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© Gallimard | Téléchargé le 26/02/2022 sur www.cairn.info via Université de Rouen (IP: 195.220.135.36)
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Eva Gothlin*
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Dans le champ des recherches consacrées à Beauvoir, la relation
philosophique qu’elle entretient avec Heidegger est l’une des moins
analysées. Alors que nombre de travaux ont été écrits qui s’intéres-
sent à l’influence de Heidegger sur la philosophie de Sartre, très peu
s’attachent à mettre en lumière comment Simone de Beauvoir s’est
approprié cette pensée 1. Cet essai a pour but d’examiner sur quels
points Heidegger peut être considéré comme exerçant une influence
sur la philosophie de Beauvoir, et pourquoi il est important de les
mettre en lumière. Montrer les influences et liens philosophiques
n’est important à mes yeux que si cela ajoute à la compréhension
d’une pensée. Or tel est assurément le cas de la relation entre Hei-
degger et Beauvoir. Lire Beauvoir en se référant à Heidegger permet
d’approfondir notre compréhension de la conception qu’elle déve-
loppe des êtres humains, de leur rapport au monde et aux autres.
Cette approche pourrait être qualifiée d’herméneutique dans le sens
heideggérien du terme pour autant qu’elle dévoile de nouvelles
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par la traduction de Qu’est-ce que la métaphysique ? par Henri Cor-
bin en 1938, sélection de textes contenant des chapitres de Sein und
Zeit. Cette première réception de Heidegger en France est caracté-
risée par une interprétation anthropologique et existentialiste, évi-
dente dans les conférences et articles d’Alexandre Koyré, Emma-
nuel Lévinas, Jean Wahl et Alexandre Kojève 2.
Beauvoir et Sartre sont d’abord initiés à la phénoménologie par
leur ami Raymond Aron. Grâce à la phénoménologie, soutient-il, il
devient possible de faire de son quotidien un objet d’étude philoso-
phique. Aussi Sartre décide-t-il de partir en Allemagne 3. Cependant,
ni lui ni Beauvoir ne lisent sérieusement Heidegger avant 1939.
Dans ses Mémoires, Simone de Beauvoir dit très peu de choses
concernant ses réactions à l’égard de la phénoménologie ou ses
lectures de Husserl et Heidegger. Elle écrit dans La Force de l’âge
que « la nouveauté, la richesse de la phénoménologie m’enthou-
siasmaient ; il me semblait n’avoir jamais approché de si près la
vérité 4 », et affirme que la philosophie de Heidegger l’a convaincue
de l’importance de certains thèmes, comme celui de la responsa-
bilité individuelle 5. Dans son Journal de guerre, septembre 1939-
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influente. Les revues les plus importantes entretiennent le débat
concernant le lien entre la politique de Heidegger et sa philosophie.
Les Temps Modernes, revue éditée par Sartre, Beauvoir et Merleau-
Ponty, publient toute une série d’articles à ce propos. Beauvoir, tout
comme Sartre, est donc tout à fait consciente de l’engagement poli-
tique du philosophe allemand et des redoutables problèmes qu’il
pose quant à la validité de sa philosophie. Autre raison possible : la
critique que Heidegger a développée dans la Lettre sur l’humanisme
contre l’interprétation que Sartre a proposée de sa philosophie. Une
partie de ce texte est traduite dans la revue Fontaine en 1947. Cette
traduction inaugure la seconde réception de Heidegger en France,
dominée par une critique des interprétations anthropologiques et
existentialistes 7.
Par la façon dont la phénoménologie en vient à influencer son
travail, il est évident que la phénoménologie ouvrait à la philosophie
de Beauvoir des possibilités importantes. Les descriptions phéno-
ménologiques des expériences de la vie des femmes sont fréquentes
dans Le Deuxième Sexe. Sa philosophie appartient indéniablement
à la tradition phénoménologique existentielle, et la prégnance du
développement par Heidegger de la philosophie de Husserl est clai-
et qu’il en parle avec elle (Ibid., p. 363). Elle mentionne qu’elle lit Husserl
en allemand (Ibid., p. 208).
6. Journal de guerre, septembre 1939-janvier 1941, pp. 53, 265, 362.
7. Le texte complet est publié en français en 1953 dans la revue
Cahiers du Sud (Rockmore, op. cit., pp. 81-98).
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ERSCHLOSSENHEIT/DÉVOILEMENT
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d’en-soi et de pour-soi qui sont mis en œuvre, mais bien celui de
dévoilement qui, comme nous le verrons, a un lien étroit avec le
concept heideggérien d’Erschlossenheit 10.
Le dévoilement est très étroitement lié dans la philosophie de
Heidegger au Dasein, concept qu’il utilise pour la réalité humaine.
Le Dasein, qui est l’« être-au-monde », est dit « être éclairci »
(Gelichtet) au sens où « il est en lui-même éclaircie » (Lichtung).
Cela signifie qu’il est une ouverture, un éclaireur de l’Etre, une
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Erschlossenheit n’est pas un concept inconnu dans la France
des années 40. Il est introduit dans le premier volume de textes
de Heidegger traduits en français par Corbin dans Qu’est-ce que la
métaphysique ? Corbin le mentionne dans son introduction en
même temps que d’autres concepts heideggériens. Selon lui, le
dévoilement implique que le Dasein est compréhension, interpréta-
tion du monde 12. Jean Beaufret, qui allait devenir un des plus impor-
tants interprètes français de Heidegger, traite de ce concept dans ses
articles consacrés à l’existentialisme en 1945. Il l’utilise pour
démontrer que Heidegger ne prend pas la conscience solipsiste
comme point de départ de sa philosophie puisque l’être humain est
pour lui l’« être-au-monde » en relation avec les autres 13.
Comme nous le verrons, l’interprétation du dévoilement par
Beauvoir s’accorde avec ces deux brèves caractérisations de
Erschlossenheit, chacune d’elles mettant en lumière un aspect dif-
férent. C’est également vrai, à bien des égards, du développement
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Dans Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir expose dans
ses grandes lignes son éthique en la fondant sur une conception de
l’être humain dans laquelle le dévoilement joue un rôle détermi-
nant 14. Alors qu’elle écrit Pour une morale de l’ambiguïté, L’Etre et
le Néant de Sartre est critiqué pour son absence de perspective
morale. Au commencement de son livre, elle remarque que ceux qui
ont critiqué l’existentialisme ont avancé l’argument selon lequel
l’ontologie existentialiste est impuissante à fonder une morale, en
se fondant sur la caractérisation par Sartre de l’être humain comme
« passion inutile ». Beauvoir se propose de montrer, en livrant sa
propre conception de l’ontologie existentialiste, que cette affirma-
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n’est pas seulement ce « manque » ou ce « désir » mais, plus fon-
damentalement, un être qui « dévoile l’être ».
« [...] ce n’est pas en vain que l’homme néantise l’être : grâce à
lui l’être se dévoile et il veut ce dévoilement. Il y a un type originel
d’attachement à l’être qui n’est pas la relation : vouloir être, mais
bien : vouloir dévoiler l’être. Or ici il n’y a pas échec, mais au
contraire succès : cette fin que l’homme se propose en se faisant
manque d’être, elle se réalise en effet par lui. Par son arrachement
au monde, l’homme se rend présent au monde et se rend le monde
présent » (PMA, 18).
A l’occasion de ce dévoilement, l’être humain se rend non seu-
lement lui-même présent mais également le monde, tout comme
Heidegger le dit à propos du Dasein comme dévoilement. Cette
idée peut être discernée non seulement dans la citation ci-dessus
et dans d’autres passages de Pour une morale de l’ambiguïté mais
aussi dans le premier essai philosophique de Beauvoir, Pyrrhus et
Cinéas 16. La relation fondamentale du dévoilement est définie,
comme nous l’avons vu, non comme une sorte d’« échec » mais au
contraire comme un « succès », puisque le monde prend « signifi-
cation humaine ». « Tout homme se jette dans le monde en se fai-
sant manque d’être ; par là, il contribue à le revêtir de signification
humaine, il le dévoile » (PMA, 59).
Nous avons déjà signalé que Beauvoir aussi bien que Sartre
soutient que l’être humain se fait lui-même manque d’être, et que
c’est à l’occasion de cette négation, lorsque l’être humain se diffé-
rencie et se sépare de l’être comme n’étant pas, que l’être apparaît.
Ce qui révèle le caractère néantisant de la conscience, qui est un élé-
ment hégélien dans la phénoménologie de Sartre et Beauvoir. C’est
la négation accomplie par la conscience qui fait que le monde, ses
choses, objets et autres adviennent. Comme Beauvoir le soutient, ce
mouvement est positif en ce qu’il dévoile l’être. Un être humain ne
sera donc pas caractérisé à la manière de Sartre comme « passion
inutile », mais plus fondamentalement comme « dévoilement ».
Beauvoir déplace le centre de gravité vers une définition plus posi-
tive de l’être humain comme dévoilement, dans la lignée de Hei-
degger, au détriment d’une définition purement négative comme
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manque, dans la lignée de Sartre, même si le manque et le « désir
d’être », qui lui est concomitant, continuent d’être importants, en
particulier dans la conception beauvoirienne de l’inauthenticité.
Remarquons que dans Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir se
réfère plus fréquemment aux concepts de dévoilement et d’être qu’à
ceux d’en-soi et de pour-soi. Nous pouvons espérer que lorsque ces
différences seront vues dans le contexte plus large de sa philoso-
phie, leur importance apparaîtra plus clairement.
Le sens du concept de dévoilement dans la philosophie de
Beauvoir a moins à faire, selon moi, avec l’intentionnalité husser-
lienne qu’avec l’Erschlossenheit de Heidegger 17. Quelques autres
aspects du concept de dévoilement chez Heidegger et Beauvoir
étayent cette hypothèse. Comme nous le verrons, Beauvoir consi-
dère, dans le sens de Heidegger mais à la différence de Husserl,
l’être humain comme être-au-monde et comme être-avec-les-
SITUATION/L’ÊTRE-JETÉ/FACTICITÉ
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avec le monde comme objet. On existe dans certaines conditions,
dans une certaine situation et une certaine culture et en rapport avec
des choses qu’on utilise en vue de certains buts. On est là (Da-sein).
C’est la facticité du Dasein (Faktizität). L’être humain réalise et
donne à voir un être-là spécifique. Ce qui signifie de plus que son
dévoilement ne peut jamais être achevé. Même si le Dasein est
caractérisé par la facticité et le projet, Heidegger insiste en outre sur
l’absence d’essence à l’occasion de propositions comme celle-ci,
« l’“essence” du Dasein réside dans son existence 18 ».
L’ensemble de ces concepts apparaît dans les philosophies de
Sartre et Beauvoir. Tous les deux rejettent l’idée que l’être humain
puisse être déterminé par une essence. Le Deuxième Sexe l’établit
ainsi : « Un existant n’est rien d’autre que ce qu’il fait ; le possible
ne déborde pas le réel, l’essence ne précède pas l’existence : dans sa
pure subjectivité, l’être humain n’est rien 19. » Tous les deux voient
l’être humain comme jeté (geworfen) dans le monde et caractérisé
par la facticité (Fakticität) ; ce qui est décrit à l’aide du concept de
situation.
Beauvoir, tout comme Sartre, use du concept de situation en
relation avec celui de liberté. Mais comme plusieurs commenta-
18. SZ, p. 42, EM, p. 56. Remarquons qu’ici comme dans d’autres pas-
sages où il parle de l’« essence », Heidegger met ce terme entre guillemets
afin de marquer une distance ironique envers toute croyance en des
essences.
19. Le Deuxième Sexe, I, p. 388 (désormais cité LDS).
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teurs l’ont remarqué, Beauvoir insiste plus tôt que Sartre sur les
limites que la situation de chacun(e) impose à la liberté de cha-
cun(e) 20. Selon moi, cette différence entre leurs philosophies est
même plus fondamentale qu’on ne l’affirme, car je ne la considère
pas seulement fondée sur leur conception distincte de la relation
entre la liberté et la situation, mais sur une compréhension autre de
ce que sont la liberté et la situation. Comme nous le verrons, leur
interprétation des concepts heideggériens diffère.
Dans L’Etre et le Néant, Sartre conclut de son rejet de l’essen-
tialisme à la liberté absolue de la conscience humaine, même si par
ailleurs il met l’accent sur le fait que les êtres humains sont situés et
inscrits dans la facticité. Pour Beauvoir, tout comme pour Heideg-
ger, procédant du concept de dévoilement, le fait que celui-ci soit
toujours d’un « là » spécifique — dans la terminologie de Beauvoir,
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« dans et d’une situation » — conduit à une conclusion différente.
Pour Beauvoir, nous n’avons pas tous une connaissance de notre
liberté, au contraire de ce que Sartre maintient dans L’Etre et le
Néant. Que nous supposions avec Sartre que les êtres humains ont
toujours une intuition pré-réflexive de leur liberté, ou avec Beauvoir
que cette liberté se dévoile dans et par une situation, marque une
différence importante. C’est son concept de liberté qui explique
qu’elle argumente dans Pour une morale de l’ambiguïté pour mon-
trer que la liberté n’est pas dévoilée à un enfant jusqu’à un certain
âge dans la mesure où l’autonomie n’est pas donnée à la naissance.
Cela permet aussi de comprendre pourquoi elle maintient que, dans
une situation historique où la liberté est contestée à un groupe de
gens en tant que leur situation d’oppression est présentée comme de
l’ordre d’une condition naturelle, la liberté n’est pas l’occasion
d’une prise de conscience 21. Si votre situation ne vous offre pas de
réelles possibilités, vous ne pouvez pas avoir l’intuition de votre
liberté. Néanmoins, cette conception de la liberté n’exclut pas l’ar-
gument selon lequel les êtres humains sont essentiellement caracté-
risés par leur liberté au sens où ils ne possèdent pas d’essence mais
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coutumes.
Ainsi, pour Beauvoir, les êtres humains ne sont pas libres d’être
n’importe quoi dans la mesure où ils sont situés. Cependant, un être
humain n’est pas prédéterminé par une essence, par exemple, fémi-
nine ou masculine, mauvaise ou bonne. C’est l’autre face de la
médaille, qui apparaît avec le rejet par Beauvoir dans Le Deuxième
Sexe de l’idée d’une « nature féminine » ou d’une « essence fémi-
nine ». Mais on remarquera ici une intéressante différence entre
Sartre et Beauvoir et une tout aussi intéressante ressemblance entre
Heidegger et Beauvoir dans leur conceptualisation de l’existence ;
ce qui a aussi à voir avec leur conception des « possibilités ».
Même si la réalité humaine est, selon Heidegger, située dans le
monde, elle est en tant qu’ouverture non déterminée mais une façon
d’être là qui est « projet » (Entwurf). Dans l’existence du Dasein
réside le fait que « pour cet étant, il y va en son être de cet être »
(SZ, § 4, 12, EM, p. 28), ou encore, « L’“essence” de cet étant réside
dans (avoir-) à être. » (SZ, § 9, 42, EM, p. 54). Cette thèse, comme
nous le verrons, est récurrente dans la philosophie de Beauvoir.
Dans Pyrrhus et Cinéas, Beauvoir cite Heidegger et conclut
qu’un être humain est toujours beaucoup plus que ce qu’il est à un
moment donné, ce qu’elle rapporte à la transcendance, à la défini-
tion de l’être humain comme projet. Et plus loin dans le texte, elle
affirme : « [...] en un sens, un homme est toujours tout ce qu’il a
22. Voir Eva Gothlin, op. cit. Cet essai en est un complément.
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autre partie du Deuxième Sexe où Beauvoir définit la femme comme
« devenir », elle explique en outre ce devenir en rapport avec les
possibilités : « La femme n’est pas une réalité figée, mais un deve-
nir ; c’est dans son devenir qu’il faudrait la confronter à l’homme,
c’est-à-dire qu’il faudrait définir ses possibilités » (LDS, I, 71).
Cette idée de possibilité en tant qu’elle est rapportée à l’existence
de l’être humain définie comme devenir peut également être trou-
vée dans Etre et Temps de Heidegger.
Selon Heidegger, le Dasein est une structure de possibilités
(Möglichkeiten), une structure que le Dasein dévoile et maintient de
diverses façons : « Le Dasein est à chaque fois ce qu’il peut être et
la manière même dont il est sa possibilité. » (SZ, § 31, 143, EM,
119). En cela réside aussi la liberté ou la transcendance du Dasein,
au sens où il transcende le donné vers le possible, ou qu’il est tou-
jours plus que ce qu’il est ; ce qui ne signifie pas qu’il dispose de
n’importe quelle possibilité puisqu’il est proprement une « possibi-
lité jetée ».
Dans la citation ci-dessus, nous avons vu que Beauvoir, comme
Heidegger, pense en termes de « possibilités » ; une situation est
caractérisée par certaines possibilités, constitutives de la facticité.
23. LDS, II, p. 23. Judith Butler, dans Gender Trouble : Feminism and
the Subversion of Identity, analyse la caractérisation par Beauvoir de la
féminité comme devenir, mais dans un sens très différent et intéressant.
Elle l’interprète comme une création permanente à travers des expériences
répétées et ne le met pas en rapport avec la philosophie de Heidegger.
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CORPORÉITÉ
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hommes et les femmes. Or les corps des femmes sont considérés
comme plus « corporels » que ceux des hommes. Les corps des
femmes ont été interprétés de telle façon qu’ils les limitent, et sont
investis de significations négatives. En dehors de cela, le fait est que
les corps des femmes et des hommes diffèrent de plusieurs façons.
Selon Beauvoir, il y a quelques différences biologiques, comme la
plus grande subordination des femmes à l’espèce (du fait du rôle
des femmes dans la reproduction) et une différence générale quant
à la force musculaire. Ce qui la conduit à conclure que la « prise
[de la femme] sur le monde est donc plus restreinte » (LDS, I, 73).
Que veut-elle dire par là ?
La relation des êtres humains au monde est médiatisée par le
corps par lequel on « saisit » et « appréhende » le monde. Beauvoir
écrit, par exemple : « Car le corps étant l’instrument de notre prise
sur le monde, le monde se présente tout autrement selon qu’il est
appréhendé d’une manière ou d’une autre » (LDS, I, 70). L’idée
qu’on appréhende le monde à travers le corps fait référence à
Hegel, Marx, Heidegger et Merleau-Ponty. Ce n’est donc pas seu-
lement à travers la conscience mais aussi à travers le corps et les
instruments qui sont son extension que le monde est dévoilé. Le
monde « se présente » très différemment, non seulement, comme
le dit Sartre, en fonction du projet (librement choisi), mais éga-
lement selon le corps par l’entremise duquel il est vécu et appré-
hendé. Par ailleurs, fidèle à son concept de situation, Beauvoir ana-
lyse ces différences biologiques comme dépendant du contexte ; par
exemple, l’appréhension pourrait n’être pas affectée de façon signi-
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cription heideggérienne du dévoilement du Dasein, de l’être-jeté et
de la facticité.
Prêter attention aux éléments heideggériens dans la philoso-
phie de Beauvoir permet d’approfondir notre compréhension des
concepts beauvoiriens de situation et de sexe. Le corps masculin et
le corps féminin diffèrent ; ce fait doit être pris en compte comme
quelque chose qui appartient à notre facticité et fait partie de nos
possibilités. Cependant, en dehors d’une situation historique et
culturelle spécifique, nous ne pouvons guère difficilement dire ce
que ces différences impliquent, quelle importance elles ont, par
exemple, à l’égard de nos possibilités. Ce qui est en accord avec la
phénoménologie de type heideggérien dont la conséquence logique
serait de rendre impossible la détermination en soi du sens de la
différence sexuelle, tout en reconnaissant son existence. Et nous
devons également être conscient du fait que la signification du corps
sexué est toujours dépendante de la façon dont le corps comme
situation est concrètement vécu et dévoilé par l’individu, un dévoi-
lement qui, en retour, est en rapport avec une situation de significa-
tions déjà données.
Lire Beauvoir avec Heiddeger nous permet ainsi de comprendre
pourquoi il est important de prendre en compte les différences phy-
siologiques et corporelles des femmes, et dans le même temps
pourquoi la signification de ces différences dépend d’un certain
nombre de facteurs. Ce n’est pas une coïncidence si décrivant, par
exemple, l’initiation sexuelle, Beauvoir met en rapport tout un
spectre de diverses manières de la vivre, manières qui dépendent
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existe, où elle est dévoilée. Le dévoilement a à faire avec la signi-
fication ; la signification des différences corporelles doit être prise
en compte.
MITSEIN
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qu’il dénote une impossible intersubjectivité 25.
Dans le Deuxième Sexe, le terme Mitsein apparaît dans le sens
souligné ci-dessus, c’est-à-dire comme « être-avec » : le couple
humain, par exemple, est dit être « un Mitsein originel » (LDS, 74).
Hommes et femmes ont toujours été Mitsein, non pas deux groupes
distincts et séparés qui sont apparus et se sont affrontés l’un l’autre
au cours de l’histoire comme la bourgeoisie et le prolétariat. Non
seulement le couple est Mitsein mais aussi l’être humain en général,
condition qui, selon Beauvoir, peut être vécue de diverses manières.
Dans l’une des occurrences où le couple est défini comme « un
Mitsein originel », Beauvoir ajoute que c’est hors de ce Mitsein
que « leur opposition s’est dessinée » (LDS, I, 74). C’est dire que le
Mitsein n’exclut nullement pour Beauvoir la possibilité du conflit ;
ce qu’elle déclare même explicitement dans le passage suivant :
« Ces phénomènes ne sauraient se comprendre si la réalité humaine
était exclusivement un Mitsein basé sur la solidarité et l’amitié26 »
(LDS, I, 16). Pour Beauvoir, les êtres humains sont de l’ordre du
Mitsein, mais celui-ci peut être vécu soit dans la séparation et le
conflit, soit dans l’amitié et la solidarité. Le Mitsein ne signifie donc
pas pour elle que l’humanité est une et que chacun a les mêmes buts
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le développement historique comme survenant à l’occasion d’une
confrontation avec l’autre. Il en résulte une lutte pour la vie et la
division entre deux groupes de gens, les maîtres et les esclaves, un
conflit qui peut être surmonté par la reconnaissance réciproque. Le
développement humain n’aurait pas eu lieu si ce conflit originel
n’était pas survenu 27.
Comme beaucoup d’autres dans le Paris des années 40, Beau-
voir considère qu’il est possible de combiner Heidegger, avec son
concept de Mitsein, et Hegel, avec la thèse de la dialectique du
maître et de l’esclave, une lecture mise en avant par Kojève. Le
concept de Mitsein est largement discuté dans les années 40, parti-
culièrement dans ses implications politiques et éthiques, pour déter-
miner notamment si un authentique Mitsein est possible pour Hei-
degger. Alphonse de Waehlens, dans un article publié dans Les
Temps Modernes en 1947, la même année où Beauvoir publie Pour
une morale de l’ambiguïté, conclut que même si le Mitsein est mis
en rapport avec l’inauthenticité par Heidegger dans Etre et Temps,
il est clair que pour celui-ci la possibilité d’un authentique Mitsein
existe. Waehlens soutient que l’anthropologie de Heidegger est
proche de celle du jeune Hegel et du jeune Marx, dans la mesure
où Heidegger définit le Mitsein authentique comme « le pouvoir de
laisser s’affirmer la liberté d’autrui ». Heidegger, comme Hegel,
considère donc que le véritable sens de l’histoire devra être « de
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réciproque, comme l’a montré la référence à Waehlens.
AUTHENTICITÉ
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tir du « On » mais aussi dans les termes de « l’être-pour le pouvoir-
être le plus propre » (eigenstens Seinkönnen), la potentialité d’être
soi-même, d’être libre, « authentique » (eigen) (SZ § 40, 188, EM,
145). Cette compréhension est révélée dans l’état d’angoisse, où la
possibilité de vivre authentiquement apparaît. Pour le Dasein, être
dans sa vérité, c’est être le dévoilement qu’il est fondamentalement.
Heidegger appelle cet authentique dévoilement, « résolution » (Ent-
schlossenheit) (SZ § 60). Cela veut dire ne pas se contenter de suivre
la foule, mais au contraire choisir délibérément comment vivre sa
propre vie et réaliser sa propre individualité selon les possibilités
disponibles, comprendre que l’existence est sans fondement 29.
Si nous en revenons à la conception beauvoirienne de l’authen-
ticité, nous nous rappelons que dans Pour une morale de l’ambiguïté
l’être humain est décrit non seulement comme « dévoilement » mais
aussi comme « manque d’être » qui produit un « désir d’être ». Le
dévoilement est posé dans Pour une morale de l’ambiguïté comme
le fondement de l’authenticité. Dans Le Deuxième Sexe, où l’ana-
lyse de l’inauthenticité prévaut, le manque d’être et le désir d’être
concomitant et ce à quoi il peut mener s’il est poursuivi, sont davan-
tage mis en avant. L’authenticité est mise en relation avec le fait de
se voir soi-même (dans la terminologie de Beauvoir, s’affirmer soi-
même) comme dévoilement et non comme poursuivant le désir
d’être ; en d’autres termes, pour un être humain être son dévoi-
lement, exactement comme nous l’avons vu chez Heidegger, qui
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une ressemblance entre les deux en ce que l’authenticité est mise en
relation avec l’affirmation d’une « absence de fondement » et le fait
de choisir activement sa propre manière de vivre, au sens de ne pas
vivre passivement sa propre vie à la façon dont le « On » dit que l’on
devrait le faire. Beauvoir met l’accent sur le fait que ne pas recon-
naître sa propre liberté revient à appréhender chaque chose comme
quelque chose de « donné », qu’il s’agisse du monde, des valeurs,
des circonstances et de la vie.
Etant donné que le Mitsein a autant d’importance dans la philo-
sophie de Beauvoir que dans celle de Heidegger, l’inauthenticité est
davantage rapportée par elle au risque de se perdre dans les aspects
négatifs du « On » que dans la philosophie de Sartre. C’est évident,
par exemple, dans sa critique de l’oppression des femmes dans
Le Deuxième Sexe. Elle montre avec insistance que les femmes ont
rarement eu la chance de vivre selon les possibilités humaines,
d’être libres et authentiques. Les femmes ont dû la plupart du temps
vivre selon l’« opinion générale » et ont eu à se conformer à la défi-
nition de la Femme par la société. Pour les femmes, être l’Autre a
signifié être comme les autres voulaient qu’elles soient, et non pas
être, en s’autodéterminant, des sujets individualisés. La possibilité
de se dévoiler et de se réaliser comme un sujet a souvent fait défaut.
Les femmes ont dû accepter les rôles préalablement définis, comme
ceux de mère ou de ménagère. Suivre l’opinion générale a été d’une
importance extrême dès lors que la vertu des femmes reposait sur le
fait de pratiquer de cette façon.
La discussion précédente a ainsi établi clairement que dans la
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possibilité de laisser “être” les autres dans leur pouvoir-être le plus
propre et d’ouvrir conjointement celui-ci dans la sollicitude qui
devance et libère » (SZ § 60, 298, EM, 213). Dans cette citation,
l’authentique dévoilement est associé à la possibilité que les autres
soient également leur « possibilité-pour-être ». Les autres peuvent
aussi être vus comme à portée de main ou disponibles, c’est-à-dire,
plus à la façon dont les entités apparaissent, comme quelque chose
dont on use30 — comme objets et non comme sujets, ainsi que l’ex-
prime Beauvoir —, ce qui signifie que les autres sont traités plutôt
comme moyens que comme fins ; ce que Beauvoir critique dans
Pour une morale de l’ambiguïté.
L’indication que fait Heidegger d’une relation entre sa propre
authenticité et celle des autres est remplacée par Beauvoir par insis-
tance sur l’interdépendance. Elle déclare que « se vouloir libre, c’est
aussi vouloir les autres libres » (PMA, 102). Pas plus pour Beauvoir
que pour Heidegger, la liberté est nécessairement mise en relation
avec le conflit, comme dans la première philosophie de Sartre. Pour
Beauvoir, dès lors que nous sommes interdépendants, l’autre n’est
pas, ontologiquement parlant, un obstacle à ma liberté mais une
condition pour que ma liberté puisse se réaliser. L’authenticité pour
Beauvoir signifie dévoiler le monde avec et pour les autres 31. En
revanche, étant donné qu’elle met l’accent sur le conflit, au contraire
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d’une situation historique spécifique, mais de l’autre, cette vérité ne
saurait être trouvée dans l’opinion générale. Il y a ainsi quelque chose
de positif, à la fois, dans le Mitsein et dans le « On », représentant un
monde partagé de pratiques et de langage, et quelque chose de néga-
tif dans le fait que « On » représente aussi la conformité 33. A propos
de cette interprétation, qui correspond à l’une de celles développées
dans cet essai, il faut noter le fait que l’être humain est Mitsein et le
« On » peut être vécu à la fois authentiquement et inauthentiquement.
Nous avons rencontré ce même cas de figure dans la philosophie de
Beauvoir. Avec cette différence par rapport à Heidegger, que Beau-
voir met l’accent sur le conflit et l’oppression. L’authenticité est ainsi
mise en rapport avec la façon dont la possibilité toujours présente
du conflit est vécue. Si nous soutenons, avec Heidegger et Beauvoir,
que considérer l’être humain comme être-avec permet de fonder la
morale, la question de savoir quel type de morale demeure ouverte,
ainsi que celle de savoir quelles implications réelles ce fondement a
sur sa propre relation aux autres. Nous conclurons sur ces questions
ouvertes, y répondre dépasserait les limites de cet essai.
Eva GOTHLIN
Traduit de l’anglais par Michel Kail
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