours leur caractère général et durable, ce qui nous ramène à la naissance de l’Idéal
du Moi ; c’est derrière cet idéal que se dissimule la première et la plus importante
identification qui ait été effectuée par le sujet : l’identification avec le père de sa pré-
histoire personnelle.
« Cette identification ne paraît pas être la suite ni le résultat de l’investissement
de l’objet ; elle est directe et immédiate, antérieure à tout investissement d’un objet
quelconque. Mais les choix d’objets de la première période sexuelle se portent sur le
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père et sur la mère et semblent habituellement se résoudre en une identification de
telle nature, identification qui viendrait renforcer l’identification primaire. »
Telle qu’elle est ici présentée par Freud, cette identification primaire appa-
raît explicitement antérieure à tout investissement d’une relation objectale, et
par conséquent sans que l’activité des pulsions, à dominante vraisemblablement
partielles à ce moment de la toute première enfance, y ait une part aisément
saisissable.
On peut, bien sûr, penser que ce mouvement, que Freud qualifie de pri-
maire, est impliqué dans une différenciation progressive du Moi à partir du Ça,
et le comprendre comme réponse participative d’un semblable à l’appel de
l’espèce. Dans ses travaux sur la dépression (1963), F. Pasche a tenté d’en don-
ner une représentation plus précise :
« L’enfant se comporte par moments comme s’il se sentait doté de certaines qualités
du parent prestigieux, qualités de l’ordre de la stature, de la voix, de la force, des
prouesses motrices, de l’air dominateur, et ceci par une sorte d’immédiate participa-
tion, de captation magique sans que naturellement ses qualités aient été le moins du
monde acquises et avant qu’elles n’aient été synthétisées dans une représentation
idéale de l’objet fascinant. Celui-ci d’ailleurs est interchangeable car cette identifica-
tion apparaît avant la peur des étrangers, alors que la mère par contre, en tant
qu’objet anaclitique, est déjà distinguée et préférée, mais sur un mode partiel (contact,
odeur...) ; cette identification est donc antérieure à la constitution de l’objet et par
conséquent à l’attachement objectal. Il n’est pas question d’amour de la part de
l’enfant. Il s’agit alors seulement d’être... »

Cette citation rend compte de la complexité et des difficultés d’accès à cette


période. Interprétant à l’aide de son expérience de la pratique et de la théorie
analytiques ce qu’il a pu observer de la relation d’un enfant vraisemblablement
proche, avec ses deux parents, F. Pasche distingue et articule chez lui dans ces
1452 Gérard Lucas

moments les deux fils conducteurs complexes de la pulsionnalité et des relations


pré-objectales.
Cet attachement de l’enfant au père, à la place de qui il voudrait venir, en
tous points, est de nature idéale. Rappelons ici une hypothèse d’A. Green qui
permet cependant de le rattacher au registre pulsionnel en tant qu’inves-
tissement négativé (il s’agirait d’un mode de satisfaction où l’inassouvissement
de la pulsion permettrait le déni de celle-ci et la venue d’une sorte de contente-
ment vis-à-vis d’une perfection idéale, captation apportant la délivrance de la
dépendance par rapport à l’objet).

RELATION D’OBJET ET PULSIONS D’AUTOCONSERVATION

P.-C. Racamier, après l’exposé des travaux de Spitz, avait pensé utile de les
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clarifier. Ses propositions nous paraissent aujourd’hui, outre leur intérêt, cons-
tituer une sorte de témoignage sur des modes de pensée des années 1960.
Pour lui, le nourrisson n’est pas seulement dépendant d’autrui pour la
satisfaction de ses besoins, il est aussi dans la situation de ne pas toujours les
éprouver spontanément. Il lui faut d’abord survivre, et il apparaît qu’il n’a guère,
en lui-même, le moyen de sortir de difficultés dont certaines, pendant les pre-
miers mois, sont d’ordre essentiellement biologique. Cela donne toute leur
importance aux besoins précoces et non pas seulement aux désirs : besoins
d’oxygène, besoin de nourriture, besoin de succion, besoin de stimulation
sensitivo-sensorielle et de motilité ; besoin d’un milieu ambiant stable : stabilité
dans l’espace, stabilité des personnes parentales. Ces objets devraient donc être à
portée, durables et accessibles.
Ces divers besoins de l’enfant, schématiquement distingués, sont norma-
lement satisfaits par la mère. « Les marques de tendresse d’une mère à son
enfant qu’elle aime confèrent aux soins courants leur cachet, leur valeur et leur
force. »
L’expérience clinique montre en effet que, chez le nouveau-né et le nourris-
son, les désirs n’apparaissent et ne se maintiennent guère qu’à la condition que
ces besoins aient d’abord été satisfaits. Bien entendu, ils constituent en même
temps des objets de plaisir, sources de désirs, mais P.-C. Racamier s’intéresse ici
aux activités adéquates en tant qu’elles satisfont un besoin, et se situent de ce
fait au-delà du principe de plaisir.
Le registre de la frustration précoce des instincts d’autoconservation est de
l’ordre de la carence, il se situe entre les facteurs héréditaires et les facteurs psy-
chogènes. Cette série différente et intermédiaire de la frustration précoce est
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1453

assez spécifique à l’homme : l’individu ne peut qu’en souffrir et en sortir dimi-


nué, à l’inverse des cas de frustration de désirs, œdipiens par exemple, qui peu-
vent être surmontés, s’intégrer et constituer une expérience formatrice.
Lorsqu’ils n’ont pas été guéris par un retour à un régime de maternage
normal et ont dépassé leur délai de réversibilité, ces troubles conduisent à un
déficit inscrit dans la structure même de l’organisme. La régression touche le
langage, le contrôle des sphincters, l’activité psychomotrice, les jeux et la capa-
cité d’investir des objets extérieurs. Passé un certain seuil, elle fait place au pur
déficit. Il faut y ajouter les troubles somatiques, une diminution des résistances
organiques, susceptibles de donner lieu à un taux important de morbidité et
même de mortalité infantile. À cela, s’ajoutent les troubles du développement
psychique et de l’efficience, une immaturation globale, des troubles importants
dans les relations avec autrui, capables de compromettre la vie sociale. En dif-
ficulté pour intégrer leurs expériences passées, conceptualiser leur pensée, et
prévoir le futur, ces sujets ont de grandes difficultés de contrôle émotionnel,
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leur appareil psychique n’est pas organisé, ils demeurent alors dépendants du
monde extérieur.
Les travaux de Bowlby, après ceux d’Abraham et d’Aichhorn, avaient
montré les relations de ces frustrations précoces avec les fonctionnements des
cas de sociopathie et de délinquance. Ces carences, complètes ou relatives,
d’amoindrissement ou d’interruption des relations devaient être distinguées des
frustrations affectives et des dysharmonies de rapport affectif. Elles relèvent,
très schématiquement, soit de causes subies par les parents comme par l’enfant
(mort, maladie, absences forcées, pauvreté, multinatalité...), soit directement de
conduites frustrantes liées à ce qu’on appellerait aujourd’hui des « pathologies
de la parentalité ».
Le succès de ces données dans le grand public répond à des évidences intui-
tives, conformes aux traditions médicales orientées vers des causes externes,
d’une appréhension beaucoup plus simple que celle de la théorie psychanaly-
tique. Il semblait nécessaire à P.-C. Racamier d’en rappeler l’existence et de
pointer le danger de leur intégration simpliste et abusive à la théorie psychana-
lytique et à la psychopathologie, dans un mouvement de retour aux théories
traumatiques.
Il ne saurait être question de faire de l’ensemble de la carence l’étiologie
universelle de la psychopathologie, même si l’on peut penser qu’elle peut jouer
un certain rôle dans les psychoses, en particulier infantiles, ou dans la genèse de
certaines schizophrénies, des troubles de la personnalité, des cas limites ou des
affections psychosomatiques.
Comme il insiste dans un temps second de son travail, les situations cli-
niques sont évidemment et généralement complexes...
1454 Gérard Lucas

Aujourd’hui, les névrosés ne constituent plus qu’une fraction réduite de


ceux qui consultent les analystes. Les travaux sur les problématiques limites et
narcissiques ont connu d’importants développements, en particulier en France
avec l’œuvre d’A. Green. Le développement des connaissances en psychosoma-
tique à partir des travaux de P. Marty et ses collaborateurs a également élargi
le champ de l’analysable. En même temps, le développement des pratiques avec
les jeunes enfants, les éclairages originaux apportés par Winnicott et par cer-
tains auteurs postkleiniens ont considérablement modifié le champ du pensable
en matière de psychopathologie des jeunes enfants. À partir de la fin de la pre-
mière année, la perception des failles de l’environnement peut, par exemple,
être liée à l’expérience du sevrage et à ses dimensions de désillusion, et conduire
l’enfant à la recherche des bras maternels considérés comme un dû, quitte à
étendre cette recherche dans la direction des différentes instances sociales, avec
l’espoir d’y trouver ce qui contiendrait sa destructivité.
Sans avoir perdu sa validité, la mise au point de P.-C. Racamier (con-
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frontée avec les résultats des travaux scientifiques portant sur les « compé-
tences » des nourrissons et même des fœtus...) se trouve nuancée dans sa portée
par l’accent mis aujourd’hui sur les implications proprement psychiques des
situations effectives de frustrations précoces, sur les conditions d’édification de
l’appareil et de la vie psychiques de manière plus générale, et sur la façon dont
ces situations sont susceptibles de se charger de significations dans le travail
d’élaboration psychique ultérieur. La destructivité ou l’impuissance à lier non
seulement les représentations, mais encore à maintenir ensemble les dispositifs
de détour que constitue l’appareil psychique, la défaillance possible de la vie
sont aujourd’hui mises en relation avec l’environnement dans des perspectives
différentes, éclairant les conditions nécessaires au fonctionnement et à la cons-
truction de l’appareil psychique.
Cela a modifié la nature de nos interrogations relatives à l’objet, au point
qu’on pourrait se demander si l’appellation « relation d’objet » ne se trouve pas
aujourd’hui, compte tenu de l’usage historique déjà très hétérogène qui en a été
fait, peu compatible avec ces travaux plus récents.
Nous nous demandons quelquefois si l’observation des situations de sépa-
ration précoce, très cohérente avec les intérêts d’A. Freud pour le développe-
ment normal et pathologique, l’éducation, dans le fracas de la Seconde Guerre
mondiale, n’a pas contribué à donner à ceux qui demeurent très attachés à
l’étude des relations d’objet dans son sens le plus classique une orientation de
départ « réaliste » et « objective » attachée à la détermination des faits. En
dépit d’apports indiscutables du point de vue de la psychologie psychanalytique
du développement, elle est susceptible de mettre en difficulté le versant spécula-
tif propre à la théorie et à la clinique psychanalytiques. Après avoir fait l’objet
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1455

d’une idéalisation, dont témoigne assez bien dans notre culture toute une tradi-
tion, en particulier picturale, de maternités (Vierge à l’enfant), les fonctions
maternelles ont fait l’objet d’un intérêt croissant à la mesure de la conscience
non de leur perfection ou de leur imperfection, mais de l’importance mieux
perçue de leur complexité contradictoire.
Sous cet angle, on pourrait d’ailleurs rappeler que, quelle que soit la valeur
des « organisateurs » décrits par Spitz et le caractère indicatif de repère qu’ils
gardent du point de vue du développement, ils ne sont que la résultante com-
portementale de phénomènes complexes, à la problématique desquels ils ont eu
le mérite de nous introduire : il s’agit de conduites symptomatiques assez régu-
lières dans leur apparition, mais très variables dans leur intensité, leur durée, les
aménagements qu’elles sont capables de susciter.
Dans l’œuvre freudienne, les pulsions d’autoconservation, encore appelées
« pulsions du Moi », ont d’ailleurs été situées de façon changeante. Elles indi-
quent à la sexualité la voie de l’objet (théorie de l’étayage) mais sont aussi cré-
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ditées d’un rôle d’opposition vis-à-vis des pulsions sexuelles capables, elles, de
se satisfaire sur le plan fantasmatique et de demeurer sous la domination du
principe de plaisir. Nous reviendrons sur l’importance de cette conflictualité,
volontiers méconnue.
L’évolution de la théorie des pulsions a conduit à situer différemment les
pulsions sexuelles dans cet antagonisme persistant, puisqu’elles peuvent investir
le Moi avec l’introduction du narcissisme, mais posent alors le problème de leur
désexualisation. Les pulsions d’autoconservation tendent à être considérées un
moment, elles aussi, comme un cas particulier des pulsions du Moi, c’est-à-dire
émanant de lui, mais aussi susceptibles de le viser comme objet – juste avant
que l’introduction de la pulsion de mort, opposée aux pulsions de vie, n’intro-
duise un nouveau dualisme :
— du côté de la mort ;
— ou bien finalement du côté de la vie, à l’intérieur de l’Éros, respectivement
en faveur de la conservation de l’individu et de la conservation de l’espèce.

Ces changements n’en laissent pas moins aux pulsions du Moi, d’auto-
conservation, leurs caractères particuliers. Leurs objets sont opposables à ceux
des pulsions sexuelles, ils ne sont pas substituables, ils n’ont pas la capacité de
passer du plaisir au désir, en particulier lorsque leur objet fait défaut... réserve
faite d’une sexualisation secondaire...
1456 Gérard Lucas

PULSIONS ET RELATION D’OBJET : LA TENTATIVE KLEINIENNE

Le souci d’objectivité réaliste et prudent qui a dominé, nous semble-t-il, les


travaux de l’école anglaise de psychanalyse d’enfant autour d’A. Freud et joué
un rôle important dans la promotion de l’observation, est sans doute mieux
compréhensible lorsqu’on le met en relation avec les positions défendues au
même moment par M. Klein. Il est à peine nécessaire de souligner l’importance
du rôle de cette dernière dans le développement de l’analyse des jeunes enfants,
née de son expérience tout à fait originale de traitement avec des enfants de
moins de 3 ans.
Pour elle, comme on le sait, dès le second semestre de la première année,
l’enfant présente une activité fantasmatique œdipienne, essentiellement orga-
nisée par la projection, sur sa mère, des conflits instinctuels entre l’amour et la
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haine. Elle devient ainsi un objet partiel bon ou mauvais à introjecter ou à pro-
jeter. Le pénis est considéré comme un équivalent du bon sein ; le fantasme
d’incorporation cannibalique déclenche dans le mouvement agressif qui l’anime
la peur d’une rétorsion et la crainte d’être détruit par la mère devenue mau-
vaise. Cette position caractérisée par le clivage et la projection du mauvais
objet dans un extérieur qu’elle contribue à construire donne lieu à une anxiété
persécutoire, dite schizo-paranoïde, point de fixation possible des psychoses.
La connaissance de la permanence de l’objet conduit de la crainte de le perdre
au désir de le restaurer définissant la position dépressive.
L’invocation très affirmée, voire véhémente, d’une réalité psychique, sou-
vent d’une grande violence, construite à partir de la découverte des caractères
significatifs des jeux des enfants, prolongeant en quelque sorte l’interprétation
freudienne du jeu de la bobine, a sans doute contribué à susciter l’intérêt pour
l’observation, dans un climat dont le caractère polémique apparaît assez claire-
ment dans les controverses de la Société britannique. M. Klein y apporte ses
vues originales sur la précocité de l’Œdipe et sa conviction que ce qui est plus
précoce et plus profond est déterminant, laissant de ce point de vue complète-
ment de côté la notion d’après-coup, valorisée, bien sûr, par ceux que certaines
de ses constructions laissaient sceptiques. Le terme de « clivage » est utilisé par
elle dans un sens original et pose d’ailleurs la question de son articulation avec
les positions freudiennes relatives à la constitution du Moip-laisir purifié,
d’autant que ce clivage bon/mauvais, multiple dans ses modalités, s’il est consi-
déré chez M. Klein comme un précurseur du refoulement, n’est pas précisément
situé par rapport à lui, ni par rapport au refoulement originaire. Animé de
potentialités évolutives importantes, il apparaît à la fois nécessaire et suscep-
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1457

tible de devenir pathologique en fonction de l’évolution de sa porosité. Il n’a


que très peu de relations avec ce que Freud décrira dans le clivage du Moi dans
le processus défensif.
Ces positions très affirmées en matière de présence d’emblée, dès la nais-
sance des relations objectales et des fantasmes (en accord avec S. Isaacs), le peu
d’intérêt qu’elles semblaient témoigner aux parents réels, parurent à certains
ne pas laisser une place suffisante à l’expérience vécue et à sa dimension
historique.
À sa façon tout à fait originale, M. Klein fait un grand usage de l’activité
pulsionnelle vis-à-vis des objets internes, mais ces termes eux-mêmes sont pris
dans des sens qui ne nous paraissent pas coïncider avec ceux de l’œuvre freu-
dienne. M. Klein semble soucieuse d’apporter à la clinique un éclairage inter-
prétatif qui lui paraît satisfaisant mais peut laisser, de ce fait, s’organiser des
situations d’une certaine confusion alors qu’elle utilise les mêmes termes que
ceux de la métapsychologie freudienne, mais dans des sens tout à fait différents.
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Paradoxalement, dans cette œuvre tout à fait psychanalytique par la place
qu’elle accorde à la réalité psychique, les pulsions sexuelles n’occupent qu’une
place extrêmement réduite. Si M. Klein traite abondamment des contradictions
existant entre les investissements des objets internes et ceux qui concernent
l’objet total, c’est le plus souvent au bénéfice des pulsions de destruction. On
est bien dans un langage où la logique pulsionnelle freudienne s’est absentée au
bénéfice de sentiments comme l’amour ou la haine, l’envie ou la gratitude.
L’utilisation du terme « sadisme » dans des situations où il nous semble s’agir
plutôt de destructivité, se substitue en quelque sorte au sadisme freudien, et
désigne :
— soit une sorte de destructivité innocente et involontaire, rejoignant à
certains égards les positions de Balint sur l’amour primaire, ou celles de
Fairbairn ;
— soit comme mode d’expression de la pulsion de mort, sans cependant, chez
elle, recouper la dimension mythique de la notion freudienne dans sa visée
radicale de retour au nirvâna.

Il nous semble pourtant que ces retours répétitifs de l’agression dans les
productions et les jeux des très jeunes enfants sont aussi bien en relation, sinon
avec un sadisme, une impitoyabilité, avec des mouvements défensifs, témoi-
gnage de l’activité de leur Moi narcissique en mal de différenciation et en lutte
contre l’excitation née des relations avec leurs objets pulsionnels ; bien avant
que ne se développent des problématiques typiquement anales, dans les aléas de
leurs progrès moteurs, à l’occasion de l’alimentation, de l’acquisition de la
marche, dans les ébauches de jeu, leur désir narcissique de maîtrise montre leur
1458 Gérard Lucas

vulnérabilité aux problématiques d’intrusion et de perte, aux questions de


limites, d’ailleurs manifestes dans les mouvements d’identification projective
précisément décrite par M. Klein.
L’articulation difficile à concevoir entre l’objet pulsionnel freudien
« contingent » et l’objet perdu non moins freudien de « Deuil et mélancolie »
passe assurément par l’approfondissement des conflits narcissisme et sexua-
lité, choix d’objet narcissique (identification primaire, référence idéale) et
choix d’objet libidinal, dimension conflictuelle tout à fait absente de l’œuvre
kleinienne.
D’ailleurs, dans la mélancolie, l’inacceptable de la perte n’est-il pas intelli-
gible dans la trahison insupportable qu’elle comporte de la dimension narcis-
sique prédominante du choix d’objet ? Le versant proprement objectal pulsion-
nel de l’objet est bien contingent, mais c’est son versant narcissique qui s’avère,
dans son mouvement par rapport au lien spéculaire indispensable au Moi, atta-
qué de façon intolérable. Cela, dans la mesure où la « défaillance indigne » de
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l’objet compromet et révèle la fonction de couverture que ce versant narcissique
de la relation avec l’objet avait, dans la fourniture de contre-investissements et
la régulation du jeu des pulsions partielles.
L’originalité des apports kleiniens, parmi lesquels il faudrait citer, outre
l’identification projective, la défense maniaque, est d’autant plus paradoxale
que l’auteur, tout en se situant dans le champ psychanalytique, aboutit à une
métapsychologie assez constitutionnaliste (J.-M. Petot, 1985), en ce qu’elle est
fondée sur l’innéité du dosage des pulsions de vie et de mort caractéristiques
d’un individu, alors que les fonctions de liaison de la pulsion sexuelle, leurs
potentialités de remaniement liées à la dynamique compliquée des destins pul-
sionnels freudiens, sont absentes, posant d’ailleurs, de ce fait, des problèmes
au niveau de la compréhension des voies du changement dans la théorie
kleinienne.
Peut-être faut-il rappeler que, dans ses choix quelquefois passionnels, et sa
créativité originale, l’œuvre kleinienne est aussi, à certains égards, la théorie
sexuelle infantile d’une petite fille, complétant de ce point de vue assez heureu-
sement la métapsychologie freudienne dans ce qu’elle garde des théories sexuel-
les infantiles phallique du petit garçon Sigi.
C’est un des mérites des auteurs post-kleiniens, singulièrement de Bion mais
aussi de Meltzer (pour ses ouvertures dans la problématique de la dimensionna-
lité de la relation d’objet), d’avoir su, à la suite de Winnicott, formuler de façon
originale les fonctions de l’environnement dans la constitution de l’appareil psy-
chique : pour Bion, l’identification projective est un mécanisme nécessaire à la
croissance psychique, il rend compte de la mise en œuvre de la transformation en
activité de pensée de données des sens jusque-là non élaborées. C’est la capacité
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1459

de contenance et de rêverie maternelle qui fournit à la psyché le matériel des


pensées et du rêve, et, par là même, la possibilité de s’éveiller ou de s’endormir,
d’être conscient ou inconscient, c’est-à-dire de refouler ou de tirer parti de
l’expérience. Les éléments à schèmes sensoriels (visuel, auditif, olfactif, kinesthé-
sique) susceptibles d’être employés dans l’activité psychique inconsciente, liant
expérience émotionnelle, sensorialité, motricité, concourent très directement au
fonctionnement du préconscient et à l’activité onirique en jouant un rôle dans la
différenciation topique de l’appareil psychique, puisque c’est leur accumulation
qui constitue les barrières de « contact ». La relation d’objet est ici considérée
comme un modèle pour l’analyse du travail de liaison, de transformation
psychique de la fonction alpha.
Dans un ajustement réciproque des préconceptions qui ont à affaire avec la
réalisation des soins nécessaires à la survie du bébé, ce qui correspond à un fan-
tasme omnipotent fonctionne de façon adéquate et débarrasse l’enfant de ce
qui fait obstacle à son bien-être psychique. Mais la naissance des conceptions
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elles-mêmes (pensée proprement dite) est engendrée par la conjonction d’une
préconception et sa mise en application dans sa rencontre avec l’objet attendu.
Dans le mouvement pulsionnel, cette expectative potentielle permet d’anticiper
le risque d’effroi devant la nouveauté, la force de pénétration des images
(D. Anzieu), la beauté (D. Meltzer), l’imprévisibilité de l’objet qui n’est pas
nécessairement préparé à affronter les sentiments inévitables de frustration qui
peuvent accompagner la rencontre.
Dans ce sens, la pensée en tant que telle naît de l’union d’une préconception
avec une frustration. C’est le non-sein qui devient une pensée, l’appareil se déve-
loppe si la capacité à supporter la frustration est suffisante ; sinon, en l’absence
de possibilité de modifier la frustration, la psyché la fuit, ce qui aurait pu devenir
une pensée devient un mauvais objet, une chose en soi, à expulser. L’excès de
développement de l’identification projective fait alors de l’appareil psychique un
appareil qui le débarrasse des mauvais objets internes. Sa prédominance brouille
la distinction soi-objet (et cela compromet la différenciation du principe de plai-
sir à partir du principe de nirvnâa et celle, ultérieure, du principe de réalité :
l’omniscience peut se substituer à l’apprentissage par l’expérience...).

COMPRENDRE LA GENÈSE DE LA RELATION D’OBJET ?

« Saisir le rôle maturant de l’environnement à travers la genèse de la rela-


tion objectale » (S. Lebovici, M. Soulé, 1970) pouvait être une façon « réaliste »
de tenir compte de l’accent mis par Freud sur l’influence déterminante de l’en-
1460 Gérard Lucas

fance, « le caractère général et durable » des effets des identifications effectuées


durant la toute première enfance.
Les progrès réalisés en matière de reconnaissance de troubles précoces du
développement ayant une dimension psychopathologique tout à fait plausible
et des conséquences appréciables, intelligibles grâce aux progrès des connais-
sances acquises dans la pratique des traitements psychanalytiques et de la
théorie, restent évidemment aujourd’hui des arguments de poids en faveur de
cette direction de travail. Elle est également capable d’éclairer certains aléas et
certaines limites rencontrées dans les traitements des pathologies graves chez
des patients adultes.
Il s’agit de comprendre les modalités évolutives des liens unissant l’enfant à
sa mère dont il est dépendant, en deçà des conséquences des séparations
précoces effectives : les conditions d’organisation de la reconnaissance de sa
présence et de son absence...
Ce point de vue ne saurait évidemment se réduire à l’étude du comporte-
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ment de l’objet en tant que personne, même si cette étude peut y trouver sa
place, puisque la relation d’objet vise à ce qui y est déterminant, non pas seule-
ment sur le plan intersubjectif, mais aussi sur le plan intra-subjectif pour le
sujet en voie de constitution. Ce qui est visé, c’est ce qui est déterminant pour le
sujet à venir – à titre d’exemple, la qualité de l’inscription de la trace des satis-
factions pulsionnelles obtenues, les sens dont elle est susceptible de se charger,
la figurabilité de ces mouvements et leur place dans l’activité de représentation,
la marge laissée au Moi débutant vis-à-vis des mouvements pulsionnels dans les
premiers aménagements défensifs, garantie de ses capacités de subjectivation. Il
s’agit en effet de saisir ce qui, de l’objet, intervient dans son usage possible
comme objet de satisfaction pulsionnelle, et comme objet d’identification. Il
faut apprécier ce qui, de lui, est organisé par la pulsion dans son mode de satis-
faction, et ce qui réciproquement influence son trajet.
Les possibilités de comprendre, de penser, d’imaginer avec des enfants ont
leurs limites propres, ce d’autant plus qu’ils sont plus jeunes, ou n’ont pas
encore accès à l’expression langagière. L’idée pour un psychanalyste de les rece-
voir avec leurs parents, de les écouter, de les observer, c’est-à-dire de se servir
de ses sens et de ses capacités de réflexion, ne nous paraît pas mériter
aujourd’hui en elle-même d’objection de principe... tout au moins à certaines
conditions.
En effet, l’utilisation de l’observation inévitable d’autant que l’enfant est
plus jeune a abouti à la création d’une sémiologie non verbale, nouvelle, met-
tant en valeur la capacité des nourrissons, en particulier à éprouver et trans-
mettre des affects à partir des postures, des échanges toniques, des échanges de
regard, sources d’informations intéressantes éclairées par les propos de la mère
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1461

avec un analyste. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, on peut donner à


titre d’exemple les anticipations maternelles et les états affectifs qui les accom-
pagnent dans leur rôle déterminant la spécificité des réactions de l’enfant ; les
échanges rythmés et jubilatoires, la prosodie du langage maternel dans son rôle
inducteur dans les rythmes expressifs du bébé. La façon dont le bébé dans son
activité provoque des affects complexes chez sa mère et expérimente des situa-
tions affectives qui ne peuvent que contribuer à organiser les modalités initiales
de la relation objectale.
L’intérêt thérapeutique de ces notations dans l’actualité des consultations
thérapeutiques ne fait aucun doute. Il faut citer, à ce sujet, les travaux de
S. Lebovici et ceux de F. Tustin et G. Haag pour leur contribution à une intelli-
gibilité des fonctionnements des enfants autistiques.

UNE OBSERVATION DIRECTE ?...


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L’usage de l’expression « observation directe », peut-être lié au désir de la
dégager des problématiques existantes au sujet de l’activité interprétative ou des
constructions psychanalytiques, est à l’évidence contestable... car il n’y a guère
d’observation « directe ». Il y a, bien sûr, des observateurs... qui tirent le meilleur
parti qu’ils peuvent, notamment de leur subjectivité, et ont toujours à interpréter
des événements qui ne sont jamais des faits... ou bien alors sont peu utilisables...
A. Freud, dont on sait le rôle pionnier dans ce domaine, écrit :
« L’observation directe a ajouté beaucoup de connaissances à celles dont nous dispo-
sions à propos de la relation entre la mère et l’enfant et de l’impact des facteurs envi-
ronnants durant la première année de la vie. Bien plus, les différentes formes des
conséquences des séparations précoces d’avec la mère ont été d’abord découvertes
dans les institutions, dans les crèches et les hôpitaux. Elles n’ont pas été retrouvées
dans l’analyse. Tout cela est donc à mettre au bénéfice de l’observation directe. (...)
Mais d’un autre côté, il faut bien reconnaître qu’en dépit de cette dernière aucune
découverte n’a été faite avant que les observateurs n’eussent reçu une formation psy-
chanalytique. D’ailleurs, les faits essentiels concernant les séquences du développe-
ment libidinal et les complexes infantiles quelles que fussent leurs manifestations
extérieures sont restés ignorés des observateurs directs, avant qu’elles n’aient été
reconstruites par le travail psychanalytique. »

Cette façon de situer la place de l’observation dite « directe » pourrait être


rapprochée des points de vue d’auteurs comme S. Lebovici et M. Soulé,
partisans de son utilisation dans « la connaissance de l’enfant par la
psychanalyse » :
« La formation du Moi ne saurait être comprise sans référence métapsychologique ; il
s’agit finalement du sort des investissements libidinal et narcissique sur lesquels préci-
sément, il faut bien le reconnaître, l’observation directe ne nous renseigne pas. »
1462 Gérard Lucas

Ou bien :
« Nous devons reconnaître que l’étude génétique de la relation objectale ne nous satis-
fait pas entièrement et que l’expérience psychanalytique elle-même est probablement
plus féconde que l’observation directe. »

Ou bien encore, sur un plan plus large :


« De toute façon, reconnaissons que l’immense majorité des contributions psychanaly-
tiques de caractère théorique nous fait connaître la vie de l’enfant, grâce à la recons-
truction de la cure des adultes, et qu’on ne saurait leur opposer d’une manière systé-
matique ce qui les ferait refuser, au nom de nos connaissances sur le développement. »

Il est sans doute intéressant de citer ici une remarque de E. Kris dans ses
travaux relatifs à l’observation, où il relève, à juste titre, que la théorie du trau-
matisme de la séparation et de son caractère traumatique a été en fait effectuée
par Freud dès 1926 dans Inhibition, symptôme et angoisse lorsqu’il a décrit les
situations de danger crucial, la peur de perdre l’objet et l’amour de l’objet :
« Les analystes ne se rendirent pas compte des situations concrètes typiques
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auxquelles ces hypothèses pouvaient s’appliquer. Personne ne réalisa que la
peur de perdre l’objet et l’amour de l’objet étaient des formules qui devaient
être élargies par un matériel qui nous semble maintenant tomber sous le sens
au-delà de toute discussion. »
Dans ce sens, les travaux d’A. Freud apparaissent-ils en quelque sorte
comme des confirmations dans le champ de l’observation, des hypothèses pater-
nelles... dont la validité et l’étendue n’avaient pas été judicieusement appré-
ciées ? L’observation des faits était-elle chargée, ici, de triompher des résis-
tances, dans une sorte d’orientation réaliste et pédagogique ?
Indépendamment de leur importance historique et du rôle qu’elles ont pu
jouer pour crédibiliser vis-à-vis de l’opinion les positions freudiennes, on est
quelquefois frappé par le caractère répétitif de ces recoupements réalistes, sans
doute nécessaires aux uns et aux autres : la question ne serait pas tant celle de
la valeur de conviction des résultats de l’observation « objective » que celle de
l’évolution de l’observateur sur ce terrain très riche en affects de la psycho-
pathologie du jeune enfant. L’ensemble théorique de la méthode psychanaly-
tique est tiré de l’expérience de la cure, ce n’est pas un corpus dont la connais-
sance peut être acquise du seul point de vue cognitif...
A. Freud notait en 1950 les complexités extrêmes de ce travail d’obser-
vation, mettant en valeur en quelque sorte pour nous, a contrario, la validité et
la fécondité du dispositif de réduction du passage par le langage du dispositif
psychanalytique. Ce que le patient rapporte comme un événement d’un jour
apparaît dans la vie d’un enfant qui grandit comme une expérience d’une com-
plexité extrême, et qui peut s’être répété de nombreuses fois. C’est seulement,
bien sûr, le cours de la vie après coup qui semble fixer l’expérience capable de
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1463

prendre une signification éventuellement traumatique. La richesse et les com-


plications du matériel d’événements actuels de la vie d’un enfant sont ainsi
constamment soumis à sélection, non seulement en fonction des significations
actuelles, mais aussi de celles qui, ultérieurement, en relation avec les conflits
rencontrés, prendront leur sens déterminant.
Nous verrons que les « techniques » d’observation contemporaine peuvent,
elles aussi à leur façon, ouvrir à des questions, peut-être moins psycha-
nalytiques qu’épistémologiques et politiques en matière d’échanges inter-
disciplinaires.
En effet, les emprunts très fréquents et larges à des disciplines distinctes de
la psychanalyse, non seulement la psychologie du développement, la théorie de
l’information, la cybernétique, l’éthologie, voire l’électro-encéphalographie ou
l’imagerie cérébrale, ne sont pas toujours exempts d’une grande ambiguïté.
(L’exemple de Freud empruntant à Darwin, comme au langage quelquefois
évoqué des neurophysiologistes et des physiciens de son temps, n’est pas très
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convaincant, car ce qui nous importe, c’est non pas tellement ce langage que
l’originalité aiguë de son génie propre.)
Ces recours à des disciplines extérieures sont aisément compréhensibles
compte tenu du caractère énigmatique à l’observation, des aménagements pré-
sents chez l’enfant dans sa vie psychique en voie de constitution, relativement à
ses objets subjectifs.
Souvent, l’asymétrie de la situation, les possibilités d’échanges médiatisés
par le langage avec la mère font recentrer l’intérêt sur elle, donnant à la relation
d’objet un sens assez différent du projet initial.
Au mieux, l’analyse sert de référence dans les différents choix interprétatifs
qui ne peuvent être absents en matière d’observation, car il n’y a pas de faits
qui se suffisent à eux-mêmes ; au pire, elle apparaît en voie de dissolution, car
l’hétérogénéité des références logiques utilisées rend difficiles la cohérence et la
rigueur qui permettraient de recueillir avec un niveau d’abstraction satisfaisant
un bénéfice scientifique réel. D’autant que les références théoriques très hétéro-
gènes, l’influence des systèmes d’explication utilisés demeurent négligés dans
leurs influences inévitables. On a quelquefois le sentiment que la saisie d’un
enjeu politique est au premier plan de ces théorisations à visée consensuelle, car
l’enfant en est un, dans nos cultures, aujourd’hui.
Cela ne solde pas le questionnement que nous avons à produire pour nous
situer dans nos relations avec ces disciplines, entre un œcuménisme flou de
façade et un sectarisme étroit dont les inconvénients, notamment l’isolement,
sont évidents ; cela d’autant plus que le maintien d’une certaine ambiguïté peut
être fécond... mais la transdisciplinarité quelquefois revendiquée (S. Lebovici,
1970) nous paraît rarement atteinte.
1464 Gérard Lucas

NOURRISSONS ET CHERCHEURS

Il nous faut, sans doute, dire un mot assez bref de l’évolution des méthodo-
logies et des résultats de l’observation « scientifique » des nourrissons. Nous
utiliserons en particulier la revue effectuée par Martin Dornes et parue aux PUF
en 2002 qui s’intitule d’ailleurs Psychologie et psychanalyse du premier âge.
Un effort assez considérable, en effet, a été fait par l’auteur pour s’initier à
la théorie psychanalytique, et donne le sentiment qu’un certain nombre de
notions ont été comprises. Cet effort n’en laisse pas moins subsister des points
de divergence de caractère très variable.
Le plus important nous a semblé être la perception de la vie psychique du
nourrisson comme être indépendant ; l’enfant donne, à l’observation « scien-
tifique », le sentiment d’avoir une volonté dès 2 à 3 mois, il dispose dans
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l’articulation de sa vocalisation et de sa préhension même limitée d’un certain
feed-back proprioceptif quand il s’agit de lui qui se déplace ou qui vocalise, il
est capable de percevoir de façon différentielle la « contingence », c’est-à-dire
les effets de ses conduites sur lui et leurs effets sur les objets.
Ces travaux (W. S. Condon, L. W. Sanders, 1974 ; E. Duboux, J. Mehler,
1995) ont montré, on le sait, non seulement la sensibilité élective des nourrissons
de quelques heures à la parole vivante dans son rythme et sa musicalité expres-
sive, mais aussi l’existence d’une réactivité spécifique à l’audition de la langue,
puis de la voix maternelle, cela dès la grossesse. Tandis que la précocité du sourire
se trouve aujourd’hui avancée dès la troisième semaine d’existence, avec comme
déclencheur efficace la voix féminine, pendant une dizaine de jours. De même, les
conduites d’imitation différée de quelques dizaines de secondes décrites par
A. M. Meldzoff et A. M. K. Moore (1977) et commentées par Bower (1977) chez
des enfants de 12 à 21 jours dans les gestes faciaux et manuels sont considérées
comme très probablement innées, et effectuées pour le plaisir. Celles-ci font
d’ailleurs penser aux conceptions originales de E. Gaddini (1969) : l’imitation a
probablement des liens étroits avec la perception qui est, primitivement, physi-
quement imitative : imiter pour percevoir, puis pour être l’objet, dispositif dis-
tinct du modèle incorporatif freudien, et éclairant l’identification primaire.
Faut-il y voir une confirmation de l’existence, dès la naissance, d’une rela-
tion objectale à la mère ? Il ne fait pas de doute que son rôle de maternage ne se
réduit pas au seul nourrissage. Après ceux de M. Klein, les travaux de Bowlby
et d’Anzieu ont attiré l’attention sur les problématiques de l’attachement, le
rôle du Moi-peau et la problématique de contenance des différentes enveloppes
sensorielles.
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1465

Si, en accord relatif avec les conceptions d’un auteur comme Piaget, on
peut penser que la mère ne peut être perçue qu’à partir du troisième mois
comme un tableau intersensoriel unifié, il semble bien que le nourrisson forme
beaucoup plus tôt un schème polysensoriel qui rassemble de manière syncré-
tique les différentes perceptions relatives à la présence maternelle.
Il nous semble que les convergences retrouvées à ce sujet par J.-M. Petot
avec les jubilations décrites en face de l’image spéculaire (Wallon) ou les effets
d’organisateur ou de leurre du stade du miroir (J. Lacan), ou, davantage
encore, le rôle de la mère comme premier miroir de l’enfant mis en valeur par
Winnicott, tout en étant intéressantes, ne sont pas nécessairement des argu-
ments décisifs pour affirmer l’existence, d’emblée, d’une « relation objectale
avec la mère ». Elles posent des questions nouvelles, et parmi elles des questions
de terminologie : l’expression mal définie de « relation d’objet » et l’ensemble
des travaux très divergents auxquels elle a donné naissance ne permettent pas, à
ce qu’il nous semble, de soutenir une discussion intéressante, même si certaines
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options de M. Klein en faveur d’un développement précoce se trouvent effecti-
vement soutenues par ces travaux scientifiques.
Pour les chercheurs « scientifiques », le nourrisson posséderait une exis-
tence psychique propre, et nous ferions jouer un rôle trop important à l’objet,
dès le début de la vie. Il faudrait réhabiliter l’autonomie primaire du Moi par
rapport aux pulsions et par rapport aux parents, il existerait une capacité de
« régulation de l’affect » chez le nourrisson, elle est seulement soutenue par la
mère...
S’il y a quelquefois « symbiose », c’est le fait d’une « distorsion », et les
chercheurs mènent une lutte très argumentée vis-à-vis de cette notion, pour
prendre en considération les performances des nourrissons et faire d’eux des
êtres indépendants, du fait de leurs capacités de perception, en particulier inter-
modale, de préférence et de reconnaissance visuelle et auditive.
Par contre, l’existence d’une activité fantasmatique chez le nourrisson est
complètement récusée en distinguant les représentations oniriques et les repré-
sentations hypothétiques qui, elles, n’existent pas avant 18 mois, du fait de la
nécessité, pour les activités fantasmatiques, d’une capacité à combiner les
séquences d’images d’une façon très poussée.
Les traces mnésiques qui ont été formées en présence de l’objet ne peuvent
pas être réactivées dans la première année de la vie en l’absence de l’objet. Elles
ne le peuvent que lorsqu’il reparaît. À partir de 3 à 6 mois, il existe une
croyance à la continuation des objets disparus, mais pour une durée de quel-
ques secondes à quelques minutes – 1 mn à 6-7 mois.
D’une manière assez générale, la notion de symbiose chère à M. Malher est
très critiquée et donne le sentiment que, dans le monde de la recherche, les
1466 Gérard Lucas

théories de cet auteur et celles de M. Klein font quasiment l’unanimité dans le


monde psychanalytique.
S’il y a symbiose, c’est le fait d’une « distorsion », car dans des « condi-
tions normales » où la mère atténue au bon moment les tensions d’affect du
nourrisson, et où les capacités interprétatives de ce dernier ne sont pas sollici-
tées à l’excès, il disposerait de la capacité de différencier le Soi et l’objet. Son
monde serait différencié, non pas symbiotique, cohérent, non pas clivé.
Il s’agit, dans ces recherches, d’un enfant construit d’après ses perfor-
mances dans un environnement idéal. Certes, cette capacité peut s’effondrer en
raison de surcharge affective, d’état de tension non atténué de longue durée.
Alors sont invoquées les caractéristiques d’une bonne relation mère/enfant où
la mère module ses affects et l’aide à les différencier.
Dans ces façons de penser, il nous semble que se révèle le coût de quelques
malentendus. Ils portent sur certains aspects, il est vrai, quelquefois difficiles à
suivre, de la théorie psychanalytique.
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La première, pour ces chercheurs, est la difficulté à percevoir la notion
d’inconscient. Leur perspective, très logique, est nosographiste, pourrait-on
dire. Ils pensent devoir étudier le style interrelationnel des parents, ne pas se
contenter du « soi-disant contre-transfert », étudier les modes subliminaux des
perceptions de façon à préciser les modes de communication pour rechercher
s’il n’y a pas, pour « chaque maladie », des modèles correspondants d’expres-
sion d’affect, des règles d’induction d’affect spécifiques, etc.
D’une manière assez générale, les positions psychanalytiques sont considé-
rées comme des applications dramatisées des découvertes faites avec les cas
pathologiques.
La notion de pulsion est également très difficilement saisie. Il s’agirait
d’une méprise anthropologique chez Freud, qui devrait être abandonnée en
faveur d’un système de motivations. Selon M. Dornes : « Pour nous, qui som-
mes les héritiers de parents qui vivaient dans des circonstances matérielles
moins favorables que nous, nous avons aujourd’hui presque tout, y compris les
satisfactions pulsionnelles. C’est pourquoi il nous semble plus évident qu’avec
cela nous ne sommes pas encore quelque chose... » L’économie faite de toute
référence au système inconscient devient terriblement coûteuse.
Cela devient caricatural lorsqu’il est question de la pulsion de mort, notion
qui n’est pas véritablement saisie, pas plus que n’est saisi le registre fondamen-
tal sur lequel se déploie le principe plaisir-déplaisir et son au-delà.
Cette revue critique n’autorise pas cependant à passer sous silence les
réflexions intéressantes de certains d’entre eux. Le nourrisson, ils en ont la
conviction, perçoit bien plus tôt, dès le début, le monde extérieur comme monde
extérieur, point de vue, rappelons-le, exprimé par Freud dans sa théorie du « Moi
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1467

réalité du début ». Cependant, un certain doute se fait jour chez eux : cette per-
ception chez le nourrisson implique-t-elle une reconnaissance émotionnelle de
cette indépendance ? A-t-il les moyens émotionnels de la supporter ? Sans doute,
il la connaît, mais quand la reconnaît-il ? Ne s’agit-il pas alors vraisemblable-
ment d’une acquisition du développement, absent tout au début ?
D’une manière plus générale, il est établi que les chercheurs ont fait
toutes leurs observations dans la période d’ « attention tranquille et active du
nourrisson »1.
Ne leur faut-il donc pas s’interroger sur la signification et la validité de ces
mesures faites dans cette période particulière ?
S’il n’y a pas de phase symbiotique, peut-être y a-t-il des moments symbio-
tiques significatifs, notamment lorsque les parents ont des difficultés, significa-
tivité qui, d’ailleurs, n’est pas forcément en rapport avec la durée de ces
moments. Ces interrogations ont une certaine importance et témoignent d’une
curiosité qui pourrait influencer heureusement les thèmes de recherche.
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Dans ces travaux qui visent à montrer la capacité qu’a le nourrisson à se
distinguer de sa mère et à maintenir une optique propre, des chercheurs décri-
vent le nourrisson comme un personnage indépendant, porteur de compétences
neuropsychologiques précises, objectif faisant de lui quelqu’un qui idéalement
leur ressemble... participant à leur façon à nos débats sur la persistance tout au
long de la vie de notre difficulté à imaginer les autres avec leur altérité propre.

LA THÉORIE DE L’ATTACHEMENT

Issue des travaux de J. Bowlby, à partir des comportements d’attachement


à la mère chez les primates, cette théorie donne une place déterminante au
besoin programmé d’un contact somatique et psychique avec un être humain,
relativement indépendant du registre oral. Les pleurs, l’appel, les cris, le sou-
rire, l’agrippement, la succion, la poursuite oculaire utilisée dans l’approche et
le suivi sont des comportements attachés à des tendances primaires, contri-
buant à maintenir la proximité avec la mère, signe d’attachement. Cette théorie
a donné naissance à une méthode évaluative particulière de l’attachement, utili-
sant avec M. Main et M. Ainsworth la situation étrange :
« On a constaté récemment qu’il était possible de prédire le discours, les représenta-
tions et les fantasmes d’enfants de 6 ans en fonction des quatre catégories d’atta-
chement à leur mère (sécurisée, évitante, ambivalente ou désorganisée et désorientée).
1. Ils distinguent en effet chez les nourrissons cinq périodes : une période de sommeil sans mou-
vements oculaires rapides, une période de sommeil avec mouvements oculaires rapides, une période
d’attention tranquille, une période de crises et d’agitation. La période d’attention tranquille et active
au cours de laquelle sont faites les observations représente 25 % du temps du nourrisson à la deuxième
semaine, pour finalement, à la fin du troisième mois, représenter 65 % de son temps...
1468 Gérard Lucas

De plus, on a élaboré un entretien sur l’attachement adulte au cours duquel on


demande aux personnes interrogées de décrire et de juger des relations et des expé-
riences de leur petite enfance, les transcriptions des entretiens sont classées selon les
caractéristiques de discours de la transcription plutôt que sur la base de l’histoire
apparente de la personne interrogée. On a identifié quatre états d’esprit par rapport à
l’attachement et constaté que chacun d’entre eux permettait de prédire dans des
échantillons bébé/parent la réponse du bébé au parent en situation étrange. »

Ces quelques lignes extraites d’un travail de M. Main (« Discours, prédic-


tions et études récentes sur l’attachement : implications pour la psychanalyse »)
pourraient donner, dans un premier temps, l’idée que l’importance des phéno-
mènes épigénétiques en termes de développement précoce est telle que, de part
et d’autre de l’Atlantique, l’espèce humaine est en train de connaître une diver-
gence très remarquable et qui pourrait inquiéter...
Une lecture plus sérieuse montre qu’en fait, dans ce texte, comme le précise
l’auteur dans les dernières lignes de son travail, prédire est utilisé pour décrire
une capacité à anticiper, par exemple sur ce système de classification, à des
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niveaux statiquement très significatifs. Le terme relève plutôt du domaine de la
probabilité au niveau des groupes que de celui d’une prédiction déterministe au
niveau de l’individu, ce que les études longitudinales ont confirmé, et nous rap-
proche donc de nos amis américains.
Si l’on cherche à s’informer sur la stabilité des catégories constituées, on
apprendra que, lorsque le bébé est observé deux fois avec le même attachement
parental, les classifications sont stables à environ 80 % entre 12 et 20 mois.
Toutefois, le même bébé est souvent catégorisé différemment selon le parent,
père ou mère. Les quatre schémas de comportement de retrouvailles avec la
mère sont d’ailleurs apparus insuffisants et ont nécessité l’organisation d’un
groupe impossible à classer, « non classable », à partir des années 1990, ce qui
nous convainc de la similarité des phénomènes que nous pouvons rencontrer les
uns et les autres.
La recherche utilisant un entretien sur l’attachement adulte, structuré,
semi-clinique, centré sur les expériences d’attachement précoce et leurs effets,
effectué avec des paramètres d’exigence de qualité, de quantité de relations
et de formes assez précis, a permis la constitution de quatre classes d’adultes
mises en relation avec celles de leurs enfants. Ainsi, les parents sécurisés
et autonomes avaient des enfants sécurisés ; les parents non impliqués, des
enfants qui étaient dans l’évitement ; les parents préoccupés, des enfants
ambivalents résistants ; et les parents désorganisés des enfants désorganisés...
Nous sommes évidemment perplexes devant cette homogénéité des fratries
américaines.
Les caractères mêmes de cette méthodologie et le but de classement statis-
tique et de prévision, non pas au niveau individuel mais au niveau des groupes,
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1469

montrent assez notre écart par rapport aux soucis et aux objectifs des utilisa-
teurs de la théorie de l’attachement. Peut-être souhaitent-ils sur cette base ima-
giner des modalités d’intervention pour laquelle la collaboration avec des
psychanalystes leur paraît intéressante ? Quoique dans son œuvre Bowlby ait
utilisé dans de nombreuses dimensions un appareil notionnel vraiment très dif-
férent, voire opposé à certains égards, à la théorie psychanalytique (qu’il
s’agisse des articulations de l’attachement et de la sexualité, des phénomènes de
transmission « intergénérationnelle », des comportements d’attachement envi-
sagés de façon incontestable sur un modèle de type héritabilité génétique, ou de
la place de la représentation), il a souhaité rester membre de la Société psycha-
nalytique britannique.
Quelle que soit l’estime que l’on ait pour cette méthodologie de classement
et de prévision statistique, il faut toute l’habileté de B. Golse dans son travail
« Attachement (...) et métapsychologie » (1998) pour, sans souscrire pour
autant à la théorie de l’attachement, tenter un rapprochement dans la crainte,
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semble-t-il, que nous nous privions d’un « apport formidablement fécondant
pour nos réflexions et nos perspectives propres ».
Les vraies questions ne nous paraissent pas être celle de l’observation ou
celle de l’attachement mais plutôt celle des relations inter- ou même trans-
disciplinaires invoquées quelquefois un peu légèrement.
D’une part, il nous semble évident qu’il faut distinguer un certain nombre
de contemporains qui pensent, en ayant ou non un intérêt vis-à-vis de l’analyse,
et sont capables de nous fournir des modèles nouveaux d’intelligibilité de la
complexité des phénomènes physiques et biologiques, lorsqu’il s’agit d’auteurs
de l’envergure de H. Atlan, G. Edelman, E. Morin, I. Prigogine ou R. Thom.
D’autre part, la question de nos relations avec des professionnels qui tra-
vaillent dans des champs parfois proches des nôtres, avec des modes de pensée,
des orientations épistémologiques qui leur sont propres ; elles nous semblent
poser des problèmes différents. Leurs travaux sont nombreux, le plus souvent
très spécialisés ; les jeux d’intérêts, dans tous les sens du terme, qui se déploient
aujourd’hui autour du fonctionnement du cerveau, de la nature de la conscience
et de la pensée, des organisations fonctionnelles et des médiateurs biologiques
en cause, risquent de nous mettre en situation de rivalité peu productive dans
des champs de connaissance sur lesquels nous ne pouvons qu’être assez pauvre-
ment informés. Le temps n’est plus où l’on pouvait penser être psychanalyste et,
sauf cas d’espèce, se faire épidémiologiste ou neurobiologiste ou cogniticien.
Souvent ces travaux se déploient dans des registres extérieurs à nos préoc-
cupations directes. Tout en étant attentifs aux significations potentiellement
importantes pour notre discipline qui peuvent se dégager de ces travaux et ne se
dévoiler que dans des temps seconds, il semble qu’il faut tenter de résister à la
1470 Gérard Lucas

tentation des inclusions hâtives. Les exemples de la linguistique avec Jacques


Lacan ou de l’éthologie, avec la vogue actuelle de la théorie de l’attachement de
J. Bowlby, donnent une idée du coût qu’occasionnent de telles inclusions.
Il nous faut, semble-t-il, distinguer clairement les greffes artificielles et les
emprunts partiaux, des recoupements, à la condition que ces derniers s’accompa-
gnent de suffisamment de précisions pour éviter les malentendus.
Sur ce terrain, il nous semble que l’ouvrage collectif de M. Fain, L. Kreisler
et M. Soulé, L’enfant et son corps, est un exemple très remarquable.
Le remaniement du principe de plaisir amené par l’introduction de la pul-
sion de mort, devenu l’antagoniste des instincts de vie, de la libido et de ses
manifestations, met au premier plan la notion d’intrication pulsionnelle et le
rôle de l’objet.
Le caractère dominant de l’apport des travaux modernes de la théorie des
pulsions et du narcissisme est la mise en question de notions freudiennes silen-
cieusement présentes dans les fonctionnements névrotiques, à l’occasion de dif-
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ficultés rencontrées dans le travail psychanalytique avec en particulier les cas
limites. Il faut y ajouter la découverte, à partir des textes freudiens, des possibi-
lités d’approfondissement problématisant l’existence de notions considérées
quelquefois comme allant de soi jusque-là, ou comme des acquis du développe-
ment, avec une attention soutenue vis-à-vis des processus qui les rendent ou
non possibles (A. Green). Il s’agit, là, non seulement des représentations, des
perceptions, mais aussi, précisément, du fonctionnement pulsionnel.
« La pulsion devient effective psychiquement sur son parcours de la source
au but, l’objet lui sert de médiateur », écrit A. Green.
L’objet est ici envisagé du point de vue du travail psychique qui lui confère
ses fonctions, sa place dans le registre des identifications primaires et dans le
trajet du mouvement pulsionnel. La mise en mouvement de la pulsion ren-
contre des obstacles, des délais à la satisfaction. Sur ce trajet, la position de
l’objet est nécessairement celle d’une médiation ambiguë, l’objet séduit et se
refuse... (On peut penser aux propos si retenus de Freud à l’égard des parents.
Cette retenue, à nos yeux, n’est pas seulement en relation avec les facteurs de
circonstances généralement évoqués pour l’expliquer, par exemple vis-à-vis de
la mère du petit Hans : Freud se limite à dire que « sa position prescrite par le
destin était difficile ».)
Pour A. Green, l’objet agit comme un révélateur dans l’organisation des
premières représentations, c’est-à-dire des premières formes du sujet. Encore
faut-il qu’il y ait du représentable : P. Aulagnier nous a proposé, à travers le
pictogramme originaire, les premières figures, les proto-représentations, figures
d’union auto-engendrées, impliquant objet et zones complémentaires, pulsions
et objet.
Relation d’objet et psychanalyse de l’enfant 1471

Nos cultures ont situé à une place privilégiée la soumission aux faits, consi-
dérée comme une condition d’accès à la vérité scientifique ; le fait est censé
trancher... définir un sens unique... ce à quoi le débat d’idées parvient rare-
ment... mais nous situons-nous dans un domaine où la définition des faits
perçus ou déduits est assez assurée pour ne pas demander de commentaires
interprétatifs ?
Ainsi, la menace de castration tire son efficace, chez chacun de nous, d’une
liaison sui generis variable de traces verbales et de perceptions visuelles ; cela ne
joue-t-il pas un rôle dans nos façons de penser quelquefois si différentes ?
Nous avons hérité et dans le meilleur des cas acquis une expérience, un
savoir, mais nos capacités à l’oublier ou à le pervertir ne font aucun doute...
La recherche de lignes de réflexion qui tiennent compte des équilibres et
des tensions contradictoires de l’ensemble de l’œuvre freudienne peut donner à
certains le sentiment d’un risque sectaire ; beaucoup ne se privent pas de le
dénoncer à notre propos...
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Dans des conditions « suffisamment bonnes », il me semble que cette
recherche a heureusement des chances sérieuses d’être interminable si, au-delà
des rivalités de personnes et des luttes de pouvoir, l’alliance entre « la théorie
chenue et l’expérience éternellement verdoyante » se maintient, est productrice
de nouvelles façons de voir et de comprendre.
Les conséquences de la révision de la théorie des pulsions ne se limitent pas
à l’introduction de la pulsion de mort. Nos difficultés à en prendre la mesure
ont peut-être joué un certain rôle pour donner un caractère quelque peu polé-
mique et quelquefois confus à nos échanges à propos des théories des pulsions
et de celles de la relation d’objet.
Nous n’avons probablement pas intégré toutes les conséquences de cet
élargissement, pour les pulsions et ce qu’il faut peut-être appeler leur préhis-
toire : l’objet n’est plus seulement l’objet de satisfaction si précisément défini
dans Trois essais sur la théorie de la sexualité et dans « Pulsions et destins des
pulsions », mais aussi l’objet à détruire – à peine se distingue-t-il du Moi en
voie de différenciation.
Ces thèmes de réflexion ne se prêtent pas aisément à la collecte de faits
indiscutables, scientifiquement rassemblés, pour satisfaire à des exigences de
religiosité rationaliste, sauf au prix de simplifications abusives, alors quelque-
fois sources d’importants bénéfices sociaux. Peut-être nous faut-il être attentifs
à notre penchant collectif pour la servitude volontaire et tenter de supporter
l’incertitude et la liberté.
Gérard Lucas
17, rue des Boulangers
75005 Paris
1472 Gérard Lucas

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Être psychanalyste d’enfants après Freud, Études freudiennes, no 36, 1995.


Anzieu Didier, Dorey Roger, Laplanche Jean, Widlöcher Daniel, Association psycha-
nalytique de France, La pulsion, pour quoi faire ?, Paris, Association psychanaly-
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Barande Robert, La « pulsion de mort » comme non-transgression : survie et trans-
figuration du tabou de l’inceste, RFP, t. XXXII, no 3, 1968, 464-492.
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psychanalytique, Paris, PUF, 1969, pp. 381-408.
Bouvet Maurice, La clinique psychanalytique : la relation d’objet, in S. Nacht (dir.),
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