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L'ILLUSION DU COMIQUE VOUS EMMÈNE QUELQUEFOIS DU CÔTÉ DE

LA VÉRITÉ
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Entretien avec Christophe Dejours, réalisé par Aurélie Jantet, et Emmanuelle
Savignac

Presses de Sciences Po | « Sociologies pratiques »

2016/3 N° 33 | pages 9 à 15
ISSN 1295-9278
ISBN 9782724634761
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-sociologies-pratiques-2016-3-page-9.htm
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L’illusion du comique vous emmène quelquefois
du côté de la vérité

Entretien avec Christophe DEJOURS 1


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Vous êtes régulièrement sollicité par les metteurs en scène, documenta-
ristes et réalisateurs de productions artistiques sur le travail. En 2012, vous
avez participé à la pièce de théâtre « Très nombreux, chacun seul » 2, qui
a été reprise récemment, et dont vous êtes même l’un des « acteurs ». Il y
a quelques années, vous avez eu de nombreux échanges avec le réalisa-
teur Jean-Marc Moutout 3, à la suite de ses films « Violence des échanges
en milieu tempéré » et « De bon matin » 4. Comment se sont faites ces ren-
contres avec des réalisateurs et metteurs en scène, et qu’est-ce qui vous
y a conduit ?

Cela fait bien une dizaine d’années que des metteurs en scène, des scénaristes sont
venus me voir sur la question du travail. Pour être précis, c’est après la sortie de mon
livre Souffrance en France 5, à peu près au début des années 2000. Auparavant, j’avais
eu des relations avec des documentaristes. Depuis que j’ai commencé à faire de la
recherche, et donc du terrain, en psychodynamique du travail 6, j’ai participé à certains
documentaires sur les travaux publics, le bâtiment... par exemple Aucun risque ! Paroles
de compagnons 7. Ces documentaires, pour ce qui est de la pédagogie, certains d’entre
eux sont bouleversants. Ils rendent visibles des choses qui sont difficiles à transmettre
et qui exigent une mise en scène. Effectivement, de la même façon, pour transmettre
des choses par exemple devant un amphithéâtre, il y a une exigence de mise en scène.
Mes cours sont théâtralisés. Je ne peux pas faire autrement. Je théâtralise pour rendre
consistante la clinique. Sinon les gens ne comprennent pas.

1. Psychiatre, psychanalyste, professeur titulaire de la chaire Psychanalyse-Santé-Travail au Cnam, et


chercheur au Laboratoire psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse (PCPP) de l’Université Paris
Descartes (Paris V).
2. J.-P. Bodin, Très nombreux, chacun seul, spectacle produit par La Mouline, Création mars 2012.
3. C. Dejours, M.-A. Dujarier, I. Gernet, A. Jeantet, D. Rolo, « Saisir la subjectivité et le travail par le
film de fiction. Rencontre avec J.-M. Moutout », Travailler, 27, 2012, p. 123-142.
4. J.-M. Moutout, Violence des échanges en milieu tempéré, Les Films du Losange, 2003 ; et De bon
matin, Les Films de Losange, 2011.
5. C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
6. La psychodynamique du travail est une discipline créée par C. Dejours dans les années 1980, à
partir de la psychopathologie du travail, en prenant en compte les apports de la psychanalyse, de l’ergo-
nomie et de la sociologie.
7. R. Baratta, Aucun risque ! Paroles de compagnons, Film documentaire, L’Ouvre boîte, Paris, 1991.

9
ENTRETIENS

« Je théâtralise pour rendre consistante la clinique »

Si on ne la met pas d’une certaine manière en scène, la clinique ne parle que si


vous êtes déjà clinicien, si vous êtres vous-même habitué à faire des investigations
au lit du malade, dans certaines situations, sur le terrain, si vous avez appris à écouter
les gens. Dans des conférences publiques, en amphi, etc., si vous racontez des cas
comme on pourrait le raconter à des cliniciens, ça ne passe pas. Il y a une exigence
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de mise en scène théâtrale, pour que ça passe. J’ai toujours été accusé de dramatiser
les situations. Que vraiment j’en rajoute, je caricature, j’exagère, je noircis... donc en
gros je dramatise les choses. Et je dis oui : je dramatise autant que possible et je suis
en dessous de la réalité ! Faire cela empêche de tout écraser [des cas rencontrés].
Il y a bien un enjeu sur ce qu’il s’agit d’attraper dans la clinique : qu’est-ce qu’il s’agit
de mettre en évidence ? Le grand problème qui m’est posé à moi, en tant que clini-
cien, c’est que j’ai une responsabilité sur ce que va devenir le patient. Certains socio-
logues et anthropologues ne se sentent pas responsables de ce qu’ils déclenchent.
Moi, je suis médecin, quel est le problème qui me revient ? C’est que la souffrance,
comme les autres états subjectifs, n’appartient pas au monde visible. Ça n’est pas
visible, la souffrance, le plaisir, l’amour, tout ce qui appartient au monde des affects,
l’angoisse, la douleur..., ça ne se voit pas. Le problème, c’est de rendre visible ce qui
est invisible. Il y a une manière de lisser les choses et qui me rend hors de moi. C’est
à la fois faux sur le plan de la vérité des faits et c’est déontologiquement irresponsable,
c’est politiquement suspect. Comment faire ? Je dramatise, je revendique cette
dramatisation.
Pour autant, quand quelqu’un est pris d’un raptus et se suicide, qu’est-ce qu’être
emporté par une sorte d’élan incoercible, une sorte de pulsion de se jeter par la fenêtre
comme l’a fait encore ce prof de médecine ? Il y a un enjeu de description. La manière
dont on rend visible, sensible et transmissible la clinique est un enjeu important. Quand
un malade se suicide les autres se demandent « qu’est-ce que je n’ai pas vu ? ». Du
coup, je suis très reconnaissant à certains documentaristes car certains d’entre eux
sont capables de rendre visible ce que maladroitement j’essaie de dire dans mes cours.
Sauf que là, c’est en image, une image qu’on peut passer, repasser, rediscuter. C’est
toute la question de la mise en visibilité. Ils montrent quelque chose.

« Les mots... ce n’est pas la totalité des choses »

On est impliqué avec cet élément supplémentaire que ce qui se voit, ce qui peut se
dire, s’objectiver dans la parole des patients, ce n’est pas la totalité des choses.
Les mots ne disent pas tout, il y a l’engagement du corps dans le dire, qui modifie le
sens de ce qui est dit. Qu’on le veuille ou non, ce qui est visible, enregistrable, filmable,
c’est le haut de l’iceberg de ce qu’il s’agit de comprendre et sur le terrain du travail,
selon la manière dont vous investiguez, les gens ne disent pas la même chose. Cette
question de la vérité des faits est liée à la manière dont on rend visible ce qui ne l’est
pas. 1 – On reconnaît la place de l’invisible, 2 – on le rend visible et 3 – ce visible dont
nous parlons ne peut être attrapé que qualitativement. Ça ne se mesure pas : l’affec-
tivité, la subjectivité sont incommensurables.

10 Sociologies Pratiques no 33/2016


Entretien avec Christophe Dejours

Les cinéastes, les metteurs en scène, les écrivains sont intéressés par l’humain, la
société. Sur toutes ces questions, je suis plus proche de l’artiste, que je pense productif
d’une connaissance de l’homme et de la société. Les artistes se battent avec ça : ils
prennent des risques pour montrer ça, faire le film, monter la pièce de théâtre. Eux sont
dans une recherche de vérité. Ils veulent dire une vérité critique par rapport à la façon
dont on représente par ailleurs le travail, la subjectivité dans le travail, la matérialité du
travail, la machine et les objets techniques dans le travail, l’être humain dans le travail.
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Il y a un certain nombre de représentations qui sont capturées pour fabriquer les sté-
réotypes, la pensée dominante et, au-delà, l’imaginaire social. Il y a toute une machi-
nerie - aujourd’hui, c’est internet, au Moyen-Âge, c’était la peinture, les pompes, les
processions. Il y a différentes manières de fabriquer des images qui prennent la place
de la pensée - pensée au sens de la pensée analytique, conceptuelle, critique, etc.
L’image est très ambiguë.

« L’artiste déplace l’imaginaire social »

Je suis en train de faire alliance avec des artistes dont la fonction est, de fait,
d’assumer une responsabilité majeure qui est de déplacer le regard, de se décaler par
rapport à ce qui est déjà stocké dans les images. Ces images qu’on appelle l’imaginaire
social qui, en réalité, fonctionnent comme un empêcheur de pensée. L’artiste déplace
l’imaginaire social. Le terme de représentation, je m’en méfie comme de la peste. Il est
discutable. L’imaginaire ça se voit – ce sont des images visibles dans la peinture, l’archi-
tecture, etc. Le rôle de l’artiste, c’est de déplacer, tordre, critiquer. Il y a quelque chose,
là, de destructeur, qui est très fort dans toute œuvre. D’une certaine manière, l’artiste
conteste. Le travail de la science est aussi celui-là : contester ce qui est posé. Le rôle
de l’artiste, c’est de prendre un risque par rapport à l’imaginaire social, c’est-à-dire en
gros par rapport au consensus. L’imaginaire social, c’est ce que tout le monde tient
pour une évidence partagée. L’imaginaire est la pire capture. C’est tragique. Du côté
de l’artiste, cela a à faire avec la subversion, fondamentalement. Je parle d’imaginaire
social au sens de l’historien Jacques Le Goff, l’imaginaire social capture les individus
par la puissance de l’image. C’est la pensée en images qui est l’inverse de la pensée
par concepts. C’est une propriété très puissante en chacun de nous qui peut être très
productive mais qui est souvent, au contraire, une dégradation de la pensée, un mode
régressif de fonctionnement de la pensée. L’imaginaire empêche de penser par
concepts.
Ce mode de pensée par l’image peut générer le pire. C’est ce que Freud étudie à sa
façon dans Psychologie des foules et analyse du moi 8. Ça mène au pire et toute une
partie de l’ordre social est basée sur la manipulation de l’image. Les cérémonies reli-
gieuses avec force images pour impressionner le peuple et qu’on retrouve chez Mao
Tse Toung et les mises en scène du culte de la personnalité. Les images prennent la
place de la pensée. L’imaginaire social, c’est ce qui prend la place de la pensée. C’est
les images contre le concept. C’est les images contre la raison.

8. S. Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot,
1968 [1921].

11
ENTRETIENS

« Comment montrer l’amour d’un agent de conduite pour sa centrale ? »

En même temps, la pensée par l’image est, dans le rêve, ce moment où elle est
extrêmement plastique. Elle est malléable d’une manière extraordinaire. Dans chaque
rêve, se produisent des choses qui sont totalement involontaires, qui vous arrivent
comme ça et qui sont d’une richesse et d’une productivité qui ont à voir avec l’imagi-
nation – laquelle est tout autre chose que l’imaginaire social. L’imagination est en capa-
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cité de produire des formes nouvelles qui se décalent par rapport aux formes données.
Alors que l’imaginaire social paraît comme une évidence : l’enfer, le paradis, c’est
comme ça.
Ce que je vais chercher chez les artistes, c’est ça : eux, ont un génie de cette ima-
gination. C’est leur spécificité, la capacité de se saisir de ce pouvoir de l’imagination.
Ce que ça peut produire comme nouvelle forme inédite, c’est leur boulot. Ils se sont
engagés là-dedans, ils acceptent de se battre avec ça, avec cette matière. Il y a le génie
de l’écrivain, qui est ce travail par l’image qu’il retraduit en mots. Il rêve le monde non
pas pour l’idéaliser mais il rêve le réel. Le réel n’est accessible que par la subjectivité
pour pouvoir le traduire en mots ou en images. Je trouve des alliés du point de vue du
travail scientifique. Certains documentaristes sont capables de sortir du monde du travail
des choses que le clinicien ne peut pas rendre comme eux. Moi, je me sers de leur
travail comme moyen d’enseignement. Je parle du pouvoir imaginatif. Je pourrais parler
du pouvoir de l’enquête, de la ruse pour montrer des choses que je saisis par la parole,
qu’on me raconte. Mais jamais on ne m’invitera pour voir ça, par exemple : les forma-
tions du new public management. Moi, je ne verrai jamais ces scènes. Les documen-
taristes sont capables d’attraper des morceaux de ça. Ces scènes qui demandent des
heures de commentaire car c’est tout un savoir-faire. Ce sont des instruments. Je n’ai
pas dit qu’ils étaient médecins, psychologues, psychiatres... Ils n’ont pas de respon-
sabilité directe par rapport aux gens qu’ils vont interviewer ; ils n’ont pas de responsa-
bilité vis-à-vis des employés, ni vis-à-vis de l’entreprise. Moi, quand on me fait venir
dans l’entreprise, j’ai une responsabilité vis-à-vis des gens qui nous font venir : les
employés et le patron, vis-à-vis de leur santé mentale. On ne peut pas se dégager de
cela. Il y a des gens qui jouent leur peau. Le documentariste n’a pas ce souci. Certains
font un boulot de mise en visibilité de ce que nous essayons d’attraper par la clinique.
Certains m’ont demandé mon avis pour faire leur documentaire. Ils m’ont montré des
rushes. Quelquefois, c’est avant de commencer. Quelquefois, c’est sur le terrain, les
difficultés rencontrées. Puis j’ai rencontré des cinéastes, et le fait de faire de la fiction.
La fiction fait comme moi : elle dramatise. Ce n’est pas pour tirer le sanglot, c’est aussi
ce qui fait rire, ce qui donne accès à ce qui est le plus beau dans le travail. Si je ne
dramatise pas, vous ne comprendrez pas ce que c’est que le plaisir, la jubilation du
type qui pilote son avion, qui arrive à piloter sa centrale, qui parvient à tenir le rythme.
Attraper le plaisir au travail... comment ça se voit le plaisir au travail ? Le plaisir de
l’artiste, la jubilation de Picasso, le triomphe de trouver le truc. Il faut la sortir, la jubilation !
Tout ça, comment on le montre ? Le bon cinéaste de fiction, c’est celui qui est capable
d’attraper ça. Quand il attrape ça, il ne fait pas un documentaire et pourtant il nous dit
quelque chose de la vérité : pour le pire, le suicide au travail, la haine dans le travail,
pour le meilleur, le plaisir dans le travail, la tendresse dans le travail. Comment montrer
l’amour d’un agent de conduite pour sa centrale ? Pourquoi le mineur pleure quand on

12 Sociologies Pratiques no 33/2016


Entretien avec Christophe Dejours

ferme la mine ? Pourquoi ? Sur quoi et de quoi pleure-t-il ? Tout cela est très compliqué.
Les pleurs, c’est ce qu’on voit, mais qu’est-ce qui se passe en réalité pour le mineur ?
Ce qui se passe affectivement, ce n’est pas si simple.

« J’ai appris la clinique dans Balzac »

L’écrivain, lui, il faut qu’il repasse par la forme écrite. J’ai appris la clinique dans
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Balzac, j’avais quatorze ans. On entre dans la vie des gens et ça reste tout à fait vrai,
même si le monde a changé. Balzac décrit l’âme humaine au sens freudien du terme.
Une âme qui n’est pas séparée du corps car c’est une âme qui est habitée par le sexuel.
L’appareil animique. Le corps est dedans. Le romancier nous donne accès à ça, nous
emmène dans la vie d’âme. Ça va beaucoup moins vite qu’un film car il faut le temps
de la lecture, un temps du travail sur soi qui est rendu possible par le rythme de la
lecture, qui est le rythme de mon fonctionnement psychique, animique. Tous ces gens
apportent quelque chose sur l’âme humaine et sur la société. Claude Lefort le dit, si on
veut comprendre ce qu’est la période post-révolutionnaire, Balzac est une source iné-
puisable pour comprendre la désillusion.
Reste la question du théâtre. Le théâtre, c’est particulier parce que tout ce que je
viens de vous dire a déjà été dans les préoccupations des cliniciens de l’École de
Francfort. Il y avait au début pas mal de psychanalystes, dont Wilhem Reich était l’un
des plus importants. Parmi eux, il y avait Moreno qui était très proche de l’École de
Francfort. Il a inventé le psychodrame. Il monte en drame quelque chose pour le rendre
visible, manipulable. Le psychodrame attrape quelque chose du drame qui le rend
accessible donc transformable. C’est un outil thérapeutique. Le théâtre est le spectacle
vivant. Il y a des mises en scène du corps qui vont très très loin. Le théâtre a un effet
sur le spectateur qui est unique. Le théâtre a un pouvoir d’emmener le spectateur dans
l’illusion comique. Il crée un trouble sur ce qui est vrai, pas vrai. L’illusion du comique
vous emmène quelquefois du côté de la vérité. Les débats qui suivent le théâtre sont
étonnants.

« L’illusion du comique vous emmène quelquefois du côté de la vérité »

Une expérience majeure, ça a été une de mes thésardes, Heliete Karam, une Brési-
lienne qui s’est servie du théâtre, comme instrument thérapeutique, pour attraper la
question de l’alcoolisme au travail dans la pétrochimie au Brésil 9. Dans la sphère privée,
ça se traduit par une violence inouïe contre les femmes et les enfants. L’hypothèse était
que l’alcoolisme avait à voir avec le travail et que c’était une stratégie collective de
défense contre la peur, dans ces raffineries qui ne sont pas sécures. Il y a des incendies,
des explosions, plein de risques. Tous les mecs boivent, y compris les ingénieurs. L’idée
de Karam a été de le montrer dans une pièce de théâtre qui parle de l’alcool et du
travail. Les campagnes de prévention contre l’alcoolisme, ça culpabilise les alcooliques
et, déjà, comme ils se sentent coupables de boire, ça ne marche pas. L’idée était de

9. H. M. Karam, Travail, souffrance, silence. Analyse psychodynamique et nouvelles orientations thé-


rapeutiques de l’alcoolisme, thèse de doctorat en Psychologie, Paris, Cnam, 1997.

13
ENTRETIENS

remonter étiologiquement à ce qui est derrière l’alcool : à la peur. Si on arrive à penser


individuellement et collectivement la peur, il y a une possibilité d’élaboration psychique
qui fait que d’autres stratégies par rapport au risque pourraient être substituées à l’alcool
pour affronter la peur. Ce n’est pas du tout évident de mettre tous ces gens alcooliques
au théâtre. Elle a fait un truc incroyable ! Elle va voir les familles. Elle va s’appuyer sur
les femmes, des techniciens, des ouvriers comme des ingénieurs. C’est à partir de
groupes de femmes qui souffrent de la violence de l’alcool qu’elle va travailler. Elle monte
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des pièces de théâtre en s’appuyant sur les femmes. Elle monte de petits spectacles.
Des salariés sont bouleversés par les pièces et ils commencent à participer au pro-
cessus. Plus ils vont participer, plus cela a une puissance expressive et une puissance
mobilisatrice sur la pensée des gens. Progressivement, la mise en scène théâtrale du
travail va entraîner un véritable processus dans le site industriel où elle opère et il y aura
des résultats impressionnants sur la baisse de l’alcoolisme. Cela aura des effets sur
l’alcoolisme qui va fondre comme neige au soleil. C’est un très beau travail.

« Une portée politique : Le théâtre a cette puissance dans l’espace public


de déclencher une capacité, une volonté des gens à réfléchir sur leur
propre rapport au travail dans des termes nouveaux »

Pour moi, le rapport avec les artistes va dans les deux sens. Non seulement ils font
un travail énorme pour la clinique, pour rendre visible ce qui ne l’est pas pour la société.
Il y a amplification du travail du clinicien par l’artiste. En même temps, ils se nourrissent
de nous. Il y a beaucoup de demandes, beaucoup viennent au labo, il y a beaucoup
d’échanges et certains membres du laboratoire font du théâtre.
Les artistes portent dans l’espace public ces questions. Ils constituent une nouvelle
communauté de sensibilité autour des questions du travail. Ça a beaucoup progressé
ces dernières années, le thème du travail est sorti grâce à eux, c’est indiscutable.
Ils apportent quelque chose à la clinique et ont une portée politique. Ils en font une
question politique à part entière dont peuvent se saisir les citoyens dans les différents
espaces ouverts à l’art et à la culture.
Ils posent la question de ce qui se passe, qu’est-ce qu’on peut comprendre ?
Comment un homme, cadre, va se tuer, comme ça, en avançant dans l’étang alors
qu’il ne sait pas nager ? Comment le corps dramatise-t-il ce qui ne se voit pas ?
Ils contribuent à produire de la clinique et l’imposent comme un problème politique. On
peut le nier mais le problème politique continue de se développer contre les gens qui
se battent pour détruire le travail vivant comme Emmanuel Macron ou Myriam El Khomri.

« Un critère pragmatique de validation de mon travail scientifique »

Pour moi, ceci constitue un critère de validation de mon travail scientifique. Si ces
questions que je soulève sont pertinentes, alors la possibilité qu’elles soient relayées
jusque dans l’espace public et politique est un critère pragmatique de la validité de ce
que je révèle par mes recherches. Cette souffrance, mon problème à moi c’est de la
décrire pour pouvoir agir dessus. Il y a un caractère scandaleux à attaquer la dimension
du plaisir, la dimension affective du travail et, d’une manière plus conceptuelle, à attaquer

14 Sociologies Pratiques no 33/2016


Entretien avec Christophe Dejours

la relation entre l’homme et le travail. Ce n’est plus alors qu’un rapport de souffrance.
Et les possibilités de faire du travail la médiation du plaisir, en tant que plaisir d’accom-
plissement de soi, et un élément de construction de la culture et de la civilisation. Le néo-
libéralisme veut détruire ça. C’est l’essence même du néolibéralisme qui est une pensée
barbare, qui casse le lien entre le travail ordinaire et la civilisation, le rapport entre l’être
humain et le travail comme promesse de réalisation de soi. On ne peut pas décrire la
souffrance sans être scandalisé de ce qui est en cause là-dedans. Si ce que l’on décrit
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en clinique est vrai, normalement cela devrait déclencher un certain nombre de débats
dans la société – même s’il peut aussi y avoir des mécanismes très puissants qui
empêchent cette clinique d’être mise en discussion. Ça génère un débat qui est une
preuve de la fécondité des recherches. Si on attrape bien les choses, il doit y avoir un
débat. Le fait que tous ces artistes reprennent la question est une preuve de la clinique.
Une des preuves que ce qu’on dit est juste, c’est que précisément ce n’est pas que
moi aujourd’hui qui produis de la clinique, c’est plein de gens qui la rendent visible, qui
la transmettent, qui font de l’enseignement, de l’art.
aurelie.jeantet@univ-paris3.fr
emmanuelle.savignac@univ-paris3.fr

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