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DÉFINIR LE DROIT NATUREL DE PROPRIÉTÉ ?

Marie-France Renoux-Zagamé

Association Française pour l'Histoire de la Justice | « Histoire de la justice »

2009/1 N° 19 | pages 321 à 329


ISSN 1639-4399
ISBN 9782110072375
DOI 10.3917/rhj.019.0321
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Définir le droit naturel
de propriété ?
Marie-France Renoux-Zagamé
Professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne

« La propriété se meurt » : telle est fréquemment la conclusion des juristes


lorsqu’ils examinent l’évolution du droit de propriété depuis que le Code civil a
entendu faire du pouvoir absolu du propriétaire le fondement du nouveau droit
des biens. L’accumulation presque ininterrompue de règles par lesquelles le légis-
lateur est intervenu, soit pour limiter les droits du propriétaire sur sa chose, soit
pour diriger l’usage qu’il en fait, soit encore pour procéder à une redistribution
autoritaire de certaines de ses prérogatives, aurait introduit dans l’histoire du droit
des biens français, une rupture radicale, en sorte que le droit, que nous continuons
aujourd’hui à appeler propriété, n’aurait plus guère de commun que le nom avec
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celui qui avait été mis en place au sortir de la Révolution par le Code civil.
Curieusement, cependant, alors que chaque nouvelle limitation semble, pour
ceux qui la considèrent, devoir porter le coup de grâce à ce grand malade, rares sont
les observateurs qui osent franchir le pas pour affirmer, enfin, que « la propriété
est morte ». Or, si la propriété n’en finit pas de mourir, c’est peut-être aussi qu’elle
ne cesse de ressusciter, ou de se survivre, ou de se transformer. Doit-on dès lors –
certains le font, en général pour le déplorer – parler d’une sorte d’involution de
l’histoire qui se traduirait sur bien des points par un retour inavoué aux formes
juridiques de l’ancien droit et à ses propriétés superposées 1, ou au contraire, de
continuité créatrice, qui permettrait d’adapter les règles de droit mises en place au
sortir de la période révolutionnaire en déployant certaines de leurs potentialités
jusqu’alors inexploitées ? Les interrogations de l’histoire renvoient ici directement
aux débats du présent : vivons-nous encore dans un système juridique où propriété
est pour chacun synonyme, comme le voulaient le Code et ceux qui le conçurent, de
liberté absolue, « illimitée », dans l’usage de ses biens, ou bien sommes-nous, malgré
l’apparente permanence des principes, entrés dans une ère nouvelle, où les droits
de chacun sur sa chose ne sont plus guère que la mise en œuvre, nécessairement
dépendante, limitée, voire précaire, d’une concession originaire de la collectivité ?
C’est peut-être dans les textes fondateurs du régime des biens en droit
français, dans l’esprit qui les anime et dans la philosophie qui les soutient, qu’il
faut aller chercher des éléments de réponse. Nul ne l’ignore, la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, qui promeut la propriété au rang de droit natu-
rel de l’homme, le Code civil qui la proclame droit absolu, sont au croisement
d’héritages multiples et surtout complexes, dont les différentes composantes

1.  Voir, pour une présentation d’ensemble, Patault (A.-M.), Introduction historique au droit des biens,
Paris, PUF, 1989.

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Les penseurs du Code civil

peuvent se contredire ou au contraire se renforcer pour donner naissance à des


figures fort diverses. D’un côté, ils constituent, en matière juridique, la mise en
œuvre des principes généraux de la pensée des Lumières. Or, sur la question des
droits naturels de l’homme, la pensée de ceux qu’on appelle les « philosophes »
condense un cheminement d’idées pluriséculaires aux racines et aux ramifications
complexes. L’amalgame qu’elle opère entre d’un côté, le principe, emprunté pour
l’essentiel aux données de la foi chrétienne, d’une destination originaire et donc
permanente de toute la Terre à tous les hommes, et de l’autre, la volonté, fondée
sur la place nouvelle accordée à l’individu par la pensée juridique moderne, de
libérer les choses tout autant que les personnes, ne va pas sans de fortes tensions,
au reste cristallisées en de multiples désaccords, tant au sein des universités 2
que dans les assemblées politiques.
C’est à ce « mélange instable », pour parler comme les chimistes, que sont
confrontées, lors de l’œuvre de codification, les données venues du territoire du
droit. Or, celles-ci sont elles-mêmes multiples et potentiellement divergentes : si
les définitions et les principes venus de la tradition savante du droit, entendons
de la science des maîtres du droit romain, permettent de caractériser la propriété
comme une maîtrise absolue, les règles du droit féodal et les mille usages des com-
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munautés enracinées dans leur histoire et leur terroir qui composaient l’ancienne
France tendent au contraire à l’enserrer dans de nombreuses et souvent étroites
limites. À la fin du XVIIe siècle, le grand Domat avait cru pouvoir construire un
« système » unifié du droit en retraçant la « filiation » qui permet de voir en toutes
les règles le principe de droit naturel dont elles sont la mise en œuvre. Mais où
trouver le droit de nature susceptible d’unifier tant de règles, et si diverses ?
Que les codificateurs de 1804 aient globalement réussi à masquer ces ambi-
valences, on ne saurait en douter. Mais le caractère contradictoire des évolutions
ultérieures suggère que ces ambivalences sont peut-être restées logées au cœur,
ou aux racines, des règles du droit des biens mis en place par le Code civil des
Français. Ce sont les potentialités multiples, inscrites dans les « matériaux » utili-
sés par les codificateurs pour énoncer ce qui, dans leur esprit, devait être le droit
naturel de la propriété, que je voudrais essayer de faire ressurgir en m’attachant,
fort classiquement, à évoquer, d’une part, ceux qui viennent des différents cou-
rants de la réflexion philosophique, d’autre part, ceux que proposent les héritages
multiples du droit ancien.

L’héritage de la philosophie des Lumières


Quel poids réel convient-il d’attribuer à l’influence des Lumières dans les
choix des codificateurs lorsqu’ils ont édifié le nouveau régime des biens ?
Nul ne l’ignore, les hommes qui firent le Code étaient des juristes rompus
aux techniques de l’ancien droit, et par là même acquis, plus sans doute qu’ils n’en

2.  Pierre-Antoine Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, 15 vol., Paris, Saint-André-
des-Arts, 1827 (cité désormais Fenet), t. 11, p. 118.

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Marie-France Renoux-Zagamé

étaient conscients, à son esprit. Que le goût et la pratique de la réflexion, présents


et attestés chez quelques-uns, aient pu les mener à lire, à méditer, voire à utiliser
les ouvrages des grands penseurs du politique, c’est certain. Mais, à l’évidence, ce
qui s’exprime à travers en particulier les fameux « discours de présentation », est
davantage une sorte de « vulgate » philosophique que les conclusions de lectures
personnelles. Toutefois, entre l’art du droit et la réflexion théorique, un moyen
terme existe durant ces décennies, la science du droit naturel. Chacun sait qu’elle
s’exprime dans les « systèmes » que présentent, outre-Rhin en particulier, ceux qui
s’en prétendent les maîtres, les professeurs de l’École du droit de la nature et des
gens. Mais, on l’oublie trop souvent, elle constitue également une partie de l’ensei-
gnement dispensé par l’Église, tant dans l’œuvre dogmatique de ses théologiens,
que par les différents moyens – prédications, confessions – par lesquels les prêtres
dirigent les âmes. Nombre de signes attestent que les jurisconsultes de l’ancien
monde en connaissent fort bien les principaux thèmes, et fréquemment, ce qu’on
prend chez eux pour une influence venue de l’école jusnaturaliste moderne n’est
que la reprise plus ou moins avouée, et sans doute pour certains plus ou moins
consciente, des principes de cet enseignement théologique. Or, ce socle scolastique
caché joue un rôle particulièrement important dans la manière dont ils pensent,
fondent et organisent le droit de l’homme sur les choses qui l’entourent. Socle
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caché : en dehors des sources proprement juridiques, ce sont en effet pour l’es-
sentiel les ouvrages des maîtres de l’école du droit naturel qui sont cités lors des
débats préparatoires, et ce n’est certes pas un hasard : les codificateurs les citent
parce qu’ils voient en eux des juristes, et s’ils les utilisent, c’est avant tout à ce titre.
L’influence des principes et des convictions issus de la pensée des Lumières passe
donc par des canaux divers. Elle atteint les codificateurs à travers une sorte d’« air
du temps », celui du moment où ils œuvrent : il s’agit, pour les points essentiels du
droit civil, de fixer la révolution aux principes qui l’ont commencé. Mais c’est aux
affirmations et aux débats de la science du droit naturel, et, à travers eux, parce
que, tout en les modifiant, ils les reprennent, aux données de l’enseignement de
l’École, qu’il faut remonter pour découvrir les racines de certains de leurs choix
juridiques essentiels.

Droit naturel, droit imprescriptible, droit sacré : c’est ainsi que les Constituants
de 1789, dans la foulée des différentes déclarations des droits américaines, avaient
qualifié la propriété. À lire les discussions qui entourent la préparation du Code
en 1804, à lire surtout les discours de présentation, on a souvent le sentiment que
ses rédacteurs entendaient mettre en œuvre ce principe, et qu’ils sont guidés par
la pensée qui a conduit à cette adoption.

Ici comme souvent, Portalis est le meilleur guide. « Le principe [du droit
de propriété] est en nous », affirme-t-il en présentant le fameux article 544, et il
l’est à un double titre. L’homme, en effet, est un être de besoin qui doit, pour
survivre, user des êtres qui l’entourent. Mais surtout, ce principe est « dans la
constitution même de notre être », entendons dans les capacités qui sont le propre
de la nature humaine. Seul de toute la création en effet, l’homme est en mesure,
non seulement d’user des êtres qui l’entourent, mais également de les maîtriser et
de les façonner ; seul, il est en mesure de projeter sa personne sur les choses, en

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Les penseurs du Code civil

y incorporant quelque chose de lui, seul, en un mot, il peut se les approprier 3.


Or, par ces affirmations, ce sont, au-delà des conclusions de la pensée juridique
moderne, certains éléments essentiels de la tradition de pensée scolastique, qui
sont ici repris par le rédacteur du Code. Les premiers en effet à avoir affirmé que
l’homme avait, de par sa nature même d’être de raison et de liberté, une sorte
de droit inné à s’approprier toutes choses, sont les penseurs de la scolastique
médiévale. Ils ont transmis la leçon aux théologiens de la seconde scolastique,
dont l’enseignement en matière de droit constitue, sur nombre de points, la base
de la réflexion des modernes. Repris et « retravaillés » par les maîtres de l’école du
droit naturel moderne, mais toujours présents chez les penseurs de l’Église, les
principes et les convictions qui avaient conduit à affirmer l’existence de ce droit
de tous à tout, demeurent au substrat de la réflexion sur la nature, les formes et
le statut du lien entre l’homme et l’univers. Mais, si les uns et les autres semblent
se rencontrer pour affirmer l’existence d’un droit de l’homme à s’approprier les
êtres qui l’entourent, ils ne lui donnent ni les mêmes fondements, ni les mêmes
fins. Fruit d’une concession expresse de Dieu tout autant que d’un ordre inscrit
dans l’être du monde, pensé dès lors comme un prolongement sur Terre du droit
qui appartient à la divinité sur sa création, le « domaine naturel » attaché par les
scolastiques à la nature humaine, demeure par essence soumis aux fins qui sont
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celles du Créateur, et ce thème affleure encore chez Portalis lorsqu’il affirme que
la raison d’être de la propriété, c’est de permettre à l’homme « d’achever le grand
ouvrage de la création 4 ». Tout au contraire, parce que la portée fondatrice de
l’intervention divine a été peu à peu effacée de la présentation des modernes, le
droit de l’homme sur les choses n’apparaît plus que comme l’expression d’une
liberté illimitée, et tout naturellement, c’est à l’individu qu’il revient de le mettre
en œuvre.

À considérer ces multiples racines, ces multiples ancrages, on ne saurait


vraiment s’étonner que les esprits soient fort divisés lorsqu’il s’agit d’énoncer les
conséquences de l’affirmation que la propriété est un « droit naturel de l’homme »,
et ces tensions sont à l’arrière-plan des dissensions qui affleurent sur ce point dans
les travaux préparatoires. Sous l’habillage théorique, les questions posées sont en
fait d’une importance pratique réelle. Il s’agit d’abord de déterminer le caractère du
droit qualifié de « naturel » : est-ce un « droit à » ou un « droit dans » ? En d’autres
termes, est-ce seulement la capacité à acquérir, le droit de devenir propriétaire,
qui doit être considéré comme indissolublement lié à la nature de l’homme, avec
cette conséquence que la tâche du législateur consiste alors à assurer pour tous le
maintien de cette possibilité ? Ou bien est-ce seulement la propriété une fois qu’elle
est constituée, c’est-à-dire, au fond, le droit acquis ? Il s’agit ensuite – mais les deux
questions se croisent – de déterminer quel est le titulaire concret – l’individu ou la
communauté, voire l’humanité – du droit sur toutes choses attribué à l’homme en
général. Or, avec cette question, c’est le rôle de l’État et de son instrument, la loi,
dans la mise en place et donc dans l’éventuel contrôle, voire dans la redistribution
des propriétés particulières, qui est posée. Même s’ils prennent en général grand

3.  Fenet, t. 11, p. 113.


4.  Ibid., p. 114.

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Marie-France Renoux-Zagamé

soin de l’éluder, les codificateurs ne sauraient ignorer qu’elle a suscité des débats
importants, et des choix radicalement opposés au sein des différentes assemblées
révolutionnaires 5.
Pour leur part, les préférences doctrinales qu’ils affichent sont apparemment
claires. Entre le besoin et le travail comme fondements de la propriété, ils ont vite
fait de distribuer les rôles. Certes, l’origine de la propriété se trouve dans le besoin,
et à ce titre, il convient de considérer qu’elle est attachée à tous les individus. Mais,
ils en sont convaincus, personne n’aurait travaillé si les choses étaient restées dans
l’indivision, et par conséquent, c’est, à leurs yeux, « le droit de propriété en soi »,
entendons la propriété constituée, qui est « une institution directe de la nature »,
avec cette conséquence que « la manière dont il s’exerce est un accessoire, un
développement, une conséquence du droit lui-même 6 ». À suivre cette présen-
tation, c’est donc bien tout à la fois la propriété elle-même, mais également les
règles la régissant, qui doivent être considérées comme instituées directement par
la nature, c’est au fond la quasi-totalité du droit des biens qui est absorbée par le
droit naturel, et bénéficie à ce titre d’une sorte de sacralisation. Si par conséquent,
on reprend la distinction qui avait vocation à ouvrir le livre préliminaire disparu,
entre « le droit », que définissent son universalité et sa permanence, et « la loi »,
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commandement du législateur humain, la propriété semble bien devoir être définie
comme un droit avant la loi 7. Ainsi formulée, la conclusion est essentielle, et
c’est peut-être elle qui permet de comprendre les contradictions, voire les illo-
gismes fondamentaux qu’on a souvent cru déceler dans le droit des biens mis en
place par le Code, et en particulier dans le très fameux article 544. Comment en
effet tirer des règles contraignantes, voire limitatives, d’une liberté pensée comme
constitutive du sujet et élevée au rang de principe de droit naturel ? Mais, malgré
les diverses références aux penseurs de l’école jusnaturaliste qui émaillent leurs
discours lorsqu’ils présentent les fondements du nouveau droit des biens, est-ce
vraiment à eux qu’ils empruntent les principes qui les guident lorsqu’ils semblent
poser une sorte d’équivalence entre propriété et maîtrise absolue ?

L’héritage de la tradition juridique


L’article 544, et sa définition de la propriété, est le cœur du nouveau droit
des biens. Or, de tous les articles du Code, c’est sans doute l’un des plus célèbres,
l’un des plus commentés, mais aussi l’un des plus critiqués. Empruntons à une
réflexion doctrinale écrite lors du centenaire du Code un résumé de ces critiques :
l’article 544 commence par dire que la propriété est un pouvoir absolu, il met au
superlatif ce mot absolu, alors pourtant que, selon les évidences du sens commun,
il semble insusceptible de degré, et enfin il contredit cette première affirmation,
en énonçant que ce pouvoir présenté comme essentiellement sans limite, est

5.  Pour une présentation d’ensemble, Morange (J.), « La déclaration et le droit de propriété », Droits,
8, 1988, p. 101-110.
6.  Fenet, t. 1, p. 528.
7.  Fenet, t. 6, p. 358-361.

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Les penseurs du Code civil

cependant restreint, de sorte que cette définition célèbre peut se résumer ainsi :
la propriété est un droit absolu, qui n’est point absolu 8.
Pourtant, cet article aussi essentiel que controversé, qui est, les codificateurs
nous le disent, « l’âme » du nouveau droit des biens, voire l’âme de la législation
nouvelle 9, naît à la vie juridique dans une atmosphère de quasi-sérénité. À cela,
il y a des raisons historiques. Les réformes radicales, qui ne pouvaient être opé-
rées que par la violence des faits et de l’histoire, sont acquises. Les codificateurs
le rappellent à de multiples reprises, « le système féodal a disparu 10 » et, alors
que, sur nombre de points, le Codificateur ne va pas hésiter à balayer les « lois
politiques » de la décennie révolutionnaire pour revenir aux solutions de l’ancien
droit, tout retour en arrière est ici exclu : parce qu’il confondait l’homme et la terre
pour assujettir l’un par l’autre, les distinctions du système féodal ne peuvent plus
revivre 11. Les points qui suscitent la discussion portent donc sur des questions
préalables, et d’abord sur des questions de méthodologie codificatrice.
L’une des interrogations qui arrête souvent les codificateurs est en effet de
savoir s’il appartient au Code d’énoncer des définitions, ou bien si le législateur
doit laisser ce soin à la doctrine. La question est particulièrement cruciale lorsque,
comme c’est le cas pour le droit de l’homme sur les choses, la prérogative sur
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laquelle on s’interroge relève au fond du droit naturel, c’est-à-dire d’un droit
qui, par essence, n’a nul besoin d’être l’objet d’une énonciation « positive ». Or,
que la libre disposition soit la marque, l’essence de la propriété, c’est là pour tous
une évidence, nous disent en effet les codificateurs, entendons qu’il s’agit d’une
vérité qui en elle-même ne dépend pas de la volonté du législateur humain 12.
Dès lors, lui donner forme législative, n’est-ce pas l’affaiblir en suggérant que si
c’est le législateur qui l’édicte, il peut aussi la faire disparaître ? Ce danger est
évoqué à plusieurs reprises. Mais il peut aussi être bon, Portalis l’a démontré lors
des débats sur le « titre préliminaire », de donner forme législative à des règles qui
semblent relever de l’évidence. Certes, le codificateur ne fait alors que « déclarer »
des principes déjà connus, la loi n’est qu’« énonciative », comme le montre le fait
qu’elle s’exprime à l’indicatif. Mais, lorsque le principe est ainsi « fixé », il cesse
d’être l’objet de possibles et interminables controverses, pour devenir « une règle
qui doit être obéie », une règle qui tout à la fois « éclaire et commande », et c’est
pourquoi la fixation législative – c’est-à-dire au fond l’absorption du droit par la
loi – des règles du droit naturel doit être réalisée 13.
Tel est au fond le statut de l’article 544, et on comprend dès lors l’espèce
d’unanimité qui marque sa naissance. On comprend également cette forme
de cécité étrange qui fait qu’aucun de ces juristes ne parait capable de voir une
antinomie qui, un certain nombre de décennies plus tard, sautera aux yeux de la

8.  Vareilles-Sommières (P. de), « La définition et la notion juridique de propriété », Revue trimestrielle
de droit civil, 4, 1905, p. 443-495.
9.  Fenet, t. 11, p. 133.
10.  Ibid., p. 128.
11.  Fenet, t. 7, p. 221 ; t. 2, p. 508.
12.  Fenet, t. 11, p. 44.
13.  Fenet, t. 6, p. 358-361.

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Marie-France Renoux-Zagamé

plupart. Comment pourraient-ils juger contradictoire une définition qui, dans


leur esprit, ne fait qu’exprimer une sorte d’essence intemporelle de la propriété,
comme le confirme le fait qu’on l’enseigne depuis toujours ?
En elle-même, en effet, ils en sont parfaitement conscients et le rappellent à
plusieurs reprises, la disposition de l’article 544 ne constitue qu’une reformulation
de la définition venue du droit romain, ou plutôt, mais ces différences n’ont guère
de pertinence à leurs yeux, de celle que la science romaniste a forgée à partir des
règles que proposaient les Compilations de Justinien. C’est un ouvrage écrit à plu-
sieurs mains, parmi lesquelles celles de Bartole, puis de Balde, plus tard de Zasius
ont laissé des marques connues de tous. Les codificateurs considèrent même que
l’énoncé qu’ils proposent est une amélioration : selon eux, parler de jus abutendi
comme le faisaient les jurisconsultes romains, peut en effet prêter à confusion, en
donnant à penser que « l’abus de droit » pourrait être érigé en droit, ce qu’aucun
esprit sérieux ne saurait admettre. À les suivre, c’est donc avant tout pour éviter
les ambivalences des définitions romaines que la formule du Code donne au droit
de disposition une portée absolue.
Mais dans l’esprit de ces juristes, cette définition, c’est beaucoup plus que du
droit romain. Conformément aux canons d’interprétation retenus par la doctrine
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juridique française depuis le XVIe siècle, il convient, à travers le droit romain,
de discerner ce qui doit être considéré comme l’expression de la « raison écrite ».
Comme Domat l’a rappelé, comme on ne cesse de le redire lors des débats prépa-
ratoires toutes les fois qu’on lui emprunte quelque chose, le Corpus juris civilis ne
présente pas le droit d’une civilisation disparue, il permet de saisir le droit dans
son essence intemporelle. Tel est en particulier la fonction que, depuis toujours,
les jurisconsultes de l’ancien droit lui assignent lorsqu’ils s’en inspirent pour défi-
nir la propriété, et, pour l’essentiel, l’article 544 n’est que le prolongement de ce
travail doctrinal. Avec bien évidemment des accentuations qui sont la marque du
moment, le balancement qui le caractérise et qui a été l’objet de si nombreuses
critiques, ne fait que perpétuer celui qui marque tant les définitions venues du
droit romain, que celles que présentent les grands jurisconsultes. Tous énoncent
que, en son essence, la propriété confère au propriétaire le droit de « faire de sa
chose ce que bon lui semble 14 », et certains, tel Denisart, n’hésitent pas à le qua-
lifier le propriétaire de « maître absolu 15 ». Mais, depuis toujours, l’affirmation
d’une équivalence entre propriété et liberté, est assortie d’un « pourvu que… », ou
de quelque autre formule équivalente : en disposant de sa chose, le propriétaire
ne saurait, nous dit Pothier, donner atteinte aux droit d’autrui, non plus qu’aux
lois 16. Sans doute pourrait-on, de Coquille à Pothier, discerner des variations non
négligeables dans la distribution de la valeur principielle et du statut d’exception.
Alors que pour le jurisconsulte nivernais du XVIe siècle, c’est la visée de l’intérêt
public qui est essentielle, en sorte que le principe de libre disposition est présenté

14.  Pour reprendre la formule de Robert-Joseph Pothier, Traité du droit de domaine de propriété…, dans
Œuvres complètes, Paris, Pichon-Béchet, 1825, I, chapitre I, § 13-14
15.  Collection de décisions nouvelles, Paris, Desaint, 1768, t. 3, v° « Propriété », p. 278.
16.  Pothier, op. cit. n. 14, I, chapitre I § 4.

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Les penseurs du Code civil

comme secondaire 17, le professeur du XVIIIe lie au contraire fortement propriété


et liberté indéfinie 18. Mais, pour Pothier comme pour tous, il va de soi que la
liberté que donne la propriété rencontre des exceptions, ou, si l’on préfère des
limites. C’est une liberté selon les lois, ce qui ne saurait faire problème puisque,
dans l’esprit de la plupart, si, à proprement parler, la propriété ne naît pas de la
loi, elle ne saurait non plus exister sans elle.
C’est à ce point que les convictions théoriques venues de la philosophie
risquent de troubler, au moins potentiellement, et sans qu’ils en aient vraiment
conscience, cette figure classique. Dans la représentation traditionnelle, telle que
nous venons de l’esquisser, une liberté bornée n’a rien d’impensable. La pensée
juridique classique est une pensée des bornes, elle alloue des espaces, trace des
limites grâce auxquelles, même si elle ne le crée pas, elle permet au droit d’exister.
Mais peut-il en être de même lorsque la propriété est pensée comme la projection
sur les choses de la liberté essentielle qui définit l’être humain ? En 1804 cepen-
dant, cette dissonance n’est que potentielle. Seule une mise en résonnance des
principes venus de la philosophie et des règles venues de la tradition juridique
permet de la faire surgir, et on comprend dès lors qu’elle ne soit pas perçue. Pour
les hommes qui rédigent le Code, il va de soi que la définition de l’article 544
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ne fait que donner valeur législative à une maxime venue du droit romain, et, à
travers lui, qu’elle est fidèle à des principes qui expriment, comme le montre la
réception dont ils ont depuis toujours été l’objet chez toutes les nations civilisées,
le droit de la raison, ou encore « la nature des choses ». Il suffit ici de leur donner
la parole : plus que dans aucun autre, c’est dans le titre consacré à la propriété
que les marques du droit romain sont le plus visibles ; en ce domaine en effet, il
s’agissait de puiser les règles dans l’équité naturelle, « et le peuple romain est celui
de tous qui a su le mieux en déduire les principes 19.
On s’est souvent interrogé sur le rôle qui avait été celui du Code dans la
manière de penser et de faire fonctionner l’articulation du droit naturel et du
droit positif. À lire les débats préparatoires sur la question de la propriété, tous
ceux qui participent à l’œuvre de codification expriment quasi en permanence la
conviction que, pour l’essentiel, les règles qu’ils choisissent expriment le droit même
de la nature. Mais ce droit de nature, ils le discernent à travers les données de la
tradition juridique tout autant et sans doute bien davantage que dans les écrits
des maîtres de l’école du droit naturel moderne. Or, les deux figures du droit de
propriété qu’on peut tirer des uns et des autres, ne se recoupent que partiellement.
C’est peut-être dans leurs potentielles divergences qu’il convient de chercher la
raison des interrogations philosophiques et doctrinales récurrentes suscitées par
la définition qu’ils en ont données. Mais les multiples visages qu’elles permettent
de lui donner ont peut être également assuré sa pérennité. Il faut sans doute, ici
encore, revenir à Portalis : tel que le définit le Code, le droit de propriété résulte,

17.  Guy Coquille, Institution du droict des Français, Paris, Antoine de Cay, 1646, p. 64-65 : bien que
« selon les règles vulgaires », chacun puisse « faire en son bien ce que bon luy semble », à suivre les coutumes,
qui sont, rappelle-t-il, « le véritable droit civil » des Français, nul ne peut « dire être son propre, sinon ce qui
reste après le public fourny. »
18.  Pothier, op. cit. n. 14, I, chapitre I § 5.
19.  Fenet, t. 11, p. 164.

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Marie-France Renoux-Zagamé

il le rappelle, de multiples traditions, mais il ne se réduit à aucune d’entre elles.


Dans la présentation qu’il en donne, l’article 544 n’est pas destiné à « introduire
un droit nouveau » ; il vise au fond à révéler une sorte d’essence intemporelle de la
propriété, telle qu’en elle-même les perpétuelles oscillations des jurisprudences, et,
à travers elles les exigences toujours renouvelées de la vie civile, la changent. Cela,
les Tribunaux des premières décennies du XIXe siècle le savaient encore fort bien
lorsqu’ils affirmaient que cet article n’était que « déclaratif du droit commun ».
C’est peut-être cela qu’on est en train de redécouvrir aujourd’hui, et là se trouve
sans doute l’étonnante capacité de résistance dont l’article 544 a fait preuve.
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