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CONTINUITÉ OU DISCONTINUITÉ. UN FAUX PROBLÈME ?

Marie Cariou
in Frédéric Worms et al., Bachelard et Bergson
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Presses Universitaires de France | « Hors collection »

2008 | pages 3 à 24
ISBN 9782130570264
DOI 10.3917/puf.worm.2008.01.0008
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/bachelard-et-bergson---page-3.htm
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Continuité ou discontinuité.
Un faux problème ?
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Marie Cariou

N otre propos portera simplement sur une interrogation : une


interrogation sur la nature de la question : continuité ou disconti-
nuité ? Quel peut être le sens de ce « ou » ?
S’agit-il d’un rapport d’exclusion invitant à choisir entre la
continuité, essentiellement illustrée par Bergson et la discontinuité
essentiellement illustrée par Bachelard ? Et donc d’une sorte d’op-
tion philosophique fondamentale qui nous amènerait à cultiver
l’opposition, voire une impossible conciliation, non seulement entre
le continu et le discontinu mais aussi, bien sûr, entre Bergson et
Bachelard. « Faux problème », dirait le premier. « Pauvre dialec-
tique des oui et des non », dirait le deuxième. On verra pourquoi
(1re partie)
S’agit-il plutôt d’une alternative pratiquée méthodologiquement
à la manière des Stoïciens, « ou bien, ou bien » pour mieux décou-
vrir la source qui contient les deux termes en proposant une
approche nouvelle de l’un et de l’autre ? De quelle continuité, de
quelle discontinuité, au singulier comme au pluriel est-il ici ques-
tion ? (2e partie).
Ce qui nous amènera à repenser le sens du terme « dialectique »
chez nos deux interlocuteurs et à trouver au terme de notre enquête
non une volonté de polémique stérile, mais l’intuition d’une har-
monie féconde (3e partie).

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Continuité ou discontinuité

première partie
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On ne saurait retenir la première hypothèse. D’abord parce
qu’on ne peut pas prendre à la lettre les critiques formulées par
Bachelard à l’égard de Bergson puisqu’il est amené lui-même à les
nuancer, les atténuer, voire les abolir dès qu’il mesure à quel point
elles ne s’adressent qu’à une caricature de bergsonisme comme il le
reconnaît dans la Poétique de l’espace (p. 81). Ensuite parce qu’on
ne peut pas réduire la durée bergsonienne à la continuité, fut-elle
dynamique.
On remarquera, en effet, que Bachelard apporte un correctif à la
plupart de ses controverses en retrouvant après coup le véritable
sens de la démarche bergsonienne, et même lorsqu’il croit corriger
Bergson, en substituant à des thèses approximatives et caricatu-
rales, des arguments typiquement bergsoniens.
Non seulement il reconnaît que ce n’est parfois qu’une querelle
de mots mais il revient souvent vers une conclusion qui justifie
Bergson sur les points essentiels de sorte que leur connivence paraît
à terme plus profonde que leurs divergences : par exemple, dès le
début de la Dialectique de la durée, qui annonce pourtant un exa-
men critique du bergsonisme, il affirme (p. 10) « comme le dit juste-
ment Bergson une intuition philosophique demande une contempla-
tion longuement poursuivie » ou bien, après avoir souligné le rôle
de la dialectique dans les phénomènes psychiques il conclut : « nous
donnons donc son plein sens, à la fois ontologique et temporel, à la
formule bergsonienne – le temps est hésitation » (p. 25), ce qui
relève semble-t-il d’une volonté de parachever et de parfaire plus
que de rejeter.
Plus poétiquement peut-être, après s’être interrogé sur la célèbre
métaphore du tiroir dont la portée fut tronquée et sommairement
simplifiée dans un bergsonisme de clichés déjà familier chez les
pédagogues, il rétablit quasi spontanément le sens le plus subtil de
cette belle image médiatrice en explorant le secret des armoires où

4
Introduction

dans le parfum bleu des coutumes d’antan il découvre que « la


lavande met une durée bergsonienne dans la hiérarchie des draps »
(Poétique de l’espace, p. 83).
Toutefois, dans la mesure où Bachelard est parfois tenté de pen-
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ser que la durée bergsonienne est homogène et sa continuité
linéaire, il est amené à lui opposer l’expérience d’une autre durée,
ou plutôt d’autres durées, plus complexe, plus dynamique et aussi
plus paradoxale que celle qu’il croit lire dans l’Essai.
Pourtant affirmer que les phénomènes ne durent pas tous « de la
même façon » (Dia., VII), que la continuité philosophique est « une
œuvre » ou encore que « la vie philosophique doit être saisie dans
ses actes dans son flot (p. 14), c’est faire écho aux affirmations
bergsoniennes, c’est peut-être les amplifier mais ce n’est pas les
corriger.
Bachelard écrit notamment (Dia., VIII) : « Il nous semble
impossible qu’on ne reconnaisse pas la nécessité de fonder la vie
complexe sur une pluralité de durées qui n’ont ni le même rythme,
ni la même solidité d’enchaînement, ni la même puissance de
continu. »
Certes, mais il nous semble, à nous, tout aussi impossible
d’ignorer les textes de Bergson qui développent une franche critique
de la durée unique et qui établissent fort clairement la diversité des
rythmes de durée.
Reprenons quelques-uns des plus explicites, en tout cas des
moins contestables :
Dès l’Essai, la durée est définie comme une « multiplicité quali-
tative, une hétérogénéité pure » (148-170, 152-175) et Bergson
insiste d’autant plus sur cet aspect que de son propre aveu, la traiter
comme une « chose homogène » ne peut que favoriser le détermi-
nisme et rendre la liberté « incompréhensible » (153-176).
Or il paraît clair que l’expérience de la durée a pour corrélat
fondamental la défense et illustration de ce « fait » qu’est la liberté.
Et l’on n’a même pas à se demander si le but de l’Essai n’est pas
d’abord la réfutation du déterminisme puisque l’Avant-propos de
février 1888 le déclare explicitement :

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Continuité ou discontinuité

« Nous avons choisi parmi les problèmes, celui qui est commun
à la métaphysique et à la psychologie, le problème de la liberté...
Les premiers chapitres où l’on étudie les notions d’intensité et de
durée ont été écrits pour servir d’introduction au troisième » (p. 3,
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VIII). Dans le contexte de sa méprise sur ce caractère de la durée
bergsonienne Bachelard affirme, fort logiquement d’ailleurs, que
« l’acte libre est un accident » (Dia., p. 6).
Il le serait en effet si la continuité dont il est ici question était
statique, linéaire, le flot sans turbulence et le fleuve sans rives.
Mais il n’en est rien. De ce que Bergson affirme que « les actes
libres sont rares », on ne saurait déduire qu’ils sont accidentels.
Au contraire, ils sont rares précisément parce qu’ils sont
essentiels.
Mais comme nous ne vivons que rarement au niveau de ce dyna-
misme interne d’un moi fondamental qui nous rendrait perpétuelle-
ment créateur et d’abord bien sûr créateur de nous-mêmes, la plu-
part de nos actions restent prisonnières de ce « fantôme décoloré »
qui n’est que notre projection dans l’espace et en quelque sorte un
oubli de soi.
En 1896, Matière et mémoire est peut-être plus catégorique
encore et contient des propos que l’on pourrait sans peine attribuer
à Bachelard.
« Il n’y a pas un rythme unique de la durée ; on peut imaginer
bien des rythmes différents » (p. 342/232) et un peu plus loin il est
également question de « durées », au pluriel, « à élasticité inégale »
(p. 233).
Dans L’évolution créatrice (1907) c’est le sentiment de la durée
qui est évoqué comme fluctuant : l’expression est la même que dans
l’Essai : « La liberté admet des degrés. » Le sentiment de la durée
« admet des degrés » (p. 665/201).
Toutefois cette reprise de l’expérience d’une durée intérieure
cède le pas ici à une autre durée qui curieusement peut avoir des
caractères analogues, celle qui nous entoure. Car l’univers dure lui
aussi et son évolution non plus n’a rien de continu. Elle est le
théâtre de déviations, d’arrêts, de reculs, voire de mutations et de

6
Introduction

sauts brusques (EC, p. 583/105). Et d’ailleurs elle n’est par


terminée.
Certes le domaine de la vie est bien défini, comme une « création
indéfiniment continuée » (646/17) mais c’est à grand renfort d’obs-
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tacles contournés, d’élans retombés, de directions abandonnées et
même d’espèces perdues.
Tout ce bouillonnement, même s’il aboutit – ou devrait abou-
tir – à l’apothéose d’un esprit humain et même pourquoi pas,
surhumain, est bien loin d’évoquer « un long fleuve tranquille ».
Mais les textes les plus convaincants, les plus innovants peut-
être sur ce point sont ceux de janvier 1903 dans l’Introduction à la
métaphysique recueillie dans PM (notamment p. 1418-1419/209-
210).
Bergson y critique ostensiblement l’idée d’une « durée unique
qui emporte tout avec elle » à laquelle il oppose une « continuité de
durées », au pluriel, qu’on peut suivre, pour reprendre ses images
soit vers le bas soit vers le haut. Peut-être que Bachelard résolument
non euclidien, eût préféré dire : qu’on peut suivre dans n’importe
quelle direction. Et il est vrai, on y reviendra, que Bergson semble
toujours fidèle à des images strictement duelles et des schémas d’un
grand classicisme.
Il reste que la pluralité des mouvements de « durée » est claire-
ment établie et si l’on privilégie ici comme partout ailleurs dans
cette œuvre deux directions c’est qu’il s’agit de suivre la possibilité
d’éparpillement ou de dispersion de la conscience jusqu’à un point
extrême qui serait la matérialité pure, autant que sa possibilité de
concentration et de resserrement jusqu’à ce point extrême qui serait
l’esprit pur. Entre ces deux limites la conscience peut parcourir bien
sûr tous les degrés intermédiaires mais il n’est pas question d’un
cheminement rectiligne. Bergson parle d’ailleurs de « va-et-vient »
et parfois de zigzag.
En rendant à la continuité sa turbulence et sa complexité, Bache-
lard ne faisait donc en un sens que retrouver au-delà d’une carica-
ture de bergsonisme aisément rejetée, le véritable visage de la durée
bergsonienne.

7
Continuité ou discontinuité

Cependant, on ne saurait en rester là. Car ses impatiences, voire


ses impertinences, ses attentes, voire ses déceptions et sa nostalgie
d’une dialectique beaucoup plus équitable, et si l’on peut dire beau-
coup plus serrée, sont loin d’être sans fondement.
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Tout d’abord pour une raison simple : la méthode.
Bergson, on vient de l’évoquer, reste fidèle à un dualisme métho-
dologique à la fois paradigmatique et pragmatique : paradigma-
tique parce qu’il reflète le réel dans son double aspect : l’étendue et
la durée. Pragmatique parce qu’en distinguant jusqu’à l’opposition
la plus extrême deux réalités on en démontre mieux la spécificité
mais aussi les connexions possibles.
Bachelard, lui, désoriente volontiers nos habitudes manichéen-
nes. Il ne pratique plus le dualisme même strictement méthodolo-
gique, c’est pourquoi d’ailleurs l’emprisonner dans une fausse dia-
lectique à deux termes, le jour - la nuit, la science - le poème, c’est
manquer l’originalité de son œuvre. De surcroît c’est le faire bien
plus bergsonien qu’il ne fut !
Alors que Bergson oppose le temps à la durée, l’espace à
l’étendue, lui s’ingénie au contraire à multiplier les processus de
temporalisation, les foyers de localisation, créant ainsi des dialecti-
ques à plusieurs dimensions.
De même, lorsqu’il utilise, abondamment d’ailleurs, dans la Phi-
losophie du non, la dialectique bergsonienne du clos et de l’ouvert, il
la rend d’emblée beaucoup plus compliquée. Les vraies dialectiques
ne sont pas pour lui linéaires mais en quelque sorte centrifuges. Elles
pratiquent la désintégration totale des noyaux et poussent les
notions jusqu’au surgissement de leur propre vertige. On ne saurait
donc les réduire à deux termes. On peut imaginer des dialectiques
totalement éclatées à trois, quatre termes. Par exemple, on peut cer-
tes distinguer un moi profond et un moi superficiel mais entre la pro-
fondeur et la surface il y a une multiplicité d’alternatives.
« Du moins profond toujours moins profond au plus profond
toujours plus profond la dialectique se déroule », dit-il dans la Poé-
tique de la rêverie (p. 51). Dialectiser pour Bachelard implique donc
une extrême variété d’axiomes et de démonstrations et l’on remar-

8
Introduction

quera qu’il parle aussi bien d’une « philosophie dispersée » que


d’une « poésie diversifiée » (Philosophie du non, p. 12 ; Poétique de
la rêverie, p. 23).
Mais cette dispersion et cette diversification n’ont rien d’anar-
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chique. Au contraire elles exigent une constante remise en ordre des
concepts et des différentes expériences. « Les schémas de la science
sont toujours à refaire », disait déjà Bergson.
Cependant Bachelard regrette qu’il soit demeuré trop fidèle à
des schémas familiers à l’intellectualisme, à des cadres traditionnels,
et fasse ainsi parfois figure de conservateur. « Bergson est un intel-
lectuel qui s’ignore », écrit-il dans la Poétique de la rêverie (p. 99).
Oui Bachelard est un intellectuel, mais qui ne s’ignore pas. Il
s’en explique même ouvertement : en opposant deux intellectualis-
mes, celui qui crée ses idées et les vivifie du dedans, le vrai, celui qui
immobilise les idées mouvantes en concepts solidifiés « pour les
manier comme des jetons » (le parallélisme psychologique, Mélan-
ges, p. 495) le faux. Et c’est évidemment dans le premier qu’il se
reconnaît. Il ne faudrait donc pas se laisser abuser par le style très,
trop classique et par les images très, trop belles de Bergson.
Sa pensée est très difficile, « difficultueuse », disait-il lui-même.
D’autant plus difficile à suivre qu’elle exprime des idées rigoureuse-
ment neuves dans le contexte de catégories philosophiques tout à
fait traditionnelles.
Contrairement à ces mystificateurs qui n’ayant rien à dire se plai-
sent à habiller des idées empruntées, banales et familières, d’ori-
peaux langagiers faussement hermétiques, il propose les pensées les
plus audacieuses dans la langue limpide et éprouvée des grands clas-
siques. Cela peut créer des paradoxes, des disproportions parfois
même des confusions d’une inquiétante étrangeté. Il sent bien que ce
dont il parle ne peut plus entrer dans le cadre établi des sciences du
passé. Il dit lui-même qu’il faudrait une science plus large, plus
complexe, mais il ne semble pas réaliser tout à fait que dès 1905 cette
science était née. Il parle par exemple de durées que nous devons
essayer de suivre soit « vers le bas soit vers le haut » sans mesurer à
quel point ce langage tributaire d’un monde clos, encore trop eucli-

9
Continuité ou discontinuité

dien, encore aristotélicien est tout à fait inadéquat à la multiplicité


des processus qu’il faudrait alors expérimenter. L’intuition de la
durée ne peut pas se parler sous la catégorie du haut et du bas pas
plus que l’intensité des phénomènes de conscience ne peut se parler
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sous la catégorie du lourd ou du léger, du plus ou du moins.
Pour être fidèle à une terminologie finalement très scolastique et
à une méthodologie dualiste finalement très cartésienne, l’icono-
graphie bergsonienne tombe quelquefois dans le métaphorique
qu’elle est censée vouloir dénoncer. Il est vrai que toute expression
nous fait retomber dans la représentation symbolique mais en évo-
quant la création d’images médiatrices, de concepts fluides ou
d’œuvres artistiques, Bergson illustre bien l’exigence d’un nouveau
langage.
On peut donc comprendre pourquoi Bachelard peut se sentir en
porte à faux avec quelques images bergsoniennes. Dès lors que l’in-
tuition de la durée doit se parler en termes non euclidiens, non aris-
totéliciens, non cartésiens, il faut inventer une nouvelle forme de
discours philosophique moins fidèle sans doute à la tradition que la
langue, même superbe, de l’Essai.
N’est-ce pas ce qu’il tente lui-même en faisant se répondre dans
d’insolites correspondances dont il avoue qu’elles ont quelque chose
de « baudelairien » les livres d’animus, les livres d’anima, la raison
de la science et celle du poème, faudrait-il dire leur raison d’être ?
Peut-être alors curieusement est-on mieux armé pour com-
prendre Bergson après avoir lu Bachelard. Par ses critiques ou ses
reprises, ses éclaircissements ou ses questionnements, il permet de
relire la Philosophie de l’intuition dans un contexte que ni le ratio-
nalisme hostile ni le mysticisme enthousiaste n’a pu déceler en son
temps.
C’est à la lumière de ce nouveau contexte qu’ayant exclu l’hypo-
thèse d’un rapport d’exclusion entre continuité et discontinuité,
nous sommes amenés à examiner de plus près ce qui se présente
comme une alternative, propédeutique à un véritable dialogue et
donc à une possible synthèse entre les deux concepts et plus encore
sans doute entre les deux penseurs.

10
Introduction

deuxième partie
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En partant d’une opposition, somme toute bien traditionnelle
entre continuité et discontinuité, nous avons pour l’instant accepté
d’entrer dans ce que Bergson appelait « les cartons de la cité » ou
encore « les idées qu’on trouve dans le commerce » (PM, 1408/196)
à savoir des concepts tout faits.
Retrouver leur signification première, penser leur exacte relation
et sortir des stéréotypes par une forme d’empirisme que l’Introduc-
tion à la métaphysique (p. 1408/196) définit comme une « ausculta-
tion spirituelle » ce sera découvrir que justement ils ne s’opposent
pas et que l’expérience de la durée révèle leur complémentarité et
leur mouvement réciproque.
Après avoir analysé ainsi l’opposition de l’unité et de la multipli-
cité et voulant montrer que la réalité philosophique profonde exige
à la fois l’une et l’autre, l’Introduction à la métaphysique lançait la
formule paradoxale : « Le moi est une unité multiple. »
Pour éclairer notre problème ne pourrait-on tenter une formule
analogue : la durée est une continuité discontinue ?
On remarquera en effet que Bergson ne parle jamais de conti-
nuité, tout court. Mais d’une « continuité de durées » au pluriel
ou encore d’une « continuité ininterrompue d’imprévisible nou-
veauté » au singulier (PM, Introduction, 2, 1275/31) ce qui revient
à dire, comme on va le montrer, une continuité de discontinuités.
Toute nouveauté introduit nécessairement une rupture. Ce que
fait apparaître la durée créatrice ne peut être expliqué par la série
des éléments préexistants.
Bien loin de n’être que « phénomène du passé », incapable de
créer comme semble le croire Bachelard (Dialectique de la durée,
p. 23) le présent « absolument nouveau » (EC, 664/201) introduit
une réalité que Bergson appelle parfois un « plus être irréductible »
qui rompt la chaîne des antécédents au moins par l’un ou l’autre de
ses aspects et parfois même intégralement.

11
Continuité ou discontinuité

Certes le passé constitue bien la trame d’un moi qui ne se renie


pas en se dépassant. En ce sens Bachelard rappelle à juste titre qu’il
assure la continuité psychique. Mais il ne peut rendre compte de la
création du moment. Même si ce moment est encore pour Bergson
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une durée et non pas cet instant infinitésimal que l’on peut penser
mais non pas expérimenter, il fait surgir un événement, une œuvre
radicalement autre, incommensurable avec ses prémisses.
On voit alors que la discontinuité dont il est question ici n’a rien
de négatif. Elle est tout aussi positive que la continuité. Et Bergson a
trop insisté dans toute son œuvre sur tous les processus de création,
qu’il s’agisse d’art, de morale ou d’évolution, pour que l’on ne
retrouve pas une exacte articulation entre continuité et discontinuité
dans la synthèse d’un acte créateur au moment où il s’accomplit. Il
parie même dans L’évolution créatrice d’une « discontinuité nou-
velle » qui pourrait être mise au jour par « la connaissance du vivant
dès lors qu’elle penserait en même temps la continuité et le change-
ment ou mieux, la continuité d’un changement » (p. 633/163).
Cette discontinuité nouvelle ne serait pas pour autant le con-
traire de la continuité mais le contraire d’une fausse discontinuité.
Car les ruptures ne sont pas des lacunes, les intervalles ne sont
pas des vides, les silences ne sont pas des « rien ».
Ils sont l’exacte ponctuation de l’action, comme le point, la vir-
gule ou le soupir, toutes ses formes de respiration retenue pour
mieux rendre le rythme du poème, sont des éléments tout aussi
constitutifs d’une phrase que la densité de ses mots et tout aussi
indispensables à son intelligibilité.
Les trous, les absences, les béances, tous positifs, chacun selon
son mode. Il n’y a pas de négatif dans la nature, rien qu’un positif
différent d’un autre.
En ce sens, la première page de la Dialectique de la durée rap-
pelle d’emblée et fort justement que la philosophie de Bergson est
une « philosophie du plein ».
Mais encore faut-il s’expliquer sur cette plénitude, peut-être est-
elle l’indice d’une dialectique beaucoup plus subtile qu’on pourrait
le croire au premier abord.

12
Introduction

« C’est la dialectique et non la continuité qui est le schéma fon-


damental », écrit Bachelard (Dialectique de la durée, p. 29) mais
c’est après avoir affirmé que Bergson « n’a pas tenté de faire réagir
la dialectique sur le plan de l’existence » (p. 7).
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Ce n’est pas si simple.
Ce qu’il faut d’abord rappeler, c’est que Bergson distingue diffé-
rentes formes de dialectique : une qui reste langagière et qui n’est
qu’une opposition de concepts mais une autre, concrète, celle-là, qui
porte la contradiction au sein d’une même réalité ; par exemple ici la
continuité ne s’oppose pas à la discontinuité mais à une autre conti-
nuité de même que la mémoire ne s’oppose pas à l’oubli mais à une
autre mémoire, la justice à une autre justice, la religion à une autre
religion, une close, l’autre ouverte, une statique, l’autre dynamique.
C’est donc à l’intérieur d’une même notion qu’il faut penser les
oppositions car c’est du fond de leur plénitude singulière que tous
les êtres se fissurent.
La dialectique des concepts contraires n’a pas d’épaisseur exis-
tentielle, elle est aisément surmontée d’ailleurs par l’intuition.
« Les concepts vont d’ordinaire par couples et représentent les
deux contraires. Il n’est guère de réalité concrète sur laquelle on ne
puisse prendre à la fois deux vues opposées et qui ne se subsume,
par conséquent aux deux concepts antagonistes. De là une thèse et
une antithèse qu’on chercherait en vain à réconcilier logiquement
pour la raison très simple que jamais avec des concepts ou points de
vue, on ne fera une chose. Mais de l’objet saisi par intuition, on
passe sans peine dans bien des cas, aux deux concepts contraires et
comme par là on voit sortir de la réalité la thèse et l’antithèse on
saisit du même coup comment cette thèse et cette antithèse s’oppo-
sent et comment elles se réconcilient » (Introduction à la métaphy-
sique, PM, 1409/198).
Ainsi l’intuition première de la durée permet de saisir le point de
vue de la continuité et le point de vue de la discontinuité parce
qu’elle contient l’une et l’autre indissociablement.
La durée n’est pas leur synthèse a posteriori mais l’expérience
réelle qui permet à la thèse et à l’antithèse de se forger comme

13
Continuité ou discontinuité

points de vue et donc de s’exprimer car il faut bien qu’elle se trans-


mette et donc renoue avec les concepts mais encore faut-il que ces
concepts soient adéquats et « se moulent sur les formes fuyantes de
l’intuition »... et c’est pourquoi l’on ne peut recourir à un langage
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trop longuement institué par des représentations symboliques qui,
si elles conviennent souvent à la maîtrise de la matière et de l’es-
pace, ne sont plus adéquates à l’expérience de la vie et a fortiori de
la conscience.
Il faudra donc imaginer des concepts fluides qui ne soient pas
des concepts flous, et même inventer, pourquoi pas, pour chaque
expérience nouvelle un concept intégralement nouveau qui ne joue-
rait plus du tout le rôle d’une sorte de clef passe-partout et qui au
lieu d’induire au général cultiverait le singulier.
C’est même la tâche que Bergson assigne en particulier à la phi-
losophie puisque c’est elle qui par l’intuition doit se placer « à l’in-
térieur de la réalité concrète sur laquelle la critique vient prendre du
dehors les deux vues opposées, thèse et antithèse » (Introduction à
la métaphysique, PM, 1430/204).
On peut rappeler l’exemple qui suit même s’il est un peu trop
simple ou peut-être parce qu’il est simple : « Je n’imaginerai jamais
comment le blanc et le noir s’entre-pénètrent si je n’ai pas vu de gris,
mais je comprends sans peine, une fois que j’ai vu le gris, comment
on peut l’envisager du double point de vue du blanc et du noir. »
On ne saurait déterminer dans cette perspective si c’est le blanc
qui est positif et le noir son négatif ou vice versa. Car on peut aisé-
ment renverser l’ordre des concepts.
C’est ce que fait d’ailleurs Bachelard lorsqu’il renverse la pers-
pective dite bergsonienne de la continuité en privilégiant la disconti-
nuité. Mais c’est en restaurant en même temps la puissance du
négatif.
On ne réhabilitera pourtant pas la discontinuité en dévalorisant
la continuité et surtout il n’est pas possible de comprendre Bergson
en gardant cette opposition du oui et du non.
La discontinuité est positive, la continuité est positive, l’idée de
rien est aussi pleine que l’idée du tout.

14
Introduction

Ce n’est que par déficience qu’on est amené à les exprimer


négativement car une proposition peut-être négative, mais pas une
réalité.
La négativité n’est pas dans les choses mais seulement dans
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leur rapport à une subjectivité. C’est un mode d’expression sin-
gulier dont le premier effet positif est de nous permettre d’éviter
l’erreur.
Bergson rappelle ici l’argumentation kantienne et ajoute : « Nier
consiste toujours à écarter une affirmation possible, la négation
n’est qu’une attitude prise par l’esprit vis-à-vis d’une affirmation
éventuelle » (EC, 738/287).
Cette attitude n’implique pas seulement l’intervention d’élé-
ments intellectuels. Au contraire, une pure intelligence ne nie pas.
On se souvient d’ailleurs qu’elle ne rit pas non plus. Le rapproche-
ment n’a rien de gratuit. C’est le mélange de l’affectivité et du juge-
ment qui dans les deux cas explique un certain type de défense. Une
intelligence qui recevrait passivement, automatiquement, les messa-
ges des sens, qui ne serait en rien bouleversée par le désir, l’attente,
le regret, bref, qui échapperait au flux et au reflux de la durée serait
incapable de rire comme de nier.
Un Dieu le pourrait-il ? Pour rire et pour nier, il faut être sen-
sible à quelque privation. La proposition négative ne fait rien que
traduire l’épreuve de l’absence.
Déception, nostalgie, inquiétude, ignorance. Ne trouvant pas
toujours dans la réalité l’ordre de nos attentes, nous invoquons un
pur désordre. Ne parvenant pas à saisir les origines de l’existence,
nous la faisons surgir du néant...
Mais toute négation pour être intelligible appelle son contraire.
Elle ne tire sa puissance que d’un va-et-vient de l’esprit entre deux
affirmations réelles ou virtuelles. Il faut en conclure qu’elle ne crée
rien et n’a de vertu que pédagogique : elle prévient, elle corrige ou,
comme dit Bergson, elle « fait la leçon » (EC, 742/292). Ici encore
on remarquera que la même formule désignait le rôle du rire.
Bachelard rappelle donc à juste titre que la négation n’est pour
Bergson qu’une affaire de jugement. Mais pouvait-il aller jusqu’à

15
Continuité ou discontinuité

dire pour autant que les discontinuités, les morcellements ne sont


pas au sein du psychisme ? (Dialectique de la durée, p. 6).
L’affectivité n’est pas moins une profondeur psychique que l’in-
tellect et elle est justement un de ces facteurs d’hétérogénéité qui
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introduit des différences d’intensité dans le sentiment de la durée, et
des perturbations dans notre adaptation au réel.
Il y a une plénitude du trouble, du désir, de l’attente, de l’aspira-
tion. Les remous de l’affectivité ne sont pas eux non plus des vides
négatifs, ce sont des réalités expérimentales positives.
On peut donc penser le négatif mais on ne peut pas l’expérimen-
ter et penser le négatif comme tel, c’est selon Bergson, refuser de lui
donner un autre contenu que celui de son contraire. On peut tou-
jours penser le néant comme suppression de la totalité de l’être mais
ce faisant on ne supprime rien du tout. Ce n’est qu’un artifice
puisque toute pensée, fut-elle celle du néant témoigne de la présence
d’un être qui pense et qui par cela même suffit à nier le néant. C’est
pourquoi Bergson déclare que « l’idée du néant, entendue au sens
d’une abolition de tout, est une idée destructive d’elle-même, une
pseudo-idée, un simple mot » (EC, 34/223) et un peu plus loin on
trouve la formule célèbre « c’est une idée aussi absurde que celle
d’un cercle carré ».
Pour établir un dialogue équitable avec Bachelard il faut insister
sur l’expression : l’idée du néant « entendu au sens d’une abolition
de tout ». Car il s’agit ici d’une idée radicale, d’un néant absolu.
Bachelard évoque (dans la Dialectique de la durée, p. 29) une
expérience du néant en nous, « brisant à chaque instant notre
amour, notre foi, notre volonté, notre pensée », expérience bien
profonde en effet, mais il ne s’agirait pour Bergson que d’arrêts ou
de silences momentanés, d’un sentiment d’absence ou d’échec tout à
fait provisoire, pas d’une véritable pensée du néant. La pensée du
néant est bien celle d’une suppression de tout, d’une abolition défi-
nitive et non de ruptures accidentelles qui ne revêtent quant à elles
aucun caractère d’absurdité.
Les manques, les vacuités, les lacunes viennent seulement du fait
que le mouvement de l’élan vital et a fortiori de la conscience qui est

16
Introduction

sans doute sa manifestation actuelle la plus haute, ne se maintient


pas sans cesse au même niveau, au même rythme. Il peut s’accélérer
ou se ralentir, suivre comme on l’a vu deux directions opposées,
celle d’une contraction de durée qui à la limite donnerait la spiritua-
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lité pure, ou d’une dispersion de durée qui à la limite donnerait la
matérialité pure.
Certes, nul n’a l’expérience de ces deux limites mais l’intuition
est bien définie comme un va-et-vient entre ces deux extrêmes et
c’est pourquoi d’ailleurs elle se diversifie selon les multiples degrés
d’intensité qu’elle peut atteindre et pas seulement selon la nature de
ce qu’elle veut connaître.
De même que l’intensité créatrice produit ce que Bergson appelle
un « plus être » à chaque instant, on pourrait dire que la retombée
de l’élan produit un « moindre être » mais un être moindre, n’est
pas un non-être.
« Il faut se donner l’alternative temporelle qui s’analyse par ces
deux constatations : ou bien en cet instant il ne se passe rien, ou
bien en cet instant il se passe quelque chose », dit Bachelard (Dia-
lectique de la durée, p. 25). Seulement voilà, pour Bergson, il se
passe toujours quelque chose.

troisième partie

Ces quelques rappels de thèmes bien connus, ont évidemment ici


pour but de montrer comment Bergson a déplacé la dialectique de
la continuité et de la discontinuité : s’il n’y a que des positivités
dans l’existence, il faut revenir à l’intuition de la durée car c’est
dans cette expérience qu’on trouvera la source de leur unité fonda-
mentale et non de leur opposition, de même que le devenir est
l’unité réelle antérieure à l’opposition de l’être et du néant et non
pas leur synthèse a posteriori. Or dans l’expérience une continuité
dynamique qui retombe ce n’est pas une discontinuité mais une
continuité statique, de même pour la discontinuité. Et il y a donc
une dialectique du continu et une dialectique du discontinu.

17
Continuité ou discontinuité

On peut remarquer d’ailleurs que Bergson emploie assez peu le


mot dialectique. La plupart du temps c’est dans le contexte de doc-
trines philosophiques traditionnelles et dans un sens plutôt péjora-
tif. Par exemple « la dialectique pure » n’est jamais « qu’une tenta-
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tive pour construire une métaphysique avec les connaissances
rudimentaires qu’on trouve emmagasinées dans le langage » (Int. 2,
PM, 1330/98).
Telle est d’ailleurs à ses yeux la philosophie de Platon dont il dit
qu’elle était à la fois une « conversation où l’on cherchait à se
mettre d’accord sur le sens d’un mot et une répartition des choses
selon les indications du langage » (PM, 1322/88). Elle n’a pu se
teinter ensuite de mysticité que par des apports étrangers, des
efforts transcendant la rationalité close de la Grèce et une sorte de
rejaillissement sur la dialectique d’éléments suprarationnels qui
pouvaient la rendre de plus en plus ouverte au mysticisme mais sans
qu’elle parvienne à sa parfaite intégration.
Pour qui aurait une véritable intuition du réel, toute opposition
trouverait son intelligibilité dans l’unité d’un même objet alors
qu’on ne pourra jamais la surmonter et si l’on peut dire la remonter
par un troisième terme encore verbal, encore conceptuel.
En ce sens la philosophie devrait être un en-deçà de la dialec-
tique et une sorte de refus d’y entrer. Bergson n’en fait guère qu’un
mode du dire « une détente de l’intuition » lorsque, désirant se
communiquer, elle est en quelque sorte contrainte de se dialectiser
dans des concepts. C’est d’ailleurs le seul cas où il reprend le terme
à son compte.
Bachelard reprend la formule « détente de l’intuition » et ajoute
« cette détente est nécessaire au renouveau de l’intuition... Intuition
et détente nous donnent au niveau de la méditation la preuve de
l’alternative temporelle fondamentale » (Dialectique de la durée,
p. 26).
Bergson le concéderait sans doute tout comme il admet que la
mémoire habitude puisse servir la mémoire image, ou que l’institu-
tion religieuse puisse favoriser la propagation d’un vrai mysticisme
mais ce ne pourrait être qu’à regret. Car il reste que cette détente est

18
Introduction

une retombée. Comme les débris des feux d’artifice ou les fleurs
fanées de Plotin elle diffuse un parfum lourd de nostalgie. Certes,
contre les concepts tout faits, elle privilégie la richesse des images
médiatrices, l’originalité des paradigmes artistiques mais l’exalta-
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tion est dans la trouvaille intuitive, sa genèse comme son expression
relève d’un effort inouï car pour préparer l’intuition il faut la
patience d’analyses multiples et pour l’exprimer, on doit « remonter
la pente naturelle de l’intelligence » (EC, 519/29-40).
L’intelligence n’est-elle pas d’ailleurs elle-même une retombée ?
Mais il est clair que le mouvement de la descente peut être aussi
positif que celui de la montée. Il engendre la science et la technique
au moins autant qu’il permet d’expliquer les troubles de la
mémoire, l’intuition du déjà vu, la dégénérescence des civilisations,
les horreurs de la guerre, les avatars de la société industrielle et les
impasses de la religion close.
Dans l’ordre scientifique comme dans l’ordre social les pratiques
d’ouverture ne seront possibles qu’en retrouvant la direction pre-
mière de l’élan vital qui a pu, semble-t-il dévier ou stagner. Car il
faut le rappeler, cet élan n’est pas infini et il est donné une fois pour
toutes. Lorsque Bachelard prétend qu’il ne s’arrête pas (Dialectique
de la durée, p. 6), il définit ce qui devrait être ou ce dont on pour-
rait rêver, mais ce rêve ne devient jamais une réalité.
En droit et en soi le mouvement de la vie comme celui de la
conscience est indéfini et sans cesse fait pour aller plu loin. Il n’y a
pas plus de repos absolu que de vide absolu dans la nature mais il y
a des arrêts. Et c’est justement l’arrêt, dit Bergson, non la marche
« qui demande une explication ».
Alors quelle explication en donne-t-il ?
D’abord arrêter, c’est figer. La limite, conçue ici comme forme
fixe, est le visage même de la mort. Par opposition aux contours
rigides, l’intuition est une frange indécise, ni vraiment de l’instinct
ni vraiment de l’intelligence, une pensée fuyante, ou comme dit
l’Essai une « étoile filante ». La philosophie s’écrit dans les marges,
brouille les lisières, gomme les frontières. Contours, cadres, délimi-
tations, sont toujours factices, fabriqués. Les déterminations ne

19
Continuité ou discontinuité

sont pas tant des négations que des réductions. L’acte qui décrit,
qui détermine, qui circonscrit ne correspond pas à la réalité vivante
mais à des systèmes de représentation. Toute théorie de la connais-
sance suppose donc l’arrêt au moins momentané du mouvement
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vital. Il ne s’agit pas ici d’une suspension du jugement mais de la
conscience elle-même. Le jugement ne se suspend pas. C’est lui qui
suspend, qui arrête un mouvement fait pour aller plus loin. Juger,
c’est emprisonner la conscience, la circonscrire dans des limites qui
sont autant d’entraves à son jaillissement créateur. L’intuition libère
des intellectualismes clos parce qu’elle ne suspend plus, ne circons-
crit plus. Elle brise les barrières qui empêcheraient la conscience de
poursuivre sa marche vers des horizons insoupçonnés, des
méthodes insolites et des mots jamais prononcés.
Ensuite, l’arrêt ne se produit pas ici par l’intervention d’un obs-
tacle extérieur et n’obéit pas la loi des chocs. Il s’opère par un ren-
versement spontané du mouvement, un enroulement naturel d’un
processus sur lui-même, une sorte de déviation toujours virtuelle-
ment possible et quelquefois effective. Ce phénomène est décrit
dans L’évolution créatrice sous le double terme d’interruption-
inversion. Bergson n’étant pas du tout familier de ce genre de dou-
blet et de termes à tirettes, il peut être important de comprendre
pourquoi il veut en faire un unique concept. De son propre aveu les
deux termes doivent être tenus pour synonymes, en tout cas, rigou-
reusement indissociables. S’arrêter c’est s’inverser. S’inverser, c’est
s’arrêter. Or toute projection implique un renversement. La détente
de l’élan produit de la matière : des corps qui s’éparpillent, qui se
dispersent. La détente de l’intuition provoque des concepts : des
analyses qui se multiplient indéfiniment à perte de vue, sortes de
mirages de l’ininterrompu qui donnent naissance à des définitions
lapidaires : « le physique c’est du psychique investi », la cosmologie
est une « psychologie retournée », la « science est une conscience
qui s’interrompt ».
On pourrait dire aussi bien le temps est de la durée qui se ren-
verse, ou de façon plus large, l’ordre géométrique est une interrup-
tion-inversion de l’ordre vital. On retrouve l’application de ce

20
Introduction

schéma dans Les deux sources : la religion statique est l’interrup-


tion-inversion de la religion dynamique, l’oligarchie est l’interrup-
tion-inversion de la démocratie.
D’où naît l’idée que le seul moyen d’enrayer le processus morti-
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fère c’est d’inverser l’inversion, d’interrompre l’interruption soit se
remettre dans la direction de l’élan vital. On retrouve par là au
niveau de la doctrine morale les leitmotive de la méthode scienti-
fique : remonter la pente, marcher à contre-courant.
Bergson assigne cette tâche à la philosophie dans la mesure où
elle dilate son intuition jusqu’aux confins du mysticisme puisque
inverser l’inversion de l’élan c’est retrouver sa source et se remettre,
selon son expression « dans la direction du divin ».
Peut-être que si Bergson allait jusqu’au bout de sa perspective, il
ne devrait pas tant exalter l’intuition qui est une vision – mais une
vision inversée – que le non-voir.
Il pourrait alors entrer aussi bien dans les profondeurs de la
théologie négative que dans la nouveauté d’une géométrie reima-
nienne et penser une métaphysique de l’irreprésentable. Mais telle
n’est pas son orientation. Et il se pourrait que Bachelard, et d’au-
tres, se trompe en faisant du bergsonisme une philosophie de
l’ « insondable ». L’empirisme bergsonien se propose de tout son-
der y compris l’au-delà, y compris le divin. Aussi bien, il y a une
continuité, toute logique celle-là, entre tous ses ouvrages puisque le
mysticisme vient remplir les promesses de l’élan vital en prolon-
geant et dilatant jusqu’à l’extrême l’intuition métaphysique. Il reste
que plus qu’une profession de foi, Les deux sources est un grand
traité de l’ordre social.
C’est semble-t-il de la science et du poème plus que de la religion
que Bachelard attend les pratiques d’ouverture qui pourraient nous
prouver que, selon la belle formule de la Poétique de la rêverie
(p. 3), « l’homme ne se trompe pas en s’exaltant ». L’éthique qui en
ressort n’est pas pour autant moins exigeante que celle qui invite à
entendre l’ « appel du héros » car le savant lui aussi pratique une
ascèse de la « pauvreté » (Dialectique de la durée, p. 150). La dia-
lectisation des axiomes, la rectification des concepts sont tout

21
Continuité ou discontinuité

autant de techniques de dépouillement, de purification qui retrou-


vent d’ailleurs pour se signifier des images ancrées dans un long
patrimoine de rêveries mystiques, des images pour abolir des ima-
ges, une belle iconographie au service d’une rigoureuse icono-
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clastie : nuit des sens et nuit de l’esprit, morts apparentes mais pour
renaître dans le petit matin des illuminations surrationnelles. Mais
n’y a-t-il pas là que les deux versants d’une même transparence ?
Lorsque Bachelard écrit la Poétique de la rêverie il établit spontané-
ment des correspondances entre l’œuvre épistémologique antérieure
et la création artistique. En la réinsérant dans un système plus vaste
de pratiques d’ascèse il élabore sa propre dialectique philosophique
et manifeste sa propre cohérence en élargissant son champ d’investi-
gation. Mais pour élargir il faut savoir approfondir. À un certain
niveau de profondeur la dialectique dans une série d’actes de pensée
qui découvrent a posteriori que le « non » ce n’est pas le contraire
d’un « oui » mais plus sûrement un « oui » qui s’entrouvre. On
comprend mieux alors comment le rêveur rejoint l’épistémologue.
Ce qui intéresse le second c’est le point de contact entre deux extrê-
mes, le mélange initial, le passage de l’un à l’autre. Ce sont les tran-
sitions ou les ruptures, les moments hésitants où la géométrie bas-
cule, où la physique vacille, l’heure où la mécanique se met à
onduler. Mais de même ce qui intéresse le premier ce n’est pas le
sommeil lourd, l’inconscience stérile, c’est la rêverie indécise, les
instants où s’estompent doucement les limites entre l’emprise du
passé et l’invite de l’avenir, les « spleens légers habités de désirs
inconstants » (Dialectique de la durée, p. 145), les beaux moments
crépusculaires où le regard se plaît dans l’épaisseur d’un double : le
clair-obscur des pensées neuves et des mots troubles. Fleuve,
flamme, feuille, ce qui change, ce qui tremble, ce qui bouge : non
point l’imaginaire dans son état nocturne, dans son état diurne,
mais les images qui jaillissent dans l’incertain passage de l’ombre à
la lumière, de la lumière à l’ombre.
Dans ce contexte, nous pencherions donc pour réunir Bergson et
Bachelard, quelles que soient leurs divergences, dans une même illu-
mination. Certes cette lumière n’a rien d’éblouissant ni de terrassant

22
Introduction

ni de fracassant. Ce n’est ni la ténèbre diaphane qui surplombe le


ciel de Grégoire de Nysse, ni le Grand soleil grec sur les tombes
d’Argos. C’est le demi-jour bleu qui traverse la toile des rideaux
sagement tirés et la lueur discrète de la lampe veillant sur le travail
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patient de l’écolier. C’est l’aube qui se risque à travers le gris perle
et le rose tendresse, et puis quand sonne l’heure des rêves et des
voiles, « c’est l’obscure clarté qui tombe des étoiles ».
Rien ne peut mieux la suggérer que cette atmosphère inspirée
du Consuelo de G. Sand que Bachelard évoque dans son testament,
je veux dire la Flamme d’une chandelle. On se souvient du Philo-
sophes en méditation de Rembrandt, « cette grande chambre
perdue dans l’ombre, ces escaliers sans fin qui tournent on ne sait
comment ; ces lueurs vagues du tableau, toute cette scène indécise et
nette en même temps, cette couleur puissante répandue sur un sujet
qui en somme n’est peint qu’avec du brun clair et du brun sombre ;
cette magie de clair-obscur... » (p. 8-9).
Bachelard transpose sur la recherche d’une écriture les stratégies
de la peinture mais il en fait ici beaucoup plus qu’une technique. Il
l’inscrit au cœur de la conscience, comme l’attente, comme l’an-
nonce d’un éveil : celui de l’être le plus profond réconcilié avec lui-
même, avec ses proches et ses lointains, un « psychisme doré » bien
loin des cauchemars et des angoisses vaines de sorte que son esthé-
tique du clair-obscur devient inséparable d’une éthique de la séré-
nité (cf. Marie Cariou, Bergson et Bachelard, puf, 1995).

conclusion

Pour conclure ce rapide tourbillon des redites ou des trouvailles,


des tergiversations ou des résolutions, des oppositions ou des conni-
vences entre Bachelard et Bergson, nous serions tentés de répondre
à la question posée : Bergson et Bachelard, continuité ou disconti-
nuité ? Point d’interrogation. Bergson et Bachelard, discontinuité et
continuité... Point de suspension.

23
Continuité ou discontinuité

Sans prétendre avoir rassemblé tous les éléments nécessaires à la


justification de cette réponse, sans doute avons-nous seulement
entrouvert le débat en essayant d’imiter ce meunier dont parle
Bachelard lorsqu’il esquisse un paradigme de la notion de « syn-
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thèse » (cf. La poétique de l’espace, p. 7 !)
Bergson substituait à l’image du tisserand croiseur de fils, celle
du couturier qui taille sur mesure.
Bachelard quant à lui évoque le cône trapu et les ailes des mou-
lins et confie au meunier le soin de réconcilier les vertus de la terre
et les vertus du ciel, l’enracinement ténébreux et les envols
lumineux.
Pourquoi le meunier, direz-vous ? La réponse est dans le texte :
parce que c’est un « voleur de vent qui avec de la tempête fait de la
bonne farine ».

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