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Olivier Voirol
La Découverte | « Réseaux »
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ISBN 9782707167866
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DOI: 10.3917/res.166.0125
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L
e terme « industrie culturelle » appartient au vocabulaire courant de la
recherche en sociologie de la culture et des médias ou en sciences de
la communication. Il décrit le fonctionnement spécifique des industries
dans le domaine de l’audiovisuel, de la musique ou du numérique. Autour de
ce terme se retrouvent des disciplines attachées à l’étude de ces domaines sous
l’angle de leurs processus économiques et leur dimension organisationnelle (cf.
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entre autres Benhamou, 2002 ; Bouquillion, 2008 ; Chantepie et Le Diberdier,
2004 ; Hesmondhalgh, 2007 ; Miège, 1997, 2000). Cet usage désormais « insti-
tué » du terme dans ces domaines de recherche dissimule toutefois une histoire
conceptuelle plus tortueuse, à laquelle les travaux de Theodor W. Adorno (1903-
1969) et de ses collègues de l’Institut für Sozialforschung (IfS) ont contribué de
manière déterminante. Le terme d’industrie culturelle fut en effet initié par Theo-
dor W. Adorno et Max Horkheimer dans un chapitre de leur fameux ouvrage, La
dialectique de la raison (Adorno et Horkheimer, 1974). Si l’idée d’un proces-
sus de commercialisation et d’industrialisation dans le domaine de l’art et de la
culture était déjà véhiculée au milieu du XIXe siècle par certains auteurs (dont
entre autres Sainte-Beuve, 1992), il faut mettre à l’actif des auteurs francfortois
de lui avoir donné une véritable profondeur théorique.
Sous leur plume, le terme n’est pas à prendre à la lettre, il avait un caractère
critique et provocateur : associer en un seul mot – Kulturindustrie en allemand
– « culture » et « industrie » revenait, à l’époque en tout cas, à juxtaposer deux
termes que tout opposait. À l’« industrie » sont associés l’économie, la rationa-
lisation, la planification, le calcul, l’intérêt stratégique, la visée instrumentale,
etc., alors que le terme « culture » évoque les idées de création, d’originalité,
de désintéressement, de formation, de perfectionnement, d’autonomie et de
liberté. Le concept d’industrie culturelle est donc un oxymore appartenant à
la rhétorique singulière de la Dialectique de la raison dont l’écriture regorge
de semblables formules provocantes (Honneth, 2006). À travers l’association
d’univers sémantiques antithétiques, il vise à « faire voir » ce qu’on ne voit
plus, à savoir la dégradation de la culture dans la société capitaliste moderne.
Celle-ci est devenue ce qu’elle ne saurait être, si l’on s’en tient aux promes-
ses d’autonomie, de désintéressement et de formation (Bildung), formulées à
son égard dès la naissance de la modernité (Bollenbeck, 1996). Cet oxymore
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mais articule un vaste champ de connaissances et de recherches alliant l’écono-
mie politique, l’étude de la personnalité et les bouleversements survenus dans
le domaine de l’art et de l’esthétique. Il s’agit par conséquent de prendre en
compte cette complexité du concept, à la fois philosophique et sociologique,
pour montrer ses articulations internes et sa visée à la fois descriptive et criti-
que. C’est ce que je tenterai de faire dans ce texte en mettant en évidence l’en-
trecroisement des différents domaines de recherche et de réflexion ayant rendu
possible le diagnostic de l’époque dont l’industrie culturelle est un concept clé.
Pour ce faire, je chercherai à déployer ses domaines d’investigation, en mon-
trant leurs articulations, en mentionnant les travaux de recherche empirique et
les différentes préoccupations théoriques ayant rendu possible son élaboration.
Cela implique de revenir sur les travaux de recherche empiriques menés par
Adorno et l’IfS au cours des années 1930 et 40 en Allemagne et aux États-
Unis, portant notamment sur la culture, les médias, la personnalité, la famille
et l’économie politique.
La genèse du concept
Si les recherches d’Adorno sur la culture et les médias s’étendent sur près d’un
demi-siècle, c’est surtout entre le milieu des années 1930 et le début des années
1950 que l’essentiel de l’édifice théorique adornien s’est mis en place, soit à une
période où il mène un intense travail philosophique, associé à une recherche
en esthétique et une activité de recherche empirique. C’est aussi la période du
XXe siècle où se sont déployées la plupart des innovations majeures dans le
domaine de la culture et des médias : naissance de la presse magazine, exten-
sion de la radio, popularisation du cinéma, émergence d’une industrie de la
musique, apparition de la télévision, etc. En effet, à partir de la deuxième partie
des années 1920, se met en place une culture du divertissement, rendue possible
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non seulement par des changements sur le plan technologique, mais aussi, et
surtout, par une extension du temps libre laissant place à de nouvelles activités
culturelles – en particulier dans l’Allemagne de Weimar (1919-1933) grâce aux
réformes sociales entreprises par le gouvernement de gauche (cf. entre autres
Laqueur, 1979). Cette culture est principalement axée sur le divertissement de
couches sociales en recherche de nouvelles expériences culturelles. L’accès de
nouvelles couches de la population au divertissement culturel, l’apparition de
formes de culture qui ne sont plus confinées à un public restreint et éduqué, mais
sont élargies à des « masses », tout cela doublé d’une extension du domaine
relevant de l’art et de l’esthétique, donne forme à ce phénomène typique des
années 1920. Cette évolution a déclenché moult interrogations dans le milieu
intellectuel de l’époque. La plupart des intellectuels voient dans ce phénomène
un déclin caractérisé par la montée d’une culture sans qualités, privilégiant la
facilité et le mauvais goût ; elle participe selon eux d’un déclin de l’art et de
la culture « raffinée » telle qu’elle était conçue tout au long du XIXe siècle par
les couches sociales cultivées. Cette idée du « déclin de la culture » et de la
montée de couches sociales élevant des prétentions sur cette dernière nourrira
le thème de la dégénérescence culturelle, thème à dominante conservatrice 1.
Toutefois, ce n’est pas de ce côté qu’il convient de se tourner pour situer les
travaux d’Adorno, mais de celui de la critique « progressiste » ou « de gauche »
de la culture de masse, une critique bien plus subtile.
Parmi cette dernière, les travaux de Siegfried Kracauer, ami et proche d’Adorno,
sont de première importance, tant ils prennent ce phénomène à bras le corps.
Ce qui intéresse Kracauer est moins de porter un jugement esthétique négatif
1. C’est le philosophe espagnol José Ortega y Gasset qui, dans La révolte des masses (2010),
résume le mieux cette critique culturelle conservatrice.
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d’industrialisation et qu’elles sont avant tout destinées au marché. Or c’est jus-
tement à ce titre qu’elles sont intéressantes, selon Kracauer, tant elles se voient
condamnées à épouser les traits de leur temps et à s’insérer dans ses représen-
tations les plus communes (Kracauer, 2006).
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collective associant attitude critique et plaisir de la part d’un public accédant
au statut d’expert sans qu’il ait à faire des efforts d’attention particuliers. Dans
l’expérience du film, souligne Benjamin, « le plaisir du spectacle et l’expé-
rience vécue correspondante s’y lient, de façon directe et intime, à l’attitude du
connaisseur. (
) Au cinéma le public ne sépare pas la critique de la jouissance »
(Benjamin, 2000, p. 167). Selon lui, le cinéma autorise des formes d’expé-
rience collective offrant des potentialités inédites pour revivifier un collectif
brisé par la modernisation et les « chocs » technologiques ; il ouvre également
un espace d’expérimentation et de transformation des modes de perception.
Ainsi, la vision cinématographique, dit-il, « décuple notre perception, elle
accroît notre champ d’action, nous ouvre des possibilités nouvelles, un champ
d’action immense et que nous ne soupçonnions pas » (Benjamin, 2000, p. 75).
Élargissant le domaine du visible, le cinéma rend possible un nouveau rapport
au monde. Selon Benjamin, il n’y a donc pas lieu de s’en prendre à cette culture
de masse dont les potentialités, y compris politiques, sont prometteuses.
épistolaire que les deux auteurs croisent le fer sur la question de la culture de
masse, et en particulier sur la place de la technique et du cinéma (Adorno et
Benjamin, 2006). Dans le texte évoqué, Adorno reprend à son compte l’idée de
la perte de l’aura et la reproductibilité des œuvres d’art, point sur lequel il est
en parfait accord avec son ami. Sauf que, pour Adorno, si la perte de l’aura va
de pair avec une forme de « désacralisation de l’art » par laquelle ses derniers
résidus sacrés, hérités de ses anciens usages rituels, se trouvent balayés, cela
ne signifie pas pour autant une suppression de toute dimension « mystique »
liée aux œuvres d’art à l’ère de la reproductibilité technique. Selon lui, repro-
duites en série, les œuvres entrent dans un processus de marchandisation et
sont désormais l’objet d’une forme inédite de mystification ne relevant plus de
la sphère religieuse au sens strict. Adorno reprend à son compte l’analyse de
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Marx dans la première partie du Capital, consacrée au fétichisme de la mar-
chandise. Le fétichisme dans le domaine culturel se caractérise par le fait que
les « consommateurs » de culture se rapportent moins au contenu immanent
de ses objets qu’à leur apparence externe et au plaisir désinvolte et immédiat
qu’ils sont censés leur apporter. Selon Adorno, « ce qu’on idolâtre (
), c’est
la valeur d’échange dans laquelle disparaît toute trace de plaisir possible.
Marx définit le fétichisme de la marchandise comme la vénération de l’auto-
production qui, en tant que valeur d’échange, s’aliène aussi bien vis-à-vis des
producteurs que des consommateurs – des ‘hommes’. (…) Le consommateur
tombe en adoration devant l’argent qu’il a dépensé pour acheter ses places au
concert de Toscanini. Littéralement, il a ‘fait’ le succès, qu’il réifie et accepte
comme critère objectif, sans s’y reconnaître. Il ne l’a pas ‘fait’ toutefois en ce
que le concert lui a plu, mais en ce qu’il a acheté le billet d’entrée » (Adorno,
2001, p. 14). À la relation « auratique » aux œuvres s’est donc substituée une
relation fétichiste.
tère concret et singulier ; pire, selon Marx, c’est le caractère humain de ces
productions qui se trouve ainsi effacé. Au lieu de se rapporter aux marchandi-
ses en tant que produits de l’activité humaine dans une relation entre sujets, ils
finissent par se rapporter, en tant que consommateurs, à la marchandise pour
elle-même. C’est le fondement même du lien social et de la relation entre les
êtres qui disparaît dans un rapport marchand procédant d’une inversion : le
lien reliant les humains à travers le produit objectivé de leurs activités devient
un lien entre des choses. Le fétichisme n’est autre que cette « adoration » des
marchandises pour elles-mêmes, indépendamment de leurs qualités propres et
du rapport social dont elles émanent.
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l’échange économique, s’étend à celui de la culture et de l’art – et de la musi-
que, plus précisément, extension qui restait impossible tant que l’art et la culture
demeuraient sous le sceau de l’aura. Si le fétiche a remplacé l’aura, le processus
de marchandisation n’épargne plus ce domaine. Or la conception classique de
la culture et de l’art situait ces derniers dans un domaine « à part », distinct
des mécanismes de l’échange et de la valorisation économique, ceci grâce à
cette « aura » qui faisait des biens culturels des biens singuliers. Les œuvres de
culture sont à présent considérées comme des biens ordinaires. La reproducti-
bilité technique a rendu possible la naissance d’industries vouées à leur produc-
tion en série, ouvrant la voie au développement d’un capitalisme opérant dans
le domaine de la culture, tout en étant gouvernées par les mêmes règles de la
performance et du profit que les entreprises capitalistes classiques. La perte de
l’aura a contribué quant à elle à désacraliser un domaine jusque-là relativement
épargné par les principes de la grande industrie capitaliste.
Pour ce faire, ces morceaux de musique légère privilégient des schémas stan-
dards déjà connus, ils sont prompts à assouplir les angles trop « rugueux » ou
les dissonances qui ont pour effet de surprendre ; les interprétations de compo-
sitions complexes sont simplifiées à l’extrême à l’aide de techniques d’arrange-
ment qui rabotent les aspects apparemment déplaisants à une oreille fainéante.
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Soumis à des biens musicaux destinés, avant toute chose, à s’écouler sur le
marché, les auditeurs sont sollicités et entraînés sans relâche dans une écoute
désinvolte banalisée dans le flux de l’activité ordinaire. Adorno voit l’écoute
musicale attentive se dissoudre dans une écoute distraite. La musique légère
s’installe progressivement au cœur du quotidien – au cours de ces années 1930
qui sont marquées, rappelons-le, par une extension sans précédent des moyens
de reproduction musicale comme la radio ou le disque. Ils sont soumis de plus
en plus souvent, dans des situations banalisées du quotidien, à une musique
légère dont l’écoute n’exige aucune concentration particulière. Ils sont « flat-
tés » par cette expérience musicale rassurante, tant elle leur épargne toute
ingratitude auditive en ressassant sans relâche des schémas musicaux connus.
Selon Adorno, réaffirmés dans ce qu’ils savent déjà autant que dans ce qu’ils
sont, de tels auditeurs finissent par renoncer à vouloir autre chose que ce qu’on
leur offre déjà de manière répétitive. Ils renoncent à attendre une autre musi-
que, et même à envisager qu’elle soit possible : « En contrepartie au fétichisme
de la musique, se produit une régression de l’écoute. En perdant la liberté et
la responsabilité de leur choix, les sujets auditeurs non seulement perdent la
capacité d’une connaissance réfléchie de la musique, limitée à des groupes
restreints, mais ils en arrivent à nier obstinément qu’une telle connaissance
soit possible. Ils oscillent entre le grand oubli et la réminiscence subite qui
replonge aussitôt dans l’oubli ; ils écoutent de manière atomisée et dissocient
ce qu’ils écoutent » (Adorno, 2001, p. 11).
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nir adultes. Encore une fois, cet « infantilisme » d’un public dont la capacité
d’écoute est atrophiée est engendré par une culture musicale désormais sou-
mise au principe de la valorisation économique : pour vendre et diffuser leurs
productions au plus grand nombre, les productions sont conçues de telle sorte
qu’elles fassent vibrer chez leurs destinataires des cordes sensibles (enfouies
dans des réflexes pulsionnels ou dans l’enfance) au lieu de faire appel à des
capacités « rationnelles », ce qui serait bien plus exigeant sur le plan musical.
2. Schiller a synthétisé cette conception dans ses fameuses « Lettres sur l’éducation esthétique
de l’homme » (Schiller, 1794) ; pour une discussion récente, voir Ruby, 2005 ; cf. aussi Adorno,
1959.
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qui n’est pas » et advient en dehors des attendus et des normes établies. Sur le
plan de l’expérience musicale, elle implique une ouverture de soi, une dispo-
sition empathique et une attention par laquelle l’auditeur s’engage dans une
expérience susceptible de remettre en cause ses schémas perceptifs prééta-
blis. Elle implique une remise en cause des schémas musicaux acquis et une
ouverture vers l’inédit, vers ce qui est « autre ». Dans la relation esthétique, il
y a donc un processus d’ouverture permettant l’apprentissage de « ce qui est
autre » et une disposition à l’extension de l’expérience sensible 3.
Or, pour Adorno, c’est précisément ce processus qui est détruit dans le féti-
chisme musical, tant la relation proposée par les marchandises musicales incite
ses destinataires non pas à ce type d’expérience mais à une attitude désinvolte
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confirmant les schémas culturels les plus éculés. Adorno montre qu’à force
de baigner dans un univers musical regorgeant de compositions encourageant
une écoute déconcentrée, les auditeurs apprennent à n’attendre rien d’autre
que ce qu’ils connaissent déjà, s’enfermant dans leur univers connu, tout en
s’interdisant des expériences musicales qui les feraient « devenir autres ». À
travers ce processus, la relation esthétique est transformée de fond en comble :
les individus ne retrouvent qu’eux-mêmes dans cette expérience appauvrie,
ils sont renforcés dans leurs préconceptions et renoncent à attendre de leurs
expériences culturelles un moment exigeant d’extension de leur horizon d’ex-
périence au-delà de la culture réifiée. C’est en ce sens qu’il est possible de
parler de régression : il y a une perte des possibilités d’individuation, une
infantilisation, un appauvrissement de l’expérience esthétique, une réduction
des possibilités de « devenir autre », grâce à la confrontation active à des
objets culturels exigeants. On comprend pourquoi Adorno ne pouvait accep-
ter les conclusions de Benjamin quant aux possibilités d’un public critique et
réflexif grâce à l’émergence d’une culture reproductible dépourvue d’aura, et
notamment du public du cinéma. Un tel constat, on le verra, ne porte pas seu-
lement sur la destruction des possibilités de « devenir autre » dans la relation
esthétique, mais aussi, de manière plus générale, sur la destruction des possi-
bilités d’individuation dans le capitalisme avancé.
Le développement du concept
Lorsqu’il arrive aux États-Unis en février 1938, fuyant une Europe sous l’em-
prise du fascisme, Adorno a déjà posé les fondements de son approche de la
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et de réflexion interdisciplinaire associant des disciplines aussi diverses que la
philosophie sociale, la sociologie de la littérature (Löwenthal), la psychologie
sociale et la psychanalyse (Fromm), l’économie politique (Pollock) et le droit
(Neumann, Kirchheimer). Le concept d’industrie culturelle naît au carrefour
de ces réflexions philosophiques, de ces travaux en esthétique et de ces recher-
ches empiriques. Celles-ci sont issues de disciplines scientifiques qu’il est peu
commun de voir coopérer au sein d’un cadre intellectuel cohérent, celui d’un
institut de recherche ayant vocation à établir un diagnostic de l’époque.
4. Dans une lettre à Benjamin, il écrit : « Le projet sur la radio se révèle promis à d’extraordi-
naires possibilités ainsi qu’à la plus grande publicité. J’ai la direction de toute la partie musi-
cale et de la direction théorique d’ensemble puisque Lazarsfeld, le directeur officiel qui m’a fait
venir ici, s’occupe essentiellement de l’organisation du travail » Adorno, Lettre à Benjamin du
7 mars 1938, in Adorno, Benjamin Correspondance, p. 274
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Adorno fera en sorte que le projet « ne s’épuise pas dans un fact-finding mais
s’insère dans le cadre de référence d’une théorie de la musique et de la société »
(Müller-Doohm, 2004, p. 245). Mais le type d’enquête sociale en vigueur aux
États-Unis, auquel le Radio Research Project n’échappe pas, lui pose problème,
tant ces enquêtes sont prédéfinies par des commanditaires davantage préoccupés
d’études de marché que d’avancées scientifiques. De telles préoccupations mar-
quent le projet, de la formulation des questions jusqu’à la définition du cadre de
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l’enquête. S’il ne s’agit pas de revenir ici sur les détails de la dispute ayant éclaté
entre Lazarsfeld et Adorno, qui entraînera finalement le départ de ce dernier du
projet, il faut souligner que le désaccord entre les deux hommes portait notam-
ment sur une question typique dans la recherche en réception. Adorno reprochait
à ce projet de se contenter d’un cumul de données statistiques sur les pratiques
d’écoute des auditeurs sans s’intéresser aux contenus de la musique, ni au type
d’expérience d’écoute accompagnant ces derniers. Il s’étonnait que la recherche
se limite à une batterie préétablie de méthodes de sondage et soulignait qu’on ne
peut écarter l’examen des qualités musicales et du contenu des émissions radio-
diffusées ; il s’en prenait notamment à la mesure de prétendus « effets » chez les
auditeurs sans qu’ils soient rapportés au contenu de ce qui suscite ces réactions
(Adorno, 1984b).
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devait se pencher attentivement sur ses qualités internes. S’il y a bien, à ses yeux,
un trait spécifique de la culture de masse par rapport à la culture sérieuse, ce n’est
pas seulement son caractère marchand mais aussi ses propriétés internes. Cette
perspective va amener Adorno à se concentrer sur ces propriétés musicales de la
musique commerciale, et se donner ainsi les moyens empiriques d’élaborer un
modèle des schémas typiques de la culture de masse dans son ensemble 5.
5. Cf. en particulier le texte d’Adorno « Das Schema der Massenkultur » (1943) qui devait
initialement figurer dans la Dialectique de la raison mais a été retiré. Le texte a été publié bien
plus tard.
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sens global de l’œuvre ; enfin, dans la première, la relation entre tout et par-
tie est rompue puisque la structure d’ensemble d’un morceau ne dépend pas
de ses parties et que la modification d’une partie ne modifie pas le tout – les
éléments sont interchangeables sans que cela ne porte à conséquence sur l’en-
semble musical (Adorno, 1943, 1972, 2010). On retrouve des différences de
taille dans la manière dont l’une ou l’autre musique s’adresse à son public. La
musique sérieuse exige de l’auditeur de saisir le morceau dans son ensemble
pour le comprendre, alors que la musique légère l’invite à porter son atten-
tion sur des parties interchangeables, sans que cela n’affecte sa compréhen-
sion du morceau comme un tout ; la musique légère est tellement formalisée
qu’une écoute désinvolte est possible, alors que la musique sérieuse requiert
efforts et concentration pour parvenir à suivre le morceau ; par ses structures
répétitives immédiatement reconnaissables rendant toute réflexion superflue,
la première s’insère parfaitement dans le flux d’activité de la vie ordinaire
alors que la seconde encourage une expérience autre. La liste des propriétés
formelles de la musique légère produite par l’industrie culturelle et du type
d’expérience musicale qui l’accompagne pourrait encore s’allonger. La mise
en évidence de ces différences vise à dégager le caractère dialectique de la
démarche d’Adorno : il n’y a pas d’analyse de la musique légère sans mise en
relation avec la musique sérieuse, comme il n’y a d’ailleurs pas d’analyse des
produits de l’industrie culturelle sans leur mise en relation avec ceux de l’art
autonome.
Aux antipodes des produits de l’industrie culturelle se situe la « nouvelle musi-
que » à laquelle Adorno a consacré un ouvrage important (Adorno, 1962). De
par leurs propriétés basées sur la dissonance et l’innovation formelle, les com-
positions de la nouvelle musique exigent des auditeurs une écoute attentive,
concentrée, excluant d’emblée toute écoute désinvolte ou frivole (pour laquelle
Retour sur l’industrie culturelle 141
elle est simplement insupportable). Adorno parle des difficultés d’un auditeur
dont les oreilles sont habituées à la musique industrialisée de s’engager dans
une écoute attentive des compositions de Schönberg. « Plus elle offre à l’audi-
teur et, simultanément, moins elle lui en donne. Elle exige de l’auditeur qu’il
recompose spontanément ses mouvements intérieurs et présuppose de sa part
non pas une simple contemplation mais une véritable praxis » (Adorno, 1986,
p. 127). Mais elle oblige surtout ces auditeurs à se faire contre eux-mêmes,
contre les schémas auditifs habituels et ainsi à étendre leur expérience auditive
ainsi que leurs connaissances de la musique. Surtout, elle leur ouvre un univers
d’écoute à l’opposé de la musique marchande : elle invite à entrer dans une
expérience sensible ouvrant vers une relation au monde et à soi-même marquée
par le questionnement sensible. Ainsi, dans le domaine de la musique autonome
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épargnée par le processus de valorisation économique, se retrouve cette relation
esthétique suivant l’idéal culturel porté par le principe de la Bildung. Au sein
d’espaces certes réduits, le domaine autonome de la culture donne corps à ce
vieil idéal moderne aspirant à préserver la sphère esthétique épargnée de l’em-
prise de la valorisation économique et de la rationalité instrumentale. Dans ces
espaces subsistent, selon Adorno, des potentiels de résistance face au monde
« tel qu’il est », la « société administrée » et le « contexte d’aveuglement total ».
Ce référent esthétique lui fournit en quelque sorte un point de repère pour exa-
miner de manière critique les évolutions problématiques au sein de la sphère
esthétique.
La Dialectique de la raison
C’est dans la Dialectique de la raison qu’Adorno a posé, avec Horkheimer,
son analyse la plus systématique et sans doute aussi la plus radicale du deve-
nir de la culture, inscrit dans celui de la civilisation occidentale dans son
ensemble 6. La question de la culture joue un rôle central dans cet ouvrage qui
s’interroge sur le devenir de la raison émancipatrice – au sens des Lumières,
de l’Aufklärung. Le point de départ est le concept classique de culture comme
rapport au monde à la fois rationnel et sensible. L’Aufklärung a porté ce prin-
cipe émancipateur de culture, en revendiquant de haute lutte l’autonomie de
l’art et de la sphère esthétique par rapport aux instances exerçant jusqu’alors
leur emprise sur ces derniers. Au premier rang de ces instances figure le pou-
6. L’ouvrage ne fut publié pour la première fois qu’en 1947, à Amsterdam, mais le manuscrit
était prêt déjà en 1944 (il fut offert à Pollock pour son cinquantième anniversaire) et Adorno
y œuvrait dès 1941, au moment même où il avait quitté le Radio Research Project et rejoint
Horkheimer en Californie.
142 Réseaux n° 166/2011
voir religieux qui contribuait non seulement à fixer la finalité des œuvres de
culture mais aussi à déterminer les codes expressifs et les goûts légitimes ;
les instances du pouvoir politique (institutions étatiques, monarchie) n’étaient
pas en reste, dans leur tendance à fixer les modalités de production et d’appré-
ciation esthétique. Une sphère culturelle autonome prend cependant forme au
moment des Lumières, se libère de ses contraintes antérieures, en partie grâce
à l’ouverture d’un marché de la culture et de l’art. Libérés de leurs attaches
antérieures, les artistes créent pour un marché libre, les œuvres culturelles
pouvant désormais être conçues indépendamment de leurs finalités antérieu-
res – cf. la « finalité sans fins » de Kant 7.
Sitôt libéré de ses garrots antérieurs, le même processus ayant contribué à l’auto-
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nomisation de cette culture éclairée, à savoir la mise en place d’un « libre »
marché, la fait retomber dans des contraintes d’autant plus pernicieuses qu’el-
les sont moins tangibles. Autrement dit, le même mouvement qui a libéré cette
sphère culturelle contribue à sa chute dans les dépendances nouvelles de la valo-
risation économique. Cette dialectique appliquée à la culture est celle-là même
qui configure le projet de l’Aufklärung dans son ensemble : opposée au mythe
dont elle s’émancipe, la raison retombe dans la mythologie. Alors que le mythe
signifie l’unité entre le sujet et l’objet, l’autorité de la tradition, l’indifférencia-
tion entre la nature et le monde, la raison devait libérer le sujet de son aveugle-
ment dans la tradition, faire régner l’autodétermination, la conscience de soi, la
culture éclairée, l’argument raisonné contre le caractère indiscutable de la tra-
dition, le règne de l’obscurantisme, la soumission sans partage à des puissances
abstraites échappant au domaine d’action des êtres humains. La société capita-
liste moderne a recréé une mythologie au cœur même de la rationalisation, en
laissant agir des forces occultes et abstraites sur lesquelles les capacités d’ac-
tion humaines semblent s’être défaites. L’idéal d’émancipation par la raison est
retombé dans la même mythologie dont elle pensait s’être dégagée. La culture
dans son ensemble a rechuté dans le mythe.
7. Norbert Elias a mené une analyse sociologique et historique de cette transformation à tra-
vers son étude sur Mozart (Elias, 1991).
Retour sur l’industrie culturelle 143
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d’exprimer le malheur et de le rendre intelligible sous une forme à la fois sen-
sible et rationnelle, la culture industrialisée prend appui sur ces mêmes expé-
riences pour leur offrir non pas un lieu d’expression mais un succédané, une
forme de plaisir sans profondeur. Loin d’éclairer et d’exprimer l’expérience
mutilée des sujets et les rapports sociaux dans lesquels ces derniers sont ins-
crits, elle fait mine de les considérer, sinon de les dénoncer, sans rien ajouter à
leur intelligibilité ; au contraire, elle les rend plus opaques. Bien au contraire,
au lieu de permettre une transfiguration esthétique de la souffrance humaine
appelant un autre rapport au monde, elle incite à l’acceptation du malheur sous
couvert de plaisir – facile d’accès – d’où son caractère mythologique. Car la
finalité de l’industrie culturelle n’est pas de renforcer une culture rationnelle
mais de faire des profits en suivant la règle de la valorisation économique.
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impliquant des disciplines comme l’économie politique, le droit, l’esthétique
et la psychanalyse. Adorno a largement puisé dans les apports de ses collègues
pour mener son analyse des médias et de la culture et l’on ne saurait comprendre
cet examen du devenir de la culture sans considérer ce cadre interdisciplinaire
de la Théorie critique et la richesse de ses apports empiriques. Dans le domaine
de l’économie politique, Adorno s’est nourri des travaux de Friedrich Pollock,
l’économiste de l’Institut. Pour ce dernier, la situation politique générale à la
fin des années 1930, soit la domination nazie en Allemagne et le rôle influent
de forces fascistes partout en Europe, et même aux États-Unis, ne saurait s’ex-
pliquer sans comprendre les mutations du capitalisme. À ses yeux, le déclin du
capitalisme libéral s’explique par l’émergence du capitalisme monopolistique,
soit une situation économique où le marché est contrôlé par un petit nombre
d’entreprises, ce qui implique l’élimination du libre-échange et de la compéti-
tion au profit de quelques entreprises à même de contrôler les prix – le caractère
monopolistique se référant à la capacité de ces dernières de manipuler les prix
et non pas à leur nombre. Selon Pollock, il s’agit de comprendre le changement
des relations entre l’État et l’économie, ce sur quoi les membres de l’IfS vont
concentrer une partie de leurs énergies intellectuelles dès le milieu des années
1930. Pollock montre que la crise financière de 1929 a marqué le passage d’un
système capitaliste à un autre : le capitalisme monopolistique se caractérise
par un contrôle étroit du marché, notamment du marché intérieur, afin d’assu-
rer sa fermeture pour les firmes étrangères (Pollock, 1933). Sans l’État, un tel
système n’est pas envisageable, son rôle étant d’intervenir activement dans le
processus économique en favorisant les grandes entreprises, ce qui est d’autant
plus aisé que les quelques dirigeants d’une économie de monopole sont de
mèche avec le pouvoir d’État, quand ils ne l’exercent pas directement. L’État
lui-même dépense des sommes énormes pour tenter de juguler le chômage en
intervenant activement sur le marché. Pour Pollock, ce système correspond
Retour sur l’industrie culturelle 145
à un nouvel ordre autoritaire qui n’est pas une exception passagère vouée à
disparaître, mais une nouvelle étape du développement capitaliste, celle du
« capitalisme d’État » (ibid.). Ce système a remplacé le système libéral, car
l’État endosse désormais les fonctions classiques du système capitaliste, tout
en laissant jouer ses institutions centrales comme la vente et l’achat de la force
de travail ou l’accumulation du profit – ce qui le place aux antipodes du modèle
socialiste. Contrairement à ce qu’avançaient bien des marxistes de l’époque,
loin d’être aux abois depuis la crise financière de 1929, le capitalisme est ainsi
parvenu à se réorganiser efficacement. Aux yeux de Pollock, tout indique que
ses contradictions internes ont pu être résolues grâce à un appareil totalitaire. La
concentration économique et la privatisation des profits parviennent à faire bon
ménage avec le développement de l’administration. Il n’y a donc plus guère à
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espérer, comme le voulait Marx, de l’effondrement du système capitaliste sous
le poids de ses propres contradictions, et avec l’aide d’une classe ouvrière poli-
tiquement active. Pour Pollock, le capitalisme d’État marque le début d’une ère
nouvelle, totalitaire, promise apparemment à un bel avenir (Pollock, 1941). Ce
constat marquera profondément et durablement Horkheimer et Adorno, constat
auquel ils ont donné une formulation philosophique dans la Dialectique de la
raison, rédigée en pleine Seconde Guerre mondiale.
Sur la base de ces résultats et d’autres grandes enquêtes menées au début des
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années 1930, les membres de l’Institut élaborèrent un cadre de réflexion et
d’analyse quant au devenir de l’individu dans la société moderne, soumis aux
logiques du capitalisme monopolistique (Horkheimer et al., 1936). Il s’agis-
sait de comprendre les transformations de la personnalité à travers l’étude des
mutations du processus de socialisation et d’individuation, en accordant une
place centrale au lieu dans lequel elle se développe en premier lieu, à savoir la
famille. L’idée centrale était la suivante : la société capitaliste libérale est com-
posée de petits propriétaires qui sont leurs propres chefs et règnent en patriar-
ches sur leur activité économique autant que sur leur famille. Leur position
économique leur confère une autorité à laquelle leur progéniture est confron-
tée, devant apprendre à la fois les règles de bonne conduite, le respect de la
discipline et des codes moraux. Pour devenir adulte, il est pourtant indispen-
sable de parvenir à se démarquer de cette figure d’autorité et de construire un
sens de soi indépendant, ce qui s’opère à travers une confrontation synonyme
de quête d’autonomie. Dans cette confrontation, les individus développent leur
« moi » et leur sens d’eux-mêmes, doublé d’une capacité de jugement critique
rendant possible l’autonomie individuelle.
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monopolistique et la « société administrée ». La conséquence de ce proces-
sus est considérable puisque les conditions sociales de formation d’individus
autonomes et capables de jugement critique sont mises à mal, et ce au cours
même du processus de socialisation familiale dès les premières heures de la
construction de soi. Cela signe une ère nouvelle de la « fin de l’individu » ou de
l’« individu faible », autre constat de première importance dans le « diagnostic
historique » de l’École de Francfort. En s’inspirant de Freud, Adorno parle à ce
titre d’une « faiblesse du moi » correspondant à l’érosion de cette instance à la
fois psychique et extra-psychique, relevant à la fois des pulsions intérieures et
du contrôle de la réalité extérieure, attestant du jeu des forces intérieures et des
épreuves de réalité. Dès lors qu’échoue le processus d’internalisation devant
permettre l’accès à la maturité, le moi n’est plus en mesure de mener à bien
cette régulation : la faiblesse du moi se manifeste sous forme d’amour patholo-
gique de soi-même (narcissisme), de pratiques laissant s’exprimer des instincts
régressifs sans parvenir à les sublimer, ou en tendances à s’en remettre à des
instances extérieures décidant et agissant à la place de l’individu. Par consé-
quent, la soumission à des instances extérieures et tierces – comme l’industrie
culturelle – a sa source dans l’échec du processus d’individuation censé rendre
possible la formation d’individus autonomes (Adorno, 1951).
Le prolongement du concept
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rée était le lieu d’expression et de projection d’un monde « autre », en permet-
tant de maintenir une « promesse de bonheur » (Stendhal), elle devient un lieu
de reproduction du même, de « ce qui est déjà », confondu dans un confor-
misme de tous les instants ; alors qu’elle était le lieu de transfiguration et de
l’« élévation » sensible d’expériences négatives, du malheur et de la souffrance
humaine, grâce à une forme expressive permettant d’étendre l’expérience
humaine, la culture industrialisée se nourrit d’instincts humains primaires en
les réaffirmant et les encourageant, à défaut de les sublimer. Troisièmement,
dans une société administrée accommodée à une économie monopolistique,
les individus ne sont plus le fruit d’un processus d’individuation et de socia-
lisation leur permettant de développer pleinement leur sens de l’autonomie et
leurs capacités de jugement réflexif, car les conditions sociales nécessaires à
ces derniers font désormais défaut. Les individus sont « affaiblis » au point de
ne plus disposer des ressources suffisantes pour résister de manière efficiente
à ces institutions ; ils finissent par se satisfaire de ce qu’ils ont et sont peu por-
tés à exiger autre chose que ce qu’ils ont sans cesse sous les yeux, pour s’en
remettre finalement à ces institutions.
Un diagnostic de l’époque
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voir ce qu’on ne voit plus » (Honneth, 2006).
Il n’est pas de mon ressort ici d’entrer dans le détail de ces arguments. J’aimerais
cependant souligner l’ampleur de la théorie de la culture et des médias inscrite
dans ce « diagnostic de l’époque ». Comme le concept d’industrie culturelle
est inséparable de ce diagnostic ancré dans un programme de recherche inter-
disciplinaire qui mobilise des champs de connaissance variés, il prend place
au carrefour de recherches empiriques situées bien au-delà du seul domaine
de la culture – économie politique, esthétique, psychanalyse, sociologie de la
famille – et est irréductible à la seule description du fonctionnement de l’éco-
nomie de la culture et des médias. Cette richesse conceptuelle et empirique
confère à la critique de l’industrie culturelle un caractère unique en sociologie
de la culture et des médias au vingtième siècle. Elle implique une analyse du
développement de l’économie capitaliste et de la place de la culture dans ce
dernier ; elle va de pair avec une conception esthétique offrant à la fois les
outils pour mener l’examen des propriétés esthétiques spécifiques aux produits
de la culture industrialisée, pour en apprécier la qualité ; enfin, elle s’articule à
une conception du sujet moderne en tant que destinataire de ces produits dans
des moments de réception.
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Une telle critique passe à côté des apports les plus originaux de cette approche
et s’interdit d’en saisir la portée pour examiner des phénomènes culturels et
médiatiques contemporains.
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sans aller à leur encontre. Le cinéma produit une illusion d’immédiateté lui
permettant de faire croire que le monde du film est le prolongement même du
monde social et il efface ainsi de la conscience le processus de réification chez
ceux qui le subissent de plein fouet. C’est notamment sur la place à conférer
à l’expérience cinématographique, on l’a vu, qu’Adorno s’était opposé à Ben-
jamin, lui qui entrevoyait la possibilité d’une réception collective associant
plaisir et pensée critique 8. Adorno envisage donc, désormais, la possibilité
d’un cinéma « émancipé » dont le but serait, d’une part, de rompre avec les
représentations collectives inconscientes et irrationnelles en se mettant au
service de visées rationnelles et, d’autre part, de problématiser son rapport
aux dispositifs techniques. La pratique du montage et de l’arrangement des
séquences permet selon lui d’interrompre chez le spectateur la chaîne d’iden-
tification avec la réalité factuelle. À cette condition, le cinéma deviendrait,
selon Adorno, un outil de « déchiffrement du monde », porteur de critique et
capable de restituer des expériences enfouies ou refoulées, comme le fait la
peinture par la vision et la musique par l’expérience acoustique.
On trouve d’ailleurs, dans certains textes de cette époque, une timide ébauche
de ce que pourrait être une culture non soumise à la réification. Dans « Temps
libre », Adorno aborde les questions de la réception. On l’a dit, une critique
classique qui lui est adressée s’en prend à sa prétendue absence de prise en
8. En réponse au texte de Benjamin, il écrit : « Le rire du spectateur est – j’en ai parlé à Max
(Horkheimer) et il a certainement dû vous en reparler – tout sauf bon et révolutionnaire, il est au
contraire plein du plus mauvais sadisme bourgeois. (…) Que le spectateur réactionnaire devienne
un spectateur avant-gardiste par la simple compétence qu’il acquiert en voyant un film de Cha-
plin, cela me semble également d’un complet romantisme » (lettre à Walter Benjamin du 18 mars
1936, in Adorno, 1999, pp. 126-127).
152 Réseaux n° 166/2011
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pour discuter sa conception de la culture et des médias. En s’appuyant sur des
résultats de recherche empirique menée dans le cadre de l’IfS, Adorno observe
que la consommation des produits de l’industrie culturelle ne se fait pas sans
l’absence de distance de la part du public : « Ce que l’industrie culturelle pro-
pose aux hommes dans le temps libre est, certes, si mes conclusions ne sont pas
trop précipitées, consommé et accepté, mais avec une sorte de retenue, sembla-
ble aux gens naïfs qui ne considèrent pas les événements du théâtre ou les films
comme vraisemblables. Plus que cela : on n’y croit pas tout à fait. L’intégration
de la conscience dans le temps libre n’a manifestement pas encore tout à fait
réussi. Les intérêts réels des individus sont encore toujours suffisamment forts
pour résister, dans une certaine limite, à l’emprise totale. Cela s’accorde bien
avec le pronostic selon lequel une société dont les contradictions principales
persistent ne peut pas être non plus totalement intégrée dans la conscience »
(Adorno, 1984c).
mener des recherches inscrites dans leur temps et leur époque, trouveront des
fils importants et de la matière à renouvellement.
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tique l’analyse menée par Adorno et ses collègues mais de dégager des articu-
lations théoriques en vue de penser l’univers de la culture, des médias et de la
communication dans sa spécificité actuelle, tout en restant fidèle à un type d’ap-
proche, à un geste critique, à une manière de poser des problèmes et de donner
des réponses, ayant donné naissance au concept d’industrie culturelle. C’est, je
pense, ce à quoi nous invite aujourd’hui une relecture des travaux d’Adorno sur
la culture et les médias, réinterrogés à l’aune de notre temps.
154 Réseaux n° 166/2011
RÉFÉRENCES
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