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LE SAVOIR-MARCHANDISE ET LES CHEMINS DE L'ÉDUCATION :

BALADE PLATONICIENNE
Maria Kakogianni

Presses universitaires de Caen | « Le Télémaque »

2010/2 n° 38 | pages 11 à 18

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ISSN 1263-588X
ISBN 9782841333615
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Pour citer cet article :


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Maria Kakogianni, « Le savoir-marchandise et les chemins de l'éducation : balade
platonicienne », Le Télémaque 2010/2 (n° 38), p. 11-18.
DOI 10.3917/tele.038.0011
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Chronique morale

Le savoir-marchandise et les chemins


de l’éducation : balade platonicienne

Ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature à

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couler du plus plein vers le plus vide, pour peu que nous nous
touchions les uns les autres, comme c’est le cas de l’eau qui, par
l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine
vers la plus vide…
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Platon, Le Banquet (175d-e)

Résumé : Toute domination se cristallise sur les capacités performatives du langage, et les
sophistes furent les premiers à faire commerce de leur savoir. Quand Platon s’interroge sur la
nature du savoir, ce que veut dire le “posséder”, il pose aussi la question de son “échange”. La
question pédagogique se déplace alors de son acquisition vers celle de son usage. Comment ne
pas faire du savoir une marchandise ? Le philosophe a et n’a pas le savoir ; sa sagesse repose sur
l’aporie et l’atopie : il reste à côté et sans réponse. Comment l’échange est-il alors possible, quelles
formes faut-il donner à la “transmission” éducative dans un monde pleinement marchand ?

À l’heure des réformes de l’éducation en général et de l’Université en particulier,


en France comme ailleurs, le savoir, crie-t-on, n’est pas une marchandise. Un cri
négatif face à un phénomène pesant : aujourd’hui, plus que jamais, le savoir est,
essentiellement, une marchandise. À son être de marchandise nous faisons donc
appel à un non-être.
Le parricide de Platon, contre Parménide, consiste à prêter une existence au
non-être. Le non-être est. Platon voulait un vrai savoir contre le simulacre du savoir
sophistique, celui-ci étant rangé du côté du non-savoir ou d’une imitation du savoir
qui prétend être ce qui n’est pas. Notre problème moderne, postmoderne, n’est
pas celui entre savoir et non-savoir. Nous, nous savons. Il n’y a pas de problème
là-dessus. Notre problème est celui entre marchandise et non-marchandise. La
question de l’être et du non-être est suspendue à la réalité du marché et au réel
du capital. Nous accumulons du savoir, et en même temps, nous accumulons des
protestations contre l’être de la marchandise. Le savoir n’est pas une marchandise, la
santé n’est pas une marchandise, l’art n’est pas une marchandise, etc. Au regard de
l’être et du non-être marchandise, le débat entre Platon et les sophistes revient avec
insistance en nous exposant à un sale problème auquel il faut mettre la main.

Le Télémaque, no 38 – novembre 2010 – p. 11-18


12 Chronique morale

Savoir, pouvoir
Pour les sophistes, l’action politique est un acte de langage. C’est la performativité
du langage, soit la performativité de l’énoncé : « le savoir n’est pas une marchan-
dise », qui donne lieu à une politique. Le logos crée le lien social, une performance
discursive opère, en le modifiant, sur le lien social. Les sophistes ne prétendent pas
transformer le faux en vérité, mais les « états » du langage. Toute domination se
cristallise dans un “État” de langage : État syntaxique, lexical, de signification. Si
l’être est un effet de dire, alors le fait de dire a un effet d’être. Ainsi, le fait de dire « le
savoir n’est pas une marchandise » a un effet d’être. Contre la prétention d’un vrai
savoir sur les choses, les sophistes proposent le savoir sur les mots. Selon la prise
de position sophistique, la fameuse formule devient : Les sages, les sophoi, se sont

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contentés d’interpréter ou de comprendre le monde, alors qu’il s’agit d’y apporter
le changement, en changeant l’état des mots. « Le savoir n’est pas une marchandise »
est une performance qui participe à la construction d’un “nous”.
Ça serait trop simple de rétorquer que les sophistes sont tout de même les
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premiers dans la cité d’Athènes à vendre leur savoir et donc à en faire une mar-
chandise. Une mise en perspective serait ici utile. Les réformes démocratiques à
Athènes ayant été accomplies, une absolue égalité est établie formellement parmi
tous les citoyens libres, ce qui aurait dû permettre aux hommes les plus pauvres
d’exercer effectivement les droits politiques. Or, suivant Antonio Capizzi :

Comme toujours dans de telles situations, la richesse avait encore un poids que nulle
loi, même sincèrement démocratique, ne pouvait balancer. Et puisque les riches étaient
toujours les nobles, la vie politique, en dépit de toute réforme, demeurait encore ferme-
ment dans les mains des ‘eupatrides’ : comme déjà au temps d’Aristide et de Thémistocle,
l’un et l’autre parti, l’oligarchique et le démocratique, étaient régis par des aristocrates,
[…] et la démocratie était, selon le mot du Ménéxène de Platon « une aristocratie
approuvée par la multitude » 1.

À cette époque, la prospérité d’Athènes, la croissance de son économie pour


parler un peu en termes modernes, a conduit à l’apparition, à côté de nobles,
d’une classe de nouveaux riches d’extraction plébéienne, puis constituée des petits
enrichis, propriétaires d’industries artisanales. L’éducation des nobles étant assurée
par les sophoi 2 (e.g. Anaxagore pour Périclès), les nouveaux riches exigeaient une
éducation pour pouvoir apprendre à parler comme les nobles, pour pouvoir exercer
une influence aux assemblées et aux décisions politiques. C’est ce vide éducatif
que les sophistes viennent remplir. Dans ce sens, il est tout aussi démagogique
d’accuser les sophistes du fait qu’ils se font payer pour apprendre aux nouveaux

1. A. Capizzi, « Les sophistes à Athènes », in Positions de la sophistique (Actes du colloque de Cerisy-


la-Salle, 7-17 septembre 1984), B. Cassin (éd.), Paris, Vrin, 1986, p. 173.
2. Je préfère garder le mot sophoi plutôt que le terme philosophe, comme le fait Capizzi dans son
article, pour marquer le moment platonicien qui vient après. Il s’agit de marquer le passage de
sophoi à sophistes, puis à celui de philosophe. Dans cette juxtaposition, “Socrate” est le personnage
nodal.
Le savoir-marchandise et les chemins de l’éducation… 13

riches les techniques du discours (une critique qui à l’époque peut être le signe d’un
conservatisme en faveur des nobles et de leurs privilèges), qu’il l’est de présenter
les sophistes comme des éducateurs du peuple brisant la reproduction sociale par
l’éducation pour démocratiser l’accès au savoir. Dans les deux cas, l’éducation des
nobles et l’éducation des nouveaux riches, c’est l’argent qui parle.
Vient alors Platon. La cité-État est en crise. Socrate est mort, après avoir été
accusé de corrompre la jeuneuse. Le problème le plus pressant est un problème
d’éducation.

Ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature


à couler du plus plein vers le plus vide…

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Nous préférons voir, ou nous sommes habitués à voir, chez Platon la distinction
entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. D’où le thème du roi philosophe
comme solution finale de la grande affaire, l’affaire politique, to pragma comme
praxis essentielle : seul doit gouverner celui qui sait. Or, il y a une autre polarité qui
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parcourt l’ensemble de l’œuvre de Platon, à condition de lire avec d’autres lunettes :


la polarité entre la ktèsis, la possession et l’acquisition du savoir, et la khrèsis, son
usage. Notre machine de vision nous empêche de voir par exemple que dans son
étrange projet de la République, les philosophes qui doivent gouverner sont censés
provenir de la classe des gardiens, c’est-à-dire la classe qui est dépourvue de pro-
priété privée. On peut se demander si les philosophes possèdent le savoir comme
une propriété privée.
Platon, à travers son “Socrate”, n’a cessé de multiplier les apories et d’expé-
rimenter différentes perspectives devant la question du savoir en tant que ktèsis,
possession, qui peut être transmis. Si “Socrate” lui est utile, c’est qu’il part toujours
d’une dépossession du savoir. À ce titre, l’aporia, c’est-à-dire une certaine pau-
vreté, est constitutive du geste philosophique. Est-ce que la vertu s’enseigne ? Quel
“savoir” pour quelle “vertu” ? De quel savoir s’agit-il lorsqu’on parle de “vertu” ?
De quelle vertu s’agit-il lorsqu’on peut acquérir son “savoir” ? Platon a posé avec le
plus d’intensité possible la question du savoir en tant que propriété, et par voie de
conséquence, en tant qu’objet d’échange. Si on entend le geste de Platon comme
geste inaugural de la philosophie, cette invention est tout entière suspendue à un
problème pédagogique. À la limite, on pourrait dire que la question proprement
platonicienne n’est pas : comment savoir ?, mais plutôt : comment éduquer ? C’est-
à-dire comment transmettre sans faire du savoir une propriété privée du maître,
une richesse possédée, et un objet à vendre ?

Possession du savoir et savoir de l’usage


Dans la République (livre X, 601b-602b), l’épistèmè est réservée aux utilisateurs
par opposition aux producteurs, les poètes au sens large du terme, qui ne peuvent
avoir qu’une opinion vraie. À ce titre, c’est aux lecteurs de la République en tant
que sujets d’usage que revient l’épistèmè et non pas à son poète, Platon lui-même.

Le Télémaque, no 38 – novembre 2010


14 Chronique morale

L’épistasthai khêsthai en tant que savoir de l’usage marque une rupture avec une
certaine représentation du savoir en tant qu’acquis, possession, ktèsis. Le problème
pédagogique n’est plus comment donner à l’élève ce dont il manque, comment
l’aider à acquérir ce qu’il n’a pas. Le problème pédagogique glisse de l’acquisition
du savoir à son usage. Or, à partir du moment où le savoir n’est plus pensé en
termes d’acquisition et de possession mais en termes d’usage, nous ne pouvons pas
à proprement parler d’acquérir un savoir de l’usage. D’où la multiplication, chez
Platon, des protocoles pédagogiques puisque la manière d’enseigner n’est jamais
acquise, elle est en revanche sans cesse remise en cause, en même temps qu’est sans
cesse remis en cause ce qu’il s’agit d’enseigner et qui ne peut jamais être réduit à
un contenu, indépendamment de son usage.
À ce titre, la dialectique n’est pas une “méthode”, une voie royale tracée une

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fois pour toutes. Car la pensée n’est jamais tout à fait en pleine possession d’elle-
même, sûre d’elle-même, comme si les seules résistances qu’elle puisse rencontrer
lui étaient extérieures. Dialectiques sont des “aventures de la pensée” lorsqu’elle
est en dialogue avec elle-même et ne faisant qu’un avec le chemin qu’elle trace ;
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des aventures dans lesquelles les apories, les détours, les sorties de pistes sont
constamment et obstinément présents. Chez Platon la question du chemin est sans
cesse problématisée, en suspens, non pas parce que les chemins ne mènent nulle
part mais parce que le chemin n’est jamais acquis, tracé, prêt à être pratiqué.
D’une certaine manière, la question « comment savoir ? » appartient aux sophis-
tes. La radicalité sophistique consiste à répondre qu’il n’y a qu’un seul savoir, le savoir
sur les mots. Et on vient de voir que l’avènement des sophistes dans la cité d’Athènes
constitue en quelque sorte une réforme de l’éducation. Platon vient après.

Car si sur bien des thèmes, en bien des domaines, Platon a seulement prolongé, radi-
calisé ou transposé ce qui était déjà là, si l’on peut même admettre qu’il a en un sens
régressé – moins profond que les penseurs présocratiques, moins audacieux que les
sophistes –, il existe un point où il semble véritablement inaugural, sans prédécesseur
et peut-être sans prospérité. Ce point si éclairant, si aveuglant qu’il est devenu pour
nous point aveugle, c’est la rupture avec une certaine représentation du savoir comme
sophia au nom de philosophia 3.

Valeur-sagesse et pauvreté philosophique


Comme le remarque Monique Dixsaut, à la différence des autres termes du voca-
bulaire cognitif et éducatif (mathème, épistémè, etc.), pour la sophia il n’y a pas de
verbe correspondant, elle se rapporte à l’adjectif sophos :

la sophia est la ‘propriété’ de certains, des savants, des experts, des sages 4.

3. M. Dixsaut, Le naturel philosophe : essai sur les dialogues de Platon, Paris, Vrin, 2001, p. 11.
4. M. Dixsaut, Platon, Paris, Vrin, 2003, p. 53 (je souligne).
Le savoir-marchandise et les chemins de l’éducation… 15

Il y a une certaine notion de ktèsis, le sage possède une valeur.

La sophia connote donc le savoir mais surtout « la valeur », elle renvoie à la compétence
du sophos, garantit l’éminence de son activité et de ce qu’elle produit 5.

Son champ sémantique accueille tout un ensemble de termes : l’artisan, le


physicien, le poète, le législateur, le politique, etc. La figure du sage est investie
par une multiplicité de contenus, inconciliables. Maître du logos et des effets qu’il
produit, le sophiste en est la dernière figure et la plus achevée.
La sophia est la propriété du sage. Elle connote une certaine représentation
du savoir comme acquis, valeur possédée. En deux mots, le savoir est du côté de
l’ “avoir”. Le sophiste est la figure la plus achevée et radicale du sophos au sens où si

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on apprend ou si on acquiert sa « leçon », on dispose du moyen de tous les moyens,
de l’outil de tous les outils. Avec l’art du logos, on peut tout avoir. Il suffit de savoir
bien parler pour avoir (raison, de la richesse, etc.). Si l’être est un effet de dire, l’avoir
est et a toujours été un effet de richesse. Il faut affirmer ce paradoxe : de même que
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le sage n’est pas sage parce qu’il sait, il sait parce qu’il est sage, de même, nous ne
sommes pas riches parce que nous avons, nous avons parce que nous sommes
riches. Et en étant riches, nous aurons d’avantage. Dans toute période “normale”,
les riches deviennent plus riches et les pauvres, plus pauvres.

Le sophiste a à son savoir le rapport du commerçant à sa marchandise : il le possède


et il le vend. Mais qu’il le vende n’est rien : ce n’est pas dans sa ressemblance avec les
autres commerçants que le sophiste est dangereux, c’est que, vendant du savoir et du
discours, il ne peut annuler totalement la différence de ce dont il fait trafic, en gros ou
en détail. Indifférent, comme tout commerçant, à la valeur d’usage, il ne se soucie que
de la valeur d’échange. Mais pour l’acheteur des connaissances, de sophia, le risque est
particulier ; car la sophia n’est pas quelque chose que l’on puisse emporter dans un vase
séparé pour demander conseil, avant de l’absorber, à ceux qui savent (Prot., 314a) 6.

Le problème que Platon n’a cessé de réintroduire sous différents angles, c’est
comment ne pas faire du savoir une marchandise et de l’âme un récipient à rem-
plir avec du savoir, indépendamment de tout usage. On peut entendre le geste
platonicien comme un geste de rupture avec une certaine représentation du savoir
comme sophia – pour autant que le sage possède le savoir, il “a” le savoir – au
nom de philosophia – pour autant que le philosophe n’ “est” jamais là, pleinement
là. Dans les Dialogues, il est, à l’image de Socrate, atopos et aporos. En s’exposant
à la question de l’être et à la question de la vérité, le philosophe restera toujours
pauvre. Quelque part Platon est très beckettien. « Essayer encore. Rater encore.
Rater mieux » 7. La bonne solution, la bonne voie n’est jamais acquise, à moins
de retomber dans la vielle figure de la sophia en tant que propriété. La vérité, on

5. Ibid. (je souligne).


6. M. Dixsaut, Le naturel philosophe…, p. 96 (je souligne).
7. S. Beckett, Cap au pire, Paris, Minuit, 1991.

Le Télémaque, no 38 – novembre 2010


16 Chronique morale

ne peut l’avoir. Elle n’est pas un but à atteindre mais l’hypothèse axiomatique de
l’acte de philosopher. Il y a de la vérité. La philosophie est pensée affirmative de la
pauvreté au-delà de l’accumulation des savoirs.
Il faut prendre l’énoncé de Monique Dixsaut à la lettre : « Il n’y a donc pas de
philosophie de Platon » 8. Employer le possessif, c’est retomber dans les termes
mêmes de la ktèsis et de la sophia en tant que propriété du sage. Si le savoir se pos-
sède, s’accumule, s’échange, la philosophie n’est pas une sophia mais une rupture
avec une certaine représentation du savoir comme sophia.
Cependant, et comme conséquence de ce qu’il n’y a pas de philosophie de
Platon, « Platon est, a toujours été, le Platon de quelqu’un, d’une époque » 9. Il faut
dire que le Platon de notre époque est un ennemi de la pensée qu’il faut combattre.
C’est le Platon du jugement, alors qu’il faut en finir avec le jugement (Deleuze),

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c’est le Platon du roi-philosophe alors qu’il faut donner lieu au “maître-ignorant” 10,
c’est le Platon du logocentrisme qu’il faut déconstruire (Derrida), c’est le Platon du
grand oubli de l’être (Heidegger), et on peut multiplier les exemples.
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Conclusion
Il est peut-être temps de s’interroger sur le consensus qui entoure Platon et sur nos
propres protocoles didactiques lorsqu’on enseigne Platon (père de la métaphysique,
etc.). Après tout il n’y a pas un vrai Platon, une vraie lecture de Platon, les autres
n’étant que des mauvais simulacres, à moins de retomber dans les termes même
du consensus qui l’entoure. Peut-être que la question à poser n’est pas celle du
contenu de sa philosophie mais plutôt comment se servir de Platon ? Non pas une
question de ktèsis mais de khrèsis.
Nous pouvons nous demander s’il n’est pas temps de donner lieu à un autre
Platon que le grand ennemi de la pensée. Comme par exemple le Platon qui essaie
d’articuler, à travers une expérimentation incessante sur les protocoles didacti-
ques, que le savoir n’est pas une marchandise. Ici, la construction d’un “nous”
ne relève pas de la performance de celui qui parle, elle relève d’un dialogue sans
cesse empêtré, déformé, dévié en dialogue des sourds, réduit au silence, toujours
à recommencer. Il n’y a pas une leçon à apprendre, un acquis à transmettre, mais
une relation pédagogique toujours à réinventer à travers des expérimentations
incomplètes. Encore une fois, c’est moins un problème de savoir qu’un problème
pédagogique. Comment donner corps effectivement à une relation pédagogique
qui ne soit pas de l’ordre de la relation créancier-débiteur ?
Dans un monde pleinement marchand, n’a de valeur que ce qui est soumis à
l’échange. Le savoir étant d’une grande valeur, il doit être absolument marchan-
disé. Dans une phrase énigmatique de la République Platon distingue entre être et

8. M. Dixsaut, Platon, p. 7.
9. Ibid., p. 8.
10. Cf. J. Rancière, Le Maître ignorant, Paris, Fayard, 1987.
Le savoir-marchandise et les chemins de l’éducation… 17

pleinement être. Il établit que ce qui est pleinement est pleinement connaissable :
to mén pantelôs on, pantelôs gnôston (Livre V, 476e). À coups de marteau, on
pourrait dire qu’aujourd’hui ce qui est pleinement est pleinement marchand. Au
regard de l’être pleinement marchand, la politique est une forme d’engagement
pour l’inexistant, le non-être marchandise qui pourtant est. L’enjeu pédagogique
fondamental, c’est comment transmettre autre chose que des savoirs qui font office
de valeurs d’échange, au-delà de la performativité des énoncés dans le spectacle
qui nous est proposé.

Maria Kakogianni

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Université de Vincennes – Saint-Denis, Paris VIII
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