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4.

L'ANALYSE DE RÉSEAUX AU SERVICE DE LA LUTTE CONTRE LE


CRIME

Yves Zenou

La Découverte | « Regards croisés sur l'économie »

2014/1 n° 14 | pages 58 à 71
ISSN 1956-7413
ISBN 9782707177582
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2014-1-page-58.htm
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4
L’analyse de réseaux au service
de la lutte contre le crime

Yves Zenou
professeur à l’Université de Stockholm
et à l’Université du Maine
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Résumé
Nous étudions les effets de pairs dans la criminalité entre
criminels par l’analyse de réseaux. Nous mettons d’abord en
avant l’importance et le rôle des réseaux dans la délinquance,
pour ensuite donner quelques explications théoriques. Puis,
nous exposons quelques tests empiriques et des politiques
de réduction du crime lorsque le réseau social joue un rôle
important. En particulier, nous présentons un des premiers tests
empiriques de la politique du joueur clé (key player), qui consiste
à déterminer quel est le criminel à sortir du réseau afin de réduire
au maximum la criminalité. Nous montrons, en particulier, que
la politique du joueur clé surpasse les politiques traditionnelles
de réduction du crime, telles que celles consistant à cibler les
criminels les plus actifs ou à cibler les criminels les plus centraux
dans le réseau.

Abstract
We study peer effects in crime using network analysis. We
first put forward the role of network in criminal behaviour
and provide some theoretical explanations. Then, we present
some empirical tests showing the importance of peer effects
in crime. We also present one of the first empirical tests of the
L’analyse de réseaux au service de la lutte contre le crime  59

key player policy, which consists in finding the delinquent


who, once removed from the network, generates the highest
possible reduction in aggregate delinquency level. We show,
in particular, that the key player policy outperforms other
standard policies of crime reduction, such as targeting the most
active criminals or targeting the most central delinquents in
the network.

I l y a 2,3  millions de prisonniers aux États-


Unis et ce nombre continue de croître. C’est
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le niveau le plus élevé d’incarcération par habitant au monde.
En outre, depuis l’explosion de la criminalité dans les années
1960, la population carcérale aux États-Unis a été multipliée
par cinq – un rythme sans précédent dans l’histoire améri-
caine. Ce sont les pauvres et les minorités ethniques qui sont
les plus touchés. En Europe et, en particulier, en France, les
chiffres sont similaires. La question de la politique de lutte
contre la criminalité à adopter se pose donc plus que jamais.
La réduction de la criminalité passe en grande partie par
la détection, l’appréhension, la condamnation et la punition
des criminels. C’est la stratégie adoptée aux États-Unis notam-
ment, où environ 200 milliards de dollars par an sont dépen-
sés dans le système judiciaire. Cette politique dite de « force
brute » (brute force) ne semble pas bien fonctionner : le coût
du système judiciaire est plus élevé que celui de l’éducation
en Californie alors que le taux de criminalité ne semble pas
diminuer. La loi dite des « trois coups » (three strikes), adop-
tée en Californie en 1994, est un bon exemple de cette poli-
tique. Cette loi prévoit des peines de prison extrêmement
longues (entre 29  ans et la perpétuité) pour toute personne
déjà condamnée pour deux crimes violents (y compris les
 60 Lumière sur les économies souterraines

cambriolages résidentiels) et déclarée coupable d’une troi-


sième infraction – quel que soit son niveau de gravité.
Dans un récent ouvrage, Kleiman (2009) soutient qu’en-
fermer davantage de personnes dans des prisons pour des
périodes plus longues n’est plus une stratégie viable pour
réduire la criminalité. Selon lui, il est possible de lutter contre
elle autrement que par la « force brute » : il propose ainsi de
concentrer les ressources sur certains criminels plutôt que de
les disperser sur l’ensemble de ces derniers.
Cet article interroge l’efficacité de ces différentes poli-
tiques en se plaçant dans un cadre prenant en compte la
dimension sociale de la criminalité. Les individus semblent
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subir une forte influence de la part de leurs pairs dans
leur décision de commettre un acte criminel. L’influence
mutuelle qu’exercent les individus sur les comportements
de leurs pairs, via leur propre comportement notamment,
est appelée dans la littérature économique « effet de pairs »
(peer effects). Les interactions sociales affecteraient alors le
niveau de criminalité agrégé via leur pouvoir de « multipli-
cateur social » : en effet, lorsque la fraction de délinquants
augmente, l’impact sur les autres délinquants est multiplié
par le biais des réseaux sociaux. Cet impact des réseaux
sociaux serait d’autant plus important que «  l’apprentis-
sage » de la criminalité se fait dès l’adolescence, âge où les
relations entre pairs acquièrent une importance nouvelle
(Thornberry et al., 2003 ; Warr, 2002).
Il est en effet bien établi que la délinquance est un
phénomène de groupe et que la source de la criminalité et
de la délinquance est située dans les réseaux sociaux intimes
des individus (voir par exemple Sutherland, 1947 ; Sarnecki,
2001 ; Warr, 2002 ; Haynie, 2001 ; Patacchini et Zenou, 2008,
2011). Les criminologues et les sociologues ont montré que
la corrélation positive entre le taux de délinquance et le
L’analyse de réseaux au service de la lutte contre le crime  61

nombre d’amis délinquants reportés par les adolescents est


une constante de cette littérature. Non seulement les amis,
mais aussi la structure des réseaux sociaux permettent d’ex-
pliquer le comportement délinquant de chaque individu.
Ceci suggère que les propriétés structurelles sous-jacentes aux
réseaux sociaux doivent être prises en compte pour mieux
comprendre l’influence des pairs sur les comportements
délinquants et obtenir des politiques de réduction de la délin-
quance adéquates.

L’importance et le rôle des réseaux


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dans la délinquance1
Les résultats empiriques montrent la présence de
forts effets de pairs dans les décisions de criminalité. En utili-
sant les données de l’enquête de 1989 du National Bureau of
Economic Research (NBER) concernant les jeunes vivant dans
des quartiers de Boston à faible revenu, Case et Katz (1991)
montrent que le fait de vivre dans un voisinage où d’autres
jeunes sont impliqués dans des affaires criminelles augmente
fortement la probabilité individuelle de commettre un délit.
Dans le centre-ville de Boston, si on déplace un jeune indi-
vidu vers un quartier où il y a en moyenne 10 % de plus de
délinquance chez les jeunes par rapport à son quartier initial
de résidence, alors sa probabilité individuelle de devenir
délinquant croît de 2,3 %.
Certains chercheurs ont essayé de vérifier cette idée en
exploitant les données d’une expérience en grandeur nature,
à savoir le programme « Moving To Opportunity » ou MTO.

1 L’économie des réseaux est un domaine en pleine expansion. Pour un survol


de la littérature sur l’économie des réseaux, voir De Martí et Zenou (2011),
Goyal (2007), Jackson (2008), Jackson et Zenou (2013, 2014), Zenou (2013,
2014).
 62 Lumière sur les économies souterraines

Dans cette expérience, 638 familles de quartiers très pauvres de


Baltimore ont été scindées en trois « groupes de traitement » :
les familles du groupe expérimental ont reçu des subventions de
logement ainsi que de l’assistance lors de leur recherche pour
aller vivre dans des logements privés situés dans des quar-
tiers plus aisés ; les familles du groupe de comparaison ont reçu
des subventions de logement dans le secteur privé, mais sans
aucune contrainte sur le choix de relocalisation  ; enfin, le
groupe de contrôle n’a reçu aucune assistance spéciale du MTO.
Les résultats montrent une baisse très importante du nombre
d’arrestations des jeunes du groupe expérimental et de compa-
raison pour actes violents par rapport aux jeunes du groupe de
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contrôle. Les jeunes qui ont été déplacés vers des quartiers plus
aisés ont ainsi vu leur taux de délinquance réduit de moitié
par rapport aux jeunes qui sont restés dans leur quartier (les
jeunes du groupe de contrôle). Le fait de déplacer des familles
de quartiers pauvres vers des quartiers plus aisés a réduit le
nombre d’arrestations des jeunes pour des délits de 30 à 50 %
par rapport au taux d’arrestation des jeunes du groupe de
contrôle. Ceci confirme l’idée selon laquelle le comportement
ou les caractéristiques des « voisins » influencent fortement les
activités criminelles des jeunes.
Plus récemment, Bayer et al. (2009) ont examiné l’in-
fluence des jeunes délinquants sur le comportement criminel
futur des délinquants qui purgent une peine dans le même
établissement pénitentiaire. Ils trouvent qu’il y a d’impor-
tants effets d’apprentissage dans les activités criminelles. En
effet, si un individu passe du temps dans la même cellule que
d’autres délinquants ayant commis un crime particulier alors
sa probabilité de commettre le même type de crime une fois
sorti de prison augmente fortement.
L’analyse de réseaux au service de la lutte contre le crime  63

Réseaux sociaux et délinquance :


quelques explications théoriques
Les modèles économiques actuels considèrent
que la décision de commettre un délit est rationnelle, et donc
dépend fortement des incitations et du niveau de répression,
tout en étant affectée par des considérations sociales, telles
que l’environnement local et le comportement des pairs. En
revanche, les modèles d’interactions sociales de la délinquance
partent du principe que le comportement individuel dépend
non seulement des incitations individuelles, mais aussi du
comportement des pairs et des voisins. Un individu est plus
enclin à commettre un délit si ses égaux ou pairs sont eux-
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mêmes des délinquants. Dans ce type de modèle, la délin-
quance est susceptible d’être sujette à des effets d’amplification,
certains sociologues parlant même de contagion. Ainsi, plus le
nombre de criminels dans un quartier est important, plus la
probabilité de devenir délinquant augmente. Les économistes
emploient plus volontiers le terme de « multiplicateur social »,
c’est-à-dire que des comportements négatifs sociaux, actes délic-
tueux et violence, entraînent davantage de comportements
négatifs. Mesurer l’importance du multiplicateur social devient
alors crucial pour la politique à suivre car, si ce multiplicateur
est très élevé, cela revient à dire que les effets amplificateurs de
la délinquance sont très importants et qu’il faut alors absolu-
ment éviter la concentration dans un même quartier d’indivi-
dus similaires en termes de comportement criminel.
Ballester et al. (2006, 2010) intègrent ces idées de manière
formelle en utilisant la théorie des graphes pour modéliser le
réseau social des délinquants. Ainsi, dans ce cadre, les liens entre
individus définissent un réseau2 dont les propriétés statistiques

2 Plus formellement, un réseau est un graphe (au sens mathématique du


terme) constitué de nœuds, ici les individus criminels, reliés par des arêtes,
représentant les liens sociaux.
 64 Lumière sur les économies souterraines

relatives à sa structure sont également au fondement théo-


rique de l’analyse économique. En particulier, la notion de
key player ou joueur clé, désignant les individus centraux
d’un réseau exerçant le plus d’influence sur les autres, et donc
dont la disparition aurait le plus d’impact, est ici centrale. Les
auteurs partent du principe que, plus un individu a de liens
avec des délinquants, plus sa probabilité individuelle de deve-
nir lui-même délinquant devient forte.
Dans la mesure où il n’existe aucun moyen formel d’ap-
prendre à devenir un criminel, aucune « école » fournissant
une transmission organisée des compétences nécessaires pour
entreprendre des activités criminelles avec succès, l’interac-
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tion avec d’autres criminels, ne constitue un moyen natu-
rel et efficace pour apprendre à commettre des délits et des
crimes. Ainsi, les délinquants apprennent à d’autres criminels
appartenant au même réseau comment commettre un crime
d’une manière plus efficace en partageant le savoir-faire de la
« technologie » de la criminalité. C’est pour cela que Ballester
et al. (2006, 2010) supposent que la probabilité individuelle
d’être pris diminue avec le nombre de liens criminels que
chaque individu possède.
Dans ce modèle, on suppose que le gain associé à un acte
criminel d’un individu est une fonction croissante du gain
de ses relations3. Les auteurs montrent que le modèle abou-
tit à un équilibre unique (équilibre de Nash)4 dans lequel la

3 Les efforts de deux ou plusieurs agents sont des compléments stratégiques s’ils
se renforcent mutuellement. Par exemple, dans le contexte du crime, les déci-
sions d’effort du crime sont des compléments stratégiques si une augmenta-
tion de l’effort de crime d’un individu augmente l’utilité marginale des autres
criminels de commettre un crime, parce que, dans ce cas, les autres seront
aussi incités à fournir davantage d’efforts de crime.
4 Un équilibre de Nash est atteint lorsqu’aucun individu, connaissant les
stratégies des autres individus, ne peut changer de stratégie sans pouvoir
améliorer « l’utilité » de sa décision.
L’analyse de réseaux au service de la lutte contre le crime  65

décision de commettre un crime ou non est telle que chaque


criminel produit un effort de crime qui est proportionnel à sa
position dans le réseau social. Il existe différentes manières
de mesurer la position d’un individu dans un réseau ou, plus
spécifiquement, la centralité d’un individu dans un réseau5.
Par exemple, un individu serait d’autant plus central que le
nombre de ces liens est important. Ceci est clairement une
mauvaise mesure de centralité, car elle ne tient pas compte
des liens indirects. Katz (1953) et Bonacich (1987) ont proposé
une nouvelle mesure de centralité qui tient compte de tous
les chemins qui partent d’un individu (et non pas unique-
ment des liens entre deux individus).
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Le résultat principal de Ballester et al. (2006) est de
montrer qu’à l’unique équilibre, les délinquants fournissent
un effort de crime qui dépendra de leur position dans le
réseau  : plus les individus sont «  centraux  » dans le réseau,
plus ils seront des criminels actifs.
Le modèle de Ballester et al. (2006) peut être utilisé pour
prédire la pertinence de nouvelles politiques visant à réduire
la criminalité. En effet, alors que dans la littérature écono-
mique standard sur la criminalité, où les criminels décident
de commettre un crime sur la base d’une analyse coûts-avan-
tages (Garoupa 1997 ; Polinsky et Shavell, 2000), l’outil stan-
dard de politique pour réduire la criminalité repose sur les
effets de dissuasion de la peine, c’est-à-dire que le planifica-
teur devrait augmenter uniformément les coûts de punition.
Dans le modèle ci-dessus, une politique ciblée qui discri-
mine entre les délinquants en fonction de leur localisation rela-
tive sur réseau, et supprime quelques cibles choisies de façon
appropriée de ce réseau, modifie l’ensemble de la distribution

5 Voir Wasserman et Faust (1994) et Jackson (2008) pour une liste complète
des mesures de centralité dans la théorie des réseaux.
 66 Lumière sur les économies souterraines

des efforts de la délinquance, et donc devient très efficace


pour réduire la criminalité totale.
Ce type de politique discriminatoire a été étudié en détail
par Ballester et al. (2006, 2010). Pour caractériser les cibles
optimales dans le réseau, ils proposent une nouvelle mesure
de centralité du réseau qu’ils appellent la « mesure d’intercen-
tralité  ». Cette mesure permet de résoudre le problème du
planificateur qui consiste à trouver et se débarrasser de l’indi-
vidu clé, le key player. Ils montrent que l’individu clé est préci-
sément l’individu avec l’intercentralité la plus élevée dans le
réseau.
Néanmoins, l’individu clé n’est pas nécessairement le
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criminel le plus actif. En effet, la suppression d’un criminel
d’un réseau entraîne à la fois un effet direct et un effet indi-
rect. Tout d’abord, moins de criminels contribuent au niveau
de la criminalité globale. C’est l’effet direct. Ensuite, la topo-
logie du réseau est modifiée et les criminels restants adoptent
différents efforts de criminalité. C’est l’effet indirect.

Tests empiriques et politiques


de réduction du crime
Tester si la notion de key player est pertinente
pour l’analyse des comportements criminels est en réalité
assez compliqué, car nous avons besoin d’informations très
détaillées sur les réseaux et sur les comportements de crimi-
nalité des individus. Heureusement, il existe une base de
données unique sur les réseaux d’amitié d’adolescents aux
États-Unis  : l’enquête longitudinale nationale sur la santé
des adolescents (AddHealth), fournit ce genre d’information.
Elle s’intéresse à une population d’élèves de 14 à 18 ans à
provenance d’un échantillon national représentatif d’envi-
ron 130 écoles privées et publiques dans les années 1994-95.
L’analyse de réseaux au service de la lutte contre le crime  67

Cette enquête fournit en particulier des informations sur les


réseaux d’amitiés, les élèves ayant été invités à identifier leurs
meilleurs amis sur une liste scolaire (jusqu’à cinq garçons et
cinq filles).
En utilisant les données AddHealth, Liu et al. (2012) ont
essayé d’identifier les acteurs clés (key players) de la délin-
quance juvénile aux États-Unis. Tout d’abord, ils trouvent
qu’un peu plus de 20  % de ces acteurs clés ne sont pas les
délinquants les plus actifs. Ils constatent également que, par
rapport à d’autres criminels, les criminels clés sont moins
susceptibles d’être de sexe féminin, sont plus croyants, appar-
tiennent à des familles dont les parents sont moins instruits
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et ont le sentiment d’être socialement plus exclus. Ils esti-
ment également que leurs parents ne s’intéressent pas à eux,
sont moins susceptibles de provenir de familles où les deux
parents sont mariés et ont plus de difficulté à s’entendre avec
les enseignants. Une caractéristique intéressante est que ces
acteurs clés de la délinquance sont plus intelligents (ont des
notes en mathématiques qui sont meilleures), que le criminel
moyen est davantage susceptible d’avoir des amis plus âgés
(dans les classes supérieures), plus croyants et dont les parents
sont plus instruits.
Les auteurs tentent aussi de déterminer quelle est l’effi-
cacité d’une politique ciblant les key players par opposition
à une politique où on retire au hasard un criminel dans le
réseau. Ils montrent, par exemple, que pour les réseaux où il
y a quatre criminels, la réduction moyenne de la criminalité
est de 29,94 % si la politique du key player est mise en œuvre
alors qu’elle est que de 23,86 % pour une politique où la cible
est aléatoire. La différence dans la réduction de la criminalité
entre ces deux politiques peut être importante, surtout pour
les réseaux de plus grande taille. Cela peut justifier la mise en
place d’une politique de ce type malgré son coût.
 68 Lumière sur les économies souterraines

Lindquist et Zenou (2014) proposent également de tester


la politique du key player avec des données très différentes. Ils
s’intéressent aux personnes domiciliées en Suède qui ont plus
de 16 ans et qui ont été soupçonnées (et condamnées) d’au
moins un crime. Pour cela, ils ont accès au registre officiel
de la police pour toutes les personnes qui sont soupçonnées
d’avoir commis au moins un crime en Suède. Les policiers
enregistrent la personne qui est soupçonnée d’avoir commis
un crime et son ou ses complice(s). Dans ce contexte, il existe
un lien (pénal) entre deux individus s’ils sont soupçonnés
d’avoir commis un crime ensemble. Un avantage important
de ces données par rapport à celles d’AddHealth tient au fait
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que les liens ne sont pas autodéclarés et sont donc moins
sujets à des erreurs de mesure. Un autre atout de cette enquête
est que l’information sur les liens est disponible pour chaque
date sur une période de 20 ans.
Lindquist et Zénou (2014) proposent ensuite une esti-
mation statistique de la politique des key players. Première-
ment, ils montrent qu’une telle politique entraîne une réduc-
tion (en moyenne) de la criminalité pour le réseau moyen
(80 criminels) de 30 %. Deuxièmement, cette réduction de la
criminalité diminue avec la taille du réseau. Si l’on considère
un réseau qui est deux fois plus grand que le réseau moyen,
la réduction de la criminalité est de 26 % tandis que pour des
plus petits réseaux (4  criminels), cette réduction est égale à
35 %.
Étant donné que la politique du key player peut prêter à
controverse et peut être coûteuse à mettre en œuvre, nous
voulons savoir si elle est vraiment efficace par rapport à
d’autres politiques raisonnables. Pour cela, Lindquist et Zénou
regardent l’effet relatif de «  disparition  » du joueur clé du
réseau. Leurs résultats indiquent que la politique du joueur
clé (key player) surpasse la politique de retirer un criminel
L’analyse de réseaux au service de la lutte contre le crime  69

au hasard du réseau par 9,58  %. La politique du joueur clé


surpasse également la politique de retirer le joueur le plus
actif du réseau par 3,16 % et la politique de retrait du joueur
le plus central du réseau par 2,09 %.

Conclusion
Dans cet article, nous avons étudié les effets de pairs de la
criminalité par l’analyse de réseaux. Plusieurs aspects impor-
tants ont été mis en avant, en particulier les conséquences
en termes de politique de réduction du crime. Nous pensons
que la politique du key player, qui consiste à retirer le crimi-
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nel qui réduit le plus la criminalité totale dans le réseau, est
un moyen efficace de lutte contre la criminalité. Nous avons
montré avec des données américaines et suédoises que cette
politique est supérieure à d’autres politiques plus standards de
réduction du crime. Il est important pour l’avenir de repenser
la politique de réduction du crime tout en ayant à l’esprit
que punir à tout va et de manière tres sévère peut s’avérer
moins efficace que cibler les criminels les plus insérés dans
des réseaux de délinquants.

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