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Vincent Citot
Vrin | « Le Philosophoire »
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Vincent Citot
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Résumé
Le XVIIIe siècle correspond à une période exceptionnelle dans les histoires
des philosophies européenne, chinoise et japonaise. C’est en effet à cette
époque qu’apparaît une nouvelle classe de libres penseurs renouvelant
puissamment la vie intellectuelle, que la réflexion se tourne vers l’étude de
la nature et de la société en adoptant un état d’esprit positif et, enfin, qu’un
nouveau type de savoir sur l’homme se dessine qui prendra peu après la forme
des « sciences humaines ». Aussi bien en Europe qu’en Chine et au Japon, les
grands penseurs du XVIIIe siècle sont identiquement philosophes et savants.
Or dès les années 1775-1800, le nombre de ces philosophes-savants décline
brusquement tandis que les sciences franchissent un cap décisif dans la voie
de l’autonomisation disciplinaire. Il s’agit de comprendre comment s’est opéré
la séparation science-philosophie et quelles en sont les conséquences pour la
vitalité de la production philosophique.
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nouvelle classe de libres penseurs renouvelant puissamment la vie
intellectuelle, que la réflexion se tourne vers l’étude de la nature et de
la société en adoptant un état d’esprit positif et, enfin, qu’un nouveau
type de savoir sur l’homme se dessine qui prendra peu après la forme
des « sciences humaines ». Aussi bien en Europe qu’en Chine et au
Japon, les grands penseurs du XVIIIe siècle sont identiquement phi-
losophes et savants. Certes, on ne peut appliquer sans précaution les
termes occidentaux de « philosophie » et de « science » à la Chine et
au Japon du XVIIIe siècle. Ces dénominations rétrospectives ne corres-
pondent pas exactement aux pratiques discursives qu’elles voudraient
désigner. Néanmoins, il nous semble qu’on ne déforme pas la réalité
historique en repérant un processus de spécialisation au sein du champ
des productions intellectuelles. S’agissant de la « philosophie », si on
la définit a minima comme une forme d’argumentation théorique et
critique cherchant à repenser à nouveaux frais l’héritage intellectuel
de la tradition, alors il n’y a aucune raison de ne pas désigner comme
« philosophes » les penseurs chinois et japonais du XVIIIe siècle1.
Quant à la « science », si on la définit d’une façon restrictive comme
pure recherche désintéressée du savoir positif, alors il faudra repousser
bien tard son émergence en Orient. Mais il nous semble plus pertinent
1. On peut même faire commencer la philosophie chinoise au VIe siècle av. notre
ère – en tout cas à l’époque des Royaumes Combattants (475-221 ou 403-221). Au Japon,
il serait aventureux de remonter en amont de l’Époque Edo (qui commence en 1603).
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de repérer des évolutions dans les façons de penser et de construire le
savoir – il ne faut donc pas craindre de nommer les spécialités émer-
gentes. Quand ils ne sont pas mathématiciens, physiciens ou médecins,
les grands penseurs du XVIIIe siècle sont à tout le moins précurseurs
du discours savant en histoire, linguistique, philologie, économie, et,
pour certains, en sociologie, psychologie et anthropologie. Les spécia-
lités se précisent, mais, au XVIIIe, elles sont souvent pratiquées par
les mêmes auteurs polymathes, à la fois philosophes et savants. Or
dès la fin du siècle, aussi bien en Europe qu’en Chine et au Japon, le
nombre de ces philosophes-savants décline brusquement tandis que les
sciences franchissent un cap décisif dans la voie de l’autonomisation
disciplinaire. L’équilibre propre au XVIIIe siècle n’est plus. Pourquoi
ce retournement de conjoncture ? Comment se fait-il que nous l’ob-
servions aussi bien en Europe qu’en Chine ou au Japon ? L’histoire
intellectuelle manifesterait-elle des récurrences ? – on n’ose pas dire
des lois. Que nous apprend le comparatisme sur ces revirements de
l’histoire de la philosophie ?
Comme il y a mille manières de pratiquer la comparaison inter-
culturelle en philosophie, il faut dire un mot de la façon dont nous la
mettons en œuvre ici. Il ne s’agit pas de comparer le contenu doctrinal
intrinsèque de systèmes ou de courants de pensée, mais de comparer
des évolutions historiques. Non pas mettre en miroir l’Europe, la Chine
et le Japon comme des entités culturelles figées, ni faire se refléter
l’un dans l’autre tel ou tel représentant de ces cultures, mais chercher
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culture savante aujourd’hui sont la suite du revirement que nous allons
examiner. La façon même dont nous définissons la tâche et les exi-
gences de cette discipline est historiquement marquée par la séparation
science-philosophie qui fait l’objet de notre étude.
Notre hypothèse historiographique est que le rapport que la philo-
sophie entretient avec la culture savante est un critère essentiel pour
comprendre les grandes inflexions de l’histoire de la philosophie. Cela
revient, en simplifiant à l’extrême, à découper cette histoire en trois :
l’époque durant laquelle les philosophes sont indistincts des savants ;
celle de la séparation et de l’autonomisation des sciences ; celle de
la coexistence à distance des réseaux intellectuels philosophiques et
scientifiques. Cette tripartition est trop schématique notamment parce
que les sciences ne s’autonomisent pas toutes à la même époque et
parce que l’histoire intellectuelle est faite de revirements contraignant
l’historien à ajuster ses hypothèses en permanence. Néanmoins,
comme nous allons le voir, ce schéma fournit une grille de lecture
intéressante pour les trois civilisations à considérer. Si nous faisons ici
2. Pour la Chine, voir par exemple Wu Genyu, 2015 ; pour le Japon : Proust, 1997,
p. 229. La pensée russe du XVIIIe siècle est aussi qualifiée, à juste titre, de « Lumières »
– de sorte que nous aurions pu inclure la Russie dans notre étude comparatiste.
3. Il faudrait remonter à l’ère Gupta pour l’Inde (et plus particulièrement du milieu
du IVe siècle au milieu du Ve siècle), aux IXe-Xe siècles pour l’Islam oriental et aux XIe-
XIIe siècles pour l’Islam andalou. Le constat de cette antériorité ne signifie rien d’autre
que ceci : chaque ère culturelle connaît un rythme de développement propre.
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à ses exigences intellectuelles propres.
I – La philosophie européenne
4. Pour une détermination plus précise de la nature et des exigences de la pensée
philosophique, voir notre ouvrage, Puissance et impuissance de la réflexion, Argenteuil,
Le Cercle Herméneutique, 2017, chp. III.
5. L’autonomie dans la trajectoire historique est compatible avec les influences
intellectuelles – elle est à distinguer de l’autarcie.
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unanimement considéré comme un livre précurseur en sociologie, au
même titre que le Traité de la nature humaine et l’Enquête sur l’enten-
dement humain de Hume pour la psychologie, et les Recherches sur la
nature et les causes de la richesse des nations de Smith pour la science
économique. Mais la Théorie des sentiments moraux de Smith a aussi
rapport à la sociologie comme l’Essai sur la règle du goût de Hume ;
de même que Sur l’équilibre du commerce et Sur la concurrence com-
merciale de ce dernier traitent d’économie. L’Essai sur les mœurs et
l’esprit des nations de Voltaire importe pour les futures recherches en
anthropologie comme les Esquisses de l’histoire de l’homme de Lord
Kames et l’Essai sur l’histoire de la société civile de Ferguson. Le Trai-
té des sensations de Condillac intéresse la future psychologie comme
la Lettre sur les aveugles de Diderot. Quant à l’histoire, qui devient au
cours du siècle une authentique science de l’homme (et non plus une
chronique d’événements divers), elle s’enrichit des travaux de Voltaire
6. Les savants travaillent, jusqu’au dernier quart du XVIIIe siècle, dans le cadre de
la « philosophie naturelle » (Schaffer, 1986 ; Schuster et Watchirs, 1990 ; Dear, 2001 ;
Anstey et Schuster, 2002 ; Clavelin, 2004 ; Gaukroger, 2006 ; Grant, 2007, chap. 10 ;
Reeves, 2008 et Dawes, 2011. Dans le même sens, mais plus radicalement encore :
Cunningham, 1988 et 1991 ; Cunningham et Williams, 1993, Harrison, 2006 et 2007).
7. Nombreuses sont les études portant sur l’apport des philosophes des Lumières
aux futures sciences humaines. Parmi elles, on peut citer Gusdorf, 1960, 1971, 1972 et
1973 ; Jones, 1989 ; Olson, 1993 ; Fox, Porter et Wokler, 1995 ; Heilbron, Magnusson et
Wittrock, 1996 ; Waszek, 2003 et 2010, Gautier, 2015.
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du ciel, Géographie physique, etc.). Le grand naturaliste Buffon étant
également philosophe et très liés aux philosophes de son temps (no-
tamment par sa collaboration à l’Encyclopédie), nous pouvons compter
son Histoire naturelle comme un projet intellectuel transdisciplinaire.
En médecine, il faudrait évoquer La Mettrie (Nouveau traité des ma-
ladies vénérienne, Traité de la petite vérole), qui importe aussi pour
ses traductions en français de traités de chimie, et les Éléments de
physiologie de Diderot. Mais les œuvres qui dominent tous ces travaux
et qui concentrent en elles l’esprit du siècle sont les encyclopédies :
l’Universal-Lexicon (Grande et très complète Encyclopédie de tous les
Arts et de toutes les Sciences, 1731-1754, éditée par J. H. Zedler) et
l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers (1751-1772, dirigée par Diderot et d’Alembert). Cette dernière
nous intéresse particulièrement dans la mesure où elle met à contribu-
tion la majorité des grands philosophes français du siècle. Rousseau,
Helvétius et D’Holbach, qui n’ont pas encore été cités, écrivent des
articles. Jaucourt, philosophe trop peu connu, est le plus gros contribu-
teur de cette entreprise. Il rédige des articles d’histoire, de géographie,
de médecine, de biologie et d’astronomie. L’esprit encyclopédique du
siècle remonte au Dictionnaire historique et critique de Bayle (1697)8,
qui peut être intégré à l’époque dont nous traitons tant son attrait pour
les savoirs positifs le rattache aux grands esprits du XVIIIe siècle (sans
même parler de ses dispositions sceptiques et de son rapport critique
à la religion).
La « philosophie des Lumières » ne se réduit pas à son rapport
aux savoirs savants et elle est assurément plus qu’une accoucheuse des
futures sciences humaines. C’est pourtant sous cet aspect que nous
la considérons pour mieux comprendre le tournant des années 1770.
Au cours de cette décennie et des suivantes, le rapport aux sciences
change radicalement. Kant fait figure d’auteur pivot9 : à partir des an-
nées 1770, il cherche moins à enrichir les sciences qu’à les encadrer
en leur assignant des conditions de possibilité et d’intelligibilité. Le
tournant transcendantal ressemble à une tentative philosophique de
reprendre le contrôle de la production savante en envisageant des « a
priori » universels et transhistoriques dans lesquels celle-ci devrait
nécessairement se mouvoir. L’ambition est grandiose, mais l’évolution
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des idées en mathématique, physique, biologie, sociologie, psychologie
et anthropologie manifeste une superbe indifférence à l’égard de ces
travaux philosophiques – et même une transgression systématique
de ce qui avait été posé par Kant comme des « catégories a priori ».
Les successeurs du professeur de Königsberg, tels Fichte, Schelling et
Hegel, ont moins de scrupules que Kant pour penser les rapports de
la philosophie à la science ; ils fondent des « doctrines de la science »
et des « sciences philosophiques » qui ont un rapport de plus en plus
nominal à l’activité proprement scientifique10. L’« Encyclopédie » de
Hegel peut être considérée comme une version spéculative des travaux
encyclopédiques savants du XVIIIe siècle. Dans cette époque où le
romantisme triomphe, les penseurs cherchent des grandes synthèses
et une vue globale du réel (une « philosophie de la Nature ») qui les
éloigne de la division disciplinaire qui est au contraire à l’œuvre en
science. En France, après les bouleversements de la période révolu-
tionnaire, beaucoup veulent retrouver ce qui semble avoir été perdu
et oublié, quelque chose de la pensée religieuse et de la tradition. Si
9. Sur la situation de Kant dans l’histoire de la philosophie (après son tournant
transcendantal en 1770), et donc sur son rapport aux sciences, voir Bréhier, 1930, L. V,
chap. 15 ; Vleeschauwer, 1935, 1939 et 1973 ; Chevalier, 1961, t. 1, chap. 5 ; Belaval,
1973b ; Lebrun, 1976 ; C. Bonnet, « Kant et les limites de la science », in Wagner, 2002 ;
Grapotte, Lequan et Ruffing, 2009a et 2009b.
10. Le mot anglais science prend son sens moderne (c’est-à-dire employable par
opposition à philosophie) à partir de 1833 (Reeves, 2008).
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savants ne sont pas philosophes et, réciproquement, aucun des phi-
losophes de l’époque n’est un savant qui compte dans l’histoire des
sciences. Au moment où les savoirs se démultiplient et se spécialisent,
les philosophes se coupent – sauf exceptions – de l’univers scientifique.
Les réseaux de philosophes et de savants sont désormais séparés, cha-
cun travaillant dans son coin. Il ne semble pas que cette situation nuise
au développement des sciences mais il se pourrait bien qu’elle affecte
la philosophie. En effet, on est en droit de s’interroger sur le destin
d’une philosophie qui, sans renoncer à son ambition de connaître ou de
légiférer sur les savoirs, deviendrait étrangère au champ de la produc-
tion des connaissances. Le risque est que ce « savoir philosophique »
soit un para-savoir, un pseudo-savoir, et que la position de surplomb
du législateur méta-cognitif soit contrainte de réviser périodiquement
les « conditions transcendantales de la connaissance » au fur et à me-
sure que celles-ci se développent effectivement – ce qui ruine de facto
l’entreprise en question. Cette coupure science-philosophie est nette
jusqu’au milieu du XIXe siècle – époque à laquelle nous nous bornons
ici.
II – La philosophie chinoise
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philosophique renaît lentement dans ce contexte où l’orthodoxie né-
oconfucéenne (issue des Song) gouverne l’ensemble des productions
intellectuelles. À partir de 1530, les disciplines du philosophe Wang
Yangming renouvellent la pensée et un certain libéralisme intellectuel
commence à faire contrepoids à l’orthodoxie. Mais c’est surtout à
partir de l’avènement des Qing en 1644 que la philosophie chinoise
entre dans une phase exceptionnelle par la diversité et la richesse de sa
production. Le « XVIIIe siècle chinois », si l’on peut dire, commence
en plein XVIIe siècle. La période 1644-1775 est un âge d’or intellectuel
mais aussi économique, politique et géopolitique – encadré par l’ins-
tabilité des Ming (menaces aux frontières, insurrections intérieures,
crises financières, économiques et commerciales périodiques) et la
dégradation irrémédiable de la fin du XVIIIe siècle puis l’effondrement
devant les puissances occidentales.
Les tendances qui émergent dans la première moitié du XVIIe siècle
deviennent dominantes entre 1644 et 1775 : défiance vis-à-vis de la
philosophie instituée, indépendance d’esprit, revendication de liberté
contre le despotisme étatique, rejet de la mentalité religieuse et intérêt
pour les recherches savantes. Le monde intellectuel, dit E. Balazs,
« rejetait la superstition, la tradition légendaire et les révélations su-
prasensibles […]. Le monde érudit de l’époque s’intéressait vivement
11. Qualificatif non péjoratif ici – ce cycle étant presque aussi brillant que le
précédent.
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despotisme et de l’absolutisme. Il est aussi le premier historien de la
philosophie (chinoise). On atteint un premier sommet avec Gu Yanwu
(1613-1682), père de la philologie scientifique (fondateur de “l’École de
critique textuelle”), phonologiste, historien, géographe ; il s’intéresse à
toutes les sciences de son temps. Il reste philosophe par sa volonté de
restaurer le confucianisme antique (décapé des interprétations cosmo-
logiques). Il critique les spéculations religieuses (bouddhistes, taoïstes,
néotaoïstes), aussi bien que l’absolutisme impérial. On l’a parfois
comparé à Voltaire et au mouvement des Lumières européennes – qui
associe critique politique et fondation des futures sciences humaines15.
Tous ces caractères se retrouvent chez Wang Fuzhi (1619-1692), à un
degré encore supérieur. Son génie, unanimement reconnu, lui vaut
d’être comparé à Montesquieu ou Diderot16. En effet, c’est un grand
penseur de la psychologie des peuples, des mœurs, des mécanismes
sociologiques, de l’évolution des institutions, de l’histoire, etc. Il en
dégage une philosophie de l’histoire, une philosophie politique et une
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intellectuels ne sont pas encore séparés.
À partir de 1700, le patronage bienveillant des savants par les em-
pereurs se transforme progressivement en tutelle puis en inquisition
littéraire. L’esprit libéral de la première génération n’est plus : « La
tolérance et le patronage libéral qui avaient marqué la plus grande par-
tie du règne de Kangxi [empereur de 1662 à 1722] font alors place à la
suspicion et à un contrôle beaucoup plus étroit des milieux lettrés »19.
Nous trouvons néanmoins des philosophes comparables à ceux dont
nous venons de dresser la liste. Il faut d’abord mentionner le pragma-
tique et réaliste Li Gong (1659-1733) – disciple de Yan Yuan, penseur
politique réformateur et partisan du retour à un confucianisme sans
cosmologisme. À la génération suivante, Jiang Yong (1681-1762), un
autre militant de l’École de critique textuelle, est plus savant (en ma-
thématique et astronomie) que philosophe. Dans un esprit proche, le
philologue Hui Dong (1697-1758) s’oppose ouvertement au néoconfu-
cianisme officiel au nom d’une exégèse plus savante de la tradition : il
est l’un des pères fondateurs du kaozhengxue / l’École de la recherche-
de-preuve en philologie. Il est également versé en astronomie. Par
17. Gernet, 2005, est l’ouvrage le plus complet sur Wang Fuzhi . Voir aussi Gernet,
1975-1992 ; et, pour une pondération : Billeter, 2006.
18. Sur cet auteur moins connu que les autres, voir Gernet, 1975-1992, chap. 2.
19. Gernet, 1981, p. 472. Soixante-dix lettrés hostiles aux Mandchous avaient été
exécutés en 1663, mais cette purge fut sans suite au XVIIe siècle.
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rare chez les philologues, il est aussi l’auteur d’une œuvre philoso-
phique complète, sans conteste la plus importante du XVIIIe siècle. Il y
repense à nouveaux frais les rapports du Li (le principe d’ordre du réel)
et du Qi (la matière-énergie), faisant de celui-là un principe immanent
à celui-ci, c’est-à-dire à la nature. Formé à l’astronomie et aux mathé-
matiques, il écrit aussi sur la phonétique historique, les mathématiques
et l’histoire des mathématiques. Tous ses travaux sont marqués par un
souci d’exactitude et d’objectivité, ou bien, s’agissant de philosophie,
par un effort de ressourcement à la tradition antique dans sa vérité
originelle. Cet attachement à la tradition le fait d’ailleurs se méprendre
sur l’origine et la valeur des sciences occidentales.
La critique philosophique et philologique du cosmologisme Song
durant toute la seconde moitié du XVIIe siècle permet l’autonomisation
progressive de la recherche savante. La métaphysique est désormais
un obstacle à la recherche : on ne peut plus travailler correctement
en astronomie, en géographie, en histoire ou en philologie tout en
faisant allégeance à la doxa officielle des lettrés. Ainsi s’amorce « la
libération des sciences de la métaphysique »22 : celles-ci deviennent
des recherches spécialisées en marge – mais toujours à l’intérieur – de
la culture lettrée. « Les lettrés du début et du milieu des Qing libérèrent
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européenne comme Mei Wending, Dai Zhen, Wang Mingsheng et
Qian Daxin26. Mais au XIXe et au XXe s., l’autonomie idéologique, pro-
fessionnelle et institutionnelle des savants s’approfondit à mesure que
les contacts avec l’Occident se multiplient et du fait de l’importation
du modèle universitaire européen. D’une façon générale, la science
européenne tend à remplacer la science chinoise traditionnelle (sauf en
médecine) et on abandonne l’idée (inventée par Mei Wending) d’une
origine chinoise de la science européenne27. La rupture de la science
avec la culture lettrée signifie identiquement le délaissement de la tra-
dition chinoise et l’ouverture à l’Europe. L’attitude des savants chinois
vis-à-vis des missionnaires jésuites puis protestants (puis des universi-
taires japonais et américains) est significative à cet égard : une grande
partie de leurs efforts est dévolue à l’assimilation du savoir occidental.
Ce n’est pas “trahir les ancêtres” : c’est simplement poursuivre la
voie qui a été engagée par les philosophes et philologues des années
1644-1700. La Chine n’a pas été submergée passivement par la science
européenne : elle s’y est intéressée activement parce qu’elle avait elle-
même engagé un processus de progrès. Elle s’est donné les moyens de
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le récit des hésitations qui ont fait pencher les auteurs tantôt d’un côté,
tantôt de l’autre. La plupart de ceux-ci tâchent toutefois de conserver le
meilleur de la tradition chinoise avec le meilleur de la modernité telle
qu’ils la comprennent.
La période à laquelle nous nous limitons ici est d’abord marquée
par le redoublement de l’inquisition littéraire du pouvoir impérial (dans
les années 1774-1789, 2300 livres “tendancieux” sont détruits). L’ordre
jésuite est interdit en 1773, de nombreuses écoles privées doivent
fermer et l’État impose un ordre moral traditionnaliste. Réprimés ou
démoralisés, les philosophes sont moins nombreux : la production in-
tellectuelle chute drastiquement. On trouve encore de grands érudits
comme Ruan Yuan (1764-1849), lequel édite des Classiques, patronne
les mathématiciens de son temps et écrit des remarquables Notices
[biographiques] sur les mathématiciens et astronomes. Mais l’esprit
n’est plus celui du XVIIIe siècle – Ruan Yuan est un traditionnaliste
résolu. L’École des Textes nouveaux (inspirée du cosmologisme de
Dong Zhongshu) accroît son influence. Fang Dongshu (1772-1851),
autre auteur d’importance, critique Dai Zhen et toute la tendance ré-
aliste qu’il représente. Jusqu’aux travaux de Yan Fu (1853-1921) à la
fin du siècle, nous ne pouvons citer aucun autre nom d’importance.
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mercial et urbain semble indiquer que le Japon s’engage dans une nou-
velle phase de son histoire. De grands centres régionaux (commerciaux
et politiques) émergent et se font concurrence. Comme au temps des
« Royaumes Combattants » en Chine, cette période des « Provinces en
guerre » (~1477~1573) est favorable à la mobilité sociale et au renouvel-
lement des idées. Les échanges avec la Chine et la Corée se renforcent
et cette ouverture se traduit, sur le plan intellectuel, par l’arrivée au
Japon de la pensée néoconfucéenne. Dans un milieu culturel dominé
par le bouddhisme religieux, la rationalité néoconfucéenne insuffle un
esprit séculier qui impulsera à son tour un type nouveau de réflexion30.
Quand les missionnaires jésuites portugais introduisent le christia-
nisme à partir de 1549, le brassage des idées est tel que les conditions
d’émergence d’une pensée de type philosophique sont réunies. Le
christianisme se répand si rapidement que le pouvoir shôgunal interdit
les missions chrétiennes en 1587, de crainte qu’une politique colonisa-
trice ne fasse suite à celle d’évangélisation. La concurrence entre sectes
religieuses est, au Japon comme ailleurs, le prélude à la confrontation
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tendance générale est certes relativisée par de nombreuses exceptions
et si le néoconfucianisme est critiqué, amendé et réformé, il continue
d’inspirer la plupart des hommes du XVIIIe siècle.
Le premier des grands confucéens japonais, Arai Hakuseki (1657-
1725), illustre en tout point l’esprit du temps et occupe une position
au centre de la vie intellectuelle et politique. Philosophe, historien,
philologue, sinologue, mais aussi auteur de travaux qui intéressent la
géographie, l’économie, l’ethnologie et l’art militaire, ce polygraphe
est aussi un grand homme d’État conseiller du shôgun. Conservateur
sur le plan politique comme nombre d’intellectuels issus de la classe
des guerriers, il est éminemment progressiste sur le plan intellectuel :
« Avec Arai Hakuseki, le confucianisme ouvre la voie à ce qu’on appelle
aujourd’hui les sciences humaines »33. C’est manifeste d’abord dans
ses œuvres d’historien, qui brillent par leur érudition, leur réalisme,
leur respect des faits, leur recherche d’une causalité authentique34. Ses
études de socio-linguistique et de linguistique comparées sont tout à
fait novatrices, comme son traité sur la géographie mondiale, le Sairan
igen (1709), ou encore ses Renseignements sur l’Occident (Seiyô kibun,
1715). Ses études sur les peuples Ainus (Ezoshi, 1720) et ceux d’Oki-
nawa (Nantôshi, 1719) en font un précurseur de l’ethnologie. Mais il
est avant tout un philosophe qui utilise les catégories néoconfucéennes
pour expliquer l’Univers, la vie et l’homme d’une façon originale (dans
Kishiron / Des Démons et des dieux).
Après lui, Ogyû Sorai (1666-1728) – le plus célèbre penseur du
XVIIIe siècle – rompt totalement avec le néoconfucianisme pour re-
trouver « la Voie des anciens Sages » – c’est-à-dire le confucianisme
originel et, à ses yeux, authentique. Pour ce faire, il met en œuvre
des techniques d’analyse philologiques révolutionnaires qui suscitent
l’admiration au-delà des cercles confucéens (par exemple de Motoori
Norinaga). Le Kogaku (l’étude du confucianisme antique) atteint
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son apogée avec Sorai. Conséquence de son rejet du cosmologisme
néoconfucéen : la séparation stricte de l’ordre naturel et de l’ordre
humain, contre toutes les spéculations sur les correspondances mi-
cro-macro-cosmiques. Non seulement les lois des hommes sont des
inventions humaines, mais les lois politiques en particulier sont dis-
tinctes des lois morales. Cela lui valut d’être comparé à Machiavel35.
En dépit de ses innovations et de ses audaces, ce grand penseur ne
représente pas tout à fait l’esprit de son siècle, car son travail aboutit
finalement à vénérer « la Voie des Anciens » et à rétablir un esprit
religieux dont ses contemporains tentaient au contraire de s’affranchir.
Les Saints confucéens sont élevés par lui « au rang d’absolus religieux
[…] le Ciel était devenu, chez Sorai, l’objet d’une foi en un Au-delà »36.
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archiviste et libraire auprès du shôgun. Aoki Kon’yô est encore connu
pour ses œuvres d’agronomie et d’économie : Banshokô (De la culture
de la pomme de terre – 1735), Soro zatsudan (étude sur la production,
l’économie, la finance et l’administration de l’agriculture) et Oranda
kaheikô (Notes sur la monnaie hollandaise – 1745). Nous n’ajoutons
pas à cette liste Andô Shôeki (1703-1762) car il ne coïncide avec l’esprit
du temps que par une remarquable indépendance d’esprit – aussi bien
vis-à-vis du gouvernement que des traditions confucéennes, boudd-
histes et shintoïstes. En effet, il met cet esprit critique au service d’un
projet anti-intellectualiste de retour à la nature, à la vie agricole, à un
monde sans livre, ni commerce, ni science – il passe pour le Rousseau
du Japon41.
Les auteurs les plus remarquables de la période sont Tominaga Na-
kamoto (1715-1746) et Miura Baien (1723-1789). Le premier se distingue
par son indépendance d’esprit : il est l’un des grands représentants de
la libre-pensée au Japon, critiquant toutes les religions (bouddhisme,
confucianisme, shintoïsme), les métaphysiques, les traditions et les
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titions et préjugés. Il refuse expressément de s’affilier à une tradition
ou à une école de pensée,48 et lutte toute sa vie contre les systèmes qui
ne trouvent que ce qu’ils présupposent a priori49. Cela ne l’empêche
pas d’élaborer une ambitieuse philosophie de la nature inspirée du
néoconfucianisme, qu’il recompose à sa façon dans un sens moniste
et matérialiste50. Il fait d’ailleurs bien la différence entre la philoso-
phie (qui théorise la nature intime des choses) et la science (celle qui
42. « Plus que tout autre penseur de l’époque Edo, il remit en question la pensée
traditionnelle » (Katô Shûichi, 1974-1979, t. 2, p. 156).
43. Katô Shûichi, 1967, p. 179 et 191 ; Proust, 1997, p. 232.
44. Il surpasse celui-ci, comme le montre Oshima Hitoshi (Oshima Hitoshi, 1989,
p. 61).
45. Katô Shûichi, 1967, p. 178.
46. Katô Shûichi, 1967, p. 186. « On pourrait définir la pensée de Tominaga
Nakamoto comme un relativisme historiciste […] il ne pense pas comme Arai Hakuseki
que l’histoire est une manifestation de la Loi du Ciel ; il considère plutôt qu’elle est une
accumulation de faits déterminés par le temps et le lieu. L’historicisme de Tominaga
Nakamoto est beaucoup plus relativiste que celui d’Arai Hakuseki ; et si l’on considère
qu’Arai Hakuseki a critiqué les mythes grâce à sa vision historique, Tominaga
Nakamoto, lui, a englobé dans sa critique, outre les mythes, toutes les métaphysiques »
(Oshima Hitoshi, 1989, p. 61).
47. Katô Shûichi, 1967, p. 185.
48. Piovesana, 1965, p. 398 ; Proust, 1997, p. 233.
49. Piovesana, 1965, p. 402.
50. En outre, sur la question de la vie après la mort, il se déclare agnostique
(Piovesana, 1965, p. 408).
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contrôler la production intellectuelle par la censure et tente d’imposer
l’orthodoxie néoconfucéenne. De 1782 à 1788, des grandes famines
provoquent des émeutes sans précédent, et la situation économique se
détériore. À cela s’ajoute une menace géopolitique croissante à par-
tir de la fin du siècle : les Russes commencent à faire pression pour
imposer au Japon des relations commerciales. S’agissant de l’histoire
intellectuelle, le dernier quart du XVIIIe siècle est marqué par la
prise de conscience de la supériorité de la science occidentale sur la
science chinoise classique et par la diffusion tous azimuts de la culture
scientifique. La philosophie ne pourra bientôt plus être à l’avant-garde
de l’innovation intellectuelle – du moins, pas de la façon qui a été la
sienne jusqu’à présent – et déjà elle semble ne plus briller que grâce à
quelques individualités isolées.
L’école Kaitokudô est le centre de formation et le repère des esprits
libres. Nakai Chikuzan (1730-1804), qui en est un personnage central,
est plus un lettré confucéen qu’un philosophe. Il mérite néanmoins
d’être mentionné pour ses réflexions sur l’éducation, sur l’égalité d’ac-
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« matérialisme »57. Ayant étudié l’astronomie auprès d’Asada Gôryû
et Asada Kôritsu, et rencontré Ôtsuki Gentaku, on peut dire qu’il
est en contact étroit avec les plus grands savants de l’époque58. Il en
retient un vif intérêt pour les sciences occidentales, dont il se fait le
fervent avocat. Ses Rêveries (Yume no shiro – 1802-1820) contiennent
par exemple une défense de l’héliocentrisme. Il s’agit d’une œuvre à
la fois savante et philosophique, « un mélange de philosophie, d’éco-
nomie politique, de géographie culturelle et d’astronomie »59. Ainsi,
« il explora plus complètement que d’autres – qui étaient de simples
traducteurs – certaines implications de l’union de la métaphysique né-
55. « C’est dans son œuvre qu’on trouve le rejet le plus rigoureusement argumenté
de toutes les superstitions et de toutes les supputations métaphysiques infondées,
et l’exposé le plus conséquent de l’agnosticisme vis-à-vis des dieux et des esprits »
(Ansart, 2014, p. 146).
56. Katô Shûichi, 1967, p. 192.
57. Katô Shûichi, 1967, p. 192. Il « élabore un matérialisme athée » (Lavelle, 1997,
p. 70) et a une « attitude matérialiste à l’égard du monde » (Katô Shûichi, 1974-1979,
t. 2, p. 192).
58. Du coup, ses écrits « embrass[aient] pratiquement tout ce qui avait été appris
par les intellectuels japonais de la fin du XVIIIe siècle » (Katô Shûichi, 1974-1979, t. 2,
p. 209).
59. A. Craig, « Science and Confucianism in Tokugawa Japan », in Jansen, 1965,
p. 135.
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de liberté, d’égalité, de la vie privée et de l’intimité et d’un droit à ces
choses, ainsi que les idées de risque, d’échec, de responsabilité et de
volonté individuelle »62. Son « éloge de la compétition » qui « culmine
dans l’affirmation de la responsabilité et de la volonté individuelles »
lui fait concevoir « un système économique et social qui implique la
disparition de facto de la classe des guerriers » – ces parasites pares-
seux63. Il faut donc « supprimer ces improductifs que sont les prêtres
et les lettrés, et instaurer un Etat régi par la loi »64. Il a une vision
utilitariste des rapports humains et contractualiste du lien social, ou
peu s’en faut65. Pour autant, le cadre politique de ce système devrait
rester autoritaire : il veut « un despotisme éclairé, pour le peuple, sans
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par les grandes famines des années 1780, auxquelles il cherche une
solution qui rappelle celle de Malthus72. Mais Honda Toshiaki est avant
tout un mathématicien calendériste et un érudit Rangaku, également
spécialiste des techniques de navigations, explorateur et géographe (il
étudie spécialement l’île d’Hokkaidô). Il est l’un des derniers penseurs
d’une telle polyvalence.
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a-philosophique – elle prend son envol à mesure qu’elle se libère du
carcan néoconfucéen75. Il serait fastidieux de dresser la liste des sa-
vants de la fin du XVIIIe siècle et du début du siècle suivant tant ils sont
nombreux, dans toutes les disciplines. La production philosophique est
quant à elle moins créative, plus homogène et tend à se routiniser du
début du XIXe siècle jusqu’aux années 1860. Son mot d’ordre semble
être de faire retour aux traditions religieuses du passé. Les auteurs
n’inventent plus de visions-du-monde et se contentent le plus souvent
de puiser dans celles que le passé a produites – en l’occurrence le né-
oconfucianisme et le shintoïsme. Ainsi, chacun s’affilie à une tradition
et pense dans le cadre d’une “école”76 intellectuelle. Parmi ces diverses
tendances, celles qui ont le plus de succès sont aussi les plus proches
de la religiosité, comme l’école néoconfucéenne de Wang Yangming
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(depuis le milieu du XVIIe siècle pour la Chine) une période de créa-
tivité exceptionnelle qui se caractérise par une défiance vis-à-vis des
traditions instituées (notamment religieuses), un esprit critique exacer-
bé et un attrait pour les savoirs positifs. Les philosophes contribuent
alors activement à la vie savante et participent à l’émergence de ce qui
sera ensuite identifié comme les diverses « sciences humaines ». On
peut dire que, dans cette époque faste, ils sont à l’avant-garde de la
production des savoirs. Accroître les connaissances n’est pas la seule
vocation ni la seule ambition de la philosophie, mais on peut convenir
qu’il s’agit là de l’une de ses dimensions fondamentales – manifeste en
Europe, en Chine et au Japon jusqu’au XVIIIe siècle. Or à partir des
années 1775-1800, il semble que, dans ces trois aires culturelles, les
philosophes reconsidèrent totalement leur rapport au savoir. Comme
si la puissance et la fécondité des recherches scientifiques désormais
autonomisées et spécialisées les incitait, dans une logique de rivalité
disciplinaire, à faire un pas de côté (pour devenir législateurs non
savants du monde savant) ou un pas “en arrière” (vers les traditions
religieuses). Alors que les réseaux philosophiques ont toujours été soit
la matrice nourricière des sciences, soit les alliés de ces dernières, ils
semblent désormais se poser comme des concurrents. Cette forme
77. « À partir de 1970 […] l’influence de Wang Yangming et de ses interprétations
activistes se renforça » (Lavelle, 1997, p. 75). Son principal représentant est Ôshio
Heihachirô (1793-1837).
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celle qui ferait cet effort.
Le comparatisme en tant que tel ne nous permet pas de conclure
quoi que ce soit de définitif, ni sur le plan historique ni sur le plan
philosophique. D’autant que nous avons abandonné les histoires des
philosophies européennes, chinoise et japonaise en plein milieu du
XIXe siècle. Mais il fournit tout de même de précieuses indications sur
les tendances de fond de l’histoire intellectuelle. Et cela d’autant plus
que les inflexions repérées en Europe, en Chine et au Japon sont indé-
pendantes les unes des autres. Il n’y a pas lieu de chercher une causalité
commune transcendante. Ni de causalité latérale : quoique l’Occident
ait fortement influencé les pensées chinoise et japonaise, les évolutions
de celles-ci sont intrinsèques – en tout cas à l’époque qui nous oc-
cupe. La Chine et le Japon s’ouvrent aux savoirs européens parce que
l’ouverture intellectuelle est caractéristique de leur XVIIIe siècle, de
leurs « Lumières ». Les philosophies chinoise et japonaise n’ont pas, à
l’origine (ni même par la suite), été « occidentalisées » passivement. Au
XVIIIe siècle, elles ne sont pas occidentalisées du tout : elles se nour-
rissent en partie des apports occidentaux pour enrichir et renouveler
une tradition intellectuelle séculaire. Si les philosophies chinoise et
japonaise étaient les extensions d’une philosophie européenne mon-
dialisée, le comparatisme perdrait un peu de son intérêt – mais, répé-
tons-le, nous sommes loin de ce cas de figure. L’indépendance relative
des histoires de la philosophie fait la valeur des comparaisons.
Bibliographie
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