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DESCARTES 71

le mot anglais : c never explain, never apologim > ; oà lo fait


de suivre inflexiblement sa décision importe plus que le contenu
précis de cette décision ; où le mal est supporté plutôt que
mi nimisé:

Quand on considère les biens et les maux qui peuvent être en


une même chose, pour savoir l'estime qu'on en doit faire, comme
fai fait lorsque j'ai parlé de l' estime que nous devions faire de
cette vie, on prend le bien pour tout ce qui s'y trouve dont on peut
avoir quelque commodité, et on ne nomme mal que ce dont on peut
recevoir de ! 'incommodité ; car pour les autres défauts qui peuvent
y être, on ne les compte point. Ains� lorsqu'on offre un emploi à
quelqu'un, il considère d'un côté l'honneur et le profit qu'il en peut
attendre, comme des biens, et de l'autre la peine, le péril, la perte
du temps, et d'autres telles choses comme des maux; et comparant
ces maux avec ces biens, selon qu'il trouve ceux-ci plus ou moins
grands que ceux-là, il l'accepte ou le refuse. Or ce qui m'a fait
dire, en ce dernier sens, qu'il y a toujours plus de biens que de
m aux en cette vie, c'est le peu d'état que je crois que nous devons
faire de toutes les choses qui sont hors de nous, et qui ne dépendent
point de notre libre arbitre, à comparaison de celles qui en dépen­
dent, lesquelles nous pouvons toujours rendre bonnes; lorsque nous
en savons bien user; et nous pouvons empêcher, par leur moyen,
que tous les maux qui viennent d'ailleurs, tant grands qu'ils puissent
être, n'entrent plus en avant dans notre âme que la tristesse qu'y
excitent les comédiens, quand ils représentent devant nous quelques
actions fort funestes; mais j'avoue qu'il faut être fort philosophe,
pour arriver jusqu'à ce point 81•

Ainsi les bénéfices sont de vrais bénéfices, mais les coftts


ne sont pas toujours de vrais coOts : cette confusion de la
prudence et la morale rendent problématique la notion même
de stratégie". On verra que Leibniz représente plus nettement
une mise en œuvre systématique et cohérente de la ra�on�té
calculatrice, même si les subtilités cartésiennes - la rationalité
au second degré, le coût de l'information - 1� font défaut.
Les intuitions de Descartes, si clairvoyantes soient-elles, sont
.
trop ambiguës dans leur contexte pour qu'on puisse leur a�bu�
une signification substantielle. L'homme �e Descart� n est m
l'atome des utilitaristes, ni l'acteur stratégique des sciences de
la décision ; il cherche surtout cette maîtrise de soi qui rend

83. AT IV, p. 3S4.


84. Confusion '1 Un!� ind6chirable, dit plutôt R. PoUN, c Descartes
et 1a Philos ophie Politique •,unep. 3?4. Or. il � t. comme nous une
tension chez Descartes enf:re philosophie de 1 action et une philoso­
phie du rep liement IUJ' SOI.
"
... . - _, 'l'I
11,
u
184 LA FORMATION DE L'ESPI.IT CAPITALISTE

et de son prestige, plutôt que de trouver le nombre optimal


d'esclaves qui maximiserait le profit 13•

!l Il nou s s emble important d'insister sur les rapports entre
1
la distinction du brut et du net d'une part et la théorie wéb6-
rienne de la rationalité instrumentale d'autre part. Pour Weber
l'acteur capitaliste, chez qui prédomine la rationalité instrU·
mentale, prend ses décision s en fonction non seulement de la
l fin désirée, mais aussi des moyen s requis pour la réaliser et des

conséquences indirectes qu'elle peut entraîner. En groupant les
moyens et les conséquences comme « coûts , et en voyant la
Il fin comme c revenu >, il est clair que la spécificité de la ratio­
nalité instrumentale est précisément de considérer le revenu net
Il'
plutôt que le revenu brut ; en revanche - mais ici l'on entre dans
le domaine difficile de l'exégèse wébérienne - la ra tionalité des
I• valeurs peut être interprétée comme la recherche du revenu
brut et donc comme une modalité pré-capitaliste. On verra en
effet que si Malebranche et Leibniz considèrent le profit plus
l que la production, cette dernière domine chez Arnauld, qui
sur d'autres points encore garde une conception nettement P�
capitaliste et artisanale de l'univers. Dernière remarque préli­
minaire qui s'impose : même si Leibniz et ses commentateurs
emploient parfois des expressions telles que « tirer le maximum
de perfection du minimum d'espace , un instant de réflexion
suffit pour comprendre que cette double maximisation est une
opération logiquement impossible : le minimum d'espace est
un espace nul, qui ne maximise certainement pas la per­
fection. Il faut dire, comme le fait d'ailleurs Leibniz dans ses
textes plus rigoureux, que le but est soit d'obtenir un maximum
de perfection pour un espace donné, soit d'obtenir un� �r­
fectioo donnée avec un minimum d'espace. La double maxumsa­
tion a un sens seulement si on la conçoit comme étant composée
de deux opérations succ�ives; c'est une idée d'Arnauld sur
laquelle nous reviendrons ...
I•

5S. Voir notre analyse do la tblorie Heael-Genovese en c Soine Concep,,


tuai Probloms :., op. clt.; le problàme est assez compliqué.
56. Pour des exemples leibDiziom de ce mauvais usase voir Œuvru,
éd. FOuÇher de caroil, t. IL p. S40 : c Trouver les collltl'Uctiom... qui
font le plus d'effet ave1; le moiua d'embarras � ou GP IV, p. 430 : c qui
eatenne la ,tus de r6allt6a dl.Dl le moins de volume qu'il peut > ; un
texte plut ngoureux demande par co ntre que c plus realitatis existat in
c1a1o volwnino live rtœPtaculo > (0 P. 12). GVBaOIJLT (p. 227) reprend
r� que c l• nwubnrun d'0181ncoa ou de forces puisse insérer aa
r6alisatioa clam le minimllm de place> i Y. BD.AVAL (Leibniz, Paria 1969,
186 LA FORMATION DE L'ESPRIT CAPITALISTE

à la réalisation d'un bien supérieur. La somme totale du bien


est rendue plus grande par l'action du roi, même aprè s sous­
traction du mal impliqué dans les moyens choisis.
En vérité les conceptions de Descartes et de Leibniz sont loin
d'épuiser l'ensemble des théories possibles de la rationalité divine.
On peut distinguer, nous semble-t-il, au moins les quatre posi­
tions suivantes, citées dans un ordre de rationalité croissante. Bn
premier lieu la théorie cartésienne qui nie radicalement la
possibilité d'une comparaison entre les mondes possibles : une
telle comparaison implique un critère du meill eur qui préexis­
terait au choix divin, t andis que pour Descartes ce critère n'est
constitué que dans et par ce choix. En deuxième lieu les théories
scolastiques auxquelles se réfère Grua et d'après lesquelles
Dieu c pourrait faire d'autres créatures, ou même un monde
plus parfait, car il peut toujours créer au-delà de toute œuvre
donnée 11 , : ainsi les mondes possibles sont bien comparables
entre eux, mais la fonction qui attribue à chaque monde une
quantité précise de perfection n'atteint pas de maximum dans
l'ensemble des mondes possibles•. En troisième lieu la conception
d'Arnauld, qui admet une rationalité au moins partielle dans les
actions de Dieu, qui c a dd se déterminer à créer le monde tel
qu'il lui a plu, et choisir ensuite les voies les plus simples pour
le produire et le conserver 11 >. C'est dire que la fin est choisie
sans considération des moyens, tandis que pour la réaliser on
cherche les moyens les plus efficaces. Il y a ici deux choix
successifs, qui obéissent à la logique suivante: maximiser d'abord
le revenu (brut), minimiser ensuite les codts nécessaires pour
la production de ce revenu maximal. S'il existe un volume
maximal de production, il se peut en effet très bien qu'il soit
possible de le réalis er par plusieurs co mbinaisons différentes
des facteurs de production, parmi lesquelles on choisit celle
qui est la moins codteuse. Alors la fin et les moyens sont

59. JU p. 299.
60. En supposant d6finie une topolosie sur cet ensem ble et en supposant
continue cette fonction, rabsence d'on maxiJDUID p e ut 8tre due soit à
ce que l'ensemble des mondes possibles n'es pas b m6, soit à ce
t o
qu'il n'est pas ferm6. La p remiàre J)OS811>ili1' - bien que trop prkise -
est sana doute celle qui correspond le mie� à la pe�. scol�stique ;
on vena au chapitre suivant que la deUXl�e po111bilit6 n est pas
enti6rcment à exclure.
61. A. ARNAULD, Rl/lexlon.r PhllolophiqUU et Th"'loglque1 B&lr le
Nouveau Syatime u la Nature et de la Gr4ce, Cologne 1685, t. 1, p. 44.
Le pauap compl et est cit 6 plus loin.
L'ENTREPRENEUR DIVIN 187
incomparables; dans un rapport d'ordre lexicographique. On
a vu ci-dessus que l'entreprise qui détermine le volume à produire
sans faire entrer le rapport entre les coûts et les revenus, s'éloi­
gne de la rationalité capitaliste et instrumentale. Or une fois
choisi ce volume, on peut s'efforcer de le produire de la manière
la moins coûteuse; alors, dans la phrase de Weber, c ist das
ffandeln nur in seinen Mittel zweckrational a >. En quatrième
lieu vient la théologie de Malebranche, qui affirme hardiment
que c Dieu pouvait sans doute faire un monde plus parfait
que celui que nous habitons, [mais] pour faire ce monde plus
parfait, il aurait fallu qu'il edt changé la simplicité de ses
voies a >. S elon cette position, la perfection brute de l'univers
aurait pu être plus grande, mais aux coftts d'une dépense
supplémentaire qui serait plus grande encore et qui laisserait
donc une perfection nette moins élevée.
Afin de bien comprendre la logique - parfois difficile - de
la maximisation, on nous permettra une brève digression pour
analyser l'oppo sition Arnauld-Malebranche en termes de la
théorie moderne de l'équil ibre économique général ... Dans
cette théorie le but est de démontrer l'existence d'un équilibre
de marché, en imposant certaines conditions au comportement
des agents économiques. Il faut notamment démontrer l'existence
(pour un vecteur-prix donné) d'un maximum de profit pour
chaque entreprise et d'un maximum d'utilité pour chaque consom­
mateu r, en tenant compte de la possibilité qu'il peut y avoir
plusieurs vectems-marchandises qui réalisent ce maximum. Pour
Malebranche et Leibniz Dieu est comparable à l'entrepreneur
qui cherche à réaliser le maximum de profit. Pour Leibniz il
faut que ce maximum soit réalisé par un seul monde parmi les
mondes possibles, puisque autrement Dieu n'aurait pas de raison
pour son choix entre les plusieurs mondes qui réaliseraient le
maximum ; par contre rien dans la théologie de Malebranche
n'exclut, autant que nous sachions, que ce maximum soit atteint
dans plusieurs des mondes possibles, à perfection égale et
maximale. Pour Arnauld Dieu cherche plutôt à réaliser le
maximum de production, ce qui peut aussi se faire de plusieurs

62. Wlrtschaft und Gesellschaft, p. 13.


63. MALEBRANCHE, Œuvres comp1'te1, t. V, Paris 1958, p. 29. Le pas­
sage complet sera cit6 plus loin.
64. Expos6 rigoureux en O. Duuu, Theory of Yalw, New York 1959 •
analY• conceptuelle en J. Qulll and R. SAPOSNoK, Introduction to GeneraÎ
Equilibrium Theory and Welfare Economies, New York 1968.

198 LA FORMATION DE L'ESPRIT CAPITALISTE

d'un point de vue pré-capitaliste. Un mode de production capi­


taliste et rationnel est en effet fondé sur « le dessin du produit
en fonction du processus de production " >, puisque l'important
1
est de rentabilise r le capital plutôt que de perfectionner le
produit. Pour Leibniz qui se réfère à cette c inve ntion qui est
pour ainsi dire mon capital ,, cette notion n'a rien d'étrange,
mais pour Arnauld ce renversement de la fin et des moy ens
a dd sembler plus choquant. En deuxième lieu Arnauld n'a
que mal saisi la logique capitaliste qu'il dénonce chez Male­
branch e . Pour Arnauld le problème se présente toujours en
termes de deux choix successifs : choix d'abord de la fin et
ensuite des moyens selon sa propre conception, choix d'abord
des moyens et ensuite de la fin selon la conception qu'il attri­
bue à Malebranche. Or on ne saurait trop insister sur l'idée
que dans le capitalisme ces deux choix se font simultanément,
dans une se ule opération de maximisation. A court terme
les moyens (les instruments de production) sont donnés et il
s'agit de maximiser leur re ndement, mais à long terme on doit
faire varier même les moyens afin de trouv er le rendement net
maximal.
Abordons maintenant le problème difficile de la rationalité
divine selon Leibniz. Nous avons distingué ci-dessus deux pro­
blèmes : pourquoi la pedection n'est-elle qu'un maximu m?
comment interpréter la notion de cotîts métaphysiques ? Com­
mençons par citer les deux textes capitaux où Leibniz propose
l'analogie économico-métaphysique en question
On peut donc dire que celui qui agit parfaitement est sembl�ble
à un excellent Geomètre, qui sait trouver les meilleu res constructions
d·u� problème ; � � bon Architecte qui ménage sa place et le !onds
destiné pour le battment de la manière la plus avantage use, ne la!ssant
rien de choquant, ou qui soit destitu é de la beauté dont il est
susceptible ; à un bon Père de famille, qui emploie. son bie!1 . en
sorte qu'il n'y ait rien d'inculte ni de stérile ; à un habile macb�ste
qui fait son effet par la voie la moins embarrassée qu'o� pu1Sse
choisir; et à un savant auteur, qui enferme le plus de réalités dans
le moins de volume qu'il peut •.
Les voies de Dieu sont les plus simples et les plus uniformes
c'est qu'il choisit des règles qui se limitent le moins le s �es. �es
autres. Elles sont aussi les plus fécondes par rapport à la sunplic1t é
des voies. C'est comme si l'on disait qu'une maison a été la meille�e
qu'on ait pu faire avec la même dq,ense. On pe ut même réduire

92. S. Pou.dl>. The G�null of Modern Manag�,n�n,, p. l24.


93. GP IV, p. 430.
202 LA FORMATION OE t}ESPRif CAPITALISTE

préexistent aux choses et aux forces qui les rempll55ent 109• Comme
on l'a vu déjà au chapitre précédent, Leibniz ie sert ici de
deux raisonnements difficilement compatibles. D'une part il
veut rendre compte de la constitution du tem� et de l'espace
par les choses, d'autre part il essaie de déterminer l'utilisation
optimale du temps et de l'espace, comme s'ils prétxistaient aux
choses. Tout se passe ici comme si la force de l'analogie écono­
mique détruit la rigueur de la pensée leibnizienne, au moins dans
les textes que nous avons cités. En toute rigueur métaphysique
ce sont les lois de compossibilité qui déterminent \e maximum,
le temps et l'espace n'étant que les règles de succession et de
coexistence de ce maximum. Sous l'impact de la pensée éco­
nomique Leibniz tend néanmoins à affirmer qu'il s'agit pour
Dieu d'utiliser au maximum des ressources spatio-temporelles
données 1°'.
Cette ambiguïté signalée, observons maintenant qu'il est très
difficile de donner ici un sens à la notion d,un coflt, définie 1
comme une quantité à soustraire à une autre quantité. Il n�
s'agit pas de dépenser de l'énergie afin d'en produire plus ; il 1
n'y a pas deux formes d'énergie dont rune est positive et l'autre
est négative. Le mal métaphysique est simplement la privation,
l'absence de quelque chose, la négation passive. Par contre le
mal physique et le mal moral - la souffrance et le péché -
constituent des quantités négatives réellement existantes, com me
on le verra plus loin à propos d'un texte de Kant. Ce n'est
donc que dans l'économie morale que la notion de coût peut

· st
103. Citons en note un passage additionnel : c Semper sci'li cet em
in rebus principium determinationis quod a Maximo Minimo�e p � eten du
est, ut nempe maximus praestetur effectus, minimo ut sic dicam s :
Et hoc loco tempus, locus, aut ut verbo dicam, receptivitas vel °!di!�im
mundi baberi potest pro sumtu sive terreno, in quo quarn comOm
C mmoditatei
est aedificandum, formarum autem varietates respondent abet ut in
aedüicü multitudinique et eleaantiae camerarum. Et sese re: s secundum
lubis quibusdam, cum loco omnia in Tabula sunt replen 'is exclusus
certas leges, ubi niai artificio quodam utare, postremo spatl volebas >
iniquis, plura cogeris loca relinquere vacua, quam poteras vel 1
(GP VU, pp. 303-304.) 0 t d
t 04. La distinction peut . se prkiser, en e.xaminant .la e û fa�dr.:
mondes possibles non actualisâ. Dana I analogie konoauqu
'
ce tri­
croire que tous les univers possal>les comportent le meine :n':es non
dimensionnel et qu'ils diffèrent seulement en ce que _ tes ':iboptimale
actualisâ utilisent et remplissen� cet espace de ,.mam�re111ondes possi:
Dana une pen8'e plus rigoureuse il faut admettre 1 id6e de edt un espace
blea avec un espace bi-dimemionnel qui ne serait pas seuleJP
tri-dimensionnel mal rempli.
210 LA FORMATION DE L'ESPRIT CAPITALISTE
1
1
le problème des crises périodiques. Nous examinerons dans 1
l'ordre ces trois questions, avec pourtant la particularité suivante. 1
Les textes qui ne font aucune mention explicite du temps
peuvent porter soit sur les théodicées instantanées soit sur les
théodicées en toute généralité, y compris les théodicées tem­
porelles. Ces textes seront cités à l'appui de nos remarques
sur le premier des trois problèmes distingués, même s'ils ont
padois une portée plus large.
Tout lecteur de la Confessio Philosophi et de la Théodicée
connaît les formules leibniziennes : la consonance qui se dégage
grâce aux dissonances, la peinture dont la lumière demande un
fond d'ombre, la répétition qui diminue la perfection, l'impos­
sibilité métaphysique d'une égalité parfaite de toutes choses, le
fait que deux nombres impairs donent un nombre pair, que deux
corps froids donnent parfois de la chaleur, que deux fluides peu­
vent former un solide, que l'union de deu� choses insignifiantes
peut être supérieure à l'union de deux choses admirables, qu'il
faut connaître l'aigre afin d'apprécier le doux, la maladie pour
apprécier la santé, que le repentir demande le châtiment, que
le plaisir que nous prenons d'un roman ou d'une comédie vient
de l'apparence initiale de chaos ou de danger qui est ens uite
écartée. On retrouve la plupart de ces métaphores chez les
contemporains de Leibniz, bien qu'elles occupent chez lui une
place particulièrement importante. Or il est clair que ces phrases
décousues ne constituent pas une philosophie, puisque seule
une formulation mathématique est susceptible d'exprimer avec
précision le rapport entre l'optimal et le suboptimal. En entre­
prenant l'étude des textes où est proposée l'analogie mathéma ­
tique de la t héodicée, on s'aperçoit pourtant d'une confusio�
assez surprenante. Il s'agit de situer le principe suivant : l'o�ti­
malité du tout exige l'optimalité de chaque part ie. Ce pri�c1�
est à interpréter en deux univers distincts : l'univers quantitatif
des mathématiques, l'univers qualitatif des esp rit s. Sur la
question de savoir si ce principe est valable dans l'un ou l'autre
des deux univers, Leibniz semble osciller entre trois positions
distin ctes. En premier lieu on peut citer le texte célèbre ��
Tentamen Anagogicum sur lequel s'appuie Couturat u lorsq� il
parle de c l'origine logico-mathématique de l'optimisme le1b­
nizien >

11. CotJTUliT, p. 224 14.


r
222 LA FORMATION DE L'ESPRIT CAPITALISTE

sances et les décadences, les naissances et les morts, les dévelop­


pements et les enveloppements sont susceptibles de se compenser
1 exactement : ainsi le monde biologique pourrait-il faire modèle
de stabilité - mais d'une stabilité héraclitéenne - plutôt que
i de progrès ; proposition à laquelle le chapitre suivant apportera
" une réserve importante.
,1
1
Autre ambiguïté dans la biologie leibnizienne est celle du
1 « problème du temps dans un univers apparemment immua­
1
ble •1 >, difficulté qui se pose au niveau de l'organisme (épigenèse
ou préformation?) aussi bien qu'au niveau de l'espèce (transfor­
mation ou fixité ?). De manière générale on peut rappeler que la
notion d'une théorie organique du progrès est loin d'être univo­
que, puisqu'elle dépend étroitement de la notion de l'organisme
qu'on prend pour modèle. Ainsi chacun des trois modes prin·
cipaux de la philosophie de l'histoire - mettant au centre
respectivement les notions de nécessité, de liberté et d'accident -
sont-ils susceptibles de recevoir une représentation biologique,
en termes de préformation, d'épigenèse ou de mutations u. Leibniz
évidemment est préformationiste; sa métaphysique n'a de place
pour aucune dynamis, sauf celle qui précède le choix divin du
meilleur monde. Au niveau de l'espèce il est évident que le 1
transformationisme de Leibniz ne saurait être qu'apparent" et
l'on peut dire avec Radl " que le concept d'evolutio prend
chez Leibniz un sens rationaliste plus qu'historique : il s'agit
d'une déduction plutôt que d'un développement. Inutile d'insister
sur la place absolument centrale qu'occupe cette idée dans le
41. J. ROGER, c Leibniz et les Sciences de la Vie >' Akten des Inte,.
natlonalen Lei�niz-Kor,gress�s, t. Il, p. 21S.
42. Une philosophie ép1génétique de l'histoire est peut-être celle
d� Hegel, dont la pens6e est pourtant trop complexe pour q�'elle �
Iatsse résumer en cette formule. Sans doute se sert-il de 1 analogie
organique de rarbre qui croît, en y ajoutant pourtant qu'elle est impat·
faite puisqu'à la différence de l'organisme la société progresse par c ein
harter unendlicher Kampf gegen sich selbst • plutôt que par le c ruhiges
Hervorgeben > de la nature (Hl!om., Werke ln 20 Blnden, Frankfurt
a.M. 1970, t. XII, p. 76); d'autre part Hegel biologiste rejette la théorie
épigénétique, tout en rejetant tlU8Si le pr6formatlonnisrne (ou au moins
la théorie de l'emboîtement); voir sur ce point M. J. PETRY, R eger,
Philosophy of Nature, Londres 1970, t. m, p. 229 sq. Une philosophie
c mutationniste • de l'histoire nous semble sous-jacente chez un arand
nombre d'auteurs rkents; pour une rare formulation explicite volr
F. JACOB, La Logique du Yivant, p. 349, qui finit pourtant par la
rejeter.
43. RooP, op. clt., p. 218.
44. B. RADL, Geschlcht� d,r blologüchtn Thtorien in "'' -.1
Nftl%tit,
Lelpzla et Berlin 1913, t. I, p. 221.
PHILOSOPHIE DE L'IUSTOillB 227
arithmétique. Pour voir cette proposition dans sa perspective
historique, il faut avoir présent à l'esprit les considérations
suivantes.
I. Avec Descartes et Newton, mais contre Leibniz et Wolff,
Kant choisit de voir mv plutôt que mv! comme la chose qui se
conserve dans l'univers O•
Il. En partant de la troisième loi newtonienne (et notamment
du Corollaire m à cette loi), Kant affirme que la somme alg6-
brique des quantités de mouvement est constante ".
III. En partant des remarques de Newton dans la Qu. 31 de
l'Optics, Kant affirme que la somme arithmétique des quantit6s
de mouvement est variable 11, tandis que Descartes en avait
erronément affirmé la constance O•
IV. Les contre-exemples newtoniens au principe cartésien
de la conservation des quantités scalaires de mouvement sont
de deux types distincts. D'une part ils tendent à montrer que
la somme des quantités scalaires est susceptible d'osciller pério­
diquement : c'est le cas de deux globes qui tournent autour de
leur centre de gravité en même temps que ce centre se meut
en une ligne droite dans le plan de rotation des globes. D'autre
part ils tendent à montrer que la somme en question décroît
perpétuellement : c'est le cas des chocs inélastiques, dont nous
avons déjà parlé au chapitre précédent. Du point de vue méta­
physique c'est le dernier argument qui est de loin le plus
important et qui est à l'origine de la critique faite par Newton
de la cosmologie cartésienne 11 ; il a pour conséquence la thèse
déjà citœ, que dans l'absence de l'horloger divin tout mouve­
ment dans l'univers disparaîtrait de lui-même. Si donc Newton
parle parfois d'oscillation et parfois (même surtout) de dimi­
nution, Kant dans l'essai cité, parle parfois d'oscillation et parfois
(même surtout) d'augmentation de la quantité scalaire. Sans
doute Kant peut-il faire appel à l'autorité de Newton pour
justifier l'idée d'une quantité de mouvement scalaire variable
dans l'univers, mais la variation selon Newton n'est certaine-
49. Voir J. VUILLEMIN, Physique et Métaphysique Kantiennu, p. 246 aq.,
p. 300 sq.
SO. E. CASSIRER, Das Erkenntnisproblem, t Il, Yale 1922, p. 596.
Sl. E. AI>ICKES, Kant ais Naturforscher, t. I, Berlin 1924, p. 79 aq.,
p. 131 sq.
52. D est instructif de lire la premi�re critique newtonienne de Des­
cartes sur ce point, en J. HDlvEL (6d.), The Background IO Nn,ton'1
Prlncipla, Oxford 1965, p. 132 sq.
S3. A. Kom, Etudes Ntwtonlt!nnu, p. 117 aq.
1

PHILOSOPHIE DE L'HISTOIU 233


un mouvement cyclique superposé sur une ligne droite, avec
la précision que les deux composantes ne sont pas indépen...
dantes l'une de l'autre : d'autant plus grande l'amplitude des
cycles, d'autant plus grande l'élévation de la ligne. On notera
que cette théorie de la croissance fait appel à des éléments plus
complexes et plus réalistes que la simple théorie néo-classique
mentionnée plus haut, avec également une structure temporelle
plus compliquée.
Leibniz est fortement attiré par l'image de la spirale. Citons
les textes qui le plus nettement prennent position pour la
théorie de la croissance par crises :

Toutes les choses deviennent toujours fslus parfaites, malgré des


phases souvent longues et des régressions 9,
Pour en donner quelque idée légère, je comparerais ces Etres
avec des hommes qui voudraient monter une haute montagne revêtue
de verdure, mais escarpée comme un rempart ayant quelques repo­
soirs ou degrés par intervalles, où après avoir gtiimpé et approché
d'un reposoir ou d'un banquet, ils retombent quelquefois tout
d'un coup sur un autre plus bas, et sont obligés à un nouveau
travail. Cependant ils ne laissent pas de gagner peu à peu un degré
après l'autre. Et quelquefois on recule pour mieux sauter 70•
Pour porter à leur comble la beauté et la perfection universelles
de l'œu�re divin�, il y a, incontestablement, un processus éternel
et parfaitement libre de l'univers entier, tel qu'il s'achemine vers
un raffinement toujours plus grand. Ainsi une grande partie de la
terre est cultivée et cette culture ne fera que se développer. Et bie n
qu'il soit vrai que parfois certaines terre& retournent à la forêt ou
retombent dans un état de destruction et de ruine, il faut donner à
ce phénomène l'explication que nous venons de donner aux malheurs,
à savoir que cette destruction et cette ruine servent à obtenir quelque
chose de supérieur, si bien que nous profitons en quelque sorte du
dommage Iui ..�ême 71•

Ce dernier texte est particulièrement significatif, ayant à la


fois un sens économique très net et un contexte métaphysique
très rigoureux. Leibniz s'y sert du mot même de dépression,
mais en un sens purement agricole, Il s'agit, on le voit, du
mouvement périodique de défrichement et d'abandon des terres

des versions modernes on consultera deux �lèves de Schumpeter :


D. LANDES, c French Business and the Businessman >, in H. EARLB (éd.),
Modern France, New York 19S3; N. KALooR, c The Relation of Econo­
mie Orowth and Cyclical Fluctuations :., Economie Journal 19.54.
69. G, p. S26.
70. OP m, pp. 345-346.
71. OP VJI, p. 308.

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