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La désobéissance civile : entre non-violence et violence

Robin Celikates
Dans Rue Descartes 2013/1 (n° 77), pages 35 à 51
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.077.0035
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ROBIN CELIKATES
La désobéissance civile :
entre non-violence et violence*
Une image ambivalente de la désobéissance civile règne dans l’opinion publique : les uns
voient en elle un phénomène trop radical qu’ils considèrent comme une tentative visant, sous
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couvert de principes moraux, à acquérir un certain pouvoir politique et y lisent une rupture
unilatérale vis-à-vis de l’ordre juridique pacifique (Rechtsfrieden) qui ne saurait être tolérée. La
désobéissance civile se trouve ainsi associée au spectre d’une érosion du monopole de la
violence et d’un désordre croissant. Les citoyens vivant dans des démocraties fonctionnant à
peu près correctement se doivent en conséquence de restreindre l’expression de leurs
divergences d’opinion et de leurs velléités d’intervention dans le processus politique à des
actions envisageables dans un cadre légal. Considérée ainsi, la désobéissance civile apparaît
assez proche du chantage politique. Pour les autres en revanche, la désobéissance civile
correspond à une expression d’impuissance, celle d’aspirations réformatrices ne visant à agir
qu’en surface sur le système existant, aboutissant à une forme de protestation à la fois
socialement autorisée et inoffensive, car émanant de bons citoyens, et dont la portée demeure
symbolique, ayant pour seul effet de contribuer à la stabilisation des rapports de force en
place. La tolérance qui se manifeste à l’encontre de ce type d’actes politiques d’ordre
symbolique va par conséquent de pair avec la criminalisation et la répression qui
accompagnent toute opposition véritablement radicale, se donnant pour ambition d’être
davantage qu’un appel moralisant à la conscience de la majorité des citoyens et des élites
politiques.
Dans cette contribution, j’entends montrer que ces deux points de vue courants sur la
désobéissance civile nous font manquer aussi bien l’un que l’autre sa spécificité en tant que
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pratique de contestation politique et démocratique véritable. Afin que cette spécificité puisse
ressortir au grand jour, on doit dans un premier temps examiner la désobéissance civile dans
son acception libérale car, telle qu’elle est à l’œuvre dans les travaux de John Rawls et de
Ronald Dworkin mais aussi dans ceux de Jürgen Habermas, la définition libérale de la
désobéissance civile se trouve tellement mêlée à la représentation qui a cours dans l’opinion
publique qu’on en est conduit à se demander si c’est la définition libérale qui a imprégné la
conception courante ou bien si cette conception libérale n’est que le résultat d’une reprise et
d’une systématisation relativement peu critiques de l’acception courante (1). Au cours d’un
deuxième moment, j’aborderai la question décisive et complexe du rapport entre la
désobéissance civile, souvent définie comme une pratique essentiellement non-violente, et les
différentes formes de violence (2). Dans un dernier moment, je m’attacherai à esquisser
pourquoi une compréhension adéquate de la désobéissance civile en tant que pratique
politique spécifiquement démocratique doit en faire le lieu d’une tension entre politique
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symbolique et confrontation réelle (et à certains égards, potentiellement violente) (3).

I. La désobéissance civile – la critique du paradigme libéral


Le point de départ de notre analyse du paradigme libéral est à trouver dans la puissante
tentative de définition entreprise par John Rawls. À ses yeux, la désobéissance civile,
contrairement à d’autres formes de résistance, correspond à un « acte public, non violent,
décidé en conscience mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent afin
d’amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement », par lequel
on « s’adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté », et cela précisément
« dans les limites du respect de la loi », ce qui s’exprime entre autres par l’acceptation de la
peine éventuellement encourue (Rawls 1975, 401, 403 ; cf. aussi Celikates 2011). La
définition de la désobéissance civile proposée par Jürgen Habermas (1985, p. 83 et suivantes)
reprend elle aussi la plupart de ces éléments : « La désobéissance civile est un acte de
protestation aux justifications morales qui n’est pas uniquement fondé sur des croyances
personnelles ou des intérêts particuliers ; c’est un acte public qui est en règle générale annoncé
aux autorités et dont la police peut prévoir le déroulement ; il implique la violation
intentionnelle de normes de droit individuelles sans que celle-ci n’affecte l’obéissance vis-à-vis
du système juridique dans son entier ; il exige d’être prêt à s’engager à assumer les conséquences
juridiques de la violation des normes ; l’infraction aux règles, qui constitue le moyen
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d’expression de la désobéissance civile, a un caractère exclusivement symbolique – il en résulte


déjà par là qu’elle se limite à des moyens de protestation non-violents. »
Dans le débat philosophique, toutes les composantes de cette définition rawlsienne ont fait
l’objet de controverses. Je ne peux ici qu’en indiquer brièvement les principaux points, sans
les développer davantage.
Le premier point de cette définition présente l’idée selon laquelle il faudrait que la
désobéissance civile soit un acte public. Comme on le sait, Henry David Thoreau – celui-là
même à qui est attribuée d’ordinaire la paternité de l’appellation « désobéissance civile » – a
protesté contre l’esclavage et contre la guerre menée par les États-Unis contre le Mexique en
refusant de payer ses impôts mais ce n’est que des années plus tard qu’il a rendu la chose
publique. Rawls pourrait rétorquer à cet exemple qu’il s’agirait ici plutôt d’un refus par
objection de conscience que d’un acte de désobéissance civile compris en un sens plus étroit.
Il faudrait aussi se demander ce que le mot « public » signifierait ici. À examiner la chose plus
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près, il apparaît en effet que Rawls considère la désobéissance civile comme un acte public
dans la mesure où il « n’est pas réalisé en secret » (Rawls 1975, 403 ; ce que le texte anglais
original formule de façon encore plus claire : « It is engaged in openly with fair notice; it is not
covert or secretive. »). Habermas reprend lui aussi cette idée de « fair notice » en montrant,
comme nous venons de le voir, que la désobéissance civile « est normalement annoncée aux
autorités et [que] son déroulement peut être prévu par la police » (Habermas 1985, 83).
Cependant, on peut parvenir à la conclusion, sans même pour cela avoir mené de recherches
historiques poussées, que la réussite de nombreux actes unanimement reconnus comme des
formes de désobéissance civile – comme par exemple le blocage d’un carrefour routier très
fréquenté, l’occupation d’un port ou d’une gare ou bien encore les actions visant à empêcher
l’expulsion d’immigrés dont la présence est déclarée illégale – vient précisément du fait que
les autorités n’en sont pas avisées au préalable et que la police ne soit ainsi pas en mesure de
prévoir le déroulement de ces actions. Il apparaît de ce fait contestable d’un point de vue
théorique aussi bien que politique d’exclure par définition les formes de protestation qui
viennent d’être nommées de la catégorie des actes de désobéissance civile, et ce
indépendamment de ce qu’on peut penser de chacun de ces cas pris séparément.
Le deuxième point de la définition défend l’idée d’une désobéissance civile comprise comme une
forme d’action pure au caractère avant tout symbolique et par là non-violent. Ce point essentiel
va nécessairement soulever un débat plus détaillé que je reporte au prochain paragraphe.
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Le troisième point de la définition correspond à l’idée selon laquelle la désobéissance civile


serait une pratique déterminée par des raisons de conscience et en fonction de critères
moraux. Pourquoi devrait-on cependant restreindre la désobéissance civile aux seuls actes de
désobéissance liés à des raisons de conscience ou d’ordre moral ? À l’évidence, la question
dépend ici beaucoup de savoir si l’on retient l’acception large ou étroite du concept de
conscience mais il semble en tout état de cause qu’il existe des formes militantes de
désobéissance civile (comme par exemple le mouvement des droits des animaux) qui ne
soient pas nécessairement motivées par des raisons de conscience. On peut plus ou moins
pratiquer la désobéissance civile par calcul, lorsque l’on considère par exemple que telle
position radicale, que l’on ne serait du reste pas prêt à défendre personnellement, devrait être
représentée dans le discours public 1 . Il semble que Rawls et Habermas se limitent aux cas de
désobéissance civile pour raisons de conscience afin de pouvoir exclure une variante de
désobéissance civile qui, bien que problématique, constitue peut-être sa forme la plus
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empiriquement répandue – soit la désobéissance pratiquée par intérêt personnel, la variante
de désobéissance NIMBY 2 , qui concerne par exemple les actes de protestation venant de
riverains contre des projets de construction d’autoroutes, de prisons ou de décharges
publiques à proximité de leurs habitations (cf. Sabl 2001, 328). Cette restriction de la
désobéissance aux actes motivés par des raisons de conscience semble malgré tout aller trop
loin car, si vains que puissent paraître les arguments visant à justifier de telles actions de
protestation, il ne paraît pas plus justifié d’exclure par définition ces types de protestation de
la catégorie des actes de désobéissance civile.
Les deux points qui nous restent à développer se basant sur la tentative de définition
rawlsienne apparaissent quant à eux insuffisamment déterminés. Le quatrième point de
controverse porte en effet sur la question de savoir si la désobéissance civile doit en appeler au
« sens de la justice de la majorité de la communauté ». Il semblerait cependant fréquent que la
désobéissance civile s’inscrive à l’encontre du sens de la justice dominant qui,
systématiquement subverti, n’envisagerait d’abord que de (re)produire les situations contre
lesquelles la désobéissance civile entend précisément agir – sauf à envisager une détermination
du sens de la justice qui ferait abstraction des convictions sur la justice manifestées
empiriquement par les gens, qui poserait ce sens de la justice idéal, quitte à se retrouver en
contradiction avec la réalité des faits. À ce moment-là aussi, la question se pose cependant
toujours de savoir de quelle majorité il est question (on peut se demander historiquement à
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quelle majorité s’adressaient par exemple Ganghi ou Martin Luther King) : celle des
oppresseurs, la majorité silencieuse ou bien plus directement l’espace public mondial ? Il
existe en outre des formes de désobéissance qui ne visent pas à agir sur des convictions mais
qui s’attachent à accroître le coût matériel et symbolique d’une certaine option politique
choisie. On peut ici de nouveau penser aux activistes défenseurs des droits des animaux qui
ont souvent abandonné tout espoir de parvenir à rallier un jour les autres à leur cause (cf.
Humphrey/Stears 2006). Pourquoi en appeler à un sens de la justice qui s’est déjà révélé plein
de préjugés et réfractaire à la critique ?
Dans le cinquième et dernier point de sa définition, Rawls affirme que la désobéissance civile se
situe « dans les limites du respect de la loi » et se distinguerait à cet égard de formes plus
radicales et révolutionnaires de protestation et de résistance, porteuses quant à elles d’une
remise en question du système politique, social et économique en tant que tel. Cependant, la
ligne de partage entre ces diverses formes d’actes illégaux de protestation se trouve non
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seulement politiquement controversée mais elle apparaît également plus difficile à concevoir
au sein d’une théorie que ce que Rawls suggère dans sa définition. Le cas de Martin Luther
King et du mouvement américain des droits civiques est à cet égard exemplaire. Il semble
qu’il soit tout à fait possible de mettre en doute le fait que, par leurs actes de désobéissance
civile, les acteurs de ces mouvements aient seulement visé à modifier de façon seulement
locale le système existant ou bien à en reconnaître la légitimité. Tout dépend ici de la question
de savoir de quelle façon on comprend « le système ». Cette conception restrictive de la
désobéissance civile de Rawls semble cependant située dans un rapport de tension avec une
conception plus radicale qui viserait une transformation beaucoup plus révolutionnaire,
comme l’exprime King (1991,47) lorsqu’il affirme : « The thing to do is get rid of the
system. » Bien que la distinction entre la désobéissance civile et d’autres expressions plus
radicales de désaccord ait certainement toute son importance, la façon dont Rawls incorpore
cette distinction à sa définition dissimule cependant son caractère (trop) graduel et de ce fait
politiquement controversé. Il semble que cela soit également problématique d’un point de
vue historique car, comme le constate David Lyons (1998, 33) en prenant appui sur les cas de
Thoreau, Gandhi et King : « None of these three regarded the prevailing system as “reasonably
just” or accepted a moral presumption favoring obedience to law ». Au vu de ces conditions, le
critère selon lequel il faudrait que la désobéissance civile reste « dans les limites du respect de
la loi » perd toute sa plausibilité – ce qui s’applique bien entendu a fortiori aussi à ce que Rawls
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et Habermas considèrent comme une implication du respect de la loi, soit l’acceptation de la


peine éventuelle sanctionnant l’enfreinte à la loi 3 .
Eu égard à ces problèmes, il est préférable d’adopter une définition de la désobéissance civile
moins exigeante du point de vue normatif et de ce fait moins restrictive, qui entendrait par
« désobéissance civile » un acte de protestation collective, enfreignant délibérément le droit
(par contraste avec des formes légales de protestation) et basé sur des principes (par contraste
avec des délits « courants » ou des émeutes « sans motifs »), qui poursuivrait le but politique
(par contraste avec le refus pour des raisons de conscience, garanti comme un droit
fondamental dans certains États) de changer certaines lois, certains dispositifs ou bien
certaines institutions. Cette détermination assez minimaliste laisse volontairement ouvertes
beaucoup de questions qui, il est sûr, sont pourtant en partie pertinentes pour décider du
caractère justifiable ou non de ces actes de protestation, comme le fait de savoir s’il faut que la
désobéissance civile soit un acte public, un acte non-violent, une protestation uniquement
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dirigée contre les institutions étatiques, une protestation limitée dans ses objectifs, qu’elle soit
circonscrite à une transformation envisageable au sein du système existant et si, enfin, elle
doit impliquer une acceptation des peines à laquelle elle s’expose. Bien qu’il soit nécessaire de
distinguer la désobéissance civile aussi bien des actes d’opposition légale que des actes de
résistance révolutionnaire, de telles différenciations font l’objet de bien plus de controverses
politiques dans la pratique et elles sont bien plus difficiles à trouver dans la théorie (politique)
que ne le suggèrent les tentatives de définition libérale majeures débattues ici. L’enseignement
qui doit en être tiré, consistant à dire qu’il faut procéder à une distinction plus nette entre les
questions de définition et les questions de justification (sans pour autant se fourvoyer dans
l’illusion de croire que la définition proposée sera dénuée de tout jugement de valeur), est
particulièrement frappant au regard de la haute teneur de la question de la (non)-violence 4 .

II. La « question de la violence »


Comme nous l’avons vu plus haut, les théories de Rawls et de Habermas insistent sur le
caractère éminemment, voire exclusivement, symbolique de la désobéissance civile et en
déduisent ainsi son caractère essentiellement non-violent. Dans un article ayant précédé ces
deux essais de définition, beaucoup cité lui aussi, Guy Bedau (1961, 656) déclare : « Anytime
the dissenter resists government by deliberately destroying property, endangering life and
limb, inciting to riot (e.g., sabotage, assassination, street fighting), he has not committed civil
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disobedience. The pun on “civil” is essential; only nonviolent acts thus can qualify. » Par là, on
risque cependant de brouiller quelques distinctions importantes et de réduire la teneur de la
désobéissance civile à celle d’un appel d’ordre purement moral, dont le seul espoir serait de
toucher un espace public réactif ou bien un système politique qu’une action purement
symbolique serait susceptible d’irriter. Cela soulève en réponse la question de savoir si la
désobéissance civile ne nécessiterait pas une dimension de confrontation réelle
(potentiellement violente) qui lui permettrait d’échapper à l’inefficacité politique et de
déployer sa puissance symbolique d’impact (cf. Bröckling 1986). Avant d’en venir dans le
prochain paragraphe aux deux façons de répondre à cette question, je me dois cependant
d’examiner plus en détail en quels termes se pose la question de la non-violence (ou du
caractère pacifique). La recevabilité de ce critère dépend manifestement de savoir quelle
portée, plus ou moins large, on donne au concept de violence, à cet égard fondateur. Ce
critère s’applique-t-il seulement dans le cas d’une violation significative de l’intégrité
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physique d’autrui ou bien aussi à des actes de violence dirigés contre soi-même ou contre des
biens matériels, c’est-à-dire dans le cas d’une destruction de la propriété d’autrui ? Qu’en est-
il des cas où est exercée une violence physique minimale sur autrui à l’instar de l’auto-défense
contre la brutalité policière ? Et qu’en est-il de l’exercice d’une pression psychologique qui
confine à la coercition ou à la restriction de la liberté de mouvements de personnes non
impliquées dans ces actions – et les subissant ? Deux exemples peuvent permettre d’illustrer à
quel point le problème en jeu dans ces questions, soit l’exercice ou le non-exercice de la
violence dans des actes de désobéissance civile, est complexe et se trouve chargé de
connotations politiques : le premier exemple se réfère à l’indignation publique qui a suivi des
événements connus sous le nom de « London Riots » au mois d’août 2011, lors desquels les
actes de destruction de biens relevant de la propriété privée et publique ont souvent été
interprétés comme des atteintes à la vie humaine. Cette interprétation a permis de
caractériser le désordre engendré comme relevant d’un pur acte de criminalité apolitique,
qu’il faudrait davantage prendre en charge par le biais militaire ou policier qu’en cherchant à
y apporter une réponse politique. Ces types de constructions discursives rappellent à quel
point il est aisé d’instrumentaliser une opposition trop simpliste entre violence et non-
violence dans le contexte d’une démarche où se combinent glorification de la « bonne »
protestation (« bonne » au vu de l’identité des protestataires, de leurs moyens d’action et des
buts recherchés) et criminalisation des formes de protestation plus radicales.
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Le deuxième exemple provient de l’histoire de la jurisprudence allemande. Dans une fameuse


série de jugements, les tribunaux allemands ont estimé que le fait d’exercer une pression
psychologique sur autrui constituait directement ou indirectement un acte de contrainte et de
violence incompatible avec l’exercice d’une protestation pacifique et non-violente, parce
qu’en bloquant par exemple une rue, on contraint ainsi les automobilistes à l’arrêt dans la
mesure où on ne leur laisse pas d’autre possibilité à disposition s’ils veulent éviter l’accident.
La Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof) a statué en 1969 dans son fameux
jugement Laepple (BGHSt 5 23, 46) que conformément au paragraphe 240 du Code pénal
allemand, « quiconque exerce une contrainte psychologique commet une coercition d’ordre
violent en ce que [son] irruption sur la voie de circulation du train a mené le conducteur à
l’arrêt ». Après quelques atermoiements, la Cour constitutionnelle fédérale
(Bundesverfassungsgericht, BVerfGE) en arriva quant à elle à la conclusion qu’on allait trop loin
avec une telle « intellectualisation » du concept de violence, ce qu’elle affirma dans un
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jugement datant de 1995 (BVerfGE, 1 – « Sitzblockaden II », « Blocages par sit-in II ») qu’en
vertu du principe fondamental de détermination (Bestimmtheitsgrundsatz)et, par là, au nom de
la garantie du droit, il faudrait nécessairement qu’un élément de force physique intervienne
dans une action pour pouvoir la qualifier comme une violence – le simple sit-in serait en cela
insuffisant. À cela, la Cour fédérale de justice réagit immédiatement en déclarant que l’avis
émis par la Cour constitutionnelle fédérale ne pouvait être correctement appliqué qu’au seul
premier véhicule bloqué mais non pas au deuxième véhicule subissant ce blocage (BGHSt 41,
182 – « Nötigung durch Straßenblockade », « Coercition exercée par blocage de rue »). Si
plus d’un véhicule subissait le blocage, le deuxième conducteur (ainsi que le troisième etc…)
se trouverait physiquement forcé [à l’arrêt], et au sens de la désignation juridique du délit, en
situation de contrainte dans la mesure où les protestataires auraient transformé le premier
véhicule en une barrière physique tenant elle-même lieu d’instrument d’exercice direct de
contrainte. Par la suite, la Cour constitutionnelle fédérale a également repris cette sorte de
« deuxième série jurisprudentielle » en lui donnant ses lettres de noblesses en termes de droit
constitutionnel. C’est ainsi que le jugement rendu en 2001 par la Cour constitutionnelle
(BVerfGE 104, 92 – « Sitzblockaden III », « Blocages par sit-in III ») déclare qu’il y a acte coercitif
d’ordre violent dans le déploiement d’une chaîne humaine sur une voie ferrée ou sur un point
d’entrée du train sur une voie de circulation en ce qu’un obstacle physique est dressé à son
encontre ; cette même Cour constitutionnelle reconnaît ainsi explicitement en 2011, tout à
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fait dans la lignée de la Cour fédérale de justice, le sit-in comme une pratique pouvant
effectivement constituer une violence (1 BvR 388/05 ; cf. le commentaire de Fischer-Lescano
2011). Un tel exemple montre bien, sans qu’il ne soit nécessaire d’aborder ici plus en détail
ces circonvolutions d’ordre sémantico-juridique, le peu de secours qu’il y a à espérer d’un
discours global sur la non-violence de la désobéissance civile et le fait aussi que tout dépende
de savoir comment la violence est (re)définie d’un point de vue social, politique et juridique 6 .
Des questions sont aussi soulevées d’un point de vue historique : le fait de construire une
histoire de la désobéissance civile centrée sur son caractère essentiellement ou exclusivement
non-violent n’impliquerait-il pas un certain degré d’idéalisation et de manipulation historique
qui donnerait à la réalité un nouvel habillage rétrospectif (cf. Gelderloos 2007) ? N’y aurait-il
pas derrière chaque Martin Luther King, Malcolm X ou Gandhi des possibilités d’alternatives
plus radicales et davantage disposées à faire usage de la violence ? Souvent, les formes de
protestation non-violentes n’ont pu développer une efficacité dans leur action que sur un fond
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de menaces, de provocations ou d’un potentiel usage de la violence, ce que les récits officiels
postérieurs ont cependant marginalisé ou bien même totalement passé sous silence (cf. aussi
Colaiaco 1986). Souvent, la non-violence est assurément bien davantage une question de
calcul d’ordre stratégique que de conviction d’ordre moral, comme lorsqu’il s’agit d’utiliser
la dimension symbolique d’une confrontation entre manifestants non-violents et forces de
police quant à elles violentes (cf. Hayes/Ollitrault 2012).
Le caractère complexe de ces nuances et la nécessité de ces différenciations d’idées conduit
fréquemment à laisser dans l’ombre des questions qui auraient pourtant un intérêt significatif
du point de vue normatif à être soulevées dans le débat, alors qu’il n’était pas possible de
totalement évacuer ces questions en adoptant une définition de la désobéissance civile comme
acte non-violent. Ces questions sont aussi à mettre en relation avec les considérations exigées
et les réflexions de type conséquentialiste où il s’agit de juger des coûts de différentes formes
de protestation, notamment face à de graves situations de non-droit. On peut illustrer les
problèmes qui se posent ici en faisant appel à deux philosophes politiques qui ne peuvent être
soupçonnés de connivence avec le radicalisme politique. La première citation est de Joseph
Raz (1979, 267) : « The evil the disobedience is designed to rectify may be so great, that it may
be right to use violence to bring it to an end. […] [Furthermore,] some lawful acts, may well
have much more severe consequences than many an act of violence: consider the possible
effects of a strike by ambulance drivers. » La deuxième citation est de John Simmons (2010,
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1808) : « Violence against persons will obviously always be harder to morally justify. But it
again seems far from obvious that some such violence – say, kidnapping a public official who is
instrumental in administering an unjust policy – could never be both effective and morally
justifiable. » Bien sûr, de telles réserves émises à l’encontre du discours sur la non-violence ne
sont pas nouvelles et avaient dans les années soixante déjà trouvé une expression éloquente
dans les textes de Howard Zinn (2002) – dans sa discussion de la désobéissance civile, Rawls,
en n’accordant aucune espèce d’attention à ces réserves, dont il était pourtant très au fait, a
aussi contribué dans ce sens à influencer le débat libéral.

III. La désobéissance civile, entre politique symbolique


et confrontation réelle
Le rapport entre désobéissance civile et violence est loin de pouvoir être déterminé de façon
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univoque ou bien simple, ce qui révèle ainsi son ambivalence et ce qui en fait un objet
d’interprétation et de contestation d’ordre aussi bien théorique que pratique (politique,
juridique…). Même en étant d’avis – position dont je vais tâcher d’établir la plausibilité dans
cette partie – que la désobéissance civile serait une forme de protestation à la dimension
symbolique irréductible, on aurait de bonnes raisons de considérer, contrairement à Rawls et
à Habermas, qu’elle ne devrait pas être réduite à cette seule dimension. La dimension
symbolique de la désobéissance civile ne sera ainsi réellement effective qu’une fois associée à
une dimension de confrontation réelle (potentiellement violente) – association qui complique
le rapport à la question de la violence (cf. aussi Bröckling 1986). Il y aurait au moins deux
façons d’aborder cette question, à supposer qu’on la soulève, et j’aimerais les exposer
brièvement ici.
On peut en premier lieu poser à nouveaux frais la question de la violence. Dans cette
perspective, l’opposition de type « non-violent » est diagnostiquée comme relevant d’un
leurre fondamental : son côté auto-pacificateur conduirait en fin de compte à une auto-
neutralisation. Cette position a été défendue de façon exemplaire dans le contexte des débats
autour de l’activisme militant qui ont eu lieu parmi les militants de gauche lors du sommet du
G8 à Heiligendamm en Allemagne. L’une des contributions apportées à ce débat déclare
ainsi : « Pour une grande partie des gens, il ne s’agissait pas ici d’ “entrer en dialogue” avec les
dirigeants, d’être entendus d’eux ou d’exercer une “critique constructive” (soit de participer
à l’organisation de la valorisation du capital). Les émeutes de Rostock, qui ont exprimé des
CORPUS |45

signes d’hostilité envers ce concile de maîtres du monde autoproclamés, ont constitué l’un
des rares événements à ne pas avoir été assimilé à de telles initiatives “de dialogue” ou dont le
sens initial n’a pas été détourné. Ce sont des symboles du système capitaliste qui ont été
attaqués afin de dire “non” à tout, que ce soient aux banques ou aux flics […]. Le slogan
“Attaquer le capitalisme” a été résolument mis en pratique le 2 juin 2007. » (Quelques ex-
boursier(e)s autonomes 2008, 46)
Outre les problèmes soulevés par le contenu concret de cette déclaration, celle-ci fait
apparaître un malentendu concernant l’action militante, ayant cours chez des activistes
nourrissant la représentation de type fantasmatique d’avoir réellement affaire à l’appareil
d’État (ou à tout le “système”) en sortant dans la rue. Les propos de l’anarchiste Gelderloos
(2007, 121) contribuent eux aussi à donner cette même impression : « A further delusion
(expressed by pacifists who want to appear militant and powerful) is that pacifists do fight
back, only non-violently. This is rubbish. Sitting down and locking arms is not fighting, it is a
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recalcitrant capitulation. In a situation involving a bully or a centralized power apparatus,
physically fighting back discourages future attacks because it raises the costs of oppression
incurred by the oppressor. The meek resistance of nonviolence only makes it easier for the
attacks to continue. Nonviolent practice is ineffective and self-serving. We are in the midst of
a war, and neutrality is not possible. »
Une telle rhétorique militaire menace cependant d’exacerber la dimension de confrontation
réelle qui serait à l’œuvre dans les actes de désobéissance civile, ce qui se ferait au prix d’une
ignorance concernant le caractère nécessairement symbolique – fondateur – des moyens
d’action de la désobéissance civile.
Par opposition à cela, et en guise de deuxième façon de réponse à la question, on peut aussi,
comme je l’ai suggéré, argumenter dans le sens d’une désobéissance civile qu’on ne devrait
pas réduire à son caractère symbolique, bien que celui-ci soit certes indéniablement présent,
dans la mesure où l’absence de dimension de confrontation réelle ôterait à la désobéissance
civile sa force symbolique et la réduirait effectivement à un simple appel à la conscience des
détenteurs du pouvoir et des majorités respectivement susceptibles de lui apporter leur
soutien. La nécessité de dépasser le caractère purement symbolique de la désobéissance civile
se fonderait précisément en ce sens dans sa fonction symbolique même, autrement dit,
constituerait une condition d’efficacité de son action : la désobéissance civile est une forme de
pratique politique qui – plus que d’autres pratiques politiques – a fondamentalement besoin
46 | ROBIN CELIKATES

de mises en scène et de représentation. Ceci est le cas à au moins deux points de vue : en
premier lieu, la désobéissance civile fonctionne avant tout comme un phénomène de
dramatisation, ce qu’avait déjà bien vu Martin Luther King, Jr. : « Nonviolent direct action
seeks to create such a crisis and foster such a tension that a community which has constantly
refused to negotiate is forced to confront the issue. It seeks so to dramatize the issue that it can
no longer be ignored. » (King 1991, 291) De façon plus générale, on peut également
comprendre la désobéissance civile comme un phénomène, certes illégal, mais « légitime de
dramatisation des rapports de tension entre le droit positif, les institutions et les procédures
démocratiques courantes d’une part, et de l’autre, l’idée de démocratie en tant
qu’autogouvernement (Selbstregierung), qui ne peut s’épuiser dans le droit en vigueur ni dans
le statu quo institutionnel » (Rödel/Frankenberg/Dubiel 1989, 42).
Deuxièmement, cette pratique va toujours de pair avec des combats symboliques qui vont
porter en premier lieu sur la question de savoir si l’on peut affirmer que de tels combats sont
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de la désobéissance civile. Ces combats sont certes symboliques mais ils vont aussi au-delà du
symbole en ce qu’ils sont porteurs d’impacts politiques et juridiques tangibles ; dans ces
combats d’autre part, on va toujours aussi se poser la question de savoir de quelle façon les
pratiques de confrontation réelle sont perçues : ainsi les « SoKo Pelztier 7 » furent-ils créés en
Autriche afin de réagir aux actes (plus ou moins) apparentés à de la désobéissance civile
émanant de militants activistes radicaux pour les droits des animaux qui furent accusés de
former une organisation criminelle ; au Royaume-Uni, dans le cadre de la législation anti-
terroriste adoptée par le gouvernement Blair, des activistes militant en faveur des droits des
animaux ont eux aussi explicitement été identifiés comme des terroristes et comme des
menaces pour la sécurité nationale ; aux Pays-Bas, l’unité policière en charge des « cyber
crimes » poursuit quant à elle des activistes exerçant des actes de désobéissance dans le
domaine digital en ce qu’ils représenteraient une menace prétendument terroriste. À travers
les seuls exemples évoqués, on peut voir ici à l’œuvre une tactique étatique de requalification
des faits, montrant à quel point les catégorisations peuvent être utilisées à des fins politiques.
Dans d’autres cas au contraire, on peut se demander si certains groupes protestataires
(comme les groupements d’extrême droite) méritent bien qu’on leur attribue le label de
« désobéissance civile », appellation ayant partie liée avec toute une tradition de luttes sociales
et politiques progressives en vue de l’émancipation, dont l’invocation aurait indéniablement
pour but de conférer une légitimité aux actions de tels groupes.
CORPUS |47

Ces combats symboliques ne pourront adéquatement être appréhendés ni dans leur aspect de
dramatisation, ni au regard de la position centrale qu’ils occupent ni même au vu de leur
imbrication avec des pratiques de confrontation réelle (et potentiellement violente) si l’on
réduit la désobéissance civile à une protestation d’ordre purement symbolique et si on la
définit comme fondamentalement non-violente. La désobéissance civile ne peut être conçue
comme une protestation d’ordre symbolique que si elle implique des actes ayant une
dimension de confrontation réelle (comme par exemple des pratiques de blocage ou
d’occupation), dont le déroulement pourra parfois revêtir une certaine violence (en
particulier si l’on considère la destruction de biens privés comme relevant d’actes de
violence) – et de même, la désobéissance civile ne pourra être envisagée comme une
confrontation réelle que si sa dimension irréductiblement symbolique est connue du public.
Dans tous les cas, le fait de reconduire cette pratique politique à une alternative entre
militantisme véritable et symbolique pure conduirait à en manquer toute la complexité.
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Or c’est seulement lorsque l’on tient compte de la complexité du phénomène de la
désobéissance civile que tout son potentiel en termes de démocratie radicale, lui permettant
de se déployer au sein d’une société démocratique comme une pratique contestataire (cf.
Celikates 2010), peut se révéler au grand jour. Tandis que du point de vue libéral, la
désobéissance civile apparaît avant tout comme une forme de protestation venant d’individus
dépositaires de droits fondamentaux envers les gouvernements et les majorités politiques qui
transgressent les principes moraux et les valeurs garantis par la constitution, le point de vue
radical démocrate n’envisage pas quant à lui la désobéissance civile avant tout comme une
restriction ; il l’envisage plutôt comme une l’expression d’une pratique démocratique
d’auto-détermination collective, soit comme un contre-pouvoir à effet dynamisant pour
lutter contre la tendance des institutions étatiques à se scléroser (cf. Arendt 1986).
Ainsi, cette forme épisodique, informelle et extra- ou anti-constitutionnel d’action
politique citoyenne ouvre également aux citoyens une possibilité de recours et de
participation, lorsque – comme c’est souvent le cas dans les démocraties représentatives –
les voies d’action institutionnelle traditionnelles leur sont fermées ou que ces canaux se
révèlent inaptes à relayer les objections des citoyens. L’affirmation suivante vaut de façon
générale dans les systèmes démocratiques existants : « If they wish to act as citizens and
exercise their participatory freedom, they are constrained to do so only in the public
sphere, only through the exercise of communicative capacities, only through official
48 | ROBIN CELIKATES

channels, and only in relation to representative parties and ministries ». (Tully 2011, 11)
Bien que ces institutions ou canaux n’agissent pas uniquement comme des facteurs de
limitation, leur mode de fonctionnement rend souvent presque impossible ou, du moins,
difficile aux citoyens de thématiser ces limites posées dans un débat, ce qui les conduit à
devoir trouver d’autres moyens pour s’adresser à des institutions et agir sur des procédures
devenues toutes deux elles-mêmes des acteurs de blocage de l’action démocratique.
Les processus de délibération et de décision politiques se trouvent faussés (cf.Young 2001)
du fait de déficits démocratiques structurels presque inévitables dans le cadre des systèmes
politiques existants, ayant par exemple trait aux aspects de représentation, de
participation et de délibération, mais aussi du fait de l’influence que les asymétries de
pouvoir ont eue dans le débat public et aussi par l’action de discours de type hégémonique
et idéologique, ce qui représente le point de départ de la conception radicale
démocratique de la désobéissance civile. Au vu de tels déficits démocratiques structurels
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caractéristiques des démocraties existantes, la désobéissance civile peut être envisagée
comme une forme d’empowerment démocratique visant à atteindre des formes plus
intensives et/ou extensives d’auto-détermination démocratique (cf. Markovits 2005). À
cet égard, il ne s’agit pas tellement d’imposer ou bien d’empêcher le choix d’une certaine
option politique qui serait soit inconciliable avec les normes et les valeurs fondamentales
prônées par le libéralisme soit au contraire revendiquée par ces mêmes valeurs, mais il
s’agirait en réalité de réinitier la confrontation politique ou d’en reprendre le flambeau.
Au lieu d’apparaître comme le fait de personnes morales individuelles, la désobéissance
civile apparaît bien plutôt comme une pratique de contestation politique et exercée de
façon essentiellement collective, dans laquelle la forme verticale de l’autorité étatique – le
pouvoir constitué – se voit confrontée au pouvoir horizontal constituant d’un groupement
de citoyens ou de gouvernés (une catégorie qui ne comprend donc pas seulement ceux qui
sont officiellement reconnus comme ressortissants de cette communauté [Staatsbürger])
(cf. Arendt 1986; Balibar 2002). Comme il est peu probable que les institutions existantes
abordent d’elles-mêmes la question de leurs déficits structurels, les formes de pratique
politique ayant une dimension plus activiste, comme précisément la désobéissance civile,
ont un rôle tout à fait central à jouer au sein du système démocratique. Bien qu’inscrite
dans un rapport de tension entre politique symbolique et confrontation réelle, la
désobéissance civile parvient à thématiser la tension entre pouvoir constitué et pouvoir
CORPUS |49

constituant, au fondement de toute démocratie – en laissant ainsi planer le doute quant à


la question de savoir si l’ordre établi a, comme il le prétend, réellement eu raison de ce
rapport de tension.

Traduit de l’allemand par Ariane Kiatibian

Arendt, Hannah, « Ziviler Ungehorsam » in ibid., Zur Zeit, Hamburg, 1986, 119-160.
BIBLIOGAPHIE

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Quelques (ex-)boursiers autonomes 2008, « “Oops! We did it again. ” Demo und Riots in Rostock
am 2. Juni 2007 aus autonomer Sicht » in Rainer Rilling (dir.), Eine Frage der Gewalt, Berlin, 45-51.
Fischer-Lescano, Andreas, « Sitzen ist Gewalt » in Der Freitag, 31.03.2011.
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50 | ROBIN CELIKATES

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Young, Iris Marion, « Activist Challenges to Deliberative Democracy » in Political Theory, 2001,
29, 670-690.
Zinn, Howard, Disobedience and Democracy. Nine Fallacies on Law and Order, South End Press, 2002.

NOTES

* Certaines des parties constituant cet article vont paraître sous le titre « Ziviler Ungehorsam – zwischen
Gewaltfreiheit und Gewalt » in Franziska Martinsen/Oliver Flügel-Martinsen (dir.), Politische Philosophie
der Gewalt, Nomos (en préparation) et également sous le titre « Civil Disobedience as a Practice of Civic
Freedom » in David Owen (dir.), On Global Citizenship. James Tully in Dialogue, Bloomsbury Press (en
préparation).
1. Gandhi (1987, 93) parle de « vicarious civil disobedience » (terme relevant à ses yeux d’une acception
encore vraiment large du concept de conscience).
2. « NIMBY » correspond à « not in my backyard » et doit être distingué de NIABY (« not in anyone’s
backyard ») et de BANANA (« build absolutely nothing anywhere near anything (or anyone)»), qui se
rapprochent du modèle libéral par la généralisation des arguments de justification qu’ils utilisent.
3. Il est sûr que Thoreau, Gandhi et King ont été en prison en partie de leur plein gré -les raisons à cela
CORPUS |51

étaient cependant en grande partie d’ordre stratégique et ne relevaient en aucun cas de l’expression d’une
quelconque reconnaissance de légitimité vis-à-vis du système en place et de son droit à punir.
4. On devrait engager à ce stade du développement une discussion plus détaillée à propos des remarques de
Rawls portant sur la justification et sur le rôle de la désobéissance civile, qui peuvent également se
révéler problématiques et faire encore plus clairement ressortir les limites de la perspective libérale. À
la suite de Rawls, les théories libérales ont généralement eu tendance à limiter les raisons susceptibles
de justifier la pratique de la désobéissance civile à la sphère des principes fondamentaux de justice et à
celle des droits individuels. En se focalisant sur la préservation des droits fondamentaux traditionnels,
on risque de perdre de vue aussi bien certaines formes d’inégalités socio-économiques que certains déficits
démocratiques d’ordre procédural et institutionnel, qui nuisent à la participation effective des citoyens
au processus d’auto-législation et qui servent de potentielles raisons pour justifier la pratique de la
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désobéissance civile. Cela a aussi des conséquences que j’évoquerai plus tard sur le rôle de la
désobéissance civile, qui se trouve envisagé par Rawls et Habermas avant tout comme un signal d’alerte à
l’intention des institutions existantes, leur permettant de stabiliser le statu quo par quelques
modifications du système d’ordre mineur. On gaspillerait par là le potentiel radicalement démocratique et
propice à la conduite de transformations de la désobéissance civile.
5. Les décisions de la Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof, abrégée BGH) en
matière pénale sont réunies dans un recueil officiel (Amtliche Sammlung des BGH in Strafsachen,
abrégé BGHSt) (N.d.T.).
6. Malgré la critique de la définition de Habermas qui a été faite plus haut, on doit
souligner ici que les contributions de Habermas ayant trait à ce problème (1983 ; 1985)
ont explicitement pris position contre cet élargissement qui est fait du concept de
violence ainsi que contre la compréhension étatique inhérente du bon citoyen.
7. « SoKo Pelztier » fait référence à une unité de commando spécial (Sonderkommando,
abrégée “SoKo”) [N.d.T.].

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