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Le débat français
Jean-Marie Charon
La Découverte | « Réseaux »
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LE DÉBAT FRANÇAIS
Jean-Marie CHARON
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DOI: 10.3917/res.160-161.0255
Q
ue peut être le devenir de la presse écrite ? De 2003 à 2007, la dif-
fusion des quotidiens a reculé de 5,18 % aux États-Unis, 5,83 % en
Europe et 2,52 % au Japon 1. Rupert Murdoch et Arnaud Lagardère
parlent de la mort du papier et d’avenir numérique. Face au web, durant une
décennie, les éditeurs pensaient disposer de délai. La concurrence montait,
sans trop d’effets sur la diffusion ou les recettes publicitaires. Évoluer tout
en s’engageant sur le nouveau support semblait la voie la plus prometteuse, à
l’image des succès des sites du New York Times, du Wall Street Journal ou du
Guardian. Sauf qu’au milieu de la décennie 2000, les indicateurs se dérèglent.
La diffusion baisse. Les petites annonces s’effondrent 2. La publicité recule
avec la crise de 2008. L’existence de nombreux titres paraît menacée.
Selon les formes de presse et les parties du monde la situation varie. Les quo-
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1. Selon Wan-press.org.
2. Bernard Poulet souligne qu’entre 2003 et 2007, Le Figaro voit son chiffre de PA reculer de
97 millions d’euros à 25 millions (Poulet, 2009).
3. Cf. sur la presse indienne, dans Le Monde des 29-30 novembre 2009 : « Mon journal ne
connaît pas la crise ».
4. D’avril à octobre 2009. Après -6,4 et -7,09 % les semestres précédents (Audit Bureau of
Circulation).
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De leur côté, en 2008, les quotidiens français reculent de 1,99 %. Les natio-
naux perdent 2,46 %, alors que pour Libération la régression est de 6,80 %
et Le Monde 5,15 %. Le premier semestre 2009 est pire, avec un repli de
5,15 % pour les nationaux et 8,8 % pour Libération… Dans la même période,
la situation des régionaux est plus hétérogène. En revanche, sur la longue
période (vingt ans), la tendance au recul est assez générale, avec des écarts
considérables dans le Sud-Est, Le Progrès abandonnant 41 % de sa diffusion
et La Provence 42 %. Des chiffres que ne saurait compenser la progression,
à l’Ouest, du Télégramme et de Ouest-France avec une hausse de 19,6 et
13,3 % (Charon, 2005). Sur le plan publicitaire, la détérioration a été de 3,7 %
pour l’ensemble de la presse en 2008 et de 4,4 % pour les quotidiens 5. Les
chiffres de 2009 sont plus mauvais, IREP asso annonce une perte de l’ordre
de 18.1 % pour la presse et 18.1 % pour les magazines. Ces chiffres sont
moins catastrophiques que ceux de la presse quotidienne américaine. Ils sont
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Plutôt que parler de « crise de la presse écrite », il est plus opératoire de réflé-
chir en termes de mutation de l’ensemble des médias. Celle-ci se nourrit de la
combinaison, déjà ancienne, de la numérisation et de la convergence. Le rap-
port Nora-Minc qui, pour la France, annonçait nombre des évolutions contem-
poraines a plus de trente ans (Nora-Minc, 1978). Le lancement des premières
« banques de données grand public », par la presse américaine (NYTIS du
New York Times en 1972), remonte même à 35 ans (Charon, 1991). Passé le
choc de prophéties technicistes annonçant la révolution engendrée par l’in-
formatisation de nos sociétés, tout continua comme avant. La presse intégrera
des outils, des modes de fabrication, des manières de travailler, facteurs de
gains de productivité et d’évolutivité de la forme comme du contenu. Elle
5. Cf.www.irep-asso.fr.
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C’est dire que la mutation dans laquelle sont engagés les médias ne se limite
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empirique, s’appuie sur une enquête auprès d’une vingtaine de sites d’infor-
mation et cinq sections digitales de groupes de communication 7. Outre la
diversité et la représentativité des différents sites, l’enquête d’une quarantaine
d’entretiens semi-directifs, comportant un volet observation (suivi de confé-
rences de rédactions, de séminaires, etc.), a pris en compte quatre populations :
management ; encadrement rédactionnel du web ; journalistes de base ; profes-
sionnels non-journalistes (publicité, technique, marketing).
DEUX SCÉNARIOS
Nul ne peut trancher entre ces hypothèses. Les choses resteront donc indécida-
bles encore plusieurs années. Quand bien même la question de l’interrelation
forte entre contenu – support – public serait validée, il n’est pas certain que le
scénario du renouvellement de l’imprimé en complément du numérique s’im-
Le scénario du transfert ne doit pas prêter à confusion. Quelles que soient les
conditions dans lesquelles il serait mis en œuvre –, choix délibéré ou contrainte
– il est essentiel que l’entreprise de presse écrite mise sur les formes de conte-
nus qui sont constitutives de sa spécificité, son identité. Se contenter de copier
un modèle éditorial, offert par les sites d’information de toutes sortes, ne peut
que fragiliser la démarche de ces entreprises. Il importe donc de travailler à
l’identification de ce qui constitue les points forts des rédactions de presse
pour concevoir leur adaptation au nouveau support : expertise, enquête, inter-
prétation, commentaire. Il y a urgence à progresser dans cette voie, comme le
montrent les options qu’ont su prendre les journalistes issus des rédactions de
grands quotidiens (Washington Post, El Mundo, Le Monde…) lorsqu’ils ont
créé leurs propres sites, pure players, prenant des points plus tranchés, qu’il
s’agisse de Politico, Soitu, Rue89, ou Médiapart. Il n’existerait pas de voie
unique vers des desks aux journalistes rivés à leurs écrans. Les formes d’orga-
8. Le New York Times aborda cette période de mutation avec une rédaction de 1400 journa-
listes. La Croix, quotidien aux dimensions plus modestes, dispose de 80 journalistes... quand
Lefigaro.fr, la rédaction web la plus développée en France, doit se contenter d’une rédaction
d’une quarantaine de personnes.
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Les sites plus expérimentaux (Lepost.fr) sont beaucoup plus difficiles à clas-
ser, de la même manière que la cacophonie que propose la presse magazine
complique à ce stade les typologisations.
13. 25 % pour 20minutes et 12 % pour Lexpress, Google représentant 50 % de l’audience de
celui-ci.
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Traitement journalistique
Écriture et présentation
coûteuse, alors que le standard de qualité ne serait pas suffisant. D’un site à
l’autre, d’un journaliste à l’autre 16, les pratiques varient sensiblement et peu-
vent évoluer de manière assez contradictoire. Des points de vue éditoriaux et
des modes d’organisation de rédactions assez proches, tel que l’accent mis sur
la locale et le bimédia, par Ouest-France et Le Télégramme, peuvent conduire
à des partis pris différents. Letelegramme met l’accent sur la vidéo locale (ter-
rain et plateau 17), là où Ouest-france.fr offre du texte et de la photo.
16. Entre Sylvain Bourmeau qui recourt largement à l’entretien vidéo d’écrivains, d’intellec-
tuels, etc., et Martine Orange ou Edwy PLenel qui produisent exclusivement des textes longs
sur Médiapart, par exemple.
17. Notamment une interview politique ou de personnalités, en partenariat avec Orange.
18. À l’exemple de Vincent Hugeux dans Lexpress.fr.
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19. Par la société Consileo, qui modère les commentaires de la plupart des sites ayant opté
pour la sous-traitance.
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Quel que soit le mode d’organisation, la taille des rédactions est modeste (de
4 à 40 20) et l’encadrement limité à peu de niveaux. Un tel dénombrement
est d’ailleurs assez problématique dans les formes d’organisation privilégiant
l’articulation intime des équipes dédiées dans les rédactions imprimées sur
le modèle de la presse régionale. Faut-il s’attendre à ce que les effectifs des
rédactions croissent, à l’image du Figaro.fr qui, avec 40 journalistes, dit vou-
loir les renforcer dans la perspective de la création d’une zone premium en
2010 ? Rien n’est moins sûr, au regard d’échanges lors des États généraux de la
presse, où il fut question d’un modèle de « rédaction à 35 » 21 issu de réflexions
nord-américaines à l’automne 2008. Soit la taille de la rédaction actuelle du
Monde.fr. Ces chiffres n’ont d’ailleurs pas la même signification selon les
choix de statuts opérés : Slate.fr met l’accent sur l’emploi de pigistes seniors,
y compris parmi ses fondateurs 22 et n’a que quatre journalistes permanents.
Bakchich, avec une douzaine de permanents, s’appuie sur une soixantaine de
pigistes, en majorité, associés à la vie de l’équipe rédactionnelle (conférence
de rédaction et réunion de rubriques, etc.). Il est enfin difficile d’évaluer l’ap-
port des contributions et blogs de journalistes de l’imprimé, dont des spécia-
listes reconnus comme Jean-Dominique Merchet ou des cadres à la notoriété
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Sur les quelques centaines 23 de journalistes travaillant pour des sites d’infor-
mation, des profils et itinéraires assez différents cohabitent aujourd’hui. Les
responsables de rédactions, à l’image de nombre de cadres, sont, par exemple,
issus de quatre univers principaux. Les plus nombreux sont d’anciens cadres
de rédactions de l’imprimé, rédacteurs en chefs, adjoints ou chefs de service
de quotidiens nationaux ou régionaux, voire de news. Viennent ensuite les
« vieux » baroudeurs du numérique, du Minitel, aux différentes formes pri-
ses par les sites d’information, tel Philippe Jannet dirigeant Lemonde, après
Leschos, et ayant débuté au service télématique du Parisien. Une troisième
20. Dans l’échantillon, 9 sites ont de 4 à 10 journalistes, 3 en ont entre 10 et 15, 4 entre 15 et 20, 4
entre 20 et 30, 2 plus de 30 (effectif des équipes dédiées). Frank Rebillard ou Yannick Estienne
rappellent que les chiffres de certaines rédactions ont pu être plus importants avant l’éclatement
de la bulle internet.
21. Issu de cercles de réflexion nord-américains à l’automne 2008.
22. Éric Leboucher, Éric Leser, etc.
23. L’échantillon sur lequel s’appuie cet article représente un peu plus de 300 journalistes, le
traitement des statistiques de la Commission de la Carte d’Identité professionnelle des journa-
listes, par l’Observatoire des métiers de la presse fait ressortir un total de 578 détenteurs de la
carte de presse ayant déclaré travailler sur le support internet.
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catégorie est issue des différentes « aventures » des nouveaux médias, radios
libres, Minitel, web, gratuits… Une dernière situation encore rare est celle
d’une origine ou d’un passage par les pure players à succès du web (sites
participatifs ou de services).
24. Cf. Xavier Ternisien, « Les forçats de l’info », Le Monde, 25 mai 2009.
25. Dont les effectifs peuvent être significatifs à l’échelle du web : 25 pour Médiapart et 15
pour Rue89.
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Forme juridique
se dotent de filiales, telle Lagardère Digital France, c’est dans l’optique d’en
faire les opérateurs de la réalisation de leurs sites de titres magazines (Jdd.fr,
Parismatch.fr, Premiere.fr…), fût-ce au prix d’acquisitions coûteuses de pure
players participatifs ou d’information spécialisée 29.
Technique
32. À la suite notamment des états généraux de la presse et de la notion de « laboratoire des
nouveaux médias » qui figurait comme « proposition 13 » du pôle : « Le choc d’internet. Quels
modèles pour la presse écrite », dans le « Livre vert », p. 45.
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Ressources
Durant l’été 2007, Rupert Murdoch qui dispose avec le Wall Street Journal
d’un portefeuille d’un million d’abonnés, annonçait encore s’orienter vers la
gratuité 33. En septembre, le New York Times annonçait l’abandon de l’abon-
nement à Times Select, préférant miser sur une croissance de son audience
et les revenus publicitaires afférents (Smyrnaios, 2009). Journaux et groupes
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33. « Au lieu d’avoir un million d’abonnés, nous aurons au moins 10 à 15 millions de lecteurs
aux quatre coins du monde ». Cité par Infos-du-net.com le 12 mai 2009.
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34. Estimé désormais à 40 000 par les responsables du site, grâce à une TVA à 2,1 % (en appli-
cation du texte sur le « statut de l’entreprise de presse en ligne », article 27 de la loi « Protection
de la création sur internet », dite « loi Hadopi ». En août 2009, le portefeuille s’élevait à 16 000
abonnés actifs.
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35. Après sa volonté de faire volte-face sur la question de la gratuité, le dirigeant de News Inter-
national engageait des consultations avec de grands titres US pour la mise au point d’un système
de paiement multititres.
36. Présenté à l’Association des éditeurs de journaux des États-Unis durant l’été 2009, le ser-
vice permettrait de rémunérer la consultation d’article, Google prélevant sa propre rémunéra-
tion au niveau de 30 %.
37. Celle-ci pourrait représenter 10 % du chiffre d’affaires de Rue89 pour sa première année.
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38. Dont les « pierres » sont vendues aux internautes volontaires pour soutenir Rue89.
39. Le Monde, 11 mai 2009 et « Matière à réflexion #5 » (Bernard Petitjean).
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40. Le baromètre La Croix, Le Point, TNS Sofres du 8 janvier 2009, sur « La confiance des
français dans leurs médias », situe internet au plus bas niveau avec seulement 34 % des person-
nes interrogées considérant que les choses se sont passées comme le média les présente.
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RÉFÉRENCES