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Marie-France Renoux-Zagamé
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celui qui avait été mis en place au sortir de la Révolution par le Code civil.
Curieusement, cependant, alors que chaque nouvelle limitation semble, pour
ceux qui la considèrent, devoir porter le coup de grâce à ce grand malade, rares sont
les observateurs qui osent franchir le pas pour affirmer, enfin, que « la propriété
est morte ». Or, si la propriété n’en finit pas de mourir, c’est peut-être aussi qu’elle
ne cesse de ressusciter, ou de se survivre, ou de se transformer. Doit-on dès lors –
certains le font, en général pour le déplorer – parler d’une sorte d’involution de
l’histoire qui se traduirait sur bien des points par un retour inavoué aux formes
juridiques de l’ancien droit et à ses propriétés superposées 1, ou au contraire, de
continuité créatrice, qui permettrait d’adapter les règles de droit mises en place au
sortir de la période révolutionnaire en déployant certaines de leurs potentialités
jusqu’alors inexploitées ? Les interrogations de l’histoire renvoient ici directement
aux débats du présent : vivons-nous encore dans un système juridique où propriété
est pour chacun synonyme, comme le voulaient le Code et ceux qui le conçurent, de
liberté absolue, « illimitée », dans l’usage de ses biens, ou bien sommes-nous, malgré
l’apparente permanence des principes, entrés dans une ère nouvelle, où les droits
de chacun sur sa chose ne sont plus guère que la mise en œuvre, nécessairement
dépendante, limitée, voire précaire, d’une concession originaire de la collectivité ?
C’est peut-être dans les textes fondateurs du régime des biens en droit
français, dans l’esprit qui les anime et dans la philosophie qui les soutient, qu’il
faut aller chercher des éléments de réponse. Nul ne l’ignore, la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, qui promeut la propriété au rang de droit natu-
rel de l’homme, le Code civil qui la proclame droit absolu, sont au croisement
d’héritages multiples et surtout complexes, dont les différentes composantes
1. Voir, pour une présentation d’ensemble, Patault (A.-M.), Introduction historique au droit des biens,
Paris, PUF, 1989.
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Les penseurs du Code civil
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munautés enracinées dans leur histoire et leur terroir qui composaient l’ancienne
France tendent au contraire à l’enserrer dans de nombreuses et souvent étroites
limites. À la fin du XVIIe siècle, le grand Domat avait cru pouvoir construire un
« système » unifié du droit en retraçant la « filiation » qui permet de voir en toutes
les règles le principe de droit naturel dont elles sont la mise en œuvre. Mais où
trouver le droit de nature susceptible d’unifier tant de règles, et si diverses ?
Que les codificateurs de 1804 aient globalement réussi à masquer ces ambi-
valences, on ne saurait en douter. Mais le caractère contradictoire des évolutions
ultérieures suggère que ces ambivalences sont peut-être restées logées au cœur,
ou aux racines, des règles du droit des biens mis en place par le Code civil des
Français. Ce sont les potentialités multiples, inscrites dans les « matériaux » utili-
sés par les codificateurs pour énoncer ce qui, dans leur esprit, devait être le droit
naturel de la propriété, que je voudrais essayer de faire ressurgir en m’attachant,
fort classiquement, à évoquer, d’une part, ceux qui viennent des différents cou-
rants de la réflexion philosophique, d’autre part, ceux que proposent les héritages
multiples du droit ancien.
2. Pierre-Antoine Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, 15 vol., Paris, Saint-André-
des-Arts, 1827 (cité désormais Fenet), t. 11, p. 118.
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caché : en dehors des sources proprement juridiques, ce sont en effet pour l’es-
sentiel les ouvrages des maîtres de l’école du droit naturel qui sont cités lors des
débats préparatoires, et ce n’est certes pas un hasard : les codificateurs les citent
parce qu’ils voient en eux des juristes, et s’ils les utilisent, c’est avant tout à ce titre.
L’influence des principes et des convictions issus de la pensée des Lumières passe
donc par des canaux divers. Elle atteint les codificateurs à travers une sorte d’« air
du temps », celui du moment où ils œuvrent : il s’agit, pour les points essentiels du
droit civil, de fixer la révolution aux principes qui l’ont commencé. Mais c’est aux
affirmations et aux débats de la science du droit naturel, et, à travers eux, parce
que, tout en les modifiant, ils les reprennent, aux données de l’enseignement de
l’École, qu’il faut remonter pour découvrir les racines de certains de leurs choix
juridiques essentiels.
Droit naturel, droit imprescriptible, droit sacré : c’est ainsi que les Constituants
de 1789, dans la foulée des différentes déclarations des droits américaines, avaient
qualifié la propriété. À lire les discussions qui entourent la préparation du Code
en 1804, à lire surtout les discours de présentation, on a souvent le sentiment que
ses rédacteurs entendaient mettre en œuvre ce principe, et qu’ils sont guidés par
la pensée qui a conduit à cette adoption.
Ici comme souvent, Portalis est le meilleur guide. « Le principe [du droit
de propriété] est en nous », affirme-t-il en présentant le fameux article 544, et il
l’est à un double titre. L’homme, en effet, est un être de besoin qui doit, pour
survivre, user des êtres qui l’entourent. Mais surtout, ce principe est « dans la
constitution même de notre être », entendons dans les capacités qui sont le propre
de la nature humaine. Seul de toute la création en effet, l’homme est en mesure,
non seulement d’user des êtres qui l’entourent, mais également de les maîtriser et
de les façonner ; seul, il est en mesure de projeter sa personne sur les choses, en
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celles du Créateur, et ce thème affleure encore chez Portalis lorsqu’il affirme que
la raison d’être de la propriété, c’est de permettre à l’homme « d’achever le grand
ouvrage de la création 4 ». Tout au contraire, parce que la portée fondatrice de
l’intervention divine a été peu à peu effacée de la présentation des modernes, le
droit de l’homme sur les choses n’apparaît plus que comme l’expression d’une
liberté illimitée, et tout naturellement, c’est à l’individu qu’il revient de le mettre
en œuvre.
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soin de l’éluder, les codificateurs ne sauraient ignorer qu’elle a suscité des débats
importants, et des choix radicalement opposés au sein des différentes assemblées
révolutionnaires 5.
Pour leur part, les préférences doctrinales qu’ils affichent sont apparemment
claires. Entre le besoin et le travail comme fondements de la propriété, ils ont vite
fait de distribuer les rôles. Certes, l’origine de la propriété se trouve dans le besoin,
et à ce titre, il convient de considérer qu’elle est attachée à tous les individus. Mais,
ils en sont convaincus, personne n’aurait travaillé si les choses étaient restées dans
l’indivision, et par conséquent, c’est, à leurs yeux, « le droit de propriété en soi »,
entendons la propriété constituée, qui est « une institution directe de la nature »,
avec cette conséquence que « la manière dont il s’exerce est un accessoire, un
développement, une conséquence du droit lui-même 6 ». À suivre cette présen-
tation, c’est donc bien tout à la fois la propriété elle-même, mais également les
règles la régissant, qui doivent être considérées comme instituées directement par
la nature, c’est au fond la quasi-totalité du droit des biens qui est absorbée par le
droit naturel, et bénéficie à ce titre d’une sorte de sacralisation. Si par conséquent,
on reprend la distinction qui avait vocation à ouvrir le livre préliminaire disparu,
entre « le droit », que définissent son universalité et sa permanence, et « la loi »,
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commandement du législateur humain, la propriété semble bien devoir être définie
comme un droit avant la loi 7. Ainsi formulée, la conclusion est essentielle, et
c’est peut-être elle qui permet de comprendre les contradictions, voire les illo-
gismes fondamentaux qu’on a souvent cru déceler dans le droit des biens mis en
place par le Code, et en particulier dans le très fameux article 544. Comment en
effet tirer des règles contraignantes, voire limitatives, d’une liberté pensée comme
constitutive du sujet et élevée au rang de principe de droit naturel ? Mais, malgré
les diverses références aux penseurs de l’école jusnaturaliste qui émaillent leurs
discours lorsqu’ils présentent les fondements du nouveau droit des biens, est-ce
vraiment à eux qu’ils empruntent les principes qui les guident lorsqu’ils semblent
poser une sorte d’équivalence entre propriété et maîtrise absolue ?
5. Pour une présentation d’ensemble, Morange (J.), « La déclaration et le droit de propriété », Droits,
8, 1988, p. 101-110.
6. Fenet, t. 1, p. 528.
7. Fenet, t. 6, p. 358-361.
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cependant restreint, de sorte que cette définition célèbre peut se résumer ainsi :
la propriété est un droit absolu, qui n’est point absolu 8.
Pourtant, cet article aussi essentiel que controversé, qui est, les codificateurs
nous le disent, « l’âme » du nouveau droit des biens, voire l’âme de la législation
nouvelle 9, naît à la vie juridique dans une atmosphère de quasi-sérénité. À cela,
il y a des raisons historiques. Les réformes radicales, qui ne pouvaient être opé-
rées que par la violence des faits et de l’histoire, sont acquises. Les codificateurs
le rappellent à de multiples reprises, « le système féodal a disparu 10 » et, alors
que, sur nombre de points, le Codificateur ne va pas hésiter à balayer les « lois
politiques » de la décennie révolutionnaire pour revenir aux solutions de l’ancien
droit, tout retour en arrière est ici exclu : parce qu’il confondait l’homme et la terre
pour assujettir l’un par l’autre, les distinctions du système féodal ne peuvent plus
revivre 11. Les points qui suscitent la discussion portent donc sur des questions
préalables, et d’abord sur des questions de méthodologie codificatrice.
L’une des interrogations qui arrête souvent les codificateurs est en effet de
savoir s’il appartient au Code d’énoncer des définitions, ou bien si le législateur
doit laisser ce soin à la doctrine. La question est particulièrement cruciale lorsque,
comme c’est le cas pour le droit de l’homme sur les choses, la prérogative sur
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laquelle on s’interroge relève au fond du droit naturel, c’est-à-dire d’un droit
qui, par essence, n’a nul besoin d’être l’objet d’une énonciation « positive ». Or,
que la libre disposition soit la marque, l’essence de la propriété, c’est là pour tous
une évidence, nous disent en effet les codificateurs, entendons qu’il s’agit d’une
vérité qui en elle-même ne dépend pas de la volonté du législateur humain 12.
Dès lors, lui donner forme législative, n’est-ce pas l’affaiblir en suggérant que si
c’est le législateur qui l’édicte, il peut aussi la faire disparaître ? Ce danger est
évoqué à plusieurs reprises. Mais il peut aussi être bon, Portalis l’a démontré lors
des débats sur le « titre préliminaire », de donner forme législative à des règles qui
semblent relever de l’évidence. Certes, le codificateur ne fait alors que « déclarer »
des principes déjà connus, la loi n’est qu’« énonciative », comme le montre le fait
qu’elle s’exprime à l’indicatif. Mais, lorsque le principe est ainsi « fixé », il cesse
d’être l’objet de possibles et interminables controverses, pour devenir « une règle
qui doit être obéie », une règle qui tout à la fois « éclaire et commande », et c’est
pourquoi la fixation législative – c’est-à-dire au fond l’absorption du droit par la
loi – des règles du droit naturel doit être réalisée 13.
Tel est au fond le statut de l’article 544, et on comprend dès lors l’espèce
d’unanimité qui marque sa naissance. On comprend également cette forme
de cécité étrange qui fait qu’aucun de ces juristes ne parait capable de voir une
antinomie qui, un certain nombre de décennies plus tard, sautera aux yeux de la
8. Vareilles-Sommières (P. de), « La définition et la notion juridique de propriété », Revue trimestrielle
de droit civil, 4, 1905, p. 443-495.
9. Fenet, t. 11, p. 133.
10. Ibid., p. 128.
11. Fenet, t. 7, p. 221 ; t. 2, p. 508.
12. Fenet, t. 11, p. 44.
13. Fenet, t. 6, p. 358-361.
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juridique française depuis le XVIe siècle, il convient, à travers le droit romain,
de discerner ce qui doit être considéré comme l’expression de la « raison écrite ».
Comme Domat l’a rappelé, comme on ne cesse de le redire lors des débats prépa-
ratoires toutes les fois qu’on lui emprunte quelque chose, le Corpus juris civilis ne
présente pas le droit d’une civilisation disparue, il permet de saisir le droit dans
son essence intemporelle. Tel est en particulier la fonction que, depuis toujours,
les jurisconsultes de l’ancien droit lui assignent lorsqu’ils s’en inspirent pour défi-
nir la propriété, et, pour l’essentiel, l’article 544 n’est que le prolongement de ce
travail doctrinal. Avec bien évidemment des accentuations qui sont la marque du
moment, le balancement qui le caractérise et qui a été l’objet de si nombreuses
critiques, ne fait que perpétuer celui qui marque tant les définitions venues du
droit romain, que celles que présentent les grands jurisconsultes. Tous énoncent
que, en son essence, la propriété confère au propriétaire le droit de « faire de sa
chose ce que bon lui semble 14 », et certains, tel Denisart, n’hésitent pas à le qua-
lifier le propriétaire de « maître absolu 15 ». Mais, depuis toujours, l’affirmation
d’une équivalence entre propriété et liberté, est assortie d’un « pourvu que… », ou
de quelque autre formule équivalente : en disposant de sa chose, le propriétaire
ne saurait, nous dit Pothier, donner atteinte aux droit d’autrui, non plus qu’aux
lois 16. Sans doute pourrait-on, de Coquille à Pothier, discerner des variations non
négligeables dans la distribution de la valeur principielle et du statut d’exception.
Alors que pour le jurisconsulte nivernais du XVIe siècle, c’est la visée de l’intérêt
public qui est essentielle, en sorte que le principe de libre disposition est présenté
14. Pour reprendre la formule de Robert-Joseph Pothier, Traité du droit de domaine de propriété…, dans
Œuvres complètes, Paris, Pichon-Béchet, 1825, I, chapitre I, § 13-14
15. Collection de décisions nouvelles, Paris, Desaint, 1768, t. 3, v° « Propriété », p. 278.
16. Pothier, op. cit. n. 14, I, chapitre I § 4.
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ne fait que donner valeur législative à une maxime venue du droit romain, et, à
travers lui, qu’elle est fidèle à des principes qui expriment, comme le montre la
réception dont ils ont depuis toujours été l’objet chez toutes les nations civilisées,
le droit de la raison, ou encore « la nature des choses ». Il suffit ici de leur donner
la parole : plus que dans aucun autre, c’est dans le titre consacré à la propriété
que les marques du droit romain sont le plus visibles ; en ce domaine en effet, il
s’agissait de puiser les règles dans l’équité naturelle, « et le peuple romain est celui
de tous qui a su le mieux en déduire les principes 19.
On s’est souvent interrogé sur le rôle qui avait été celui du Code dans la
manière de penser et de faire fonctionner l’articulation du droit naturel et du
droit positif. À lire les débats préparatoires sur la question de la propriété, tous
ceux qui participent à l’œuvre de codification expriment quasi en permanence la
conviction que, pour l’essentiel, les règles qu’ils choisissent expriment le droit même
de la nature. Mais ce droit de nature, ils le discernent à travers les données de la
tradition juridique tout autant et sans doute bien davantage que dans les écrits
des maîtres de l’école du droit naturel moderne. Or, les deux figures du droit de
propriété qu’on peut tirer des uns et des autres, ne se recoupent que partiellement.
C’est peut-être dans leurs potentielles divergences qu’il convient de chercher la
raison des interrogations philosophiques et doctrinales récurrentes suscitées par
la définition qu’ils en ont données. Mais les multiples visages qu’elles permettent
de lui donner ont peut être également assuré sa pérennité. Il faut sans doute, ici
encore, revenir à Portalis : tel que le définit le Code, le droit de propriété résulte,
17. Guy Coquille, Institution du droict des Français, Paris, Antoine de Cay, 1646, p. 64-65 : bien que
« selon les règles vulgaires », chacun puisse « faire en son bien ce que bon luy semble », à suivre les coutumes,
qui sont, rappelle-t-il, « le véritable droit civil » des Français, nul ne peut « dire être son propre, sinon ce qui
reste après le public fourny. »
18. Pothier, op. cit. n. 14, I, chapitre I § 5.
19. Fenet, t. 11, p. 164.
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