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LIRE SIMONE DE BEAUVOIR À LA LUMIÈRE DE HEIDEGGER

Eva Gothlin, Traduit de l’anglais par Michel Kail

Gallimard | « Les Temps Modernes »

2002/3 n° 619 | pages 53 à 77


ISSN 0040-3075
ISBN 9782070766383
DOI 10.3917/ltm.619.0053
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2002-3-page-53.htm
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Eva Gothlin*

LIRE SIMONE DE BEAUVOIR


À LA LUMIÈRE DE HEIDEGGER
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Dans le champ des recherches consacrées à Beauvoir, la relation
philosophique qu’elle entretient avec Heidegger est l’une des moins
analysées. Alors que nombre de travaux ont été écrits qui s’intéres-
sent à l’influence de Heidegger sur la philosophie de Sartre, très peu
s’attachent à mettre en lumière comment Simone de Beauvoir s’est
approprié cette pensée 1. Cet essai a pour but d’examiner sur quels
points Heidegger peut être considéré comme exerçant une influence
sur la philosophie de Beauvoir, et pourquoi il est important de les
mettre en lumière. Montrer les influences et liens philosophiques
n’est important à mes yeux que si cela ajoute à la compréhension
d’une pensée. Or tel est assurément le cas de la relation entre Hei-
degger et Beauvoir. Lire Beauvoir en se référant à Heidegger permet
d’approfondir notre compréhension de la conception qu’elle déve-
loppe des êtres humains, de leur rapport au monde et aux autres.
Cette approche pourrait être qualifiée d’herméneutique dans le sens
heideggérien du terme pour autant qu’elle dévoile de nouvelles

* Je voudrais remercier particulièrement Mats Furberg, mais aussi


Nancy Bauer, Claudia Card, Ulla Holm et William McBride pour leurs
commentaires pertinents. Cet article sera publié en anglais dans The Cam-
bridge Companion to Simone de Beauvoir, Cambridge University Press.
1. Elaine Marks analyse, dans Simone de Beauvoir. Encounters with
Death, l’influence de la conception de la mort de Heidegger sur le travail
de Beauvoir. De même, Margaret A. Simons indique l’importance de
Heidegger pour Beauvoir dans son intervention, « L’Indépendance de la
pensée philosophique de Beauvoir », prononcée aux Journées d’études
sartriennes, 23-25 juin 2000 à Paris.
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significations sans prétendre néanmoins qu’une interprétation défi-


nitive soit possible. Mon intention est moins de mettre en lumière
l’influence de Heidegger sur la philosophie de Beauvoir que de
situer celle-ci dans la tradition phénoménologique et montrer ainsi
en quoi sa phénoménologie diffère de celle de Sartre par la manière
dont l’un et l’autre se rapportent à Heidegger.

LECTURES ET RÉCEPTIONS DE HEIDEGGER

Si avant 1930, Husserl et Heidegger sont peu connus en France,


au cours des années 30, les philosophes français commencent à s’in-
téresser à eux. Les premières traductions de Heidegger paraissent
en 1931 dans les revues Bifur et Recherches philosophiques, suivies
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par la traduction de Qu’est-ce que la métaphysique ? par Henri Cor-
bin en 1938, sélection de textes contenant des chapitres de Sein und
Zeit. Cette première réception de Heidegger en France est caracté-
risée par une interprétation anthropologique et existentialiste, évi-
dente dans les conférences et articles d’Alexandre Koyré, Emma-
nuel Lévinas, Jean Wahl et Alexandre Kojève 2.
Beauvoir et Sartre sont d’abord initiés à la phénoménologie par
leur ami Raymond Aron. Grâce à la phénoménologie, soutient-il, il
devient possible de faire de son quotidien un objet d’étude philoso-
phique. Aussi Sartre décide-t-il de partir en Allemagne 3. Cependant,
ni lui ni Beauvoir ne lisent sérieusement Heidegger avant 1939.
Dans ses Mémoires, Simone de Beauvoir dit très peu de choses
concernant ses réactions à l’égard de la phénoménologie ou ses
lectures de Husserl et Heidegger. Elle écrit dans La Force de l’âge
que « la nouveauté, la richesse de la phénoménologie m’enthou-
siasmaient ; il me semblait n’avoir jamais approché de si près la
vérité 4 », et affirme que la philosophie de Heidegger l’a convaincue
de l’importance de certains thèmes, comme celui de la responsa-
bilité individuelle 5. Dans son Journal de guerre, septembre 1939-

2. Voir Bernhard Waldenfels, Phänomenologie in Frankreich, p. 34 et


Tom Rockmore, Heidegger and French Philosophy, pp. 71-76.
3. La Force de l’âge, p. 141.
4. Ibid., p. 208.
5. Ibid., p. 483. A propos de la lecture de Heidegger par Sartre, Beau-
voir écrit qu’il lit la traduction de Corbin ainsi que Heidegger en allemand
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janvier 1941, elle fait certes référence plusieurs fois à la théorie
heideggérienne de l’inauthenticité à propos des événements de la
vie quotidienne, mais invoque également Hegel 6. On peut donc en
conclure qu’elle lit Heidegger, même si elle ne précise pas quels
livres. Il reste que la filiation de Heidegger à Beauvoir ne peut être
véritablement établie que par la lecture des textes philosophiques de
cette dernière, qui révèle des références à Heidegger à la fois expli-
cites et implicites. Ce que cet essai s’attache à mettre en lumière.
Il existe plusieurs raisons possibles pour que Beauvoir soit réti-
cente à reconnaître son intérêt pour la philosophie de Heidegger.
Ainsi en est-il de l’engagement nazi du philosophe connu bien
avant la guerre. Après la guerre, la question de cet engagement
devient centrale. Alors qu’en Allemagne, il en est peu pour défendre
Heidegger, en France, sa philosophie devient de plus en plus
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influente. Les revues les plus importantes entretiennent le débat
concernant le lien entre la politique de Heidegger et sa philosophie.
Les Temps Modernes, revue éditée par Sartre, Beauvoir et Merleau-
Ponty, publient toute une série d’articles à ce propos. Beauvoir, tout
comme Sartre, est donc tout à fait consciente de l’engagement poli-
tique du philosophe allemand et des redoutables problèmes qu’il
pose quant à la validité de sa philosophie. Autre raison possible : la
critique que Heidegger a développée dans la Lettre sur l’humanisme
contre l’interprétation que Sartre a proposée de sa philosophie. Une
partie de ce texte est traduite dans la revue Fontaine en 1947. Cette
traduction inaugure la seconde réception de Heidegger en France,
dominée par une critique des interprétations anthropologiques et
existentialistes 7.
Par la façon dont la phénoménologie en vient à influencer son
travail, il est évident que la phénoménologie ouvrait à la philosophie
de Beauvoir des possibilités importantes. Les descriptions phéno-
ménologiques des expériences de la vie des femmes sont fréquentes
dans Le Deuxième Sexe. Sa philosophie appartient indéniablement
à la tradition phénoménologique existentielle, et la prégnance du
développement par Heidegger de la philosophie de Husserl est clai-

et qu’il en parle avec elle (Ibid., p. 363). Elle mentionne qu’elle lit Husserl
en allemand (Ibid., p. 208).
6. Journal de guerre, septembre 1939-janvier 1941, pp. 53, 265, 362.
7. Le texte complet est publié en français en 1953 dans la revue
Cahiers du Sud (Rockmore, op. cit., pp. 81-98).
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rement identifiable dans ses œuvres 8. Non seulement sa phénomé-


nologie est interprétative à la manière de Heidegger et de Sartre plu-
tôt que descriptive à la manière de Husserl 9, mais elle s’engage dans
un questionnement ontologique, comme on le constate à l’évidence
à la lecture de son livre, Pour une morale de l’ambiguïté.

ERSCHLOSSENHEIT/DÉVOILEMENT

A la fin de 1946 et au début de 1947, Beauvoir publie dans Les


Temps Modernes une série d’essais philosophiques, réunis en 1947
dans l’ouvrage, Pour une morale de l’ambiguïté. Dans ce livre, qui
dessine sa conception des êtres humains, de leur relation au monde
et aux autres, ce ne sont pas principalement les concepts sartriens
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d’en-soi et de pour-soi qui sont mis en œuvre, mais bien celui de
dévoilement qui, comme nous le verrons, a un lien étroit avec le
concept heideggérien d’Erschlossenheit 10.
Le dévoilement est très étroitement lié dans la philosophie de
Heidegger au Dasein, concept qu’il utilise pour la réalité humaine.
Le Dasein, qui est l’« être-au-monde », est dit « être éclairci »
(Gelichtet) au sens où « il est en lui-même éclaircie » (Lichtung).
Cela signifie qu’il est une ouverture, un éclaireur de l’Etre, une

8. J’ai indiqué ailleurs (E. Gothlin, « Simone de Beauvoir’s Phenome-


nology and Philosophy of History in Le Deuxième Sexe » in Lester Embree
and Wendy O’Brien, ed., The existential Phenomelogy of Simone de Beau-
voir) pourquoi il est préférable de qualifier de phénoménologie existen-
tielle la philosophie de Beauvoir.
9. Pour ces distinctions, voir Sein und Zeit (désormais cité SZ) p. 35 et
sq. Avec Dreyfus et Haugeland, on peut soutenir que pour Heidegger une
réduction phénoménologique n’est pas possible alors qu’elle est centrale
dans la philosophie de Husserl : « [...] Il n’y a ni essences des choses ni
un pur ego donateur de sens distincts de la totalité réelle dans laquelle ils
sont impliqués. » Il est, en revanche, essentiel dans la phénoménologie de
Heidegger d’interpréter cette « totalité » selon une méthode « herméneu-
tique ». Voir Dreyfus & Haugeland, p. 230.
10. Dans son ouvrage, Beauvoir utilise le concept de dévoilement.
Dans la traduction de Sein und Zeit que nous utilisons, Etre et Temps, tra-
duction nouvelle et intégrale du texte de la dixième édition, par Emmanuel
Martineau, Paris, Authentica, 1985 (désormais citée EM), Erschlossenheit
est traduit par ouverture. (NdT.)
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partie de l’Etre pour laquelle les autres parties de l’Etre peuvent
devenir accessibles. Heidegger résume cela d’une phrase : « Le
Dasein est son ouverture. » Le dévoilement est ainsi simultanément
celui du Dasein comme être-au-monde, c’est-à-dire du Soi, de
l’« Etre-dans », du monde et de ses entités. Cela signifie égale-
ment que ces entités peuvent demeurer cachées. La faculté d’ou-
verture du Dasein est la condition pour que quelque chose appa-
raisse et pour le type d’ouverture qui caractérise le Dasein, celui de
la compréhension. Elle est aussi une condition du « discours » et du
langage. Comme l’écrit Leslie P. Thiele : « Heidegger n’est pas en
train de suggérer [...] que les êtres humains doivent exister pour
qu’il y ait un univers de choses étendues. Mais l’être humain est le
seul lieu où l’étantité des êtres vient à la présence, révélant un
monde contextuel de signification. 11 »
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Erschlossenheit n’est pas un concept inconnu dans la France
des années 40. Il est introduit dans le premier volume de textes
de Heidegger traduits en français par Corbin dans Qu’est-ce que la
métaphysique ? Corbin le mentionne dans son introduction en
même temps que d’autres concepts heideggériens. Selon lui, le
dévoilement implique que le Dasein est compréhension, interpréta-
tion du monde 12. Jean Beaufret, qui allait devenir un des plus impor-
tants interprètes français de Heidegger, traite de ce concept dans ses
articles consacrés à l’existentialisme en 1945. Il l’utilise pour
démontrer que Heidegger ne prend pas la conscience solipsiste
comme point de départ de sa philosophie puisque l’être humain est
pour lui l’« être-au-monde » en relation avec les autres 13.
Comme nous le verrons, l’interprétation du dévoilement par
Beauvoir s’accorde avec ces deux brèves caractérisations de
Erschlossenheit, chacune d’elles mettant en lumière un aspect dif-
férent. C’est également vrai, à bien des égards, du développement

11. Leslie Paul Thiele, Timely Meditations : Martin Heidegger and


Postmodern Politics, p. 45. Voir aussi Dana R. Villa, Arendt and Heideg-
ger : The Fate of the Political, p. 124.
12. Martin Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?, traduction par
Henry Corbin, p. 15. Corbin traduit Erschlossenheit par réalité-révélée,
tandis que Beauvoir utilise le plus souvent dévoiler et dévoilement, et
parfois révéler.
13. Jean Beaufret, « A propos de l’existentialisme (II) : Martin Hei-
degger » in Confluences, no 3, avril 1945, p. 310.
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de ce concept dans Etre et Temps. Nous pourrions remarquer que


tandis que Heidegger définit le Dasein comme dévoilement, éclai-
reur dans et de l’Etre, Corbin, Beaufret et Beauvoir insistent sur
l’aspect de la « découverte », de la « révélation ». Ces différences
linguistiques conduisent à quelques différences de sens.
Corbin traduit Dasein par « réalité humaine », traduction adop-
tée par Sartre et Beauvoir dans leurs écrits, et qui sera critiquée plus
tard comme trop anthropologique. A la différence de Heidegger,
Beauvoir réfère Dasein à « homme » ou « sujet » ; ce qui signifie
que son interprétation est clairement anthropologique, comme celle
de la plupart des philosophes français d’alors, qu’il s’agisse de
Sartre, Corbin ou Beaufret. Mais je maintiens, en dépit de cela,
qu’elle retient quelques-unes des plus importantes intuitions que le
concept de dévoilement recèle.
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Dans Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir expose dans
ses grandes lignes son éthique en la fondant sur une conception de
l’être humain dans laquelle le dévoilement joue un rôle détermi-
nant 14. Alors qu’elle écrit Pour une morale de l’ambiguïté, L’Etre et
le Néant de Sartre est critiqué pour son absence de perspective
morale. Au commencement de son livre, elle remarque que ceux qui
ont critiqué l’existentialisme ont avancé l’argument selon lequel
l’ontologie existentialiste est impuissante à fonder une morale, en
se fondant sur la caractérisation par Sartre de l’être humain comme
« passion inutile ». Beauvoir se propose de montrer, en livrant sa
propre conception de l’ontologie existentialiste, que cette affirma-

14. Le concept de dévoilement n’a pas la même importance dans la phi-


losophie de Sartre. Dans « Qu’est-ce que la littérature ? », publié dans Les
Temps Modernes une année après Pour une morale de l’ambiguïté, il n’ap-
paraît qu’occasionnellement dans le même sens (voir, par exemple, p. 73).
Il est cependant vrai que dévoilement est mis en relation avec l’authenticité
dans les Cahiers pour une morale tout comme chez Beauvoir. J’ai déjà
analysé le concept de dévoilement dans Sexe et existence, la philosophie
de Simone de Beauvoir, trad. de M. Kail et M. Ploux, préface de M. Kail,
Paris, éditions Michalon, 2001, pp. 191-200, mais je n’avais pas alors
repéré la relation avec Heidegger. Debra B. Bergoffen a également analysé
ce concept (« Out from Under : Beauvoir’s Philosophy of the Erotic » in
Margaret A. Simons, ed., Feminist Interpretations of Simone de Beauvoir,
pp. 179-192, et The Philosophy of Simone de Beauvoir : Gendered Pheno-
menologies, Erotic generosities), mais à la différence de ma conception,
elle soutient que le concept de dévoilement est un concept husserlien.
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tion est fausse. Dans son élucidation, elle met également en lumière,
comme rarement elle l’a fait, les différences entre sa philosophie et
celle de Sartre.
Beauvoir commence par déclarer que, tout comme Sartre, elle
soutient que l’être humain est un « manque d’être ». Il ne possède
ni une nature spécifique, ni une essence, mais est caractérisé par
la transcendance. Beauvoir cite en l’approuvant la formulation de
Sartre dans L’Etre et le Néant selon laquelle l’être humain est « un
être qui se fait manque d’être, afin qu’il y ait de l’être », et interprète
comme lui ce « manque » comme conduisant à un « vouloir être »,
qui deviendra dans Le Deuxième Sexe un « désir d’être15 ». Mais
pour Beauvoir, à la différence de Sartre, ce « vouloir » ou ce
« désir » ne peut être dit utile ou inutile, puisqu’il décrit un fait anté-
rieur à toute valeur. Beauvoir souligne également que l’être humain
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n’est pas seulement ce « manque » ou ce « désir » mais, plus fon-
damentalement, un être qui « dévoile l’être ».
« [...] ce n’est pas en vain que l’homme néantise l’être : grâce à
lui l’être se dévoile et il veut ce dévoilement. Il y a un type originel
d’attachement à l’être qui n’est pas la relation : vouloir être, mais
bien : vouloir dévoiler l’être. Or ici il n’y a pas échec, mais au
contraire succès : cette fin que l’homme se propose en se faisant
manque d’être, elle se réalise en effet par lui. Par son arrachement
au monde, l’homme se rend présent au monde et se rend le monde
présent » (PMA, 18).
A l’occasion de ce dévoilement, l’être humain se rend non seu-
lement lui-même présent mais également le monde, tout comme
Heidegger le dit à propos du Dasein comme dévoilement. Cette
idée peut être discernée non seulement dans la citation ci-dessus
et dans d’autres passages de Pour une morale de l’ambiguïté mais
aussi dans le premier essai philosophique de Beauvoir, Pyrrhus et
Cinéas 16. La relation fondamentale du dévoilement est définie,
comme nous l’avons vu, non comme une sorte d’« échec » mais au
contraire comme un « succès », puisque le monde prend « signifi-
cation humaine ». « Tout homme se jette dans le monde en se fai-
sant manque d’être ; par là, il contribue à le revêtir de signification
humaine, il le dévoile » (PMA, 59).

15. Pour une morale de l’ambiguïté, p. 17 (désormais cité PMA).


16. Pyrrhus et Cinéas, p. 111 (désormais cité PC).
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Nous avons déjà signalé que Beauvoir aussi bien que Sartre
soutient que l’être humain se fait lui-même manque d’être, et que
c’est à l’occasion de cette négation, lorsque l’être humain se diffé-
rencie et se sépare de l’être comme n’étant pas, que l’être apparaît.
Ce qui révèle le caractère néantisant de la conscience, qui est un élé-
ment hégélien dans la phénoménologie de Sartre et Beauvoir. C’est
la négation accomplie par la conscience qui fait que le monde, ses
choses, objets et autres adviennent. Comme Beauvoir le soutient, ce
mouvement est positif en ce qu’il dévoile l’être. Un être humain ne
sera donc pas caractérisé à la manière de Sartre comme « passion
inutile », mais plus fondamentalement comme « dévoilement ».
Beauvoir déplace le centre de gravité vers une définition plus posi-
tive de l’être humain comme dévoilement, dans la lignée de Hei-
degger, au détriment d’une définition purement négative comme
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manque, dans la lignée de Sartre, même si le manque et le « désir
d’être », qui lui est concomitant, continuent d’être importants, en
particulier dans la conception beauvoirienne de l’inauthenticité.
Remarquons que dans Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir se
réfère plus fréquemment aux concepts de dévoilement et d’être qu’à
ceux d’en-soi et de pour-soi. Nous pouvons espérer que lorsque ces
différences seront vues dans le contexte plus large de sa philoso-
phie, leur importance apparaîtra plus clairement.
Le sens du concept de dévoilement dans la philosophie de
Beauvoir a moins à faire, selon moi, avec l’intentionnalité husser-
lienne qu’avec l’Erschlossenheit de Heidegger 17. Quelques autres
aspects du concept de dévoilement chez Heidegger et Beauvoir
étayent cette hypothèse. Comme nous le verrons, Beauvoir consi-
dère, dans le sens de Heidegger mais à la différence de Husserl,
l’être humain comme être-au-monde et comme être-avec-les-

17. La présentation par Dreyfus des différences entre la phénoménolo-


gie de Husserl et celle de Heidegger et leur conception de l’intentionnalité
est ici éclairante. Le principal centre d’intérêt de la phénoménologie de
Heidegger n’est pas comme pour Husserl la conscience mais le Dasein.
Il fait remarquer que « [Heidegger] semble dire que le sujet connaissant,
donateur de sens et distinct qui est au centre de la phénoménologie de Hus-
serl, doit être remplacé par un sujet actif, donateur de sens et incorporé »,
Dreyfus, 1999, p. 47. « [Heidegger] prend ainsi le comportement ou l’in-
tentionnalité comme caractéristique non simplement des actes de la
conscience, mais de l’activité humaine en général. L’intentionnalité est
attribuée non à la conscience mais au Dasein. » Ibid., p. 50.
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autres, comme incorporé et situé dans un contexte spécifique et non
comme conscience détachée.

SITUATION/L’ÊTRE-JETÉ/FACTICITÉ

Un autre aspect important du concept heideggérien de l’ouver-


ture est l’« être-jeté » (Geworfenheit), qui signifie que le Dasein
« est toujours déjà, en tant que mien et que tel, dans un monde déter-
miné et auprès d’une sphère déterminée d’étant intramondain déter-
miné » (SZ, 221, EM, 164) ; le dévoilement est toujours « essen-
tiellement factice » (wesenhaft faktische). Pour Heidegger, l’être
humain existe dans le monde avant d’avoir connaissance de ce
monde ; il ne rencontre pas le monde comme un sujet en relation
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avec le monde comme objet. On existe dans certaines conditions,
dans une certaine situation et une certaine culture et en rapport avec
des choses qu’on utilise en vue de certains buts. On est là (Da-sein).
C’est la facticité du Dasein (Faktizität). L’être humain réalise et
donne à voir un être-là spécifique. Ce qui signifie de plus que son
dévoilement ne peut jamais être achevé. Même si le Dasein est
caractérisé par la facticité et le projet, Heidegger insiste en outre sur
l’absence d’essence à l’occasion de propositions comme celle-ci,
« l’“essence” du Dasein réside dans son existence 18 ».
L’ensemble de ces concepts apparaît dans les philosophies de
Sartre et Beauvoir. Tous les deux rejettent l’idée que l’être humain
puisse être déterminé par une essence. Le Deuxième Sexe l’établit
ainsi : « Un existant n’est rien d’autre que ce qu’il fait ; le possible
ne déborde pas le réel, l’essence ne précède pas l’existence : dans sa
pure subjectivité, l’être humain n’est rien 19. » Tous les deux voient
l’être humain comme jeté (geworfen) dans le monde et caractérisé
par la facticité (Fakticität) ; ce qui est décrit à l’aide du concept de
situation.
Beauvoir, tout comme Sartre, use du concept de situation en
relation avec celui de liberté. Mais comme plusieurs commenta-

18. SZ, p. 42, EM, p. 56. Remarquons qu’ici comme dans d’autres pas-
sages où il parle de l’« essence », Heidegger met ce terme entre guillemets
afin de marquer une distance ironique envers toute croyance en des
essences.
19. Le Deuxième Sexe, I, p. 388 (désormais cité LDS).
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teurs l’ont remarqué, Beauvoir insiste plus tôt que Sartre sur les
limites que la situation de chacun(e) impose à la liberté de cha-
cun(e) 20. Selon moi, cette différence entre leurs philosophies est
même plus fondamentale qu’on ne l’affirme, car je ne la considère
pas seulement fondée sur leur conception distincte de la relation
entre la liberté et la situation, mais sur une compréhension autre de
ce que sont la liberté et la situation. Comme nous le verrons, leur
interprétation des concepts heideggériens diffère.
Dans L’Etre et le Néant, Sartre conclut de son rejet de l’essen-
tialisme à la liberté absolue de la conscience humaine, même si par
ailleurs il met l’accent sur le fait que les êtres humains sont situés et
inscrits dans la facticité. Pour Beauvoir, tout comme pour Heideg-
ger, procédant du concept de dévoilement, le fait que celui-ci soit
toujours d’un « là » spécifique — dans la terminologie de Beauvoir,
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« dans et d’une situation » — conduit à une conclusion différente.
Pour Beauvoir, nous n’avons pas tous une connaissance de notre
liberté, au contraire de ce que Sartre maintient dans L’Etre et le
Néant. Que nous supposions avec Sartre que les êtres humains ont
toujours une intuition pré-réflexive de leur liberté, ou avec Beauvoir
que cette liberté se dévoile dans et par une situation, marque une
différence importante. C’est son concept de liberté qui explique
qu’elle argumente dans Pour une morale de l’ambiguïté pour mon-
trer que la liberté n’est pas dévoilée à un enfant jusqu’à un certain
âge dans la mesure où l’autonomie n’est pas donnée à la naissance.
Cela permet aussi de comprendre pourquoi elle maintient que, dans
une situation historique où la liberté est contestée à un groupe de
gens en tant que leur situation d’oppression est présentée comme de
l’ordre d’une condition naturelle, la liberté n’est pas l’occasion
d’une prise de conscience 21. Si votre situation ne vous offre pas de
réelles possibilités, vous ne pouvez pas avoir l’intuition de votre
liberté. Néanmoins, cette conception de la liberté n’exclut pas l’ar-
gument selon lequel les êtres humains sont essentiellement caracté-
risés par leur liberté au sens où ils ne possèdent pas d’essence mais

20. Margaret A. Simons, « Beauvoir and Sartre : The Philosophical


Relationship » in Hélène Vivienne Wenzel, ed., Simone de Beauvoir :
Witness to a Century ; Sonia Kruks, Situation and Human Existence : Free-
dom, Subjectivity and Society et Eva Gothlin, Sexe et existence, la philo-
sophie de Simone de Beauvoir, op. cit.
21. Voir par exemple PMA, p. 119.
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EN LISANT SIMONE DE BEAUVOIR À LA LUMIÈRE DE HEIDEGGER 63


sont définis par leur existence, ce que Beauvoir maintient, même si
leur liberté n’a pas encore été dévoilée ou réalisée d’une manière
substantielle.
Dans la veine heideggérienne, Beauvoir insiste ainsi sur le fait
que nous existons toujours dans des conditions spécifiques, dans
une certaine situation historique et culturelle ; ce qui est évident
depuis Pour une morale de l’ambiguïté jusqu’au Deuxième Sexe.
Insistance qui peut également être mise en relation avec l’influence
de Hegel et Marx sur son travail 22. Dans Le Deuxième Sexe, Beau-
voir présente la situation générale des femmes au cours de diffé-
rentes périodes historiques. Dans ces descriptions et analyses, elle
met l’accent, comme les marxistes, sur le rôle des femmes dans la
production et sur l’importance de la propriété privée. Mais elle ana-
lyse aussi le rôle de l’idéologie et de choses comme les lois et les
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coutumes.
Ainsi, pour Beauvoir, les êtres humains ne sont pas libres d’être
n’importe quoi dans la mesure où ils sont situés. Cependant, un être
humain n’est pas prédéterminé par une essence, par exemple, fémi-
nine ou masculine, mauvaise ou bonne. C’est l’autre face de la
médaille, qui apparaît avec le rejet par Beauvoir dans Le Deuxième
Sexe de l’idée d’une « nature féminine » ou d’une « essence fémi-
nine ». Mais on remarquera ici une intéressante différence entre
Sartre et Beauvoir et une tout aussi intéressante ressemblance entre
Heidegger et Beauvoir dans leur conceptualisation de l’existence ;
ce qui a aussi à voir avec leur conception des « possibilités ».
Même si la réalité humaine est, selon Heidegger, située dans le
monde, elle est en tant qu’ouverture non déterminée mais une façon
d’être là qui est « projet » (Entwurf). Dans l’existence du Dasein
réside le fait que « pour cet étant, il y va en son être de cet être »
(SZ, § 4, 12, EM, p. 28), ou encore, « L’“essence” de cet étant réside
dans (avoir-) à être. » (SZ, § 9, 42, EM, p. 54). Cette thèse, comme
nous le verrons, est récurrente dans la philosophie de Beauvoir.
Dans Pyrrhus et Cinéas, Beauvoir cite Heidegger et conclut
qu’un être humain est toujours beaucoup plus que ce qu’il est à un
moment donné, ce qu’elle rapporte à la transcendance, à la défini-
tion de l’être humain comme projet. Et plus loin dans le texte, elle
affirme : « [...] en un sens, un homme est toujours tout ce qu’il a

22. Voir Eva Gothlin, op. cit. Cet essai en est un complément.
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64 LES TEMPS MODERNES

à être, puisque, comme le montre Heidegger, c’est son existence


qui définit son essence » (PC, 82). Dans cette seconde observation,
on remarquera qu’elle dit « ce qu’il a à être », qui fait écho au
« Zu-sein » de Heidegger. Dans Le Deuxième Sexe, cette idée appa-
raît en relation avec la féminité, par exemple dans la formulation
bien connue : « On ne naît pas femme, on le devient 23. » La féminité
n’est ni une substance, ni une essence, comme le souligne Beauvoir
à plusieurs reprises dans son livre, c’est un « devenir ».
Si nous revenons à la citation ci-dessus où Beauvoir discute de
la relation entre existence et essence, nous remarquons que Beau-
voir maintient que pour les êtres humains « le possible ne déborde
pas le réel ». Le possible est ainsi toujours en relation avec ce qui
est réel, avec la situation existante. Ce qui a des conséquences sur
sa conception des femmes et de la différence des sexes. Dans une
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autre partie du Deuxième Sexe où Beauvoir définit la femme comme
« devenir », elle explique en outre ce devenir en rapport avec les
possibilités : « La femme n’est pas une réalité figée, mais un deve-
nir ; c’est dans son devenir qu’il faudrait la confronter à l’homme,
c’est-à-dire qu’il faudrait définir ses possibilités » (LDS, I, 71).
Cette idée de possibilité en tant qu’elle est rapportée à l’existence
de l’être humain définie comme devenir peut également être trou-
vée dans Etre et Temps de Heidegger.
Selon Heidegger, le Dasein est une structure de possibilités
(Möglichkeiten), une structure que le Dasein dévoile et maintient de
diverses façons : « Le Dasein est à chaque fois ce qu’il peut être et
la manière même dont il est sa possibilité. » (SZ, § 31, 143, EM,
119). En cela réside aussi la liberté ou la transcendance du Dasein,
au sens où il transcende le donné vers le possible, ou qu’il est tou-
jours plus que ce qu’il est ; ce qui ne signifie pas qu’il dispose de
n’importe quelle possibilité puisqu’il est proprement une « possibi-
lité jetée ».
Dans la citation ci-dessus, nous avons vu que Beauvoir, comme
Heidegger, pense en termes de « possibilités » ; une situation est
caractérisée par certaines possibilités, constitutives de la facticité.

23. LDS, II, p. 23. Judith Butler, dans Gender Trouble : Feminism and
the Subversion of Identity, analyse la caractérisation par Beauvoir de la
féminité comme devenir, mais dans un sens très différent et intéressant.
Elle l’interprète comme une création permanente à travers des expériences
répétées et ne le met pas en rapport avec la philosophie de Heidegger.
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EN LISANT SIMONE DE BEAUVOIR À LA LUMIÈRE DE HEIDEGGER 65


Avec son concept de situation, Beauvoir décrit les caractères géné-
raux des situations des femmes que les rapports de production, les
systèmes économiques, le droit et la tradition définissent. Cela fixe
les limites générales imposées aux possibilités des femmes dans
une société particulière, comme les limites rencontrées par les
femmes afghanes en matière de santé, d’éducation et de travail. Les
situations des femmes ont généralement été caractérisées par des
possibilités moindres. Ce qui résulte du fait qu’elles ont été définies
comme l’« Autre ». La situation d’une femme et d’un homme n’est
ainsi pas identique même lorsqu’ils ont le même travail et le même
salaire. Mais le concept de situation beauvoirien prend également
en compte la corporéité de l’être humain. Afin de comprendre l’im-
portance du corps dans la philosophie de Beauvoir, il est moins utile
de la lire avec Hegel ou Marx qu’avec Heidegger.
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CORPORÉITÉ

Tout un chacun dévoile le monde mais de façon très différente


selon les projets et les corps. Pour Beauvoir, que nous soyons des
êtres corporels est une part de notre facticité, tout de même qu’être
mortel. Comme Heidegger, elle tient la mortalité pour un élément
important dans la situation de l’être humain. Ne serions-nous pas
mortels, nous ne saurions être définis comme des êtres humains. La
même chose ne saurait être dite de la reproduction fondée sur la dif-
férenciation sexuelle. Une société qui se reproduirait par parthéno-
genèse serait encore humaine (LDS, I, 40).
Le corps est une part importante de la situation de tous et de
toutes, si bien que Beauvoir lui accorde une grande place dans Le
Deuxième Sexe. Dans son analyse du corps, elle se réfère à Hei-
degger ainsi qu’à Sartre et Merleau-Ponty et conclut que le corps
« n’est pas une chose, il est une situation » (LDS, I, 72). Pour
Beauvoir, un être humain n’est pas une conscience en relation au
corps comme un sujet se rapporte à un objet. On vit bien plutôt
son propre corps comme une situation. Cette façon de caractériser
la corporéité devient plus compréhensible si elle est mise en rela-
tion avec la conception heideggérienne de l’être humain comme
Erschlossenheit et Faktizität.
Le mode de dévoilement du monde et de soi-même dépend du
corps et des possibilités physiologiques. Un autre élément de la
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66 LES TEMPS MODERNES

situation de la femme est d’avoir un corps féminin. Si le corps est


une situation, il est aussi partie d’une situation socioculturelle plus
ample. Le corps doit ainsi être interprété, aux yeux de Beauvoir,
dans une perspective humaine, puisque l’être humain est, dans
les termes de Merleau-Ponty, « une idée historique » et non une
« espèce naturelle » (LDS, I, 72). Le corps ne constitue pas une
destinée, et n’est pas en lui-même une explication de la hiérarchie
gendrée, comme Beauvoir l’indique souvent. L’« image » de la
femme dans la société n’est donc ni biologiquement ni psycholo-
giquement déterminée. Bien au contraire, elle est produite par la
société même, ce qui s’applique également aux corps des femmes.
Le corps a différentes significations dans différentes situations tout
de même qu’il est dévoilé et « vécu » individuellement.
L’être humain est corporel, facticité qui vaut également pour les
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hommes et les femmes. Or les corps des femmes sont considérés
comme plus « corporels » que ceux des hommes. Les corps des
femmes ont été interprétés de telle façon qu’ils les limitent, et sont
investis de significations négatives. En dehors de cela, le fait est que
les corps des femmes et des hommes diffèrent de plusieurs façons.
Selon Beauvoir, il y a quelques différences biologiques, comme la
plus grande subordination des femmes à l’espèce (du fait du rôle
des femmes dans la reproduction) et une différence générale quant
à la force musculaire. Ce qui la conduit à conclure que la « prise
[de la femme] sur le monde est donc plus restreinte » (LDS, I, 73).
Que veut-elle dire par là ?
La relation des êtres humains au monde est médiatisée par le
corps par lequel on « saisit » et « appréhende » le monde. Beauvoir
écrit, par exemple : « Car le corps étant l’instrument de notre prise
sur le monde, le monde se présente tout autrement selon qu’il est
appréhendé d’une manière ou d’une autre » (LDS, I, 70). L’idée
qu’on appréhende le monde à travers le corps fait référence à
Hegel, Marx, Heidegger et Merleau-Ponty. Ce n’est donc pas seu-
lement à travers la conscience mais aussi à travers le corps et les
instruments qui sont son extension que le monde est dévoilé. Le
monde « se présente » très différemment, non seulement, comme
le dit Sartre, en fonction du projet (librement choisi), mais éga-
lement selon le corps par l’entremise duquel il est vécu et appré-
hendé. Par ailleurs, fidèle à son concept de situation, Beauvoir ana-
lyse ces différences biologiques comme dépendant du contexte ; par
exemple, l’appréhension pourrait n’être pas affectée de façon signi-
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EN LISANT SIMONE DE BEAUVOIR À LA LUMIÈRE DE HEIDEGGER 67


ficative par une moindre force musculaire si nous vivions dans une
société dans laquelle la force n’aurait aucune pertinence. De même,
l’importance accordée au fait que les femmes donnent naissance, et
non les hommes, dépend d’une société de relations gendrées et de
son organisation de la reproduction humaine.
Ainsi le concept beauvoirien de situation diffère-t-il de celui de
Sartre dans L’Etre et le Néant. Pas seulement au sens où il met en
avant la possibilité de dépasser librement une situation alors qu’elle
met en évidence les limites qu’une situation impose. C’est l’impor-
tance des concepts de dévoilement, de possibilités et de devenir
(avec leur arrière-plan heideggérien) qui différencie sa conceptuali-
sation de la situation et de la facticité. Heidegger use rarement du
terme de « situation ». Mais, comme j’ai essayé de le montrer, la
signification que Beauvoir donne à la situation est proche de la des-
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cription heideggérienne du dévoilement du Dasein, de l’être-jeté et
de la facticité.
Prêter attention aux éléments heideggériens dans la philoso-
phie de Beauvoir permet d’approfondir notre compréhension des
concepts beauvoiriens de situation et de sexe. Le corps masculin et
le corps féminin diffèrent ; ce fait doit être pris en compte comme
quelque chose qui appartient à notre facticité et fait partie de nos
possibilités. Cependant, en dehors d’une situation historique et
culturelle spécifique, nous ne pouvons guère difficilement dire ce
que ces différences impliquent, quelle importance elles ont, par
exemple, à l’égard de nos possibilités. Ce qui est en accord avec la
phénoménologie de type heideggérien dont la conséquence logique
serait de rendre impossible la détermination en soi du sens de la
différence sexuelle, tout en reconnaissant son existence. Et nous
devons également être conscient du fait que la signification du corps
sexué est toujours dépendante de la façon dont le corps comme
situation est concrètement vécu et dévoilé par l’individu, un dévoi-
lement qui, en retour, est en rapport avec une situation de significa-
tions déjà données.
Lire Beauvoir avec Heiddeger nous permet ainsi de comprendre
pourquoi il est important de prendre en compte les différences phy-
siologiques et corporelles des femmes, et dans le même temps
pourquoi la signification de ces différences dépend d’un certain
nombre de facteurs. Ce n’est pas une coïncidence si décrivant, par
exemple, l’initiation sexuelle, Beauvoir met en rapport tout un
spectre de diverses manières de la vivre, manières qui dépendent
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68 LES TEMPS MODERNES

d’une situation culturelle générale et de la situation spécifique


d’une femme singulière, situation qui, à son tour, dépend de sa rela-
tion avec ses parents, de ses expériences érotiques précédentes, et
ainsi de suite.
Beauvoir peut ainsi être lue comme ayant adopté une approche
heideggérienne de la différence des sexes, même si Heidegger
lui-même n’a pas théorisé le sexe. Même si Sartre parle des possi-
bilités comme caractéristiques du pour-soi, il insiste sur la liberté,
non sur la facticité, et ne l’articule pas sur le dévoilement, au
sens heideggérien du terme. Il ne prend pas davantage en considé-
ration le corps sexué. Alors que pour Beauvoir, le dévoilement est
dans et par la situation, nous comprenons du même coup pourquoi
le corps sexué est pour elle un élément important de la situation
de chacun(e) dans toutes les sociétés où la différence des sexes
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existe, où elle est dévoilée. Le dévoilement a à faire avec la signi-
fication ; la signification des différences corporelles doit être prise
en compte.

MITSEIN

Si le dévoilement est, pour Heidegger et Beauvoir, quelque


chose qui caractérise l’être humain et ses rapports au monde, il
affecte aussi ses rapports aux autres. Le point de départ de Hei-
degger ne réside pas dans la conscience solipsiste ; le Dasein est
être-avec (Mitsein) et possède une compréhension primordiale
de cela. Le Dasein est dans un monde partagé avec d’autres,
un Mitwelt, qui règne même si on est totalement seul, comme
Robinson Crusoé sur son île.
Il n’y a aucun doute, pour Beauvoir, que les autres existent.
Aussi bien dans Pour une morale de l’ambiguïté que dans Le
Deuxième Sexe, l’individualité et l’autonomie sont considérées
comme se développant et s’acquérant dans la vie humaine, à la fois
individuellement et historiquement. Elle décrit, par exemple, dans
Le Deuxième Sexe, les différentes phases de séparation qu’un enfant
endure depuis sa relation symbiotique avec sa mère. Pour Beauvoir,
les êtres humains sont nés dans un monde des autres. Ce qui cons-
titue pour elle, comme pour Heidegger, une partie du dévoilement.
De temps à autre, dans Pour une morale de l’ambiguïté comme
dans Le Deuxième Sexe (où le sens d’être une femme est, comme
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EN LISANT SIMONE DE BEAUVOIR À LA LUMIÈRE DE HEIDEGGER 69


nous l’avons vu, dépendant des codes sociaux et culturels concer-
nant les femmes et la féminité), l’accent est mis sur le fait que les
significations que l’être humain dévoile reposent sur des significa-
tions antérieures.
Dans Pour une morale de l’ambiguïté, le terme Mitsein n’appa-
raît pas, mais comme j’ai essayé de le montrer le sens de ce concept
est présent. Un autre terme rend ce sens, à savoir le terme d’« inter-
dépendance » ou l’expression « chacun dépend des autres 24 » (PMA,
115). Comme Beauvoir l’exprime souvent, nous sommes à la fois
des individus séparés et dépendons d’une collectivité à laquelle
nous appartenons, toujours déjà en relation avec les autres. Sa
conception de la relation humaine est plus proche de celle de
Heidegger, Hegel et Merleau-Ponty que de celle de Sartre dans
L’Etre et le Néant, où celui-ci rejette le Mitsein heideggérien en tant
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qu’il dénote une impossible intersubjectivité 25.
Dans le Deuxième Sexe, le terme Mitsein apparaît dans le sens
souligné ci-dessus, c’est-à-dire comme « être-avec » : le couple
humain, par exemple, est dit être « un Mitsein originel » (LDS, 74).
Hommes et femmes ont toujours été Mitsein, non pas deux groupes
distincts et séparés qui sont apparus et se sont affrontés l’un l’autre
au cours de l’histoire comme la bourgeoisie et le prolétariat. Non
seulement le couple est Mitsein mais aussi l’être humain en général,
condition qui, selon Beauvoir, peut être vécue de diverses manières.
Dans l’une des occurrences où le couple est défini comme « un
Mitsein originel », Beauvoir ajoute que c’est hors de ce Mitsein
que « leur opposition s’est dessinée » (LDS, I, 74). C’est dire que le
Mitsein n’exclut nullement pour Beauvoir la possibilité du conflit ;
ce qu’elle déclare même explicitement dans le passage suivant :
« Ces phénomènes ne sauraient se comprendre si la réalité humaine
était exclusivement un Mitsein basé sur la solidarité et l’amitié26 »
(LDS, I, 16). Pour Beauvoir, les êtres humains sont de l’ordre du
Mitsein, mais celui-ci peut être vécu soit dans la séparation et le
conflit, soit dans l’amitié et la solidarité. Le Mitsein ne signifie donc
pas pour elle que l’humanité est une et que chacun a les mêmes buts

24. Sur le concept d’indépendance, voir Kruks, Situation and Human


Existence.
25. L’Etre et le Néant, pp. 484, 497, 502.
26. Remarquons que Beauvoir fait référence à la « réalité humaine »
comme traduction française de « Dasein ».
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70 LES TEMPS MODERNES

et les mêmes aspirations, vivant dans une espèce de symbiose ami-


cale. Le Mitsein n’est ni un concept éthique, ni en relation avec l’au-
thenticité. Il exprime simplement le fait que la réalité humaine est
un « être-avec », non pas un être un mais un être multiple comme
l’exprime très clairement la citation suivante : « [...] la réalité
humaine [...] est mitsein en même temps que séparation » (LDS, I,
88). Dans un tel contexte, le Mitsein est utilisé pour expliquer
l’existence d’un langage et d’un symbolisme communs en même
temps que l’existence de différences et d’inventions.
Le poids que Beauvoir accorde au conflit dans son interpréta-
tion du Mitsein est compréhensible si on prend en compte que, dans
Le Deuxième Sexe, elle le met en relation avec une conception hégé-
lienne des relations humaines. Tout comme l’interprète français
de Hegel, Alexandre Kojève, elle conçoit la conscience de soi et
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le développement historique comme survenant à l’occasion d’une
confrontation avec l’autre. Il en résulte une lutte pour la vie et la
division entre deux groupes de gens, les maîtres et les esclaves, un
conflit qui peut être surmonté par la reconnaissance réciproque. Le
développement humain n’aurait pas eu lieu si ce conflit originel
n’était pas survenu 27.
Comme beaucoup d’autres dans le Paris des années 40, Beau-
voir considère qu’il est possible de combiner Heidegger, avec son
concept de Mitsein, et Hegel, avec la thèse de la dialectique du
maître et de l’esclave, une lecture mise en avant par Kojève. Le
concept de Mitsein est largement discuté dans les années 40, parti-
culièrement dans ses implications politiques et éthiques, pour déter-
miner notamment si un authentique Mitsein est possible pour Hei-
degger. Alphonse de Waehlens, dans un article publié dans Les
Temps Modernes en 1947, la même année où Beauvoir publie Pour
une morale de l’ambiguïté, conclut que même si le Mitsein est mis
en rapport avec l’inauthenticité par Heidegger dans Etre et Temps,
il est clair que pour celui-ci la possibilité d’un authentique Mitsein
existe. Waehlens soutient que l’anthropologie de Heidegger est
proche de celle du jeune Hegel et du jeune Marx, dans la mesure
où Heidegger définit le Mitsein authentique comme « le pouvoir de
laisser s’affirmer la liberté d’autrui ». Heidegger, comme Hegel,
considère donc que le véritable sens de l’histoire devra être « de

27. Voir Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel : leçons


sur la Phénoménologie de l’Esprit et Eva Gothlin, op. cit., pp. 25-44.
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EN LISANT SIMONE DE BEAUVOIR À LA LUMIÈRE DE HEIDEGGER 71


rendre possible la reconnaissance de l’homme par l’homme28 ».
Dans Le Deuxième Sexe, une conception hégéliano-marxienne de
l’histoire, qui établit que la tendance à s’affirmer contre l’autre
est fondamentale pour le changement historique et le développe-
ment individuel, est importante. Mais, comme cela a été précédem-
ment mentionné, Beauvoir présuppose que les relations humaines
peuvent être caractérisées soit comme conflictuelles et oppressives,
soit comme amicales et solidaires. C’est la seconde forme qu’elle
considère comme plus authentique, alors que l’être humain est dans
sa « vérité ». Dans Le Deuxième Sexe, cette idée est conceptualisée
sous la forme de la reconnaissance réciproque hégélienne : « la
libre reconnaissance de chaque individu en l’autre » (LDS, I, 232).
Beauvoir n’est pas la seule à établir, durant les années 40, cette
combinaison de l’authenticité, du Mitsein et de la reconnaissance
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réciproque, comme l’a montré la référence à Waehlens.

AUTHENTICITÉ

Le fait ontologique selon lequel nous sommes à la fois dévoile-


ment et Mitsein peut être traité de manière différente aussi bien pour
Heidegger que pour Beauvoir, différences qui jouent un rôle impor-
tant dans leur conception de l’authenticité, la manière véritable de
vivre en tant qu’être humain. Nous avons déjà quelque peu traité de
ces questions du point de vue de Beauvoir, mais comment la philo-
sophie de Heidegger les envisage-t-elle ? Si nous regardons la façon
dont l’authenticité est conceptualisée par Heidegger et Beauvoir,
nous constatons aussi bien une ressemblance qu’une différence.
Pour Heidegger, l’authenticité et l’inauthenticité sont étroite-
ment liées au fait que le Dasein est Mitsein. Notre être-au-monde et
notre être-avec-les-autres sont, tour à tour, une précondition pour le
fait que nous pouvons nous « perdre nous-même » dans le monde et
dans les autres. Le Dasein est même pour l’essentiel « perdu dans
son monde » puisque la « chute » appartient à son mode d’être. Ce

28. Alphonse de Waehlens, « La philosophie de Heidegger et le


nazisme », Les Temps Modernes, no 22, juillet 1947. Pour une autre inter-
prétation du Mitsein et de l’authenticité au même moment, voir Ferdinand
Alquié, « Existentialisme et philosophie chez Heidegger (Fin) », La Revue
Internationale, 4 avril 1946.
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72 LES TEMPS MODERNES

qui implique l’être absorbé par le « On », ce qui signifie également


que le Dasein « fuit devant lui-même » « comme pouvoir-être-soi-
même authentique » (SZ § 40, 184, EM, 143). A la facticité du
Dasein il appartient de vivre le plus souvent inauthentiquement,
comme le « On » le fait, de s’appréhender soi-même et le monde
comme les autres le font. Le Dasein alors « oublie » en un sens qu’il
est dévoilement, qu’il est « projet ». Dans sa vie quotidienne il
devient si submergé par le monde que sa façon d’être dans le
monde, qui est en fait contingente, apparaît au contraire comme
quelque chose de donné.
Heidegger distingue entre le dévoilement comme ce qui carac-
térise le Dasein et le véritable ou authentique dévoilement. Sous une
authentique compréhension, le Dasein dévoile ses possibilités
comme être-au-monde. Il peut se comprendre non seulement à par-
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tir du « On » mais aussi dans les termes de « l’être-pour le pouvoir-
être le plus propre » (eigenstens Seinkönnen), la potentialité d’être
soi-même, d’être libre, « authentique » (eigen) (SZ § 40, 188, EM,
145). Cette compréhension est révélée dans l’état d’angoisse, où la
possibilité de vivre authentiquement apparaît. Pour le Dasein, être
dans sa vérité, c’est être le dévoilement qu’il est fondamentalement.
Heidegger appelle cet authentique dévoilement, « résolution » (Ent-
schlossenheit) (SZ § 60). Cela veut dire ne pas se contenter de suivre
la foule, mais au contraire choisir délibérément comment vivre sa
propre vie et réaliser sa propre individualité selon les possibilités
disponibles, comprendre que l’existence est sans fondement 29.
Si nous en revenons à la conception beauvoirienne de l’authen-
ticité, nous nous rappelons que dans Pour une morale de l’ambiguïté
l’être humain est décrit non seulement comme « dévoilement » mais
aussi comme « manque d’être » qui produit un « désir d’être ». Le
dévoilement est posé dans Pour une morale de l’ambiguïté comme
le fondement de l’authenticité. Dans Le Deuxième Sexe, où l’ana-
lyse de l’inauthenticité prévaut, le manque d’être et le désir d’être
concomitant et ce à quoi il peut mener s’il est poursuivi, sont davan-
tage mis en avant. L’authenticité est mise en relation avec le fait de
se voir soi-même (dans la terminologie de Beauvoir, s’affirmer soi-
même) comme dévoilement et non comme poursuivant le désir
d’être ; en d’autres termes, pour un être humain être son dévoi-
lement, exactement comme nous l’avons vu chez Heidegger, qui

29. Voir Hubert Dreyfus, Being-in-the-world, pp. 26 et sq.


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montre que le Dasein « est dans sa vérité » lorsqu’il est le dévoi-
lement qu’il est fondamentalement.
Le dévoilement est rapporté à un autre aspect de l’être humain,
sa liberté. Beauvoir fait de l’affirmation de soi comme dévoilement
un synonyme de l’affirmation de soi comme un être humain libre :
« [...] vouloir le dévoilement du monde, se vouloir libre, c’est un
seul et même mouvement » (PMA, 34). Etre authentique, pour Hei-
degger, c’est aussi, comme nous l’avons vu, être sa propre poten-
tialité, être libre, ne pas « être perdu dans le monde » et parmi les
autres. Ici nous trouvons un thème équivalent chez Beauvoir qui
souligne à plusieurs reprises que les êtres humains devraient, si pos-
sible, reconnaître leur liberté et prendre la responsabilité de leur
propre vie. Dans Etre et Temps, il est plus rarement question de la
liberté du Dasein que dans la philosophie de Beauvoir. Mais il y a
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une ressemblance entre les deux en ce que l’authenticité est mise en
relation avec l’affirmation d’une « absence de fondement » et le fait
de choisir activement sa propre manière de vivre, au sens de ne pas
vivre passivement sa propre vie à la façon dont le « On » dit que l’on
devrait le faire. Beauvoir met l’accent sur le fait que ne pas recon-
naître sa propre liberté revient à appréhender chaque chose comme
quelque chose de « donné », qu’il s’agisse du monde, des valeurs,
des circonstances et de la vie.
Etant donné que le Mitsein a autant d’importance dans la philo-
sophie de Beauvoir que dans celle de Heidegger, l’inauthenticité est
davantage rapportée par elle au risque de se perdre dans les aspects
négatifs du « On » que dans la philosophie de Sartre. C’est évident,
par exemple, dans sa critique de l’oppression des femmes dans
Le Deuxième Sexe. Elle montre avec insistance que les femmes ont
rarement eu la chance de vivre selon les possibilités humaines,
d’être libres et authentiques. Les femmes ont dû la plupart du temps
vivre selon l’« opinion générale » et ont eu à se conformer à la défi-
nition de la Femme par la société. Pour les femmes, être l’Autre a
signifié être comme les autres voulaient qu’elles soient, et non pas
être, en s’autodéterminant, des sujets individualisés. La possibilité
de se dévoiler et de se réaliser comme un sujet a souvent fait défaut.
Les femmes ont dû accepter les rôles préalablement définis, comme
ceux de mère ou de ménagère. Suivre l’opinion générale a été d’une
importance extrême dès lors que la vertu des femmes reposait sur le
fait de pratiquer de cette façon.
La discussion précédente a ainsi établi clairement que dans la
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philosophie de Beauvoir, en tant qu’elle s’oppose à celle de Heideg-


ger, les possibilités qu’une situation particulière offre à un individu
d’être libre et authentique s’imposent comme le centre d’intérêt. On
peut affirmer que Beauvoir tire de la philosophie de Heidegger des
conclusions que lui-même n’a pas tirées. Dans la philosophie de
Beauvoir l’authenticité est explicitement rattachée à un contexte
de possibilités et de significations partagées. La question des possibi-
lités de l’authenticité est centrale, question que Heidegger pose rare-
ment. La réponse de Beauvoir fait clairement apparaître l’influence
marxiste sur sa philosophie
Heidegger n’analyse ou ne critique pas l’oppression. Mais il
présuppose que le dévoilement authentique (la résolution) change
également sa propre relation avec les autres. Selon Heidegger, « la
résolution à soi-même place pour la première fois le Dasein dans la
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possibilité de laisser “être” les autres dans leur pouvoir-être le plus
propre et d’ouvrir conjointement celui-ci dans la sollicitude qui
devance et libère » (SZ § 60, 298, EM, 213). Dans cette citation,
l’authentique dévoilement est associé à la possibilité que les autres
soient également leur « possibilité-pour-être ». Les autres peuvent
aussi être vus comme à portée de main ou disponibles, c’est-à-dire,
plus à la façon dont les entités apparaissent, comme quelque chose
dont on use30 — comme objets et non comme sujets, ainsi que l’ex-
prime Beauvoir —, ce qui signifie que les autres sont traités plutôt
comme moyens que comme fins ; ce que Beauvoir critique dans
Pour une morale de l’ambiguïté.
L’indication que fait Heidegger d’une relation entre sa propre
authenticité et celle des autres est remplacée par Beauvoir par insis-
tance sur l’interdépendance. Elle déclare que « se vouloir libre, c’est
aussi vouloir les autres libres » (PMA, 102). Pas plus pour Beauvoir
que pour Heidegger, la liberté est nécessairement mise en relation
avec le conflit, comme dans la première philosophie de Sartre. Pour
Beauvoir, dès lors que nous sommes interdépendants, l’autre n’est
pas, ontologiquement parlant, un obstacle à ma liberté mais une
condition pour que ma liberté puisse se réaliser. L’authenticité pour
Beauvoir signifie dévoiler le monde avec et pour les autres 31. En
revanche, étant donné qu’elle met l’accent sur le conflit, au contraire

30. Voir Leslie Paul Thiele, Timely Meditations, p. 50.


31. Voir PMA, p. 100. Ici le terme « révéler » est utilisé à la place de celui
de « dévoilement », mais il se réfère indubitablement au même concept.
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de Heidegger mais en accord avec Sartre et Hegel, les autres peuvent
très bien apparaître, dans la situation concrète, comme une entrave à
ma liberté. Mais elle ne prétend pas, comme Sartre le fait dans L’Etre
et le Néant, qu’ils font toujours obstacle à ma liberté.
Le Mitsein n’est pas, comme nous l’avons dit, un concept éthique
en lui-même, bien que ses implications éthiques aient été déjà large-
ment discutées, pas seulement durant les années 40. Quelques com-
mentateurs soutiennent que le Mitsein peut être transformé en un
concept éthique 32, alors que d’autres en doutent, faisant remarquer
que le Mitsein est le plus souvent rattaché pour Heidegger à l’inau-
thenticité, à l’être perdu dans le « On ». Une autre façon de considé-
rer cela, comme le fait Hubert Dreyfus, est de mettre en lumière le fait
que le Mitsein et le « On » sont en inter-relation : d’un côté, nous ne
pouvons ni comprendre quelque chose, ni dévoiler la vérité en dehors
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d’une situation historique spécifique, mais de l’autre, cette vérité ne
saurait être trouvée dans l’opinion générale. Il y a ainsi quelque chose
de positif, à la fois, dans le Mitsein et dans le « On », représentant un
monde partagé de pratiques et de langage, et quelque chose de néga-
tif dans le fait que « On » représente aussi la conformité 33. A propos
de cette interprétation, qui correspond à l’une de celles développées
dans cet essai, il faut noter le fait que l’être humain est Mitsein et le
« On » peut être vécu à la fois authentiquement et inauthentiquement.
Nous avons rencontré ce même cas de figure dans la philosophie de
Beauvoir. Avec cette différence par rapport à Heidegger, que Beau-
voir met l’accent sur le conflit et l’oppression. L’authenticité est ainsi
mise en rapport avec la façon dont la possibilité toujours présente
du conflit est vécue. Si nous soutenons, avec Heidegger et Beauvoir,
que considérer l’être humain comme être-avec permet de fonder la
morale, la question de savoir quel type de morale demeure ouverte,
ainsi que celle de savoir quelles implications réelles ce fondement a
sur sa propre relation aux autres. Nous conclurons sur ces questions
ouvertes, y répondre dépasserait les limites de cet essai.

Eva GOTHLIN
Traduit de l’anglais par Michel Kail

32. Frederick A. Olafsen, Heidegger and the Ground of Ethics : A


Study of Mitsein, va dans ce sens puisque le Mitsein est mis en relation
avec la sollicitude (Fürsorge) dans SZ.
33. Hubert Dreyfus, Ibid., pp. 143, 154.
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