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Malebranche et les mondes impossibles

Jean-Christophe Bardout
Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2015/4 (Tome 140), pages 473
à 490
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-3833
ISBN 9782130651499
DOI 10.3917/rphi.154.0473
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 05/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 192.167.192.190)

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MALEBRANCHE ET LES MONDES IMPOSSIBLES

Le xviie  siècle est, pour ainsi dire, la première époque des mondes
possibles. Qu’il s’agisse de la scolastique moderne ou des philosophies
post-cartésiennes, les spéculations sur le possible et le meilleur des
mondes possibles connaissent un développement incomparable1. C’est
à la métaphysique et plus spécialement à la théologie naturelle qu’il
revient de démontrer a priori que le monde actuel est le meilleur
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possible. Or, si le nom de Leibniz et sa théodicée viennent immé-
diatement à l’esprit, on sait que Malebranche s’inscrit à bon droit
dans une telle entreprise, en affirmant constamment que Dieu choisit,
au regard d’un certain nombre de critères déterminables a priori2,
le meilleur monde parmi une infinité de mondes possibles connus
dans son entendement3. C’est même à cette fin qu’il élabore une des
thèses les plus caractéristiques de sa philosophie, en formulant le
principe dit de la simplicité des voies4. Il s’agit en effet de donner à
comprendre pourquoi le monde actuel, en dépit de ses imperfections

1. Pour une mise au point particulièrement informée, voir J. Schmutz, « Qui


a inventé les mondes possibles ? », in « Les mondes possibles », Cahiers de philo-
sophie de l’université de Caen, sous la dir. de J.-C. Bardout et V. Jullien, n°  42,
2006.
2. Perfection maximale de l’ouvrage et simplicité des voies, c’est-à-dire des
moyens par lesquels Dieu agit, constituent les deux critères fondamentaux requis
pour que le monde soit à la fois créable et jugé le meilleur (ce qui, en définitive,
est tout un). Sans pouvoir ici entrer dans le détail de la théodicée malebranchiste
(dont nous interrogeons plutôt l’un des présupposés), voir notre Malebranche et la
Métaphysique, Paris, Puf, 1999, pp. 254-265.
3. Voir Traité de la nature et de la grâce (TNG) I, XIII, Œuvres complètes
(désormais OC suivi du tome en romain et de la page), sous la dir. d’A. Robinet,
Paris, Vrin-CNRS, V, p. 28. Pour une formulation très claire du principe à l’œuvre
dans la sélection du monde créable, voir Abrégé du TNG, V, OC IX, p. 1085.
4. Parmi de nombreux textes, voir XVIIe Éclaircissement (désormais Écl.),
OC III, p. 341.
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et des nombreux maux dont Malebranche ne cherche pas à minorer


la réalité5, est bel et bien le meilleur des mondes possibles. C’est
que Dieu n’a pas seulement égard à la perfection de son ouvrage,
mais aux moyens ou voies de son exécution. En dépit de ce qui, à
certains égards, peut apparaître comme un contre-sens leibnizien, la
perfection divine éclate plus encore dans la simplicité et la généralité
des lois prescrites au monde. En dépit de leurs divergences quant
à l’interprétation métaphysique de l’occasionnalisme et d’un usage
pour le moins différent du principe de raison, une conception partiel-
lement commune de la rationalité libère, chez les deux auteurs, la
possibilité d’une théodicée. À l’encontre de la thèse cartésienne de
la libre disposition par Dieu des vérités éternelles6, mais aussi des
possibles7, Malebranche et Leibniz font retour à une certaine univocité
des principes de la raison et affirment que les vérités géométriques,
arithmétiques et morales, autant que les principes de la logique, sont
identiques pour tout entendement, fini ou non8. Malebranche ira plus
loin encore dans l’affirmation de cette univocité, en montrant, dès La
Recherche de la vérité, que nous voyons par les idées mêmes de Dieu9,
et en développant, dans le Xe Éclaircissement à la Recherche (1678), le
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concept d’une raison «  plus indépendante que Dieu même10  ». Alors
que (comme nous avons tenté ailleurs de le montrer), la conception
cartésienne d’une disposition des vérités éternelles rend ipso facto
non pertinente une spéculation relative à d’autres mondes possibles11,
dans la mesure où les vérités qui structurent notre intelligence du

5. Concernant le traitement malebranchiste du mal et la rupture paradigma-


tique au regard de la tradition augustino-thomiste (mais aussi de la position leibni-
zienne), voir D. Moreau, « Malebranche, le désordre et le mal physique et noluit
consolari », in La Légereté de l’être, Paris, Vrin, 1998, pp. 147-172. Le monde
pouvait, absolument parlant être meilleur, dans la mesure où le mal n’est pas une
absence de bien, mais tend à devenir une véritable « grandeur négative ».
6. Voir les lettres des 15  avril, 6 et 27  mai 1630 à Mersenne, puis les
VIes Réponses, n° 8.
7. Une fois au moins, Descartes affirme que Dieu est « causa possibilium »,
Entretien avec Burman, Œuvres, éd. Adam et Tannery (AT), Paris, Vrin, t. V, p. 160
(tr. par J.-M. Beyssade, Puf, 1981, p.  170) ; voir déjà à Mersenne, 6  mai 1630,
AT I, p. 149.
8. Parmi une abondante littérature, voir, pour Malebranche, A. Lemoine, Des
vérités éternelles selon Malebranche, Paris, Vrin, 1936 ; et J.-L. Marion, « Création
des vérités éternelles. Principe de raison. Spinoza, Malebranche, Leibniz », in
Questions cartésiennes II, Paris, Puf, 2002, pp. 183-219 (en part. § 3 et 4).
9. Voir notamment RV, V, chap. V, OC II, pp.  168-169 ; Conversations chré-
tiennes, III, OC IV, pp. 69-70.
10. OC III, p. 131.
11. Voir notre étude « Remarques sur l’impossibilité cartésienne des mondes
possibles », in Les mondes possibles, Cahiers de philosophie de l’université de Caen,
op. cit.
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monde créé, contemporaines de celui-ci parce qu’elles relèvent de la


même causalité efficiente de Dieu, ne sauraient valoir pour d’autres
mondes possibles, le retour à une certaine univocité de la raison (mou-
vement commun aux grands post-cartésiens) restaure les conditions
d’une spéculation sur les possibles, du moins sur les critères a priori
de la possibilité, auxquels accède l’entendement fini. Dans le contexte
d’une critique de la thèse cartésienne, deux affirmations concernent
immédiatement une réflexion sur le possible et l’articulation des pos-
sibles en mondes possibles  : a) en connaissant les idées divines elles-
mêmes, assimilées aux essences éternelles, archétypes de la création
connus dans le Verbe indépendamment de leur existence actuelle12,
nous avons accès aux possibles, c’est-à-dire aux créables contenus
dans l’entendement de Dieu, bien que, rappelons-le dès maintenant,
nous n’accédions pas de même aux existences, dont l’origine relève
de l’unique volonté divine13  ; b) En accédant (au moins en principe)
aux créables par vision des idées en Dieu, il nous est loisible de
rendre raison du choix que Dieu a fait de ce monde au regard d’une
infinité d’autres qu’il pouvait créer. En d’autres termes, l’univocité du
principe de contradiction (qui mesure en premier lieu la possibilité
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du possible), ainsi que l’unicité du medium de la connaissance (l’idée
archétype accessible à tout entendement) nous mettent en quelque
sorte du conseil de Dieu, pour reprendre (a contrario) le mot même de
Descartes14. Or si l’entreprise de la théodicée a pu paraître concluante
en sa version leibnizienne, elle semble sujette à caution dans le cas
de Malebranche, quelles que soient ses intentions explicites.
Nous défendrons l’hypothèse suivante  : la mise en œuvre d’une
justification métaphysique du choix divin et la thèse selon laquelle
notre monde est nécessairement le meilleur de tous les possibles
impliquent, de l’aveu même de Malebranche, un certain nombre
d’ingrédients doctrinaux et de réquisits théoriques que l’oratorien
n’apparaît pas en mesure de satisfaire complètement. Tentons tout
d’abord de les recenser, tels que Malebranche lui-même les énonce,
avant de nous demander si le traitement qu’il leur réserve et l’usage
qu’il en fait répondent à sa propre intention philosophique.

12.  Jésus connaît les possibles par son union au Verbe, TNG II, XVII, add.,
OC V, p. 78 Le Verbe en tant que Verbe (entendons abstraction faite de la volonté
créatrice) est le lieu des possibles c’est-à-dire des essences. La volonté, distincte
du Verbe par une distinction de raison, est l’origine des existences : EMR VIII,
§ X, OC XII, p. 188 ; RV III, II, V, OC I, p. 435.
13.  RV IV, XI, OC II, p. 98 ; voir Lettre à Arnauld du 19 mars 1699, OC IX,
p. 959, etc.
14. Lettre à Elisabeth, 15 septembre 1645, AT IV, p. 292.
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Pour construire ce qu’on nommera, pour simplifier, une théodicée,


il ne convient pas simplement de conquérir le principe d’une univo-
cité épistémique des vérités et des essences. Bien des tenants de
l’univocité n’ont pas, expressément du moins, tenté d’établir que notre
monde était le meilleur possible. Afin d’élaborer un tel projet, une
conception particulière du possible est requise. Il ne suffit pas en effet
que la possibilité soit mesurée par la simple non-contradiction ou non-
répugnance logique15. Le traitement de la question des mondes pos-
sibles (qui requiert de comprendre comment des séries de possibles
– individus, événements, circonstances – se combinent et s’articulent
en systèmes cohérents)16, implique non seulement l’individualité de
chaque monde possible17, mais aussi l’individuation des possibles eux-
mêmes. C’est du reste ce que Malebranche est conduit à reconnaître.
Cette considération des mondes (ce qu’il nomme ouvrages) implique
bien la connaissance des individus qui les constituent  : « Il [Dieu]
considère entre autres son Église, Jésus-Christ qui en est le chef, et
toutes les personnes qui, en conséquence de l’établissement de cer-
taines lois générales, la doivent composer18.  »
En d’autres termes, lorsque Malebranche aborde (de manière assez
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sommaire il est vrai) le thème de la connaissance des possibles,
comme celui de la science des futurs contingents, il départit à Dieu
une connaissance des futurs en leur singularité19. C’est du reste ce que
Leibniz, de son côté, a parfaitement compris et théorisé, dès l’époque
du Discours de métaphysique, avec la mise au point de la doctrine
de la notion complète, qui stipule que l’individuation est acquise au
niveau du possible, entendons avant toute actualisation.
La justification métaphysique du choix du meilleur monde pos-
sible implique encore (condition qui est peut-être la plus difficile à
réaliser conceptuellement) un accès à la diversité de ces mondes,
afin de comprendre comment, et surtout pourquoi, Dieu a choisi le

15. Ce trait (en lui-même devenu très classique) apparaît cependant sous la
plume de Malebranche : Ier Éclaircissement, OC III, p. 26 ; EMR VII, § VI, OC XII,
p.  156 : « Dieu ne peut faire l’impossible, ou ce qui renferme une contradiction
manifeste ».
16. Malebranche s’exprime lui-même en termes de combinaison, ce qui
implique la différenciation des éléments constituants de celles-ci que sont les pos-
sibles. Voir TNG II, LXIII, OC V, p.  116. Abrégé du TNG, VII, OC IX, p.  1086 ;
XIV, p. 1091.
17.  « Dieu découvre dans les trésors infinis de sa sagesse une infinité
d’ouvrages possibles, et en même temps la voie la plus parfaite de produire chacun
d’eux », TNG I, LV, OC V, p. 57 ; TNG, IIIe Écl., XXII, OC V, p. 184 ; Réponse aux
vraies et fausses idées, OC VI, p. 48.
18.  TNG I, LV, OC V, p. 57, nous soulignons. Cf. TNG II, L, OC V, p. 109.
19. Voir par exemple Méditations chrétiennes V, § XV, OC X, p. 54.
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meilleur d’entre eux. Or, nous l’avons dit, Malebranche ne semble


pas satisfaire à l’ensemble des réquisits précités. En dépit de ce
que Leibniz comprenait comme un point de convergence entre leurs
deux philosophies, une des premières réceptions du «  système  » de
Malebranche confirme, à l’inverse, une forme de délitement théorique
des mondes possibles.
Conformément aux exigences qu’on vient d’identifier, revenons tout
d’abord aux traits de la théorie du possible. Nous pourrons ensuite
montrer comment la conception du possible rend peu aisée l’arti-
culation des possibles en séries ou en complexes de compossibles,
constituant des mondes possibles. La difficulté se dédouble, ou plutôt
se distribue selon deux points de vue  : au regard de Dieu, il paraît
difficile d’élucider le mécanisme de sélection des possibles dans le
cadre de la conception malebranchiste du possible. Mais cette diffi-
culté se retrouve au niveau de l’entendement fini, qui se doit d’accé-
der, au moins partiellement, à ce que pourraient être d’autres mondes
possibles.
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Le possible et le réel

Les débats sur le possible à la fin du Moyen Âge et au début des


temps modernes mettent en présence deux orientations principales.
On peut, dans une filiation thomiste, appréhender le possible à partir
de la toute-puissance divine  : est possible ce que peut réaliser la puis-
sance de Dieu20. On peut aussi (ce sera la position d’un Suarez notam-
ment) appréhender le possible indépendamment de la puissance  : sera
possible ce qui est pensable sans contradiction intrinsèque, qu’il soit
ou non actualisé par la puissance. Malebranche se rallie sans hésiter
à cette orientation proprement cogitative du possible21. Le possible
est d’abord ce qui est pensable sans contradiction, parce qu’il est
connu, donc vu en Dieu22. Rappelons les principaux traits de cette
conception prioritairement cognitive de la possibilité.

20. C’est la position notamment illustrée dans la question 25 de la Prima pars


de la Somme théologique.
21. Voir J.-C. Bardout, Malebranche et la Métaphysique, pp. 168-177.
22. En un texte au moins, Malebranche donne comme exemple de possibles
des objets de pensée qui ne pourraient se réaliser selon le cours de la nature,
parce qu’ils en contrediraient probablement les lois (telle une terre cubique), mais
restent pensables : « Quand on pense à des êtres possibles, et qui n’existent point
actuellement, par exemple à un soleil plat, à une terre cubique, à une montagne
d’or, au cercle des Géomètres, il n’est pas vrai qu’on ne pense à rien », Lettre à
Arnauld du 19 mars 1699, OC IX, p. 910.
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1) Le possible est d’abord ce qui n’est pas contradictoire. Alors


que la montagne sans vallée est impossible et représente le type
même de la contradiction logique, la montagne de marbre est pos-
sible, entendons que le sujet (la montagne) et la propriété (être de
marbre) ne sont pas contradictoires, ce qui signifie qu’elle peut
exister23.
2) Le possible est fréquemment identifié à l’essence de la chose
créable  ; Malebranche n’évoque pas tant les possibles (substanti-
vation au pluriel qu’il évite) que «  l’essence ou l’idée des êtres pos-
sibles24  ». S’agissant de la créature, c’est à la notion traditionnelle de
participation de l’essence divine par la chose créable que l’oratorien
confie le soin de nous donner à comprendre comment se constitue
la possibilité25.
3) Dans le prolongement de son identification avec l’idée, le pos-
sible est assimilé à l’intelligible26, et (notons-le dès maintenant) le
plus souvent à l’étendue qui, à partir du Xe Éclaircissement, est pensée
comme étendue intelligible.
4) Cette détermination cognitive du possible se renforce à la faveur
d’une remarque, en apparence anodine, relative à la manière dont
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l’oratorien use du terme. Malebranche ne parle que fort rarement
des possibles, au sens où ils désigneraient des objets ou des entités
à la fois virtuelles ou diminuées mais cognitivement consistantes.
« Possible  » apparaît le plus souvent sous la forme adjectivale, lorsque
notre auteur évoque les essences possibles ou les mondes possibles.
Mais, plus décisivement, le terme vient aussi qualifier une modalité de
la connaissance  : on connaîtra les choses comme possibles lorsqu’on
verra en Dieu leurs idées pures et abstraites de toute sensation, qui
affectent alors faiblement l’esprit  ; on connaîtra ces mêmes choses
comme existantes lorsqu’on sera affecté de diverses sensations. On
les connaîtra enfin comme nous appartenant lorsqu’elles nous affec-
teront trop fortement pour qu’on puisse poser leur existence hors de

23. Voir RV IV, XI, § II, OC II, p. 93. On notera, dans cette page, la traduction
de l’assertion : la montagne de marbre est possible, en affirmation d’une existence
possible.
24.  RV IV, chap. XI, OC II, p. 98.
25.  Abrégé du TNG, XIV, OC IX p.  1091 : « Dieu connaît parfaitement son
essence et toutes les manières possibles dont elle peut être limitée ou participée,
et par là il a des idées de tous les ouvrages possibles ».
26. Ainsi le TNG (I, XXIV) évoque, en parlant de la Sagesse divine « toutes
les créatures possibles, dont elle renferme les idées intelligibles », OC V, p.  38.
Si, en principe, le Verbe contient une pluralité d’idées, on va voir qu’en pratique,
la détermination du possible connaît plusieurs limitations.
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nous, ainsi qu’il en va dans l’expérience de la douleur27. En d’autres


termes, possibilité et existence ne renvoient plus tant à des manières
d’être qu’aux différents modes de manifestation des objets à l’esprit.
Possibilité et existence sont en voie de devenir de véritables caté-
gories épistémiques, ou si l’on veut, des manières dont l’entendement
se rapporte à ses représentations, au sens que Kant donnera à ces
catégories dans la table de la Critique de la raison pure.
5) Si le possible ne s’identifie pas, par définition, à l’être actuel,
son identification à l’essence vue en Dieu lui confère cependant la
dignité ontologique d’une réalité28. En dernière analyse, le possible
s’identifie au réel, puisque le possible, qui qualifie simultanément
l’être propre aux essences et la manière dont nous les connaissons,
renvoie aux perfections divines, en tant qu’elles sont opératrices de la
connaissance humaine. Nous touchons là à un paradoxe surprenant.
La réalité présente (on va le voir dans un instant) a des caractères
en quelque sorte opposés à l’existence  : ce qui est le plus réel (au
sens qu’on vient de rappeler) n’existe pas, du moins d’une existence
propre et particulière  ; à l’inverse, ce qui existe n’est en quelque sorte
pas réel, si du moins on privilégie l’entente de la réalité que fixe la
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possibilité contenue dans l’essence vue en Dieu. En d’autres termes,
la réalité se mesure par le fait d’être pensé29, alors que l’existence
relève intégralement de la causalité créatrice. La distinction male-
­branchiste entre raison universelle (lieu des essences représentées
dans les idées-archétypes) et puissance créatrice (opératrice de l’exis-
tence et des sentiments qui nous la manifestent) rejaillit en quelque
sorte sur l’opposition du réel pensable et de l’existant senti.
Ces rappels relatifs au concept du possible et à ses usages mettent
cependant en évidence des caractères pour le moins problématiques
au regard des fonctions requises pour une théodicée fondée sur le
concept de choix entre une pluralité de mondes possibles. Deux res-
trictions affectent immédiatement ce que nous nommerons l’extension
du possible et compromettent ipso facto son investissement dans la
conception et pour ainsi dire la consistance des mondes possibles.
En premier lieu, le possible est, de manière quasi exclusive, pensé
à partir de l’étendue intelligible  ; plusieurs textes en prononcent

27. Voir le texte très riche du VIe Écl., OC III, pp. 65-66, ou encore Réponse
à Régis, OC XVII-1, p. 287.
28. Le possible est affecté d’un niveau de réalité comparable à l’être actuel
ou existant, ce que rappelle sans ambiguïté l’Entretien d’un philosophe chrétien et
d’un philosophe chinois, OC XV, p. 4.
29. Les Conversations chrétiennes évoquent « la réalité intelligible de votre
idée », III, OC IV, p. 74 ; Réponse à Régis, OC XVII-1, p. 295.
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l’équivalence explicite30. La conséquence est dès lors inévitable et


dirimante pour la consistance de la notion même de monde possible.
L’étendue intelligible constitue simultanément la matrice de la repré-
sentation des possibles ou créables et l’idée du monde effectivement
créé. En d’autres termes, c’est par un identique opérateur cognitif
qu’on accède à l’essence du monde existant et à l’essence de tout
monde possible31.
L’opérateur épistémique des mondes dits possibles est, tout aussi
bien, celui par lequel nous avons connaissance de la nature du monde
actuel32. Or ceci n’est pas sans conséquence pour la limitation que
nous croyons pouvoir mettre au jour. Soulignons les indices de cet
inévitable reflux du possible sur l’existant, et des mondes possibles
sur le monde créé.
a) En abordant le possible à partir des multiples combinaisons
des parties d’une étendue (qu’elle soit idéale et intelligible ou actuel-
lement existante), l’oratorien se prive d’un moyen d’accès à d’autres
types d’étants possibles, pour deux raisons. En premier lieu, parce
que l’unique variable concevable dans l’étendue (intelligible ou créée)
réside dans la modification indéfinie des rapports de distance entre
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ses parties33. Un autre monde possible ne pourrait, dans ces condi-
tions, que s’apparenter à une autre combinaison des parties de la
même étendue, formant certes d’autres corps, dont la nature resterait
cependant identique à celle que nous connaissons. Plus que d’autres
mondes possibles, il conviendrait d’évoquer différentes variations phy-
siques du monde actuel34. Autrement dit, plus qu’à d’autres mondes
possibles, l’étendue intelligible donne accès à la possibilité du monde
actuel, dont elle livre en quelque sorte la substructure intelligible.

30. Voir par exemple Entretiens sur la métaphysique, II, § II, OC XII, p. 51 :
« Lorsque vous contemplez l’étendue intelligible, vous ne voyez encore que
l’archétype du monde matériel que nous habitons, et celui d’une infinité d’autres
possibles ».
31.  EMR II, § III, OC XII, p. 52. Cf. MCM IX, § IX, OC X, p. 99 : « L’étendue
intelligible est éternelle, immense, nécessaire. C’est l’immensité de l’Être divin, en
tant qu’infiniment participable par la créature corporelle, en tant que représentatif
d’une matière immense, c’est en un mot l’idée intelligible d’une infinité de mondes
possibles ». On notera que l’étendue intelligible fournit à la fois un moyen d’accès
épistémique aux possibles, mais aussi au monde actuel, ce que souligne le même
texte, dans les lignes qui suivent immédiatement.
32. Voir Entretiens sur la mort, II, OC XIII, p. 409.
33. L’étendue intelligible est, en ce sens, la condition de possibilité de la
représentation de tout corps possible, de tout mouvement possible entre les corps,
même si elle ne contient actuellement aucun corps ni aucun mouvement.
34. Les Entretiens sur la métaphysique (II, § III, OC XII, p.  52) livrent cette
formule qui sonne comme une sorte d’aveu : « L’étendue intelligible infinie n’est
l’archétype que d’une infinité de mondes possibles semblables au nôtre ».
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Malebranche et les mondes impossibles 481

Dans la ligne de l’interprétation cogitative de la possibilité rappelée


plus haut, le possible n’est pas l’autre de l’actuel, mais le fonde-
ment de sa plausibilité existentielle. En second lieu, la métaphy-
sique malebranchiste reconnaît d’emblée une division de l’étant en
deux genres strictement hétérogènes, les corps et les esprits. Or, à
supposer que l’étendue intelligible nous donne de concevoir ce que
seraient des possibles matériels (tel ou tel corps créable)35, on peine
à se représenter ce que pourraient être des possibles de nature spi-
rituelle, des âmes ou esprits possibles. Le refus malebranchiste de
nous donner accès à l’idée-archétype de notre âme (laquelle ne nous
est connue que par sentiment intérieur) rejaillit en quelque sorte sur
l’accès épistémique à sa possibilité, dans la mesure où l’idée est
conçue comme le vecteur épistémique du possible. Autrement dit, si
Malebranche admet d’autres possibles non réalisés, des esprits qui
auraient pu être créés mais ne l’ont pas été, ceux-ci nous restent
absolument inconcevables.
2) Il y a plus. Les possibles ne sont pas, en eux-mêmes, indi-
vidualisés. Il convient d’être de nouveau attentif à l’identification
du possible à une idée, en l’espèce l’étendue intelligible. La polé-
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mique avec Arnauld, déclenchée par la publication des Vraies et des
fausses idées en 1683, permet à Malebranche de préciser sa position
quant au problème des idées particulières. Les idées, on le sait,
sont assimilées aux perfections divines en tant qu’elles sont partici-
pables par les créatures. À ce titre, les idées ne peuvent (après une
éventuelle hésitation dans les premières éditions de la Recherche)
qu’être générales et infinies36, à l’instar de l’étendue intelligible qui
demeure pour nous le paradigme de l’idée claire et distincte. À
ce titre, les idées divines ne peuvent être particulières, ainsi qu’il
en va pour l’étendue intelligible, conçue comme l’idée générale de
toute étendue possible et de l’étendue actuellement créée. Ainsi n’y
a-t-il pas en Dieu une idée particulière du cheval ou de l’arbre37,
mais une idée générale de l’étendue, qui fonde et autorise les repré-
sentations des étants particuliers lorsqu’ils sont individués par les

35. Voir EMR III, § X, OC XII, p. 72.


36. Voir Conv. chrét. III, OC IV, p. 74. Si les idées sont finies et particulières,
elles ne peuvent être en Dieu. La doctrine dite de la vision en Dieu pose ainsi dans
toute sa radicalité le problème de la présence du fini dans l’infini divin. En dépit
de la mobilisation de la doctrine thomiste de l’idée comme participation (Somme
théologique, Ia, q.  14, citée à plusieurs reprises, notamment dans la lettre post-
hume à Arnauld du 19  mars 1699, OC IX, p.  910), Malebranche ne peut éviter
cette conséquence.
37.  Réponse aux vraies et fausses idées, OC VI, p. 110, puis p. 114.
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482 Jean-Christophe Bardout

sensations38. Pour Dieu, comme par conséquent pour l’homme, les


idées sont des types déterminant les caractères généraux de classes
d’individus (les corps en général, les espèces comme l’homme etc.)39,
mais incapables, en tant qu’idées ou archétypes, de représenter des
caractères individuants. C’est ainsi que de nombreux textes assi-
milent les idées aux perfections divines en tant qu’elles contiennent
et représentent les types idéaux des étants créables. Or, s’il y a bien
une hiérarchie des perfections en Dieu, cette pluralité de perfections
n’aboutit jamais à une pensée de l’individu  : « Il est évident que les
perfections qui sont en Dieu, lesquelles représentent les êtres créés
ou possibles, ne sont pas toutes égales, en tant que représentatives
de ces êtres, que celles, par exemple, qui représentent les corps ne
sont pas si nobles que celles qui représentent les esprits, et qu’entre
celles-là mêmes qui ne représentent que des corps ou que des esprits,
il  y en a de plus parfaites les unes que les autres à l’infini40.  »
Pour le dire autrement, les difficultés que Malebranche rencontre
dans l’élaboration d’un véritable principe d’individuation refluent en
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38. L’étendue intelligible ne donne pas accès à l’idée du soleil astronomique
effectivement créé, mais permet de se représenter toute figure circulaire, dotée de
propriétés immuables démontrables par la géométrie. Sur le problème des idées
particulières et les difficultés doctrinales relatives à l’articulation entre connais-
sance divine des mondes possibles et création du monde actuel, voir M. Gueroult,
Malebranche, t. I (La vision en Dieu), Paris, Aubier, 1955, pp. 210 sq. Le même
auteur met bien en évidence la tension forte qui traverse la réflexion malebran-
chiste entre la connaissance divine du monde créable et le contenu du Verbe ou
intellect divin : « Le Verbe est par là vidé pratiquement de toute connaissance
a priori des choses créables, alors qu’il se définit précisément par elle », ibid.,
p. 222. En aucun cas, le Verbe ne peut être conçu comme le moyen d’accès à des
possibles différenciés et constitués dans leur individualité noétique.
39. Malebranche évoque ainsi le Verbe qui renferme les « idées primordiales
de tous les êtres et créés et possibles », EMR III, § II, OC XII, p.  64. Même
expression dans la lettre sur l’efficace des idées, OC XVIII, p. 281. Or le qualifi-
catif « primordial » renvoie plutôt à une forme d’exemplarisme ou de schématisme
qu’à une pensée de l’individuel. Lorsque Malebranche convoque le vocabulaire de
l’exemplaire, c’est plutôt pour évoquer la production d’un genre d’être (la matière)
que d’un individu, Réponse à Régis, II, xi, OC XVII-1, p. 287.
40.  Xe Écl., OC III, p. 137. La diversité dans la quantité de perfection (même
si on peine à comprendre comment des perfections inégales peuvent coexister en
un être infiniment parfait) ne conduit pas, pour autant, à une pluralisation indivi-
duante, mais nous semble plutôt (autant que le texte permet de l’extrapoler) dif-
férencier des espèces ou des types. Le mouvement du texte du Xe Écl. est du
reste significatif : Malebranche évoque « l’idée d’une montre qui, outre les heures,
marque tous les différents mouvements des planètes » ; il évoque alors une plura-
lité d’idées intelligibles et une diversité hiérarchisée entre les perfections divines.
Mais lorsqu’il prend un exemple (ibid., p. 138), il se trouve comme contraint de se
limiter à hiérarchiser esprits et corps, sans pouvoir explorer plus avant le thème
d’une pluralité d’idées d’individus en Dieu. On ferait une remarque similaire à
propos de l’art. XIII de l’Abrégé du TNG, OC IX, p. 1089.
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Malebranche et les mondes impossibles 483

quelque sorte sur l’individualité des possibles et, on va le voir, sur


leur capacité à s’articuler en mondes possibles41.

Les apories des mondes possibles

Une théorie malebranchiste des mondes possibles nous semble se


heurter à trois obstacles dirimants. Le premier touche à la science
divine des mondes créables, le second à l’incapacité apparente du
possible à se constituer en instrument d’une doctrine des mondes
possibles et le dernier à la manière dont Malebranche se représente
le choix divin parmi des mondes possibles.

Dieu connaît-il le monde ?


Une telle question peut surprendre, dans la mesure où Malebranche
s’inscrit de prime abord dans une tradition «  intellectualiste  »  : Dieu
doit connaître préalablement le monde pour choisir parmi les possibles
et le porter à l’existence42. Or la manière dont Malebranche conçoit la
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science divine nous paraît difficilement compatible avec ses propres
requêtes. Sans pouvoir ici développer pour elles-mêmes les tensions
qui traversent sa conception de la science divine, il semble que
Malebranche éprouve les plus grandes difficultés à fonder dans le Verbe
ou intellect divin une véritable science des singularités43. Alors que le
Verbe contient les possibles44, assimilés comme on l’a vu à des essences
génériques ou spécifiques45, c’est dans une opération de sa volonté
inconcevable pour nous que Dieu accède aux existants et les produits46.

41. Nous avons tenté de mettre en évidence les difficultés relatives à l’élabo-


ration d’un principe d’individuation dans le cadre d’une noétique comme celle de
Malebranche dans notre étude « Toute-puissance et singularité », in Malebranche
et La légèreté de l’être, sous la dir. de B. Pinchard, Paris, Vrin, 1998.
42. La thèse est évidemment classique ; voir par exemple RV III, II, chap. VI,
OC I, p. 437 ; Réponse à la Dissertation de M. Arnauld, OC VII, p. 552 ; Lettre à
Arnauld du 19 mars 1699, OC IX, pp. 910, 950-951, etc.
43. M. Gueroult a bien vu le problème : « [...] la volonté de Dieu n’est plus conçue
comme imitant dans sa création, les modèles incréés des diverses créatures, puisque de
tels modèles particuliers n’ont point place dans le Verbe », op cit., t. I, p. 214.
44. Formellement, l’oratorien affirme une connaissance divine de la multipli-
cité des possibles : « [...] Dieu voit dans la simplicité de sa substance la multi-
­plicité infinie des êtres ou créés ou possibles », Lettre du 19 mars 1699, OC IX,
p. 922.
45. Voir TNG I, XXIV, add. OC V, p. 39.
46.  « Pour ce qui est des natures corruptibles et des vérités passagères, nous
ne les connaissons pas dans la volonté de Dieu comme Dieu même, car sa volonté
nous est inconnue ; mais nous les connaissons par le sentiment que Dieu cause
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484 Jean-Christophe Bardout

La thèse de la connaissance de l’existant par et dans la volonté est


difficile à cerner avec précision, non seulement parce qu’à notre
connaissance, Malebranche ne l’a jamais explicité vraiment, mais
aussi parce que la volonté, relevant de l’activité causale, est intrin-
sèquement inobjectivable dans une idée47. C’est dire que le monde,
en son détail, entendons dans la richesse des singularités qui le
composent, reste inconnu au Verbe48. La raison des singularités réside
dans l’unique volonté divine. Si l’entendement divin contient les pos-
sibles en général, ou si l’on préfère, la raison de la possibilité, il
ne détient pas en lui la raison du passage de la possibilité à l’exis-
tence49. Ainsi, note Martial Gueroult, «  le disque solaire en soi, dont
le diamètre a une existence locale déterminée, est créé par la volonté
divine hors de Dieu, hors du Verbe où réside l’Idée infinie du cercle
ou cercle intelligible50  ». En d’autres termes, ce que Dieu  connaît
par son intellect en son essence ne peut immédiatement s’apparenter
à ce que Malebranche lui-même entend par monde possible. C’est,
semble-t-il, dans et par la volonté que s’effectue la transition des
possibles universels à la constitution des créables, dans la mesure
où Dieu perçoit la causalité de sa volonté. Or si règne une certaine
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univocité au niveau des entendements divins et humains, une équi-
vocité radicale et sans retour affecte la connaissance de l’existant,
causé par Dieu et appréhendé dans sa volonté, senti par l’homme
affecté de sentiments.

en nous à leur présence », Conv. Chrét., III, OC IV, p.  67. En un sens, la thèse
d’une intellection par et dans la volonté pourrait s’apparenter à une formulation
de la lettre de Descartes au Père Mesland du 2 mai 1644 (AT IV, p. 119), relative
à l’unité radicale en Dieu de l’entendre et du vouloir. En dépit de leurs diver-
gences, on retrouve cette doctrine d’une appréhension des existants dans et par
la volonté divine chez Fénelon, Démonstration de l’existence de Dieu (DED), II,
chap. V, § 116, éd. cit. p. 679.
47. Parmi de nombreux textes, voir Entretien d’un philosophe chrétien et chi-
nois, OC XV, p.  22 ; Réponse aux vraies et aux fausses idées, XIX, § III, OC VI,
p. 136.
48. La diatribe antimalebranchiste de Bossuet dans son oraison funèbre de la
reine Marie-Thérèse (1er  septembre 1683), aurait, quoi qu’on en dise, valeur de
symptôme : « Que je méprise ces philosophes qui, mesurant les conseils de Dieu
à leurs pensées, ne le font auteur que d’un certain ordre général d’où le reste se
développe comme il peut ! » Et la suite est, pour nous, encore plus explicite :
« Comme s’il avait, à notre manière, des vues générales et confuses, et comme si
la souveraine Intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses
particulières qui seules subsistent véritablement », Œuvres oratoires, éd. Lebarq,
rev. et augm. par Urbain et Levesque, Paris, Desclée, 1914, vol. VI, p. 176.
49. Il convient à cet égard de nuancer l’idée selon laquelle l’essence posséde-
rait par soi une aptitude à l’existence, ainsi que nous l’écrivions dans Malebranche
et la Métaphysique, p. 172, n. 4.
50.  Op. cit., p. 217.
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Malebranche et les mondes impossibles 485

Possible et monde possible


En outre, on voit difficilement comment une conception du pos-
sible privé des opérateurs de sa propre individualité autorise le pas-
sage à une théorie des mondes possibles. En effet, la notion de monde
possible implique non seulement une collection déterminée d’entités
diverses et d’individus liés par des relations spatiotemporelles, mais
aussi la prévision d’événements affectant et engageant les individus,
événements qui demeurent contingents  : Pierre renie le Christ ou
non, César franchit le Rubicon ou s’en abstient, Alexandre vaincra
Darius51. Or, si l’étendue intelligible, paradigme de l’idée divine, peut
(en dépit des difficultés rappelées plus haut) suffire à représenter
des individus matériels diversement agencés (le soleil, un arbre ou
un cheval), on peine à assigner un opérateur de la connaissance
des événements, à la fois singuliers et contingents qui font la trame
d’un monde authentique. Qu’il nous suffise de rappeler que le Verbe
ou la raison universelle ne contient que des rapports de grandeurs
(commensurables) et des rapports de perfection, qui hiérarchisent des
essences, mais ne donnent pas accès à des contingents. En résumé,
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il semble qu’il manque à la conception du possible que nous avons
tenté de restituer un opérateur de diversification d’une part, et une
voie d’accès à de véritables alternatives ontologiques et cosmologiques
au monde actuel d’autre part52.

Des vrais et des faux possibles. La confirmation de Fénelon

On l’a rappelé, le fondement de la justification malebranchiste de


l’action divine repose sur l’hypothèse d’un véritable choix éclairé. Or,
on a tenté de montrer qu’une telle représentation se heurte à deux
obstacles théoriques  : la difficulté à constituer une théorie adéquate
du possible d’une part, l’impossibilité de penser l’articulation des pos-
sibles en véritables mondes d’autre part. À ces deux difficultés, de
nature métaphysique et noétique, s’en ajoute une dernière, cette fois
relative à la possibilité d’un véritable choix du meilleur monde parmi

51. On reconnaît les exemples pris par Leibniz notamment dans le Discours
de métaphysique, respectivement art. XIII et VIII, éd. de l’Académie, VI/4-B,
pp. 1548 et 1541.
52. Malebranche a du reste perçu la difficulté et adopte en quelque sorte, une
position de repli en reconnaissant que Dieu peut connaître une infinité de mondes
possibles auxquels nous n’avons pas accès, Entretien d’un philosophe chrétien et
chinois, OC XV, p. 34.
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486 Jean-Christophe Bardout

les possibles. L’affirmation d’un choix parmi l’infinité des mondes pos-
sibles paraît traversée par une tension qui met en question la crédibi-
lité, et pour ainsi dire la consistance du concept de choix libre. La
conception de l’ordre et le principe de la simplicité des voies paraissent
supprimer, en dépit des déclarations de Malebranche, la liberté divine
dans l’exécution de son projet créateur. À supposer que Dieu soit libre
de créer un monde, il ne semble nullement l’être de choisir parmi des
mondes possibles. Autrement dit, le monde actuel apparaît, en défini-
tive, comme le seul réellement possible. C’est ce que confirme la lecture
que Fénelon a faite du système de Malebranche, dans sa Réfutation du
système du Père Malebranche sur la nature et la grâce, probablement
rédigée à la fin de 1687 à l’instigation de Bossuet53, mais demeurée
inédite jusqu’à sa publication en 1820 dans l’édition dite de Versailles.
Souvent restée quelque peu dans l’ombre en raison de son caractère
inédit jusqu’au xixe  siècle, mais surtout de l’immense célébrité de la
polémique contemporaine entre Malebranche et le grand Arnauld, le
texte de Fénelon, en dépit de quelques longueurs, attaque lucidement
le système malebranchiste en quelques-uns de ses points névralgiques.
Il ne saurait s’agir ici d’en esquisser une analyse d’ensemble. Nous
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nous bornerons à relever les affirmations féneloniennes qui mettent
clairement en doute la liberté divine et, par voie de conséquence, la
consistance de la notion de monde possible en contexte malebranchiste.
Nous nous concentrerons principalement sur les sept premiers chapitres
de la Réfutation, qui examinent l’usage malebranchiste de l’ordre et les
conséquences du principe de la simplicité des voies54.
1) L’ordre qui est coessentiel à Dieu, et détermine donc sa volonté
sans choix55, prescrit à Dieu de produire le plus parfait56. Fénelon ira
plus loin dans cette interprétation nécessitariste de l’ordre, en tentant
de briser la distinction malebranchiste entre l’affirmation de la liberté
radicale de Dieu dans la décision créatrice et le choix nécessaire du

53. Concernant la date et les motifs de l’écrit de Fénelon, voir H. Gouhier,


Fénelon philosophe, Paris, Vrin, 1977, pp. 34-40.
54. Nous citons la Réfutation du système (désormais RS) et la DED d’après
l’édition de J. Le Brun, Œuvres de Fénelon, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. II,
1997.
55. S’agissant de l’ordre, voir RS, chap. II, pp.  335-336. La fin du chap. II
rappelle que l’ordre est absolument contraignant pour la volonté divine puisqu’il
s’identifie à l’essence de Dieu. Cf. chap. V, pp.  347-348. Malebranche définit en
effet l’ordre comme « règle essentielle de la volonté de Dieu », TNG I, XX.
56. Voir chap. I, p.  329 ; chap. III, p.  337 : « Le principe fondamental de
tout le système de l’auteur est que Dieu étant un être infiniment parfait, il ne peut
jamais rien produire qui ne porte le caractère de ses attributs et de son infinie
perfection, et qu’ainsi l’ordre inviolable le détermine invinciblement, supposé qu’il
agisse, à faire toujours tout ce qu’il peut faire de plus parfait ».
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Malebranche et les mondes impossibles 487

meilleur monde57, une fois pris le dessein de créer un monde58. En


d’autres termes, créer et créer ce qui s’impose nécessairement comme
le meilleur, c’est tout un.
2) Si Dieu réalise le plus parfait, ce qui est au-dessous du plus
parfait ne peut être choisi et n’est donc pas créable  : « Il s’ensuit
selon lui [Malebranche] que tout ce qui est au-dessous du plus parfait
est absolument impossible59.  » Dieu ne peut choisir autre chose que
le plus parfait. Tout autre choix serait contraire à l’ordre et donc à la
nature divine60. Fénelon commente les expressions comme «  l’ordre ne
permet pas61  », ou «  il serait indigne de Dieu  », en un sens rigoureux
et donc contraignant62.
3) Or, si Dieu ne peut, au titre de sa propre essence, choisir
l’ouvrage le moins parfait, celui-ci devient ipso facto impossible. À
supposer qu’il ne soit pas logiquement contradictoire (ce qui resterait
à démontrer puisqu’il contredirait à la nature divine) il est pour ainsi
dire moralement impossible, car, en le choisissant, Dieu contrevien-
drait à sa propre nature. Dieu n’a donc pas choisi parmi une infinité
de mondes possibles, dans la mesure où, en réalité, un seul est pos-
sible63. Fénelon refuse de s’en tenir à un critère purement cogitatif
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de la possibilité et ramène, en quelque sorte malgré lui, Malebranche
à un critère potentiel64. Le possible n’est pas le simple concevable
(critère qui est du reste insuffisant pour constituer une théorie des

57. La distinction des deux moments est fréquente ; voir par exemple Abrégé
du TNG, XI, OC IX, p. 1088 ; XIII, p. 1089.
58. Voir le chap. VI, p.  351 sq., qui tente d’établir que l’ordre, tel que
Malebranche en construit le concept, détermine autant Dieu à créer, qu’à créer
ce monde plutôt qu’un autre. Voir chap. VII, pp. 357-358 ; chap. XXXV, p. 498 :
« L’ordre ayant tout réglé invinciblement, il est faux que Dieu ait choisi entre
plusieurs ouvrages possibles ; il n’y en avait qu’un seul de possible, il était plus
parfait de le produire que de ne produire rien ; d’où il faut conclure que l’ordre a
déterminé Dieu à le produire et qu’ainsi il n’a été non plus libre pour agir ou pour
n’agir pas, que pour préférer le moins parfait au plus parfait. Ainsi voilà la liberté
de Dieu entièrement détruite, voilà le monde nécessaire et éternel [...] ».
59.  RS, chap. II, p. 336.
60.  RS, chap. XXXV, p. 498.
61. Voir Méditations chrétiennes, VIII, § X, OC X, p. 86.
62.  RS, chap. III, pp. 341-342.
63.  RS, chap. III, p. 341 : « Mais si l’ouvrage le moins parfait est impossible, il
est faux que Dieu ait choisi parmi plusieurs desseins possibles le plus parfait pour
faire son ouvrage. Dieu n’a pu voir comme possible que ce qui l’était véritablement. Il
n’y avait de possible que ce que l’ordre immuable et nécessaire permettait. Il n’y avait
de possible que ce que Dieu était capable de vouloir, et il n’était capable de vouloir
que ce qui était conforme à l’ordre parce qu’il aime l’ordre, d’un amour substantiel et
nécessaire. Dieu ne pouvait donc rien voir de possible au-dessous du plus parfait ».
64.  « Si l’auteur dit avec quelques scolastiques que les créatures ont une
possibilité objective hors de Dieu, du moins il avouera que cette possibilité est
dépendante de la puissance divine [...] » ibid.
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mondes possibles)65, mais il est l’effectuable, c’est-à-dire ce qui peut


être voulu sans contrevenir à l’ordre. Or tout monde moins parfait
étant ineffectuable, il devient ipso facto impossible et le monde actuel
est le seul possible66  : « Cette infinité de desseins se réduit à un seul,
car on ne peut choisir parmi des desseins impossibles67.  »
4) Pour conforter son analyse et cette réduction du possible
à l’actuel sur le fond d’une évolution du possible en effectuable,
Fénelon montre que Malebranche n’est pas en mesure de concevoir
une autre science en Dieu que la science de vision68. L’argument
fénelonien entend tirer les conséquences de l’unicité du monde actuel.
Si Dieu a fait tout ce qu’il pouvait faire, ce qui n’y figure pas ne
peut y figurer. Il n’a donc aucune existence, ni actuelle ni possible
et se trouve dès lors impossible, donc inconnaissable69. Le défaut de
puissance, impliqué par l’ordre70, détermine la dissolution entitative
et noétique de la possibilité71.
5) À l’encontre de ce qu’on a pu nommer l’intellectualisme
malebranchiste, Fénelon, ici plus proche de Descartes72, prend deux
décisions convergentes.
a) Il rétablit tout d’abord une forme de primat de la puissance
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sur la science73. La seconde partie de la Démonstration de l’existence
de Dieu (chapitre V, article V, science de Dieu), peut ici apporter
quelques très utiles précisions complémentaires s’agissant de la

65.  « Ainsi », note à juste titre H. Gouhier (op. cit., p. 43), « on ne saurait conce-
voir un être du possible qui, en Dieu, serait seulement objet de connaissance ».
66.  RS, chap. III, p. 342.
67.  « Tout était donc unique, et le dessein de l’ouvrage et la voie de
l’accomplir » (ibid.). Dieu n’avait qu’une seule chose à faire, il l’a faite et s’est
épuisé, pour reprendre la saisissante formule finale du chapitre (ibid.).
68. Rappelons que la théologie scolastique distingue la science de simple
intelligence, qui englobe tous les possibles (y compris ceux qui ne seront jamais
réalisés) et la science de vision qui porte sur les existants passés, présents et
futurs. Voir par exemple s. Thomas d’Aquin, Summa contra gentiles, I, chap.  66,
8 ; Sum. theol., Ia, q. 14, a. 9, resp.
69.  RS, chap. V, p. 346 : « [...] tout ce qui n’existe pas et qui n’est pas compris
dans le dessein général de Dieu est impossible, or ce qui est véritablement impossible
est un néant, dont Dieu ne peut jamais avoir aucune idée » ; voir chap. V, p.  348 ;
concernant le repli de la science divine sur la seule science de vision, voir ibid.,
p. 349. Il convient en outre de refuser à Dieu la science des futurs non réalisés.
70. La sagesse de Dieu le rend pour ainsi dire impuissant, note Malebranche en une
formule souvent citée, TNG I, I, add. OC V, p. 12 ; I, XXXVIII, add., OC V, p. 47.
71.  RS, chap. V, pp. 346-347.
72. Nous rejoignons les analyses d’Henri Gouhier, op. cit., pp.  48-49, qui va
jusqu’à rapprocher les formules féneloniennes sur le destin du paganisme (RS,
chap. II, p.  334, et XI, p.  373) de la doctrine de la création des vérités éternelles
refusant d’assujettir Dieu aux destinées (À Mersenne, 15 avril 1630, AT I, p. 145).
73. Une formule du chap. XVI de la RS (p. 401) est significative, qui évoque
« l’impossibilité de donner des bornes précises à une puissance infinie ».
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Malebranche et les mondes impossibles 489

profonde mutation des rapports entre puissance et possible. Loin de


faire du possible un objet préalablement contemplé par l’entendement
divin, c’est dans la puissance divine que Fénelon situe l’origine radi-
cale de la possibilité. Alors que Malebranche distingue entre entende-
ment ou sagesse d’une part, volonté et puissance d’autre part74, Fénelon
déplace la distinction. Il distingue la puissance, en qui Dieu intellige
les possibles75 et la volonté, lieu et raison ultime de l’existence76. Il
s’ensuit que le possible perd toute consistance intrinsèque, qu’on en
fasse un ens diminutum ou une non-contradiction logique77.
b) Fénelon affirme en outre la supériorité de la liberté divine sur
l’ordre. La perfection divine reste incommensurable avec tout ouvrage
créé, ce qui rend Dieu indifférent à ce qu’il crée78. Ce n’est pas à
dire que Dieu ne veut pas créer un univers meilleur qu’un autre  ;
mais il faut comprendre qu’en raison de la disproportion infinie entre
l’essence divine et un créable quel qu’il soit, aucun principe du meil-
leur ne peut venir s’imposer à Dieu79. C’est donc fort logiquement que

74. Volonté et puissance sont identifiées, au profit de la volonté, terme jugé


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plus clair que « puissance », XIIe Écl., OC III, p. 175.
75. La conception de la science divine esquissée dans le § 115 du chapitre V
de la Démonstration (p. 678) manifeste une dimension opérative : « Il faut conclure
qu’elle [la science] ne fait point les choses en les voyant, mais qu’elle les voit
parce qu’elles sont faites ». Voir cependant la formule finale qui maintient que la
science suppose son objet.
76.  « On ne peut connaître les êtres participés et créés que par l’être néces-
saire et créateur, dans la puissance duquel on trouve leur possibilité, ou essence, et
dans la volonté duquel on voit leur existence actuelle, car cette existence actuelle
n’étant point par soi-même, et ne portant point sa cause dans son propre fonds ne
peut être découverte que médiatement dans ce qui est précisément sa raison d’être,
dans la cause qui la tire actuellement de l’indifférence à être ou à n’être pas »,
DED II, chap. V, § 109, p. 675. Voir ibid., l’important § 112, p. 677.
77.  DED II, chap. V, § 116 : « Ainsi c’est dans sa seule puissance qu’il trouve leur
possibilité qui n’est rien par elle-même. C’est aussi dans sa volonté positive qu’il trouve
leur existence. Car pour leur essence, elle ne renferme en soi aucune raison ou cause
d’exister. Au contraire, elle renferme par soi nécessairement la non-existence ».
78. Voir RS, chap. VIII, p.  364 : « Dans cette supériorité infinie de Dieu qui
lui rend toutes les choses possibles également indifférentes, je trouve une parfaite
liberté ; comme il est infiniment au-dessus de tout ce qu’il peut choisir, il est souve-
rainement libre d’une liberté qui est la perfection souveraine » ; cf. chap. XI, p. 374 ;
chap. XVI, p. 401 : « Nous avons prouvé que le plus ou le moins d’unité et d’ordre
est toujours indifférent à Dieu, et que le choix lui en est purement arbitraire ».
79.  « Dans tous les choix que Dieu fait pour agir au-dehors ou pour n’agir pas,
pour produire le plus ou le moins parfait, il ne faut point chercher d’autre raison que
sa supériorité infinie et son domaine souverain sur tout ce qu’il peut faire ; il est si
grand qu’une créature ne peut avoir en elle de quoi le déterminer à la préférer à une
autre. Elles sont toutes deux bonnes et dignes de lui, mais toutes deux infiniment au-
dessous de sa perfection. Voilà sa pure liberté qui consiste dans la pleine puissance
de se déterminer par lui seul, et de choisir sans autre cause de détermination que
sa volonté suprême, qui fait bon tout ce qu’elle veut », RS, chap. VIII, pp. 365-366.
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Fénelon peut récuser le schéma d’une sélection du meilleur monde


possible parmi une multitude de plans concevables80.
***
La philosophie de Malebranche ne semble pas disposer des
moyens théoriques requis pour répondre à un de ses objectifs expli-
cites. Malebranche affirme que Dieu choisit le monde qui exprime
l’optimum entre perfection de l’ouvrage et moyens d’y parvenir. Pour
ce faire, l’oratorien est inévitablement conduit à tenir, à l’instar du
reste de toute philosophie qui prétend intégrer le dogme d’une créa-
tion du monde, que Dieu connaît celui-ci jusqu’en son détail81.
Or, par-delà l’affirmation métaphysique de cet optimum, le détail
du mécanisme de sélection du meilleur monde possible reste émi-
nemment problématique. Nous avons mis en évidence trois difficultés,
ou pour ainsi dire trois points de résistance.
1) L’analyse du concept du possible fait apparaître une indéter-
mination de la possibilité contenue dans les idées-archétypes  : le
possible se tient, pour ainsi parler, en deçà de l’individuel. Si des
individus possibles sont pensables, rien ne permet à l’entendement fini
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d’y accéder. De ce fait, la transition de ce possible indéterminé à la
singularité de l’existant reste non élucidée, ce dont témoigne l’enraci-
nement de l’existence dans une volonté par ailleurs irreprésentable.
2) D’autres mondes possibles paraissent alors tout aussi difficiles
à se représenter. L’universalité fonctionnelle de l’étendue intelligible
en livre une illustration patente, que confirme encore l’absence du
recours à des exemples contrefactuels.
3) La structure du choix divin pour ainsi dire tyrannisé par l’obli-
gation du meilleur et le nécessitarisme qui s’y laisse deviner achève
de dissoudre la consistance du possible.
L’opposition de Malebranche à Descartes relative à l’univocité de la
raison reste donc sans portée sur la question des mondes possibles.
Jean-Christophe Bardout
Université Rennes-I
jcbardout@orange.fr

Le principe du meilleur est expressément rejeté dans les lignes qui suivent, p. 366 :
« La sagesse infinie de Dieu ne peut le déterminer à choisir le meilleur, quand
il n’y a aucun objet déterminé qui soit effectivement le meilleur par rapport à sa
perfection souveraine dont les choses les plus parfaites sont toujours infiniment
éloignées ».
80.  DED II, chap. V, § 118.
81. La qualité de scrutateur des cœurs ne laisse aucun doute à ce sujet ; voir
notamment TNG II, XVII, add. OC v, p. 84.
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