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LE MONDE DES BIENS OU LA NAISSANCE DE L'ANTHROPOLOGIE DE LA

CONSOMMATION

Benoît Heilbrunn

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2014/2 n° 44 | pages 108 à 124


ISSN 1247-4819
ISBN 9782707183293
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DOI 10.3917/rdm.044.0108
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Le monde des biens ou la naissance de
l’anthropologie de la consommation1

Benoît Heilbrunn
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Dire que la consommation renvoie à un ensemble de pratiques
signifiantes par lesquelles les individus échangent de la valeur,
du sens et entretiennent des liens sociaux, peut apparaître comme
un truisme aujourd’hui. Tel n’était certainement pas le cas, quand
paraît, en 1979, The World of Goods. On aurait pu attendre de
l’anthropologie qu’elle se contente de montrer que la consomma-
tion est une activité classificatoire qui donne aux communautés
humaines une structure d’ordre. De même que Mary Douglas avait
montré dans l’ouvrage qui l’a rendu mondialement célèbre, De la
souillure [Douglas, 1966], que les notions de pur et d’impur jouent
un rôle important dans le maintien des structures sociales, puisqu’en
séparant le pur et l’impur, les communautés classent en définitive
ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas et se dotent d’une struc-
ture morale, de même l’anthropologie et la sociologie ont souvent
projeté sur les biens matériels un regard classificatoire. Les biens
ont longtemps été conçus en vertu de leur capacité à distinguer ou
assimiler des individus ou des groupes et à symboliser une structure
d’ordre social renvoyant alternativement à une classification des
personnes et des choses. Pour autant, si la consommation a joué un
rôle fondamental et finalement inattendu dans la transformation du

1. Ce texte est une version remaniée de la préface à l’édition française de The


World of Goods publiée sous le titre : Pour une anthropologie de la consommation.
Le monde des biens, IFM/éditions du Regard, Paris, 2008.
Le monde des biens ou la naissance… 109

monde moderne, la plupart des disciplines canoniques n’ont pas


toujours su rendre compte de sa richesse, de sa signification et de
sa complexité. Alors que les historiens ont su montrer le rôle des
biens dans les origines et le développement de la société occiden-
tale, il restait à mettre en évidence leur rôle dans la structuration
et dans le mode opératoire du monde moderne. C’est à cette tâche
que l’anthropologie – n’investissant que trop rarement les sociétés
« chaudes », pour reprendre la terminologie de Claude Lévi-Strauss,
c’est-à-dire les sociétés investies par le principe idéologique de leur
transformation continuelle – s’est notamment attelée depuis trois
et bientôt quatre décennies.
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Le champ de l’anthropologie de la consommation n’est pas
identifié comme tel lorsque paraît The World of Goods, les travaux
existants n’étant généralement que des bribes d’études plus géné-
rales consacrées aux thèmes porteurs du moment, ainsi que le sont
les sphères de l’échange, du don et des cadeaux, l’étude du prestige
des aliments, etc. Si l’anthropologie se préoccupe déjà, à l’époque,
de la culture matérielle, encore le fait-elle trop souvent, voire trop
systématiquement, dans une logique empreinte d’extranéité, en
s’intéressant aux biens matériels dans des sociétés éloignées et
traditionnelles.
Marshall Sahlins [1972] fut par exemple l’un des tout premiers
à dynamiter un certain nombre de préceptes qui empêchaient l’an-
thropologie de prendre pleinement possession de la consommation
comme objet d’étude. En montrant que les sociétés de chasseurs et
de pêcheurs disposaient et profitaient bel et bien de temps de loisir
– davantage d’ailleurs que les sociétés qui vivaient selon d’autres
moyens – et que, dans nombre de régimes tropicaux, les individus
disposaient effectivement de quelques possessions et ne pouvaient
en aucun cas être considérés comme pauvres dans la mesure où les
besoins étaient limités et finalement faciles à combler, Marshall
Sahlins contredit avec vigueur l’hypothèse évolutionniste considé-
rant l’histoire humaine comme un vaste mouvement vers la quête
des loisirs à travers des modes successifs de production qui auraient
progressivement contribué à libérer l’être humain d’un appétit pour
les seuls biens de subsistance.
Qu’a fait depuis lors l’anthropologie de la consommation, si
ce n’est rendre visible la cale sur laquelle était assise de façon
implicite toute la discipline (en creusant l’idée même de culture à
110 Consommer, donner, s’adonner

travers l’idée de culture de la consommation) et de décaler le regard


pour envisager autrement la notion de consommation mais aussi
celle de culture ? C’est pour cette raison qu’il faut véritablement
voir l’essor, au cours des quatre dernières décennies, de l’anthro-
pologie de la consommation comme une transformation radicale
de la nature même de la discipline. Le problème majeur qu’a posé
la consommation à l’anthropologie est qu’étant subordonnée à
des problématiques plus vastes, elle ne lui permettait pas de réflé-
chir et de remettre en cause l’idée même de culture. Du coup, la
consommation a longtemps oblitéré pour les anthropologues l’idée
même de culture de consommation. Ainsi, la structure récurrente
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des études ethnographiques des années 1940 à la fin des années
1950 consacre de façon quasi immuable un chapitre conclusif au
changement social induit par l’arrivée de biens de consommation
occidentaux dans ladite région. Les biens de consommation occi-
dentaux sont à cette époque considérés comme synonymes d’une
perte de culture, voire d’aliénation, et donc comme une menace
pour l’objet même de l’étude anthropologique [Arnould & Wilk,
1984]. L’immixtion de la consommation de masse est alors sou-
vent identifiée comme une forme d’invasion du marché, ainsi que
l’illustre le débat prégnant, dans les années 1960-1970, entre des
approches économiques formalistes qui accréditent la pertinence
des modèles économiques et les approches substantivistes (comme
celle de Karl Polanyi) qui contribuent à romantiser la résistance à
des formes désenchâssées de transaction. Ce paradigme dominant
induit l’idée d’un système logique et impersonnel qui oblitère le rôle
inaliénable que les objets entretiennent dans les systèmes d’échange
qui fondent les communautés humaines. Comme le démontre très
finement Daniel Miller [1995, p. 265], la consommation n’a pu
apparaître comme champ d’étude anthropologique propre tant que
le concept de culture demeurait une prémisse explicite ou implicite
de l’anthropologie. Autrement dit, tant que l’anthropologie s’est
développée par l’établissement d’un « autre », sorte de culture
holiste et non fragmentée à l’aune de laquelle la modernité – c’est-
à-dire la forme de société dont étaient issus les anthropologues –
puisse être jugée, la notion même de culture de consommation n’a
pu véritablement émerger. Comment alors se dégager de la forme
d’occidentalisme qui caractérisait jusque-là l’anthropologie ? Deux
écueils majeurs guettaient finalement l’anthropologie dans sa ten-
Le monde des biens ou la naissance… 111

tative de dissoudre l’opposition réifiante entre le monde occidental


et son « autre », justement défini par l’opposition à la consom-
mation de biens occidentaux : l’incorporation et l’érosion. Ainsi,
nombreuses sont les études qui mettent en évidence la capacité
des systèmes d’échange dits traditionnels à incorporer cela même
qui les menaçait ; dans son analyse de la cérémonie Kava des îles
Fiji, Toren [1989] montre par exemple que l’argent peut très bien
être introduit dans des cérémonies d’échange, quitte à être ensuite
proprement détaché du circuit de l’échange de marché, en étant
traité comme un simple objet d’échange cérémoniel. L’argent se
trouve donc incorporé dans des cosmologies traditionnelles telles
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qu’elles neutralisent sa capacité à relier des sphères séparées. Le
second écueil eut été de ne voir dans la consommation de masse
qu’une simple érosion de la culture ; en entrant dans l’économie
mondialisée, les sociétés seraient alors censées perdre leur droit
de naissance aux dépens d’une sorte de bouillie consommatoire
homogénéisante ayant pour conséquence une perte mesurable de
« culture », celle-ci étant comprise comme une somme d’attributs
différentiels qui faisaient justement d’elle un objet d’intérêt pour
les études anthropologiques.
Ce n’est donc qu’à partir du moment où elle a été regardée
comme « diversité a posteriori – comme une source de différence
qui émerge de trajectoires qui ne sont pas uniquement rattachées
à une diversité historique passée – que la consommation de masse
a pu devenir un nouveau sujet évident et signifiant significatif »
[Miller, 1995, p. 268] pour l’anthropologie. À partir de ce moment,
il devenait nécessaire de ne plus penser les formes particulières
de consommation d’une région comme dérivant à la fois de la
continuité d’une différence culturelle et d’une singularité perdues.
L’idée était de regarder ces modes de consommation comme une
variation authentique des sociétés de consommation de masse qui
faisait advenir la modernité sous la forme d’une présence com-
parative et hétérogène plutôt que sous la forme d’un phénomène
global et homogénéisant. C’est à cette condition que le champ
de l’anthropologie de la consommation a pu se constituer sans se
réduire à une problématique strictement historique.
C’est à ce titre que Mary Douglas et Baron Isherwood ont
joué un rôle pivot en proposant une nouvelle interprétation de la
consommation, et donc de la culture. Leur idée centrale est que les
112 Consommer, donner, s’adonner

objets de consommation font partie de ce qu’ils nomment la partie


visible de la culture. Ils ont pour fonction essentielle de donner une
certaine « concrétude » aux principes culturels, qui sont par nature
intangibles. Par cette vertu de concrétude, la culture se trouve à
la fois identifiée, matérialisée et stabilisée. Cette concrétisation
de la culture, que permettent les biens, donne à la fois une forme
de stabilité et de consistance à la culture, qui se trouve de la sorte
retirée du flot des opinions et des attitudes, acquérant à la fois
substance et autorité [Richardson, 1974, p. 4]. C’est pourquoi les
biens créent une sorte de lest qui oppose un rempart à la dérive
culturelle. C’est d’ailleurs la forme de miracle qu’accomplissent les
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biens de consommation, à savoir qu’ils capturent et encapsulent les
principes mêmes de la culture dans une forme qui la rend toujours
plus présente, tangible et convaincante. À partir du moment où la
culture s’incorpore dans les biens, chaque objet du monde matériel
peut alors jouer un morceau de la partition culturelle. En d’autres
termes, la culture acquiert, grâce aux objets, un éminent pouvoir
d’ubiquité [MacCracken, 1990, p. 132]. À cela s’ajoute le fait que
les biens représentent davantage qu’une diacritique de la culture, en
ce sens qu’ils font davantage que simplement l’exhiber ; ils jouent
presque un rôle de publicisation de la culture, du simple fait qu’ils ne
se bornent pas à la décrire mais servent aussi à persuader. De la sorte,
quand la culture apparaît dans les objets, elle ne fait pas que cela ;
elle se dote plus fondamentalement d’une forme d’inévitabilité,
comme si les biens étaient les seuls maillons sensibles par lesquels
les individus puissent constituer un monde de sens, leur monde.
C’est à ce titre que la culture use immanquablement des objets pour
convaincre. D’où l’intérêt très tôt prononcé des linguistes pour les
biens de consommation. Le simple fait d’envisager l’idée que les
biens transportent des significations culturelles permet de mieux
comprendre comment ils peuvent constituer une sorte de tableau
dans lequel serait inscrit le sens de l’univers culturel auquel ils
appartiennent. Les biens sont capables de créer et de promulguer
des croyances et des hypothèses culturelles. Leur pouvoir perfor-
matif tient à ce qu’ils peuvent donner corps à certains principes de
la culture. D’où leur capacité à devenir des porteurs de significa-
tion, ce qui les fait entrer dans une rhétorique de la persuasion par
laquelle un groupe social déterminé peut gagner l’obédience d’un
autre en imposant une forme de signification hégémonique ; c’est
Le monde des biens ou la naissance… 113

d’ailleurs sur ce terrain que se déploiera essentiellement l’analyse


des processus de distinction mis en évidence par Pierre Bourdieu
dans La Distinction.
Mais si l’on accepte l’idée que l’une des fonctions des biens de
consommation est de rendre tangible la culture, de quelle culture
parle-t-on ? C’est ici que l’on est en droit d’attendre de l’anthro-
pologie des réponses plus précises. L’apport fondamental de Mary
Douglas est, comme le rappelle Richard Fardon [1999], de subs-
tituer aux théories ambiantes la primauté du contexte social. Mis
à part l’influence du structuralisme et la volonté d’appliquer au
champ de la consommation les résultats de ses travaux sur la notion
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de pureté et sur les symboles naturels, l’ouvrage trouve son fon-
dement dans une critique – voire une colère – de Mary Douglas à
l’encontre des approches anthropologiques et économiques alors
prégnantes de la consommation. Il n’est d’ailleurs pas anodin que
ce livre soit le fruit d’une collaboration active avec un économiste.
Partant du constat que la plupart des observateurs de la nourriture
et de la consommation sont largement passés à côté de l’apprécia-
tion des qualités proprement rituelles de la vie quotidienne, Mary
Douglas propose un regard panoptique permettant de décloisonner
les disciplines.
Ce sont donc d’abord les anthropologues – et notamment les
anthropologues dits substantivistes, c’est-à-dire ceux qui consi-
dèrent de façon substantielle les mécanismes liés de la production,
de la circulation et de la consommation – qui sont dans la ligne
de mire de Mary Douglas. Ce qu’elle leur reproche, c’est finale-
ment d’avoir laissé de côté la théorie économique formelle pour
s’engoncer dans une approche purement substantielle et finale-
ment descriptive des mécanismes de consommation. Ainsi, de la
même façon que les économistes, selon elle, ont tendance à n’avoir
recours à l’anthropologie que comme un adjuvant pour solidifier
un champ qui leur semble fragile – en l’occurrence la théorie du
consommateur –, les anthropologues, quant à eux, lui apparaissent
trop engoncés dans leur bunker substantiviste pour envisager les
apports possibles de l’économie.
Paradoxalement, l’ouvrage ne vise pas tant en dernier lieu l’an-
thropologie – même s’il à largement contribué à décaler tant ses
objets d’étude que ses méthodes – que l’économie, discipline qui
s’est depuis longtemps arrogé un droit de préemption académique
114 Consommer, donner, s’adonner

sur l’étude de la consommation. L’on peut d’ailleurs légitimement


penser que l’ouvrage prend racine dans un article publié en 1973
dans un numéro spécial du Times Literary Supplement visant à
contester le rejet de l’économie formelle par les anthropologues
[Douglas, 1973]. Le paradoxe est qu’à travers sa quête ultérieure
(mais vaine) dans le champ économique de possibles soubassements
d’une théorie de la consommation, sa critique initiale de l’anthropo-
logie se retourne finalement en une critique virulente de l’économie.
C’est à ce titre que l’association inédite d’une anthropologue de
renom et d’un économiste a permis de dynamiter de l’intérieur une
certaine vision économique de la consommation tout autant que la
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prérogative que s’était arrogée cette discipline.

La perspective relationnelle de la consommation

De cette double déception, liée à la force des bastions discipli-


naires, Mary Douglas déduit rien moins que le projet d’une anthro-
pologie économique contemporaine dont l’objet serait l’étude des
modèles de relations sociales à partir de l’analyse des logiques de
circulation des biens. La constitution d’une telle approche nécessite
de détricoter le modèle microéconomique d’après lequel les indivi-
dus cherchent à optimiser leur utilité en allouant des ressources par
nature limitées. Les activités de consommation (qui sont d’ailleurs
souvent réduites à des activités d’achat), révéleraient les choix opé-
rés par les individus dans leur processus d’allocation de ressources
limitées à des finalités (produits ou services) désirables, pour lesquels
il est nécessaire de faire un arbitrage. À tout moment, le modèle de
décision peut être modifié si les valeurs monétaires impliquées dans
le processus de décision sont altérées, de sorte qu’en cas de hausse
ou de baisse du revenu, les schémas de consommation sont ajustés.
Si la valeur des biens change, les consommateurs sont confrontés à
une évolution des conditions sous lesquelles ils doivent exercer leur
choix. Même si ce raisonnement propre à l’économie néoclassique
tombe sous le sens et permet dans une certaine mesure d’élaborer
des prévisions en ce qui concerne la demande à court terme de biens
(sur la base d’informations concernant les niveaux de prix et de
revenus), il n’est pas sans poser problème. La principale critique
adressée à ce modèle par Mary Douglas et Baron Isherwood est
Le monde des biens ou la naissance… 115

que l’économie néoclassique tend à considérer l’individu comme un


agent décisionnaire indépendamment du contexte social dans lequel
celui-ci évolue. Elle se concentre sur l’idée que cet agent – dont
elle postule la rationalité comme critère exclusif de décision – ne
tend à modifier ses choix de consommation que dans le cas d’un
changement significatif du niveau des prix ou de son revenu dis-
ponible ; les biens sont alors considérés dans une logique d’intérêt
et, qui plus est, indépendamment les uns des autres. L’économiste
se place donc ici essentiellement dans une logique d’arbitrage, en
laissant de côté l’idée que les biens pourraient prendre sens pour
l’individu sous la forme d’un syntagme dont la signification serait
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liée à des formes de vie particulières. C’est pourquoi se demander
ce qui risque de se passer en cas d’augmentation significative du
prix du pain ou des places de cinéma n’aide pas forcément à com-
prendre les motivations d’achat et de consommation de ces biens.
Les économistes s’intéressent en priorité à la façon dont les effets
de la demande et de l’offre déterminent le prix d’un bien sur le
marché ; ils considèrent donc essentiellement le comportement à
l’égard du prix, et non la façon dont les individus utilisent les pro-
duits et les services qu’ils ont achetés. De la sorte, ils ont tendance
à considérer les goûts des consommateurs comme extrinsèques au
modèle de comportement d’achat, en faisant l’hypothèse que goûts
et préférences sont stables dans le temps ; ainsi, un changement de
goûts aura un impact à l’intérieur du modèle (en conduisant à une
réallocation des ressources et donc à une inflexion des courbes de
demande), mais ne permettra pas d’expliquer le modèle.
L’apport de l’anthropologie est donc, dans la perspective cri-
tique esquissée par Mary Douglas et Baron Isherwood, d’extraire la
consommation du paradigme dominant de la rationalité du consom-
mateur. Et derrière cette critique de l’approche microéconomique,
se trame une évolution importante du regard porté sur la consom-
mation. En ne s’intéressant plus uniquement à la logique d’achat et
en intégrant une logique d’usage dans un contexte social donné, il
faut comprendre le projet de l’anthropologie de la consommation
comme une façon de réorienter le regard des seules pratiques d’achat
vers les pratiques de consommation. Il ne s’agit plus effectivement
d’analyser les décisions d’achat mais de s’intéresser à l’ensemble
d’une chaîne de pratiques signifiantes qui sont essentiellement liées
à des mécanismes d’insertion dans un tissu de relations sociales.
116 Consommer, donner, s’adonner

C’est pourquoi, même si cet ouvrage ne parvient paradoxalement


pas à se débarrasser de la notion très économique de « consomma-
teur », pour lui substituer celle de « personne » ou d’« individu »,
il a néanmoins largement contribué à désengluer la consommation
de l’achat ; c’est finalement essentiellement suite à sa publication
que la consommation a été peu à peu envisagée non plus comme
une transaction marchande mais comme un ensemble de pratiques
permettant aux individus et aux communautés de se forger et de
rendre visible un monde culturel. En substituant le sens au prix,
la consommation à l’achat et le réseau social à la seule question
de l’utilité, l’ouvrage trace une voie originale dans le champ des
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sciences humaines et sociales. Même si l’ouvrage laisse de côté une
discipline émergente aux États-Unis, la Consumer Research2, le
livre de Mary Douglas et Baron Isherwood a notamment permis aux
recherches sur la consommation de se départir des seules approches
marketing pour cristalliser un champ de recherche autonome inté-
grant différentes sciences humaines et sociales et proposant une
vision davantage expérientielle et identitaire que simplement déci-
sionnelle de la consommation.
L’ouvrage s’enracine donc dans une double critique, celle de
l’anthropologie et celle de l’économie, tout autant qu’il marque
une inflexion dans la pensée de l’anthropologue de la question
des symboles vers celle de la nourriture. Mary Douglas a en effet
à cœur de montrer que ses analyses antérieures des systèmes de
classification peuvent également s’appliquer à la structure des
repas dans les sociétés occidentales. Manifestant un intérêt toujours
renouvelé pour la nourriture et les repas, Mary Douglas postule
que les analyses des systèmes de classification qu’elle a dévelop-
pées antérieurement peuvent également s’appliquer à la structure
des repas dans les sociétés occidentales. C’est cette conception
cognitive et classificatoire qui sert de fondement à son anthropo-
logie de la consommation, dans la mesure où l’idée est de montrer
qu’il existe une corrélation entre la position sociale et le style de
consommation alimentaire.

2. Rappelons que même si le marketing s’est toujours intéressé à la consommation,


sous un angle d’abord essentiellement économique puis psychologique, il a ouvert des
perspectives originales sur les pratiques de consommation dès les années 1970, qui
débouchent notamment avec la création du fameux Journal of Consumer Research
en 1974. Voir à ce sujet Belk [1995] et Cochoy [1999].
Le monde des biens ou la naissance… 117

S’il n’est pas exagéré de dire que la consommation trouve son


origine dans la prise de nourriture, « manger n’est pas se nourrir »
(food is not feed), comme aime à le rappeler Mary Douglas, force
est de constater que la plupart des individus ne s’alimentent pas
seuls, à des horaires irréguliers et privés de l’attirail nécessaire pour
manger assis. De la même façon, nous ne mangeons pas forcément
ce qui est censé nous faire du bien, contrairement à ce qu’affirment
une fois encore les approches matérialistes. L’alimentation est
donc au contraire affaire de petits rituels et d’occasions de socia-
lisation commandés par une syntaxe sociale et qui rend possibles
certains types de combinaisons. C’est pourquoi l’inapproprié, la
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gaffe et l’inacceptable mettent en lumière une norme alimentaire
souvent implicite. Dire que l’alimentation procède d’une organisa-
tion rituelle, c’est postuler qu’elle implique des processus de com-
munication. De la même façon qu’elle avait analysé les sacrifices
en opérant une stricte classification des animaux dans la culture
israélite, Mary Douglas [1972] propose dans un travail préparatoire
une analyse de la structure des repas de la classe ouvrière anglaise ;
elle met à jour un petit nombre de contrastes perceptibles : chaud
vs froid, doux vs savoureux, solide vs coulant, structuré vs dés-
tructuré, qui lui permettent de proposer une classification de tous
les repas quotidiens de la famille ouvrière anglaise. Ces mêmes
contrastes sont aussi ceux qui structurent les repas ponctuant les
événements hebdomadaires, annuels ou encore les anniversaires
et mariages pour lesquels les contrastes s’avèrent plus marqués
que dans les repas quotidiens. Ainsi, le traditionnel gâteau de Noël
ou d’anniversaire (le pudding avec sa fameuse crème renversée)
peut s’envisager comme le partage traditionnel de propriétés sen-
sorielles qui peuvent varier selon le degré de forme sculpturale
dudit gâteau. Les caractéristiques sensorielles et sculpturales du
gâteau lui permettent d’opérer comme un symbole condensé (de
clôture d’un repas par exemple), et ainsi d’occuper une variété
d’intervalles à l’intérieur de la structure établie des repas, quitte à
constituer une fête gastronomique en tant que telle. L’association
du travail ethnographique et de l’analyse structurale peut apparaître
disproportionnée pour comprendre la trajectoire culturelle d’un
gâteau ou d’un biscuit, mais elle a notamment permis de faire
comprendre aux nutritionnistes ce qui motive les individus dans
les pratiques alimentaires et pourquoi ils n’agissent pas forcément
118 Consommer, donner, s’adonner

dans leur propre intérêt. Cette recherche donna d’ailleurs lieu à


l’association de Mary Douglas avec un informaticien – Jonathan
Gross –, afin de proposer des mesures de la complexité culinaire,
c’est-à-dire de la façon dont le système alimentaire (par exemple
les différents plats d’un menu) répond en fait aux événements
de la vie sociale (marquer le passage de la semaine, de l’année,
etc.). En montrant que le degré de complexité culinaire dépend
essentiellement des conditions économiques et sociales du foyer,
l’idée de démontrer que l’alimentation est l’un des médiums par
lequel s’exprime un système de relations au sein d’une famille. En
s’intéressant aux familles plutôt qu’à ce qui se passait passe entre
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les familles, les différenciations exprimées à travers le système ali-
mentaire donnent une image du fonctionnement du système social
dans son ensemble, selon l’idée que les formes symboliques et le
contexte social covarient.

La consommation comme ensemble


de pratiques classificatoires

C’est finalement cette approche à la fois cognitive et classifi-


catoire qui est développée dans The World of Goods et appliquée à
la consommation dans son ensemble. Son objectif est en quelque
sorte de montrer la corrélation entre la position sociale et le style de
consommation. Le point de mire n’est pas simplement épistémolo-
gique mais politique en ce sens que s’il s’avérait que ces corrélations
se maintiennent, alors les implications politiques seraient bien sûr
innombrables, incluant notamment le soulagement voire l’éradica-
tion des famines, comme les politiques d’éducation et de protection
sociale. Le projet intellectuel s’arrime donc au dessein d’envisager
des communautés viables au sein des sociétés contemporaines.
L’idée est que seules certaines communautés seraient à même de
produire des biens publics ou collectifs pour leurs membres, et cette
capacité à produire de tels bénéfices communs serait justement l’une
de leurs caractéristiques définitionnelles. D’une certaine façon, il
serait possible de tracer une analogie entre l’organisation de ces
communautés et le fonctionnement domestique. En d’autres termes,
une communauté viable serait une façon de se sentir à la maison
dans un monde plus vaste. D’où le projet d’une théorie culturelle
Le monde des biens ou la naissance… 119

permettant de projeter un regard analytique sur les choix opérés


par les individus, de la gestion de leurs petites affaires quotidiennes
à la sorte de société qu’ils tâchent de créer ensemble. L’intérêt de
l’ouvrage est justement d’analyser la consommation en mettant en
évidence la façon dont le sens mais aussi le contexte sont mis en
valeur à travers les pratiques de consommation.
Il s’agit donc d’une formidable critique de la théorie de l’utilité
pour laquelle la consommation n’est conçue que comme le stade
terminal d’un processus économique dont la production reste le
pilier ; la consommation en est de fait réduite à une portion congrue,
puisque vue comme la simple destruction des biens et services
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produits, qui sont retirés du circuit économique pour que le cycle
de production puisse continuer. C’est précisément, pour Mary
Douglas, le rôle de l’anthropologie de questionner ces hypothèses,
quitte à inverser le modèle économique en vigueur. Dans une notice
de dictionnaire écrite ultérieurement, Mary Douglas explique que :
« En économie, l’hypothèse implicite est celle d’une origine des
besoins se trouvant à l’intérieur même de la constitution physique
et psychique de l’individu. En anthropologie, l’hypothèse implicite
est que ces mêmes besoins sont définis et standardisés au sein d’une
interaction sociale […] pour le dire de façon plus crue, la raison pour
laquelle chacun désire des biens (mis à part ceux liés à des besoins
physiologiques) est pour le désir de partager, de montrer ou de donner
ses biens à quelqu’un en reconnaissance de gestes, cadeaux ou services
similaires reçus dans le passé » [Douglas, 1987].

Ce changement de paradigme consiste finalement à considérer


qu’à la place de l’individu, c’est la culture tout entière qui devient
objet d’analyse. Ainsi, le foyer n’est plus conçu comme le terminus
d’un système économique mais comme une véritable unité produc-
tive. Que produit cette unité en définitive, si ce n’est un style de vie
(même si le terme n’est pas employé de la sorte dans l’ouvrage)
pour ses membres, ainsi qu’une force de travail engagée dans des
activités productives en dehors du foyer ? Pour produire ce style de
vie, le foyer a besoin de biens et de services qui sont en définitive
un prérequis pour la création et le maintien d’un environnement
habitable qui soit à la fois ordonné et compréhensible. Les biens
appartiennent donc à des catégories et leur usage dans les rituels de
consommation sert justement à marquer ces catégories. C’est pour-
quoi l’objectif le plus général du consommateur est de construire
120 Consommer, donner, s’adonner

un univers intelligible avec les biens qu’il choisit. C’est bien cette
torsion de la théorie matérialiste et de la théorie de l’utilité que
symbolise également cet ouvrage.
De la même façon que la fonction essentielle du langage est sa
capacité poïétique, il faut bien envisager que la fonction essentielle
de la consommation est de produire du sens. Il est pour autant
nécessaire, comme le rappellent les auteurs, de se départir de l’idée
d’une irrationalité fondamentale du consommateur tout autant que
de celle selon laquelle les biens serviraient à des fonctions naturelles
telles l’alimentation, la protection, etc. La fonction communication-
nelle de la consommation est de transmettre de l’information sur
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la façon de vivre du groupe ou de l’individu à d’autres membres
de la société, et de proposer, par un effet rétroactif, un miroir par
lequel les individus puissent projeter l’évidence du type de monde
qu’ils se sont construit et dans lequel ils habitent. Or, à partir du
moment où les individus ne créent pas des mondes identiques
(non pas simplement du fait d’une logique de différenciation mais
du fait de conditions de vie structurellement différentes), il est
nécessaire de pouvoir différencier le type d’informations qu’ils
émettent et qu’ils perçoivent. C’est à ce titre que les biens sont de
véritables marqueurs sociaux et que les procédures de nomination
sont essentielles. Les biens assument des services de marquage
pour les individus et la nomination est une étape essentielle dans
ce processus à partir du moment où le savoir sur le nom peut être
partagé. La consommation sert à travers ses différents événements
à éprouver ou tester la nomination. Il s’agit ici du caractère propre-
ment classificatoire de la consommation, assuré par des logiques
de ritualisation et de nomination.

La consommation comme production de sens

Les biens sont des accessoires rituels dont la fonction essentielle


est de donner du sens à un flux continu et désordonné d’événe-
ments. Ils permettent donc d’immobiliser « le flux des significa-
tions » afin de le contenir, tandis que la ritualisation des pratiques
de consommation permet d’établir « des conventions qui établissent
des définitions publiques visibles ». Mais, comme tout autre rituel
ayant fait l’objet d’attention de la part des anthropologues, celui-ci
Le monde des biens ou la naissance… 121

n’est pas purement désintéressé. Il est bien évidemment lié à un


processus de production de sens qui le ramène inexorablement à
la question du pouvoir ; d’où cette idée que « la consommation
est de façon ultime une question de pouvoir, mais un pouvoir qui
s’exercerait de différentes manières ». C’est ici qu’apparaît l’une
des différences majeures avec le travail sociologique mené à la
même époque par Pierre Bourdieu. Alors que Mary Douglas est
finalement restée fidèle à une lignée anthropologique dominante (de
Durkheim à Lévi-Strauss) essentiellement préoccupée par la notion
d’ordre, Bourdieu, lui, a usé d’une forme d’extraterritorrialisation
anthropologique en proposant les bases d’une méthodologie pour
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l’étude des relations sociales. L’aspect novateur de Pierre Bourdieu,
au regard d’une théorie de la consommation, est de défendre simul-
tanément l’idée que la structure de la consommation est un élément
clé de reproduction des relations de classe tout en proposant un
nouveau mécanisme permettant aux analystes d’étudier les relations
sociales d’une façon objectivée – c’est-à-dire comme un modèle
de goût. Mary Douglas et Baron Isherwood substituent quant à eux
aux approches purement économiques de la consommation une
approche d’obédience structuraliste consacrée à l’analyse de la
façon dont l’usage des objets permet de créer une structure d’ordre et
donc un système de catégorisation. La première partie de l’ouvrage
met justement en évidence les mécanismes sociaux qui érigent et
maintiennent les barrières statutaires entre les individus. C’est ici
la description ethnographique des économies non occidentales qui
permet d’aborder cette question du pouvoir en mettant en avant la
notion de sphères d’échange. L’idée est que les sphères d’échange
correspondent à des périodicités : les sphères basses contiennent
des biens qui font l’objet de transactions quotidiennes et qui n’ai-
guisent que faiblement le jugement moral tandis que les échanges
qui surviennent dans les sphères dites de prestige ont un caractère
plus moral qui engage une évaluation des personnes (une femme
contre une autre, un bijou en coquillage contre la promesse d’un
autre). Or ces sphères posent des questions importantes concernant
le choix rationnel. Ainsi, pourquoi les femmes Hausa du Nigeria
accumulent-elles un nombre de pots de vernis bien supérieur à
leurs besoins ? Les pots de vernis sont des biens de prestige utilisés
dans les rituels d’échange lors de mariages ou d’héritages, et le
fait d’en posséder un nombre important indique la capacité d’une
122 Consommer, donner, s’adonner

femme à prendre part aux événements sociaux pour lesquels les


fameux pots sont des prérequis. Ces sphères permettent alors de
définir trois types généraux de consommation : une sphère intégrant
essentiellement des tâches routinières, une sphère bénéficiant d’une
technologie permettant d’amoindrir quelques contraintes de la rou-
tine, se manifestant par des rituels de consommation majeurs mais
peu fréquents ; une sphère élevée recourant à la technologie ou au
travail domestique pour se libérer de la routine et se traduisant par
de fréquents rituels impliquant des liens élargis mais n’incluant
justement pas comme membres les individus des sphères médiane
et basse. Cette forme d’échelle de la consommation correspond à
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peu près aux trois classes permettant de catégoriser les biens de
consommation : un ensemble de biens – des commodités – pré-
sents parce que nécessaires dans l’ensemble des foyers, des biens
durables à fort contenu technologique et un ensemble de services
d’information essentiellement consacrés à l’amélioration de la
communication. L’un des intérêts du propos de Mary Douglas est
de montrer qu’il existe un lien entre ces deux triades. Les biens de
base prédominent au premier niveau des sphères de consommation,
les biens technologiques sont essentiellement caractéristiques de
l’échelon intermédiaire ; les biens et services qui accroissent à la
fois la disponibilité du consommateur et le flux d’information des
autres vers ce même consommateur sont requis pour l’échelon
supérieur de l’échelle de consommation. Ainsi, à partir d’un rai-
sonnement fondé sur une description proprement ethnographique
des sphères d’échange, l’ouvrage met en lumière un processus de
création de valeur prenant sa source successivement dans la terre,
dans le travail puis dans le savoir. D’une façon qui peut davantage
prêter à controverse, l’auteur propose alors d’étendre le modèle par
analogie au contexte international. L’objectif est ici de généraliser
le mécanisme qui fait que les disparités initiales sont à l’origine de
différents cycles de croissance économique : des cercles vertueux
et vicieux qui conduisent les riches à devenir plus riches et les
pauvres encore plus pauvres. Les sociétés industrielles, mécanisées
et urbaines sont bien évidemment mises en contraste avec celles qui
ne sont pas dotées de ces caractéristiques. De la sorte, être pauvre,
c’est être isolé, et la pauvreté est surtout affaire d’une absence de
lien et d’une impossibilité à communiquer ou à s’exprimer à l’aide
de biens ou de rituels de consommation. D’où d’intéressantes ten-
Le monde des biens ou la naissance… 123

tatives pour circonscrire l’appauvrissement relatif, comme si le


« pauvre » était devenu tout à la fois figure d’altérité de la société
de consommation et objet d’étude pour la socioanthropologie. C’est
ce mouvement d’aller et retour entre la théorie et la vie sociale
qui est intéressant, en ce qu’il montre la dimension éminemment
politique d’un ouvrage dont la première édition parût, rappelons-le,
dans une Angleterre tatchérienne largement rompue aux principes
de la politique économique monétariste.
Plutôt que de s’intéresser aux biens pris isolément, en se deman-
dant ce qu’ils véhiculent et communiquent, l’approche anthro-
pologique qui nous est proposée dans The World of Goods tâche
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de saisir la signification globale de ces biens au sein de pratiques
sociales qui sont prises au sérieux en ce qu’elles communiquent
des catégories de sens pertinentes parce que viables. Or une orga-
nisation viable est justement celle qui est susceptible de projeter
une valeur relativement stable sur les objets. De la sorte, qu’un
bien soit apte à la consommation signifie qu’il est capable de cir-
culer comme marqueur d’ensembles de rôles sociaux spécifiques.
C’est à ce titre que cette théorie de la consommation est aussi une
théorie de la vie culturelle et de la vie sociale. Et si cet ouvrage est
empreint d’une dimension politique, c’est parce que « les biens
servent à mobiliser d’autres personnes (et qu’) à moins de savoir
pourquoi les gens ont besoin de produits de luxe et comment ils les
utilisent, nous ne sommes pas près de nous attaquer sérieusement
à la question de la pauvreté3. À une époque qui glorifie tout autant
qu’elle fustige la consommation, il est urgent de lire ce livre qui
fait figure de manifeste !

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