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LA RÉINVENTION DU COUPLE

Julia Kristeva

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2006/4 n° 216 | pages 36 à 43


ISSN 0419-1633
ISBN 9782130557326
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LA RÉINVENTION DU COUPLE

par

JULIA KRISTEVA1

Merci aux organisateurs de cette rencontre d’avoir fait appel,


dans cet aréopage de spécialistes de Sartre et de proches chers à
son cœur, à une femme comme moi, qui n’étais ni de ses amis ni de
ses exégètes.
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J’ai pourtant croisé, brièvement, les membres de ce couple for-
midable. Pendant le Mouvement de mai, un jour à la Sorbonne,
Sartre s’était malencontreusement lancé dans un long discours,
quand un jeune homme parmi nous s’était levé pour lui dire:
«Sartre, sois bref!». Ce qui était assez symbolique! Quant à
Beauvoir, qui était très admirée dans le mouvement féministe, sa
voix me glaçait. Mais ce n’est pas d’anecdotes personnelles que je
voudrais vous parler ce soir; au contraire, je voudrais plutôt tenir
un discours qui vous paraîtra peut-être à la fois philosophique et –
c’est ce que je souhaite – intime.
Il me semble paradoxal, sinon incongru, après l’effondrement
des idéologies libertaires et la chute du Mur totalitaire et dans une
époque de heurts de religions teintée des séductions de la Star
Academy, du clonage et de l’utérus artificiel, de parler d’une actua-
lité de l’existentialisme. Il est bon de célébrer la mémoire de Sartre
et de Beauvoir, mais il serait bon aussi de prendre la mesure du
changement d’époque et du regard incendiaire qu’elle porte sur
notre passé récent. Pourtant je ne m’arrêterai pas non plus sur cet
aspect des choses.
Quitte à vous paraître paradoxale, je soutiendrai que c’est le
microcosme de l’existentialisme qui nous intéresse aujourd’hui, ou
plutôt qui continue à nous intéresser et qui continue à porter un
message. L’existentialisme fut et demeure le laboratoire de
l’existence d’où sont venus les pesants volumes et les théories qui
ont embrasé ou scandalisé les esprits de nos aînés. Ce que nous dit
l’existentialisme consiste moins en thèses philosophiques et politi-
ques que dans la manière de vivre et d’écrire ses désirs comme des
actes historiques et politiques. Sartre et Beauvoir ont inscrit

1. Conférence prononcée le 24 novembre 2005 à l’Unesco, lors de la ren-


contre «Que nous disent aujourd’hui Jean-Paul Sartre et Simone de Beau-
voir?» organisée dans le cadre du programme «Chemins de la pensée».
Nous remercions l’Unesco d’en avoir autorisé la reproduction.
Diogène n° 216, octobre-décembre 2006.
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l’incommensurable de l’intime à la fois dans l’être – en contrepoint


à Heidegger – et dans le temps – en contrepoint à Hegel. D’où le
thème de liberté conjugué et décliné de multiples façons, d’où aussi
le mode d’expression qui finit, à mes yeux, par être ce qui reste et
ce qui est le plus contagieux: le mode d’expression imaginaire, la
littérature, comme indice de cette présence de l’intime dans l’être
au monde et dans le temps.
C’est donc à ce «reste» que je m’arrêterai, plus qu’aux person-
nes de Sartre et Beauvoir; et, compte tenu du temps dont je dis-
pose, à la question suivante: quel sens puis-je donner aujourd’hui,
moi-même en tant que femme, écrivain et psychanalyste, à
l’existence intime de Simone de Beauvoir, telle qu’elle m’apparaît
au début du XXIe siècle, compte tenu des décalages sinon des abî-
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mes qui nous séparent de son époque?
J’essaierai de cerner la présence de Beauvoir pour moi ce soir
sous deux aspects. À partir de la compréhension que nous laisse
Beauvoir du féminin, ou plutôt du féminin-masculin, d’une part:
comment se situe-t-elle dans cette dualité et quel message laisse-t-
elle aux jeunes femmes d’aujourd’hui dans ce domaine? Et d’autre
part, comment penser le couple qu’elle a créé avec Sartre? Que
nous dit ce couple aujourd’hui? Je passerai sur les citations que
j’avais prévues et que vous pourrez retrouver dans une variante de
cette conférence, publiée dans mon dernier livre, La haine et le
pardon. Pour plus de détails et de précisions sur le thème que
j’aborde ce soir, je me permets de vous renvoyer à cet écrit. Beau-
voir appartient à ce qui peut être considéré comme la deuxième
période du féminisme mondial, après celle des suffragettes. Cette
deuxième période qu’inaugure Beauvoir se réclame de
l’universalisme et d’une égalité fraternelle entre les sexes: les
hommes et les femmes sont égaux et cette égalité est considérée
comme une fraternité sous l’égide de l’universel. La troisième pé-
riode, à laquelle j’ai appartenu et à laquelle nous sommes ici plu-
sieurs à appartenir, a misé sur la différence sexuelle. Égalité, bien
sûr, au plan politique, au plan des droits, mais différence au ni-
veau des mentalités, de la sexualité et de la créativité. Que peut
nous dire aujourd’hui l’universalisme de Beauvoir? L’idée
d’universel est, pour les philosophes, évidente. Elle remonte à l’idée
platonicienne, à l’eidos; elle remonte à Plotin; elle remonte égale-
ment aux idéaux républicains de l’ordre universel chers aux Lu-
mières françaises. Je n’énumérerai ni ces multiples influences, ni
les différences parfois considérables entre ces déclinaisons histori-
ques et métaphysiques de l’universel. Je dirai simplement qu’à
l’écoute de la psychanalyse, l’universel se soutient de trois dénis:
celui du corps féminin, celui de l’homosexualité féminine et celui de
la maternité, par le culte du phallus et du grand homme. Sartre,
par exemple – ce qui ne va pas sans ambivalence, sans agressivité,
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ni sans dépendance. Je vais m’y arrêter un instant.


On ne connaît que trop les violences, que je qualifierai de pho-
biques, qui émaillent Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir:
contre le corps menstrué; contre l’esclavage de la grossesse; contre
les affres et les abus sexuels subis par les femmes; contre les hor-
reurs de l’accouchement, et j’en passe. Mais, tout en affirmant,
pour la première fois et avec quel courage, qu’on ne naît pas femme
mais qu’on le devient, l’auteur du Deuxième Sexe ne manque pas de
révéler son refus, plus ou moins inconscient, souvent conscient,
voire militant, de la différence sexuelle telle que la manifestent,
entre autres, la menstruation, l’homosexualité féminine, la mater-
nité et la ménopause. Refus, donc, assorti d’une admiration voire
d’une fascination pour le pouvoir phallique du corps musclé et du
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destin de l’homme, «infiniment privilégié», dit-elle.
De manière plus empirique, sinon existentielle, je rappellerai
que, sensible aux amitiés féminines dès l’adolescence, Beauvoir ne
se remit jamais d’avoir perdu son grand amour de jeunesse, Zaza,
morte prématurément. Je remarque aussi, dans cette tendance
qu’elle s’obstinait à refouler mais qui est très évidente à la lecture
de ses textes, et que n’ignorent plus ceux qui l’ont connue, son inté-
rêt pour l’homosexualité féminine, que quelque chose en transpa-
raît jusque dans la note de l’inspecteur membre du jury de
l’agrégation en février 1935, à propos de l’enseignement de Beau-
voir : «Il y a quelque chose de viril dans la manière du jeune pro-
fesseur.» On connaît désormais les différentes versions des rela-
tions privilégiées entretenues par Beauvoir avec certaines de ses
élèves – Olga devenue Xavière dans L’Invitée, Ilitch dans L’Âge de
raison de Sartre, Nathalie Sorokine, Lisa Oblanov dans Les Mé-
moires, et dont certains traits de caractère sont repérables dans
Hélène du Sang des autres, ou Bianca Bienenfeld, dite Louise Vé-
drine dans Les Mémoires. La publication des Lettres de Sartre et
du Journal de guerre en 1990, les Mémoires d’une jeune fille déran-
gée de Bianca Lamblain en 1993, l’affaire Sorokine révélée notam-
ment par Gilbert Joseph dans Une si douce occupation et d’autres
sources encore font état de la plainte de la mère de Nathalie Soro-
kine, qui accusa Beauvoir d’incitation de mineurs à la débauche et
dont la plainte aboutit à l’exclusion de l’enseignante de l’Éducation
nationale. Tout cela comporte des éléments qui suscitent le débat,
et il en est pour s’insurger contre la grande prêtresse du féminisme
et de l’humanisme que reste pourtant Beauvoir. Ces plaintes et ces
accusations ne laissent en tout cas aucun doute sur les tendances
homosexuelles de Beauvoir, dominatrice et prédatrice de ses pro-
pres amies et des maîtresses de Sartre, tendances qu’elle camoufle
ou réprime, par exemple, sous la grille de la logique hégélienne, en
empruntant à la figure, elle aussi universelle, du maître et de
l’esclave une rationalité destinée à justifier, à réprimer ou à subli-
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mer ses propres drames passionnels. L’Invitée, de 1941, que l’on


définit par exemple comme une histoire frivole d’amour triangu-
laire, et qui met sous les projecteurs les amours du couple Sartre-
Beauvoir, comporte en exergue non pas une citation relative à la
jalousie et à la relation homme/femme et femme/femme, mais rien
de moins que la devise hégélienne «Chaque conscience poursuit la
mort de l’autre»: c’est une manière d’universaliser le propos et
non pas de justifier le récit d’un crime ou un roman à suspense.
Cette exergue introduit à une métaphysique universaliste suscep-
tible de justifier la passion implacable, avouée et déniée entre
Françoise et Xavière. Les Mandarins, en 1954, incluront la psy-
chanalyse sous l’aspect d’un personnage, mais ne restitueront pas
l’approche clinique des passions beauvoiriennes. Plus que Freud, ce
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sont Heidegger et Kierkegaard qui sont, tout au long de sa car-
rière, les compagnons élus de la philosophe, de sorte que
l’existentialisme ne franchira jamais pour de bon la frontière qui
sépare la métaphysique de la découverte freudienne.
En lisant Simone de Beauvoir, en suivant son combat, en
l’accompagnant jusque dans ses défenses et dans ses douleurs, je
reste pourtant persuadée que Beauvoir dit ses vérités profondes. Je
ne suis ni de ceux qui l’accusent ni de ceux qui la jugent sans tâ-
che. Je pense que c’est une femme qui a eu l’audace et le courage
de se brûler à ce qu’elle dit et à ce qu’elle ne peut pas dire, et
qu’elle rend transmissible la vérité du désir. Telle est une des
contributions essentielles de l’existentialisme, du sien en tout cas,
à la culture d’aujourd’hui. L’ambiguïté des dénis propres à Beau-
voir sur la maternité, l’homosexualité, la menstruation, etc., ne
s’expliquent pas seulement par la prise de risque sur le plan social
et politique à une époque donnée. Sans doute ne sommes-nous pas
encore en mesure d’apprécier combien les moments de l’histoire de
la philosophie et de la politique – qui ont conduit à des ruptures
temporelles et destinales (le XVIIIe siècle ou l’existentialisme) –,
sont aussi des prises de risque avec la sexualité et avec la vérité du
désir. Simone de Beauvoir et Sartre ne nous disent pas autre
chose. Mais ce n’est pas tout. Toute rupture sociale et destinale se
soutient d’un risque, sexuel, mental et psychologique, mais au-
delà, Sartre et Beauvoir, et celle-ci en particulier, avec une lucidité
extraordinaire, a saisi le caractère de l’inéluctable méchanceté du
désir, et du sien propre contre les femmes – objets de ses désirs et
de sa jalousie. Sa mélancolie dévoilée dans La Femme rompue, ou
la cruelle tendresse pour le corps déchu d’un Sartre mourant dans
La Cérémonie des adieux, révèlent presque un aveu de la diffé-
rence, ce qui veut dire qu’à côté de la philosophe qui parle
d’universalisme, dans lequel hommes et femmes sont sans diffé-
rences, sont égaux en droits et dignes du même respect, il existe
une écrivaine qui, en littérature, laisse apparaître une cuisante,
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une poignante, une insupportable différence; et avec elle la guerre


des sexes et la guerre des individus entre eux. Notre modernité n’a
plus qu’à penser ce message. Elle devrait le penser, mais ne som-
mes-nous pas encore trop frileux, trop retenus dans les grilles d’un
universalisme et d’une philosophie métaphysique qui nous aveu-
glent? Sartre et Beauvoir ont attaqué cette philosophie métaphy-
sique aussi bien par leur pensée et par leur comportement risqués
que par la littérature qui a accompagné et rendu compte de ce
mouvement.
Le deuxième volet que je décrirai pour montrer l’audace de leur
être-au-monde, qui s’est manifestée moins par la philosophie que
par leur écriture imaginaire, est celui de leur rapport de couple.
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J’intitulerai cette deuxième partie «Le couple homme/femme revu
et corrigé». Quelques mots pour situer le couple conçu par Sartre
et Beauvoir dans une étude qui reste à faire – amorcée ici ou là
mais jamais synthétisée. Je veux parler d’une histoire du couple
hétérosexuel en Occident. Pour aller vite, je dirai que, par delà ses
antécédents grecs, juifs et chrétiens, le couple moderne est fondé
par l’idéologie bourgeoise dite éclairée, telle qu’elle s’est forgée
grâce aux philosophes des Lumières. C’est à Rousseau que nous
devons ses contours et ses valeurs. La Nouvelle Héloïse décrit une
société et des mœurs en décomposition, dont Roxane et Saint-
Preux sont les victimes. En réponse à cette débâcle, Émile invente
une nouvelle réalité: celle d’un couple dans lequel le rapport
sexuel, parce que fondé sur la nature, est déclaré possible. Pour
bien mesurer le sens sexuel et la portée sociale de cette invention
du couple, fondée sur la nature et où la relation entre l’homme et la
femme est possible, je dis couple en tant que dualité homme et
femme, homme et femme face à face; et non pas en tant que rap-
ports ou contrats entre deux êtres masculin et féminin fondus dans
le clan, dans la famille patriarcale entourée de la parentèle. Cette
dualité est à mettre en perspective avec les réflexions menées aux
siècles précédents sur les mœurs d’une part et sur leurs liens au
pouvoir despotique de l’autre. Rousseau est donc à lire à la lumière
de La Boétie et de son Discours de la servitude volontaire, et au
regard des Lettres persanes et de L’Esprit des lois de Montesquieu.
Dans les Lettres persanes, comme dans les œuvres de maints au-
teurs du XVIIIe siècle, pour faire la satire de la dissolution de la
relation sexuelle sous la monarchie, pour se moquer de Versailles,
de sa perversité, de sa débauche, on parlait plutôt de l’Orient. C’est
en Perse que tout se passait et non pas à Versailles, et on avait là
une critique immanente de l’impossibilité des rapports sexuels en
Occident. Dans cette perspective, le couple rousseauiste semble
proposer une alternative aussi bien à la jouissance sensuelle dans
laquelle s’abolit le souverain – toutes les femmes étant offertes en
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Orient, mais aussi à Versailles – qu’au déclin du pouvoir monar-


chique. Il faut trouver un moyen pour mettre fin à la débauche et
pour éduquer les enfants dans une bonne morale, de sorte qu’ils
deviennent de bons citoyens. L’invention miracle sera le nouveau
couple destiné à fonder le nouveau sujet, l’homme bourgeois, ga-
rant à la fois du couple, du lien parent/enfant et du lien
État/citoyen. On sait déjà, et les textes de Rousseau le montrent,
que la formule est intenable. Mais elle ne peut être contestée que
sur la mode de la débauche, de la perversion et du crime: Sade
contre Rousseau. De Madame de Staël à Colette et à Histoire d’O,
le roman féminin ne cesse de mettre en scène les difficultés du
couple bourgeois. Beauvoir, quant à elle, ne s’occupe pas des im-
passes, des mélancolies et des embrasements érotiques de la vie à
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deux plus audacieusement ou de manière plus originale que ses
pareilles. D’autres sont même allées beaucoup plus loin dans la
description de la vie à deux – difficultés, horreurs et extases. C’est
la jalousie qui, dès L’Invitée, semble être pour elle la cible princi-
pale: aveu inconscient majeur de sa fascination pour l’homme dont
la femme a du mal à se déprendre sans l’expérience de la psycha-
nalyse, aussi bien que pour l’homosexualité féminine, envieuse de
la jouissance de l’autre femme, l’indestructible rivale, peut-être le
but principal du désir, par delà l’homme.
L’exclusion de la femme du combat politique, où sa place réser-
vée est celle de la morte dans Le Sang des autres, n’est pas l’aspect
le moins intéressant des romans de Beauvoir. La confrontation de
la femme au pouvoir de l’homme et sa fascination vis-à-vis des
autres femmes va entrer dans un cadre politique. Pourtant, de
L’Invitée au Sang des autres et dans les romans suivants, la rela-
tion homme/femme est placée sous le signe de la philosophie: cha-
cun est responsable de tout devant tous, et c’est l’esclave qui fait le
maître. Le thème de l’intime s’insinue dans celui de la solidarité
qui, désormais, va dominer, non sans se laisser à son tour infiltrer
par l’aveu des échecs et des faiblesses de la narratrice. Mais le
genre est trouvé: au carrefour de l’intime et du politique. Et il y a
plus: ce dépassement de l’intimisme par le politique aurait pu se
figer dans un appel au refoulement militant. Rien de tel. Tout re-
foulement, y compris dans des textes politiques, est dépassé.
L’infatigable marcheuse qu’était Beauvoir ne cessera de s’ouvrir
des chemins et des liens. L’amour ne tient pas. Le couple absolu ne
tient pas. Chacun me déçoit. Pas de Cantique des cantiques à la
manière de la Bible ou de Rousseau? Qu’à cela ne tienne! Le lien
unique cédera devant la pluralité des liens. Sartre demeurera le
pôle tutélaire, mais Algren sera associé, de loin, pour déverrouiller
la jouissance du corps, avec quelques autres hommes. Et cela ne
cessera de s’écrire – ou de ne pas s’écrire, si l’on suit les détrac-
teurs de Beauvoir, tant il est vrai que de nombreux critiques n’ont
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pas aimé son écriture –, qui reste pour moi celle de l’expression de
la liberté sexuelle qui doit s’écrire pour être communiquée. Le plus
remarquable dans cette expérience est que le couple ainsi décons-
truit ne s’érige même pas en modèle, bien qu’il y ait – et il y aura
toujours – des militant(e)s pour suivre ce qu’ils croient être un
exemple. On peut donc se poser cette question: qu’ont exhibé Sar-
tre et Beauvoir dans cette déconstruction du couple? À mes yeux,
rien de moins que l’impossibilité de l’union homme/femme, néan-
moins maintenue et essayée sous toutes ses formes. C’est impossi-
ble, mais soyons dans le possible de cet impossible, avec et par delà
le souci de maintenir le lien, celui d’une reconnaissance et d’une
estime entre individus autonomes, sans religion de l’amour, mais
avec une reconnaissance des différences et avec cette politesse ul-
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time qu’est le souci de l’intégrité physique d’autrui, la santé de
l’autre, le souci de l’autre et de son travail – travail de Sartre du
point de vue de Beauvoir, travail de Beauvoir du point de vue de
Sartre –, qui comprend jusqu’au regard décapant, jusqu’au mot qui
fait mouche, ce qu’on peut lire dans les descriptions du corps mou-
rant de Sartre. Il ne s’agit pas d’exalter l’amour, soutien du lien
religieux, mais d’exalter le lien de pensée entre êtres indépendants
et qui ont pris et prennent le risque de l’être. Échange d’idées, par
delà l’entente et la mésentente érotiques, le couple à la façon de
Sartre et Beauvoir est un débat. Cette vision du couple comme
débat possible fait suite au lien amoureux tel qu’il se vit, se joue et
se décrit au X Xe siècle: l’amour fou et l’exaltation passionnelle
qu’ont célébrés les surréalistes et, d’une autre façon, des mystiques
comme Georges Bataille. Pourtant, tout cela est relégué par Sartre
et Beauvoir aux archives de l’histoire, à l’enfantillage et au mirage
de la régression narcissique. Ce ne sont là que les oripeaux d’une
religion laïque. J’aime à voir Sartre et Beauvoir comme les êtres
les plus irréligieux de notre modernité, qui ont su fissurer la glori-
fication de l’amour sous-tendant l’exaltation amoureuse, tout en
maintenant le couple; non pas le couple comme exaltation mais
comme un débat. Le couple fissuré en pleine lumière: peut-être,
pas vraiment, avec des non-dits, des censures, des victimes que
beaucoup déplorent, des maîtresses. Mais en connaissez-vous
d’autres qui tiennent, en pleine lumière, avec cette liberté? Peut-
être dans le crime, mais certainement pas dans la dignité que ces
deux-là nous lèguent. Pour ma part, je vois dans cette exhibition
du couple possible dans l’impossible non pas un héroïsme mais une
extraordinaire générosité. Et pour revenir à notre titre: «Qu’est-ce
qu’ils nous laissent, qu’est-ce qu’ils nous lèguent?», je diraisqu’ils
nous lèguent cette générosité, si l’on s’en tient au plan intime. C’est
le mot qui convient à l’art de vivre capable de maintenir aux yeux
du monde la possibilité d’un dialogue entre deux individus auto-
nomes, avec le sexe et par delà le sexe. Non pas le couple rous-
LA RÉINVENTION DU COUPLE 43

seauiste comme socle de l’État et de la procréation, mais le couple


comme dialogue nucléaire du lien social qu’il nous reste à inventer.
Après Sartre et Beauvoir, le couple comme espace de pensée est
incertain, risqué; il nous demande un surcroît d’intelligence pour
que la liberté ne soit pas irrésistiblement cet acheminement vers la
mise à mort de l’autre, vers le «faire mal à l’autre» à tout prix. Le
couple comme espace de pensée, ou la pensée comme dialogue en-
tre les deux sexes, n’est-ce pas l’utopie même? N’est-ce pas ce qu’il
nous reste à faire? L’universalisme, la fraternité, tous les mythes
de cohésion identitaire que nous avons tous eu envie de chanter
avec ces lendemains qui devaient chanter eux aussi, eh bien, tout
cela se scinde en deux. Pas d’universalisme, pas de fraternité si l’on
n’a pas inventé une harmonie de cet impossible qu’est le couple.
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Combien d’entre nous en sont capables aujourd’hui? Nous sa-
vons tous qu’il n’y en a guère, et c’est pourquoi je rends hommage à
l’estime, au désaccord et à la générosité que Sartre et Beauvoir
nous ont légués.

Julia KRISTEVA.
(Université Paris-VII.)

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