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BACHELARD
Gaspare Polizzi
in Frédéric Worms et al., Bachelard et Bergson
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 11/01/2022 sur www.cairn.info via Bibliothèque Sainte Geneviève (IP: 193.48.70.223)
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Presses Universitaires de France | « Hors collection »
2008 | pages 53 à 72
ISBN 9782130570264
DOI 10.3917/puf.worm.2008.01.0053
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/bachelard-et-bergson---page-53.htm
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la philosophie du temps
chez Bergson et Bachelard
Gaspare Polizzi
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Métaphysique
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analyse1. Mais surtout les recherches ont décrit le « bergsonisme
inverti » de Bachelard, qui a produit une pensée analytique de la
durée entre les deux pôles de la discontinuité et de la fluidification2.
Dans la confrontation directe avec les pages bergsoniennes, l’effet
de surface de la lecture bachelardienne, lacuneuse et discontinue, a
été reconnu, et sa dialectique de la durée a été considérée comme
peu attentive à l’évolution de la conception bergsonienne de la
durée, qui s’ouvre à une idée complexe de son hétérogénéité3.
Henri Gouhier a bien remarqué : « Bachelard devait retoucher
Bergson pour être lui-même Bachelard » ; c’est une lecture tendan-
cieuse de Bergson qui permet à Bachelard d’édifier les piliers de sa
philosophie de la temporalité. Je souligne qu’une telle philosophie
de la temporalité met en discussion des topoi consolidés dans les
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scientifique, proprement « intérieur » aux sciences chimiques-
physiques-mathématiques. En réalité, Bachelard sent particulière-
ment, comme déjà Bergson, le rôle nouveau de la philosophie, mais
veut l’orienter vers un rapport dialectique avec la science qui doit
faire émerger l’abstraction de la pensée ; c’est un mouvement qui
ouvre sur une métaphysique qui se connecte à une philosophie de la
science, plutôt qu’à une épistémologie1.
La réflexion bachelardienne sur la temporalité, au lieu de
s’orienter à partir de la « réflexion » historique-critique sur les
concepts les plus nouveaux dérivés des sciences physico-mathéma-
tiques (théorie de la relativité et mécanique quantique), dans la
direction de la formation de l’épistémologie française contempo-
raine2, tient beaucoup compte des concepts et des théories afférents
à la psychologie, à la sociologie, à la biologie et à la métaphysique,
dans un contexte problématique voisin du bergsonisme et encore
actuel par rapport aux sciences de la psyché, aux sciences biolo-
giques et de l’évolution, et aux neurosciences.
Les origines de la philosophie bachelardienne de la temporalité
s’enracinent dans la période de l’enseignement à Dijon (1930-
1940), qui comprenait des cours de philosophie, de psychologie et
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deux années immédiatement précédentes, durant lesquelles les
thèses de doctorat et le livre sur la relativité ont été publiés),
Bachelard vient de construire les concepts d’approximation, de
surrationalisme, d’obstacle épistémologique, de philosophie du
non2, c’est.à-dire les principaux instruments de l’analyse bachelar-
dienne sur le savoir scientifique, unis à la nouvelle évaluation des
catégories classiques de l’idéalisme et du spiritualisme, comme
celles de noumène, intuition, substance, réalité (avec une compa-
raison explicite et continue avec l’idéalisme rationaliste de
Brunschvicg et avec la riche variété d’interprétaions métaphysiques
de la science diffusée en France entre les deux siècles, et celle berg-
sonienne avant tout). Dans la deuxième direction, les intérêts pour
les mathématiques, pour la thermodynamique, pour la théorie de
la relativité, pour la microphysique, pour la chimie, pour les théo-
ries atomistiques, pour la logique et l’axiomatique, prennent beau-
coup de relief ; à ces intérêts sont unis les intérêts littéraires et psy-
chologiques, qui ne sont pas abordés avant La psychanalyse du feu
(1938) et le Lautréamont (1939), mais qui émergent à l’intérieur
des écrits philosophiques et épistémologiques, et en particulier
dans le contexte de la réflexion sur la temporalité, qui pourra véri-
fier, pour ce motif, une hypothèse sur la bifurcation disjonctive et
non oppositive entre les deux lignées de la pensée bachelardienne.
1. Bachelard même se réfère aux cours de psychologie tenus à Dijon, par ex. dans
La continuité et la multiplicité temporelles, « Bulletin de la Société française de philo-
sophie », 1937 (XXXVII), séance du 13 mars 1937, p. 53-81.
2. Je rappelle, en ordre chronologique : Essai sur la connaissance approchée
(1928) ; La valeur inductive de la relativité (1929) ; Le pluralisme cohérent de la chimie
moderne (1932) ; Le nouvel esprit scientifique (1934) ; Critique préliminaire du concept
de frontière épistémologique (1936) ; Le surrationalisme (1936) ; La formation de l’es-
prit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective (1938) ;
La philosophie du non (1940).
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nouvel esprit scientifique, La formation de l’esprit scientifique, La
philosophie du non).
De toute façon, on doit rappeler l’accroissement progressif et
corrélatif d’une réflexion critique-psychologique sur l’imaginaire qui
prend consistance au moins à partir de 1938 (avec La formation de
l’esprit scientifique) et qui trouve – à mon avis – dans La dialectique
de la durée (1936), le seul livre expressément dédié à la temporalité,
sa matrice problématique2. Je me limiterai ici, plutôt qu’à La dialec-
tique de la durée, œuvre déjà analysée de multiples points de vue, au
premier écrit de la série – L’intuition de l’instant – qui – je crois –
contient in nuce tous les aspects de la philosophie bachelardienne de
l’instant dans une comparaison ouverte avec la métaphysique berg-
sonienne de la durée. Bergson – c’est bien connu – a dédié à la tem-
poralité la plupart de ses réflexions, dans une période voisine de celle
ici envisagée3. On doit à peine rappeler combien le renvoi à Bergson
est transparent dans les textes bachelardiens, surtout dans l’usage de
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cité, contient aussi la fameuse Introduction).
Mais rappelons, sous forme synthétique, les aspects les plus nota-
bles du contraste avec Bergson, la pensée duquel constitue une pierre
de touche dans la réflexion bachelardienne sur la temporalité. Le
point de divergence émerge déjà dans le titre qui dirige la modalité
bergsonienne de l’intuition vers l’instant plutôt que vers la durée ; il
s’agit ici d’orienter la polarité métaphysique sur la singularité et sur
la discontinuité, plutôt que sur l’unicité et sur la continuité. D’un
côté, Bergson avait entendu purifier l’intuition du temps par la sépa-
ration de l’espace dans la durée temporelle, de la projection de la
durée dans l’espace ; d’un autre côté, Bachelard propose une intui-
tion discrète du temps qui fait converger la discontinuité spatio-
temporelle avec la complexité du rythme. Une rythmo-analyse en
dérive : elle collecte les irrégularités naturelles et psychiques dans
une régularité complexe et hétérogène, et se résoud dans une méta-
physique du rythme, en opposition au modèle homogène du flux de
la durée. En réalité, Bergson associe, déjà dans l’Essai sur les données
immédiates de la conscience, la singularité hétérogène au temps, face
à la discontinuité de l’espace. Le point de divergence consiste plutôt
dans le fait que la temporalité est définie par Bergson par la suc-
cession des changements qualitatifs qui s’entrelacent sans aucune
distinction, tandis qu’elle est définie par Bachelard par la distinction
originaire et « pensée » des instants discontinus. En dérive une
conception divergente du mouvement. Pour Bachelard, la division
du mouvement implique un arrêt, qui produit un autre mouvement ;
des rythmes de mouvements distincts se présentent dans la disconti-
nuité. Pour Bergson, le mouvement unique a un aspect qualitatif qui
conflue dans la conception de la durée1.
1. Cf. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), in Id.,
Œuvres, textes annotés par A. Robinet, Introduction par H. Gouhier, Paris, puf, 19844
(1959), p. 66-67.
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sique de la durée, à travers ses trois chapitres, et la métaphysique
de l’instant, en laissant émerger le contraste sous-jacent à celle de
la durée, mais en syntonie directe avec « l’idée métaphysique
décisive du livre de M. Roupnel1 [...] : Le temps n’a qu’une réalité,
celle de l’instant. Autrement dit, le temps est une réalité resserrée
sur l’instant et suspendue entre deux néants » (II, 13). À partir de
cette scène métaphysique on arrive par conséquent à une révision
de la métaphysique de l’habitude liée à l’instant (chap. 2) et à une
conception de l’ordonnancement rationnel de la réalité à partir de
l’organisation productive des instants (chap. 3). Si on fait abstrac-
tion d’une certaine surdétermination accordée à ce livre – qui nous
offre quand même le prétexte de notre essai –, on doit reconnaître
le lien « métaphysique » opéré par Bachelard entre intuition et
instant, qui se dessine à partir de l’analyse différentielle de la
connaissance dans l’instant naissant, qui est la source immédiate
de l’intuition.
Qu’il s’agisse d’un lien métaphysique, relié à une perspective
esthétique, cela résulte évidemment des considérations initiales du
chapitre premier, dans lesquelles la question éminemment métaphy-
sique – « la méditation du temps est la tâche préliminaire à toute
métaphysique » (II, 13) – est posée en relation avec un texte narratif
qui se présente comme la vraie source de l’intuition temporelle
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qui s’oppose à l’expérience socialisée du flux de la durée dans la
relation du sujet et du monde. L’instant présent est le réel même, il
« est le seul domaine où la réalité s’éprouve » (II, 14), l’incision
d’une « rupture de l’être », qui impose résolument « l’idée du dis-
continu », « [...] la discontinuité essentielle du Temps » (II, 15).
Dans L’intuition de l’instant, Bachelard se confronte à une com-
paraison entre la notion d’instant et celle de durée, en analysant les
thèses de Roupnel (penseur-miroir de la conception bachelardienne,
mais aussi expression d’une interprétation de l’imaginaire) et celle
de Bergson. Après avoir repéré les « efforts de conciliation » entre
les deux thèses et une provisoire « doctrine intermédiaire », il
conclura en adhérant complètement à la conception de l’instant
« qui correspond à la conscience la plus directe du temps » (II, 16).
Bachelard propose « un choc en retour de la critique bergsonienne
contre la réalité de l’instant » (II, 17), comme preuve de la méthode
de renversement critique qui est expliquée dans la « philosophie du
non » (1940) : il s’agit de renverser les critiques proposées par
Bergson à la métaphysique de l’instant et de les envoyer en direc-
tion du même auteur, suivant une procédure dialectique qui fait
pression sur la négativité et qui évite tous les dépassements positifs
obligés.
Il est aussi intéressant de rappeler les nouvelles théories physico-
mathématiques (plus tard, on verra qu’il s’agit de la théorie relati-
viste et de la physique quantique), pierres de touche pour démon-
trer l’inconsistance de la position de Bergson face à l’instant, vu
comme « une coupure artificielle qui aide la pensée schématique du
géomètre » (II, 17). La dynamique de la contraposition instant-
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et de l’avenir, la métaphysique de l’instant participe à l’exigence des
« actes clairs de la conscience » (II, 22) ; elle configure, avec une
clarté maximale, des atomes de temps ; elle veut faire de l’instant
« une espèce d’atome temporel », « un petit fragment du continu
bergsonien » (II, 26).
Bachelard retourne donc contre Bergson ses propres armes : il
découvre le primat métaphysique de l’instant, le « caractère méta-
physique primordial de l’instant », dans la définition de son carac-
tère primitif, qui comporte par conséquent le « caractère indirect et
médiat de la durée » (II, 20). Le renversement dialectique est dicté
par la mise en évidence d’une vision psychologique idéaliste
orientée sur l’acte cognitif, opposée à la vision ontologique bergso-
nienne du flux vital de la durée. À partir de cela on devrait ensuite
démontrer comment « [...] on peut construire la durée avec des ins-
tants sans durée » (ibid.), prouver que la durée psychologique est
une sensation complexe entre les autres, constituée d’ « instants
sans durée, comme la droite est faite de points sans dimension »
(ibid.). Une interprétation mathématique de la réalité du rythme,
débitrice de la théorie de la fraction de Couturat, prévaut ici. C’est
l’analogie de la droite qui est la première analogie scientifique for-
mulée dans l’essai : elle présuppose, en syntonie avec les théories
des ensembles, un primat « logique » du point sur la droite1. Plus
généralement, on peut retrouver dans la description de l’instant
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une philosophie de l’action (bergsonienne), qui continue dans la
« réalité » d’une durée qui se prolonge, d’une philosophie de l’acte,
qui exprime une décision instantanée, Bachelard évoque des exem-
ples de nature physique (l’impulsion en mécanique ou la percussion
en acoustique) pour soutenir une « conception actuelle et active
de l’expérience de l’instant » (II, 22), dans laquelle la réponse
complexe de l’acte volontaire délimite « le caractère vraiment spéci-
fique du temps » (II, 23). La « conception actuelle » de l’instant
autorise aussi un emploi non involontaire des termes esthétiques.
Bachelard oppose sa propre compréhension de l’évolution à la
théorie bergsonienne de L’évolution créatrice. La première est
exprimée par des répétitions, échecs, anachronismes, retours, appli-
qués à des détails et à des miniatures, qui exigent « une doctrine de
l’accident comme principe » (II, 24) ; la deuxième est une fresque
indistincte d’une « toile impressionniste », dans laquelle d’un côté
les grandes trames s’ourdissent avec la seule conservation des actes
révolutionnaires du procès évolutif, de l’autre côté les objets, les
détails, les accidents sont négligés. Je voudrais souligner non seule-
ment le contraste répété entre une vision d’ensemble indistincte et
l’analyse du détail, mais aussi la contraposition entre la dimension
« globale » et la perspective « locale », centrale dans la réflexion
actuelle des sciences du complexe et afférente aussi bien au contexte
cognitif qu’au contexte esthétique de la miniature. La durée berg-
sonienne pèche par son extériorité ontologique ; on pourrait souli-
gner combien elle représente le côté obscur de la rêverie, le profond
pouvoir de l’imaginaire mémorial, contraposé à la dimension ponc-
tuelle et éclairante de l’intuition instantanée de la connaissance.
C’est la description à mailles larges de la durée bergsonienne qui
permet de définir une limite pour une sélection rationaliste du
temps vécu : Bachelard revendique la priorité du temps pensé sur le
temps vécu, de l’intensité analysable et instantanée de l’acte cognitif
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de la conscience où quatre aspects du temps sont distingués : un
espace réel sans durée, dans lequel les phénomènes paraissent et dis-
paraissent simultanément avec nos états de conscience ; une durée
réelle compénétrée avec des moments hétérogènes ; une représenta-
tion symbolique de la durée qui traite de l’espace, qui assume la
forme illusoire d’un moyen homogène ; un point d’union entre
espace et durée exprimé par la simultanéité, intersection du temps
avec l’espace1. Un point crucial dans de telles distinctions est consti-
tué par la conception de la simultanéité, dans laquelle une concep-
tion « instantanée » de la durée comme lieu d’intersection entre le
temps et l’espace est incluse ; sur ce point, la divergence par rapport
à Einstein et à la lecture fournie par Bachelard sera bien sensible2.
Me semble aussi intéressante l’intention contradictoire du propos
bergsonien d’évoquer une durée inanalysable à partir des exemplifi-
cations qui réintroduisent la dimension de la mesure, comme dans
le cas du sucre dissous dans l’eau, un exemple avec lequel le bergso-
nisme prétendait « rejoindre le domaine de la mesure, tout en
gardant l’évidence de l’intuition intime » (II, 29). Par ailleurs,
l’exemple de la fusion d’un petit morceau de sucre dans un verre
d’eau ne peut pas valoir comme une expérience physique qui met en
évidence la durée sans mettre en jeu la relativité du temps en rela-
tion avec les systèmes de référence, ainsi qu’elle a été formulée dans
la théorie d’Einstein. Dans une telle vision contrastée, on introduit
1. Cf. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), in Id.,
Œuvres, cit., p. 73-74.
2. La lecture bergsonienne de la théorie de la relativité s’oppose à la lecture bache-
lardienne, parce que celle-là veut la voir comme une confirmation de la validité de la
théorie de la simultanéité de la durée (comme dans Durée et simultanéité, un livre que
Bergson n’a pas réédité pour des motifs qui ne sont pas très clairs). Sur cet aspect, je me
permets de renvoyer à Bergson e Bachelard lettori di Einstein, qui vient de paraître sur
le no 335 de la revue aut-aut (luglio-settembre 2007).
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est le fruit d’une révolution copernicienne qui conduit résolument
« à l’arithmétisation temporelle absolue » (II, 28), c’est-à-dire à la
résolution du caractère présumé absolu de la durée dans sa spatia-
lisation, rendu possible à partir de la théorie de la relativité (res-
treinte), qui « détruit l’absolu de ce qui dure, tout en gardant [...],
l’absolu de ce qui est, c’est-à-dire l’absolu de l’instant » (ibid.) :
le battement de temps, la longueur de l’instant sont relatifs à
sa méthode de mesure. La théorie de la relativité (restreinte)
démontre qu’il n’y a aucune simultanéité entre deux événements
localisés en des points différents de l’espace et par conséquent elle
rend précis et objectif, quasi géométrique, l’instant, tandis qu’elle
relègue la durée au domaine fictif des conventions. Bachelard
dénonce aussi l’inefficacité d’une telle composition présumée de la
durée à partir de l’instant, similaire à celle d’une composition de la
substance à partir du devenir : comme la recherche d’une homo-
généité liée aux fragments comporte l’impossibilité de trouver tou-
jours « une multiplicité d’événements », aussi « la durée, comme la
substance, ne nous envoie que des fantômes » (II, 33). Mais il fau-
drait concevoir la durée en termes géométriques et arithmétiques,
comme « une poussière d’instants » ou « un groupe de points » lié
par un effet de perspective : la ligne qui schématise la durée est
« une fonction panoramique et rétrospective » (ibid.). Bachelard
insiste (conformémént à une orientation selon le simple-complexe
qui obéit encore à une propension « cartésienne » et qui ne sera
modifiée que dans l’œuvre de 1936) sur la « simplicité » de l’ins-
tant par rapport à la complexité de la durée : « Tout ce qui est
simple, tout ce qui est fort en nous, tout ce qui est durable même,
est le don d’un instant » (II, 34).
Mais l’aspect le plus significatif d’une vision de la durée en tant
que « groupe de points » consiste, à mon avis, dans la correspon-
dance avec les théories esthétiques et éthiques de Jean-Marie
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travers les catégories spatiales de la pluralité, de l’ordre et du degré,
et dans sa forme active, l’ancrant dans la dimension tant morale
que créative de la volonté et de la vie, dans l’intention et dans l’ac-
tion du sujet1. Avec l’affirmation que la mémoire garde seulement la
dimension de l’instant et que le souvenir de la durée – le souvenir
pur de Bergson – est un souvenir instantané, Bachelard propose une
psychologie de la volonté et de l’attention introspective, débitrice de
la psychologie vitaliste de Guyau, dans laquelle un instant sans
durée est en vigueur. Il s’agit d’un cogito cartésien instantané qui se
projette – grâce à l’apport même de la sociologie différentielle de
Maurice Halbwachs – dans les tableaux sociaux de la mémoire (le
rappel de la métaphysique cartésienne du cogito peu d’années après
l’expansion du cogito dans le cogitamus et la proposition d’une
« philosophie non cartésienne » sont significatifs)2.
À partir de la psychologie introspective et de la sociologie diffé-
rentielle, le motif de la nouveauté instantanée de la coïncidence
se réfléchit dans le « point de l’espace-temps », prospecté par la
théorie de la relativité (cf. II, 37). Le complexe espace-temps-
conscience, filtré dans la configuration abstraite d’un atomisme
essentiel, constitue déjà un premier critère de complexité, qui com-
bine la dimension introspective et spirituelle avec le relativisme phy-
sique, selon un mouvement de pensée propre au magistère de
Brunschvicg. Bachelard soutient vouloir investiguer le terrain psy-
chologique et métaphysique, juste pour se confronter avec la posi-
tion la plus défavorable, la plus propre au bergsonisme. Bien sûr,
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dence et de synchronie, Bachelard joint à la première la construc-
tion réelle du temps à partir des instants, le long de la ligne ordinale
des correspondances numériques ; il s’agit d’un réel arithmétique et
abstrait bien plus solide par rapport au continu fictif et concret. En
outre, dans le mouvement d’oscillation épistémologique-esthétique,
la lecture arithmétique et spatiale de l’instant se rapporte à une
psychologie des figures musicales (qui reviendra sous une forme
plus diffuse dans La dialectique de la durée) et configure la valeur
émotive et affective de la richesse de la vie pensée, bien plus consis-
tante par rapport à celle de la vie vécue. La plénitude de l’instant se
réfère aussi à la conception nietzschéenne du moment éternel, dans
sa dialectique de la différence et de la répétition, et à la centralité du
présent actuel de la pensée, afférente à l’ordre phénoménologique
de l’intentionnalité défini par Guyau dans son ouvrage sur la genèse
de la construction du temps futur1.
À ce point, apparaît une intégration physico-mathématique, une
intégration qui rappelle des suggestions d’origine microphysique,
favorisées par les extraordinaires résultats théoriques obtenus
pendant les années 1920 par la physique atomique : on évoquera les
rapides accélérations théoriques qui donnent lieu à la mécanique
quantique, enracinées dans la précise identification de l’indétermina-
tion constitutive de la localisation spatio-temporelle en microphy-
sique. Les thèses sur la discontinuité temporelle exposées au Congrès
Solvay en 1927, qui conduisirent à la découverte des manifestations
instantanées de l’atome, rappellent le principe d’indétermination
d’Heisenberg, lu à la lumière de la mécanique statistique et probabi-
liste. On doit observer que l’espace spécifique pour une lecture philo-
sophique de la mécanique quantique paraît ici très réduit, aux dires
de Bachelard lui-même, qui veut entreprendre « une tâche de libéra-
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Rythme et durée
tion par l’intuition » (II, 56), pleinement inscrite dans une métaphy-
sique de la conscience de l’instant, avec laquelle le plan épistémolo-
gique paraît peu congruent. Toutefois, dans l’espace limité de
l’épistémologie, la microphysique paraît être, dans l’interprétation
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statistique fournie par la mécanique quantique, à côté des interpréta-
tions esthétiques et psychologiques, la clef d’une lecture physique de
la réalité métaphysique de l’instant. L’insertion de la statistique
quantique dans le contexte d’un indéterminisme de la conscience
permet de reconnaître que l’entrelacement psychologique et méta-
physique de la philosophie de l’instant est beaucoup plus consistant
que la pure reconnaissance épistémologique du rapport de seuil
entre indéterminisme quantique et déterminisme macrophysique. La
dissolution de l’individuation spatio-temporelle, constitutive du
principium individuationis schopenhauerien, produite par la méca-
nique quantique, est lue non seulement comme l’affirmation d’une
indétermination ontologique, mais aussi comme la dissolution de
l’unité physique même de la matière1.
Les deuxième et troisième chapitres de l’essai de 1932 proposent
une vérification de la métaphysique de l’instant en direction d’une
théorie de l’habitude et d’une théorie du progrès ; autrement dit, ils
veulent expliciter une alternative à la philosophie bergsonienne et
spiritualiste, même dans les endroits qui lui conviennent le plus,
comme ceux d’une psychologie des états de conscience et de l’évolu-
tion spirituelle (cf. II, 82). Tandis que Bergson avait fait réagir la
métaphysique de l’habitude de Ravaisson (à son tour débitrice
d’Aristote) avec la philosophie du flux continu du temps psycho-
logique, Bachelard voit l’habitude comme « un acte restitué dans sa
nouveauté » ; il lit l’évolution biologique – dans le lien dialectique
entre la vie et l’habitude, établi par Samuel Butler, en tant qu’ « une
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Métaphysique
assimilation routinière d’une nouveauté » (II, 64)1, qui n’est pas ins-
crite dans l’être, mais « exinscrite » dans l’être individuel (selon le
langage des géomètres), parce que l’individu « est complexe, corres-
pond à une simultanéité d’actions instantanées » (II, 67-68).
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Matière et mémoire sont reconsidérées sous la dialectique entre les
actions instantanées et vitales ; et leur canalisation sous l’uniformité
de la concrétion psycho-physique, reconnue aussi dans l’ensemble
de l’identité corporelle et mentale de l’individu, qui solidifie la
« simple habitude d’être » (II, 70). Les chronotropismes relatifs aux
« divers rythmes qui constituent l’être vivant » (II, 72) remplacent
la multiplicité métaphysique des durées de Bergson par la réalité
d’ « un groupe de points ». Le groupe complexe des instants forme
le rythme temporel, suivant un « ordre du devenir » connexe à
l’habitude ; il compose un finalisme temporel dans la propaga-
tion de la matière et de la vie, dans la logique d’une « cohérence
rationnelle et esthétique des rythmes supérieurs de la pensée »
(II, 74). Le rythme présuppose l’intensité et la discontinuité, il
s’inscrit dans une discontinuité inchoative qui déploie une épaisseur
poïétique, en analogie avec la réflexion de Paul Valéry sur l’algèbre
des actes2.
L’ordre du devenir permet, à son tour, de concilier la répétition
et le commencement, de valoriser l’efficacité de l’habitude à partir
1. Butler propose une théorie de l’évolution dans laquelle il soutenait que l’hérédité
évolutive dépend de l’habitude et de la mémoire, dans le cadre d’un effort cosmique
téléologique (cf. Evolution Old and New, London, Hardwich & Bogue, 1879, et
Unconscious Memory, London, D. Bogue, 1880). Dans la tradition spiritualiste fran-
çaise, la réflexion sur l’habitude est par contre dérivée du livre de Ravaisson De l’habi-
tude, Paris, Fournier, 1838, qui a été lu par Bergson (surtout dans La vie et l’œuvre de
Ravaisson [1904], in H. Bergson, La pensée et le mouvant, in Id., Œuvres, cit., p. 1450-
1481) dans une interprétation de l’habitude comme résultat d’une « dégradation » de
l’esprit vers la nature. Les deux directions sont présentes chez Bachelard.
2. Claude Zilberberg a éclairci le caractère inchoatif de la discontinuité théorisée
par Bachelard à partir du concept d’arrêt et d’interruption, en découvrant la conver-
gence avec la conception de Valéry sur l’arrêt ; cf. Cl. Zilberberg, Signification et pro-
sodie dans La dialectique de la durée de G. Bachelard, P. Sauvanet et J.-J. Wunenburger
(sous la dir. de), Rythmes et philosophie, cit., p. 137.
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Rythme et durée
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sent « la dynamique des rythmes » (II, 82) et dément « la fausse
clarté de l’efficacité d’un passé aboli » (II, 84). Je crois qu’une telle
insistance sur la centralité de la répétition comme lieu du re-
commencer produit des effets sur la conception stratigraphique et
topologique de la virtualité temporelle (à partir de Deleuze, jusqu’à
Nietzsche et à Leibniz), qu’elle signe une différence ontologique qui
se trouve connotée par la répétition, dans la temporalité du re-
commencement. Le concept du progrès de la conscience sert aussi à
marquer la distance méthodologique par rapport à la perspective
bergsonienne (cf. II, 88). Une durée vue comme trame d’instants
concrets fait émerger la « conscience d’un progrès », un « complexe
ainsi organisé dans un progrès », et, en tant que telle, elle seule peut
être reconnue comme « une durée progressive ».
Bachelard, en rappelant le « net phénoménisme » de sa doctrine
temporelle (en syntonie avec Guyau), veut indiquer la parfaite
équation, dans la temporalité, des « trois phénomènes fondamen-
taux du devenir » (II, 89), explorés dans les trois chapitres de l’essai
(la durée, l’habitude et le progrès), et marquer la distance par rap-
port à une conception abstraite de la durée, en tant que privée des
moments définis de l’expérience psychique (cf. II, 90).
L’appel « poétique » final touchant une diffusion universelle de
l’amour, reprise de Siloë, ne fait qu’étendre à une échelle cosmique
de matrice religieuse l’entrelacement complexe entre la durée, l’ha-
bitude et le progrès, avec des tonalités bien présentes dans la culture
française de l’époque (et rappelées dans les recherches évoquées de
Guyau). Il s’agit d’une vision harmonique et rationnelle, typique-
ment bachelardienne, présente jusque dans les derniers écrits, avec
la symbologie d’une raison qui vit dans la solitude une profonde
expérience intérieure : Bachelard, avec Roupnel, se réfugie dans son
« œuvre de la solitude » (II, 100), dans un rationalisme toujours en
acte, qui lutte contre la paresse de la vie vécue.
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Métaphysique
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pensée et le mouvant, publiée en 1934), tandis que les espaces pour
une réflexion sur la temporalité s’élargissent, à une époque où la
réflexion sur la temporalité se répand de partout en France1. La
réflexion déclinée dans La dialectique de la durée est synthétisée
avec beaucoup d’efficacité dans la conférence tenue à la Société
française de philosophie le 23 mars 1937, publiée avec le titre La
continuité et la multiplicité temporelles. Le « couplage polémique »
de la conférence est lié à la mise en question de l’intuition commune
et spécifiquement bergsonienne que « le temps est continu et
unique » (CMT, 54), et la revendication de la multiplicité tempo-
relle se sert, avec un caractère plus marqué que dans La dialectique
de la durée, d’arguments biologiques et psychologiques. Plus tard,
avec deux brefs essais publiés en 1939 et 1944 – Instant poétique et
instant métaphysique (1939), qui a paru auparavant avec le titre
significatif de Métaphysique et poésie, et La dialectique dynamique
de la rêverie mallarméenne (1944)2 –, la réflexion bachelardienne
sur la temporalité de l’instant développera un rapport étroit et
conséquent avec la poétique de la rêverie. Le rapport entre méta-
physique et poésie se trouve, à travers la réflexion sur l’instant
poétique, fortement ancré dans la lecture des textes des poètes
« maudits », et en particulier de Charles Baudelaire et de Stéphane
Mallarmé, tous les deux objet d’une attention constante3. Bachelard
1. On doit rappeler la diffusion en France, entre les deux guerres, des conceptions
de Kierkegaard sur la temporalité de l’instant (pour un rapprochement entre la tempo-
ralité chez Kierkegaard et chez Bachelard, cf. M. Perrot, De l’instant kierkegaardien à
l’instant bachelardien, in Aa. Vv., Gaston Bachelard. L’homme du poème et du théo-
rème, cit., p. 303-312).
2. Cf. la note 1, p. 57 du présent ouvrage.
3. Bachelard voit dans la poésie de Baudelaire la correspondance entre la pensée
pure et la poésie pure, signe d’un destin poétique des hommes. La réflexion sur la dyna-
mique temporelle chez Mallarmé est proposée dans La dialectique dynamique de la
rêverie mallarméenne (1944), mais on trouve aussi des références aussi dans II, 40.
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Rythme et durée
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révolus » (IPIM, 106). Il s’agit d’une ligne interprétative qui se pré-
sentera expressément dans l’essai de 1944 comme une application
dynamique de la métaphysique de la durée en termes de rythmo-
analyse aux poèmes de Mallarmé.
Dans ces affirmations, on ne saisit pas seulement le relief méta-
physique conféré par Bachelard à la poésie de Mallarmé et de Bau-
delaire (et avec force, de Valéry), dans le cadre d’une réflexion sur
la temporalité, mais on comprend aussi et surtout l’orientation de la
pensée qui conduira Bachelard à la recognition de l’expérience poé-
tique dans l’ordre de la rêverie, qui lui fera exalter de plus en plus la
contribution fournie par la psychologie de l’imaginaire à la compo-
sition du monde humain de la pensée. Si, dans les écrits sur la tem-
poralité, la division dichotomique entre la rationalité et la rêverie,
l’opposition incontournable entre le jour et la nuit, est absente, ceci
n’est pas une limite, mais un nœud des potentialités problématiques
pour la future expression de la pensée bachelardienne. L’expérience
en même temps poétique, scientifique et métaphysique de l’instant,
de la dialectique des durées, de l’oscillation complexe des rythmes,
implique une source de rationalité qui connecte la vision poétique
avec la rationalisation scientifique de la réalité, en outrepassant sur
les deux versants le niveau du sens commun en direction d’une
« coupure épistémologique » dans la science, qui correspond à une
« coupure esthétique » dans la poésie et à une « coupure philoso-
phique » par rapport au mode de concevoir les problèmes fon-
damentaux posés par la tradition de la philosophie. Le temps et
1. Le rapport entre Bachelard et Valéry est très bien attesté, à partir de la participa-
tion d’une œuvre collective (cf. Aa. Vv., À la Gloire de la Main, Paris, Aux dépens d’un
Amateur, 1949). Bachelard, qui ne connaissait pas la réflexion de Valéry sur le temps
présente dans les Cahiers, ne perd pas l’occasion de rappeler les considérations du
penseur-poète de Sète ; cf. par exemple DD, 18, 69, 109, et CMT, 56-57, 59.
71
Métaphysique
l’espace sont aussi repensés selon une direction qui sera constitutive
dans la philosophie bachelardienne de la nature. On peut penser
aussi à une correspondance progressive entre la dimension tempo-
relle de la dialectique des durées, qui conduira à la vision du monde
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de la rythmo-analyse, et la dialectique de l’espace continu, qui
conduira à la fois à une analyse du détail (du noumène et du phéno-
mène) et à une rêverie de la miniature (dans la dimension spatiale).
Et sur le terrain plus proprement philosophique, la vision bache-
lardienne d’une temporalité impliquée dans l’instant complexe, ver-
ticalisée dans une stratigraphie, disloquée dans une topologie, com-
prend le rythme et la durée comme variables dépendantes de
l’approximationnalisme (le vrai vecteur épistémologique de la
pensée bachelardienne). Elle exprime une pensée différentielle des
virtualités parallèles qui coexistent dans l’instant et qui donnent
lieu dans la répétition, par dislocations progressives, aux événe-
ments parallèles et compossibles : une telle conception spatialisée,
topologique et complexe de la temporalité est – à mon avis – un
aspect central de la réflexion bachelardienne, et peut-être un des
résultats les plus considérables de la philosophie contemporaine1.