Vous êtes sur la page 1sur 17

SUR LA NOTION DE DÉFENSE DE RUPTURE : WILLARD, VERGÈS, ET

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
APRÈS ?

Jean Danet

Association Française pour l'Histoire de la Justice | « Histoire de la justice »

2017/1 N° 27 | pages 177 à 192


ISSN 1639-4399
ISBN 9782111453036
DOI 10.3917/rhj.027.0177
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-histoire-de-la-justice-2017-1-page-177.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Association Française pour l'Histoire de la Justice.


© Association Française pour l'Histoire de la Justice. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Sur la notion de défense de
rupture : Willard, Vergès, et après ?
Jean Danet
Avocat
Maître de conférences, université de Nantes
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
La « défense de rupture » est une notion souvent invoquée dans les médias
et par les praticiens du droit, avocats et parfois magistrats. Dans une première
approche, on peut se demander si elle a bien un contenu ou si, au fond, elle n’est
pas qu’une image vague destinée, selon l’usage qui en est fait, tantôt à stigmatiser
une défense jugée excessive, tantôt à distinguer une défense jugée courageuse.
L’expression ne sert-elle, en définitive, qu’à exprimer des jugements de valeur au
demeurant tout à fait contradictoires ? Elle ne serait pas alors véritablement une
notion opératoire pour réfléchir sur la défense, encore moins un concept stable,
et elle perdrait beaucoup de son intérêt. Elle ne serait que l’expression ambiguë
d’une qualification, comme un adjectif polysémique à décoder. Et, s’il est vrai
qu’on peut donner maints exemples de son emploi qui vont dans ce sens, pour
autant il n’est pas si sûr qu’on en ait fini avec elle.
Le rapprochement entre la notion de « défense de rupture » et celle de « procès
politique » relance immédiatement le débat, car il amène nécessairement à réfléchir
sur leur articulation, et surtout sur les conditions d’apparition de la première. Au
fond, ce à quoi nous incite le présent exercice, c’est à nous arrêter sur la défense
de rupture, sa pratique et la théorie qui en a été proposée, non pas tant pour en
proposer une genèse avec à la clé la recherche d’une cause principielle mais plutôt
pour s’essayer à restituer les conditions d’apparition de sa pratique et du discours
sur cette pratique, à tenter d’en faire en quelque sorte la généalogie 1.
Pour cela, je partirai d’un évènement et de la réflexion qu’il a inspirée : le
procès de Leipzig, ou procès de l’incendie du Reichstag – encore connu sous le
nom de son plus célèbre accusé, Dimitrov. Ce procès donna lieu à un livre impor-
tant, écrit par celui-là même qui devait défendre Dimitrov et qui en fut empêché,
l’avocat Marcel Willard. La défense accuse – c’est le titre du livre – se donne pour
objectif « d’armer les combattants livrés ou non à eux-mêmes, de les aider […] à se
défendre politiquement, donc offensivement, comme il convient à des révolutionnaires
conséquents 2 ».

1.  Au sens foucaldien du terme. Voir notamment sur la distinction entre genèse et généalogie par Michel Fou-
cault, « Naissance de la biopolitique », Leçon du 17 janvier 1979, Hautes Études, Paris, Gallimard Seuil, p. 51,
et les références indiquées.
2.  Marcel Willard, La défense accuse, Paris, Éditions sociales, 2e éd., 1951, p. 12.

177
Le procès politique

Sous l’éclairage de cet évènement et de ce livre, comme des évènements


politiques qui les ont suivis, notamment la guerre d’Algérie, je reprendrai en un
second temps la lecture de Jacques Vergès, en essayant de comprendre comment
celui-ci a pris appui sur le procès de Dimitrov et la réflexion de Willard, pourquoi
il s’en est démarqué et, surtout, comment il donne un tour bien particulier à la
notion de « procès de rupture », qu’il propose en amont de celle de « défense de rup-
ture » ; il estime en effet que la première devrait se substituer à la seconde, dont il
se méfie. Enfin, dans un dernier temps, après avoir tenté de cerner en quoi cette
pratique de défense aura été très contingente à l’histoire d’une partie du xxe siècle,
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
notre réflexion portera sur le sens que, dans un tout autre contexte, la défense de
rupture pourrait prendre aujourd’hui.

Le procès Dimitrov
Rappelons très succinctement les faits : à la fin de janvier 1933, après la
démission du gouvernement Schleicher, Hitler devient chancelier et le Reichstag
est dissous. De nouvelles élections sont à venir le 5 mars, et la situation politique
autant qu’économique fait craindre aux nationaux-socialistes un progrès des
voix communistes. C’est dans ce contexte que les nazis vont monter une provo-
cation de grande envergure : l’incendie du Reichstag, qui survient dans la nuit
du 27 au 28 février. Le 24 février, une perquisition a en outre eu lieu au siège du
Parti communiste allemand et les médias ont prétendu qu’on y avait trouvé des
documents très compromettants, des plans de bouleversement bolchevique. Le
25 janvier, un petit incendie du château de Berlin fut également présenté comme
« une action communiste ».
Le 27 février, la tension politique est extrême. Alors que le Reichstag brûle,
dans la salle des pas perdus, un jeune homme, Marinus Van der Lubbe, est arrêté
qui, d’après le premier communiqué de presse, déclare être membre du Parti com-
muniste hollandais. La boucle est bouclée : par ordre du gouvernement, tous les
médias peuvent proclamer : « Les communistes ont mis le feu au Reichstag ! »
Le passage du singulier Van der Lubbe au pluriel « les communistes » va être
réalisé en deux temps : un élu communiste, Torgler, a été vu ce soir-là restant très
tard au Parlement ; il est suspecté, et il va, contre l’avis de son Parti, se livrer à la
police pour prouver son innocence. Bien mieux, une dénonciation d’un garçon
de café permet de mettre en cause trois Bulgares qui vont être accusés d’être des
« conspirateurs communistes », dont un est Dimitrov, un des chefs de l’insurrection
de septembre 1923 visant à renverser le gouvernement Tsankov. Il vit dans la clan-
destinité après avoir été mis en cause dans un attentat par explosion et incendie et
condamné à mort par contumace. Et, comme Tsankov est un fervent admirateur
d’Hitler, il ne ménage pas sa collaboration pour permettre d’accuser Dimitrov. Il
est arrêté dix jours après l’incendie et mis en cause avec les autres militants com-
munistes, deux Allemands, dont Torgler (le second est en fuite), et deux autres
Bulgares. Ils sont accusés d’avoir préparé avec Van der Lubbe l’incendie et d’avoir
tenté de renverser par la violence les institutions du Reich.

178
Jean Danet

Assez vite, le pouvoir hitlérien peut annoncer un procès qui doit être celui
du Parti communiste allemand, un procès qui sera confié à l’institution judiciaire,
c’est-à-dire dans le respect de l’État de droit. Le processus judiciaire s’est mis en
place. Le 28 mars, aux interrogatoires de police succède l’ouverture d’une infor-
mation qui durera six mois. Le 21 septembre, après avoir été retardé à plusieurs
reprises, le procès s’ouvre à Leipzig. Il dure deux mois et, à son terme, Dimitrov est
acquitté comme les deux autres Bulgares et Trogler. L’accusation n’avait abandonné
les charges que pour les Bulgares. Van der Lubbe est quant à lui condamné à mort
et sera exécuté. Maintenus en détention provisoire à la fin de ce procès, au motif
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
d’une « nouvelle instruction » à venir, tout à fait mystérieuse, Dimitrov et ses amis
sont finalement élargis en février 1934 et transportés à Moscou.
À tous égards, le procès de Leipzig se tient dans des conditions peu communes.
Tout d’abord, la mobilisation internationale est immédiate. En France, outre celle
du Parti communiste, un comité se met en place avec des personnalités du monde
scientifique et littéraire, de Lévy-Bruhl à Duhamel, Cocteau, Romain Rolland,
le cinéaste Autant-Lara, Gide ou Paul Langevin, et du côté des juristes, Moro-
Giafferi, Torres, Monnerville et Marcel Willard.
Le 11 septembre 1933, à Paris, salle Wagram, Moro-Giafferi, Monnerville et
Torres plaident, si l’on peut dire, pour les accusés, et ce devant 5 000 personnes. Un
comité international est installé à Londres sous la présidence de l’avocat Pritt, qui
avait défendu Sacco et Vanzetti. Un contre-procès est organisé à Londres du 14 au
18 septembre 1933, c’est-à-dire quelques jours avant l’ouverture du procès officiel,
au cours duquel on recueille des dizaines de témoignages.
Les juristes de la commission d’enquête ont exigé, sans succès, du procureur
allemand la communication du dossier, mais ils ont réussi à avoir connaissance
de certaines de ses pièces. Le 18 septembre, la commission d’enquête relayée par
la presse internationale rend son verdict : Van der Lubbe n’est pas membre du
Parti communiste, les autres accusés sont innocents et n’ont eu aucun rapport, ni
direct ni indirect avec le crime. Van der Lubbe n’a pu seul allumer tous les points
de départs de feu, d’autres incendiaires ont agi, qui ont utilisé le souterrain reliant
le Reichstag au palais de Goering, président du Parlement.
Le parti nazi n’a pas, à l’évidence, su gérer l’affaire ; il a perdu la maîtrise du
calendrier et, sur le plan international, celle des médias. Avant même l’issue du
procès, le 29 septembre 1933, un Livre brun sur l’ incendie du Reichstag et la terreur
hitlérienne, de 300 pages, a été publié dans différents pays. En France, ce sont les
Éditions du carrefour, éditeur de Kafka !, qui ont publié ce réquisitoire accablant,
avec photos à l’appui, et qui dénoncent déjà les premiers camps de concentration.
Devant la force de cette mobilisation, les nazis ont retardé le procès pour avoir
le temps sans doute de conforter leur pouvoir après les élections. La provocation
leur a fourni le résultat politique escompté et le prétexte à toutes les répressions.
Mais, à l’ouverture du procès, le résultat judiciaire est moins certain.
L’intelligence stratégique de Dimitrov va faire le reste. Dès l’instruction, il a
été très actif, multipliant les demandes ; à l’audience, il va déstabiliser le procès en
posant des questions, en multipliant, autant que faire se peut, les interventions. Il

179
Le procès politique

transforme certaines audiences en véritables esquisses d’audiences accusatoires, se


livrant à quelque chose qui ressemble parfois à un véritable contre-interrogatoire.
Il parvient, en engageant un dialogue très serré avec Goering, à le déstabiliser.
Celui-ci quitte la salle en éructant contre Dimitrov : « Hors d’ ici canaille ! »
Dimitrov dénonce la manipulation, il soutient l’instrumentalisation de
Van der Lubbe. Les sténotypies des audiences témoignent de ce que le président
est souvent désarmé par cette offensive, passant de la négociation à l’éloignement
de Dimitrov de l’audience, n’arrivant pas à gérer la récusation de l’avocat d’office
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
par Dimitrov et la conséquence que ce dernier en tire lorsque le président tente de
lui retirer la parole : « Je ne suis pas Dimitrov l’accusé, mais Dimitrov le défenseur ! »
Mais une chose doit être soulignée : Dimitrov ne récuse pas vraiment ses
juges ni la légitimité du tribunal. Il développe une position subtile : « Pour moi,
communiste (dit-il), la loi suprême est le programme de l’Internationale communiste,
la Cour suprême, la commission de révision de l’Internationale communiste. Mais pour
moi, en tant qu’accusé, la Cour d’empire est une instance qu’ il convient de considérer
avec le maximum de sérieux, non seulement parce qu’elle est composée de juges d’une
haute qualification juridique, mais encore parce que la Cour est un organisme assez
important de l’État allemand […] Je puis, la conscience tranquille, déclarer que
devant la Cour, et par conséquent devant l’opinion publique, je n’ai dit que la vérité
sur toutes les questions. »
Le président, qui ne saisit manifestement pas la stratégie de Dimitrov, répond
qu’il lui interdit de faire de la propagande pour son Parti !

Les publications de La défense accuse, 1938-1955


Marcel Willard, avocat et militant communiste, a rencontré Dimitrov
quelques années plus tôt en Bulgarie. Dimitrov a désigné Willard pour le défendre.
La cour de Leipzig n’a pas accepté que Willard soit en défense. Mais Willard a
bien entendu suivi le procès.
En 1938, quelques semaines avant Munich, il publie donc un petit livre sous
le titre La défense accuse. Je n’ai pu retrouver cette première édition, dont l’auteur
dit déjà en 1951 qu’elle est introuvable. C’est donc à partir des deux éditions très
augmentées de 1951 et 1955 que j’ai travaillé. Dommage, car j’aurais pu comparer
la première édition de ce livre avec une autre plaquette signée Marcel Willard,
publiée elle aussi en 1938, ayant pour titre Comment ils ont avoué, et en surtitre Le
Procès de Moscou de Boukharine, Rykov, etc. Comme avant lui son ami et confrère
britannique Pritt, Willard n’a rien trouvé à redire au procès de Moscou, ici le
quatrième. Bien plus, son texte se veut une vibrante défense de la justice stali-
nienne, modèle de « loyauté », « d’authenticité des preuves et des aveux », « de liberté
de la défense ». Et, comme Willard est ulcéré par les dénonciations de tout bord
sur cette pseudo-justice, il explique aussi « pourquoi ils ont avoué », par instinct de
conservation, nous dit-il, et parce qu’ils n’ont le soutien de personne, tandis que
la « force tranquille » (sic !) de l’État soviétique se manifeste par ce procès empreint
de sérénité ! La plaquette ne semble pas avoir été rééditée.

180
Jean Danet

Revenons à La défense accuse… Les éditions augmentées de 1951 et 1955 sont


justifiées par l’auteur. Il explique que le climat politique, le début de la guerre froide,
la constitution de deux blocs annoncent des temps difficiles pour les militants qui
doivent donc se préparer à se défendre politiquement. Pour cela, il leur faut tirer
parti des exemples historiques, et bien sûr, de « l’exemple dimitriovien » qui, selon
lui, n’a pas été surpassé. Les exemples historiques antérieurs à Marx se limitent à
Babeuf et Blanqui, parce qu’à l’égal des suivants ils dénoncent déjà les possédants.
La lettre de Lénine sur la défense, la défense de Marx au procès de la Nouvelle
Gazette rhénane, celle de Staline et celle des bolcheviks devant les tribunaux tsaristes,
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
celles des antimilitaristes allemands préludent à l’analyse de la défense de Dimitrov.
Outre quelques procès politiques ultérieurs, Willard chronique la défense des
députés communistes français en 1940, et celle des résistants devant les tribunaux
d’exception. La dernière partie du livre se fait l’écho de procès plus récents, dont
deux en relation avec l’anticolonialisme, mais relatifs à des militants sous la sphère
d’influence du Parti communiste.
De cette succession de récits héroïques, quels enseignements Marcel Willard
tire-t-il ? D’abord, que le point commun à tous ces procès, à toutes ces défenses,
c’est de mettre en scène, d’un côté, un tribunal instrument « d’une classe, d’une
clique ou d’un dictateur » et, en face, le vrai défenseur qui n’est autre que le peuple
opprimé. Le peuple et non pas l’avocat, trop souvent asservi au régime. Le militant
doit donc cultiver l’autodéfense, ne compter que sur ses propres forces pour avoir
toujours en vue l’intérêt de sa classe et de son parti.
Quelles sont les lois de ce que Willard appelle l’autodéfense politique ? Ne
pas trembler, être fier d’être un militant ; ne pas renseigner l’ennemi sur l’activité
du parti ; se taire totalement devant la police, refuser de signer les procès-verbaux ;
ne s’exprimer devant le juge d’instruction qu’autant qu’on dispose de garanties
suffisantes – et Willard fait ici référence à l’avant – et à l’après-loi de 1897 en
France ; enfin, au procès, transformer le banc des accusés en tribune.
Autodéfense ne signifie pas défense « personnelle ». Il faut tout subordonner, y
compris les moyens juridiques, à la défense politique pour restituer au procès son
caractère politique. La meilleure stratégie est celle de l’offensive. Il faut prendre
et garder la maîtrise des opérations et exercer une défense solidaire, c’est-à-dire
renoncer au commun défenseur quand l’un des accusés y renonce, et enfin protester
contre l’exclusion des débats d’un coaccusé.
Cette « défense qui accuse » pense la justice au travers de la seule grille d’ana-
lyse du Parti communiste, et c’est d’ailleurs pourquoi Willard peut avoir écrit
sa plaquette sur le procès de Moscou. Comment la justice du peuple soviétique
pourrait-elle ne pas être juste ? Pour le reste, et au-delà de conseils techniques que
nous retrouverons jusqu’après mai 1968 dans les divers guides des militants, la
grande idée de Willard, tirée de la stratégie de Dimitrov, c’est qu’il faut, au procès,
échapper au poids de l’inquisitoire subi dans les phases précédentes (devant la
police, voire à l’instruction) pour imposer le débat, le contre-interrogatoire, ren-
verser l’accusation, restituer à l’accusation son caractère politique. Il n’est même
pas question de dénoncer l’institution, tant le fait qu’elle est un instrument, une
donnée du capitalisme, une donnée du système dirait-on aujourd’hui, relève pour
Willard de l’évidence.

181
Le procès politique

Si Marcel Willard, qui fut à la Libération secrétaire général à la Justice, est


un peu oublié aujourd’hui, il ne faudrait pas sous-estimer l’influence que son livre
a pu avoir sur une jeune génération d’avocats de l’après-guerre. Il donne alors des
conférences, et Henri Leclerc, dans un entretien récemment consacré à la défense,
raconte 3 : « Quand j’étais étudiant, j’avais assisté à une conférence de Marcel Willard
(j’ai toujours son ouvrage relié chez moi) et ce personnage qui n’était pas jeune déjà,
nous avait expliqué sa conception, c’était “la défense accuse”. Il a expliqué la défense
de Dimitrov, qui consiste à dire au juge : “L’assassin c’est toi ! ”, et c’est à partir de la
défense de Dimitrov que Willard conçoit la défense qui accuse et qui est la défense qu’a
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
menée Dimitrov lui-même, Elle a porté ses fruits, alors que Moro-Giafferi, qui était
l’avocat français de Dimitrov, a fait une défense tribunitienne, en tenant un fameux
meeting et en disant “Goering, l’assassin c’est toi ! ”, mais c’était des discours, alors que
Dimitrov, lui, ne faisait pas de discours dehors mais dans le prétoire. C’était tellement
prémonitoire, c’était quelque chose de formidable que l’on regardait là. J’ai dû en parler
avec Vergès à l’époque, parce que je venais de lire le livre de Willard. Il était commu-
niste, moi je n’étais plus communiste depuis longtemps, mais j’étais quand même très
proche de lui. Il ne connaissait personne au Palais. Il est devenu premier secrétaire. »
Henri Leclerc rappelle aussi sa proximité amicale avec Pierre et Renée Stibbe
qui avaient, aux côtés de Marcel Willard, assuré en 1950 la défense des militants
du RDA en Côte d’Ivoire. Ce que je veux souligner ici, c’est que nous avons donc
de multiples ponts entre cette stratégie de défense offensive prônée par Willard
et ce qui va se passer ensuite. Et, pourtant, ce n’est pas d’une filiation qu’il faut
parler car, nous allons le voir, la notion de défense de rupture va être pensée et
présentée par Vergès d’une manière radicalement différente.

La pratique d’« une défense de rupture » en Algérie


Ce point est plus connu, et notamment grâce aux travaux de Sylvie Thénault
ou de Vanessa Codaccioni ; je n’y reviendrai donc ici que pour ce qui nous occupe.
Le sous-titre de l’ouvrage de la seconde, PCF et procès politiques 1947-1962, souligne
à juste titre que la périodisation habituelle de l’histoire, qui découpe l’avant– et
l’après-engagement de la guerre d’Algérie, n’est pas pertinente pour saisir la relation
du PCF avec les procès politiques. Elle ne l’est pas davantage pour comprendre
le continuum et les ruptures des modes de défense dans les procès politiques.
Comme l’explique Vanessa Codaccioni 4, la stratégie légaliste de la fraction
dominante de la direction communiste va conduire, en Algérie, à mettre en place
un dispositif qui évite une trop grande visibilité avec les militants du FLN, et ce
dispositif tient en une simple solidarité juridique des avocats du PCF envoyés en
Algérie. C’était d’autant plus facile que la fraction communiste du barreau de Paris
s’était, dès 1947, engagée dans la défense politique anticoloniale à Madagascar,
et ensuite en Côte d’Ivoire.

3.  « Défense et politique criminelle, regard sur quelques décennies d’une relation tumultueuse », entretien de
Me Henri Leclerc avec Jean Danet, Archives de politique criminelle, 2015/1, no 37, Droits de la défense, pp. 93-108.
4.  Vanessa Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politiques (1947-1962), Paris, CNRS éd., 2013, p. 320.

182
Jean Danet

Les Stibbe, Pierre Kaldor – qui fut le collaborateur de Willard – et d’autres


encore sont dans ce cas, et ils ont bien sûr assimilé la leçon dimitrovienne. Ainsi
Pierre Kaldor déclare-t-il dans un entretien avec Vanessa Codaccioni, en 2007 :
« La défense politique, ça consiste à ne pas se borner à attaquer la procédure même.
C’est en même temps faire valoir les raisons politiques pour lesquelles on a été arrêté.
Et pas seulement dénoncer la torture et les vices de procédure, voilà c’est ça la défense
politique. »
Quelles sont donc les conditions d’apparition de la défense de rupture ?
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
Vanessa Codaccioni a raison de la voir d’abord comme le remaniement, par
Jacques Vergès, de pratiques de défense largement « routinisées » dans le mouvement
communiste international ; d’autant qu’il faut se souvenir que Jacques Vergès
est adhérent au Parti communiste jusqu’à la fin 1957. Mais, en même temps, on
doit aussi – et avec elle encore – l’analyser comme un effet d’une « configuration
concurrentielle » entre, d’une part, les avocats du barreau d’Alger engagés dans la
défense des militants du FLN mais internés fin 1957 – comme Me Albert Sma-
dja – d’autre part, les avocats parisiens du PCF, limités on l’a dit à une stricte
solidarité de défense juridique, et enfin ce qui va devenir le collectif du FLN
autour de Jacques Vergès.
Bien entendu, on ne saurait oublier que l’itinéraire personnel de Jacques Vergès,
son « capital militant anticolonial », pour reprendre l’expression de Vanessa Codac-
cioni, le préparait mieux que d’autres à rejoindre les positions politiques du FLN et
à entrer avec lui en symbiose sur la conception radicale d’une défense de rupture.
Dans ce contexte, la défense de Djamila Bouhired, en juillet 1957, fut la
première affaire d’importance plaidée par Vergès. Elle est sans doute à l’origine
de sa radicalisation, et concomitante en tout cas à son départ, quelques mois plus
tard, du PCF.
Cette concurrence sera appelée par certains « la guerre des collectifs », tant
elle s’exprime rudement. Pierre Vidal-Naquet écrit dans ses Mémoires 5 : « Cela
se passait sans élégance. On laissait Stibbe et sa femme faire l’ instruction. Et après,
sur ordre de la fédération, ils étaient déconstitués. »
La rupture entre les pratiques de défense du collectif autour de Vergès et
la défense offensive héritée de Dimitrov et Willard tient, selon les premiers, à la
forme d’abord. Les tortures ne sont mentionnées que pour « attaquer le régime »
et non pour susciter la compassion ; l’accusé parle peu, voire pas du tout, laissant
le soin à l’avocat de le faire.
Ce dernier refuse de se conformer aux règles de procédure, quitte le prétoire,
revient, utilise la violence symbolique des mots, des gestes, multiplie les incidents
jusqu’à transgresser les règles de la profession d’avocat. Mais, en réalité, si cette
forme est si différente, c’est parce que la légitimité du tribunal est attaquée de toutes
parts. Les militants du FLN réclament la reconnaissance du statut de belligérant et
dénient, au nom du nationalisme, le droit des juridictions françaises de les juger.

5.  Cité par Vanessa Codaccioni, op. cit., p. 381.

183
Le procès politique

En 1961, dans Défense politique 6, paru chez Maspero, le collectif autour


de Vergès va s’attacher à une critique très dure de leurs confrères parisiens, les
décrivant comme des « juristes respectueux » qui acceptent les huis clos, refusent de
quitter la barre quand il le faut, et qui sont « incapables de susciter et mettre en scène
des procès spectaculaires ». Il est vrai que la stratégie de médiatisation de Vergès sera
constante et très forte, mais on a vu que, de ce point de vue, la leçon du procès
Dimitrov allait dans ce sens et que ce sont sans doute les contradictions internes
au PCF qui brident ses avocats.
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
Ce qu’il faut retenir en tout cas, c’est que la revendication d’indépendance
du FLN ajoute une dimension de rupture fondamentale à la défense offensive,
à ce que le collectif appelle encore en 1961 une « défense politique ». La justice
n’est plus pensée ici comme l’instrument dévoyé par la domination d’une classe,
comme au temps de Willard, elle est tout simplement et définitivement illégitime,
délégitimée par la revendication nationaliste et par la guerre qui fait des militants
des combattants étrangers à cette justice, et non plus des accusés. Soulignons, en
revanche, que, comme dans le cas de Dimitrov, la mobilisation des intellectuels
aura été un appui très important non seulement par l’engagement de certains
aux côtés des combattants – et on pense aux porteurs de valises – mais aussi par
les publications – et ici, il faudrait citer notamment tous les ouvrages publiés par
Jérôme Lindon, aux Éditions de minuit, dans la collection Documents.
C’est en 1968, quelques années après cette pratique – la similitude avec
l’expérience de Willard et sa formalisation dans un livre mérite d’être relevée – que
Jacques Vergès va proposer – dans cette collection des Éditions de minuit – une
analyse plus théorique, plus détachée du récit d’une pratique, et ce sera la première
édition de l’ouvrage intitulé De la stratégie judiciaire, qui fera l’objet, en 1981, d’une
nouvelle édition et sera repris quasi intégralement dans le Dictionnaire amoureux
de la justice paru en 2002.

La rupture et la connivence
De la stratégie judiciaire est un livre de rupture. À tous égards, la justice y est
pensée de manière tout à fait particulière, on va le voir. Et la préface à la seconde
édition en 1981 ne fait que renforcer cette rupture.
Tout d’abord, trois observations doivent être faites.
En premier lieu, Jacques Vergès y part d’une réflexion sur les stratégies
judiciaires, celles de la défense comme celle de l’accusation, de sorte qu’il oppose
procès de rupture et procès de connivence plutôt que défense de rupture et défense
de connivence, car, nous dit-il, l’accusation est aussi affaire de rupture ou de
connivence. Tout en feignant de concéder au départ qu’il existe bien entendu cent
nuances entre procès de rupture et procès de connivence, le livre va s’attacher, par

6.  Abdessamad Benabdallah, Maurice Courrégé, Mourad Oussedik, Jacques Vergès, Michel Zavrian,


Défense politique, no 15 des Cahiers libres, Paris, F. Maspero, 1961.

184
Jean Danet

sa construction, à enfermer le lecteur dans ce schéma – et on peut dire, à considérer


la fortune de ces expressions, qu’il y est assez bien parvenu.
Ensuite, Jacques Vergès soutient encore que le procès a pour fonction de
régler les contradictions entre individus et société, s’éloignant ainsi d’une analyse
marxiste qui penserait la justice comme un appareil d’État. De la part d’un ancien
militant communiste, et au temps où la pensée d’Althusser est si prégnante dans
les sphères intellectuelles, cette définition qui se veut d’évidence n’a rien d’anodine.
Enfin, même si la pensée de Jacques Vergès n’est pas tout à fait claire sur le
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
sujet, il semble vouloir substituer la distinction procès de rupture/procès de conni-
vence à celle, plus classique, entre procès politique et procès de droit commun.
Ce sont là trois éléments qui sont destinés à donner à la notion de défense
de rupture un contenu tout à fait original.
Mais le plus important tient sans doute au choix de Jacques Vergès de présenter
ses catégories comme universelles. Le procès de rupture et le procès de connivence
fourniraient une grille d’analyse opérationnelle de Socrate à nos jours, en passant
par les templiers, Louis XVI et Boukharine, tous exemples qu’il reprend pour
les classer entre ces deux catégories. Une grille d’analyse valable pour le passé, le
présent et l’avenir. La notion serait a-historique. En cela, bien sûr, il rompt un peu
plus avec une approche marxiste, même si par instants il en revient à la conception
d’une justice « au service des classes dirigeantes 7 ».
Il ne revient pas dans le détail sur la concurrence entre les collectifs d’avo-
cats durant la guerre d’Algérie, ni sur leurs divergences. À peine le lecteur averti
comprend-il que la critique de la défense des parlementaires malgaches vise ses
confrères communistes.
Jacques Vergès ne donne pas à lire explicitement son itinéraire réflexif et la
construction de la notion de défense de rupture. S’il évoque sur quelques pages
le procès Dimitrov, dont il fait un portrait aussi flatteur que Willard, il se garde
bien d’expliquer ses convergences et ses divergences avec ce dernier, s’épargnant
même le soin de citer son ouvrage.
L’alternative rupture/connivence l’amène pourtant à rejoindre très parado-
xalement Willard sur un point à propos du procès de Boukharine. Parce qu’il lui
faut faire entrer le procès de Moscou dans l’une des branches de son alternative,
Jacques Vergès dénie tout rôle essentiel à la torture, à la drogue ou à la pression
morale dans les procès de Moscou. Et voilà qu’il nous donne une explication des
aveux de Boukharine qui n’est pas si éloignée de celle de Willard. L’autoaccusation
de Boukharine, cet effondrement, s’expliquerait selon lui parce que les forces sociales
sur lesquelles il s’appuyait étaient détruites. Il s’effondrait devant le succès de son
adversaire et le « jugement de l’ histoire » qui l’accablait ; rappelons que Boukharine
fut réhabilité en 1988. Jacques Vergès reprend pourtant intégralement dans son

7.  Jacques Vergès, De la stratégie judiciaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, réédition avec nouvelle
préface de l’auteur, p. 17.

185
Le procès politique

Dictionnaire amoureux de la justice (2002) le passage qu’il lui avait consacré en 1968


et 1981, sans en changer une virgule et sans commenter cette réhabilitation.
Sur l’alternative rupture/connivence dans laquelle, même sous la concession de
la gradation infinie, il enferme la pensée de son lecteur, Jacques Vergès ne soumet
pas sa construction aux exemples qui pourraient la troubler. On ne peut s’empêcher
de penser ici à une affaire dont il serait pour le moins étonnant qu’il ne la connut
point : le procès des insurgés de Cayenne et la défense de Gaston Monnerville.
Rappelons brièvement de quoi il s’agit : s’est tenu à Nantes, devant la cour
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
d’assises, en 1931, le procès dépaysé de quatorze Guyanais. Ils sont accusés de
meurtres et de pillages en bande, commis à Cayenne en août 1928 après la mort
suspecte de Jean Galmot, un ancien député de Guyane, porteur de beaucoup de
leurs espoirs.
Monnerville n’a pas éludé une défense technique, classique, qui met en
avant les éléments factuels de doute. Mais il ne peut être sûr qu’une plaidoirie
technique emporte la conviction du jury. Certes, il s’est employé à leur donner
des arguments solides pour qu’ils puissent se dire qu’ils acquittent au bénéfice du
doute, qu’ils ne font que juger comme on doit juger habituellement, en exigeant
des preuves pour condamner. Mais est-ce suffisant ? Non, il faut aller plus loin.
Obtenir du jury, des jurés nantais de 1931, qu’ils se fassent juges non plus de ces
quatorze-là mais juges de la colonisation, redresseurs de torts même, il faut qu’ils
acceptent de penser, qu’ils osent penser ce procès comme un procès politique qui
les « dépasse », en même temps qu’« il dépasse » les accusés. Le mot « dépasse » est
essentiel, ce pourquoi il est au début et à la fin de la plaidoirie.
Monnerville s’est donc attaché à décrire ce qu’est la réalité coloniale de la
Guyane d’alors. Il explique la colère. Et quand vient le moment de la plaidoirie
politique, il faut prendre les jurés par la main, pour leur ôter toute peur d’oser, il
faut leur donner le « désir » d’acquitter.
Gaston Monnerville ne tourne pas autour du pot : « Et puis, Messieurs les
jurés, je vais plus loin. Voulez-vous supposer avec moi, un instant, que Iquy, Hibade,
ces quatorze accusés soient coupables des crimes qu’on leur reproche ? Voulez-vous
admettre qu’ ils aient été sur les lieux au moment des faits ? Même dans ce cas, je vous
demanderais de les acquitter. » Ce que d’autres de ses confrères ont dit du bout
des lèvres, Monnerville l’aborde frontalement. Il repose d’abord l’enjeu politique :
« Il s’agit de dire, par votre verdict, si oui ou non les peuples coloniaux ont le droit de
faire respecter leurs libertés. »
Monnerville a construit ensuite un propos d’une extrême finesse sur lequel
je suis obligé de passer. Il rappelle, à Nantes, ville au passé négrier chargé, l’escla-
vage ; il affronte les parties civiles, sans insulter leur douleur. Mais comment un
jeune avocat noir va-t-il construire avec les jurés une proximité qui rende efficace
son propos ? Il lui faut partir de ce qu’ils ont en commun, eux et lui. Or il peut
sembler qu’ils n’ont pas grand-chose à voir, ces jurés de Loire-Inférieure, dont
certains notables ruraux triés par deux commissions successives, avec ce jeune
avocat noir, docteur en droit, licencié en lettres, journaliste à Radio Tour Eiffel.

186
Jean Danet

Leur seul destin commun, ce fut l’école républicaine, et le début de la


péroraison le leur rappelle : « Messieurs les jurés, la France nous a enseigné qu’ il faut
mettre avant tout, au-dessus de tout, le respect de la personne humaine et le respect
des libertés. » La suite va de soi. Les Guyanais se sont soulevés pour défendre leurs
libertés ; vous ne devez pas condamner. Suivent quelques phrases sèches qui les
invitent à penser en termes politiques les conséquences de leur décision.
On dirait aujourd’hui qu’il leur suggère in fine une analyse conséquentialiste
de leur décision. Ils seront des jurés justes et intelligents. Ils vont rendre la seule
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
décision qui puisse être politiquement viable. Une dernière fois, il utilise le procédé
rhétorique qu’il affectionne le plus, la répétition, et c’est pour répéter à l’infinitif
un verbe d’action : « Condamner, c’est… Condamner, c’est… Les acquitter, c’est…
Les acquitter, c’est… » À l’infinitif, et non pas comme une exhortation, à l’infinitif
parce que c’est un choix qu’ils ont à faire et non un ordre qu’il leur donne. Il les a
placés jusqu’au bout devant leurs responsabilités. Pas de supplique, pas de prière,
un choix clair demandé à des jurés dont il vient de faire en une heure des hommes
de conviction et d’humanité. Un acquittement général s’en suit.
Le procès, couvert par Géo London mais aussi par Blaise Cendrars, aura
un retentissement considérable, et la plaidoirie de Monnerville, dont nous avons
l’intégralité, est connue de longue date. Elle permet de comprendre que l’alterna-
tive de Jacques Vergès ne suffit pas à rendre compte de la complexité des défenses
politiques.
Ni Monnerville ni ses clients ne sont indépendantistes, nationalistes. Leur
procès a été dépaysé, ce qui présente des avantages mais aussi des inconvénients.
Ils ne disposent pas d’une mobilisation de masse qui les soutient et les perspectives
politiques d’une victoire de leurs revendications ne sont pas acquises. Ce n’est
qu’après ce procès que Monnerville sera élu député de Guyane. Les faits sont
graves (plusieurs morts violentes), et pour citer Jacques Vergès, il est à craindre
que parce « qu’ il y a du sang versé, le crime politique perd [e] son caractère politique
et relève de la répression de droit commun 8 ».
Monnerville, sans quitter la scène de la défense classique, sans nier la légitimité
d’un procès, de ce procès, sans tourner le dos aux faits, les requalifie politique-
ment. Plutôt que rompre avec la cour, et parce que ni lui ni ses clients ne mettent
en cause la légitimité des juges, il ne peut qu’ajouter à l’objet de leur saisine, leur
demander de rendre justice à des citoyens opprimés, exploités, de redresser les
torts faits à une démocratie fraudée. Disons-le sans fard, il leur demande de se
faire pouvoir judiciaire pour réparer les torts faits aux citoyens guyanais par les
deux autres pouvoirs.
En demandant aux jurés d’acquitter, même s’ils croient les accusés coupables,
Monnerville va au bout de cette défense politique. Sans rompre et sans connivence.
Car il ne s’agit plus de solliciter la compassion, la compréhension, d’accorder les
circonstances atténuantes ni d’individualiser les responsabilités, mais de prononcer,
pour des motifs politiques, un acquittement général. Voici donc une plaidoirie de

8.  Jacques Vergès, De la stratégie judiciaire, op. cit., p. 11.

187
Le procès politique

désir plutôt que de rupture, une défense de convergence plutôt que de connivence.
Monnerville a donné aux jurés le désir d’acquitter, il les a amenés doucement à
cette conviction sans rien concéder.
On aurait aimé savoir ce que Jacques Vergès pensait de cette défense. Et
surtout ce qui, selon lui, pouvait expliquer qu’elle ait pu être efficace. Car ce n’est
pas la moindre critique que Jacques Vergès fait aux défenses de connivence que
de leur dénier toute efficacité, et à de multiples reprises, il s’est plu – je pense
notamment à une conférence qu’il donna en 1997 devant les élèves de l’École
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
des mines de Nancy 9 – à souligner le fait que sa défense de rupture en Algérie
avait été efficace puisqu’aucun de ses clients n’avait été exécuté, au contraire de ce
qui s’était passé pour d’autres.
Monnerville a su allier efficacité et une pleine participation au débat judi-
ciaire, une participation qui, si l’on suit Jacques Vergès, ne serait que connivence
et au fond soumission.
La clé de la construction de cette alternative réductrice rupture/connivence,
il est possible de l’imputer à la conception que Jacques Vergès se fait de la justice
elle-même. Au-delà des postures qu’il affectionne volontiers, il l’écrit clairement :
« La justice est un des noms de la nécessité. » Elle est chargée de résoudre les contradic-
tions sociales révélées par les violations de la loi. Elle est une affaire d’État quand
l’État est fort mais connaît-il une crise, elle redevient la justice à qui l’État doit des
comptes, et elle lui oppose alors les règles qu’il édictait au temps de sa puissance.
Bref, pastichant Godard, on pourrait dire que, pour Jacques Vergès, l’institution
judiciaire n’est pas chargée du juste, mais qu’elle est juste une institution.
Après avoir mené la critique du tribunal de Nuremberg, et implicitement
la critique de toute justice internationale, tout juste Jacques Vergès consent-il à
espérer qu’un jour advienne un « tribunal des peuples », un droit international qui
« sorte de la lutte des peuples », mais l’exercice ressemble à une ultime révérence
et référence à la prophétie de la fin de l’histoire chez Marx. C’est peut-être cette
vision profondément pessimiste qu’a Jacques Vergès de la justice d’aujourd’hui,

9.  « Je pratique une défense de rupture. Lors de la guerre d’Algérie, j’ai eu à traiter 300 affaires, j’ai eu 100 condam-
nés à mort mais aucun de mes clients n’a été exécuté. Je vais expliquer pourquoi. Ma stratégie fut très différente
de la défense humaniste adoptée par mon confrère Robert Badinter, à qui je disais, lorsqu’ il est devenu ministre,
qu’ il a accepté ce poste car il était un avocat raté. Qu’est-ce qu’un procès de connivence où apparaît une défense
humaniste, c’est un procès où tout le monde est d’accord. Or cela n’ était pas possible lors de la guerre d’Algérie. On
ne pouvait plus envisager de dialogue entre les parties en conflit. Et s’ il y a rupture du dialogue, on doit s’adresser
à l’opinion. L’accusé peut, dans ce cas, avoir un soutien, mais en dehors du tribunal. Là, les jeux ne sont pas faits.
J’ai observé que les chefs d’État n’ étaient pas des sadiques. Ce sont, selon le mot de Nietzsche, des monstres froids.
Lorsque l’opinion publique proteste, par exemple après des attentats du FLN en Algérie, il fallait des victimes
expiatoires pour la calmer. Le moyen le plus économique pour cela était le sacrifice humain. On guillotinait un
homme et on rétablissait le calme avec un prix minimal. Le Président demandait alors aux magistrats : “Avez-vous
un cadavre potentiel au frigo ?” Le ministère de la Justice établissait alors la liste des condamnés à mort dont tous
les recours étaient épuisés. Puis le chef de l’État regardait les différents dossiers. Et il choisissait les victimes à offrir
au peuple. Si l’avocat des condamnés à mort avait choisi une défense de rupture, si la torture avait été dénoncée
au cours du procès, si des comités de défense du condamné avaient été créés à l’ étranger, le chef d’État, pour éviter
les accusations ou les ennuis, choisissait toujours de faire exécuter celui dont le procès avait été exemplaire et dont
l’exécution n’aurait pas de répercussions sur le plan international. C’ était pour lui la solution la plus économique.
Voilà pourquoi ce type de défense est plus efficace que la défense de connivence », in Jacques Vergès, La justice est
un jeu, École des mines, Nancy, 5 mai 1997, http://eleves.mines.u-nancy

188
Jean Danet

comme de celle d’hier, qui l’aura conduit à l’alternative rupture/connivence. C’est


en tout cas l’une des hypothèses qu’on peut, me semble-t-il, formuler.
Je voudrais m’arrêter un instant, comme je l’ai fait pour Willard, sur les
différentes éditions et reprises du texte de Jacques Vergès, car leur temporalité
mérite à mon sens d’être relevée. Jacques Vergès fait donc paraître De la stratégie
judiciaire en 1968. Le livre semble avoir rendez-vous avec l’histoire.
Le rendez-vous est manqué pour une raison politique assez simple
qu’Henri Leclerc explique aujourd’hui en ces termes : « En mai 68, nous n’avons
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
pas fait de véritables ruptures, pas du tout, nous avons fait des procès politiques […].
Mais on n’avait pas conçu le mouvement de mai 68 comme un mouvement susceptible
d’ être vainqueur. »
Le ou les rédacteurs de la préface à l’édition de 1981, qui n’est pas signée
et qui est suivie d’un bref entretien de Jacques Vergès avec Michel Foucault,
Jean Lapeyrie, des comités d’action Prison-Justice, Dominique Nicaudie, des
Boutiques de droit, et Christian Revon, du réseau Défense libre, aborde ce point.
Eux aussi estiment qu’en 1968 le rendez-vous a été raté : « “Connivence ou rupture”
n’a été qu’un slogan. » « On a tout réduit à des critères de comportement à l’audience.
Tonus, agressivité, déclaration, force en gueule représentaient la “rupture” avec un
ersatz de “ défense collective” par l’assemblage de quelques avocats autour des mêmes
causes. » On sentirait comme une critique à peine voilée de la défense elle-même si
l’auteur n’ajoutait : « Mais peut-être les militants, les enjeux, les combats de l’ époque
n’ étaient-ils pas, eux non plus, à la hauteur. »
La préface se poursuit par quelques phrases qui, avec le recul, nous intéressent :
« Puis la vente du livre se ralentit comme s’ il était à écarter avec la guerre d’Algérie,
au motif d’une expérience trop exceptionnelle, trop radicale. Sa remise en circulation
date des années 1976-1977, grâce aux militants du Comité d’action des prisonniers
qui, sortant des murs de la prison, s’attaquaient aux procès, aux condamnations, aux
peines et à ceux des boutiques de droit… Dans le marasme de l’après-gauchisme, un
front judiciaire s’affirmait de nouveau contre l’accusation quotidienne centrée sur les
droits communs. » Et la préface de cette édition du début 1981 fait référence à la
récente loi Sécurité et liberté pour justifier la réédition du livre.
On voit bien quel est l’intérêt central de ceux qui s’en viennent interviewer
Jacques Vergès. C’est la substitution d’autres catégories à celle de droit commun
et politique. On se souvient notamment de la critique de Michel Foucault, dès ses
cours de 1971 à 1973 au Collège de France 10, sur l’opposition entre infractions
de droit commun et infractions politiques, sur la lecture qu’il propose de cette
construction du xixe siècle, bien loin des analyses de certains groupes d’extrême
gauche d’alors.
Et Jacques Vergès d’expliquer que la distinction entre crimes de droit commun
et crimes politiques est une distinction dont il s’est toujours méfié.

10.  Michel Foucault, Théories et Institutions pénales. Cours au Collège de France 1971-1972, Paris, EHESS
Gallimard Seuil, 2015 et La Société punitive. Cours au Collège de France 1972-1973, Paris, EHESS,
Gallimard Seuil, 2013.

189
Le procès politique

Mais, pour autant, Michel Foucault ne semble pas prendre pour argent


comptant la nouvelle distinction entre procès de rupture et procès de connivence,
dont il rappelle qu’elle a été élaborée dans une conjoncture politique déterminée,
la guerre d’Algérie, qui a « commandé sans doute une part de vos analyses », ajoute-il
poliment.
D’où sa question : « Ne pensez-vous pas que le développement pratique d’une
nouvelle stratégie judiciaire impliquerait un travail d’analyse et de critiques globales
du fonctionnement judiciaire actuel, et comment pensez-vous que l’on pourrait mener
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
collectivement ce travail ? »
Jacques Vergès répond en disant qu’il faut oublier les collectifs fondés sur les
règles du centralisme démocratique et aller vers un réseau comme celui de Défense
libre, fondé en 1980, à la fondation duquel, d’ailleurs, Foucault avait participé en
écrivant un texte intitulé Se défendre, où il appelait déjà à travailler plus sérieu-
sement au plan théorique et pratique sur la question de la défense. L’histoire ne
dit pas si la réponse de Jacques Vergès a paru suffisante à Michel Foucault. Rien
n’est moins sûr…
Au bout du compte, il semble bien que le caractère réducteur de l’alternative
rupture/connivence, sa prétention à l’universalité, son anhistoricité ont empêché
qu’elle soit travaillée, et plus élaborée, quitte à ce qu’on en mesure les limites. Les
usages abusifs et un peu ridicules de la notion, dénoncés dans la préface à l’édition
de 1981, ne sont-ils pas, fondamentalement, la conséquence de la faiblesse de sa
construction ?

L’avenir de la défense de rupture


Comment problématiser cette question, à défaut de pouvoir la traiter dans
une contribution comme celle-ci ? Je voudrais m’en tenir à quelques brèves – et
sans doute trop limitées – observations. Qui ne voit que le recours ouvert devant
la CEDH a profondément changé la donne ? Car, si l’on appréhende la défense
dans sa globalité, depuis la première instance jusqu’à la dernière voie de recours,
alors la possibilité in fine de saisir une juridiction internationale qui se donne pour
mission de veiller à l’effectivité des droits, au respect des règles du procès équitable,
mais aussi des droits de l’homme dans leur ensemble, semble bien conduire à
repenser largement la possibilité même d’une défense de rupture.
Et l’on a maints exemples en tête de procès qui, dans les différents pays du
Conseil de l’Europe, ont donné lieu à des défenses qui réunissent certains des
critères de la rupture avant que d’être portés devant la CEDH.
La mise en cause de la légitimité des juges, du caractère d’exception de la
juridiction, la revendication du caractère politique du fait incriminé, la contestation
de la procédure, de la poursuite, l’appui sur un mouvement d’opinion puissant,
et parfois le refus de la défense commise d’office, tous ces critères habituels de la
défense de rupture sont rencontrés.

190
Jean Danet

La CEDH fait alors figure de recours contre les pratiques contestées des
justices nationales. Et, in fine, la défense qui était jusque-là défense de rupture se
présente devant la Cour en espérant d’elle qu’elle fasse justice. Elle y reprend espoir
d’être entendue autrement que sur le mode de l’épreuve de force, de la rupture.
Par le débat contradictoire.
Pour autant, il n’est pas certain que la CEDH soit elle-même à l’abri de
défenses de rupture. On peut espérer que ce ne sera pas le cas, car ce ne serait
pas un bon signe pour les droits de l’homme, mais on peut imaginer sans peine
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
qu’un État vienne à contester au nom, par exemple, d’un regain de nationalisme,
la légitimité de la Cour à intervenir en tel ou tel domaine, estimant qu’il relève
de sa marge nationale d’appréciation. Encore ne serait-ce qu’une critique limitée
de la Cour, intégrant les notions mêmes qui sont les siennes pour en contester
les applications.
En réalité, le risque de désaccord profond, générant une forme de défense
de rupture, pourrait advenir, notamment, sur des questions dites « de société » :
des tiers intervenants viendraient à contester les valeurs mêmes de la convention
ou l’interprétation qui en est donnée par la Cour, ainsi que sa légitimité à les
trancher sur le fondement de la Convention. À l’extrême, on peut imaginer qu’au
nom d’un droit naturel fondé sur des normes morales posées comme universelles
mais liées à une religion par exemple, la légitimité de la CEDH soit violemment
attaquée, et l’on pourrait alors, en dehors de tout procès politique proprement
dit, voir émerger une défense, ou en tout cas une tierce intervention de rupture.
Les tensions qui se font jour devant la Cour, et parfois au sein de la Cour,
sur certaines questions de société (on pense ici au ton de l’opinion dissidente dans
l’affaire Lambert c/France, arrêt grande chambre du 5 juin 2015, où les juges
vont jusqu’à écrire que la Cour par cet arrêt a perdu le droit de porter le titre de
« conscience de l’Europe » !), donnent à penser que ce ne sont pas là des hypothèses
dénuées de tout sens.
Elles témoignent en tout cas d’une chose : des formes de défense de rupture
sont concevables en dehors même de procès politiques, car les deux catégories de
procès politique et de procès de rupture, ou si l’on préfère de défense politique et
de défense de rupture, ne sont sûrement pas superposables. La notion de crime
politique et, à sa suite, les notions de procès politique et de défense politique ont
leur histoire propre qui n’est pas achevée.
Quant à la défense de rupture, ces trop rapides investigations m’amènent à
penser, d’une part, qu’avant d’être une notion, elle a été une pratique profondément
liée, comme le dit Michel Foucault, à la conjoncture des guerres de décolonisation.
Si elle emprunte certains de ses traits à la pratique que Willard a mis en exergue
dans La défense accuse, si la revendication de la qualité de combattants la relie
à la tradition des défenses politiques du xixe siècle, c’est la dénégation de toute
légitimité, au nom du nationalisme, qui lui donne sa singularité.
La pratique de la défense de rupture en Algérie mettait en cause à la fois
la légitimité du juge et, partant, le droit qu’il entendait appliquer. Peut-être, en
définitive, est-ce là la seule hypothèse où une pratique de défense mérite d’être

191
Le procès politique

qualifiée de rupture. Et chacun voit bien que lui assigner un contraire et un seul,
qui prétendrait recouvrir toutes les autres formes de défense, et le dénommer, qui
plus est, connivence, relève de l’art de la polémique, voire d’un goût certain pour
la provocation, mais peut difficilement être pris au sérieux.
Peut-être ceux qui sont chargés des défenses les plus difficiles, y compris dans
des pays membres du Conseil de l’Europe, penseront-ils comme Michel Foucault,
en 1980, qu’il faut encore beaucoup travailler à mieux penser ces défenses, qu’il
faut, sans grille toute faite, analyser où en sont les justices, celles d’ici et celles
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)

© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info via Université Savoie Mont Blanc (IP: 154.59.125.48)
d’ailleurs.
S’agissant de la défense, en France, on peut rendre hommage à l’initiative de
Mes Alain Molla et Philippe Vouland, qui ont créé, il y a plus de dix ans, l’Institut
de défense pénale de Marseille. Notre justice a besoin de défenses de qualité plutôt
que de postures. Leur initiative y a travaillé. On me permettra ici, au moment
où il a quitté la direction de cet Institut, d’avoir, pour Alain Molla, une pensée
amicale et de lui dédier cette modeste contribution.

192

Vous aimerez peut-être aussi