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Robin Celikates
Dans Rue Descartes 2013/1 (n° 77), pages 35 à 51
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.077.0035
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ROBIN CELIKATES
La désobéissance civile :
entre non-violence et violence*
Une image ambivalente de la désobéissance civile règne dans l’opinion publique : les uns
voient en elle un phénomène trop radical qu’ils considèrent comme une tentative visant, sous
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pratique de contestation politique et démocratique véritable. Afin que cette spécificité puisse
ressortir au grand jour, on doit dans un premier temps examiner la désobéissance civile dans
son acception libérale car, telle qu’elle est à l’œuvre dans les travaux de John Rawls et de
Ronald Dworkin mais aussi dans ceux de Jürgen Habermas, la définition libérale de la
désobéissance civile se trouve tellement mêlée à la représentation qui a cours dans l’opinion
publique qu’on en est conduit à se demander si c’est la définition libérale qui a imprégné la
conception courante ou bien si cette conception libérale n’est que le résultat d’une reprise et
d’une systématisation relativement peu critiques de l’acception courante (1). Au cours d’un
deuxième moment, j’aborderai la question décisive et complexe du rapport entre la
désobéissance civile, souvent définie comme une pratique essentiellement non-violente, et les
différentes formes de violence (2). Dans un dernier moment, je m’attacherai à esquisser
pourquoi une compréhension adéquate de la désobéissance civile en tant que pratique
politique spécifiquement démocratique doit en faire le lieu d’une tension entre politique
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quelle majorité s’adressaient par exemple Ganghi ou Martin Luther King) : celle des
oppresseurs, la majorité silencieuse ou bien plus directement l’espace public mondial ? Il
existe en outre des formes de désobéissance qui ne visent pas à agir sur des convictions mais
qui s’attachent à accroître le coût matériel et symbolique d’une certaine option politique
choisie. On peut ici de nouveau penser aux activistes défenseurs des droits des animaux qui
ont souvent abandonné tout espoir de parvenir à rallier un jour les autres à leur cause (cf.
Humphrey/Stears 2006). Pourquoi en appeler à un sens de la justice qui s’est déjà révélé plein
de préjugés et réfractaire à la critique ?
Dans le cinquième et dernier point de sa définition, Rawls affirme que la désobéissance civile se
situe « dans les limites du respect de la loi » et se distinguerait à cet égard de formes plus
radicales et révolutionnaires de protestation et de résistance, porteuses quant à elles d’une
remise en question du système politique, social et économique en tant que tel. Cependant, la
ligne de partage entre ces diverses formes d’actes illégaux de protestation se trouve non
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disobedience. The pun on “civil” is essential; only nonviolent acts thus can qualify. » Par là, on
risque cependant de brouiller quelques distinctions importantes et de réduire la teneur de la
désobéissance civile à celle d’un appel d’ordre purement moral, dont le seul espoir serait de
toucher un espace public réactif ou bien un système politique qu’une action purement
symbolique serait susceptible d’irriter. Cela soulève en réponse la question de savoir si la
désobéissance civile ne nécessiterait pas une dimension de confrontation réelle
(potentiellement violente) qui lui permettrait d’échapper à l’inefficacité politique et de
déployer sa puissance symbolique d’impact (cf. Bröckling 1986). Avant d’en venir dans le
prochain paragraphe aux deux façons de répondre à cette question, je me dois cependant
d’examiner plus en détail en quels termes se pose la question de la non-violence (ou du
caractère pacifique). La recevabilité de ce critère dépend manifestement de savoir quelle
portée, plus ou moins large, on donne au concept de violence, à cet égard fondateur. Ce
critère s’applique-t-il seulement dans le cas d’une violation significative de l’intégrité
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fait dans la lignée de la Cour fédérale de justice, le sit-in comme une pratique pouvant
effectivement constituer une violence (1 BvR 388/05 ; cf. le commentaire de Fischer-Lescano
2011). Un tel exemple montre bien, sans qu’il ne soit nécessaire d’aborder ici plus en détail
ces circonvolutions d’ordre sémantico-juridique, le peu de secours qu’il y a à espérer d’un
discours global sur la non-violence de la désobéissance civile et le fait aussi que tout dépende
de savoir comment la violence est (re)définie d’un point de vue social, politique et juridique 6 .
Des questions sont aussi soulevées d’un point de vue historique : le fait de construire une
histoire de la désobéissance civile centrée sur son caractère essentiellement ou exclusivement
non-violent n’impliquerait-il pas un certain degré d’idéalisation et de manipulation historique
qui donnerait à la réalité un nouvel habillage rétrospectif (cf. Gelderloos 2007) ? N’y aurait-il
pas derrière chaque Martin Luther King, Malcolm X ou Gandhi des possibilités d’alternatives
plus radicales et davantage disposées à faire usage de la violence ? Souvent, les formes de
protestation non-violentes n’ont pu développer une efficacité dans leur action que sur un fond
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1808) : « Violence against persons will obviously always be harder to morally justify. But it
again seems far from obvious that some such violence – say, kidnapping a public official who is
instrumental in administering an unjust policy – could never be both effective and morally
justifiable. » Bien sûr, de telles réserves émises à l’encontre du discours sur la non-violence ne
sont pas nouvelles et avaient dans les années soixante déjà trouvé une expression éloquente
dans les textes de Howard Zinn (2002) – dans sa discussion de la désobéissance civile, Rawls,
en n’accordant aucune espèce d’attention à ces réserves, dont il était pourtant très au fait, a
aussi contribué dans ce sens à influencer le débat libéral.
signes d’hostilité envers ce concile de maîtres du monde autoproclamés, ont constitué l’un
des rares événements à ne pas avoir été assimilé à de telles initiatives “de dialogue” ou dont le
sens initial n’a pas été détourné. Ce sont des symboles du système capitaliste qui ont été
attaqués afin de dire “non” à tout, que ce soient aux banques ou aux flics […]. Le slogan
“Attaquer le capitalisme” a été résolument mis en pratique le 2 juin 2007. » (Quelques ex-
boursier(e)s autonomes 2008, 46)
Outre les problèmes soulevés par le contenu concret de cette déclaration, celle-ci fait
apparaître un malentendu concernant l’action militante, ayant cours chez des activistes
nourrissant la représentation de type fantasmatique d’avoir réellement affaire à l’appareil
d’État (ou à tout le “système”) en sortant dans la rue. Les propos de l’anarchiste Gelderloos
(2007, 121) contribuent eux aussi à donner cette même impression : « A further delusion
(expressed by pacifists who want to appear militant and powerful) is that pacifists do fight
back, only non-violently. This is rubbish. Sitting down and locking arms is not fighting, it is a
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de mises en scène et de représentation. Ceci est le cas à au moins deux points de vue : en
premier lieu, la désobéissance civile fonctionne avant tout comme un phénomène de
dramatisation, ce qu’avait déjà bien vu Martin Luther King, Jr. : « Nonviolent direct action
seeks to create such a crisis and foster such a tension that a community which has constantly
refused to negotiate is forced to confront the issue. It seeks so to dramatize the issue that it can
no longer be ignored. » (King 1991, 291) De façon plus générale, on peut également
comprendre la désobéissance civile comme un phénomène, certes illégal, mais « légitime de
dramatisation des rapports de tension entre le droit positif, les institutions et les procédures
démocratiques courantes d’une part, et de l’autre, l’idée de démocratie en tant
qu’autogouvernement (Selbstregierung), qui ne peut s’épuiser dans le droit en vigueur ni dans
le statu quo institutionnel » (Rödel/Frankenberg/Dubiel 1989, 42).
Deuxièmement, cette pratique va toujours de pair avec des combats symboliques qui vont
porter en premier lieu sur la question de savoir si l’on peut affirmer que de tels combats sont
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Ces combats symboliques ne pourront adéquatement être appréhendés ni dans leur aspect de
dramatisation, ni au regard de la position centrale qu’ils occupent ni même au vu de leur
imbrication avec des pratiques de confrontation réelle (et potentiellement violente) si l’on
réduit la désobéissance civile à une protestation d’ordre purement symbolique et si on la
définit comme fondamentalement non-violente. La désobéissance civile ne peut être conçue
comme une protestation d’ordre symbolique que si elle implique des actes ayant une
dimension de confrontation réelle (comme par exemple des pratiques de blocage ou
d’occupation), dont le déroulement pourra parfois revêtir une certaine violence (en
particulier si l’on considère la destruction de biens privés comme relevant d’actes de
violence) – et de même, la désobéissance civile ne pourra être envisagée comme une
confrontation réelle que si sa dimension irréductiblement symbolique est connue du public.
Dans tous les cas, le fait de reconduire cette pratique politique à une alternative entre
militantisme véritable et symbolique pure conduirait à en manquer toute la complexité.
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channels, and only in relation to representative parties and ministries ». (Tully 2011, 11)
Bien que ces institutions ou canaux n’agissent pas uniquement comme des facteurs de
limitation, leur mode de fonctionnement rend souvent presque impossible ou, du moins,
difficile aux citoyens de thématiser ces limites posées dans un débat, ce qui les conduit à
devoir trouver d’autres moyens pour s’adresser à des institutions et agir sur des procédures
devenues toutes deux elles-mêmes des acteurs de blocage de l’action démocratique.
Les processus de délibération et de décision politiques se trouvent faussés (cf.Young 2001)
du fait de déficits démocratiques structurels presque inévitables dans le cadre des systèmes
politiques existants, ayant par exemple trait aux aspects de représentation, de
participation et de délibération, mais aussi du fait de l’influence que les asymétries de
pouvoir ont eue dans le débat public et aussi par l’action de discours de type hégémonique
et idéologique, ce qui représente le point de départ de la conception radicale
démocratique de la désobéissance civile. Au vu de tels déficits démocratiques structurels
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Arendt, Hannah, « Ziviler Ungehorsam » in ibid., Zur Zeit, Hamburg, 1986, 119-160.
BIBLIOGAPHIE
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Bröckling, Ulrich, « Ziviler Ungehorsam, zahm » in links. Sozialistische Zeitung, 1986,
N° 198, volume sans pagination.
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Luther King, Jr., Martin 1991, A Testament of Hope.The EssentialWritings and Speeches, NewYork.
Lyons, David, « Moral Judgment, Historical Reality, and Civil Disobedience » in Philosophy and Public
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NOTES
* Certaines des parties constituant cet article vont paraître sous le titre « Ziviler Ungehorsam – zwischen
Gewaltfreiheit und Gewalt » in Franziska Martinsen/Oliver Flügel-Martinsen (dir.), Politische Philosophie
der Gewalt, Nomos (en préparation) et également sous le titre « Civil Disobedience as a Practice of Civic
Freedom » in David Owen (dir.), On Global Citizenship. James Tully in Dialogue, Bloomsbury Press (en
préparation).
1. Gandhi (1987, 93) parle de « vicarious civil disobedience » (terme relevant à ses yeux d’une acception
encore vraiment large du concept de conscience).
2. « NIMBY » correspond à « not in my backyard » et doit être distingué de NIABY (« not in anyone’s
backyard ») et de BANANA (« build absolutely nothing anywhere near anything (or anyone)»), qui se
rapprochent du modèle libéral par la généralisation des arguments de justification qu’ils utilisent.
3. Il est sûr que Thoreau, Gandhi et King ont été en prison en partie de leur plein gré -les raisons à cela
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étaient cependant en grande partie d’ordre stratégique et ne relevaient en aucun cas de l’expression d’une
quelconque reconnaissance de légitimité vis-à-vis du système en place et de son droit à punir.
4. On devrait engager à ce stade du développement une discussion plus détaillée à propos des remarques de
Rawls portant sur la justification et sur le rôle de la désobéissance civile, qui peuvent également se
révéler problématiques et faire encore plus clairement ressortir les limites de la perspective libérale. À
la suite de Rawls, les théories libérales ont généralement eu tendance à limiter les raisons susceptibles
de justifier la pratique de la désobéissance civile à la sphère des principes fondamentaux de justice et à
celle des droits individuels. En se focalisant sur la préservation des droits fondamentaux traditionnels,
on risque de perdre de vue aussi bien certaines formes d’inégalités socio-économiques que certains déficits
démocratiques d’ordre procédural et institutionnel, qui nuisent à la participation effective des citoyens
au processus d’auto-législation et qui servent de potentielles raisons pour justifier la pratique de la
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