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Pour un discours inapproprié d’appropriation culturelle

Minh-Ha T.Pham, Traduit de l’anglais par Zahra Ali


Dans Tumultes 2017/1 (n° 48), pages 117 à 125
Éditions Éditions Kimé
ISSN 1243-549X
DOI 10.3917/tumu.048.0117
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

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TUMULTES, numéro 48, 2017

Pour un discours inapproprié


d’appropriation culturelle1

Minh-Ha T. Pham
Pratt Institute, New York

Les vagues successives de protestations n’empêchent pas les


designers occidentaux de continuer à piller impunément les autres
cultures. Les critiques devraient changer de focus en examinant
l’histoire de ce qui a été pillé, et plus important, de ce qui ne l’a pas
été.
Depuis 2007, j’ai écrit sur les politiques de race, de genre et de
classe dans la mode. Ces textes ont été publiés dans des revues
académiques ainsi que sur des sites internet populaires, dont le blog
que j’ai co-fondé et qui s’appelle Threadbared. Un des aspects
agréables de ma vie quotidienne consiste à répondre à des questions
médiatiques et publiques sur les tendances et les événements de la
mode ou sur des points à dimension raciale.
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Mais je dois l’admettre : la critique de mode commence à me
fatiguer.
Non que je sois lasse de penser et d’écrire sur la mode, ni que je
pense que la mode n’est plus une activité culturelle et sociale
importante.

1. La version originale de cet article est parue sous le titre « Fashion’s Cultural-
Appropriation Debate : Pointless ». https://www.theatlantic.com/entertainment/
archive/2014/05/cultural-appropriation-in-fashion-stop-talking-about-it/370826/
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Ce dont je suis lasse, c’est la manière prédictible, limitée et non


productive avec laquelle on parle de la question de la race dans la
mode.
Typiquement, cela commence par un événement de mode qui
soulève les questions de race, de genre ou de classe : la collection
d’un nouveau designer dans le genre « exploitation chic2 », un visage
noir/visage jaune3/visage rouge4 exhibé par un magazine, l’utilisation
de personnes de couleurs comme accessoires dans une scène5, etc. Cet
événement, toujours très largement partagé en ligne, provoque en
général deux types de réponses. Les détracteurs dénoncent
l’« appropriation culturelle » et suggèrent de manière implicite ou
explicite que le racisme est en partie à la source de l’événement qui
suscite l’attention. Les défenseurs, avec un ton de plus en plus forcé,
utilisent quant à eux l’argument de « l’appréciation culturelle ». Ils
soutiennent que s’inspirer des corps, des pratiques culturelles et des
objets culturels des personnes de couleur sont des actes
d’appréciation, d’admiration, voire d’amour de la différence raciale et
de la diversité.
Le chœur populaire qui entonne l’appropriation culturelle !
l’appréciation culturelle ! se transforme vite en performance dans
laquelle aucune des parties ne manque une réplique ou n’oublie une
ligne bien apprise. Cela continue pendant plusieurs jours, peut-être des
semaines jusqu’à essoufflement ou jusqu’au prochain événement de
« mode raciste ». Le débat autour de l’événement suscite plus
d’attention dans les médias et les réseaux sociaux que l’événement
lui-même, et personne ne semble changer d’opinion pour les
prochains épisodes.
Bien sûr, j’ai moi-même contribué à ce cycle. Sur Threadbared,
le terme « appropriation culturelle » apparaît 142 fois. La critique de
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2. Voir par exemple Jenna Sauers, « $ 4000 dresses inspired by violent Mexico
town » publiée dans Jezebel, 16 juillet 2010, http://jezebel.com/ 5589143/rodarte-
takes-inspiration-from-mexican-violence
3. Voir par exemple Min-Ha T. Pham, « Unintentionally eating the other » publié sur
Threadbared le 12 septembre 2011, https://iheartthreadbared.wordpress.com/2011/09/
12/unintentional-eating/
4. Voir par exemple « Proenza Schouler’s Creepy Indians Video » de Jamie Peck
publiée dans Beyond Buckskin, octobre 2011, http://www.beyondbuckskin.com/
2011/10/proenza-schoulers-creepy-indians-video.html
5. Voir par exemple « Michael Kors “Afriluxe” fashion shoot accused of racism » de
The Grio, dans The Griocom, 11 janvier 2012, http://thegrio.com/2012/01/11/
michael-kors-afriluxe-fashion-shoot-accused-of-racism/
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l’appropriation culturelle a en effet son utilité. Elle a constitué une


stratégie importante pour, comme le dit Richard Fung6, « redresser
des inégalités établies historiquement en posant la question de qui
contrôle les ressources culturelles et en bénéficie ». L’appropriation
culturelle aggrave souvent les divisions entre ceux qui ont et ceux qui
n’ont pas, ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas, qui a le pouvoir
et qui ne l’a pas. Commentant de manière poignante l’appropriation
des voix indigènes par les romanciers canadiens blancs, M. T. Kelly
observe : « Encore et encore, des articles n’ont cessé d’être écrits, des
carrières menées, des titularisations obtenues, des droits d’auteurs
versés, et cependant les gens dont il était question dans tout cela sont
abandonnés dans les réserves sans rien. »
Les controverses sur l’appropriation culturelle ne concernent
pas seulement la mode. On a récemment assisté à des débats similaires
autour des Flaming Lips7, de Miley Cirus8, et de la foule se pressant à
Coachella9. Grantland est allé jusqu’à nommer « appropriation
culturelle » le phénomène de pop-culture qui s’est répandu en 201310 .
Mais la critique de l’appropriation culturelle pose un problème
majeur. Elle réaffirme exactement ce à quoi elle s’oppose : la
domination blanche occidentale et son exploitation de la culture aux
dépens de tous les autres.
À titre d’illustration, prenons la tendance que les blogueurs de
mode et les journalistes, entre autres, ont baptisée de manière non
officielle « le chic de Chinatown » et alternativement « le chic du
travailleur migrant ». La tendance a émergé il y a environ un an à
l’automne 2013 durant les défilés de prêt-à-porter de Céline et de
Stella McCartney à New York. Les deux collections comportaient des

6. Richard Fung, « Working through appropriation », FUSE SUMMER 1993 V. XVI


n 5+6, 16-24, http://www.richardfung.ca/index.php?/articles/working-through-
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appropriation-1993/
7. Voir Jordan Sargent, « How the Flaming Lips Lost a Drummer Over Native
American Appropriation » dans Gawker.com, 1er mai 2014, http://gawker.com/how-
the-flaming-lips-lost-a-drummer-over-native-america-1570423161
8. Voir Hadley Freeman, « Miley Cirus’s twerking routine was cultural appropriation
at its worse » dans The Guardian, 27 août 2013, https://www.theguardian.com/
commentisfree/2013/aug/27/miley-cyrus-twerking-cultural-appropriation
9. Voir Zak Cheeney Rice, « Why So Many American Indians Have an Issue With
Coachella » dans Mic.com, 15 avril 2014, https://mic.com/articles/87709/why-so-
many-american-indians-have-an-issue-with-coachella#.fsTvpwwz2
10. Voir Rembert Brown, « Who Won 2013 ? » dans Grantland, 30 décembre 2013,
disponible sur le lien http://grantland.com/features/rembert-browne-year-end-bracket/
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modèles présentant des graphiques à carreaux rappelant les grands


sacs fourre-tout tissés en plastique que l’on trouve partout sur Canal
Street. (Il faut noter que Marc Jacobs avait présenté le précurseur
presque exact de cette tendance dans la collection de prêt-à-porter de
Louis Vuitton du printemps 2007, avec des sacs fourre-tout à 1.900
dollars).
Peu après, les mêmes vêtements sont apparus sur les corps et
aux pieds de l’élite de la mode. Une série de photographies11 postée
sur le très célèbre blog Street Peeper de Phil Oh a montré des
célébrités de la mode à New York et à Paris porter très visiblement ce
type de design sur leurs jupes, baskets, hauts et manteaux. La
tendance devint omniprésente lorsque des versions bon marché de ces
vêtements de luxe apparurent dans les rayons des magasins de
consommation de masse comme Zara et Topshop, présentant tous le
design à carreaux que Oh a nommé « le graphique à carreaux façon
“sac de Chinatown” ».
Mais les Chinatowns des États-Unis sont loin d’être les seuls
endroits où ces sacs circulent. Fabriqués en Chine et vendus à petit
prix pour un dollar la pièce, leur faible coup et leur durabilité en ont
fait des fourre-tout pour les migrants pauvres à travers le monde. En
Chine, on les surnomme sacs « minkong », ainsi nommés en référence
aux travailleurs migrants qui portent ce fourre-tout aux couleurs vives
durant leurs longs voyages entre leur domicile et leur lieu de travail.
En Allemagne, ces sacs sont appelés « Türkenkoffer » ou valises
turques, alors qu’à Trinidad ils sont appelés « Samsonite guyanaise ».
Au Nigéria, au Ghana et à travers l’Afrique de l’Ouest, ils sont
appelés « sacs partir au Ghana », un surnom datant du milieu des
années 1980 faisant référence à l’ordre d’expulsion prononcé par le
Nigéria en 1983 donnant quatorze jours aux immigrés ghanéens pour
fuir avec ce qu’ils pouvaient emporter de leurs affaires. En Angleterre,
ils se nomment simplement « sacs bangladeshis » ou « sacs des
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réfugiés », et en Afrique du Sud où ces sacs sont associés aux
migrants internes ils sont connus sous les noms de « Unomgcana »
(littéralement celui avec des lignes) en xhosa ou « sacs de Chine » en
anglais. Une journaliste du journal britannique The Telegraph insiste
sur le fait que ces sobriquets « racontent » les expériences diverses

11. Voir « Céline “Chinatown Bag” plaid » sur Street Peeper,


http://streetpeeper.com/fashion-news/celine-chinatown-bag-plaid
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mais partagées liées au fait de venir de et de vouloir quitter12 un « trou


infernal dévasté par la pauvreté ». Mais comme je vais le montrer, la
variété des noms donnés à ces sacs cache plus qu’elle n’explique le
mélange complexe de sources qui contribue à ce que l’on appelle la
tendance « imprimé du travailleur migrant ».
Les réactions publiques aux collections de Céline et de Stella
McCartney ont été très mitigées. Un auteur de Vogue UK a félicité13
Phoebe Philo (directeur de création de la maison Céline) pour sa
« réinvention incroyablement élégante et très intelligente » du sac à
linge. Hamish Bowles, l’éditeur européen de l’édition américaine de
Vogue a également qualifié la collection de « suprêmement élégante ».
Dans le même ton, le magazine Radar a fait l’éloge du designer pour
avoir métamorphosé à 180 degrés le « sac style réfugié » pour en faire
un sac haut de gamme.
Mais beaucoup l’ont perçu comme une continuation de la
longue histoire du braconnage, aux dépens des peuples marginalisés,
qui caractérise l’industrie de la mode. Diana du blog Hanger Hiatus14
voit les modèles de Céline comme un événement « inévitable » étant
donné la tendance « rampante au prélèvement culturel » de la mode.
Dans un blog examinant la mode inspirée de la rue, incluant les
modèles de Céline et Louis Vuitton, les éditeurs de la revue
académique Vestoj : The Journal of Sartorial Matters ont décrit les
pratiques d’appropriation comme de la « contrebande ». Ils notent plus
tard sur leur blog que l’appropriation dans la mode dépend d’un flux
de pouvoir unidirectionnel allant de haut en bas : « Alors que les
corporations de mode sont soucieuses de réprimer les copies illégales,
il est intéressant de remarquer que dans la haute couture on continue à
toucher du pied la mince ligne de démarcation entre appropriation et
copie. »
Néanmoins, aucune critique de l’appropriation ne questionne
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les prémisses de base selon lesquelles les collections représentent une
fusion entre haute et basse culture, la haute culture étant la mode euro-

12. Liz Hunt, « Immigrants have bags of ambition », The Telegraph, 2 juin 2007,
http://www.telegraph.co.uk/comment/personal-view/ 3640310/Immigrants-have-bags-
of-ambition.html
13. Voir « Celine » dans Vogue UK, 3 mars 2013, http://www.vogue.co.uk/shows/
autumn-winter-2013-ready-to-wear/celine/
14. Voir « Céline “Chinatown” plaid. It’s About Time I Reconciled With It » de
Diana “DTrain”, http://hangerhiatus.tumblr.com/post/ 76279847265/céline-
chinatown-plaid-its-about-time-i
122 Pour un discours inapproprié d’appropriation culturelle

américaine et la basse culture celle des rues asiatiques. Mais la vérité


est que l’imprimé à carreau n’est pas issu des Chinatowns, pas même
de Chine, et encore moins de la culture de la rue. En réalité ce design
est issu de l’élite et de la culture de mode de la vie publique
indonésienne où il a été produit, consommé, vendu et acheté pendant
des siècles.
Dès le seizième siècle, les peuples des plaines côtières de Bugis
(issus de la péninsule sud de l’île indonésienne de Sulawesi) tissaient,
échangeaient et vendaient des sarongs de soie imprimée à carreaux
pour la consommation locale et internationale. Aujourd’hui comme
dans le passé, l’imprimé à carreau est investi par les habitants de
Sulawesi d’un sens symbolique considérable. La recherche
approfondie d’Elizabeth Morrell montre que la taille de l’imprimé à
carreau indique le statut social et politique de l’individu, alors que sa
forme simple, ouverte et répétitive exprime les principes islamiques
de « géométrie, rythme, et lumière »15. Souvent réservés aux
occasions officielles et aux célébration, ces textiles représentent à la
fois des formes laïques et des formes spirituelles de la culture
indonésienne.
Ces textiles étaient si convoités dans le monde que les
imitations foisonnaient. Dans son ouvrage Securing a Place : Small-
scale Artisans in Modern Indonesia Morrell écrit : « À partir au moins
de la moitié du dix-septième siècle, les tissus à carreaux étaient
produits en Inde pour les marchands européens qui les vendaient en
concurrence directe avec le marché du tissage indonésien, perpétuant
ainsi la pratique indienne d’imitation des styles indigènes — dont les
motifs batik javanais — favoris de marchés d’exportation spécifiques
et ciblés… [le design à damiers rouges et bleus] était imité par les
tisserands de la côte indienne de Coromandel dans un tissu qui n’était
“pas aussi bien tissé, mais de couleurs plus vives” ».
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Pour concurrencer les compagnies textiles anglaises et
hollandaises plus puissantes (sur le marché des copies indiennes), les
artisans indigènes du textile ont étendu leur production de façon à y
inclure des versions moins chères et plus rapides à produire faites de
coton plus grossier « poli avec des coquilles et de l’amidon de riz pour
reproduire l’éclat de la soie ». Aujourd’hui les fabricants de sacs
fourre-tout ont recréé l’éclat qui signe ce textile en utilisant des
matériaux de plastique polymère.

15. Elizabeth Morrell, Securing a Place. Small-scale artisans in modern Indonesia,


Ithaca, New York, SEAP Publications, Cornell university, 2005.
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Beaucoup de critiques de l’appropriation culturelle font comme


s’il n’y avait que deux endroits dans le monde : « l’institution
capitaliste occidentale » et « le bidonville », ce qui en réalité réaffirme
les relations de pouvoir qu’ils et elles tentent de critiquer.
La richesse esthétique et l’histoire sociale du design à carreaux
sont entièrement laissées en dehors des discussions sur leur
appropriation. Les termes du débat sur l’appropriation font blocage à
la visibilité de cette histoire. Commentant la collection 2006 de
Jacobs, un blogueur critique des appropriations culturelles décrit d’un
ton résigné les répliques des sacs Louis Vuitton comme un autre
exemple de la pratique de « taudification » caractéristique de
l’industrie : « Cela n’a rien de nouveau dans la mode ; la taudification
est un trope des sommets de la haute couture. Nous avons vu
beaucoup d’autres appropriations de ce type ces dernières années16. »
Il faut remarquer que s’il critique l’éthique d’appropriation par
l’industrie de la mode des artefacts des autres cultures, il ne
questionne pas l’idée que cet artefact est issu d’un bidonville. Sa
critique de l’appropriation culturelle ne considère que deux lieux dans
le monde : « l’institution capitaliste occidentale » et « le bidonville ».
C’est ce qui pose problème dans ces critiques de l’appropriation
culturelle. Elles reposent sur des binarités réductrices : « haute
culture » et « basse culture » et souvent « premier monde » et « tiers-
monde » qui préservent les relations hiérarchiques entre l’industrie de
la mode et les cultures qu’elle s’approprie. Les producteurs et les
consommateurs des objets culturellement appropriés les présentent
souvent comme des exemples de cosmopolitisme sain, d’ouverture à
des sources globales et diverses d’inspiration. Mais l’exemple du
graphique à carreaux indonésien montre qu’une telle production et
consommation de la « diversité » peut souvent, de manière
intentionnelle ou accidentelle, occulter la diversité existante et la
complexité des objets culturels qui ont été copiés.
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Au lieu du discours sur l’appropriation, je suggère aux critiques
et aux designers de s’engager dans un discours « inapproprié » qui
recadrerait le débat en incluant toutes les choses que n’emportent pas
les créateurs occidentaux blancs lorsqu’ils se livrent ailleurs au
pillage. Plutôt que d’être obsédé par le fait de définir certaines
pratiques et formes d’appropriation culturelles comme « bonnes » ou
« mauvaises », « racistes » ou « post-raciales », respectueuses ou non,

16. Voir « Koranteg’s toli » dans Koranteg.blogspot.fr, 13 avril 2007,


http://koranteng.blogspot.fr/2007/04/bags-and-stamps.html
124 Pour un discours inapproprié d’appropriation culturelle

un discours inapproprié s’interroge sur ce qui n’est pas appropriable et


pourquoi, ce qui ne peut pas être intégré et ne peut continuer à
maintenir les structures de pouvoir existantes du système de la haute
couture. Ce faisant, nous défions réellement l’idée que l’Occident
détiendrait un pouvoir et une autorité absolus en matière de contrôle
de la manière dont le monde voit, connaît la mode et en parle.
L’idée qu’un pays asiatique comme l’Indonésie puisse être
délibérément et de manière consciente à l’origine d’une tendance de la
mode plutôt que simplement le lieu, apartenant au tiers-monde, où
sont fabriquées des marchandises bon marché, est quelque chose
d’« inapproprié » : cela ne correspond pas à la vision binaire d’une
division entre haute et basse culture qui est au cœur de la critique de
l’appropriation culturelle. Une critique « inappropriée » insisterait sur
le fait que les designers de mode occidentaux non seulement sont
extraordinairement en retard sur cette tendance du tissu à carreaux,
mais ne font en outre que suivre les suiveurs de cette tendance. En
situant la source de leur inspiration dans les sacs faits en Chine (qui
eux-mêmes se basent sur les copies bon marché des textiles de Bugis)
Philo, McCartney et Jacobs poursuivent la tradition des anciennes
compagnies marchandes européennes et asiatiques qui copiaient déjà
ce textile. Ces illustres designers de mode occidentaux imitent des
imitations. La seule chose que « réinventent » les modèles de Céline,
de Stella McCartney et de Louis Vuitton est l’idée que l’industrie de
la mode occidentale serait le lieu le plus important en matière
d’innovation dans le design — idée qui est elle-même une invention.
Même dans l’ignorance de l’histoire des modèles de Céline, de
Stella McCartney et de Louis Vuitton, et considérant comme allant de
soi le fait que ces graphiques ont pour origine Chinatown, une critique
inappropriée pourrait poser la question de savoir comment les
résidents de Chinatown tirent profit financièrement et socialement
d’un engouement de la haute couture puisant dans leurs pratiques
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culturelles, leurs vies quotidiennes et leurs corps. Cette lubie leur
fournit-elle de nouvelles opportunités pour participer activement et
pleinement au système de la mode (comme designers, consultants,
consommateurs, ou d’une autre manière) ? Ou est-ce que cela ne fait
qu’aggraver leur exclusion historique ? En d’autres termes, jusqu’à
quel point le battage publicitaire de « l’appréciation culturelle » opère-
t-il ?
Un cliché favori de l’élite de la mode est que le commerce est
un gros mot. L’idée est que la mode est avant tout de l’art. Les
questions et critiques qui interrogent l’aspect économique de
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l’industrie de la mode — qui profite, comment et de combien ? —


sont inappropriées. Cependant, comme tenter de faire la distinction
entre ce qui est ou n’est pas un courant approprié semble n’être
d’aucune aide, l’inapproprié est exactement ce dont nous avons besoin
maintenant.

Traduit de l’anglais par Zahra Ali


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