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LA PSYCHANALYSE ET LE CAPITALISME

Colette Soler

Presses Universitaires de France | « Hors collection »

2009 | pages 205 à 214


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ISBN 9782130576358
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https://www.cairn.info/lacan-l-inconscient-reinvente---page-205.htm
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La psychanalyse et le capitalisme

Les psychanalystes d’aujourd’hui ont pris le pli d’incriminer le


capitalisme. Leurs griefs méritent d’être pesés.
Freud aussi bien que Lacan ont exalté l’action analytique
comme l’une des plus hautes et des plus à contre-pente. Les termes
le disent : peste, atopie, ex-sistence, autre désir, subversion. On n’en
est plus tout à fait là, le ton a changé. Pas moyen pourtant de gom-
mer l’opposition des finalités : celui qui analyse est en lutte. Et,
pourtant, le recul d’un siècle permet de mieux apercevoir qu’il est
aussi solidaire de ce qu’il contre, et que le joint entre les deux dis-
cours est loin d’être aussi binairement contrasté. Pour le dire autre-
ment, si la psychanalyse est bien l’envers du discours du maître,
comme Lacan l’a démontré, elle n’est pas l’envers du discours
capitaliste.

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dessillement

Voyons bien que toute une part de ce que la psychanalyse pro-


duit dans le particulier, il semble que le capitalisme l’obtient à
grande échelle, dans le Réel. Chaque psychanalyse ne vise-t-elle pas
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à la fois la désidentification du sujet (chute des semblants introjec-
tés de l’Autre), qui est aussi désaliénation, et la mise au jour de l’ob-
jet jouissance qui le commande ? « Solde cynique » de l’analyse,
disait Lacan. Or le capitalisme n’est-il pas, par d’autres voies,
comptable de la chute des grands semblants, Dieu, le père, la
femme, etc., au profit des seuls commandements de la marchandise,
du pousse-à-la-consommation qui homogénéise sans passer par
l’universel des idéaux de la tradition et qui défait même la foule
freudienne appendue à l’exception paternelle ?
Quant à ce que la psychanalyse a révélé à grand frais du sexe, à
savoir que l’exigence pulsionnelle est l’un des ressorts majeurs de la
libido, est aujourd’hui à ciel ouvert, comme si, un siècle après, le
secret était éventé. D’ailleurs, les Trois essais sur la sexualité de
Freud, je l’ai souvent dit, ne sont rien au regard de ce qui figure sur
nos écrans. Les droits de l’homme s’étendent désormais jusqu’au
droit à la jouissance, que l’on peut donc exhiber, revendiquer et
dont il n’est même pas exclu de se faire une cause privée. De fait, on
le constate, interpréter avec la pulsion, c’est ce qui se fait partout
hors de la psychanalyse, en politique aussi bien qu’en amour. Com-
ment les énoncés de la demande n’en seraient-ils pas changés, aussi
bien que les conditions de l’interprétation analytique ? Difficile de
penser que la psychanalyse puisse s’exempter de toute responsabi-
lité dans cette évolution.
Par ailleurs, on ne peut pas non plus imputer au capitalisme les
malheurs du sexe, je le répète. On a pu s’imaginer, et on n’y a pas
manqué, que si l’on jouit mal c’est par l’effet d’un mauvais arrange-
ment de la société. D’où les rêves de monde meilleur faisant
l’homme nouveau qui ont tellement travaillé le siècle précédent,

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avec les résultats que l’on sait. Ils ont fait long feu, il est vrai, et il ne
reste aujourd’hui que la déploration des victimes cherchant des
responsables à incriminer.
Concernant les problèmes de la survie, de la charge des besoins,
on peut légitimement incriminer le mauvais ordre social : accapare-
ment, dépossession, exploitation, et j’en passe, ne sont pas de vains
mots, certes. Mais, pour ce qui est d’Éros, le dieu malicieux, dont
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on attend l’union des âmes et des corps, ce n’est pas la faute à la
société si ça cloche. Le « pas de rapport sexuel » que la psychana-
lyse lacanienne atteste n’est pas le fait du capitalisme. C’est plutôt
que les arrangements que proposent les discours sont, dans tous les
cas, incapables d’étancher une « malédiction sur le sexe » qui vient
d’ailleurs.
Est-ce à dire qu’à cet égard tous les ordres se vaillent ? Sûrement
pas, et comment le psychanalyste ne serait-il pas partie prenante ?
Les premières souffrances symptomatiques qu’on lui présente
témoignent toujours des insuffisances de la solution standard, et il
reçoit aujourd’hui une clameur, aussi globalisée, je l’ai dit, que
le discours capitaliste lui-même. Dépression, morosité, révoltes
impuissantes, effondrements soudains des battants, aboulies, égare-
ments, violences, excès divers, traumatismes multipliés, et j’en
passe, disent le non-sens de s’évertuer pour des plus-de-jouir en toc,
sans aucune transcendance, et l’ineptie de vivoter dans les équilibra-
ges producteur-consommateur, plus-moins. Cette clameur porte
plainte contre le pré-traitement des sujets par les normes de désir et
de jouissance d’un discours dont le propre est de ne plus masquer la
malédiction sur le sexe, et de détruire tous les semblants qui la cou-
vrent dans les autres discours – autre affinité avec la psychanalyse.
Ainsi le malaise va-t-il montant, comme ombre portée des aises que
le capitalisme prétend apporter.
Chaque discours, ce que Freud appelait la civilisation, construit
un type de lien social – disons : un couple type, le maître et
l’esclave, le professeur et l’étudiant, l’hystérique et le maître, et puis
le psychanalyste et le psychanalysant. Ils ne se valent pas, certes, ils
peuvent être dénoncés, mais tous font lien, et servent de recours

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contre les malheurs programmés du couple sexuel. Rien de tel dans


le discours capitaliste scientificisé, qui n’est pas une variante du dis-
cours du maître, et qui ne construit qu’un seul lien, fort peu social,
entre l’individu et les produits, indifférent qu’il est aux « affaires
d’amour », qui va vers une fragmentation et une instabilité crois-
santes des liens sociaux, et laisse les individus toujours plus exposés
à la précarité et la solitude1.
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Le résultat a quelque chose de paradoxal : c’est que les satisfac-
tions obtenues sont en même temps des insatisfactions, dans un mar-
ché du manque à jouir généralisé. En effet, toutes les offres que fait
ce discours, consommation et réussite narcynique, comme je me suis
exprimée, avec ce que ça implique d’individualisme forcené, de com-
pétition et d’instabilité généralisée des liens, du travail, de l’état du
monde, etc., cette offre, donc, est l’objet même des insatisfactions et
des plaintes.
Or ce discours-là a besoin de la satisfaction des sujets contempo-
rains pour que la machine tourne. Ce ne fut pas toujours le cas ; il y
a eu des époques, par exemple, où la religion permettait de traiter,
voire d’idéaliser l’insatisfaction concrète des masses. Ce temps n’est
plus, car la bio-politique est censée prendre en charge le bien-être
des sujets, alors même que les victimes sont toujours plus
nombreuses.
Sur ce point de l’équivalence entre satisfaction et insatisfaction,
le plus significatif à mes yeux, ce n’est pas l’insatisfaction des per-
dants, comme on dit, c’est celle des gagnants. Tous ces phénomènes
d’effondrement subits, qui ont fait épidémie aux États-Unis d’Amé-
rique, il y a quelque dix ans chez les cadres supérieurs, et aujour-
d’hui tous ces grands des affaires, des arts, du show-biz qui, éper-
dus, courent les religions, les sectes, les psys et bien d’autres encore.
Et, cerise sur le gâteau, étant donné que les valeurs de combativité
et d’optimisme que toute notre culture essaie d’insuffler ne parvien-
nent pas à masquer l’envers de leur médaille, il s’est évidemment

1. C. Soler, « Le discours capitaliste », conférence d’ouverture de « La Découverte


freudienne », le 25 novembre 2000 à l’Université du Mirail à Toulouse.

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trouvé quelqu’un pour promouvoir la valeur résilience pour tous :


faire à chacun un devoir de supporter sans se laisser abattre les
méfaits réels et subjectifs de l’époque !
Mais la multiplication des victimes, avec la montée corrélative
de l’idéologie de la victimisation, ne prévaut pas seulement parce
que l’univers capitaliste est dur, et qu’il fait de la satisfaction et de
l’insatisfaction deux sœurs jumelles, comme je viens de le dire. Il y a
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eu des époques bien plus dures dans notre histoire occidentale. J’ai
eu l’occasion de le développer1 : pas d’horreur qu’un discours
consistant ne permette de surmonter. Voir d’ailleurs les fondamen-
talismes d’aujourd’hui.
Le capitalisme n’est pas seulement dur, il est en déficit sur un
autre point. Il détruit ce que Pierre Bourdieu appelait le capital sym-
bolique. Le capital symbolique ne se réduit pas au stock des savoirs
transmis, ces savoirs qui sont les armes, les instruments de la réus-
site, il inclut les usages du monde et avec eux ce que l’on appelle les
valeurs, qu’elles soient esthétiques, morales, religieuses. Ce sont
elles qui permettent de donner un sens aux tribulations des sujets,
ou de les compenser, elles donc permettent de les supporter en
organisant des défenses intimes.
Bourdieu dénonçait l’inégale répartition du capital symbolique
selon les classes sociales. Il avait raison, mais je crois que le phéno-
mène va au-delà de la différenciation des classes. À relire n’importe
quelle grande œuvre littéraire du xixe ou du début du siècle, à
revoir même les films des années 1950, on perçoit ce qui s’est
perdu de capital symbolique. Stefan Zweig, le contemporain et ami
de Freud, est l’un de ceux chez qui c’est peut-être le plus sensible et
ça le rend parfois bien daté. Ce n’est pas qu’il n’y ait plus de
valeurs, d’ailleurs, mais, à la différence du marché, elles ne sont
pas globalisées ; au contraire, fragmentées, locales, choses du
monde les moins partagées... Et les droits de l’homme s’efforcent
en vain pour maintenir une ultime barrière à la marchandisation
généralisée des individus.

1. C. Soler, « L’époque des traumatismes », Rome, Biblink, 2005, français/anglais.

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dérision de la parole

Mais, quand même, ne peut-on porter au crédit de notre époque


le fait qu’elle accepte que la plainte se dise, qu’elle la reconnaît assez
pour tolérer un bon entendeur, un qui ne soit pas simplement un
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relais de l’ordre, un redresseur de déviance symptomatique ? Cette
condition n’est pas toujours donnée dans l’histoire, ça ne fait aucun
doute, et on peut vérifier aisément que les totalitarismes aussi bien
que les fondamentalismes l’excluent. On comprend pourquoi et
comment : dans le cadre d’un ordre absolu, politique ou religieux,
les voix particulières ne sont recevables que pour autant qu’elles
sont à l’unisson du message unique. Dès lors, toute valeur de vérité
est automatiquement refusée à la déviance du symptôme. Un tel dis-
cours laisse éventuellement place au psychiatre ou aux divers juges,
jamais au psychanalyste-interprète.
Apparemment, nous n’en sommes pas là. Tout au contraire, le
discours capitaliste, solidaire des formes politiques de la démo-
cratie, semble donner droit de cité aux voix particulières les plus
multiples. Plus même : il encourage à parler, reconnaît les bienfaits
de la parole, produit des psys à tour de bras pour les traumatisés de
tout genre. Le un par un est devenu la règle et on assiste à des phé-
nomènes de parole sans précédent. La pratique du témoignage, par
exemple. Elle est aujourd’hui poussée jusqu’à la manie, indépen-
damment de tout contenu. Vous n’avez rien à dire ? Raison de plus
pour vous exprimer. Entendu à la radio, d’une femme que l’on
interviewe : « Je ne suis rien, je n’ai pas d’information particulière,
mais ce n’est pas une raison pour que je me taise. » C’est formi-
dable comme propos.
Ce n’est pas que les processus d’accaparement de la parole
aient disparu, bien sûr, mais l’idéologie du droit à l’expression
triomphe tellement aujourd’hui qu’il n’y a peut-être plus rien à
entendre, passé l’anecdote, que la clameur universelle du malheur
humain, qu’il soit proclamé ou dénié. Tel est l’envers du phéno-

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mène. Dites ce que vous voulez, ce sera de toute façon sans consé-
quences. « Tu causes, tu causes... » Dérision suprême d’une parole
rabattue sur son rôle d’exutoire cathartique dont on attend seule-
ment qu’elle tamponne les souffrances du consommateur-électeur.
Et même ce que fut au xviie siècle le bel art de la conversation
n’est plus, car, désormais, bavardage et silence ne font qu’un. Le
bâillon n’est pas levé, il a seulement changé de guise. J’y vois aussi
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une des raisons du développement sans précédent des techniques
d’écoute propres à accueillir les voix solitaires et en détresse à
défaut d’y trouver remède. Elles ont leur fonction sociale, compen-
satoire. En outre et sans qu’on le sache d’ailleurs, ce nouveau
régime de la parole s’entretient probablement du fait que parler, et
même parler en vain est en soi une jouissance, et une qui ne coûte
rien en plus !
Qu’en attendre pour la psychanalyse ? Contrairement à ce que
l’on pourrait s’imaginer, cette culture de la parole sans conséquence
n’est guère favorable, et on constate d’ailleurs qu’elle est plus que
compatible avec cette réduction du symptôme à un désordre orga-
nique que je dénonçais. Pour la psychanalyse, elle est un obstacle de
taille à l’institution du sujet supposé savoir sans laquelle le ressort
du symptôme ne peut être questionné. On rencontre cette difficulté
dans la plupart des premières consultations où le vœu de se confier,
de dire ce que l’on sait et pour se faire comprendre, le dispute à l’as-
sociation libre et à l’attente de l’interprétation de ce que l’on ne
savait pas.
À un niveau plus collectif, on peut craindre quelque effet boo-
merang, c’est sûr. S’il n’y a plus que l’audimat, le nombre qui n’est
personne, pour suppléer au grand Autre, la voie n’est-elle pas
ouverte à un « retour dans le Réel » des voix d’exception ? La mul-
tiplication des sectes va dans ce sens. Toutes s’accrochent à la voix
prophétique d’Un pas quelconque, et tablent sur la promesse de
quelque transcendance, qui dépasse et emporte les sujets. Fanfaron-
ner sur le cynisme généralisé est aujourd’hui à la mode, partout, et
les lacaniens ne sont pas toujours en reste. On va répétant que
l’époque des grandes causes collectives est derrière nous, apanage

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du xxe siècle, que les idéaux et les valeurs périclitent, etc. C’est vrai.
Pourtant, d’autres causes se cherchent, c’est aussi évident, et qui
semblent bien venir du côté du religieux comme Lacan l’avait pré-
dit, d’ailleurs.
Freud, qui ne se berçait pourtant pas d’illusions sur la « chose »
parlante, avait déjà perçu combien l’être qui se sait mortel aspire à
quelque chose qui le dépasse, et il soulignait, dans les années 1920,
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que les hommes ne sont pas seulement plus « immoraux » qu’ils ne
le croient ; ils sont aussi plus « moraux », visant, quoi qu’ils en
aient, à ce que j’appellerais au moins une petite « dose » d’idéal. Ce
vocabulaire n’est sans doute plus le nôtre, mais Lacan a embrayé
sur cette thèse, quoiqu’en d’autres termes : laissés à eux-mêmes, les
sujets, ils subliment à tour de bras, disait-il dans Encore. Gouvernés
par leurs pulsions, oui, sans doute, mais ce que l’effet de langage
leur laisse en matière de satisfaction – à savoir, rien qui ne soit
limité, morcelé, et rien qui réalise la fusion dont rêve Éros – les fait
rêver d’autre chose. Seulement l’Autre chose elle-même, selon les
conjonctures, pourrait bien s’avérer létale. La fameuse pulsion de
mort, si l’on veut bien désigner par là tout ce qui menace les
homéostases du discours, n’est pas seulement du côté de la jouis-
sance cynique, elle se sustente aussi des espérances de désespoir. À
suivre, donc, dans le nouveau siècle.
Ce qui est sûr, déjà, c’est qu’elles soutiennent aussi les ségréga-
tions. Je ne parle pas seulement des ségrégations imposées par les
divers ostracismes, mais des ségrégations qu’inspirent les affinités,
celles que l’on choisit spontanément pour se retrouver entre soi avec
ceux qui vous ressemblent, vos frères et sœurs en symptôme notam-
ment : alcooliques anonymes, obèses, gays, mais aussi bien les
« bon chic bon genre » des beaux quartiers qui se protègent, les
bobos... Tous ces regroupements dont se fondent désormais les
identifications des sujets, et d’autant plus qu’ils font poids, eux
aussi, par leur nombre.
Je reviens au psychanalyste. Il accueille le malaise, mais ne peut
pas rêver de le supprimer. C’est une autre partition qui l’intéresse,
celle que produit l’inconscient toujours individuel, qui inscrit une

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barrière entre, d’un côté, les satisfactions/insatisfactions, aises et


malaises standardisés, et, de l’autre, la vérité de la jouissance, cette
vérité qui en chacun répond par des fictions, ou fixions, toujours
particulières, qui séparent du troupeau, et qui ne se révèlent que
dans une analyse.
Le lien entre l’analyste et l’analysant, lien social bien singulier, est
lui-même tout entier ordonné par la « question de la jouissance ».
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Quand je dis question, je ne dis pas simplement traitement, aména-
gement ou thérapie de la jouissance. Une question n’est pas du
registre du soin, elle réfère au savoir, ce savoir qui de départ manque
à l’analysant puisqu’il sait si peu d’où lui viennent ses souffrances
symptomatiques qu’il attend que l’interprétation le lui révèle. Cette
polarisation de l’action analytique vers le plus réel ne court-circuite
pas la vérité freudienne, association libre oblige, mais ne se contente
pas non plus de son mi-dire, et elle s’inscrit en faux contre les visées
du discours commun. Ne nous leurrons pas d’un dialogue possible
entre les divers ordres discursifs de la jouissance : entre le discours
premier et celui de la psychanalyse il y a opposition des finalités.
C’est si vrai que la question se pose de savoir ce qui a rendu
l’émergence et le succès de Freud possibles. Le succès de Freud, c’est
qu’un siècle après il y ait encore des psychanalystes et des psychana-
lysants, des sujets qui continuent à faire l’offre d’une analyse et
d’autres qui s’emparent de cette offre pour s’analyser avec eux.

freud masqué

Comment le capitalisme de la fin du xixe siècle a-t-il pu accueil-


lir la nouvelle pratique − non sans résister, il est vrai ? Je ne vois
qu’une réponse : il ne savait pas. Comme Descartes, Freud s’est
avancé masqué1. On connaît d’ailleurs son propos : Ils ne savent

1. Je fais allusion à la remarque de Descartes disant : « Sur le point de monter sur


la scène du monde je m’avance masqué. »

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pas que nous leur apportons la peste. On évoque fréquemment les


affinités de l’œuvre freudienne et de la tradition humaniste qui
depuis a fait long feu. Freud fut, en effet, un lettré de cette tradition,
et la portée de son invention dépasse de loin les seuls problèmes de
la thérapeutique. La notion de l’inconscient introduisait du neuf
quant au sujet de cette tradition, une véritable subversion même,
qui eut ses enthousiastes. Mais peut-on sérieusement penser que
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c’est ce qui lui a valu l’indulgence du maître capitaliste de l’é-
poque ? La découverte était philosophiquement et éthiquement sub-
versive, mais Freud ne s’est pas avancé en subversif.
À une époque qui, au moins en Europe, fut une époque féconde
de la psychiatrie, la psychanalyse est née en dérivation des disposi-
tifs de la santé mentale, confrontée au symptôme... d’une nervosité
croissante. Pour Freud, même l’impulsion lui vint des énigmes de la
névrose, car ni la psychose ni la perversion ne furent ses muses en
tant qu’inventeur de la psychanalyse. Entre, d’un côté, les domma-
ges causés par la névrose et enregistrés par le corps social, de
l’autre, l’impuissance des offres du corps médical à y parer, la tech-
nique nouvelle s’est avancée en faisant valoir son efficacité théra-
peutique et la scientificité affirmée de sa méthode. Nouveauté, effi-
cacité, scientificité : rien là qui dérogeait aux idéaux du capitalisme,
loin de là. Freud a pu croire à sa peste, lui qui avait pris la mesure
de l’inconscient, et s’imaginer qu’elle sonnait le glas du maître clas-
sique. Mais ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que du sujet et de la
vérité de sa jouissance le capitalisme n’en a cure. Relayant la forclu-
sion du sujet qui caractérise la science, il ne connaît que la gestion
des individus – je veux dire : des corps prolétaires –, à laquelle il
donne aujourd’hui une dimension industrielle. C’est à cela que nous
avons affaire désormais, car gérer la jouissance et l’interroger sont
deux opérations bien distinctes. D’où la question : de quelles armes
dispose la psychanalyse ?

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