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PROUDHON ET LE PIÈGE MALTHUSIEN

Yves Charbit

Presses Universitaires de France | « Cahiers internationaux de sociologie »

2004/1 n° 116 | pages 5 à 33


ISSN 0008-0276
ISBN 9782130544166
Article disponible en ligne à l'adresse :
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PROUDHON ET LE PIÈGE MALTHUSIEN
par Yves CHARBIT*

Proudhon et le piège malthusien

Yves Charbit

RÉSUMÉ

Polémiste, philosophe, économiste, Proudhon a tenté de réfuter Malthus sur la base


de critiques relevant de la démographie, de la théorie économique, de la critique sociale et
de la philosophie morale. Trois thèmes articulent économie et population, tant au niveau
théorique que pratique : le droit au travail, l’émigration et la colonisation,
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l’industrialisation et le libre-échange. Sur le double registre de la critique sociale et de la
philosophie morale, Proudhon relie la question de la population à des thèmes tels que la
division du travail, le machinisme, la concurrence. Sur tous ces points, l’hostilité à Mal-
thus est constante, cependant le modèle sociodémographique qu’il élabore est finalement
très proche de la doctrine malthusienne. Si Proudhon ne parvient pas à proposer une
théorie et une doctrine de population cohérentes avec son idéologie, c’est donc bien en rai-
son de son incapacité à dépasser ses propres contradictions internes, du fait d’une dialec-
tique mal maîtrisée. L’article se termine par un bref parallèle avec Marx, qui, au con-
traire de Proudhon, a su échapper au piège malthusien.
Mots clés : Doctrine, Population, Malthus, Idéologie, Socialisme.

SUMMARY

Proudhon, as a polemist, a philosopher and an economist, attempted to refute Mal-


thus, using demographic, economic, social and moral philosophical arguments. Economy
is related to population through three themes, namely the right to work, emigration and
colonization, industrialization and free trade. At the level of social criticism and moral
philosophy, Proudhon also relates the population question to machines, the division of
labour and to free competition. Although his hostility to Malthus is constant, his sociode-
mographic model is finally very close to the Malthusian doctrine. Thus, if Proudhon fails
to put forward a theory and a doctrine of population coherent with his own ideology, it is
because of his own contradictions, themselves caused by the shortcomings of his dialectics.
The paper concludes on a brief comparison with Marx who, contrary to Proudhon, suc-
ceeds to avoid the Malthusian trap.
Key words : Doctrine, Population, Malthus, Ideology, Socialism.

L’auteur remercie Alain Alcouffe, Pierre Ansart et Véronique Petit pour leurs
commentaires sur une version antérieure de ce texte.
Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. CXVI [5-34], 2004
6 Yves Charbit

Tout au long du XIXe siècle, les deux progressions de l’Essai sur le


principe de population de Malthus (progression géométrique de la popu-
lation et progression arithmétique des subsistances) ont constitué un
piège redoutable pour les idéologies généreuses issues de la Révolu-
tion française : la pression de la population sur les subsistances agissant
comme un étau qui se resserre dès que la croissance démographique
est trop rapide, toute tentative de redistribution de la richesse dans un
sens moins inégalitaire se trouve anéantie. Tel est le sens de l’allégorie
du banquet qui figure dans la deuxième édition de 1803 et que Mal-
thus supprima ensuite, en raison de son caractère inhumain : « Un
homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut pas
le nourrir, ou si la société ne peut pas utiliser son travail, n’a pas le
moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il
est réellement de trop sur terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a
point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller et
elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. »1
L’allégorie du banquet n’a pas échappé à Pierre Joseph Prou-
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dhon (1809-1865), qui écrit au moment où la doctrine et la théorie
malthusiennes sont incontestées2. Le 10 août 1848, dans un pam-
phlet qui fit grand bruit, Les Malthusiens, il s’écrit : « Ce sont 2 mil-
lions, 4 millions d’hommes qui périront de misère et de faim, si l’on
ne trouve pas le moyen de les faire travailler. C’est un grand mal-
heur assurément, vous disent les Malthusiens, mais qu’y faire ? Il
vaut mieux que 4 millions d’hommes périssent que de compro-
mettre le privilège : ce n’est pas la faute du capital, si le travail
chôme : au banquet du crédit, il n’y a pas de place pour tout le
monde. »3 Comme bien d’autres, radicaux anglais (William God-
win, Thomas Paine, William Cobbett, Robert Southey) ou utopis-
tes et socialistes français (Charles Fourier, Pierre Leroux, Sismondi),
Proudhon a tenté, en vain, de réfuter Malthus. Cet article analyse
les causes de cet échec, car le cas de Proudhon est particulièrement
intéressant. À la différence des autres contradicteurs français de Mal-
thus, il fait référence à Malthus et à la question de la population tout

1. Telle est la traduction résumée, donnée par Joseph Garnier dans l’édition
Guillaumin de l’Essai. C’est celle que Proudhon, comme sans doute la plupart de ses
contemporains, a pu lire. Voir sur ce point Jacqueline Hecht, Les traductions de
l’Essai en français, in Malthus hier et aujourd’hui, p. 85, n. 45. L’allégorie est intégra-
lement citée par Proudhon dans Système des contradictions économiques, I, p. 83.
2. Nous avons utilisé l’édition des Œuvres complètes de Pierre Joseph Proudhon,
dite édition Marcel Rivière, auxquelles il faut ajouter les trois volumes des Carnets,
chez le même éditeur. Jean Fréville, dans L’épouvantail malthusien, Paris, 1956,
consacre une étude à Proudhon (chap. IV), p. 222-229. Voir aussi Joseph J. Spen-
gler, French population theory since 1800, The Journal of Political Economy, XLIV,
no 6, décembre 1936, p. 751-753.
3. Les Malthusiens, p. 4.
Proudhon et le piège malthusien 7

au long de son œuvre : sa propre théorie est exposée dans le cha-


pitre XIII du Système des contradictions économiques (1846), mais
d’importants éléments de son système, aussi bien doctrinaux que
théoriques, peuvent être glanés dans son célèbre opuscule Qu’est-ce
que la propriété ? (1840), les Carnets (1843-1850), Les Malthusiens
(1848), De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1858), La guerre
et la paix (1861) et enfin dans son ouvrage posthume, resté ina-
chevé, De la Capacité politique des classes ouvrières (1865). Si l’on dis-
pose donc de matériaux suffisants pour analyser, à travers le cas de
Proudhon, la difficulté des contradicteurs de Malthus à échapper à
la problématique de l’Essai, une difficulté surgit immédiatement.
Comme l’ont noté plusieurs commentateurs et spécialistes,
même les plus bienveillants1, son œuvre échappe à toute grille
d’analyse serrée, et cerner sa pensée est difficile en raison de la diver-
sité des niveaux où il se situe. C’est d’abord un polémiste redoutable
qui s’en prend à tous ses contemporains, à qui il reproche en général
leur esprit de système : les socialistes et les révolutionnaires, les Éco-
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nomistes libéraux, les journaux rivaux de ceux qu’il anime2, le pou-
voir enfin. D’autre part, Proudhon est fasciné par la statistique et par
l’économie politique. Comme pour les économistes classiques, qu’il
a lus et qu’il commente parfois longuement, la population, et plus
précisément l’ « équilibre de population », est pour lui avant tout une
des catégories de l’économie politique. Qu’il accepte d’emblée cette
vision statique explique en partie son incapacité à sortir du schéma
malthusien, mais, nous le verrons, c’est tout un ensemble de facteurs
qui doivent être pris en compte. Avec son autosatisfaction habituelle,
il écrit : « Je reprends la science au point où l’a laissée J.-B. Say.
– Rien d’important, de scientifique n’a été fait par ses continua-
teurs. »3 Et lorsqu’en décembre 1847 on lui propose de prendre la
rédaction d’un futur Journal de la navigation intérieure, en raison de son
expérience de la gestion d’une société de navigation fluviale, il note
dans ses Carnets : « Ce serait ma spécialité pratique comme
l’économie politique ma spécialité savante »4, étant entendu que
1. Michel Augé-Laribé et Édouard Droz par exemple : « Un écrit de Prou-
dhon défie l’analyse. » Michel Augé-Laribé, Introduction à De la célébration du
dimanche (il s’agit du mémoire qui lui valut en 1839 un Prix de l’Académie de
Besançon), p. 30.
2. Successivement : Le Peuple, Le Représentant du Peuple, enfin La Voix du
Peuple. Sur les relations avec les économistes libéraux, voir Sainte-Beuve,
P. J. Proudhon, sa vie et sa correspondance, Paris, 1872, p. 236. Voir aussi l’Introduc-
tion de Roger Picard à Système des contradictions économiques, p. 9-12.
3. Carnets, VIII, p. 100. Sur son admiration pour Adam Smith, Création de
l’ordre dans l’humanité, p. 292-301.
4. Carnets, VI, p. 173. Il y voit un « écho au Peuple », idéal pour la propaga-
tion de ses idées, qui le « poserait de plain-pied parmi l’aristocratie bourgeoise, et en
face du pouvoir ».
8 Yves Charbit

pour lui l’économie politique est la réalité, le contenu de la philo-


sophie. Plus encore : on ne peut « rien entendre à l’économie poli-
tique si l’on ne sait ou si l’on n’a deviné le progrès philosophique »1.
Car Proudhon se veut avant tout philosophe. Ainsi, lorsqu’en 1843 il
publie La création de l’ordre dans l’humanité ou principes d’économie poli-
tique, il en « attend le classement définitif parmi les penseurs »2. Espé-
rance comblée : le livre suscite en 1845 du socialiste allemand Karl
Grün le compliment que Proudhon était le Feuerbach français, tan-
dis que le socialiste russe Alexandre Herzen le crédite la même année
du grand mérite d’avoir fondé l’action sociale sur une pensée spécu-
lative, sur une philosophie3.
Polémiste, philosophe, économiste, ses textes se caractérisent par
de fréquents changements de niveau : il passe des observations empi-
riques à des fragments d’analyse, fondés sur ce qu’il a retenu de
l’économie politique classique, à des arguments de philosophie
sociale ou enfin à des considérations purement morales. S’il est indis-
pensable de prendre simultanément en compte le côté protéiforme de
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la pensée de Proudhon, force est de constater, et tel est le propos de
cet article, que sa réfutation de Malthus à partir d’une critique sociale
radicale échoue en raison d’une morale étriquée, qui le conduit à de
surprenantes propositions doctrinales en matière de population. Pour
la commodité de l’exposé, nous commencerons par la critique démo-
graphique, Proudhon ayant souvent discuté les deux progressions. La
question de la croissance de la production conduit ensuite logique-
ment au registre de l’analyse et de la théorie économiques.
L’économie politique débouche enfin sur la critique sociale et à la
philosophie morale. Nous conclurons par un bref parallèle avec Marx,
qui, au contraire de Proudhon, a su échapper au piège malthusien.

LES DEUX PROGRESSIONS

La reproduction de la population
Comme bien d’autres, Proudhon part des deux progressions de
l’Essai sur le principe de population. Mais au lieu de s’interroger,

1. Carnets, VIII, p. 19. Et aussi : « Impossible de résoudre un seul de ses pro-


blèmes si l’on n’est pas convaincu que la même solution touche aux problèmes
sacrés de l’existence de Dieu, et de l’immortalité de l’âme. »
2. Cité par Armand Cuvillier, Introduction à De la création de l’ordre dans
l’humanité, p. 8 et 26-27. Voir par exemple Jules L. Puech, Introduction à Philosophie
du progrès, p. 16-20, et A. Cuvillier, Introduction à De la création de l’ordre dans
l’humanité, p. 19-21. Scherer, Georges Sorel, Daniel Halévy furent très sévères sur
Proudhon ; Renouvier, Célestin Bouglé, Fouillée, Sainte-Beuve bien plus positifs.
3. A. Cuvillier, Introduction à De la création de l’ordre dans l’humanité, p. 28-31.
Proudhon et le piège malthusien 9

comme certains des critiques de Malthus, sur la faiblesse de cette


construction qui repose sur l’unique exemple américain, où le
principe de population a pu être réellement observé, il affirme que
« Malthus, s’appuyant sur une masse de documents authentiques, a
prouvé en premier lieu que la population, si elle ne rencontrait
aucun obstacle, tel par exemple que le manque de subsistances,
pourrait facilement doubler tous les vingt-cinq ans »1. Il lui
reproche cependant d’avoir justifié la possibilité pour la population
de s’accroître selon une progression géométrique par le fait que les
États-Unis étaient un pays vierge : « Le pays était né pour les Iro-
quois et les Hurons, qui, avant la découverte, allaient déjà, ainsi
que nous faisons aujourd’hui, plus vite en progéniture qu’en nour-
riture, et qui, simples chasseurs, étaient depuis longtemps miséra-
bles. »2 En réalité croyant critiquer Malthus, il reprend précisément
son argument, car ce dernier n’a en effet jamais nié que les res-
sources de la terre étaient moins abondantes pour un peuple vivant
de la chasse que dans une société agricole. Par ailleurs, on ne
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trouve chez Proudhon aucun examen des autres exemples de
populations invoqués par Malthus dans l’Essai (Antiquité, Orient,
Europe contemporaine, etc.). La critique à partir de l’histoire des
populations est donc pratiquement inexistante. Il utilise une autre
méthode, strictement démographique, fondée sur des hypothèses
de nuptialité, de fécondité et de mortalité. Selon lui, le double-
ment, sous ces hypothèses, n’aurait lieu qu’en trois siècles3. Alfred
Sauvy, qui a refait le calcul avec la même hypothèse de base que
Proudhon, a montré que cette population, loin de se reproduire
lentement, est au contraire en voie d’extinction rapide, Proudhon
ayant fait des erreurs sur la mortalité des diverses générations qui
contribuent au renouvellement4.
Les critiques démographiques adressées par Proudhon à l’Essai
sont donc décevantes. Mais qu’en est-il de son ambition centrale,
la mise en évidence des « contradictions économiques » ? L’une
des plus frappantes est l’accroissement de la richesse nationale
en face de la misère des classes laborieuses : le travail « augmente »
et s’intensifie, la production s’accroît, mais le paupérisme est
de plus en plus grand. Les rapports que Proudhon établit entre
population et production fournissent-ils des arguments contre
Malthus ?

1. Contradictions économiques, II, p. 316.


2. Ibid., II, p. 334.
3. Ibid., II, p. 384.
4. Population, avril-juin 1959, p. 356-358.
10 Yves Charbit

Croissance géométrique de la production ?


Dans son analyse des rapports entre population et production,
Proudhon subit nettement l’influence des économistes classiques, et
plus particulièrement d’Adam Smith : tout le raisonnement est bâti
sur la croyance dans les vertus de la division du travail et de la
concurrence. Il s’efforce de démontrer que la richesse croît comme
le carré du nombre des travailleurs1. Grâce à la concurrence, écrit-il,
la production des richesses prend le devant sur la création des hom-
mes, ce qui fait du rapport établi par Malthus, entre population et
subsistances, un « contresens économique »2. En effet, « deux hom-
mes isolés, sans instruments, rendent une valeur égale à 2. Que ces
deux misérables changent de régime et unissent leurs efforts ; par la
division, par la mécanique qui en résulte et par l’émulation qui vient
à la suite, leur produit ne sera plus comme 2, il sera comme 4,
puisque chacun ne produit plus pour lui seul, mais pour son compa-
gnon »3. Et il déroule la progression : dans un deuxième temps, si
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l’on double le nombre des travailleurs, ils produiront 16 ; dans un
troisième temps, le rapport sera de 8 à 64. On obtient donc les deux
progressions : 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64 et 1, 4, 16, 64, 256, 1 024, 4 0964.
Le raisonnement est évidemment faux, mais nous verrons plus
loin comment il s’insère dans le système proudhonien. Arrê-
tons-nous un instant sur l’enjeu de la réfutation de Malthus : il n’y a
aucune raison pour que la production physique de chaque travail-
leur soit doublée quand il joint ses efforts à ceux d’un autre produc-
teur, les rendements n’étant pas constamment croissants ; de plus
l’effet favorable de la division du travail dépend aussi des deux
autres facteurs nécessaires à la production, les matières premières et
le capital. On peut certes lire cet argument à un tout autre niveau :
à long terme Proudhon a raison, car il est incontestable que la pro-
ductivité d’un serf dans l’Europe du IXe siècle est infiniment plus
faible que celle d’un agriculteur américain du Middle West de la fin
du XXe siècle. Mais comme Proudhon a pour objectif de réfuter
Malthus sur la base d’une critique historicisée, clairement située
dans le contexte actuel de l’industrialisation de la société française,

1. Contradictions économiques, II, p. 364.


2. Ibid., II, p. 330.
3. Ibid.
4. Outre la foi dans les vertus de la division du travail, on peut évoquer, pour
comprendre l’insistance sur les deux progressions, l’influence de Fourier. Il le consi-
dérait comme le seul digne du nom de socialiste moderne, pour avoir compris « que
la politique ou l’économie sociale doit être l’objet d’une science rigoureuse ; et que
cette science est une spécialité de la loi sérielle ». Voir A. Cuvillier, Introduction à De
la création de l’ordre dans l’humanité, p. 21-23, et Création..., p. 167, 170.
Proudhon et le piège malthusien 11

nous ne pouvons retenir ce type d’argument. Ce qui augmente à


coup sûr avec le nombre des travailleurs, c’est la consommation, et
si le nombre des travailleurs augmente en raison géométrique, c’est
que la production de biens de consommation s’est aussi accrue géo-
métriquement. Proudhon le reconnaît d’ailleurs : « Il est rigoureu-
sement vrai de dire que si depuis cinquante ans le revenu de la
France a quintuplé, la France consomme cinq fois plus. »1 Finale-
ment la pensée malthusienne est réduite à une tautologie ex post :
un accroissement constaté de la population implique qu’un accroisse-
ment de la production des subsistances se soit effectivement réalisé.
Il s’agit d’ailleurs d’un malentendu classique sur la théorie malthu-
sienne : l’important est que la population a toujours tendance, telle
un ressort comprimé, à se détendre aussitôt que les subsistances aug-
mentent. Certain d’avoir établi la progression géométrique de la
production, Proudhon, on le verra plus loin, crut avoir construit
une loi de population réfutant celle de Malthus.
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ÉCONOMIE ET POPULATION

Proudhon est profondément convaincu des vertus de la science


économique et de la statistique. Ses Carnets sont parsemés de nom-
breuses données démographiques, sociales ou macro-économiques :
chiffre de la population de l’Angleterre, statistiques sur la bienfai-
sance, production, prix, importations et exportations de blé, dette
publique, salaires journaliers2. En 1849, son Programme révolutionnaire
proclame qu’il faut régler par des « lois spéciales, les objets d’utilité
publique qui intéressent toute la nation ». Parmi ceux-ci l’ensei-
gnement, les travaux publics, la justice, les cultes, la santé, l’armée, la
police et la statistique, « sans laquelle l’État et la société n’ont qu’une
existence instinctive et, ne pouvant se rendre compte de rien, navi-
guent d’écueil en écueil, de naufrage en naufrage »3. Son désir de
fonder ses thèses sur des faits ou sur des lois économiques s’explique,
chez ce doctrinaire, par le souci de se démarquer de ses rivaux : « Au
lieu de débuter, comme Fourier et Saint-Simon, par une glorifi-
cation de la chair, de l’amour, des passions, des sentiments : je
pars d’une loi économique, rigoureuse comme les nombres. »4 Trois
thèmes témoignent de la place de l’économie politique, tant théo-
rique que pratique, dans la pensée de Proudhon.

1. Contradictions économiques, II, p. 335.


2. Population de l’Angleterre (III, p. 14) ; dette publique (III, p. 14) ; prix du
blé (IV, p. 6, et IV, p. 57, V, p. 39) ; bienfaisance (IV, p. 139).
3. Programme révolutionnaire, p. 331. Voir aussi Carnets, IV, p. 100.
4. Carnets, VI, p. 30.
12 Yves Charbit

Le droit au travail
Le 15 février 1848, un décret fut pris à l’initiative de Louis Blanc
garantissant l’ « existence par le travail ». Victor Considérant avait fait
inscrire le droit au travail dans le préambule de la Constitution, mais
à l’automne, la droite, d’amendement en amendement, ôta toute
portée à ce principe. Le 31 juillet 1848, Proudhon, qui avait préparé
un grand discours pour défendre le droit au travail, ne le prononça
pas, mais Thiers l’obligea à défendre sa proposition devant
l’Assemblée. Au terme d’un mémorable duel oratoire avec Thiers, il
devint l’ « homme-terreur » et fit l’unanimité contre lui (691 voix
sur 693 votants)1. Il s’était déconsidéré pour une cause qui n’était pas
la sienne. À ses yeux l’ « organisation du travail » prônée par les
socialistes conduit en effet au communisme, qu’il réprouve totale-
ment pour des raisons idéologiques2, mais aussi arguments
démo-économiques à l’appui, car il envisage le risque d’une crise de
sous-consommation : « Dans l’état actuel des sociétés, et tant que le
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régime propriétaire subsistera, il y aura toujours trop-plein de popu-
lation, toujours surabondance de bras, toujours pour une partie de la
population, chômage. Cela tient à ce qu’il est de l’essence de la pro-
priété, de l’économie individualiste, que chacun tende constamment
à consommer moins qu’il ne produit, d’où résulte mathématique-
ment surabondance de produits, stagnation, chômage. »3
Au lieu du droit au travail, Proudhon propose d’organiser
l’ « échange des propriétés, des instruments de travail, échange des
produits ». Cet échange, qu’il veut « libre, égal et direct, suppléant
la vente et l’achat [...], protégerait mieux le travail libre contre le
travail organisé, la propriété contre la communauté »4. La conclu-
sion relève directement de la théorie économique classique de l’état
stationnaire : alors la population, comme le commerce et l’État,
trouvera son équilibre, et on pourra « assister, sans crainte de cata-
clysme, à la lutte éternelle du travail et de la propriété »5. Pour
résoudre l’antinomie entre le travail et la propriété, il faut renoncer
à l’ « organisation du travail », et développer le « mutuellisme ».
Tout le monde étant travailleur et propriétaire, au corporatisme
succédera, écrit-il, un système de garantie mutuelle, qu’il se propose

1. Voir Carnets, VI, p. 311, n. 4 de l’éditeur.


2. « Avec ce régime (il s’agit des travaux publics destinés aux chômeurs), loin
d’éteindre le prolétariat, vous le feriez pulluler » (Le droit au travail et le droit de pro-
priété, p. 421).
3. Ibid., p. 440.
4. Ibid., p. 455.
5. Le droit au travail et le droit de propriété, p. 455-457. Sur l’allusion à la Banque
d’Échange et au crédit gratuit, voir p. 433.
Proudhon et le piège malthusien 13

d’ailleurs d’inscrire dans l’article 13 du préambule de la Constitu-


tion1. Nous rencontrons ici une dimension fondamentale de la
pensée de Proudhon, la volonté de développer des formes
d’association ( « mutualité », « mutuellisme », « fédération » ), qui
échappent au contrôle étatique, mais aussi à toute autre forme
d’appareil. Pierre Ansart a montré l’influence sur Proudhon des
canuts lyonnais, qu’il a sans doute bien connus lorsqu’il vécut à
Lyon2. Plus généralement, le fédéralisme, qui est la grande idée de
Proudhon pour la société future, est à ses yeux la clé de l’équilibre
entre l’unité de la société et la diversité des groupes spécifiques.
Aussi est-il à la fois économique et politique : « Toutes mes idées
économiques élaborées depuis vingt-cinq ans peuvent se résumer
en trois mots : fédération industrielle-agricole. Toutes mes vues
politiques se réduisent à une formule semblable : fédération poli-
tique ou décentralisation. »3

Émigration, colonisation et puissance économique


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Alors qu’en octobre 1847 Proudhon note la misère effroyable
qui frappe l’Irlande au moment de la famine de la pomme de terre, il

1. Sur la Banque d’Échange, voir Oualid William, Proudhon banquier,


p. 138-155, Gide Charles et Rist Charles, Histoire des doctrines économiques,
p. 359-371.
2. Ils incarnent parfaitement le mutuellisme, et leur révolte en 1832 corres-
pondait bien aux formes d’expression politique que Proudhon souhaitait dans les
luttes ouvrières contre le capitalisme. Alors qu’il refuse le « modèle paysan », et les
« structures capitalistes », il y a un « rapport homologique entre les évidences fonda-
mentales de Proudhon et l’univers mental de ces ouvriers gestionnaires dont le
modèle typique nous est donné par le chef d’atelier lyonnais, artisan et ouvrier,
indépendant et salarié » (Sociologie de Proudhon, p. 188). Sur ces différents thèmes,
voir p. 59-66, 45-51, 141-182. Sur l’autre composante de la pensée de Proudhon,
l’anarcho-syndicalisme, voir Pierre Ansart, Naissance de l’anarchisme. Esquisse d’une
explication sociologique du proudhonisme, p. 168.
3. « L’économie politique est une science, qui, partant de principes simples,
aboutit à des conséquences merveilleuses [...] Le plus grand de ces principes est la
mutualité » (Carnets, VI, p. 5). Et plus tard : « Les Économistes, êtres suffisants, sans
entrailles, dépourvus de philanthropie, flagorneurs du capital et du pouvoir ; parasi-
tes, piqueurs d’assiette du bourgeoisisme (sic) [...]. L’économie politique est la réa-
lité, le contenu de la philosophie. Ces principes auraient dû servir à la réforme paci-
fique, et à la transformation de la bourgeoisie et du prolétariat » (Carnets, VIII,
p. 19). Notons combien son fédéralisme politique est visionnaire : « Au niveau
national, il propose d’éviter la toute-puissance de l’État centralisateur, grâce à la
constitution de douze grandes régions provinciales s’administrant elles-mêmes et se
garantissant les unes les autres. » Au niveau international, telle sera la forme institu-
tionnelle de l’Europe future. Cité par Jean Bancal, Proudhon et le proudhonisme,
p. 139 (fédéralisme régional), et Georges Gurvitch, Proudhon, p. 55-56. « L’Europe
serait encore trop grande pour une confédération unique ; elle ne pourrait former
qu’une confédération de confédérations. » Voir aussi Maxime Leroy, Histoire des
idées sociales en France, II, p. 290-295.
14 Yves Charbit

persiste dans son réflexe malthusien : « Insister davantage, note-t-il


dans ses Carnets, sur l’inutilité des émigrations. »1 Mais au contraire
de certains de ses contemporains, il voit bien le lien entre colonisa-
tion et puissance économique, d’autant qu’il est parfaitement cons-
cient de la puissance de l’Angleterre : « Par son commerce et son
industrie, l’Angleterre asservit et dévore l’Inde, la Chine, le Portugal
et s’apprête à faire irruption sur toute l’Europe. Tout retentit de cette
puissance gigantesque de la Grande-Bretagne. »2 Aussi se félicite-t-il,
contre l’opinion du National, des progrès de la colonisation en
Algérie : « Dans trente ans il y aura 1 million de Français sur le sol
africain : partout les Arabes, Kabyles, Marocains se soumettront ; les
comptoirs du commerce avançant toujours, l’Europe envahira peu à
peu l’Afrique par les affaires, les capitaux, les entreprises industriel-
les ; et quand besoin sera par la guerre et la conquête. Tôt ou tard,
nous aurons un traité avec l’Égypte, notre voisine ; il faut bien qu’un
jour l’Anglais soit expulsé de la Méditerranée, malgré Gibraltar,
Malte, Céphalonie. Les Anglais n’ont rien à faire là. [...]. Qu’ils ail-
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lent en Australie. »3 En 1864, il constate la faiblesse du peuplement
de l’Algérie, en dépit de l’excellence des terres disponibles, mais la
politique impériale, militariste et centralisatrice a empêché tout essor
comme ce fut le cas au Canada, en Louisiane et à Saint-Domingue4.
Sur ce point, il rejoint le diagnostic des économistes libéraux, qui
voient bien durant la deuxième décennie du Second Empire, la
nécessité d’une politique coloniale efficace et désapprouvent les
mesures prises en Algérie5.

Industrialisation et libre-échange
Tandis que la France s’industrialise et que la Grande-Bretagne
entre dans l’ère victorienne, divers auteurs, en Angleterre et en
France, développent un argument neuf par rapport à l’analyse mal-
thusienne6 : le bien-être et la consommation de masse induits par

1. Carnets, IV, p. 1.
2. Carnets, IV, p. 88.
3. Carnets, V, p. 48. Contre le National, voir Avertissement aux propriétaires,
p. 237-239.
4. Capacité politique..., p. 306-308.
5. Paul Leroy-Beaulieu en particulier. La politique dite du « cantonnement »
des tribus arabes qui fut une expropriation pure et simple de leurs terres.
6. Pour l’Angleterre, voir D. E. C. Eversley, Social Theories of Fertility and the
Malthusian Debate, Oxford, 1959. Cf. en particulier les chapitres 4, 5, 8 et 9. En
France, les contributions les plus significatives sont celles de Henri Baudrillart,
Manuel d’économie politique, Paris, 1872, II, p. 440-445 ; Paul Leroy-Beaulieu, De
l’état intellectuel et moral des populations ouvrières, Paris, 1868, p. 99-103, 119-124 ;
Émile Levasseur, Journal des Économistes, t. 4, 1866, p. 236-237. Voir Yves Charbit,
Du malthusianisme au populationnisme, p. 112-129.
Proudhon et le piège malthusien 15

l’industrialisation entraînent automatiquement une baisse de la


fécondité. Il en résultait, point de doctrine capital, que la prudence
recommandée par Malthus était désormais inutile. Proudhon, obser-
vateur perspicace de son temps, aurait pu se situer dans ce courant de
pensée. Il n’en fut rien et il passe ainsi à côté de l’ « argument du
niveau de vie », qui est à l’origine des théories économiques moder-
nes de la fécondité. Sans doute à cause de sa propre idéologie :
l’argument, qui impliquait la reconnaissance du mieux-être au sein
de la population, était incompatible avec une critique radicale du
système social. On le voit bien lorsqu’il commente une observation
de Charles Dunoyer, l’un des économistes libre-échangistes, qui
déplorait que la « passion du bien-être », ce « sentiment si naturel »,
fût absent des classes inférieures. Proudhon réplique : « Comme
cette absence de désir est elle-même le fait de la misère, il s’ensuit
que la misère et l’apathie sont l’une et l’autre effet et cause et que le
prolétariat tourne dans le cercle. »1
Dans son ultime ouvrage, De la capacité politique des classes ouvriè-
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res, publié après sa mort par son exécuteur testamentaire, Gustave
Chaudey, Proudhon voit pourtant très clairement que le dévelop-
pement des chemins de fer a permis l’enrichissement des départe-
ments ruraux (il cite le Gard, le Jura, le Doubs, l’Hérault), qui peu-
vent commercialiser leur production, d’autant que le libre-échange
leur a ouvert le marché international2. Mais il dénonce aussitôt la
coïncidence de la centralisation politique et de l’absolutisme impé-
rial avec l’anarchie du libre-échange, qui l’un et l’autre contribuent
à établir la suprématie de la bourgeoisie3. Comme Marx, il croit en
la prolétarisation de la classe moyenne : alors que la révolution
de 1789 avait institué un principe d’égalité, l’évolution depuis 1840
a renforcé la féodalité capitaliste et industrielle, l’impôt et le
libre-échange contribuant au déclin de la classe moyenne4.
Pour défendre cette idée, Proudhon développe une remar-
quable argumentation démo-économique, qui est une véritable
estimation de la capacité de charge, dirions-nous aujourd’hui, du
territoire français. Sur la base des chiffres publiés par la Statistique
agricole de la France, il procède à une estimation de la population

1. Contradictions économiques, I, p. 162.


2. Capacité politique..., p. 69. En 1863, il se sert des chiffres du commerce exté-
rieur pour polémiquer avec un des leaders protectionnistes, l’industriel Pouyer-
Quertier, sur les résultats du traité de libre-échange avec l’Angleterre de 1860.
3. Ibid., p. 224-225. Le libre-échange a révélé « l’immoralité de la classe bour-
geoise » : le bourgeois dénonce le protectionnisme de ses adversaires et tient « à
avoir la balance favorable » (ibid., p. 229).
4. Ibid., p. 231. Voir sur ce point G. Gurvitch, op. cit., p. 61-66, et P. Ansart,
op. cit., p. 82-86.
16 Yves Charbit

que le territoire pourrait nourrir. La superficie de la France est de


54 millions d’hectares, dont 43,4 millions produisent des subsistan-
ces, et il évalue à 4,92 ha la superficie de terres arables, vignes, prés,
cultures diverses et jouissances des forêts et landes dont une famille
de paysans de 4 ou 5 personnes a besoin pour vivre. Il en conclut
qu’environ 9 millions de familles, soit 40 millions de personnes,
pourraient vivre en France. Sachant qu’avec ces 4 ha, une famille
peut affecter le tiers environ de ses revenus agricoles à l’impôt et à
l’achat de biens de consommations non agricoles, il en déduit logi-
quement que l’on peut augmenter la population rurale d’un tiers,
soit 13,5 millions pour « la population industrielle, les fonctionnai-
res, l’armée, etc. ». La France pourrait donc compter 53,5 millions
d’habitants, alors qu’elle plafonne à 37,5 millions. La cause de cette
faiblesse démographique, c’est « la féodalité capitaliste, mercantile,
industrielle et propriétaire, à laquelle nous laissons toute liberté de
se développer aux dépens des classes moyenne et travailleuse, et qui
dans ce moment travaille à se généraliser par toute l’Europe et sur la
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surface du globe, par le libre-échange »1. On peut certes voir dans
ces lignes une de ses ultimes polémiques contre le Second Empire,
mais cette analyse, qui établissait un lien entre données démogra-
phiques, micro- et macro-économiques, posait bel et bien un dia-
gnostic politique négatif sur le développement du capitalisme. Et si
Proudhon, à l’instar de Marx, s’était appuyé sur une théorie de
l’accumulation capitaliste, le lien entre les données quantitatives et
les accusations globalisantes sur lesquelles il conclut aurait été mieux
établi, et cette argumentation aurait constitué une authentique
démonstration démo-économique des méfaits du libre-échange,
dans une société où l’inégalité économique prévaut. Malheureuse-
ment, il se borne à des généralités : « Par l’imperfection de
l’organisme social, la pratique prouve que là où la concurrence est
devenue générale, il y a juste autant de malheureux que
d’enrichis. »2 En dépit de ces faiblesses, cette dénonciation a le
mérite de s’inscrire totalement en faux contre l’opinion autosatis-
faite des économistes libéraux. Ces derniers se félicitaient de
l’établissement du libre-échange, qui permettait « le bon marché des
produits » grâce à l’abaissement des droits à l’importation. Ils privi-
légiaient ainsi, conformément à l’idéologie libérale, le consomma-
teur, incarnation de l’intérêt général. Et quant aux conséquences
démographiques du libre-échange et de l’industrialisation, on l’a
dit, ils voyaient dans la dénatalité française un phénomène sociocul-
turel, induit par l’élévation du niveau de vie.

1. Ibid., p. 364-365.
2. Contradictions économiques, II, p. 332.
Proudhon et le piège malthusien 17

Proudhon démographe, Proudhon économiste : à chaque fois


les limites de sa pensée sont patentes. Qu’en est-il du registre de la
critique sociale, sur laquelle débouchait l’analyse économique ?

PHILOSOPHIE MORALE ET CRITIQUE SOCIALE

Les quatre premiers chapitres du Système de contradictions économi-


ques ou philosophie de la misère, consacrés à la division du travail, aux
machines, à la concurrence, au monopole, contiennent des pages
qui n’ont rien perdu de leur force de dénonciation (Proudhon se
définit d’ailleurs comme « appartenant à la protestation socialiste »)
et font de lui un remarquable sociologue de la condition ouvrière.
Il a d’ailleurs lu les grandes enquêtes sociales sur le paupérisme,
Eugène Buret, Théodore Fix, peut-être Louis Villermé, sûrement
Adolphe Blanqui, le frère du révolutionnaire, et les catholiques
sociaux (Bigot de Morogues, Duchatel)1. S’il est impossible de trai-
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ter de la sociologie de Proudhon dans les limites de cette étude, il
nous faut nous attacher aux relations qu’il établit, sur le double
registre de la critique sociale et de la philosophie morale, entre la
question de la population et des thèmes comme la division du tra-
vail, le machinisme, la concurrence.

Philosophie de la misère
La situation idéale d’une progression des richesses plus rapide
que la population ne peut être atteinte à cause de certains « vices
d’organisation dans le travail »2, inhérents « au régime propriétaire ».
Proudhon oppose en effet nettement les progressions qui résultent
des « données de la science » et celles qui se réalisent « dans la pra-
tique »3. Le constat dressé est bien celui du paupérisme : en France
et en Angleterre la progression de la misère a été plus rapide que
celle de la population, ainsi qu’en témoignent l’augmentation du
nombre des enfants naturels, celle des crimes et délits. Il est frappé,
comme certains de ses contemporains, par les différences de morta-
lité observées à Paris entre les arrondissements riches et pauvres, et à
Mulhouse entre les professions. Comme Reybaud ou Villermé

1. Eugène Buret est l’auteur d’un remarquable livre dont le titre restera
célèbre : Des classes laborieuses et des classes dangereuses dans les grandes villes (Le titre
fut repris par Louis Chevalier à propos de sa grande étude sur Paris). La ques-
tion avait été mise au concours en 1838 par l’Académie de sciences morales et
politiques.
2. Contradictions économiques, I, p. 326.
3. Ibid., I, p. 339.
18 Yves Charbit

enfin, il souligne le contraste entre l’augmentation de la « vie


moyenne » et la misère ouvrière1.
Les vices d’organisation du travail sont d’abord la « division et la
séparation des industries », mais aussi l’emploi des machines : cel-
les-ci ont créé un fossé entre maîtres et salariés, capitalistes et travail-
leurs. Avec elles le travail est encore plus aliénant : « L’ouvrier [...]
perd avec le caractère d’homme, la liberté, et tombe dans la condi-
tion d’un outil [...]. Annoncée déjà par la division parcellaire, la
misère entre officiellement dans le monde. »2 Il note à juste titre que
le machinisme, en éliminant l’artisanat à domicile, a été un facteur
décisif de paupérisation des familles3 et qu’il a à la fois rendu le travail
abrutissant et créé un sentiment de misère psychologique, car les fai-
bles salaires ne permettent pas de satisfaire les sollicitations nées de
l’abondance des produits créés par ces mêmes industries4. Contraire-
ment à ce que pense Malthus et les économistes, qu’il associe dans
une même réprobation, « ce n’est ni la nature, ni la providence qui
fait défaut, c’est la routine économique qui manque d’équilibre »5. Et
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Proudhon conclut, contre Malthus encore, que ce n’est pas la sur-
production des hommes qui cause la misère, mais plutôt l’organi-
sation sociale6. Il leur reproche donc de ramener le problème à sa
dimension biologique, en évitant toute remise en cause de l’ordre
existant. Le tour de passe-passe, qu’il sent bien, le fait enrager, et
en 1848, en pleine révolution, la critique des classes supérieures se
fait très violente : « La presse, le gouvernement, l’Église, la littéra-
ture, les économistes, la grande propriété, tout en France s’est fait
malthusien. »7
On retrouve dix ans plus tard, dans La justice dans la révolution et
dans l’église, le même genre de tirade, centrée cette fois sur le carac-
tère idéologique de l’économie politique : « Qu’est-ce donc
qu’enseigne, depuis des siècles, sur ces questions du travail, de la
charité, du paupérisme, de la mendicité, etc., cette économie poli-
tique, chrétienne et malthusienne, dont l’Église porte le philanthro-
pique drapeau, et qu’on peut définir une croisade contre le travail et
la Justice, au nom de Dieu ? »8 De fait Jean-Baptiste Duroselle a
montré comment, au sein du catholicisme social, le courant démo-

1. Ibid., I, p. 190-191 ; II, 337-338. Voir Yves Charbit, op. cit., p. 50-53.
2. Ibid., I, p. 329.
3. Ibid., I, p. 194.
4. Ibid., II, p. 328. Voir aussi Création de l’ordre dans l’humanité, p. 333.
5. Ibid., p. 328.
6. Ibid., p. 329.
7. Les Malthusiens, p. 2. Rappelons que Les Malthusiens sont à l’origine un
article publié dans Le Peuple, le 10 août 1848.
8. De la justice dans la révolution et dans l’église, II, p. 263.
Proudhon et le piège malthusien 19

cratique a fait place à la contre-révolution, tandis que les économis-


tes de l’école libérale (Charles Dunoyer, Léon Faucher, Joseph Gar-
nier, Gustave du Puynode, Frédéric Bastiat, Michel Chevalier),
sont, entre 1840 et 1870, essentiellement occupés à défendre la
« Paix sociale » : les arguments malthusiens, nous l’avons montré ail-
leurs, ont joué un rôle fondamental dans leur réfutation des thèses
socialistes1.

Progrès et providence
Dans Philosophie du Progrès une longue note infra-paginale cite
en vrac, et avec bien des inexactitudes, les penseurs qui ont creusé
l’idée de Progrès : Platon, Aristote, Cicéron, Pascal, Bossuet, Les-
sing, Saint-Simon, Auguste Comte, Pierre Leroux, Buchez, Louis
Blanc et lui-même définissent le progrès comme « l’amélioration
physique, morale et intellectuelle de la classe la plus nombreuse et la
plus pauvre », la philosophie ayant pour vocation de contribuer à la
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résolution des problèmes sociaux2. Au contraire de la philosophie,
la religion, qui est « hostile au progrès », est pour lui synonyme
d’immobilisme3. Il situe ce progrès dans une théorie de l’évolution
de l’humanité empruntée à Auguste Comte, dont il rebaptise les
étapes : l’état théologique est « la religion » pour Proudhon, l’état
métaphysique est « la philosophie », la philosophie positive de
Comte est devenue « métaphysique ». Or, la société, au lieu de pro-
gresser dans « la richesse et la vertu », voit se développer « la misère
et le crime », et Proudhon croise à nouveau Malthus : « La théorie
malthusienne de productivité du capital, justifiable comme moyen
de police mercantile, devient [...] si on prétend la généraliser et en
faire une loi de société, incompatible avec [...] la vie sociale
elle-même. » L’argument est explicité dans Système des contradictions
économiques : « L’erreur de Malthus ou pour mieux dire de
l’économie politique [...], c’est d’affirmer comme état définitif une
condition transitoire, savoir la distinction de la société entre patri-
ciat et prolétariat. »4
Conformément à la morale de Proudhon, l’homme s’accomplit
dans le travail, l’amour et la famille étant les plus justes et les plus

1. Jean-Baptiste Duroselle, Les débuts du catholicisme social en France (1822-1870),


Paris 1951, p. 650-710 ; Yves Charbit, op. cit., p. 60-77.
2. Philosophie du Progrès, p. 46-47, n. 2. Voir p. 47 les remarques des édi-
teurs Puech et Ryssen, à la suite de la note de Proudhon. Citation de Proudhon :
p. 49.
3. Création de l’ordre dans l’humanité, p. 37, 45.
4. Ibid., p. 75-76 ; Contradictions économiques, I, p. 84-85.
20 Yves Charbit

puissantes incitations au travail1. C’est la Providence, écrit Prou-


dhon, qui ordonne qu’il en soit ainsi, comment pourrait-elle se
contredire ? « Quoi ! l’homme seul entre les animaux, aurait été par
la distinction la plus glorieuse, créé travailleur ; la Providence lui
aurait commandé de posséder la terre, de s’organiser par famille ; le
bonheur aurait été placé pour lui dans l’exercice de cette double
fonction du travail et de l’amour ; c’est par là qu’il lui était réservé
d’augmenter incessamment son énergie, de multiplier ses moyens,
de développer sa fécondité industrielle [...] ; et quand arrive l’heure
de réaliser ces promesses magnifiques, la Providence, qui jamais ne
mentit, se changerait tout à coup en une déception hideuse ! »2
Proudhon refuse ce « matérialisme utilitaire »3. Selon lui, tuer ou
empêcher de naître, voilà où devait aboutir la théorie de Malthus,
véritable « Code pénal de l’économie politique »4, car dans ce sys-
tème, la mort est chargée de rétablir l’équilibre entre population et
production. En insistant sur le rôle funeste de la Providence dans le
système malthusien, Proudhon est à nouveau en porte-à-faux : le
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pessimisme qu’il dénonce chez Malthus à travers l’analyse de la Pro-
vidence ne caractérise guère que la première édition de l’Essai
(1798). Dès la seconde édition (1803), Malthus développe un
modèle beaucoup plus complexe de croissance, qu’il croit possible
au vu de la généralisation de la « contrainte prudente » qu’il constate
en Angleterre5. Mais il y a plus grave. Proudhon se contredit. Dans
le Système des contradictions économiques, il s’indigne qu’au premier
rang des obstacles à la population « figurent, dans la société proprié-
taire et dans Malthus, son interprète, la famine, la peste et la guerre,
exécutrices des hautes œuvres de la propriété »6. Cependant, La
guerre et la paix constitue une véritable apologie de la guerre : la
guerre est un « fait divin », « révélation religieuse », « révélation de
la justice », « révélation de l’idéal », dont il formule ainsi la « cause
première » : « Il faut, à un État dont la population augmente et que
le paupérisme talonne, un accroissement de ressources, l’extension
du territoire, des colonies, etc. Tout cela est d’abord à conquérir. »7

1. De la justice dans la révolution et dans l’église, t. II, p. 267 : le droit au travail


implique « la dignité d’homme ou de citoyen [...] l’accès à la souveraineté poli-
tique [...] une plus juste balance économique [...] une meilleure éducation ».
2. Contradictions économiques, II, p. 319.
3. L’expression est de Henri de Lubac, Proudhon et le Christianisme, Paris, 1945,
p. 204.
4. Contradictions économiques, II, p. 345.
5. Voir sur ce point Yves Charbit, Malthus populationniste ? Une lecture
transdisciplinaire, Population, no 1-2, 1998.
6. Contradictions économiques, II, p. 346.
7. La guerre et la paix, p. 381.
Proudhon et le piège malthusien 21

Finalement, Proudhon s’inscrit dans une logique tout à fait


conforme au premier Essai de Malthus, puisqu’il admet que l’excès
de population se résout par sa destruction violente, si les moyens de
subsistance sont insuffisants.

LE MODÈLE PROUDHONIEN

Travail et fécondité
Proudhon, qui croit en la possibilité d’un « équilibre de popula-
tion », que la « science doit découvrir »1, va s’efforcer de démontrer
l’existence d’un processus automatique et heureux de maîtrise de la
croissance démographique, qui fera pièce à la vision pessimiste mal-
thusienne d’un principe de population incontrôlable. Mais d’abord
il procède à une critique des différentes thèses. À Malthus, il
reproche d’avoir cru que la contrainte morale pouvait prévenir
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l’accroissement de la population : « L’ajournement du mariage jus-
qu’à la trentième ou la quarantième année, voila ce que Malthus
[...] imagina de plus utile [...] de plus moral contre la population et
ses débordements. »2 Car cette solution est une « contrainte » : la
nature sollicite l’homme à la procréation, la société la lui interdit. Il
ne peut s’agir d’un équilibre stable, car il repose sur une contradic-
tion. En outre, cette solution est « un acte de méfiance envers la
nature » : « Quelle théorie, qui pose en principe la nécessité de cor-
riger les œuvres de Dieu par la prudence de l’homme ! »3 Elle est
enfin « impraticable » et « impuissante ». Impraticable car elle abou-
tit à réserver le mariage aux « demoiselles surannées et aux vieux
satyres », écrit très sérieusement Proudhon, et à l’interdire aux jeu-
nes gens. Impuissante car, « si la misère a pour cause immédiate,
non pas, comme on l’imagine, le surcroît de population, mais les
prélèvements du monopole, la misère, sous un régime comme le
nôtre, ne manquera jamais de se produire »4. La critique est donc
diverse : à la fois individualiste et moralisante, elle est aussi écono-
mique et même sociale, puisque Proudhon reproche un peu plus
loin à Malthus de faire du mariage le « privilège de la fortune ».
Passons rapidement sur les critiques adressées à d’autres auteurs,
dont il réfute tour à tour les thèses : stérilité « par engraissement »,

1. Contradictions économiques, II, p. 319. Il l’avait annoncé avec beaucoup de


mystère dans Qu’est-ce que la propriété ?, p. 284-285.
2. Ibid., II, p. 347.
3. Ibid., II, p. 348.
4. Ibid., II, p. 349.
22 Yves Charbit

« allaitement triennal », pratique des avortements, pour les couples


abstention périodique de relations sexuelles durant les périodes à
risque1. Derrière la diversité des arguments une constante se
dégage : dans sa recherche d’un système naturel et automatique, il
rejette tous les moyens artificiels de réduire la fécondité et toutes les
pratiques dont il considère qu’elles avilissent l’homme. Par
exemple : « Les fouriéristes s’entêtent de leur système d’engrais-
sement des femmes pour faire obstacle à la fécondité importune. Je
ne connais rien de plus ignoble, de plus dégradant pour l’homme
que cette idée. Qui peut nier que l’embonpoint ne produise cer-
tains cas de stérilité ?... Mais il est absurde de prendre le mythe de
Fourier au pied de la lettre. La vraie limite de la population, c’est le
Travail et l’Amour, c’est-à-dire la Chasteté. Les phalanstériens
transportent le sensualisme jusqu’au ciel. Jouir pour eux, c’est tout
l’homme. Vous êtes dégoûtants ! C’est mon dernier mot. » Il ne
cessera d’ailleurs de reprocher aux fouriéristes le caractère immoral
de la communauté des femmes2.
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Par ailleurs, il s’efforce chaque fois de montrer que faute d’agir
sur la fécondité, l’excédent de la population aura vite fait de créer
une demande très forte que la production ne pourra satisfaire. Mais
il ajoute que si l’on réduit la population, le nombre des producteurs
sera diminué d’autant. Le problème est insoluble : il y a là une
des contradictions économiques. À ce banal constat, Proudhon
apporte-t-il quelque chose de neuf ? Nous ne le pensons pas : il
résout le problème qu’il a posé dans une perspective que Marx
aurait qualifiée de « petite-bourgeoise », en proposant à son tour
une loi d’équilibre de la population. Tout d’abord on constate une
intensification et une aggravation du travail3. Telle est la caractéris-
tique essentielle de l’ « économie sociale ». Pourquoi ? Les Carnets
apportent une réponse brève et lapidaire : « L’homme doit travailler
de plus en plus ; jusqu’à 18 heures par jour, régulièrement, et pen-
dant toute sa vie. Car les besoins croissent sans cesse plus vite que
les moyens de les satisfaire. »4 Mais comment cette nécessité du tra-
vail peut-elle influer sur la population de manière à la réduire par
un mécanisme naturel ? On trouve ici une idée originale, à
mi-chemin entre la sociologie et la physiologie, Proudhon pro-

1. Ibid., Fourier, II, p. 351-352 ; Dr Gros, II, p. 353-355 (voir aussi Carnets,
IV, p. 158) ; Charles Loudon, II, p. 356-359. Elles avaient été développées dans
Qu’est-ce que la propriété ?, p. 279-285.
2. Carnets, II, p. 86. Sur sa réprobation morale de la communauté fouriériste
des femmes : Carnets, VII ; III, p. 7 ; IV, p. 49-50 ; VII, p. 69, etc. Voir aussi Con-
tradictions économiques, I, p. 275-292, et II, p. 352-353.
3. Ibid., II, p. 361-371.
4. Carnets, II, p. 40-41.
Proudhon et le piège malthusien 23

clame que : « Le principe réfrénateur de la population est le


TRAVAIL », car une diminution de la puissance prolifique résulte
naturellement de l’essor industriel chez l’homme1. La nature en
fournit de nombreux exemples : chez les abeilles, seule la reine, qui
ne travaille pas, a une activité sexuelle ; inversement, les chevaux de
haras ne travaillent pas. Quant à Mirabeau, il a péri, malgré la force
de sa constitution, « pour avoir voulu joindre les prouesses de
l’alcôve aux triomphes de la tribune »2.
Cette conception sociophysiologique fait sourire. Elle corres-
pond cependant à des croyances qui eurent un certain retentissement
dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Que Proudhon néglige
l’importance des facteurs socio-économiques est cependant surpre-
nant. On l’a vu, il distingue soigneusement ce qui, dans la production
des richesses, résulte des « données de la science » et ce qui est inhé-
rent au « régime propriétaire ». Pourquoi n’a-t-il pas établi pareille
distinction pour la production des hommes, la fécondité ? Pour
rendre compte de cette rupture dans l’argumentation, il faut en reve-
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nir à son idéologie. En soulignant l’existence d’une contradiction
économique entre production et consommation sans aller jusqu’au
bout de la dialectique, Proudhon en est réduit à proposer une inter-
prétation biologique de la fécondité. Celle-ci n’est d’ailleurs pas
incompatible avec une évasion dans la morale, conformément à la
distinction traditionnelle entre la dimension animale et la dimension
spirituelle dans l’homme. L’homme ne peut échapper à ses contrain-
tes biologiques, animales, et notamment à la fécondité, que grâce à ses
ressources morales : en face du pessimisme malthusien, Proudhon
proclame ainsi sa foi en l’homme. Évasion dans la morale ? On le voit
bien dans la façon dont il abandonne toute analyse socio-économique
et pose que le mariage est le plus sûr garant que la population ne sera
pas excessive. Le mariage idéalise l’amour, le transforme, le « désin-
carne » : « Le mariage est le tombeau, c’est-à-dire L’ÉMANCIPATION de
l’amour [...] l’amour perd ses formes impudiques et obscènes. »3 Dès
lors sont renforcées les « bonnes mœurs » et la morale ; Proudhon
croit avoir réussi à proposer une solution au problème de la popula-
tion qui soit à la fois automatique, non contraignante, digne et non
dégradante : « Pour vaincre Malthus, et pour mettre toutes choses en
équilibre il ne s’agit donc que de donner aux hommes : travail, hon-
neur, santé, intelligence et amour ; pas besoin de lois restrictives, tout
viendra de lui-même. »4

1. Contradictions économiques, II, p. 364-371. Voir aussi Carnets, I, p. 86.


2. Ibid., II, p. 372.
3. Ibid., II, p. 376-377.
4. Carnets, III, p. 11-12.
24 Yves Charbit

Des recommandations malthusiennes


La morale de Proudhon est axée sur les vertus du travail indivi-
duel, du mariage, de la famille. Morale éminemment petite-
bourgeoise et individualiste, où le socialisme n’a plus grand-chose à
voir. Par exemple, en octobre 1847, il s’indigne que Platon et les
socialistes « ravissent l’enfant dès le berceau à ses parents »1. Le
recours à la morale permet à Proudhon non seulement de faire
pièce au pessimisme malthusien, mais encore de proposer une poli-
tique de population, fondée sur l’âge au mariage. Le chapitre du
Système des contradictions économiques sur la population se termine par
une division de la vie humaine en cinq périodes : enfance, adoles-
cence, jeunesse, virilité ou période de génération, maturité ou vieil-
lesse. « L’homme pendant la première période aime la femme
comme mère, dans la seconde comme sœur, dans la troisième
comme maîtresse, dans la quatrième comme épouse, dans la cin-
quième et dernière comme fille. »2 Cette vision renvoie en fait aux
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conceptions de Proudhon sur les femmes, qui sont très traditionalis-
tes : « leur vraie dignité est dans le ménage », « il y a antipathie pro-
fonde entre l’état familial et l’égalité des sexes ». Proudhon détestait
d’ailleurs George Sand, qui incarnait la revendication égalitaire3.
Dans Qu’est-ce que la propriété ? il va jusqu’au bout de ses positions :
« La différence des sexes élève entre eux (l’homme et la femme) une
séparation de même nature que la différence des races met entre les
animaux. Aussi bien loin d’applaudir à ce qu’on appelle aujourd’hui
émancipation de la femme, inclinerai-je bien plutôt, s’il fallait en
venir à cette extrémité, à mettre la femme en réclusion. »4
Il est indispensable de garder à l’esprit ces convictions morales
pour comprendre les recommandations doctrinales auxquelles
aboutit Proudhon en matière de population. Qu’on en juge.
Comme le travailleur connaît également des périodes d’activité et
de production, Proudhon est amené à envisager une période de
fécondité du couple bien définie : elle commence à 21 ans pour les
femmes et à 28 ans pour les hommes, et elle dure dix à quinze ans.
Après, les relations sexuelles ont un caractère immoral et répugnant,
même dans le mariage. « Vers la quarantième année, le changement

1. Carnets, VI, p. 31.


2. Contradictions économiques, II, p. 379.
3. Carnets, III, p. 47-48, 51-53 ; IV, p. 9 ; IV, p. 74-77 ; VII, p. 134. Sur
George Sand : III, p. 7. Ou encore : « Les choses les plus honteuses témoignent de
l’infériorité. Dans la copulation, l’homme est l’agent, la femme l’être passif » (Car-
nets, VII, p. 134).
4. Qu’est-ce que la propriété ?, p. 314, note.
Proudhon et le piège malthusien 25

survenu dans [L’homme] lui commande de renoncer à l’amour [...]


L’homme perd ses droits de mari. Que sa femme lui soit sacrée !
Qu’ils se regardent l’un l’autre comme de purs esprits. »1 Et Prou-
dhon conclut : d’après ces principes le mariage aura lieu à 21 ans
pour la femme et 28 ans pour l’homme2, aboutissant ainsi à des con-
clusions voisines de celles de Malthus, après l’avoir violemment cri-
tiqué. Il échoue donc totalement à élaborer une doctrine de popu-
lation originale, ce qui nous renvoie une fois encore à l’idéologie
proudhonienne et à ses limites.

Les limites de l’idéologie proudhonienne


L’étude des idées sur la population d’un auteur comme Proud-
hon ne saurait évidemment être entreprise du point de vue de sa
contribution théorique. Écartons d’emblée une fausse bonne rai-
son : comme Proudhon est engagé dans la lutte politique en même
temps qu’il s’enorgueillit d’une pensée rationnelle, le prix à payer à
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cet engagement serait celui de l’incohérence scientifique, inévita-
blement induite par des raisons d’ordre idéologique. Les penseurs
majeurs du passé, Malthus le premier, ont souvent enrichi et nourri
de leur pratique leur effort de théorisation, et il faut au contraire
chercher dans leur engagement idéologique des clés pour com-
prendre les constructions plus abstraites et apparemment dégagées
du contexte. Si Proudhon ne parvient pas à proposer une théorie et
une doctrine de population cohérentes avec son idéologie sociopo-
litique, c’est donc bien en raison de son incapacité à dépasser ses
propres contradictions internes, du fait d’une dialectique mal maî-
trisée3. L’apport doctrinal présente plus d’intérêt : polémiste effi-
cace, il met bien en évidence la caractéristique centrale de la vulgate
malthusienne, la biologisation des comportements et le blanc-seing
donné aux institutions, mais il le fait, pour l’essentiel, en polémiste.
Quant à sa doctrine démographique, nous attendions un double
apport. En tant que témoin de l’industrialisation, il aurait pu criti-
quer Malthus en s’appuyant sur les conséquences de l’accroissement
du niveau de vie et la diffusion du bien-être sur la fécondité. Cer-
tains idéologues contemporains de l’industrialisation de la France au
temps du Second Empire, tous contemporains de Proudhon, ont
ainsi battu en brèche le pessimisme malthusien. Nous l’avons vu, il
n’oriente pas son analyse dans ce sens en raison de sa propre idéo-

1. Contradictions économiques, II, p. 353.


2. Ibid., II, p. 384.
3. Marx aura un mot cruel : « Il veut être la synthèse, il n’est qu’une erreur
composée » (Misère de la philosophie, p. 434).
26 Yves Charbit

logie. En tant qu’idéologue de gauche ensuite, il pouvait opposer


au système malthusien une vision différente des rapports entre
population et production et élaborer une doctrine et une politique
démographiques originales. Pour lui, Malthus est l’incarnation de la
contre-révolution, et l’auteur de l’Essai est assimilé à un défenseur
des classes supérieures, de l’ordre établi. Malheureusement, Prou-
dhon est le type même de l’anti-malthusien qui ne réussit pas à évi-
ter les pièges de la logique malthusienne, et finit par développer des
arguments dignes de Malthus. La cause de cet échec réside dans une
conception étroitement individualiste du bonheur et de la morale,
qui entraîne Proudhon à poser en termes malthusiens, au niveau de
l’équilibre démo-économique familial, la question fondamentale du
contrôle de la fécondité, alors précisément que seule une analyse
globale permet une approche nouvelle : elle sera menée par les éco-
nomistes français et anglais du XIXe siècle, pour justifier l’ordre
social, et par Marx, dans une perspective révolutionnaire.
Pourtant Georges Gurvitch et surtout Pierre Ansart soulignent
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les nombreuses convergences entre Proudhon et Marx, ces deux
figures qui dominent l’idéologie de gauche au XIXe siècle, observant
que la violence des critiques adressées par Marx à Proudhon
s’expliquent sans doute par la proximité de leurs projets intellec-
tuels. Ils ont les mêmes adversaires : l’économie politique et ses pos-
tulats individualistes, la sociologie positiviste, l’organicisme. Ils veu-
lent l’un construire une science totale, « science sociale »
(Proudhon) ou « science de l’histoire » (Marx). L’analyse sociolo-
gique est tout aussi pénétrante, plus intuitive chez Proudhon, plus
construite chez Marx. Et l’un et l’autre ont la même démarche épis-
témologique : « Il s’agit de montrer que la dialectique n’est pas seu-
lement une méthode intellectuelle, le mouvement social est dialec-
tique, c’est-à-dire en devenir et traversé de contradictions qui
provoquent ses mutations. »1 Ils ont aussi la même conception du
rôle social de la théorie, préalable à l’action politique, qu’elle fonde
en logique. D’où la place centrale de la question de la propriété, qui
est au cœur de leur démonstration du mécanisme d’appropriation
capitaliste. Choix enfin d’une même option révolutionnaire, certes
tardif chez Proudhon qui a longtemps cru en la possibilité d’une
alliance entre le prolétariat et les « classes moyennes ». Mais la diffé-
rence majeure entre Marx et Proudhon est la conviction, chez ce
dernier, d’un savoir-faire et d’une « pratique originale » d’où son
hostilité aux grèves, parce qu’elles s’inscrivent dans le système capi-
taliste, même si c’est pour en dénoncer les abus. Il croit bien davan-
tage à une émancipation par l’invention de formes nouvelles

1. Pierre Ansart, Sociologie de Proudhon, p. 193.


Proudhon et le piège malthusien 27

d’organisation et de solidarité : on a reconnu la mutualité et le fédé-


ralisme industriel. Si l’on suit Pierre Ansart et Maxime Leroy sur ce
point, on comprend mieux le caractère sacré du travail chez Proud-
hon, conviction sans doute ancrée au plus profond de son origine
plébéienne1. Comment se positionnent alors Proudhon et Marx par
rapport à Malthus ?

MARX CONTRE MALTHUS : L’AUTRE VOIE

Dans une perspective épistémologique, l’évocation même


rapide des convergences et des divergences entre Marx et Proudhon
dans les critiques adressées à Malthus fournissent un précieux éclai-
rage sur l’échec de Proudhon face à Malthus : c’est parce qu’il arti-
cule de manière radicalement différente économie politique,
théorie et doctrine de population, que Marx échappe totalement au
piège malthusien. Chez Marx, la critique anti-malthusienne
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s’échelonne, comme pour Proudhon, sur la longue durée. Plus de
trente ans séparent l’Esquisse d’une critique de l’économie politique
(1844) de l’Anti-Dühring de 1878. Comme Proudhon, Marx associe
ou oppose Malthus à d’autres théoriciens : Barton, Ricardo, Sis-
mondi, Anderson et enfin Darwin. Comme chez Proudhon enfin,
les registres sont diversifiés : la critique anti-malthusienne relève
tour à tour du constat social, de la théorie démographique, de la
théorie économique, de la dénonciation de la biologisation par
Malthus des faits de population. Ici s’arrêtent les points communs
entre Marx et Proudhon : alors que Proudhon n’échappe pas au
piège malthusien de la double progression, Marx et Engels y par-
viennent, produisant du même coup une bien meilleure lecture cri-
tique de Malthus. Trois raisons peuvent être évoquées.
La première tient à l’influence de la pensée économique clas-
sique. Bien sûr, Marx aussi la subit, mais sa puissance théorique lui
permet de proposer une construction qui se dégage de ses prédéces-
seurs : il n’est guère possible, ni vraiment utile, de développer ici
cette banalité. En revanche, arrêtons-nous un instant sur la loi
d’ « équilibre de la population », en laquelle croit Proudhon. Con-
vaincu que la population est indissociable des subsistances, il conçoit

1. Maxime Leroy a une pénétrante formule : « La France paysanne, artisane, la


France de petite bourgeoisie, rentière, économe, laborieuse, a eu son doctrinaire en
Proudhon : Proudhon, fils d’artisans ruraux, a pensé en fils d’artisans, élevé dans les
faubourgs mal urbanisés d’une ville d’étendue et d’importance médiocres... Il est
passionné de liberté, il aime l’ouvrage bien fait, et c’est aux humbles et fortes vertus
du paysan et de l’artisan qu’il rattache les destins de la félicité publique » (op. cit.,
p. 507, 508).
28 Yves Charbit

les deux termes « comme un nouvel être formé de cette union ».


C’est pour cela qu’il ne cesse d’envisager des combinaisons des deux
séries différentes de celles de Malthus ( « La richesse croît comme le
carré du nombre des travailleurs » ). Et dès qu’il cite un chiffre dans
ses Carnets il se situe d’emblée dans la comparaison de deux termes :
« Faire rendre à la terre tout ce qu’elle peut rendre = porter le tra-
vail à son maximum et la population à son maximum. Revenu
actuel de la France 8 milliards. S’il était supposé que le maximum
soit quintuplé ou 40 milliards égal au capital, le maximum de popu-
lation pourra être 70 millions. »1 L’établissement du parallèle suffit à
Proudhon, il ne va pas plus loin. Aussi Marx pourra-t-il écrire : « Il
veut être la synthèse, il est une erreur composée. » Et ses critiques
ne portent ni sur la théorie, ni sur la doctrine de population de
Proudhon, qu’il balaye d’un mot : « élucubrations »2.
Deuxièmement, la dénonciation de Malthus par Proudhon et
par Marx sont étonnamment différentes. En 1848, quand Proud-
hon, dans Les Malthusiens, dénonçait pêle-mêle, dans un mouve-
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ment de colère viscérale, l’Église, le gouvernement, etc., il se situait
d’emblée dans le rejet de l’apologie du banquet. Mais c’était raison-
ner à l’intérieur du piège malthusien, sans chercher d’abord à le
démonter. Ce que Marx fait, c’est précisément de ne pas attaquer
de plein front la progression géométrique. Il lui substitue une
logique historicisée de constitution inéluctable d’une armée indus-
trielle de réserve, inscrite donc dans la logique même du système
capitaliste, mais en même temps, il réfute la progression arithmé-
tique des subsistances. Engels avait d’abord repris (1844) le credo
scientiste des progrès de la richesse grâce à la science. L’argument
est abandonné dès 1845 dans Condition de la classe ouvrière en Angle-
terre en 1844, au profit d’une analyse elle aussi historicisée du méca-
nisme d’accumulation capitaliste à travers l’analyse de la plus-value.
C’est sans doute là qu’il faut chercher la clé de la dénonciation de
Malthus par Marx, tout aussi violente que celle de Proudhon, mais
radicalement différente. Que reproche Marx à Malthus ? Deux
choses apparemment distinctes : être un plagiaire (d’Anderson, de
Sismondi en particulier), être un économiste de piètre qualité,
comme en témoignent ses confusions, la superficialité de son ana-
lyse de valeur. Et pourtant, s’il renvoie dos à dos Malthus et
Ricardo, l’un comme défenseur de l’aristocratie foncière, l’autre de

1. Carnets, IV, p. 173. Ou encore : « Toujours plus d’hommes que de riches-


ses : cela est vrai éternellement » (Carnets, II, p. 120).
2. « Cet aperçu suffira pour donner au lecteur une juste idée des élucubrations
de M. Proudhon sur la police ou l’impôt, la balance du commerce, le crédit, le
communisme et la population » (Philosophie de la misère, p. 466).
Proudhon et le piège malthusien 29

la bourgeoisie industrielle, Marx ne cesse de dire son admiration


pour l’intégrité intellectuelle de Ricardo. Ainsi s’explique la cri-
tique de plagiat : Marx, ayant centré sa réfutation de Malthus sur le
plan de la théorie économique, il est doublement gagnant. Il fonde
en logique son rejet de la loi malthusienne de population, ayant
montré qu’elle repose sur une analyse économique erronée (il
n’existe pas de loi universelle de population, mais des lois propres à
chaque mode de production, ici le capitalisme), tout en retenant de
Malthus ce qu’il considère comme une intuition profonde, le risque
de sous-consommation dans le système capitaliste. Ce faisant, il
ramène Malthus au rang d’un économiste bourgeois parmi d’autres,
à qui ses intérêts de classe interdisent la rigueur scientifique. Sortie
de son cadre démographique, réévaluée à l’aune de la théorie éco-
nomique, la construction malthusienne perd évidemment son
caractère de piège inéluctable. Un indice ne trompe pas, quant à la
portée de la critique de Proudhon et de celle de Marx : le concept
de travail. Chez Proudhon, il a avant tout une dimension morale et
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métaphysique. Chez Marx, la dénonciation des conditions d’ex-
ploitation des classes ouvrières est rapidement dépassée et de fait
abandonnée au profit d’une conceptualisation en termes d’armée
industrielle de réserve. Nous sommes loin de l’enjeu démogra-
phique et des protestations de Proudhon : les questions de théorie
économique sont revenues au premier plan.
La troisième raison de l’échec de Proudhon tient à la place cen-
trale qu’il accorde à la métaphysique. Certes, le Système des contradic-
tions économiques qui est son grand traité d’économie politique et
sociale « pose sous une forme nouvelle, imprégnée de relativisme et
d’historisme, le problème des rapports entre économie politique et
socialisme »1. Dans l’œuvre d’Engels et de Marx, et en particulier
dans Le Capital, s’élabore aussi un vaste mouvement de théorisation
progressif où la démographie est largement réintégrée dans
l’économie politique. On l’a dit, le concept d’armée industrielle de
réserve est une première étape ; le concept de plus-value, quant à lui,
représente un progrès décisif parce qu’il permet à Marx, à partir
d’une critique de la théorie de la valeur chez Malthus, de poser le
problème des crises de sous-consommation. Mais la métaphysique
en est totalement absente, alors que le lecteur du Système des contradic-
tions économiques, quelque peu surpris, est introduit à l’économie
politique par un vaste prologue de 32 pages, dont le propos central
est l’ « hypothèse de Dieu » : « J’ai besoin de l’hypothèse de Dieu
pour fonder l’autorité des sciences sociales [...]. De même la philo-
sophie sociale n’admet point a priori que l’humanité dans ses actes

1. Gaëtan Pirou, Proudhonisme et marxisme, p. 180.


30 Yves Charbit

puisse se tromper ni être trompée : sans cela, que deviendrait


l’autorité du genre humain, c’est-à-dire l’autorité de la raison, syno-
nyme au fond de la souveraineté du peuple ? [...]. Le préambule de
toute constitution politique, cherchant une sanction et un principe,
est nécessairement celui-ci : Il est un Dieu [en italiques dans le texte] ;
ce qui veut dire que la société est gouvernée avec conseil, prémédita-
tion, intelligence. »1 Ainsi se dessine une conception quasi voltai-
rienne du Grand Horloger, que renforce le parallèle établi, sur la
même page, avec l’astronomie. Bien mieux, le huitième chapitre,
après celui consacré à l’impôt et avant celui qui traite de la balance du
commerce, s’intitule : De la responsabilité de l’homme et de Dieu sous la
loi de contradiction, ou solution du problème de la providence. Nous y
découvrons que Proudhon ne se sent jamais mieux que dans le per-
sonnage de Prométhée, de la révolte contre Zeus : « Le premier
devoir de l’homme intelligent et libre est de chasser incessamment
l’idée de Dieu de son esprit et de sa conscience. Car Dieu, s’il existe,
est essentiellement hostile à notre nature, et nous ne relevons aucu-
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nement de son autorité. Nous arrivons à la science malgré lui, au
bien-être malgré lui : chacun de nos progrès est une victoire dans
laquelle nous écrasons la Divinité. »2 Si l’on admet que cette dimen-
sion métaphysique de l’économie politique est au cœur de la pensée
proudhonienne3, on comprend que le travail de l’homme, qui
« continue l’œuvre de Dieu »4, lui paraisse quasi rédempteur, et sur-
tout qu’il soit au centre d’une loi d’équilibre de la population. C’est
dans cette perspective qu’il faut replacer ses considérations morales
étriquées sur la sexualité, la femme et la famille. On peut certes les
considérer comme petites-bourgeoises, mais c’est leur faire perdre
leur sens profond. Si l’on admet cette dimension métaphysique, on
s’explique bien mieux l’incapacité de Proudhon à échapper au piège
malthusien : dès lors qu’on fait une lecture objective de ses recom-
mandations en matière d’abstinence, qu’elles sont coupées de leur
arrière-plan métaphysique et réduites en quelque sorte à elles-
mêmes, elles ne diffèrent pas fondamentalement des préceptes du
pasteur anglican. Le jugement porté sur Proudhon par un malthusien
orthodoxe, Gustave du Puynode, est à cet égard impitoyable :
« L’économiste le plus orthodoxe signerait des deux mains [...] les
dernières pages de M. Proudhon sur la population. »5 Il y a plus per-

1. Contradictions économiques, I, p. 52. Selon l’expression de Pierre Ansart, le


travail est « l’agent exclusif de la vie sociale et de l’histoire », op. cit. (1970), p. 208.
2. Ibid., I, p. 382
3. Il écrit à Grün en décembre 1844 : « L’économie politique, c’est la méta-
physique en action. »
4. Ibid., I, p. 66.
5. Journal des Économistes, t. 21, 1848, p. 155
Proudhon et le piège malthusien 31

nicieux encore dans cet équilibre fragile entre construction scienti-


fique et perspectives métaphysiques. Aux yeux de Proudhon, sa loi,
parce qu’elle bénéficie de la cohérence avec la certitude de Dieu, a
une force qui vaut bien celle de Malthus, et il oppose son système à
celui de Malthus, avec la conviction intime de sa propre supériorité,
parce que, contrairement aux économistes, il n’a pas coupé
l’économie de son terreau métaphysique. Mais autant les deux pro-
gressions de Malthus bénéficient d’une crédibilité fondée sur les faits
(la croissance de la population des États-Unis, les rendements
décroissants), comment croire Proudhon quand il proclame
l’existence d’une progression géométrique de la production ? Finale-
ment, on mesure la supériorité de Malthus : comme nous l’avons
montré ailleurs, il avait réussi à concilier dans une synthèse magis-
trale, constat sociodémographique, modélisation économique et
injonction divine1.
Revenons au bref portrait intellectuel esquissé dans les premiè-
res pages de cet article. De l’échec de Proudhon se dégage un
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ultime enseignement : parce qu’il avait une connaissance spontanée
et immédiate de la société où il évoluait, ce penseur visionnaire a
pu être un grand témoin de son temps. Mais force est de constater
que confronté à la logique étroite de cette statistique appliquée
qu’est la démographie, le visionnaire a été réduit à l’impuissance.

Laboratoire Populations et Interdisciplinarité


Université René-Descartes - Paris 5
45, rue des Saints-Pères
75006 Paris
yves.charbit@paris5.sorbonne.fr

BIBLIOGRAPHIE

PROUDHON PIERRE JOSEPH

Œuvres complètes de Pierre Joseph Proudhon. Nouvelle édition publiée avec des Notes
et des Documents inédits, sous la dir. de C. Bouglé et H. Moysset, Paris,
Marcel Rivière, 6 vol.
Avertissement aux propriétaires, Paris, Marcel Rivière, 1938, p. 167-248 (daté
de 1842).
De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, Marcel Rivière, 1924, 423 p.
(daté de 1865).
De la célébration du dimanche (Mémoire couronné en 1839 par l’Académie de
Besançon), Paris, Marcel Rivière, 1926, p. 35-96.

1. Yves Charbit, art. cité.


32 Yves Charbit

De la création de l’ordre dans l’humanité, ou principes d’économie politique, Paris,


Marcel Rivière, 1927, p. 33-464 (publié en 1843).
La guerre et la paix, Paris, Marcel Rivière, 1927.
Le droit au travail et le droit de propriété, Paris, Marcel Rivière, 1938, p. 415-462
(daté du 5 octobre 1848).
Philosophie du progrès, Paris, Marcel Rivière, 1946, p. 29-131.
Programme révolutionnaire aux électeurs de la Seine, Paris, Marcel Rivière, 1938,
p. 301-333 (publié dans le Représentant du Peuple des 31 mai, 1er et
5 juin 1848).
Qu’est-ce que la propriété ?, Paris, Marcel Rivière, 1926, p. 19-353 (Il s’agit du
premier mémoire, publié en juin 1840. Le second mémoire fut publié le
24 avril 1841 et n’apporte pas grand-chose par rapport au premier
mémoire.)

CARNETS DE P. J. PROUDHON

Vol. I : Carnets I, II, III, IV (19 juillet 1843 - 24 décembre 1846), Paris, Marcel
Rivière, 1960, 441 p.
Vol. II : Carnets IV, V, VI (3 janvier 1847 - 24 février 1848), Paris, Marcel
Rivière, 1961, 411 p.
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Vol. III : Carnets VI, VII, VIII (25 février 1848 - 9 août 1850), Paris, Marcel
Rivière, 1968, 436 p.

AUTEURS CONTEMPORAINS DE PROUDHON


CITÉS DANS LE CORPS DU TEXTE

Baudrillart Henri, Manuel d’économie politique, Paris, 1872.


Leroy-Beaulieu Paul, De l’état intellectuel et moral des populations ouvrières, Paris,
1868, p. 99-103, 119-124.
Levasseur Émile, Journal des économistes, t. 4, 1866, p. 236-237.
Marx Karl, Misère de la philosophie, in Proudhon, Marx, Misère de la philosophie.
Philosophie de la misère, Paris, UGE, 1964, « 10-18 », p. 398-500.

SOURCES SECONDAIRES

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Ansart Pierre, Naissance de l’anarchisme. Esquisse d’une explication sociologique du
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Rivière, 1926, p. 19-30.
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Bouglé Célestin, Introduction à Proudhon, in Réformateurs sociaux. Collection de
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Charbit Yves, Du malthusianisme au populationnisme, les Économistes français et la
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Charbit Yves, Malthus populationniste ? Une lecture transdisciplinaire, Popula-
tion, no 1-2, 1998, p. 113-138.
Cuvillier Armand, Introduction à De la création de l’ordre dans l’humanité, 1843,
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Duroselle Jean-Baptiste, Les débuts du catholicisme social en France (1822-1870),


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la 5e édition de 1929).
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Pirou Gaëtan, Proudhonisme et marxisme, in Proudhon et notre temps, Paris,
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Sainte-Beuve Charles Augustin, P. J. Proudhon, sa vie et sa correspondance, Paris,
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Sauvy Alfred, À propos d’un calcul de Proudhon, Population, avril-juin 1959,
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Spengler Joseph J., French population theory since 1800, The Journal of Political
Economy, XLIV, no 6, décembre 1936.

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