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Lucien Sfez

Profcsscur de science politique it l'Univei-sité de Pari, lx, (]il-ecteili


du CREDAP (Centre de recherches et d'études ,Lii-la décision i(lillitii"tl ?iti\ e
et politique) et maîti-e de conférences it ]'Fcole nationale d'administration
CRITIQUE DE LA DECISION
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cahiers de la fondation nationale des sciences politiques n° 190

une documentation sur les publications de la fondation nationale


des sciences politiques sera envoyée sur simple demande adressée
aux presses de la fondation nationale des sciences politiques
27, rue saint-guillaume, 75341 paris cedex 07
CRITIQUE DE LA DECISION / LUCIEN SFEZ

. presses de la fondation nationale des sciences politiques


'

du même OUf?Mf
dM auteur

Problèmes de la réforme de l'Etat en France depuis 1934.


En collaboration avec Jean Gicquel.
Paris, Presses universitaires de France, 1965.

Essai sur la contribution du doyen Hauriou


au droit administratif français.
Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1966.

L'administration prospective.
Paris, Armand Colin, 1970.

Institutions politiques et droit constitutionnel.


En collaboration avec André Hauriou.
Paris, Éditions Monichrestien, 1972,

>

'

© 1976PRESSES DELAFONDATION NATIONALE DESSCIENCES


POLITIQUES
ISBN2-724M360-S(2' éditionrevueet corrigle) . ,
(ISBN2-7246-0234-X édition) _
, . ,, .. ,
-,

TABLE DES MATIÈRES .


,

PRÉFACE IX
INTRODUCTION ..................................................... 9
Les fonctions de la décision, 10 - Décision et illusion, 12 - Un '
' certain malaise, 14 - Des critiques non critiques, 15 - Défense et '
illustration du système classique, 15 - Les niveaux de la résistance,
'
16 - Théorie, pratique, idéologie, réalité, 24 - Pratique de la ,,
théorie critique, 25.
, I. La pré-théorie ............................................... 26
., Justification d'un choix injuste, 26 - Usage pédagogique, 27.
A) La linéarité .............................................. 27
: Les différentes lignes, 28 - La ligne peut être treillis, 29 - Impli-
h" cations, 30 - Conception du temps, 30. "
B) La rationalité ............................................. 32 .>'
Rationalité, ordre des causes, 32 - Un isomorphisme avant la lettre, "
".
33 - Raison réductrice, 33 - Refus des belles causes aristotéli- . .-: ;'/
. ciennes, 33.
34 .
; C) La liberté ................................................ _
. Un axiome indémontrable, le sujet libre, 34. ,

. Il. Les pré-théories administratives ................................ 36


.. ' , M. Henri Buch, 36 - Analyse morte, synthèse vivante ? 38 - Théorie ._
' ' "
, organique et théologie, 39 - L'administration est subordonnée... 39 - .:
l rf ... et neutre, 40 - Une répétition, M. Boulet, 44 - Le manteau . ' ....
cybernétique, 45 - Autres bouvarismes, 45 - La thèse de Taylor, 45
., - Trois stances à venir, 46. _,' '_..

, ' ' "


PREMIÈRE PARTIE -
'
.
CRITIQUEDE LA LINEARITE ;
' '
, Arbre, treillis et systèmes, 50 - Ouverture et entropie, 53. <, .

57 .
CHAP. 1: Les pratiques théorisées de la linéarité ............ _.
1. Les théorie.s juridiques ........................................ 59
Position de juriste, 59 - La vision juridique linéaire, 61 - Linéarité
pédagogique et linéarité vécue, 65 - Hauriou, auteur baroque, 66.
II. La eqbernétique ............................................. 70 ;
III. Les spécialiste.s du PPBS-RCB ................................. 72 .
. Le RCB et les fins, 78. 1

. ,;Je; ..:.
_ ,

..
_ ..
... ... - "
_,
CHAP. II : Les théories critiques de la linéarité ............... 82

I. Les théories juridiques ....................................... 82


Hauriou critique, 82 - Hauriou, les idées, Dieu et l'homme, 84.
II. La t)zéorie sqstémique critique ................................ 87
: Théorie systémique critique, 87 - Colloque de Bellagio, 87 - Gâteau
, et paramètre, 90 - Valeur non linéaire, l'équifinalité, 93 - L'appli-
. cation à la décision, 95 - Il est possible d'analyser les valeurs, 97
- L'avenir contraint le présent : la planification, 98 - Planification
technologique intégrée, 100 - Les institutions, du linéaire au systé-
mique, 101 - Les institutions instrumentales, 103 - Les institutions
pragmatiques, 104 - Les institutions auto-adaptables, 106 - Réponses
du système à ses propres insuffisances, 109 - Les non-réponses, 111.

., III. Propositions pour une méthodologie nouvelle .................... 113


'
A) Le modèle psychanalytique ................................ 113
Le modèle psychanalytique est un système, 113 - Freud systémiste,
114 - Multilinéarité de l'interprétation, 116 - Les réponses du
modèle psychanalytique aux insuffisances de l'analyse de système, 118
- Le transfert, 118 - Transfert et politique, 120 - Approche cogni- '
tive du psychanalyste, 121 - Deux types de survie, 122 - Une
nouvelle réalité politique, 123.
B) L'histoire comme modèle ................................. 129
Continuité, hypothèse ruineuse, 129 - Une temporalité non linéaire :
des temps simultanés différentiels, 130 - Les domaines simultanés
d'énoncés, 132 - Des non-événements, 132 - Mise en système par
le discours : le découpage, 133 - Les séquences du récit, 135 -
La méthodologie structurale : le récit est un système, 136 - Propp
' et Lévi-Strauss, 139 - Non-linéarité, 140 - Information codée et
décodée, 141 - Homogénéité, hétérogénéité, équifinalité, 142 -
Rétroaction, 142 - Le RER, 142 - Méthode concrète d'analyse :
Pike, 143 - Pike et la décision : le « décisionem », 148.
IV.Conc;M6M)t ................................................. 150

'
DEuxIÈME PARTIE

, CRITIQUE DE LA RATIONALITE
' Première caractéristique du mono-rationnel : la linéarité, 154 - Le
progrès, 156 - Profit-efficacité, 158 - Un autre avatar : la norma-
lité, 1.58.

CHAP. 1 : Les pratiques théorisées de la rationalité ........... 163


'
Les théories psycho-sociologiques, 163 - Psycho-sociologie et prag-
' matisme : l'utilisation de la théorie psychologique dans la théorie
économique, 166.
I. Le comportement certain ...................................... 167
L'homo economicus... 167 - ... et le plaisir, 169.
II. Le comportement probable .................................... 169
'
Théorie des jeux, 170 - Une stratégie : la moins mauvaise, 172
- L'approche des fi relations humaines ", 172 - La satisfaction au
travail, 174 - Le plus et le moins, 174 - La productivité, 174 -
Alternatives comptabilisées, 176 - Individu, '
_ groupe et alliance, 178 ',
- Les postulats d'une a organisation », 180.
III. Les doctrines néo-rationalistes .................................. 181
Simon, père de l'école moderne, 181 - Appréciation critique, 185 -
Séquelles de la théorie classique, 189 - Apport de Cyert et March,
193 - Le modèle rationnel, 194 - Le modèle politique de l'entre- --
prise, 195 - Elaboration nouvelle, 195 - Théorie de l'apprentissage, .
197 - Caractéristiques générales, 197 - Théorie des buts, 199 -
La notion d'excédent organisationnel, 199 - Feldman et Kanters, 202
'
Un point de désaccord : la fragmentation, 203 - n Les organisations »
de March et Simon, 204 - Choix optimal-choix satisfaisant, 204 - ,
-
But primordial-but secondaire, 205 - L'absorption d'incertitude, 206
- Planification-innovation, 206 - La rationalité limitée, 207 - Ap-
préciation critique, 208.

CHAP. II : Les théories critiques de la rationalité ............ 211


I. Le début des théories critiques ................................ 212
Les théories juridiques : un exemple de multi-rationalité, les concep-
tions fonctionnelles de Maurice Hauriou et Georges Vedel, 212 -
'
Une certaine logique, 217 - La thèse de Lindblom : l'instrumenta-
lisme, 219 - La critique technique d'Etzioni, 224 - La perversion
. de Lindblom, 225 - L'abandon de la linéarité et de l'utilité par
Crozier, 226 - Les caractéristiques statiques; 227 - Les caractéris- '' '
.
tiques dynamiques, 228 - Refus du linéaire, 230 - Refus de l'utilité,
'
230 - Crozier et le progrès, 232 - Crozier, auteur prévisionniste, '
. 233 - De la constatation à la pratique critique de la multi-
rationalité, 236.
1 II. Pour une méthodologie critique de la multi-rationalité ............ 237
. Ozbekhan, chapitre III, 237 - Biologie : modèles multiples et ratio-
nalité, 237 - Modèles/copies, modèles/statistiques, 239 - Les mons-
tres intégrés, 240 - Le futur et le rationnel, 240 - Niveaux de ratio- -
nalité, 242 - L'activité antipsychiatrique, 244 - Avaler/vomir : le
système traditionnel, 244. - Créativité du groupe, 246 - Décision .
et rationalités multiples, 246 - La fiction, 248 - ' '
Récit fictif et
discours de savoir, 248 - La fiction est rationnelle, la science est
fiction, 250 - Mais la fiction procède de l'autre, la science du même, '
251 - L'invraisemblable de l'invention, 252 - Fantastique et faux
'
fantastiques, 254 - La boîte noire, 255 - Saut en avant, 256 -
Saut en arrière, 257.
III. Conclusion .................................................. 259

TROISIÉME PARTIE

, CRITIQUE DE LA LIBERTE .
Impact de la critique de la linéarité... 264 - ... et de la mono- .
'
rationalité, 264 - Un scénario injouable : pas de liberté sans sujet,
265 - Pas de sujet sans liberté, 268 - Unification, réduction, 269 ',
Première apparition du surcode, 270.

CxAP. I : Les théories actuelles de la Iiberté ................. 273


Théorie de la responsabilité administrative, 273 - Responsabilité
ponctuelle ou globale ? 275 - Sujet et personnalité juridique, 277

' , "
'
,
- Pluralisme psychologique de Dhal, 279 - L'ouvrage de Dahl, 281.
I. Le bon sens sophistiqué el Amitai Etzioni ........................ 284
Trois critiques, 286.
Il. Les blocages de Crozier ...................................... 288
Trois libertés, 288 - Le changement, 289.
Ilf. L'impasse de Castells ....................................,..... 291
La problématique de Castells, 291 - L'application des schémas d'Al-
thusser au système urbain, 292 - Critique de Castells, 294 - Un
deuxième Castells, 295.
IV. Le médiateur de Jamous ..................................... 296
Critique de Jamous, 297 - Une ambiguïté, déterminisme ou volon-
tarisme ? 299 - Incertitudes sur le paradigme, 300.
V. Le brio egnique de Forrester ............ , , ........ , , , , , . , , , , 302
Un cynisme non réaliste, 305.
VI. La baleine malade de Pagès ................................. ,306
VII. La vigie d'Ozbekhan ........................................ 307
Absence d'une théorie des forces, 310.
VIII. Conclusion : pour une nouvelle analyse théorique ............. 312

Champ. II : Esqulsse d'une théorle politique du surcode ..... 313

Le code et ses usages, 317 - Définition du surcode, 319 - Le


surcode, ses trois étapes, 319.
I. Traitement séquentiel : organisation du matériau.................. 322

II. Le surcode structural .......................................... 323


'
Divers types de déviance, 326 - Différence et opposition, 332 -
La déviance est définie par la place, 337.

III. Le surcode analytique : étude des lois du changement .............. 338


Une hypothèse de travail, 339 - Investissement et travail du
rêve, 340.
IV. Conclusion ................................................... 345
: l'avenir ?
CONCLUSION Et ............................................ '. 347
Une fusée immobile, 348 - Pour une mise à feu, 350.
ANNEXES........................................................... 353
. I. Le récit Rangueuil-Lespinet .................................... 35:3
Il. Le récit RER ................................................ 362
III. Le récit aérotrain ............................................. 363
IV. Analyste de.s deux récits : RER et aérotrain ........................ 367
BIBLIOGRAPHIE ...................................................... 383
INDEXDES NOMSCITES ................................................ 389
,. -......
z

.. PRÉFACE ..
_

Un premier bilan s'impose pour cette nouvelle édition, trois ans après
la publication, six ans après le début des travaux 1.
d'abord ii quelques !
Je répondrai objections.
'
1. On a affirmé que le concept de multi-rationalité n'était qu'un simple
mot et que son analyse a déjà été faite en termes de rationalités juxtaposées
.;, par l'école américaine. Or, tout au contraire, j'ai critiqué en permanence
. cette conception banale.
. Je suggère une nouvelle lecture : les références constantes à l'in-
" l'utilisation de processus dans le démontage de
conscient, analytiques
-' quelques grandes affaires, la critique systématique du sujet, du progrès
'
industriel et de la productivité, de l'efficacité et de la normalité, sont
; autant d'éléments qui mettent en déroute cette première interprétation 2.
2. D'autres, reconnaissant la nécessité d'emprunts il la psychanalyse,
se sont inquiétés des conditions de possibilités de ces emprunts. Je 11('
; changerai rien sur ce point à ma démonstration. Je voudrais simplement
._ . indiquer que mon propos n'a pas surpris les épistémologues. Granger, par
"
exemple, dans Essai d'iiiie philosophie du style, avait montré que la voie
. était ouverte. De même Althusser et Balibar dans Lire « Le Capital n 3.
,
', ' 3. Une objection plus importante : on a voulu interpréter cet ouvrage
"
1 comme l'amorce d'une théorie de l'histoire. Cette théorie du surcode ne
"
conduit-elle pas il une interprétation erratique du système de décision ? l'
Nouvel anarchisme de la chaire qui aurait pour but proposer une nou- ,
1 1

1. J'ai été amené à modifier le texte initial (à p"rlir du chapitre Il de la 3' partie) pour ' "
_ "
tenir compte de l'évolution de mes 1 cchachcs.
2. On m'a fait le reproche d'emprunts à la rive gauche. Je n'avais vraiment pas le choix.
droite, à moins qu'on ne préfère les ..
deux rives conjugécs
Conscillerait-on du Potomac
des emprunts C'est en de
aux ^intcllectucls
effet latout
riveun programme, théoriquement et politi. l' .-,
quement très situé, que je dénonce dans cet ouvrage.
3. « Ce qui rend possible J'analyse des déplacements. c'est un ensemble de concepts théori-
ques qui iouc un rôle analogue R celui de la définition du procès de travail dans l'analyse des .
formes de la relation d'appropriation réelle (« forces productivesa) : activité l objet / moyen de
travail. Ces concepts chez Freud ... son: les concepts de source, Quelle. poussée. Drang, objet,
.,, l)hjekt, W but. Ziel. de la pulsion. Il ne s'agit pas, bim entendu, d'une correspondance entre lus .
, concepts de Freud et ceux de Marx, mais d'un même type d'analyse. donc d'une identité de ,
.__ fonction de ces concepts dans la méthode (tome 2, p 140).

"' IX .
vielle idéologie, une IlOuvdk théorie de l'évollltion des sociétés ? Rien de
tel pourtant dans cet ouvrage. Il s'agit seulement de proposer un cadre
conceptuels critique et une méthode permettant de travailler sur des his-
toires et non pas sur l'histoire. La novatirnt, il est vrai, est inquiétante.
Il ne s'agit plus d'appliquer par une voie descendante des schémas « ma-
cros ». Il s'agit, atl contraire, de partir dit « micro » c·t de rejoindre peu
à peu, avec une pnulence infinie. les macro-évolutions. Dans les années
soixante, Maurice Duverger remarquait déjù la non-rencontre du micro et
du macro dans les phénomènes électoraux, Les mncro-évolutions, <lisait-il,
ne rendent pas compte des mouvements incessants et brouillés repérables
dans les bureaux de vote. De nombreuses études de J'équipe de sociologie
électorale de la Fondation nationale des sciences politiques ont tenté depuis.
et sur certains points réussi, a combler ce rossée Pourquoi faudrait-il
s'étonner que le problème se pose de façon identi(jue dans 1<.s strtictur<.s
décisionnelles de l'Etat 'a5
La critique de la linéarité, de la rationalité et de la lil3erté a déjà été
engagée, et depuis fort longtemps : Nietzsche. Freud, Bataille, Bachelard,
le mouvement actuel de Fantipsychiatrie. Lévi-Strauss dans La pensée
sauvage, autant d'exemptes de critique corrosive et décoiistriletive. Même
les marxistes réputés pour leur rigueur, et justement a cause d'clic, criti-
quent la rationalité prétendument universelle mais, cn réalité, datée et
située.
Faut-il rappeler la préface de Marx il la Cmnlribnlintl à la critique de
l'écollomie politique, qui raisonne en termes de totalité oii chaque partie
renvoie au tout (critique de la linéarité) ? Fatlt-il rappeler la critique par
Marx de la rationalité, c'est-à-dire du volontarisme de la raison éclairée ? e6
Faut-il rappeler encore la critique marxiste de la liberté et du sujet ? Mais
surtout, il convient de se souvenir de la lecture rigoureuse de Althusser et
Balibar dans Lire « Le Capital», Marx a reconnu (iii'il ne pouvait pas
faire la théorie de l'avènement du capitalisme. Balibar en tire les concln-
sions : la révoltttion, on peut la préparer, s'y préparer. Mais elle n'est pas
inévitable. Elle est « collisioli » ou « collusitm » de structures différentes.
Rencontre possible de structures qui entraîne mutation. Théorie macro qui
trouve sa correspondance dans le surcode, théorie micro qui explique les
changements par les collisions brutales ou pliis douces, échanges brouillé,
de rationalités entre sons-systèmes différents.
Ainsi : a) Je retrouve en micro certaines tendances des théories macros.
Cet effort n'avait jamais été entrepris dans ter analyses des circuits de

4. Voir par exemple Alain LANCEI.OI. L'obcreW ianni.smeélectoral en France.


5. Voir. sur cc point, les importants développements consacrés par G. BURDEAU dans son
Traité de .sciencepolitique. tomc 8. 2' édition. p. 376 et suiv.
6. Par exemple dans Lu roi de Prusse m la réforme sociale» in K. MARXet F. ENCei.s, s.
Werke, tome 1, p. 402 : Le principe de la politiym est la volonté. Plus l'esprit politique est
unilatéral... plus il croit à la toute-puissance de la volonté, et plus il est incapable donc de
découvrir la source économique des maux sociaux ». Dans Ic méme sens voir DEI 1A Vol I'F,
Rousseau et Marx.

X
décision de l'Etat. b) J'applictue il un champ, la science politique, ce qui
est largement accepté ailleurs. Tout se passe comme si em acceptait en
général ce qu'on refuse dans sa propre discipline. Attitude touche qui
doit être dénoncée.
« Le principe de la politique est la volonté » disait Marx. Pour se cons-
_
tituer, la science politique doit donc hmrnor le dos il ce principe avoué
de la politique.
, Mais ce changement ne se fera pas sans dotiletir. La science politique
est malade du pouvoir, malade de pouvoir. Elle ne peut pas se détacher
, de ses objets très aimés : le pouvoir, l'influence, la décision, la représen-
tution. Combien de carrières universitaires dans nos disciplines reposent
sur des ambitions politiques refoulées ? Mou accusation est ici très pré-
cise : si la science politique paraît souvent il la traîne, si elle ne s'ouvre
pas vite à la pluri-disciplinarité, si, pour ne prendre que ces deux exem-
ples, marxisme et psychanalyse n'y ont pas encore droit de cité 7, c'est
qu'ette est presque totalement dominée par les conditions qui ont présidé
a sa naissance : les facultés de droit et l'Ecole libre des sciences politi-
ques ont toujours été considérées comme des antichambres du pouvoir. Ne
nous étonnons pas que la distance au vécu y soit rare, et la critique des
fondements mêmes des structures absoute.
La méthode du surcode se proposait d'échapper il ces contraintes. Ce-
pendant, des auto-corrections s'imposent.
La méthode dn sureode a maintes fois prouvé son ntilité pour les
'
découpages des processus. Une telle technique de récolte et de classifi-
cation du matériau permet de mettre l'accent snr les discontinuités et les
'
ruptures tout en respectant les continuités réelles, il l'intérieur d'mt même
'
code, d'un même sons-système ott dune même séquence.
Par là, cette méthode révèle sa finalité. Il ne s'agit nullement de pour-
-
suivre des recherches erratiques, en rangs dispersés. Il ne s'agit pas de
raconter des histoires. Il s'agit, en les racontant, de produire des questions
nouvelles que les théories macros sont impuissantes a suggérer. Quelle est
la part respective drt système d'intérêts conscients et des processus de
l'inconscient dans tel type d opération ? Quelle est la part du symbolique
. alors qu'on sait que l'économique n'est prévalent qu'en dernière instance,
c'est-à-dire, dans certains cas, indirectement et à long terme ? Que se passe-
'
, t-il dans ces confins situés entre les processus primaires et lus élal3orations
secondaires ? Quelle est la part de la reproduction et celle de la produc-
'
tion, la part de l'éternel retour et la part du changement et des mutations ? 1'
Autant de questions et bien d'autres que la méthode du surcode permet,

7. En dépit de quelques rares exceptions. Puis-je dire à mes éminents collègues que je
. connais de nombreux jeunes thésards qui n'osent pas cimr Marx et Frcud de crainte de déplaire ? '?
Ou, mcore. qui les citent sans utiliscr vraimmt leurs concepts ?' Ils vivent alors en schizoïdes
lcur double vie de militants engagés et d'enseignants-chercheurs. .

XI
non pas de résoudre, mais de bien poser à propos d'opérations concrètes
qui résistent aux généralisations souvent abusives. Quant à la classification
initiale du matériau, il paraît difficile de pouvoir emmagasiner une très
grande masse d'informations relatives à des opérations complexes sans
user directement ou indirectement, à un moment ou à un autre, d'une
technique structurale. La décision-récit est un bon moyen « d'attraper »
au filet les processus décisionnels dilués dans le sociétal. Elle constitue
une réponse méthodologique utile à la critique très légitime qui dénie
toute existence a la décision autonome. Mais des questions nouvelles sont
nées de la pratique des recherches.

1. Le problème de la demande sociale. Je me reproche, dans ces années


1970-1973, de n'avoir pas assez mis l'accent théoriquement sur la construc-
tion de la demande par les normes gouvernantes. L'affaire du RER et
de l'aérotrain avait, certes, permis de comprendre comment la demande
sociale était manipulée par les décideurs. Comment la prévalence de la
tranche Nord-Sud du RER s'était mystérieusement transformée - et sous
l'action de quelles forces - en prévalence de la branche Est-Ouest. Com-
ment la demande sociale d'aérotrain s'était bizarrement déplacée de la
province a Paris, de l'Est de Paris à son Ouest, puis, Ô surprise, envolée !1
Mais cet aspect n'avait pas été complètement exploité 8.
Dans une recherche appelée « Discours Saint-Nom » et qui relatait la
vie du village de Saint- Nom-la-Bretèche, l'équipe du CREDAP a voulu
voir plus clair dans cette énonne question des besoins. Nous avions d'abord
opposé le discours de pouvoir (maires, Direction de l'équipement, Minis-
tère de l'équipement) et le discours de besoin des habitants que le pouvoir
aurait méconnu. Mais le matériau d'enquête a résisté solidement à nos
entreprises. Malgré tous nos efforts, nous avons dît bientôt reconnaître
que discours de pouvoir et discours de besoin étaient identiques, quelles
qu'aient été les classes sociales concernées et l'obédience politique des
habitants. Nous avons découvert, en revanche, un autre discours qui s'op-
pose aux deux premiers confondus : le discours d'existence sur lequel je
m'expliquerai dans cette deuxième édition (3' partie, chapitre II). Plus
tard un article zutla Revue française de science politique devait nous for-
cer à pointer les difficultés théoriques multiples de ce problème 9.
Je suis donc amené aujourd'hui à me poser, dans la moindre de mes
démarches empiriques, la question de la production de la demande et
des conditions de cette production. Ce qui n'entraîne nullement à un
réductionnisme économiste car ces conditions peuvent aussi bien relever

8. Voir F. GODARD, n De la notion de besoin au concept de pratique de classe », La pensée,


décembre 1972.
9. Anne CAUQUELIN. Lucien SFEZ, e Un trajet : de la demande sociale à l'économie libidi-
nalu n, Revue française de science polilique, août 1975.

XII
'. '
. _ ...

' directement de l'économique et, dans ce cas, toutes les


" médiations symboliques s'imposent ii l'attention.

, 2. Le problème de la communication. A certains égards, la méthode


. du surcode est adossée aux théories de l'information et de la communica-
,
' tion : échanges incessants de messages entre codes, torsions de rationalités
' -
entre elles par voie de frottements souples ou de conflits avoués. Mais à ',
certains égards seulement. Déjà, dans la première édition, j'avais soigneu- '
sement distingué les couples d'opposition et l'ordre de la différence. Cou-
ples d'opposition quand des rationalités même en conflit peuvent échan-
. ger entre elles des messages par le canal de médiats qui surmontent l'oppo-
sition. Ordre de la différence quand aucun échange n'est possible dans .
une situation socio-historique donnée. Accumulation idéologique à la péri-
phérie, déviance persistante et longue. Ainsi de la classe ouvrière au xixe
siècle qui campait hors de la cité. . ,
"
' J'ai été amené il vérifier le bien-fondé de cette hypothèse dans une iF
'.
'
recherche menée en éqnipe : unc opération de décentralisation industrielle,
" "
Rangueil-Lespinet 10. Il s'agissait de la décentralisation de grandes écoles ;'"
: .
aéronautiques combinée avec la création d'un grand complexe aéro-spatial _
" à Toulouse. Recherche, université, grandes écoles, industrie devaient se : ,,1>
fondre en une unité somptueuse et productive, prenant ainsi modèle sur
, l'idéologie de la route 128 aux Etats-Unis. A certains égards, l'opération ,
a réussi. A d'autres égards - fusion en un complexe unique - elle a .;.
. -' échoué. L'industrie est quasiment absente. L'université, la recherche, les ,.
"
. grandes écoles ont noué quelques liens mais surtout font un peu bande à
.
part. Pourquoi ? Si j'écarte quelques raisons analytiques qui alourdiraient
'
. ici la présentation, je mettrais en relief les découvertes de l'équipe : la '
'
différence irréductible, produite par des conditions socio-historiques entre .. ,'
, la recherche du privé (rentabilité, immédiateté) et la recherche du public ..'
'
. ' (gratuité, désintéressement). Aucune communication n'a pu s'établir entre "
les deux rationalités. Brouillage complet et blocage. i'
,
. Car, si un peu de brouillage produit du changement, beaucoup de
" ' '"
' _ brouillage l'empêche, absolument. Voila un obstacle de taille a la com-
.- munication, et qui réduit singulièrement les prétentions de certains théo-
riciens du face-à-face. Peut-on croire sérieusement que la réunion, autour
"
d'une table, de rationalités en conflits permet, par ses seules vertus libé-
naïve et con- '
rales et chrétiennes, de trouver cm langage commun Vision
servatrice tout à la fois qui méconnaît l'existence de deux schémas diffé-
. 7
rents, l'un qui relève des couples d'opposition, l'autre de l'ordre de la

10. Financéepar La DATAR. CREDAP,documentronéoté, 1973. 200 p. Voir annexes.


p. 353 et suiv. Résuméedans u Une affaire de décentralisation
en région toulousaine
annales,
. mars-avril 1976. '.
' i .
XIII
différence. Des passages de l'un à l'autre sont possibles, mais en longue
période 11.
3. Les représentations fantasmatiques et l'absurde. L'équipe du
CREDAP dans La ville la nuit 12 a montré que les fantasmes des décidés
et des décideurs ne faisaient, à leur insu, que reproduire les codes domi-
nants. Niveau des représentations secondaires, d'une opinion publique déjà
formée, tubulée par l'idéologie et longuement décrite par Bourdieu. Mais
n'existe-t-il pas une autre opinion, vive, et non encore mise en coupe réglée 1'
?
Opinion en train de se faire, dans ces zones encore confuses pour l'ana-
lyste oii s'élaborent les symboles et lca archétypes de la culture ? Nous
n'avons pas encore prolongé cette recherche. Du moins en avons-nous
indiqué la possibilité par la construction de scénarios de l'absurde. Car les
fantasmes des uns et des autres renvoient en creux â des perspectives
in-imaginables a priori, inouïes : ville dansante et clignotante, policière et
libérée. Fiction pure, u-topique, qui prolonge la critique théorique des
, systèmes niono-ratioiiels ou à rationalités juxtaposées 13, et qui permet de
dégager, non pas les linéaments d'une autre société, mais d'une société
déjà la camouflée par les appareils idéologiques.
Jean Baudrillard nous raconte une très belle histoire taoïste, l'histoire
de la lame du couteau du boucher. Au début de sa carrière, le boucher
ne; voyait <tue le bœuf et ne croyait qu'a son couteau. Bientôt il n'a plus vu
le bœuf et a appris à se servir de son esprit, Il a vu les interstices de
l'animal et a su découper dans ces trous.
« Un bon boucher use un couteau par an parce qu'il ne découpe quc
la chair. Un boucher ordinaire use un couteau par mois parce qu'il le
brise sur les os. Le même couteau m'a servi depuis dix-neuf ans. Il a
dépecé plusieurs milliers de bœufs et son tranchant paraît toujours comme
s'ü était aiguisé à neuf p 14. Baudrillard remarque que le couteau du
boucher n'est plus alors du plein qui travaille sur du plein, il est lui-même
du vide qui s'articule sur les vides du boeuf. Opération sur le fil, de l'esprit
analytique, qui ne travaille pas sur l'espace que remplit l'animal mais
« selon l'organisation logique interne du rythme et des intervalles ». Diffé-
rence pure jouant sur de la différence. Une critique radicale s'apparente
a une démarche de ce type. Trouver les fissures du système, dans ces
lieux on il cesse de se reproduire, où se décomposent ses entreprises, où
il rencontre le rude refus de la différence. Le 14 juillet 1789, plus rien
n'était acceptable à la population de Paris. Emergence brutale de la diffé-

Il. Sur les limites de la communication dans les domaines politico-administratifs voir Jacques
CHEVALLIER, L'intérêt général dans J'administration française a, Revue internationale des science.s
administrative.s, 41 (4). 1975, p. 325. Voir aussi Danielle LOTSCHAK, « Principe hiérarchique et par-
ticipation dans la fonction publiqm in Annuaire international de la fonction publique lY75-IY16.
12. Contrat de recherchc avec le Ministère de l'équipement, document ronéoté, 1975, 200 p.
13. Voir la conclusions générale de l'ouvrage, p. 347 et suiv.
14. Jean BAUDRILLARD, L'échange symholique et la mort.

XIV

/ ..
rente. La critique avait précédée, mais une critique qui. au fil cles dé-
ceiiiii(?s, avait de moins en moins travaillé sur le corps plein du royaume
et de plus en plus sur l'homme Ù venir. Lame brillante et effilée des Lu-
mières qui. travaillant progressivement sm lcs seuls vides, restait intacte
'
, et rectiligine. Elle a enfin rencontré le trou pur, la fissure béante de l'évé-
nement. C'est celx, je crois, qui s'appelle mutation.

Paris, printemps 1 97fi.

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INTRODUCTION

Quand, dans la Rome antique, l'adage juridique affirme de minimis


non curat piaetor, il traduit en termes de droit les axiomes sur lesquels
Aristote fondait l'épistêmê, la connaissance : il n'y a de science que du
général ; l'individuel en tant que tel, le détail concret échappe aux contraintes
des lois. Zeus ou le principe éternel ne peut descendre - condescendre -
jusqu'à régler la conduite singulière des hommes. La nature détermine en
général les possibilités ou les impossibilités. Jusqu'à un certain point elle
peut être prévue grâce à l'expérience des anciens ajoutée à celle des contem-
porains. Mais en aucun cas la nature ne peut assigner à l'individu des règles
précises. Surtout quand l'individu n'est pas un nuage, une pierre, une plante,
mais l'homme.
Cette conception générale assise à l'entrée de l'histoire occidentale garde
son poids de nos jours, comme elle le gardait à Rome. Et ce, malgré tous les
démentis. Ainsi pense-t-on toujours que l'individu concret et ses actions
singulières, ses « décisions relèvent du domaine de l'imprévisible du
« rien n'est impossible », en un mot de la liberté, dans son acception de
libre choix contrevenant, quand elle est de qualité, à la nature offensive des
lois. Image de l'homme de génie, du redresseur de torts, du grand guerrier.
Culte de la personnalité. Imagerie de Napoléon gagnant à Austerlitz et
refaisant l'Europe ; vaincu à Waterloo, ce qui entraîne la construction d'une
nouvelle Europe. Imagerie du génial Staline, bâtisseur d'une société radieuse,
ou du grand savant, créateur d'une nouvelle cité scientifique.
Le schéma traditionnel, vécu chaque jour par l'administrateur, le poli-
tique, le journaliste, est le schéma de « la décision a été prise tel jour par tel
homme ou tel organe ». Le schéma traditionnel a pour souci constant de
préserver une décision libre et donc de majorer le moment du choix par
rapport aux autres moments qui composent le profil de l'acte volontaire.
Toutes les philosophies qui attaquent peu ou prou ce schéma « libérateur »
se sont vues traitées de fatalistes, sombrement ou bassement matérialistes,
déshumanisantes, pessimistes, allant contre la « grandeur de l'homme.
Ainsi du stoïcisme, dont l'originale grandeur est de démystifier cette pré-
tendue décision individuelle. Ainsi de la philosophie de Spinoza qui va dans

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le même sens. Ainsi du freudisme qui dénonce les mésaventures de l'illusion


individualiste. Ainsi du marxisme qui dévalorise l'acte singulier. Ainsi du
structuralisme qui permet de penser la décision en termes d'énoncés, de
situations, et applique sur cet inviolable domaine les schémas aléatoires qui
permettent de calculer ou « d'attraper » au filet mathématique les impon-
dérables dont nous nous enorgueillissons. Ainsi de l'analyse de système qui
pense en termes d'interconnections à tous les niveaux au même' moment, ce
.
.qui dévalorise encore l'acte singulier. '
G.G. Granger dans son ouvrage fondamental d'épistémologie des
sciences humaines, écrit 1 : « A mesure que s'actualise la figure d'une
science appliquée, le problème des réalités individuelles se trouve réinstallé
à l'intérieur même du territoire scientifique. Et c'est alors seulement, à
vrai dire, qu'il commence à se poser en termes conceptuels, dans le langage
d'une connaissance véritable et en tant que point susceptible d'être effecti-
vement résolu ... (p. 200) ; l'obstacle épistémologique essentiel est juste-
ment le refus de renoncer aux idées confuses nées immédiatement de l'expé-
rience vécue, tout en prétendant bénéficier de la clarté, de la distinction,
de l'efficacité du concept ... (p. 202) ; l'individu est objet scientifique dans
la mesure où, visé à l'intérieur d'un monde, son activité donne prise à la
construction de modèles structurés ... » (p. 219).
Si les méthodologies modernes - marxisme, freudisme, structuralisme,
analyse de systèmes - ont habitué leurs lecteurs à se passer de ces notions
de « pouvoir créateur » et « d'individu » jouissant d'une grande liberté, les
préjugés en faveur d'un libre arbitre, grandeur et misère humaine, impossibles
à cerner mathématiquement restent tels quels. Les ébranler dans une dis-
cussion commune est parfaitement inefficace. La décision reste le fief d'un
humanisme traditionnel menacé, mais d'autant plus résistant.
Pourquoi cette résistance tenace à tous les assauts théoriques ? Pourquoi
la décision survivra-t-elle à une « critique de la décision » ? , .

Les fonctions de la décision


Parce qu'elle remplit au moins quatre fonctions fondamentales dans la
société d'aujourd'hui.
En premier lieu, la décision a pour fonction de permettre à l'acteur
d'agir. Si réellement à tous moments de l'action les décideurs devaient se
souvenir du poids des déterminismes et des structures, leur élan vers l'action
se trouverait brisé. Le système agit à travers ses acteurs à condition de leur
laisser l'illusion qu'ils sont sujets libres et créateurs 2. Le créateur-décideur est
écartelé entre son impuissance individuelle et les contraintes très prégnantes
du monde extérieur. La décision est l'intermédiaire fantasmatique obligé
entre soi et le monde. Recours à la volo,nté, fiat salvateur, tapi au fond de la

1. Pensée formelle et science de l'honime.


2. Le phénomène de u l'illusion politiquea a été bien décrit par J. ELLULdans
L'illusion politique. ,

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10 1

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conscience et qui transforme courageusement le monde. Solution fantasma-
tique qui entraîne des solutions très réelles. Solution idéologique par excel-
lence puisqu'elle est l'arme légendaire de tous les systèmes politiques de
Kennedy à de Gaulle, de Staline à Mao Tsé-toung. Elle permet le camou-
flage de politiques qu'on ne prend pas la peine d'expliciter dans leur pré-
gnance structurale et qui apparaissent comme le fruit des décisions des
grands hommes ou d'équipes collégiales, ce qui revient au même 3.
1 En second lieu, la décision a pour fonction de permettre à l'agi, au
citoyen, de supporter le monde. Si réellement à tous moments, les agis
devaient se souvenir que la société est déterminée (et même surdéterminée,
ils interprètent alors la surdétermination comme une limite supplémentaire à
leur liberté), s'ils devaient songer que les conditions quotidiennes de vie
sont le fruit des calculs rationnels de l'ordinateur, l'existence leur serait
insupportable. Ce n'est pas un hasard si dans ce monde hyper-rationalisé
foisonnent aujourd'hui les idéologies d'appel à l'irrationel qui libère. Dans ce
concert la décision a une place privilégiée. Ecartelé entre la conscience des
déterminismes et la volupté de sa liberté, l'homme de tous les jours veut
passionnément croire à la décision, bouée de sauvetage idéologique, inter-
médiairè obligé entre la liberté et le déterminisme, opposition elle-même
.
idéologique.
Grâce à la décision le citoyen crée le bouc émissaire : en cas de succès,
acclamations provisoires ; en cas d'échec, l'homme ou l'équipe responsable
sont chargés de tous les péchés et renvoyés. Disjonction nécessaire. En aucun
cas les structures ne sont remises en question. Solution de facilité qui rejoint
la fonction précédente puisque les classes dirigeantes profitent de cette
situation.
En troisième lieu, la décision a pour fonction de fragmenter les actes éta-
tiques en autant de compétences respectives, voire quelquefois concur-
rentes ; séparation des pouvoirs en droit constitutionnel, théorie juridique des
actes et des contrats' en droit administratif, théories de séparation des com-
pétences juridictionnelles entre elles : autant de fragmentations indispen-
sables à l'Etat libéral. Fragmenter pour créer des contrepoids, fragmenter
pour permettre la liberté dans l'ordre. Ici la décision cartésienne est bien le
concept de base de ces fragmentations. Je délibère et je décide (parlement
et gouvernement mêlés), je décide, j'exécute, je contrôle (gouvernement et
instances juridictionnelles mêlées). Les deux contraires sont ici l'ordre et la
liberté, opposition idéologique traditionnelle de la société libérale surmontée
par le concept de décision. La décision joue alors très franchement son rôle
conservateur ; elle est ce qui permet au système d'éviter l'entropie tout en
maintenant l'essentiel de l'ordre social existant.

3. Solution idéologiquede camouflaged'une contradictionelle-mêmeidéologique.Con-


tradiction entre soi et le monde que la philosophie contemporaine a évacuée (voir p. 265).
Même remarque pour la fonction suivante avec la contradiction liberté-déterminisme, elle-
même évacué. .. , _
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On peut rattacher à cette troisième fonction une modalité particulière


exprimée par les spécialistes modernes des organisations et de la décision.
J.W. Forrester, par exemple, estime que l'élaboration de la politique devrait
se voir séparée des tâches absorbantes qu'entraîne la prise de décision au
niveau opérationnel ; sinon les pressions du court terme empiètent sur ladite
élaboration laquelle peut toujours se voir remise au lendemain. On devrait la
séparer de la prise de décision afin d'offrir une perspective à la fois plus
objective et plus impartiale à la formulation des choix. « Cette séparation
est enfin nécessaire de façon à ce que la source des politiques reste bien
spécifique et que la responsabilité qui s'attache à elle demeure bien
claire » 4.
Cette formulation de Forrester se veut « neutre », « technique », sim-
ple exigence de bon fonctionnement des organisations modernes. Mais, outre
qu'elle jure avec ses propres conceptions intégratives et qu'elle n'a pas
donné de si bons résultats dans les instances politico-administratives 5, cette
conception de Forrester est la traduction moderne de la vieille antienne de
la conception traditionnelle de la décision. Elle permet ici un double jeu
permanent du système. Les citoyens s'insurgent-ils contre les gestionnaires
empiristes à courte vue et sans envergure ? Le système met alors sur le
devant la scène les penseurs prospectifs qui camouflent l'ensemble au
moyen d'extraordinaires rideaux de fumée, scénarios, séminaires, pensées
ésotériques. Les citoyens s'insurgent-ils alors contre les penseurs technocrates
sans âme qui déduisent des règles d'actions inhumaines de leurs raisonne-
ments prospectifs ? Le système présente alors sur le front de combat les
souples gestionnaires, sans cohérence sans doute, mais qui savent arranger
bien des choses.
Ici encore, la décision, concept de base de la fragmentation moderne du
pouvoir, a un rôle de préservation sociale : même solution idéologique que
celle de l'Etat libéral, intermédiaire obligé entre l'ordre et la liberté mais
intermédiaire d'un nouveau genre mieux adapté à l'an 2000. Ce ne sont
plus les mêmes fragmentations des instances législatives, exécutives et
juridictionnelles ou des instances d'action et de contrôle. C'est une frag-
mentation plus sophistiquée adaptée à l'Etat libéral d'aujourd'hui qui sépare
les penseurs des opérationnels. ". '

Décision et illusion ',


Dans les quatre cas, la décision assure la même fonction idéologique
de préservation sociale, de conservation de l'existant dans quelque société
que ce soit. Conservation d'un système ouvert qui peut, par la décision,

4. FORRESTER, Prospectiveet politique,p. 415 (sa contributionau colloquede Bellagio).


C'est aussi l'idée de LiNnar.oMqui, dans The intelligenceof democracy,propose d'adjoindre
à ceux qui prennent des décisionspar « petits pas n les chiens de garde d'innovateursqui
leur demanderontde ne pas sous-estimertel ou tel aspect.
5. Puisque les uns sont les alibis des autres et réciproquement,chacun travaillant en
secteurs parallèles qui ne se rencontrentpas. -

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débloquer partiellement les structures et revenir, mais à un autre niveau,
au rapport de forces précédent. La décision est l'arme légendaire des
gouvernants. Elle appartient à ceux qui disent et qui énoncent, savoir et
pouvoir sont confondus. Ce qui la rapproche de la fonction idéologique du
mythe préservateur du système social et arme du narrateur.
Résistance puissante et fonctionnelle de la décision. Résistance huma-
niste et résistance conservatrice ici confondues. Résistance en tous lieux.
Et en particulier dans l'Etat. Assise et établie au sein même des institutions
publiques dans l'invariable structure chère à Montesquieu. Pouvoir législatif
et pouvoir exécutif sont répartis d'après le schéma dont Montesquieu vantait
les bienfaits, redevables à la culture classique. Les pouvoirs 'sont partagea-
bles ; le moment du choix après la délibération est soigneusement délimité,
contrebalancé, et la réalisation qui s'ensuit est exécutée en un troisième
moment parfaitement isolable qui d'ailleurs est le reflet servile du moment
privilégié de la décision. De même en droit administratif avec les théories
de compétence et de procédure qui fragmentent et partagent le pouvoir
administratif. Délibération, décision, exécution sont le modèle universel de
nos institutions publiques.
. Et pourtant ce tripartisme de l'acte dit « rationnel », parce que la pensée
y précède l'action, dissimule toutes sortes de préjugés qui sont dénoncés
mais dans d'autres domaines. Par exemple en linguistique, où la distinction
traditionnelle entre fond et forme est contestée par les linguistes contempo-
rains qui ont fait bon marché de l'opposition intention/langage 6, ou encore
la distinction entre âme et corps qui renvoie à une philosophie substantialiste
a laquelle chacun - même le croyant - pense avoir renoncé. Mais l'adage,
« ce qu'aucun animal ne peut faire, l'homme décisif le fait » reste debout.
Car alors, dit-on, s'il ne décide rien, comment se fait-il que les institutions
changent, que les lumières progressent, qu'un homme change souvent le visage
de l'histoire ? Pourquoi attend-on les décisions de tel ou tel homme poli-
tique ? Qu'est-ce qu'une personne ou une personnalité s'il n'y a pas de déci-
sion libre ? Sommes-nous des machines ? Jusqu'au sujet du baccalauréat
(session de juin 1970) : « Peut-on jamais sacrifier sa liberté ? ». Ce jamais
est tout un programme. Ce n'est pas seulement une clause de style. Il tient en
lui toute la résistance à une philosophie de la non-décision...
Cependant, si le e rationnel » tient tout entier dans l'indiscutable schéma
traditionnel, délibération-jugement de choix-réalisation qui s'égrène sur une
ligne, de l'origine à l'aboutissement de la décision, n'existe-t-il pas d'autres
schémas philosophiques, économiques ou de science administrative, pour
l'action individuelle ? Il existe, en réalité, d'autres propositions tendant à
mettre en déroute cette simplicité austère et pure de la raison dite carté-
sienne. ,
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6. Sous l'impulsion de Saussure, la langue est considérée comme une institution qui ne
laisse que peu de jeu à l'intention individuelle. Signifié (l'ancien n fond u) et signifiant
- « forme ») sont réunis dans le signe. - ..
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Propositions auxquelles nous aimerions ajouter les nôtres, profondément
critiques à l'égard de ce système de pensée, espérant par notre contribution
aider à ébranler les vieux principes, opinions, croyances qui grèvent forte-
ment toute imagination prospective, toute construction de l'avenir : car
l'image du sujet libre s'appuyant sur la science pour dompter une nature
rebelle, horno sapiens et homo faber dialectiquement dépassé par l'homo
technologicus, libre, optimiste et joyeux, tout ce bloc intellectuel du sujet
imprévisible, rationnel, pragmatique et croyant dans le progrès, résumant la
sagesse traditionnelle, cette image ne favorise pas le travail, bien au con-
traire ; elle résiste par sa linéarité, par sa rationalité, par la place qu'elle
fait à une libre décision, à une constrution systématique, caractérisée, elle,
par des rationalités souples et multiples, par une multi-finalité ouverte que
nos contemporains sont tout à fait fondés à exiger.
La critique de la décision porte sur trois points essentiels :
- La linéarité, à laquelle s'oppose une vision systémique. La critique
permettra d'esquisser les premières propositions d'application de la méthode
structurale.
- La mono-rationalité, à laquelle s'oppose le concept de multi-rationalité
qui ouvre le champ à la multiplicité des avenirs prospectifs. La critique per-
mettra d'esquisser une méthodologie de construction-déconstruction des
scénarios prospectifs.
- La liberté, fondée sur l'existence d'un sujet créateur, mono-finaliste
à laquelle s'oppose la multi-finalité de l'action historique et individuelle. La
critique conduira ici à l'esquisse d'une théorie politique du surcode, pre-
mière esquisse d'explication du changement social.

Une telle « critique de la décision » est-elle vraiment nouvelle et indis-


pensable ? Oublierions-nous qu'en plusieurs lieux le vécu quotidien est ' con-
testation du schéma classique de la décision ? _ ., ., ,
Un certain malaise " ._
Par exemple, dans le domaine administratif et dans celui de l'organisation
des entreprises, domaine sur lequel porteront ces analyses, aussi bien pour le
décideur que pour le décidé, naît une sorte de vertige devant la fatalité de
la décision, imposée du dehors à celui qui doit la prendre, aussi bien qu'à
celui qui la subit : l'un dit qu'il a dû la prendre, car il n'était pas à même de
contrôler la totalité de la décision, et devant sa propre impuissance n'avait
qu'à signer. Même situation pour l'administré qui n'arrive pas à définir à
qui il faut s'adresser, quel est le décideur « compétent ». Univers kafkaïen
où la liberté de la décision est perdue de vue, constatation désabusée et
banale, devenue lieu commun 7.
7. Devenue,car si, maintenant,telle constatation
fait partie de la pratique,elle fut au
tempsde Kafkaune rude critiqueportéeà la toute puissanced'un Etat où des individus
libresrégissaientau mieuxl'ordrebourgeois.Exempled'une critiquedéplacéedans la pra-
tique idéologiques. ., .

14 .. '

1
Ce vertige cependant concerne la réalisation du schéma volontariste, non
sa vérité intrinsèque. S'il faut accuser, critiquer, ce sera le monde adminis-
tratif qui sera responsable mais non le principe même de la décision,
mtangible. : .., . ,
1""', , T :.
' . '
Des critiques non critiques ,
La critique, à ce niveau, ne critique rien et ne sert qu'à renforcer l'image
idéale d'une décision pure de tout compromis où le face à face administra-
teur/administré serait possible, dans la clarté de l'intelligence.
Le rêve de Rousseau, un Etat où chaque citoyen pourrait librement,
clairement exprimer son avis et où une décision générale serait prise sur la
place publique, est à l'horizon de la critique.
Que signifie alors une critique aussi inefficace, ou, plus exactement, à
quoi tient l'inefficacité de cette critique ? On ne peut répondre à cette
question qu'en sachant comment elle s'exprime, et tout d'abord comment et
où s'exprime la résistance à la critique. :i"
'
'
Défense et illustration du système classique
Première résistance, au niveau de la réaction individuelle, verbale, im-
médiate. Dans l'affaire du RER (réseau express régional), sur laquelle a
porté une large enquête, une question était posée par le chercheur : « Qui
a décidé la construction du RER ? Croyez-vous vraiment qu'un acteur ait
pris la décision, n'est-ce pas plutôt la pression constante d'événements
successifs :1>!Réponse : « C'est moi qui prend les décisions ici, personne
d'autre. Je prends des décisions toute la journée. Je ne crois pas du tout au
déterminisme, etc. p On n'admet aucun doute, pas la moindre nuance, pas la
moindre faille dans l'ordre du schéma traditionnel, l'exécutif, le décisif, est
libre, souverain.
Autre manière de résister, plus fine. « Oui, pour cette question, en effet,
je n'ai pas pris la décision, je reconnais qu'elle était si élaborée quand elle
est venue jusqu'à moi, que je n'ai eu qu'à signer... mais dans le secteur
militaire, par exemple, les grandes décisions ça existe, etc. » Autre réponse :
« Moi, je n'ai pas de pouvoir mais l'autre organisation, l'autre service détient
les clefs de la décision ».
La résistance à la critique s'appuie sur un découpage de secteurs, un
fractionnement des pouvoirs qui peut aussi cacher des secteurs ultra-décisifs,
sorte de modèles idéaux pour les secteurs moins favorisés.
Le fractionnement réel de l'administration, dans une société industrielle,
renvoie à un fractionnement idéologique du pouvoir et de la décision tradi-
tionnelle : un de ces compartiments secrets est le lieu caché où la décision
réside à l'état pur. (Remarquons au passage que c'est presque toujours chez
les militaires qu'est censé résider cette puissance occulte.)

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Enfin, une troisième sorte de résistance, plus subtile - et serions-nous


tenté de dire, plus perfide - se fait jour dans la littérature consacrée au
pouvoir. Des théories du pouvoir se font jour, où le problème semble résolu
en faveur d'une certaine prise en charge de la rationalité : si les informations
sont assez étendues, assez complètes (ordinateurs), si elles donnent lieu à
des calculs assez fins, avec les outils mathématiques modernes, le pouvoir
aux mains des technocrates est près du modèle pur de la décision, puisque
le décideur, bien armé, peut trancher en connaissance de cause.
Autre versant de la même vue : les savants feraient de bons décideurs
puisque leurs compétences et la neutralité scientifique garantissent le meilleur
choix. Le personnage du décideur, sa valeur en tant qu'informé et formateur
est remise à l'honneur. L'idée pèse lourd dans le rapport des forces. Nul
n'ignore que le schéma directeur de la région parisienne a été accepté
par le général de Gaulle et défendu par lui contre bien des pressions, à la
suite de l'exposé que lui en a fait Paul Delouvrier, délégué général au
district et préfet de la région parisienne. Cet exposé s'appuyait sur les tra-
vaux scientifiques et techniques de l'Institut d'aménagement et d'urbanisme
de la région parisienne (IAURP), organe d'études développé par Paul
Delouvrier. Dans le rapport des forces qui pouvait opposer le district aux
autres ministères et aux groupes de pression privés, le poids des études, leur
complexité et leur cohérence, a été déterminant.
D'autre part, des critiques de l'incohérence du processus de la décision
se formulent dans des analyses théoriques assez élaborées 8 ; cependant ces
critiques ne sont pas radicales puisqu'elles n'attaquent jamais la source des
contradictions fondamentales : la théorie implicitement contenue dans
l'opinion commune qui, sans le savoir, en vit. Mais elle en vit dans un état
de malaise qui résulte de la coexistence d'une « masse » de principes for-
mant système au xvir siècle mais incapable de gouverner la situation con-
temporaine.
Cette théorie sous-jacente, nous l'appellerons pré-théorie, et nous devrons,
pour que le projet soit complètement clair, l'exposer en détail un peu plus
bas. Pour le moment nous nous contenterons d'en dresser l'image globale.

Les niveaux de la résistance , ..


' '
a) La pré-théorie ;
Elle désigne l'ensemble du système sous-jacent au comportement habi-
tuel de nos contemporains (ici en matière de décision). Cet ensemble est
un « porte-valeurs et sert de grille idéologique pour déchiffrer le réel.
Quelle que soit l'épaisseur de temps codifié dans cette pré-théorie (et, on le
sait, le système général des valeurs contemporaines vient de la Grèce et du
christianisme), elle est cependant datée, puisqu'à un moment de l'histoire

8. Pour n'en citer que quelques-uns : March et Simon, Cyert et Marcli, Lindblom et
les théories modernes de l'organisation qu'on évoquera plus bas.

16

' .
:
elle a trouvé un lieu pour s'exhiber et des acteurs pour la jouer, de telle
manière que nous persévérons dans la nostalgie de cette exhibition.
Pour ce domaine des réflexions sur la décision, le lieu et le temps de la
pré-théorie paraissent se situer en France au début du xvir siècle. Ici se
développent les thèmes déjà évoqués : discursivité, rationalité, liberté, frag-
mentation des moments de la décision. Pré-théorie donc, tellement digérée
dans l'éducation, l'école, l'église, qu'il est difficile de s'apercevoir même de
son existence. Pour parler le langage de l'épistémologue, elle appartient au
niveau de ces évidences premières qu'il est urgent de remettre en question,
mais que le système préserve et reproduit par tous les moyens en sa posses-
sion, étant à la fois le produit et le fondement de la société qui y trouve son
alibi majeur.
Caractéristiques de cette pré-théorie qu'on retrouve d'ailleurs dans la
- délibéra-
pratique : fractionnement de la décision en plusieurs moments
tion-décision-exécution ; privilège accordé à un des moments, seul mo-
ment noble, celui de la décision ; enfin mépris à l'égard de l'exécution,
moment servile. Bertrand de Jouvenel avait d'ailleurs mis le doigt sur ce
dernier aspect lorsqu'il affirme dans De la politique pure (p. 208) : « Dites-
moi à qui ceux qui prennent officiellement les décisions s'adressent pour
l'exécution de leurs ordres ? De là je tirerai une idée de l'Etat considéré et
mon évaluation des forces avec lesquelles les autorités doivent traiter, la
caractéristique d'un Etat varie selon les institutions et les mécanismes par
lesquels ce qui a été dit arrive à passer dans les faits a..

b) I,cc pratique ,
En effet c'est la pratique quotidienne qui renvoie à cette masse sous-
jacente et qui la nourrit. Pratique institutionnelle, administrative. La seg-
mentation du pouvoir, la différenciation des moments soumis à une tempo-
ralité linéaire se trouve dans la constitution de secteurs comme le législatif,
l'exécutif, le judiciaire. Ainsi de la théorie de la séparation des pouvoirs,
ainsi de toutes les théories de compétence et de procédure en droit adminis-
tratif dont le but est de garantir les libertés, d'éviter la monocratie, et qui
fragmentent donc la décision en de multiples secteurs. Toutes ces pratiques
juridiques sont donc nourries de cette pré-théorie.
Il est vrai que lorsque cette répartition se heurte à la complexité crois-
sante des informations, des domaines d'application, des intérêts, on peut
assouplir le système, soit en le fragmentant de nouveau, soit en concentrant
au contraire des foyers dispersés de décision.
Ces deux phénomènes sont bien connus. On fragmente davantage en
créant de nouveaux bureaux, en escomptant qu'ils puiseront ou créeront une
meilleure information. Ou bien on tente de réduire cettc fragmentation en
constituant de nouvelles unités administratives dont la tâche est de coordon-
ner et de promouvoir (par exemple, la délégation à l'aménagement du terri-
toire, le commissariat au Plan, etc.) _

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Mais nous avons déjà montré que cette coordination n'était qu'un contre-
poids souhaité à l'enchevêtrement fragmentaire des administrations et qu'elle
constitue en fait une source de fragmentations supplémentaires 9.
Les réformes pratiques laissent donc finalement intouchés les principes
de base de la décision classique.
Le malaise croissant et les incompétences demandent à être dénoncés. De
nombreuses analyses scientifiques s'attachent alors au problème, constituant
un centre d'explications des phénomènes en même temps qu'elles prétendent
apporter des solutions pratiques. Ces analyses, qui sont d'un certain côté
« critiques », nous les avons désignées sous le nom de pratique théorisée.

c) La pratique théorisée
Si l'on suit Bachelard (dans La formation de l'esprit scientifique) on
s'aperçoit, en effet, que, dans le développement d'une science, il est un mo-
ment où le « reflet » de la pratique dans la connaissance objective se
/ heurte à un « obstacle épistémologique ». C'est-à-dire que s'il y un point
/ de résistance au niveau théorique, le système entier menace rupture : pour
/ combler cette rupture, nous dit Bachelard, la pensée « théorise en dépla-
çant la question - pour éviter le coûteux effort de réorganiser l'ensemble -
/ ou pire encore en évitant même de poser la question - ainsi feront toutes les
/ typologies et autres classifications. Cette pensée qui comble les obstacles,
qui va donc s'opposer à une critique radicale, et qui est, par sa place même
dans le progrès scientifique, négative, apparaît, puisqu'elle sauve les appa-
f rences, comme positive.
/ Dans le domaine de la décision, cette « contre-pensée », cette résistance,
/ suscite : des typologies qui prennent acte de décisions existantes et les
classent ; des analyses extrêmement détaillées de points mineurs ou de frag-
; ments (quelques théories de ce genre dans les livres de decision making,
i études sur « l'information », les projets, les coûts, etc.)
< Toutes ces études portent la marque d'une pratique théorisée dans la me-
1
< sure où elles reflètent l'idéologie technocratique et son slogan : spécialisation
; du savoir. Ce sont des discours de savoir, et inopérants.
) Ainsi les analyses dites « pratiques théorisées ont-elles pour fonction
d'obturer la brèche que creusent les incohérences d'une pratique adossée à
une théorie vieille de trois siècles.
Comment peut s'opérer le passage à la théorie critique ? Comment créer
la cassure, la rupture épistémologique qui évacuera pré-théorie, pratique, et
pratiques théorisées ?
La réponse se trouve dans l'épistémologie contemporaine. Quelles que
soient ses tendances, l'axiomatisation et le modèle constituent toujours ses
fondements.

pr(ispective,3e partie, chapitre I.


9. Voir L'admÍnistratiol1
! 10. Ce processusest très bien analysé par D. LECOURT, L'épistémologiehistoriquechez
1 Gaston Bachelard.
" "
18
1t
_

., ' . ,
' .. '
,'
1' .
d) La théorie critique
ALLURE GÉNÉRALED'UNETHÉORIECRITIQUE.Grace à G.G. Granger, on peut
dégager quelques remarques directement susceptibles de servir notre propos.
L'utilité de l'axiomatisation n'est pas évidente. De même que celle de la
modélisation. On exposera donc successivement ces deux problèmes avant de
répondre brièvement à quelques objections. -- ,
_.
UTILITÉ DE L'AXIOMATISATION. Si l'on pouvait traduire en un mot vulgaire
les préoccupations de l'épistémologie moderne on dirait qu'axiomatiser
c'est s'éloigner du réel pour mieux l'attraper. Le réel est diffus, confus,
incohérent. Axiomatiser, formaliser, c'est transposer dans le langage adéquat
une structuration latente. « Les contradictions engendrées par la pratique se
manifestent d'autant plus distinctement que les structures ont été explicite-
ment thématisées, objectivées dans une axiomatique » 11.
Lorsque par l'axiomatisation on opère une réduction drastique du réel,
celui-ci révèle ses contradictions jusque-là atténuées par des prétextes, des
idéologies, des illusions ; la mise à jour de ces contradictions permet de dé-
terminer des champs opératoires qui, au moyen d'hypothèses de travail
adéquates, seront susceptibles de transformation. De sorte qu'on approuve
Granger quand il affirme : « Bien loin d'être un facteur d'immobilisation
académique du savoir, la tendance axiomatisante doit être reconnue de plus
en plus clairement comme l'un des pôles moteur d'une dialectique » 12.
Le langage constitue la base même de toute opération d'axiomatisation.
Partant de manipulations réelles, le langage multiplie les possibilités
d'action par le truchement d'un monde imaginaire. La pensée formalisante
consiste essentiellement dans la construction d'une syntaxe précise à partir
d'une sémantique primitive qui donne un nom à des choses encore mal défi-
nies. « Ainsi le langage permet-il au sein de l'objectivité la différenciation
de plans et de niveaux distincts, ce que ni la perception ni une technique de
manipulation immédiate ne sauraient faire » 13.
Le problème fondamental des sciences de l'homme est la transmutation
fi
des significations objectives. La difficulté radicale pour le chercheur est de
viser des faits pourvus de sens mais d'y parvenir à travers une élaboration
de données qui sont déjà des significations au niveau de la saisie immédiate.
« La double tentation qui le guette est alors de s'en tenir simplement aux
événements vécus ou bien dans un effort mal adapté pour atteindre à la
positivité des sciences naturelles, de liquider toute signification pour réduire
le fait humain sur le modèle des phénomènes physiques 14 ».
Le découpage des faits humains est donc indispensable, mais il ne doit
pas s'opérer de façon naïve, en demeurant tributaire du langage et des idéo-
logies qu'il sous-entend. Dans ce cas l'action ne distingue pas nettement
11. G.G. Pen.sée formelle et science de l'homme, p. 143.
12. Ibid.. _
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13. Ibid., p. 149. , ; .'
-
14. 7hM., p. 67. i " .

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un objet d'une image produite par l'interprétation idéologique diffuse


de sa propre activité. Et, comme le remarque Granger, la psychologie et la
sociologie des anciens demeurent presque constamment à ce niveau. Com
bien d'ouvrages de science politique et administrative contemporains relèvent
de ce diagnostic ! 1
Le fait humain est saisi le plus souvent dans son apparence immédiate. La
connaissance qui en résulte oscille alors autour de deux pôles : celui d'une
technique artisanale épousant directement le phénomène sans s'élever au
concept qui l'objective et en dévoile les ressorts, celui d'une sagesse « qui
médite sur les significations et qui tend à s'épanouir en utopies » 15_
Cette recherche artisanale, qui découvre les significations vécues sans en
dégager le sens, peut se multiplier à l'infini dans le même champ opératoire
sans éclairer les caractéristiques, invariants et variables, relations spécifiques
entre les termes, dans ce champ lui-même.
Reprenons avec Granger l'exemple de l'avunculat que Lévi-Strauss a
_ enfin dégagé des significations vécues pour le faire parvenir au sens.
Dans de nombreuses sociétés l'oncle maternel joue un rôle particulier
dans les rapports avec son neveu. L'ethnologue est ainsi amené à faire un
parallélisme rigoureux entre le système des appellations de parenté en usage
dans une société et le système des attitudes par quoi s'expriment les relations
entre l'individu ou groupe d'individus.
A ce niveau le fait humain est découpé de façon naïve, selon les indica-
tions immédiates de la pratique sociale.
Si l'ethnologue cherche une explication de ce caractère privilégié du
rapport oncle maternel/neveu, il se tourne vers des hypothèses non vérifia-
bles telle que la survivance d'un régime matrilinéaire ou le résidu du mariage
entre cousins croisés.
Lévi-Strauss, au contraire, estime que la notion même d'avunculat ne
recouvre pas adéquatement le.fait à étudier : il existe, selon lui, trop de cor-
lélation entre l'attitude du neveu vis-à-vis de l'oncle et celle du fils vis-à-vis
du père, de même entre le frère et la soeur et le mari et la femme, de telle
sorte que c'est le système de ces quatre couples organiquement liés qui
constitue le fait scientifique dans son ensemble 16.
Lévi-Strauss propose alors une loi de compensation entre ces quatre
relations dont deux seraient toujours libres et familières et deux autres
plus ou moins hostiles ou antagonistes.
Ainsi l'avunculat n'est qu'un aspect partiel d'une structure d'équilibre
d'ensemble : il soutient cet équilibre et est soutenu par lui. Il explique cet
équilibre et il en est expliqué.
On voit ici le passage de la signification au sens : dans le cadre du
découpage naïf du phénomène ce sont les rapports privilégiés oncle!neveu
qui apparaissent. Ce sont eux qui donnent matière à interprétation. 'Dans le

15. Ibid., p. 67. /


16. Ibid., p. 66.
'
20 .
cadre d'un découpage axiomatisé, scientifique, ils apparaissent éléments d'un
ensemble plus vaste, nourrissant avec cet ensemble des rapports de sens qui
n'apparaissent pas à première vue, la signification finalement retrouvée n'est
pas la signification véhiculée directement par le langage et la pratique sociale.
Un système nouveau s'est substitué au système brut des significations vécues,
des rapports naïvement perçus.
Faute de cette axiomatisation le phénomène social est alors décrit
« tantôt sur le mode des relations vécues, et en particulier des relations de
commandement au sein du groupe domestique et politique, tantôt dans la
perspective d'une arithmétique semi-physique où le style d'expression plato-
nicien ne permet guère de distinguer ce qui est image analogue et ce qui
est fondement 17.
La thématisation souhaitée exige la recherche des structures abstraites
nouvelles, de modèles en somme.
Or cette utilité de l'axiomatisation se révèle particulièrement dans l'étude
de la décision. La notion vécue de décision dans une situation incertaine
devient objet de pensée, thème structuré que domine une analyse mathé-
matique encore à développer : au départ le schéma était statique, les biens
à choisir étaient donnés de même que les satisfactions et les coûts qui leur
correspondent, immédiatement prévisibles ; la norme était alors la maximi-
sation de la satisfaction totale, nette, et le procédé technique qui en découle
dans ces conditions était l'égalisation des satisfactions marginales. Mais par
la suite le schéma de décision s'est trouvé modifié par sa réduction à une
structure de jeu. Point de vue plus réaliste puisque le résultat du choix ne
dépend plus seulement du choix de l'individu mais de la réponse aléatoire
du milieu. On décrit alors la situation au moyen d'une matrice ou fonction
de gain fournissant la valeur des satisfactions résultant de la combinaison
de chacun des choix possibles du sujet et de chacun des types de réponses
du milieu.
Il n'est pas besoin de développer ce point déjà vu par ailleurs. On remar-
quera simplement qu'il faut créer une distance par rapport au vécu pour
saisir la décision, et la prétendue liberté de décision s'inscrit en réalité au
sein du cadre connu des schémas aléatoires. La complexité et l'abstraction
de l'appareil mathématique ne doivent pas permettre d'espérer en l'élabora-
y\, tion immédiate d'une théorie générale, « ce n'est pas une théorie générale
A de la décision qui doit être visée, mais d'abord une structuration partielle
J de certains phénomènes typiques 18.
Ces remarques de Granger éclairent le projet de cet ouvrage : il est
encore trop tôt pour élaborer une théorie générale de la décision, cet ouvrage
en pose seulement les conditions de possibilités en même temps qu'il pro-
pose une méthodologie nouvelle susceptible' d'appréhender le réel. La
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modélisation en sera l'instrument. ,
17. Ibid., p. 69. , j
18. Ibid., p. 177. _ _

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:
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UTILITÉDESMODÈLES. L'élaboration du discours scientifique et son articula-


tion avec la perception vécue exigent que l'on puisse discourir sur ce
discours même. L'instrument même de la connaissance scientifique doit
être pris comme objet d'investigation de façon à changer constamment de
niveaux, de la simple description du vécu jusqu'à la modélisation en passant
par les premières appréciations critiques. Ainsi l'équipe du CREDAP
a-t-elle conduit l'étude du RER.
'Dans un premier temps, nous avons rassemblé matériaux et interviews
dans un plan assez lâche fait de juxtapositions de chronologies.
Dans un deuxième temps, nous avons pris nos distances sur ce découpage
naïf des phénomènes en faisant la synthèse de quelques réflexions cri-
tiques.
Dans un troisième temps, ces réflexions critiques se sont décantées jus-
qu'à nous permettre de construire des modèles de plus en plus simplifiés.
D'ailleurs ces modèles sont délibérément éloignés du réel puisqu'ils n'en
ont plus la chair mais seulement le squelette. Or ce sont ces squelettes qui
ont pu ensuite donner vie à d'autres analyses. L'utilité des modèles est évi-
dente : on remarquera qu'on ne peut y parvenir qu'en changeant constam-
ment de niveaux - et consciemment ici - dû vécu à une première ébauche
critique et au modèle et en sens inverse également. Comme le dit G. Granger
qui illustre si bien notre démarche théorique : «... C'est la hiérarchisation,
f) la subordination et la mobilité des niveaux de construction qui caractérisent
la pensée scientifique o 20.
Comment construire un modèle ?Par le truchement d'un codage. Em-
pruntons ici à nouveau un exemple tiré de l'ceuvre de Lévi-Strauss. Comme
il le dit dès l'« ouverture » dans Le cru et le cuit : « II s'agit de dégager
non pas tellement ce qu'il y a dans les mythes ... que le système des axiomes
et postulats définissant le meilleur code possible, capable de donner une
signification commune à des élaborations inconscientes qui sont le fait d'es-
prits, de sociétés et de cultures choisis parmi ceux qui offrent les uns par
rapport aux autres le plus grand éloignement » 21.
Cette interprétation linguistique ne consiste surtout pas à établir « le
rapport du symbolisme mythique à une expérience culturelle dont il serait
" ' '.
l'expression sinon le reflet
La démarche de Lévi-Strauss est antérieure à une telle théorisation et
la permet car elle constitue scientifiquement l'objet de la mythologie en
établissant l'équivalent d'une grammaire générale de l'expression linguisti-
que transposée au mythe. Le codage de cette grammaire fait alors appa-
raître des sens, des systèmes de correspondances et des corrélations internes,
« une grille dont les nœuds sont les éléments des différents mythes identifiés,

19. Centre de recherche et d'étude sur la décision administrative et politique.


20. G.G. GRANGER, Pensée formelle et science de l'homme, p. 16.
21. C. LÉvi-STRAuss, Le cru et le cuit, p. 20. '
22. G.G. GRANGER, Essai d'une philosophie du style, p. 137.

22 , .

..
sous des représentations variées, à la classe d'équivalence de leurs relations à
tous les autres ».
Le but de l'explication structuraliste est alors d'établir cette correspon-
dance entre les mythes, par la délimitation pour chaque élément de sa
fonction sémantique, définie non comme un fait, une personne, une idée,
mais par sa position relative dans le système. Le jaguar, la sarigue, le déni-
cheur d'oiseaux, la constellation des pléiades ne renvoient pas à des thèmes
déterminés de l'expérience indigène mais à un ensemble de relations à
d'autres éléments qu'est l'invariant véritable.
Il suffit ici de montrer le sens général de cette démarche. On proposera
ensuite des méthodologies plus précises et plus adaptées à la décision. Ces
développements montrent seulement toute l'importance épistémologique et
critique de l'axiomatisation et de la modélisation pour fonder la rupture des
théories critiques.
En termes de théorie critique, c'est l'ensemble du schéma de la déci-
sion qui est remis en question (sa rationalité, sa linéarité, sa fragmentation,
et la vision de l'homme qui sous-tend le système), parce qu'il est démontré
que la théorie de la décision est elle-même une pièce du système politique
où elle joue un rôle nécessaire. Nous verrons lequel.
La théorie critique, par cette question qu'elle applique aux théories
régnantes (pratiques théorisées), dénonce l'opération de cache idéologique
qu'elles assurent. C'est en cela qu'elles sont dites théories critiques, et non
parce que ces théories critiques sont plus récentes (comme s'il y avait progrès
de la science) que les autres.
L'opération de cache est dévoilée ainsi : elle est la caractéristique nu-
méro un de l'idéologie, et, en ce qui concerne la décision, assume trois
fonctions au moins au sein du système.
- Chez le décideur : la pratique théorisée l'assure qu'il est vraiment
l'acteur principal, ce qui lui permet de répondre à sa définition et d'occuper
une place (un poste) dans le circuit. Si jamais l'illusion était dissipée, vou-
drait-il occuper ce poste ? Mais l'administration ne supporte pas de vide, de
place où le manque s'installe. Le système produit donc assez d'illusion pour
ses besoins. '
- Chez le gouverné : cette illusion joue aussi en faveur du système, car
tant que le gouverné s'en prend à celui qu'il croit responsable, il ne remet
pas en cause l'ensemble du circuit. Avoir à faire aux hommes plutôt qu'à
un système le rassure, lui permet d'espérer, d'invectiver et de ne rien changer.
Il y a une sorte de pratique théorisée qui théorise sur les hommes :
typologie des caractères, les grands durs, les faibles, les traîtres, les mous,
les... etc. Les colonnes de journaux sont pleines de moralistes à la
manière des Caractères.
- Le système libéral est lui-même garanti. La fragmentation des déci-
sions évite la monocratie. Idéologie du libéralisme encore satisfaite ici par
le jeu des contrepoids.

'.. . ..

.. : ' I ',
.. ,: ...:.....
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..... ' ' .J. : .

C'est la théorie critique qui fait apparaître les fonctions idéologiques de


la pratique théorisée et, du même coup, la dénonce comme fausse science,
lui assigne sa place dans un statut scientifique. Comment s'opère ce passage
de l'une à l'autre ? Il semble que ce soit en faisant jouer le concept de
pratique, en analysant ce concept, que la situation des théories régnantes
soit repérable.
.
Qu'en est-il d'elles vis-à-vis de la notion marxiste de pratique ? ?'
Le concept de pratique marxiste est différent de la notion de pratique
sous-jacente aux pratiques théorisées. Il désigne une totalité, la prise en
charge d'une totalité dans une action qui en est traversée de part en part,
exclut comme non pratique toute activité morcelée dont les secteurs seraient
autonomes. L'activité pratique, en liant tous les moments de la réflexion
dans un effort d'appréhension totale et concret du réel, ne peut éviter de
poser la question du rapport d'une activité théorique avec le système qu'elle
reflète, dans lequel elle s'inscrit.
On voit donc que toute théorie critique au sens bachelardien doit ici
rompre avec la tradition sectorielle ; elle doit :
- Poser la question de la fonction (et non de la valeur) de la pré-
théorie. En effet un débat sur la valeur (de l'humanisme, du déterminisme,
etc.) se situe sur le terrain de l'idéologie.
- Travailler le concept de décision au niveau de la pratique réelle et non
pas de la pratique existante. , -

Théorie, pratique, idéologie, réalité -

La pratique existante en matière de décision, en effet, considère comme


donné « un objet », une série de faits constitués dont elle a à délibérer.
Passé et présent sont pour elle des « solides », alors que le futur est par
essence fluide, informé : distinction venue de la pré-théorie et aui condamne
la pratique à s'enfermer dans ses contradictions (idéalisme/empirisme,
liberté/déterminisme). D'après la pratique existante, en effet, ou bien la
volonté est toute puissante pour informer le futur (malléable à souhait),
ce qui permet d'échapper au présent, ou bien, dans l'autre cas, une linéarité
rigide enferme le futur dans le moule du présent : il suffit de constater.
Au contraire la pratique réelle correspond à une pratique démystifiée
(il n'y a plus de « fait », de présent « solide » et de futur « mou ») mais
une perception qui est le produit d'une activité de connaissance, d'une
situation déjà critiquée. La pratique réelle détermine son propre objet, sur
lequel elle s'exerce, et pose la question de cet exercice dans son rapport à la
société dans son ensemble. Autrement dit encore, « la pratique réelle »
n'est réelle que parce qu'elle se connaît comme produisant, dans des
circonstances déterminées, la réalité, qui est son objet, comme effet de con-
naissance.
La réalité de cette pratique ne se mesure pas en termes de « plus ou
moins approché de la réalité », puisqu'il n'existe pas un « réel » déjà là, posé

24 ..
'. '
substantiellement devant un sujet connaissant. Mais la réalité de la pratique
se mesure en terme de construction de modèles, d'affinement de ces modèles,
de contrôle de leur mise à jour, d'appréhension critique de leur validité,
confronté avec le système global dans lequel ils fonctionnent : ainsi pour le
domaine de la décision ; un système clarificateur du genre « circuit d'infor-
mation » ne fait que schématiser des données pour rendre leur manipulation
plus aisée. Ce n'est pas en ce sens qu'il faut entendre « modèle ». Mais sera
dit « modèle » tout appareil formel qui, par sa mise en place, renvoie le
schéma (ici « circuit de l'information » à son niveau fonctionnel réel qui est
pragmatique et fait apparaître une structure susceptible d'être travaillée,
critiquée et capable de produire des résultats théoriques : ici, ce modèle,
emprunté aux modèles proppien et lévi-straussien, permet de travailler la
décision comme « l'effet social » d'un certain type de discours.
C'est un travail de mise en forme ; quel type de discours ? Quelles
conséquences ?Comment agit-il ? Dans quel champ ? Que peut-on faire
varier de ce discours pour que changent aussi les effets ? Voici les ques-
tions que nous aimerions au moins avoir tenté de poser.

Pratique de la théorie critique


Pour cela une pratique réelle de la théorie critique s'impose. Comme
nous voudrions éviter au lecteur la difficulté provenant de la ressemblance
des mots, nous avons délibérement simplifié la classification althusserienne 23,
et <;théorie critique » sous-entendra toujours sa « pratique réelle ». La pra-
tique réelle de la critique, pour notre travail sur la décision, se pose presque
en termes d'ethnologie : les chercheurs ont à « formuler » une centaine de
décisions. Sans cette pratique, aucune théorie critique ne peut-être élaborée,
travaillée, affinée. En ce sens ce présent travail n'est qu'une esquisse de cer-
taines lignes de force de la décision ; c'est à la pratique que nous deman-
derons les confirmations ou les infirmations, les rectifications du modèle
général : c'est la pratique qui rendra véritablement critique la théorie.
Voici donc posées les règles du jeu. Les distinctions de niveau paraissent
pouvoir donner un cadre convenable pour une analyse méthodique des dif-
férentes théories de la décision. Ces points de repère permettront d'éclairer
d'un jour nouveau des théories qui sembleraient neuves si elles ne tom-
baient finalement, elles-mêmes, dans les catégories critiquées.
Mais, avant tout, il faut entreprendre le portrait de la pré-théorie car-
tésienne, qui fonde en totalité la théorie de l'administration actuelle et en
partie certaines théories de la décision et de l'organisation.
23. Ainsi nous avons condensépratique de la théorien et nthéoriepratiquen en
«théoriecritiqueIl.
' '
_ . , ', '

. :.....,, .
.... ' '
. i

- ' ' .
LA PRE-THEORIE ..

« Je résolus de ne pas moins suivre constamment les opinions les plus


douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été
très assurées, imitant en ceci les voyageurs qui se trouvant égarés en quelque
forêt ne doivent pas errer en tournoyant ... » 24

Justification d'un choix injuste .


Cette citation de Descartes avertira le lecteur du choix que nous faisons
de la pré-théorie.
Quelques mots sur ce choix.
Tout d'abord, il est « assez » arbitraire dans la mesure où il est injuste
d'imputer à Descartes seul la responsabilité de nos errements, on nous
aurions pu tout aussi bien décrire la philosophie morale platonicienne et
chrétienne qui préside à notre destinée occidentale et son système de valeurs,
toujours déjà présent dans notre « pensée ». « Assez » seulement, dans la
mesure où Descartes a le privilège d'avoir donné naissance à un adjectif
employé communément, « cartésien », et qui désigne (esprit cartésien, logi-
que cartésienne) exactement (si ce n'est authentiquement) la pré-théorie de
la décision. On peut la résumer en une formule : l'homme maître de la na-
ture peut vaincre par sa raison les phénomènes en apparences inexplicables.
Une analyse plus fine situerait la rupture à Galilée, la déplacerait jus-
qu'à N. de Cues. Mais le cartésianisme est un bien national et il sert de
drapeau au schéma traditionnel. Ce que nous voulons expliciter c'est ce
schéma-là, celui qui est appris et transmis par les manuels, qui fait partie du
c bagage culturel Il est bien certain qu'un étudiant en philosophie, à
plus forte raison un spécialiste, ne pourrait reconnaître dans le Descartes de
ce schéma qu'une caricature grossière, mais c'est à cette caricature que le
public a affaire. C'est celui-là dont nous rendrons compte. 1. 1 '1
Seconde remarque. Ce que nous appelons pré-théorie, et que nous pre-
nons comme point de départ, a été au xmne siècle une théorie critique, c'est
à peine besoin d'y insister, vis-à-vis de la pratique théorisée qui était celle
du Moyen Age. Galilée lui-même, aux yeux de Descartes, ne fut qu'une
pratique « sans fondement ». « Il semble qu'il manque beaucoup en ce qu'il
fait continuellement des disgressions, et ne s'arrête point à expliquer tout-
à-fait une matière ; ce qui montre qu'il ne les a point examinées par ordre,
et sans avoir considéré les causes premières de la nature, il a seulement
cherché les raisons de quelques effets particuliers, et ainsi qu'il a bâti sans
fondement » z6.

24. DESCARTES, Discours de la méthode, p. 142.


25. 5TuMPF fait dans Langue française, au chapitre « Linguistique et pédagogie Il, une
étude pertinente des implications idéologiques des manuels de français, nous y renvoyons
le lecteur.
26. DESCARTES a Lettre à Mersenne du 11 octobre 1638 n, ?ucres et lettres de Descartes,
p. 1024.

26
Phénomène de digestion et de déplacement des théories critiques de la
science par l'idéologie.
' '
Usage pédagogique ' ' "' "
Ce schéma somme les chapitres de manuel concernant la volonté, et non
seulement, mais encore il est présent dès la table des matières dans l'ordre
des chapitres : « Désir. Habitude. Volonté. Caractère et personnalité ». De
même les textes de dissertation, par exemple : « Désirer c'est subir l'empire
des choses, vouloir c'est être maître de soi (Vergez et Huisman, Court traité
de l'action, p. 160).
Cette présentation (soi-disant pédagogique) donne les enseignements
suivants : la volonté est le propre de l'homme et, comme telle et comme
union de l'âme et du corps, présente des caractéristiques qui ont des effets
en tous les domaines. En effet, dans la nature, les choses et les animaux sont
incapables, les uns d'agir, les autres d'agir « volontairement », c'est-à-dire
sous l'impulsion de la pensée. L'homme seul représente (et présente) la
qualité de distanciation qu'est le logos, ou raison. Puisque c'est là sa qualité,
l'analyse de cette différence doit le pousser à la cultiver, la développer, la
célébrer.
Vision du monde où une coupure s'installe entre nature/homme, rendant
celui-ci capable de maintenir celle-là par un usage réglé du temps de
réflexion.
Les trois éléments fondamentaux de la décision cartésienne sont la
linéarité, la rationalité et la liberté.

... '
LA LINEARITE
Son étude suppose une analyse du temps de l'acte volontaire. En quoi
consiste ce temps différenciant ? Soit C la conception d'un projet ou désir et
E la satisfaction de ce désir. Il s'établit entre les deux points extrêmes une
chaîne continue d'activités, destinée à freiner la satisfaction de ce désir et
la rendre acceptable par la raison ; ce seront la délibération d et la décision
0 les termes médiats entre les extrêmes.
Si nous exprimons cette suite nécessaire par un graphe, nous obtenons
un « arbre », une linéarité :

.. * *
' . -

Toute déviation, soit l'absence de E (velléité), soit le passage direct de


C à E (bestialité), soit encore l'arrêt après d (l'intellectualisme aberrant),
tout autre circuit est à rejeter (on n'en parle même pas), est anormal
par rapport à ce qui est volontaire. Ce sont là des maladies de la volonté.'
Il y aurait alors des déviations dont la pré-théorie parle, qui sont
classées (figure I) : velléité (1), bestialité (2), ou encore délibération prolon-

' 27 .
1
s ' . , t .
gée suivie de nul choix (3). Mais la « ligne commence toujours où com-
mence le désir (ou conception), jamais hors du sujet. Sujet, désir et commen-
cement sont identiques. '

Les différentes ..
lignes
La ligne est, suivant la maladie, plus ou moins tronquée.
On peut cependant envisager des déviations de la linéarité, à partir du
schéma, toutes autres (figure II).
- Le point de départ est hors sujet, l'exécution commence involontai-
rement ; par exemple, une tâche « involontaire », un mouvement non
contrôlé, un objet naturel : pierre, branche d'arbre susciteront un dessin,
une sculpture, ou encore structure de départ télé-commandant une action.
Dans un tel schéma la fin est prise pour le commencement et l'ordre du
schéma classique se déroule ensuite (1).
- Le point de départ involontaire, et décision-délibération après coup,
puis abandon (2).
- Une autre possibilité casse encore davantage le schéma : la délibé-
ration et l'exécution s'interpénètrent au point que le schéma se concentre
en un point. (Telle est la réduction sartrienne du schéma cartésien (3)). Les
étapes distinguées par Descartes y sont confondues, et c'est en quoi ce
schéma est novateur, mais, et il faut le remarquer, la décision subsiste comme
acte libre du sujet qui en soutient le principe par son existence-même. Le
lien de ce sujet avec son action n'est plus alors un lien de causalité mais
d'expressivité c'est-à-dire un lien bi-univoque, l'action renforçant le statut
du sujet.
FIGURE I. Déviations classiques "
1. la velléité
...
C d  '.
(Présence de C conception, d délibération, A décision, mais absence
de E exécution).
2. la bestialité '
* - /
b
. C E
(Présence de C conception, de E exécution, mais absence de d
délibération et de à décision).
' '
3. l'intellectualisme
.. '
. .
...; . C d ..
(Présence de C conception, de d délibération, mais absence de
décision et de E
exécution).
, '
' . '
..ia

" '
.' '. 1 ..
. FIGURE II. Autres déviations possibles
1 et 2. , "
- "
. ,.

." ' '


E dC
' conception
conception '.. externe
interne
délibération
. " ' ' . ' .' . ' décision
'

„ .. puis non-
C conception ' .' ' réalisation
'
externe, non '
.... non
délibérée, non '
_; '
décidée, s'imposant .
. directement à - ".
' ,
'. l'exécution puis .
' ' '
schéma classique reprenant .
/' ' ' .
à son compte la conception
initiale . "
3. Schéma sartrien : ... >

conception interne ou externe = décision = sujet = lieu d'expression

.. - . '.

'
" " ' .. f ... _
e * e e
.. ' " < '' d'
' 'd y
E E'etc...
' , . j"
quasi-simultanéité
Cette
linéarité, consiste en l'obligation, pour atteindre à un point, d'en
passer par les autres, suivant un certain ordre : « L'ordre consiste en cela
seulement que les choses qui sont proposées les premières doivent être con-
nues dans l'ordre des suivantes et que les suivantes doivent être disposées de
telle façon qu'elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent »
(Descartes).
Cette linéarité est le point central du schéma classique.
On peut dire que la linéarité suppose un commencement, une fin de la
« ligne » ; l'acte commence et se termine.
La fin est la réalisation du projet : la décision est comprise entre des
limites définies.

La ligne peut être treillis

Et ces deux moments, distingués, conduisent à morceler aussi la ligne en


points (délibération, décision) qui peuvent ne se confondre. En somme, les
schémas que nous avons tracés et qui ne sont pas classiques, c'est-à-dire qui
installent une sorte de feedback (retour en arrière, circuit tronqué, circuit
« débutant o par la « fin ») sont cependant linéaires, mais pourraient corres-
pondre au graphe en treillis, surtout si l'on y joint le fait qu'un circuit n'est
jamais celui d'une décision mais a des connexions multiples avec d'autres :

... 29
soit simultanées soit antérieures. Le schéma de la linéarité, projeté sur la
décision, est celui même de la géométrie : il exige une représentation de
l'étendue géométrique, intégralement homogène et isotope, où le mouve-
ment n'est pas traité comme une grandeur vectorielle, mais comme une
grandeur scalaire (le mouvement Mv n'est qu'une trajectoire, dont Descartes
a éliminé les concepts aristotéliciens de potentialité et de dynamisme) 27.
Le « commencement » (désir-conception) semble intervenir ex nihilo ou
du moins, n'a de cause qu'en soi ; le moteur de la décision réside dans la
« nature o de l'homme, sa personnalité ! Il est subjectif, intime, créateur.
Le commencement renvoie à une sorte d'absolu de la volonté humaine, attes-
tant une discontinuité radicale d'avec l'ordre du monde déterminé.

Implications
En somme, et c'est ce qui fait la difficulté du concept de linéarité, il
suppose de la discontinuité, fondamentalement, et une série continue qui
lierait des moments spécifiques, différents.
Ce problème est celui auquel se heurte toute théorie de l'évolution so-
ciale, l'innovation exige en effet qu'il y ait discontinuité dans la continuité :
cependant, une analyse de l'innovation ne peut venir à bout de son objet
que si elle renonce à la linéarité cartésienne qui fait reposer sur le sujet
libre, la faculté de changement et place l'entropie dans la nature, isolant
ainsi deux mondes qu'elle oppose : la conception cartésienne du mouvement,
linéaire, s'interdit de penser le futur.

Conception du temps .
En effet, le fractionnement du temps, l'attribution de temps différents
à des fonctions différentes, avec valorisation de certains vis-à-vis des autres,
est une des conséquences de la linéarité. Conséquence dont la portée n'est
pas seulement scientifique. Le présent seul compte, discontinu, s'efface au
profit du présent nouveau qui advient. Il est tout de suite passé : le passé fait
de présents successifs est digne de foi, le futur par contre n'a pas d'existence
du tout, et tout ce qui a trait à lui ne peut être une science.
Ce point est capital. Descartes porte une grande responsabilité dans la
difficulté de penser l'avenir et de fonder la prospective. Pour lui chaque
moment s'exprime totalement dans le présent. Par un effort critique légitime
en son temps, Descartes entend, en effet, rejeter le principe de puissance
d'Aristote, principe selon lequels les choses disposeraient de sources cachées,
de latences qui ne demandent qu'à s'exprimer. Or ce principe de puissance
était au Moyen Age lié à l'idée d'une vertu cachée, mystérieuse des choses.
Idée incompatible avec une recherche scientifique. Dans son effort positi-
viste et critique, Descartes rejette les deux à la fois, vertu cachée et principe

27. Pourtous ces points on consultera utilement, P. Movv, Le développementde la


physique cartésienne, et G. CA"CUILHEM, CEuures scientifiques de Descartes, cours fait à la
Sorbonne, 1959-1960, polycopié. ,
'
30
de puissance étaient trop liés dans la pratique. Mais, ce faisant, il se prive de
s'intéresser à l'avenir ; ce qui le préoccupe c'est uniquement le présent qui
est le manifeste. Le futur n'existe pas.
De même, encore, l'idée de création continue du monde exclut le futur :
Dieu, qui en est la source, fonde la régularité et l'universalité de la raison
par la régularité et l'universalité de sa création continue. Le monde ne peut
être différent demain de ce qu'il est aujourd'hui, sans quoi la raison s'effon-
drerait. Aucun motif de penser que Dieu changera d'avis et de système
d'action.
Déterminisme fatalitaire et fixiste de la science du xviie siècle. François
Jacob montre dans sa Logique du vivant que le xvlle siècle ne s'intéresse
pas à l'évolution. A la limite, pour ce siècle, le concept n'existe pas : il n'y a ni
préhistoire ni avenir. Les espèces biologiques sont considérées comme fixes,
posées une fois pour toutes comme le système de la raison.
Tout ceci constitue un formidable empêchement à penser le futur. Notre
époque le doit à Descartes et au xwi? siècle. Cette façon de penser est
idéologiquement (référence au Dieu régulateur) et historiquement datée.
C'est un argument que Yves Barel, dans son excellent ouvrage 28, aurait pu
utiliser contre Baudot, Nizard et Bestoujev-Lada.
Ces auteurs écrivent par exemple : « La prospective n'a pas d'objet car
l'avenir n'est pas un objet de connaissance ... » (Baudot 29). « La prospective
n'est pas une discipline autonome parce que, sauf à se livrer à la prédiction,
ce n'est jamais le futur qui est objet d'étude mais le passé et le présent »
(Nizard 30). Bestoujev-Lada estime aussi qu'il est impossible de parler d'une
histoire de l'avenir essentiellement stochastique et qui offre une multiplicité
de variantes d'une extrême complexité 31.
Yves Barel oppose avec raison à ces auteurs les analyses de Gaston
Berger, Karel Kosik et Henri Lefebvre.
La réalité déborde l'existence. La réalité étudiée par la propective est une
catégorie particulière de réalité, etc. (voir Barel, p. 50 et suiv.).
Nous voulons simplement marquer ici la responsabilité de la pré-théorie
dans cette impossibilité de penser le futur. A tel point que, même lorsque
les auteurs modernes rejettent un cartésianisme simpliste, le modèle pré-
théorique reste prégnant. Baudot, Nizard et Bestoujev-Lada s'appuient sur
une fine analyse de multiplicité des possibles et du caractère stochastique .
de l'avenir (idées aujourd'hui indiscutables et anticartésiennes) mais restent
marqués par l'idéologie cartésienne pré-théorique puisqu'ils refusent la
28. Prospectiveet analyse de système,p. 50.
29. Note infroduetiuesur la prospective.sociale,1970, p. 2, ronéoté. '
30. Remarquespréliminaires à l'élaboration d'un programme d'études
? consacré à la
prospectiuesociale, p. 11 (note interne du groupe universitairede prospectivede Grenoble).
31. «La prévision, une des méthodes d'exploration de l'avenir, in u La futurologie »,
numéro spécial de la Revue internationaledes science.ssociales,XXI (4), 1969. Noter que
les argumentsde Bestoujev-Ladacomme ceux de Baudot ne sont pas fondés sur un déter-
minisme fatalitaire cartésien mais sur la trop grande richesse de l'avenir. Du coup leur
position devient intenable. Commentrejeter l'avenir hors du champ de l'étude alors qu'en
même temps on lui reconnaît un surplus d'existence. ...

/ 31
'
.. , '
. '7
... .
t" ., _. , ..

possibilité d'étudier le futur. Non-cohérence des deux types de données :


de ce que le futur est une multiplicité stochastique de possibles (c'est-à-
dire qu'il a une sorte de sur-existence), comment conclure à l'impossibilité de
l'analyser ? Ce qui était cohérent dans la théorie cartésienne - déterminisme
fixiste posé par un Dieu régulateur qui rend inutile toute recherche sur
l'avenir - ne l'est plus ici.
Mais la prégnance de la pré-théorie cartésienne est telle que les auteurs
ont juxtaposé ces deux types de données sans tenter d'en montrer les contra-
dictions.
Prégnance encore évidente dans bien des théories des organisations et
de la décision pour la manière d'appréhender le problème de l'exécution.

LA RATIONALITE .
" '
Rationalité, ordre
des causes
La définition de la ligne 32 suppose une continuité du mouvement, un
ordre de succession et d'engendrement des mouvements que l'entendement
peut percevoir, non pas les sens : car l'ordre est affaire de raison. Si la ligne
est une construction de l'esprit, c'est parce que la raison impose une struc-
ture d'ordre à la discontinuité des points, elle lie, mesure, range, et peut
par là même expliquer (déployer) une chaîne continue entre des moments
discontinus. Cette clarté ordinale se confond avec la « causalité ». Chercher
les causes, c'est en effet expliquer un moment par son antécédent. La
cause se trouve dans l'ordre même de successions. Elle est donc là par
raison : causalité et rationalité dans un schéma linéaire, c'est tout un. Appli-
quée à la décision, la rationalité d'un comportement se confond avec la
clarté des enchaînements de causes. Mon comportement, mon choix est
rationnel si tous les moments de ma motivation à l'exécution sont claire-
ment ordonnés, si chaque moment engendre le suivant de manière à
former une chaîne de déductions transparentes à l'entendement. Causalité
déployée, étalée, mesurée à l'aune de l'idée claire et distincte.
Ainsi peut-on faire remonter la notion de causalité, telle qu'elle opère
dans le champ de la science moderne - nous ne disons pas contempo-
raine - à la causalité linéaire cartésienne liée étroitement à la rationalité, et
donc à la méthode cartésienne dans son ensemble. Cette méthode lie si forte-
ment les différents aspects de ce que nous avons appelé la linéarité, qu'il
est difficile de les délier en empruntant, par exemple, la rationalité et en
refusant la causalité linéaire...

32. DESCARTES, Principes de géométrie. Sur la causalité en prospective voir les intéressantes
remarquesde DECOUFLH,
La prospective.

¡.
' ' .
'.' ''"-

Un isomorphisme avant la lettre

Toute la difficulté d'élaborer un concept de non-linéarité vient de la pré-


gnance de cette pré-théorie qui impose le modèle de la clarté de l'idée et
du travail de la raison : travail qui consiste - selon la méthode - à réduire
des données, à les atomiser, puis à les rassembler en un certain ordre,
et enfin à rendre compte de cet ordre à la société humaine (pédagogie uni-
verselle) d'une part, et à Dieu d'autre part (comme à celui qui garantit que
ma raison s'accorde avec la nature).
Seule une ligne (un ordre) de causes peut être appréhendée par la raison
d'une manière suffisante et toute autre explication ne vaut pas rationnelle-
ment.

''
Raison réductrice

La « rupture » cartésienne avec la scholastique a été justement réductrice


(c'est-à-dire - comme nous l'avons expliqué - rationnelle) en ceci qu'elle a
réduit à une sorte de cause les quatre causes aristotéliciennes enseignées à
l'école, à savoir : les causes formelles ; les causes finales ; les causes maté-
rielles ; les causes motrices 33.

Refus des belles causes aristotéliciennes

De ces quatre causes principalement la cause motrice sera retenue par


Descartes, car :

a) Elle est la seule à pouvoir donner lieu à des idées claires et distinctes.
La cause finale est trop sujette aux erreurs et aux incertitudes du sujet,
sa téléologie est trop simpliste et, de plus, elle est rejetée parce qu'il n'y a
pas de finalité pour Descartes, dans la mesure où tout ce qui est possible,
est. Le présent n'est que la suite d'un passé (de même du mouvement n'est
pas défini par ce vers quoi il tend, Descartes rompt avec la tradition aristo-
télicienne du lieu naturel). La cause formelle est elle-même cause de défi-
nitions du genre : l'opium fait dormir à cause de sa vertu dormitive, tautologie
inopérante.

b) Elle est la seule qui soit, si l'on regarde le schéma linéaire de la dé-
cision, le propre de l'homme. En effet entre M (la motivation) et E (l'exé-
cution), la délibération et la décision représentent ce qui est proprement
« l'agent o ou cause motrice, et les seules étapes qui acceptent en elles-mêmes
une rationalité qui nous pouvons, par la suite, appréhender.
La motivation (cause finale) demeure toujours étrangère à ma raison,
en ce sens qu'elle appartient à la nature matérielle, sensuelle (sensible)
(nous dirions irrationnelle). Quant à l'exécution elle fera jouer des détermi-
., , ..
' ' ` '. '
33. ARISTOTE,Métaphysique.

33
- ... , _.
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3 . .-
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. ,, , il _ '(0';: . , .

nations dont je ne serai pas maître, bien que nous puissions à la rigueur les
réduire, elles aussi, à leur cause motrice, ainsi la causalité matérielle sera-t-elle
'_ acceptée par Descartes, mais secondairement.
La succession des événements, décrite minutieusement, exposée en ordre
- « cet ordre des raisons o - constitue l'explication causale par excellence.
Limitation de la cause, en dernier ressort, à la cause noble, l'agent
humain.

LA LIBERTE
Un axiome le sujet libre ' '
indémontrable,
La liberté. Cette dernière clause pose la liberté comme condition de toute
rationalité possible : elle bloque la chaîne des événements et lui fournit « un
commencement », un acte créatif qui permet, à partir de lui, d'établir un
ordre linéaire ; faire de l'homme le commencement d'événements qui dépen-
dront de lui c'est lui donner cette domination qu'il souhaite, terrain pour
sa puissance de faire ; terrain aussi pour la puissance de son intelligence,
dans la mesure où rien d'inexplicable (à part ce foyer sombre de la volonté)
ne pourra opposer son opacité à une intelligence déductive. Ce point mys-
térieux où se joue la faculté de vouloir, fait du rapport de l'âme et du corps,
est perceptible aussi à l'intelligence, à condition d'être au dedans de l'acte
lui-même ; l'homme qui décide, sait. Si les raisons de vouloir paraissent
obscures de l'extérieur, car elles paraissent justement se dérouler en une
ligne où l'individu est seul et ne peut communiquer qu'avec lui-même,
cependant en droit et en général elles sont intelligibles puisque chacun
peut faire l'épreuve de sa propre volonté : reconnaître à tout homme ce
pouvoir de décider, c'est la « générosité cartésienne » « La volonté pour
laquelle seule ils (les hommes) s'estiment, et laquelle ils supposent aussi être
ou du moins pouvoir être en chacun des autres hommes (Les passions de
tânw, p. 153 et 154).
L'hypothèse d'un commencement à la ligne, d'une cause première et
arrêtée à une suite d'événements intelligibles, entraîne l'hypothèse d'un
espace infranchissable et intraversable, qu'est un acte de conscience d'une
sorte tout à fait spéciale, connue par l'intuition, à partir de laquelle va
pouvoir s'opérer la déduction.
Ainsi l'acte par lequel le sujet se pose et se connaît est un acte de
volonté et de liberté, exclu de la chaîne déterminée qui lie les événements
de la nature.
La possibilité d'un sujet libre à l'égard de déterminations est exigée
par la théorie rationnelle d'explication linéaire. Cette liberté du sujet permet
de mettre le point final à une déduction, car le recours à une volonté créatrice
individuelle est bien souvent le dernier mot de l'historien : ce oui se uasse
dans la conscience des personnalités, on ne peut en préjuger, mais on peut
faire reposer sur le caractère intime de ce personnage l'explication des événe-

34 .

' ' '


1
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..' , ......

ments qu'il déclenchera. Le pouvoir de se décider pour le mal appartient à


tout homme, qui peut en user, et ce pouvoir explique bien des décisions
des princes. Car ils ont plus facilement la possibilité de réaliser le mal qu'ils
ont décidé que le commun des mortels.
C'est par cet acte originaire et original que l'on pose les « indécidables »,
ou propositions a priori injustifiables. Cai il faut un principe (commence-
ment) aux principes qui commandent. Aristote disait déjà : « La science des
propositions, la chaîne des raisons immédiates est indépendante de la démons-
tration, si la régression doit s'arrêter au moment oii on atteint les vérités
immédiates, ces vérités sont nécessairement indémontrables » (Aristote,
Organon IV, les secondes analytiques, 1, 3, p. 16 et 17, lignes 18-23).
La liberté, exigée comme condition par la linéarité et la rationalité, va
repousser les notions aristotéliciennes de virtualité, de finalité et de globalité.
Elle pose l'individu isolé comme responsable de ses actes, ne l'insère pas
dans un système de contraintes (Descartes propose de vivre en paix avec les
lois en usage, pour méditer tranquillement, mais comme séparé du corps
social et réfléchissant du dehors sur le monde).
La liberté est infinie, l'homme peut tout. Ce qu'il fait, « aucun animal
ne pourrait le faire », hymne à la puissance humaine, triomphant des forces
obscures, de la passion et des déterminismes extérieurs.
Une « certaine idée » de l'homme s'ensuit, qui a encore valeur de nos
jours, même si le cours de l'histoire a rabattu un peu de sa superbe, même
si Marx et Freud sont venus donner quelques leçons de modestie. Il est difficile
de se déprendre de ce que représente cette possibilité pour chacun d'être
« maître de soi », si ce n'est de l'univers, plus difficile encore d'échapper à
un statut social et juridique gouverné par l'idée de la responsabilité de
chacun.
Le schéma de la décision classique, attaqué sur tous ses fronts, résiste
vigoureusement sur ce dernier point. Pourtant, grâce, surtout, à l'approche
systémique, on réintègre la causalité globale d'Aristote, la virtualité (calcul
des possibles) de Leibnitz, l'irrationnel (le non-perçu distinctement) du
même Leibnitz, on propose une autre représentation du temps, suivant en
cela les stoïciens plutôt que la tradition cartésienne, on suppose une rétro-
action des causes telle que chaque moment n'a pas une suite ou un anté-
cédent déterminé (distinct) mais est en relation globalement et simultanément
avec tous les éléments appartenant au système.
L'explication ne peut plus revêtir la forme causale linéaire, la rationalité
inclut les points obscurs et n'en donne pas raison, autrement dit elle renonce
à sa prétention et de clarté et d'unité. On verra dans la dernière partie
de cet ouvrage comment surmonter les difficultés du troisième trait distinc-
tif : la liberté de la décision.
Tels sont les éléments de cette pré-théorie cartésienne. Comment se
traduisent-ils dans la vie administrative et politique ? Leur affirmation se-
reine et sans failles s'opère par le truchement de certaines doctrines admi-

31
,.... , ..., ...- _ ,,' .... < _ '=
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nistratives qui sont à la science administrative ce que Descartes est aujour-


d'hui à la philosophie. Pré-théoriques, c'est-à-dire présentées comme des
données d'évidence au sein desquelles on peut toujours raffiner mais dont les
postulats sont inébranlables. Héritage culturel figé dont la moindre remise
en cause, même par de simples pratiques théorisées, engendre angoisses
et conflits. '

LES PRE-THEORIES ADMINISTRATIVES

Pourquoi insister sur les pré-théories administratives ? Présentent-elles


une importance dans l'histoire de la pensée administrative et est-il vraiment
nécessaire de tomber de Descartes en Taylor, Buch et Boulet ?i'
Nous y accordons pour notre part une très grande attention car elles
sont représentatives du système. Ce que la grande majorité des hommes
d'action - administrateur, juge ou politique - pratiquent dans la vie
quotidienne, ce que le journaliste, voire l'universitaire, diffusent auprès du
lecteur ou de l'étudiant, Buch, Boulet, Taylor ont osé l'écrire et l'expliciter.
C'est la pratique officielle et courante, c'est le modèle culturel très prégnant.
, La connaissance de ce monde permet de s'en assurer. Et pour ne prendre
qu'un exemple, le conseiller d'Etat Buch n'a-t-il pas été chargé du chapitre
de la décision dans l'important Traité de science administrative, côtoyant
ainsi les grands noms du droit administratif et de la sociologie de l'admi-
nistration ? Il est donc capital de procéder à une critique théorique minu-
tieuse de ces pré-théories régnantes afin de déblayer le champ de la
recherche.
Ainsi pourrait-on rester fidèle aux recommandations de Durkheim
« d'écarter systématiquement toutes les pré-notions 34.
Les thèses du conseiller d'Etat, M. Buch, sont aussi révélatrices que
celles d'un administrateur, M Boulet. La théorie de Taylor va dans le
même sens.

M. Henri Buch
Dans le Traité de science administrative, Buch présente dans l'ordre
une théorie de la décision et de la décision administrative. Il expose d'abord
consciencieusement une théorie de « la décision en général ».
Empruntant ses définitions au vocabulaire technique et critique de la
philosophie de Lalande, il écrit que « la décision est la terminaison normale
de la délibération dans un acte volontaire » (p. 432). Il ajoute, « ainsi se
trouvent immédiatement mis en relief les deux éléments constitutifs de la
décision, l'entendement et la volonté ».
Ainsi paraît, dès l'abord, le fractionnement du processus, fractionnement
linéaire, fidèle à la pré-théorie cartésienne.
La volonté. C'est l'affirmation d'une tendance avec laquelle le décideur
s'identifie. C'est pour l'auteur un phénomène d'influx, une impulsion, une
34. E. DURKHEIM. Les règles de la méthode sociologique, chapitre 2..
;
36
i

1-
énergie mobilisatrice, non un phénomène d'analyse et de spéculation. < E!!e
exige le courage de l'esprit, c'est-à-dire l'existence d'un esprit résolu » (p. 436).
En somme la volonté c'est la résolution. L'auteur se révèle incapable
de nous expliquer ce que c'est que cet influx mystérieux et mobilisateur.
Comme le plus souvent, la transposition, sans analyse, d'une théorie
ancienne et caricaturée, simplifiée, sortie du contexte du système dans son
ensemble, n'est plus que répétition vide. Chez Descartes, la volonté avait sa
raison d'être dans une vision du monde et de Dieu. Il n'en reste plus que le
lieu commun le plus plat.
L'entendement « c'est concevoir, juger, raisonner ». Pour cela la délibé-
ration est nécessaire et antérieure à l'acte.
Il oppose ici la délibération antérieure, celle de l'administrateur, à la
délibération postérieure, celle du juge. Cette apparente entorse au schéma
cartésien repose sur un oubli : l'auteur confond les faits sur lesquels porte
l'analyse du juge, qui appartiennent bien au passé, et la délibération du juge
qui, elle, est nécessairement tournée vers l'acte de juger, qui est nécessaire-
ment dans l'avenir.
S'il avait été logique avec lui-même, il aurait dû présenter la délibération
du juge comme la délibération de l'administrateur, antérieure à l'acte de
juger et antérieure à l'acte d'administrer. Dans le cadre même de sa théorie
il introduit une confusion supplémentaire. Ce faisant, il ne se pose pas le
problème de savoir si par hasard le juge ou l'administrateur ne s'orientent
pas souvent dans tel ou tel sens avant même d'en avoir délibéré, quitte à
donner ensuite une justification rationnelle à cette orientation. Démarche
fréquente chez l'homme politique et le haut fonctionnaire.
La délibération préalable est donc retenue pour l'administrateur. Elle se
décompose en trois moments : la détermination de l'objet ; l'analyse du
sujet ; la formulation des propositions.
Buch laisse d'ailleurs à ce stade le lecteur sur sa faim. Pourquoi n'a-t-il
pas analysé plus finement chacun de ces sous-éléments de la délibération ?
Par exemple la détermination de l'objet ne pourrait-elle se subdiviser en :
délimitation physique ou psychologique ; critique pour tel faisceau de rai-
sons ; corrections subséquentes, nouvelles délimitations de l'objet, etc.
L'auteur a, semble-t-il, considéré comme un corpus élémentaire insuscep-
tible d'analyse chacun des sous-éléments qu'il a présentés. La raison de sa
démarche est simple. S'il avait pénétré plus subtilement dans ce corpus il
aurait découvert :
- Que chacun d'eux était profondément lié aux autres et qu'il était vain
de les séparer. La formulation d'une proposition et l'analyse du sujet peu-
vent-elles être considérées séparément de la détermination de l'objet ?
- Qu'au sein même de chaque sous-élément, entendement et volonté
sont indissolublement liés, alors que ces éléments sont présentés par lui com-
me des sous-catégories du seul entendement. Par exemple, le mécanisme de

. 37

; \
.... ; ,, .
,
.1 , i ..

la détermination de l'objet, fondé sur tout un appareil de critique et de


présupposés qui s'entremêlent dialectiquement, est incompréhensible sans
la fusion de l'entendement et de la volonté. La volonté de déterminer
tel objet est-elle séparable de la détermination elle-même de l'objet ??'
Le plus surprenant est que l'auteur se rende brusquement compte de
cette dialectique deux pages plus loin mais sans faire le lien avec son analyse
précédente. ,

Analyse morte, synthèse vivante ? '


Vainement objecterait-on qu'après une analyse morte l'auteur a présenté
une synthèse vivante. A quoi sert une description fausse ? Quelquefois une
description inexacte a le mérite d'être opératoire, de permettre de trouver
d'autres hypothèses. Ce n'est pas le cas. D'ailleurs comment peut-on admet-
tre logiquement qu'une analyse inexacte puisse être la base d'une synthèse
exacte ? En réalité il y a bien eu ici dans la pensée de l'auteur deux niveaux
de réflexions. Il a d'abord tenté de théoriser la décision. Puis l'homme de
l'art, qu'il est, s'est brusquement rendu compte de la nécessité d'un redres-
sement. Du reste il y consacre cinq lignes avant de repartir à nouveau sur
des développements qui ont précisément pour 'axe la séparation de l'entende
ment et de la volonté. C'est ainsi qu'il nous explique que dans le débat inté-
rieur du décideur c'est la force de caractère qui décidera (p. 437) force qu'il
a été incapable d'analyser et que, de plus, il a affirmé indissolublement liée à
l'entendement.
De même, autre caractéristique fondamentale de la thèse classique de la
décision liée à la linéarité, il affirme : « L'acte même de la décision n'accuse
qu'un instant de raison, n'a pas de durée » (p. 438). La décision ne repré-
sente-t-elle pas un continuum, et le moindre acte intellectuel de délibération
n'est-il pas déjà une « décision » qui comporte de sérieuses conséquences
quant à la décision finale 35 ?Notre auteur le reconnaît puisque, à la page
suivante, il écrit tranquillement : « Le facteur temps joue à partir du mo-
ment où le processus de la décision est entamé, c'est-à-dire à partir du mo-
ment où le problème est posé » (p. 455). Décision sans durée ou décision
continue ? il conviendrait sans doute que l'auteur s'entende avec lui-même. Et
ce d'autant plus qu'il écrit très justement plus loin qu'une fois la déci-
sion prise et réalisée « elle s'insère dans l'infini déroulement des choses et
devient à son tour élément d'une nouvelle décision » (p. 439).
Cette dernière vision semble rendre compte de la réalité du phénomène.
(Mais peut-être eîtt-il été plus simple d'éviter d'affirmer que la décision est
sans durée et qu'elle est en quelque sorte encastrée entre les moments de
la délibération et de l'exécution.
Visiblement, l'auteur, en dépit de ses intuitions, qui ne font qu'aggraver
les contradictions internes de sa théorie, reste dans l'ensemble fidèle au
35. Ce que nous avons essayé de montrer dans l'étude d'un cas de décision : Le RER,
250 pages ronéotées.

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38 _

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schéma classique de la décision. Quelles vont être les conséquences de cette


pré-théorie sur la décision administrative ?
Sa théorie générale de la décision s'applique à la décision administrative
mais celle-ci, selon l'auteur, présente une certaine spécificité : « La décision
administrative est celle qui est prise par la puissance publique, selon sa
volonté, suivant ses propres procédés et sous sa seule responsabilités (p.
140). En somme est décision administrative la décision prise par un organe
administratif ! Conception organique de la décision administrative. L'auteur
axe donc ses développements sur le comportement de l'organe sans s'inter-
roger une seconde sur la légitimité de son entreprise et ses présupposés.

Théorie organique et théologie


Les présupposés des théories organiques reposent essentiellement sur la
croyance ingénue dans la prééminence de l'organe sur les tâches et de l'orga-
ne politique sur l'organe administratif 36. Les deux problèmes sont d'ailleurs
liés. Si l'organe administratif n'est pas subordonné à l'organe politique, si
même ces deux organes sont indissociablement liés au point de former un
organe unique, c'est que les transformations dues à l'innovation ont entraîné
la création d'une administration prospective et de la prévision qui a ten-
dance à diriger l'ensemble de l'appareil d'Etat. Fin de la subordination de
l'administration.

L'administration est subordonnée...


En droit public, toute théorie organique est métaphysique (thème de
l'organe créateur des normes comme Dieu créateur du monde). Toute théorie
fondée sur l'analyse des activités réelles est positive. Si nous avons tenu à
rappeler le lien existant entre une théorie organique et le thème de la
subordination de l'administration au politique, c'est que précisément, en
l'espèce, la théorie organique a conduit tout droit à l'idée d'administration
subordonnée.
Notre auteur part d'une définition incontestable, en droit, de Georges
Vedel : « La recherche d'un but d'intérêt général est la condition positive
de la légalité de l'action administrative » (Droit administratif, p. 175).
Mais il passe immédiatement à une autre idée : c'est le gouvernement qui
prend la décision politique de concilier l'action et la légalité. « C'est de cette
conjonction de la volonté politique et du concours de l'administration que
naît la décision administrative » (Buch, Traité de science administrative,
p. 442). Il décompose alors les deux éléments. A l'administration « d'ap-
préhender la réalité sociale, de saisir les courants profonds qui animent les
masses de la société, suscitent les besoins, déterminent leurs intérêts et mo-
tivent leurs actions » (p. 443).
« Au pouvoir politique d'interpréter ces phénomènes, de leur donner un

36. Voir L. SFEZ,L'administrationprospective,p. 208 et suiv.

39

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sens politique, c'est-à-dire de déterminer l'attitude des classes sociales et des


groupes sociaux » (p. 443).
L'idée de notre auteur c'est de permettre à l'administration de se situer
au-dessus de la mêlée. A elle les tâches d'études, au politique les responsa-
bilités. Il est vrai qu'il ajoute : « Ce qui permet à l'administration de se
présenter comme impartiale c'est précisément qu'elle n'est pas - ouverte-
ment et légalement du moins - mêlée à la lutte qui aboutit à la détermina-
tion de l'intérêt général » (p. 443). Ce qui implique que, de façon cachée et
en fait, l'administration serait mêlée à cette lutte. Glissement dangereux vers
une théorie socialiste, voire marxiste. Glissement brutal freiné par la
phrase suivante : « C'est son abstention affirmée dans cette phase préalable
et décisive qui permet à l'administration de prétendre à l'objectivité, de se
dire au-dessus des conflits et des rivalités sociales o (p. 443).
... et neutre
S'appuyant sur une analyse de Jean Rivero selon laquelle le moteur de
l'action administrative est essentiellement désintéressé, il estime que toute
intervention anticipée de l'administration ne peut que l'intégrer dans la lutte
des intérêts et donc paralyser le moteur de son-action.
A cela, que peut-on répondre ?
D'abord, que les infirmités de notre esprit ne nous permettent pas de
comprendre comment et pourquoi l'action administrative serait essentielle-
ment désintéressée. Désintéressée par rapport à quoi ?Il suffit d'interroger
quelques fonctionnaires de l'administration économique, prévisionnelle ou
prospective, pour se rendre compte que l'administration entend essentielle-
ment modifier le cours des choses. Comme le politique lui-même, dont elle
n'est qu'une forme, elle entend changer et orienter la société tout entière.
Comment, dès lors, pourrait-elle être désintéressée ?
On pourrait certes faire remarquer que son désintéressement signifie son
non-attachement à un groupe ou une classe sociale déterminée. Mais ce point
de vue provoque une certaine perplexité. D'une part, les analyses de
D. Schnapper et A. Darbel révèlent la part considérable que prennent
certaines catégories avantagées dans l'appareil d'Etat 37. On voit mal dans ces
conditions, comment ces catégories n'auraient pas une tendance naturelle
à avantager plus encore leurs catégories d'origine et ce, sans même parler de
collusion avec les intérêts privés, par la seule pente naturelle de leur indif-
férence à l'égard de certains problèmes de la classe laborieuse. Mais, à
supposer même qu'une réforme démocratique entraîne des modifications
dans la composition de la haute fonction publique, le problème d'une adm"
nistration prétenduement désintéressée se trouverait encore posé.
D'autre part, en effet, on aperçoit mal comment concilier les deux thèses
de la doctrine classique : thèse de la subordination de l'administration ;
thèse de son désintéressement.
37. «Les agents du système administratif <>, Cahier du centre de sociologie européenne, 1969.

40 .

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Ou l'administration est subordonnée et donc soumise dans ses activités
aux fluctuations du pouvoir politique. Dans ce cas elle sert les intérêts suc-
cessifs des groupes sociaux au pouvoir : dans un système capitaliste, les
intérêts successifs de diverses fractions de la bourgeoisie, dans un système
socialiste ceux des diverses fractions des couches laborieuses (paysans, ou-
vriers, techniciens, intellectuels, etc.) On voit mal ici comment peut se
défendre l'idée d'une administration désintéressée : par définition l'adminis-
tration est intéressée puisqu'elle agit dans le sens de l'action voulue par les
groupes sociaux dominants.
Ou l'administration n'est pas subordonnée - et c'est notre thèse - elle
est dans ce cas indissociablement liée au pouvoir politique ouvertement et
en fait. Ici encore son désintéressement apparaît un mythe. Pour ne prendre
qu'un exemple, croit-on réellement que le schéma directeur de la région
parisienne et la politique des villes nouvelles, couverte bien sûr officiellement
par le politique, mais en fait élaborée et imposée par une partie de l'admi-
nistration contre une autre partie plus traditionnelle et libérale, sont la
manifestation d'un « désintéressement éclatant ? Il est d'autant moins
permis de l'affirmer que les groupes sociaux concernés ne l'ont jamais entendu
ainsi et que les pressions continuent, longtemps après, pour tenter de tuer les
idées maîtresses du schéma directeur. Curieux désintéressement de l'admi-
nistration.
Prendra-t-on alors « désintéressement a dans le sens de non-profit ? C'est
une thèse du droit administratif traditionnel qui associe l'idée de service
public à celle d'absence de profit. Mais est-il besoin de rappeler que les
meilleurs esprits s'interrogent aujourd'hui en Occident comme en Union
Soviétique sur les bienfaits d'une politique de la concurrence et du risque
qui sont les corollaires de la recherche du profit ? L'intérêt général aujour-
d'hui est mieux servi par la recherche du profit que par celle de la gestion
« désintéressée » : on évoque ici le rapport Nora sur les entreprises publiques
qui montre lumineusement qu'une meilleure gestion, et donc une amélioration
du service public, serait liée à la recherche d'une rentabilité dans les entre-
prises publiques. Et cet exemple pourrait, à notre sens, être étendu à toute
l'administration y compris la plus intellectuelle et spéculative, car la recher-
che ne se développe qu'à travers la concurrence.
On ne développera pas plus ce point. Il suffisait d'évoquer qu'aujourd'hui
l'intérêt général peut être servi par le profit et que le troisième sens, dans
lequel le désintéressement peut être pris, ne peut qu'être écarté.
Mais dans la thèse de M. Buch il y avait également l'idée d'une sépara-
tion possible entre le pouvoir politique et le pouvoir administratif.
C'est l'objet de notre deuxième remarque. On rappellera ici simplement
les développements sur ce point contenus dans notre ouvrage sur L'adminis-
tration prospective (relatifs à une critique de la théorie organique p. 208 et
suiv.)
Mais plus encore on rappellera nos développements sur le dialogue RCB

41
entre l'analyste et le décideur. Dans le cadre de ce dialogue, fait d'allers et
retours ininterrompus, l'administrateur pose les questions relatives aux alter-
natives politiques, et l'homme politique ne néglige jamais dans ses visées
les moyens d'exécution les plus appropriés. Comment, dans ces conditions,
peut-on dire que la décision est faite de la volonté de l'organe politique et
de l'entendement de l'organe administratif comme le fait notre auteur (p.
444) ?
- d'une part, entendement et volonté sont déjà confondus dialectique-
ment, comme le reconnaît M. Buch lui-même (p. 436) ;
- d'autre part, elles sont confondues dans le dialogue RCB, l'un em-
pruntant l'habit de l'autre et réciproquement.
M. Buch écrit : « Si l'entendement est un phénomène interne à l'admi-
nistration, la volonté lui est extérieure D. Si l'on a bien compris, la Datar et le
préfet de la région, la délégation au district, la DGRST et la délégation à
l'informatique sont dépourvus de volonté (mais Dieu merci pourvus d'enten-
dement).
On attire simplement l'attention sur le lien qui existe entre cette théorie
et le fractionnement de la théorie générale de la décision entre entendement
et volonté, qui n'est lui-même qu'un sous-ensemble du fractionnement, déli-
bération, décision, exécution. Toute analyse fractionnée de la décision aboutit
à des absurdités. Et c'est pourtant la démarche que va continuer de suivre
l'auteur. Le fractionnement se répercute, divisant le processus de la déci-
sion administrative dans un mouvement régressif à l'infini : le pouvoir de la
raison, de diviser un problème (etc.) s'atteste ici jusqu'à l'absurde. Mais
c'est bien d'après la pré-théorie un des aspects fondamentaux du rationnel.
Il y a un avant et un après.
L'avant se décompose à son tour en un mouvement interne et un mouve-
ment externe. « Le mouvement interne se rapporte à l'action des forces et
des personnes qui participent à la prise de décision. Le mouvement externe
est celui de la décision dans sa confrontation avec des forces extérieures au
processus même de la prise de décision n (p. 450). Fidèle à sa technique du
remords, qui consiste à immédiatement se contredire pour éviter d'être
totalement faux, il ajoute : « Cette décomposition du mouvement ne doit
pas mener à sa fragmentation. Il y a de toute évidence un rapport entre le
mouvement interne et le mouvement externe ... » (p. 450). On aperçoit mal,
en effet, comment les forces extérieures au processus de décision pourraient
être étrangères à l'action des forces qui se situent au sein du processus. Les
changements intervenus au sein du processus sont-ils indépendants des
changements externes ? L'appétit de changement dans l'administration fran-
çaise est-il réellement dissociable de l'appétit de changement du corps social
1
tout entier ? P
Mais - après son remords - l'auteur continue alors imperturbable-
ment sa route en étudiant de façon séparée le mouvement interne et le
mouvement externe. Son analyse du mouvement interne le conduit alors à des

42
développements purement formels sur les décisions uniques ou séquentielles,
provisoires, préparatoires, ou définitives, à courte, moyenne ou large
échéance, générale ou individuelle, permissive ou interdictive etc. Autant
de typologies en deux pages. A aucun moment le rapport n'est fait avec le
mouvement externe comme si l'activité administrative tournait à vide sans
être au service des intérêts de la société et sans en être l'émanation. La liaison
entre mouvement externe et mouvement interne eut conduit à des observa-
tions plus fécondes qui eussent découlé directement de la complexité de la
vie sociale ordonnée par le pouvoir.
Même analyse fragmentée entre la responsabilité (qui appartient au
ministre) et sa formulation par les bureaux (p. 453). Même remords à cette
occasion lorsqu'il approuve l'idée que la masse des décisions se situe à un
niveau qui n'est ni celui du dirigeant suprême, ni celui de l'exécutant.
Même remords encore lorsqu'il affirme (dans les pages suivantes) : « Si l'on
interprète le terme décision d'une manière formaliste alors qu'apparemment
le fonctionnaire ne prend aucune décision ... Réponse qui heurte le bon sens
et ne correspond d'ailleurs pas à la réalité ». Et d'insister sur le poids des
fonctionnaires, les idées qu'ils tentent de faire prévaloir (alors que l'auteur
avait repris à son compte l'idée d'une administration désintéressée), sur les
délégations de pouvoir conférées par le politique (alors que quelques lignes
auparavant il affirme que les fonctionnaires ne sont pas des décideurs mais
des délibérants) etc. La même technique du remords est encore utilisée dans
l'analyse du citoyen, soit expert - catégorie de l'entendement - soit
représentant social - catégorie de la volonté.
« Il ne serait pas exact, nous paraît-il, d'enfermer les experts dans le
champ de l'entendement et les représentants sociaux dans celui de la vo-
lonté ... Ceci dit, l'expert doit tout de même, pour l'essentiel, apporter sa
contribution sur le terrain... de l'entendement ; tandis que les représentants
sociaux devront s'attacher ... à mettre en lumière les éléments de la volonté
des représentés » (p. 438).
Ces remords montrent, a l'évidence, que la théorie sous-jacente à toute
l'analyse a besoin d'être repensée : les petites réformes partielles, que M.
Buch fait subir à l'ensemble, ont le double désavantage de rendre la totalité
incohérente, et de ne rien changer, en définitive, à l'analyse, diviseuse,
linéaire, d'une rationalité pauvre. L'importance d'une remise en question
théorique apparaît nettement.
_ Or l'idée de systématiser, c'est-à-dire de critiquer le mode de pensée
au sujet de la décision, est insoutenable pour M. Buch à tel point qu'il refuse
même de rendre intelligibles les processus de choix... parce que les déci-
sions sont fonction d'un but politique par essence non systématisable, parce
que, dans le domaine économique, oa la recherche des procédures de choix
est la plus poiissée, le stade de la systématisation n'est pas encore atteint.
Autant de bonnes raisons, en effet ! Pourquoi le politique ne serait-il pas
systématisable La rivalité des intérêts ne peut-elle relever de la théorie des

'
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\48
jeux ? Enfin dans le domaine économique les modèles ne s'enrichissent-ils
pas peu à peu jusqu'à épouser le réel ? D'ailleurs la RCB et l'analyse de
système, procédures de discussion s'il en est, ne se répandent-elles pas à
vive allure dans l'administration ?
Quant au mouvement externe, l'auteur y consacre exactement une page
de développements sommaires. Enfin l'auteur expose en deux pages
et demie ses idées sur l'exécution des décisions. On lui rendra cet hommage,
qu'ici - sous l'influence d'Yves Chapel - il souligne l'autonomie de
l'administration. « Loin de souligner le caractère subordonné de l'adminis-
tration, la transmission pour exécution fait au contraire ressortir sa véritable
autonomie ». Justes écrits, mais que l'auteur peut d'autant mieux se per-
mettre que, dans la thèse classique sur la décision, l'exécution est chose peu
importante, très secondaire. Il n'est donc vraiment pas grave ici de recon-
naître l'autonomie de l'administration. Le ton de cette partie est d'ailleurs
beaucoup plus moderne.
A la suite de ces développements on comprend aisément que l'auteur se
déclare incapable de présenter une théorie générale de la décision admi-
nistrative !1

Une répétition, M. Boulet .....


En gros on peut estimer que les thèses de M. Boulet 38 sont celles de
M. Buch, de même que ses remords. Décision libre (p. 15), mais pas très
libre (p. 43). Décision fragmentée à l'infini par une analyse statique (p. 18
en particulier) mais ramassée dans une « complexité temporelle » (p. 17) ;
administration subordonnée et pouvoir politique prééminent (p. 18, 19 et 40)
mais avec des exemples qui révèlent l'autonomie de l'administration (p. 43) ;
distinction systématique entre ce qui est externe et ce qui est interne (p. 18,
21, 22) alors qu'il reconnaît que, dans la réalité, les choses sont liées
(mêmes pages) ; distinctions absurdes entre un pouvoir politique axiologique
et un pouvoir administratif effecteur (p. 40) sans se demander si les méthodes
de gestion moderne (telles que la RCB) n'engendrent pas un dialogue de type
nouveau ; emprunts directs aux définitions de M. Buch (p. 36) et de Lalande,
utilisées par M. Buch (p. 15, 30). La démonstration n'a pas besoin d'être
poussée plus avant. La thèse de Boulet n'a nullement copié la thèse de
Buch. Elles appartiennent toutes deux au monde quotidien dont elles ne .'
remettent jamais en cause les présupposés. Elles ne sont nullement criti-
ques à l'égard des concepts courants. Elles ne constituent donc pas un dis-
cours scientifique 39.

38. Thèsescontenuesdans son article« Le processus


de décision
n, Bulletinde l'IIAP,6,
1968,p. 15.
39. C'est la définitiondu discoursscientifique
donnéepar G.G. GaANGER dans Pen.sée
formelleet sciencede l'homme,p. 40 et suiv.
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Le manteau cybernétique
La thèse de Boulet présente cette particularité d'être « enrobée a de
cybernétique. Elle rend un son moins conservateur que celle de Buch, car
elle est crépitante d'exemples, de chiffres, de schémas et de vocabulaire
emprunté aux méthodes modernes de gestion. Mais visiblement l'ensemble
est juxtaposé. Le squelette des deux thèses est à peu près identique comme
leurs remords sont voisins.

Autres bouvarismes
On pourrait d'ailleurs multiplier les exemples. On trouve trace de la thèse
classique dans de nombreux articles ou ouvrages même si elle s'accompagne
de développements plus réalistes et modernes. Il en est ainsi de M. Russo qui
affirme que la distinction entre préparation et décision, qui fut longtemps
une abstraction (?), devient maintenant plus réelle, du fait de la différen-
ciation accrue des fonctions dans la société 40, sans se demander un instant
si cette différenciation ne constitue pas une illusion. De même, dans l'ouvrage
récent de Lesourne, Armand, Lattes, techniciens forts compétents et réalistes
qui évoquent avec émotion la transcendance de la décision (et par essence
ne la définissent pas) 41. De même Frederick Moscher et Salvatore Cimmino
séparent soigneusement les éternelles trois phases de la décision rationnelle 42
et évoquent de même le choix libre entre les hypothèses 43. On n'a aucun mal
à trouver dans toute la littérature administrative des exemples de ce type.
La persistance de ce point de vue témoigne plutôt en sa défaveur : l'admi-
nistrateur ne sait-il pas, au fond de lui-même, qu'un choix est rarement
libre et que les décisions ne sont pas prises en vertu d'une rationalité
fragmentée ? Et pourtant il continue fréquemment d'accepter un tel schéma.
C'est en effet le plus réconfortant. L'illusion de la décision permet en effet
l'action.

'
La thèse de Taylor
On ne peut affirmer exactement que Taylor et ses disciples se sont
intéressés au processus de décision. Et cependant leurs travaux relatifs à
l'organisation scientifique du travail affectent directement le problème. Leurs
présupposés consistent nécessairement dans une conception classique et
hyper-rationaliste de la décision. Taylor 44, et ses disciples ont étudié avant
tout l'emploi des hommes comme auxiliaires des machines dans l'exécution
des tâches de production routinière ; leur objectif étant d'employer l'orga-
nisme humain de la meilleure manière possible dans le processus de produc-
tion, en établissant un programme détaillé de comportement qui transfor-

40. « Situation du problème a, numéro spécial de Projet, mars 1969, p. 264.


41. Matière grise année zéro, p. 23.
42. In Elementi di .scienza dc1l'ammini.strazzic>ne,p. ?65.
43. Ibid., p. 353; les auteurs ont les remords habituels à la thèse classique puisqu'ils
reconnaissent l'irrationalité fréquente de la décision (p. 345).
44. Par exemple, dans Scientific management.
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...... ./ ..
'
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merait l'homme en un mécanisme spécialisé. Les études de temps sont les


plus caractéristiques : Lowry, Manard et Stegemerten 45 donnent des préci-
sions impressionnantes. La description détaillée de l'opération sur tour, par
exemple, consiste en 183 tâches spécifiques dont les 10 premières sont
« ramasser la pièce et la conduire à la machine, placer la partie centrale dans
la poupée fixe, serrer le tour de 18 pouces à poupée indépendante, serrer la
poupée fixe avec une clef, régler la pièce sur la poupée, ramasser la barre
d'alignement, ramasser le niveau de surface, aligner la pièce par moitiés,
replacer à terre la barre d'alignement, reposer le niveau de surface » (p. 388).
Les 49/10 000 d'heure autorisés pour ramasser la pièce et aller à la ma-
chine restreignent encore la liberté d'exécution.
On ne développera pas plus avant ces théories. Comme le disent March
et Simon 46, les travaux de ce groupe ont plus le point de vue de l'ingénieur
que celui du naturaliste. Taylor a défini trois préceptes principaux : utiliser
l'étude des temps et méthodes pour découvrir la seule manière possible
d'accomplir un ouvrage ; fournir au travailleur un moyen de stimulation
pour qu'il accomplisse le travail selon la meilleure méthode et à une bonne
cadence ; utiliser des experts spécialisés pour établir les circonstances variées
qui entourent le travail de l'ouvrier (méthode, vitesse des machines, priorités
des tâches, etc.).
Cette conception hyper-rationaliste caricature à l'extrême la conception
classique. Il suffit en somme au bon ouvrier de savoir se comporter conve-
nablement, de décider de le faire, d'exécuter cette décision. La fragmenta-
tion du temps proposée par cette école est le reflet d'une conception im-
plicite de fragmentation de la décision.
Quant à l'hyper-rationalisme, il ne tient compte ni des conflits d'intérêts,
ni des contraintes exercées sur l'homme par ses propres limites, ni du rôle de
la connaissance, ni de l'élaboration possible de programmes généraux, ni
des réactions affectives, ni de la pluralité des solutions possibles (one best
uxiy), image simpliste et caricaturale de la décision partagée, d'ailleurs,
par toutes les théories classiques de la départementalisation que nous évo-
querons plus bas.

Trois stances à venir


Ce bloc indissociable de pré-théories administratives et de la pré-théorie
cartésienne explique largement tous les modèles culturels de notre compor-
tement quotidien. Vécu qui constitue par définition un mélange de thèmes
disparates en apparence mais sous-tendus par une cohérence commune. Le
politique, l'administrateur, le journaliste, voire le professeur ou le chercheur,
manipulent le langage quotidien de la décision en termes non critiques de
linéarité, rationalité, liberté. On croit toujours en totalité, ou en partie, au
45. In Time and motion study.
46. In Les organisations,p. 19.

46 ;
schéma quotidien de la décision avec ses trois caractéristiques de fragmen-
tation en moments (préparation, décision, exécution) du moment privilégié
et libre de la décision (le second) et du peu d'intérêt consacré à l'exécution
(reflet servile de la décision). Seule la critique théorique peut permettre le
décollage du vécu.
Je l'organise, ici, autour des grands axes : linéarité, rationalité, liberté.

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PARTIE . '

Critique de la linéarité
A tour de rôle les éléments commandent
tandis que les cycles continuent, ils tètent ·
ce qu'ils sont mais bondissent les uns à
, travers les autres. EMPÉDOCLE D'AGRIGENTE
(De la nature, fragment 26).

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' "
· _. -

Pourquoi une critique de la linéarité ?


Parce que le schéma linéaire est l'un des aspects fondamentaux des
théories classiques de la décision et de la pratique quotidienne de la
'
décision.
C'est toujours le schéma cartésien, déjà décrit, tel qu'il a été prédigéré
pour chacun d'entre nous et transmis par des générations d'éducateurs,
de l'enseignement primaire à l'enseignement supérieur. Toujours le même
modèle véhiculé par le solide bon sens des évidences.

49

"'
4 _.
Or s'il est utilisable dans certains cas (car on peut imaginer d'exception-
nelles situations linéaires simples) il ne correspond qu'à une infime fraction
des situations possibles. Il faut, au surplus, remarquer qu'il existe une
gradation dans le linéaire qui va du linéaire simple des schémas en
arbre au linéaire plus complexe des schémas en semi-treillis et que la pra-
tique quotidienne et bon nombre de théories visent seulement le linéaire
simple en arbre.

- '
Arbre, treillis et systèmes
Il est temps d'expliquer cette distinction en arbre et en semi-treillis
qui relève de la théorie des graphes.
On distingue essentiellement deux types de graphes : le graphe en arbre
et le graphe en semi-treillis.

Arbre '' '

l'".=:

0- '' '
.,

On peut dire que, dans un graphe en arbre, on ne peut pas avoir de


circuit fermé : partant d'un point pour revenir sur lui-même après avoir
parcouru un certain trajet, il faut repasser par les mêmes points qu'à l'aller.

Semi-treillis ..
_
o

En partant d'un point, on peut revenir sur le point de départ en passant


par des points différents au retour : on peut faire des boucles, des circuits
fermés (même partiellement).
Enfin la matrice associée à un graphe est un tableau qui exprime
algébriquement le fait que des points ont ou non des relations :

, ,
( A et C sonten relation n
A et B sont en relation
B et D sont en relation \
( D et E sont en relation A
\
D et F sonten relation F
. B
On construit un tableau à double entrée et au croisement d'une ligne
et d'une colonne, on met 1 si les deux éléments correspondants à la ligne et
à la colonne sont en relation directe, 0 dans le cas contraire.
.. ABC D E F
'
A1 1 00 0

, B 1 1100 0
. C 1 1 00 0
. .
, D 0 1 0 1 1
E 0 0 0 1 0
" '
, F 0001 0
Une dernière notion importante est celle de connexité. Elle exprime
la densité des relations existant entre les éléments d'un ensemble ; elle se
définit par des graphes où les relations sont antisymétriques, c'est-à-dire
orientées : n
' , D
_.
A ' :. : .. <
C
Dans le graphe représenté on voit que tous les points sont reliés entre eux,
c'est-à-dire qu'on peut aller d'un point à un autre en suivant les flèches,
et ce quels que soient les points choisis. Ce graphe est dit « fortement
connexé Ce n'est pas toujours le cas.
, ......"
B

A '
'
" " . ,,'" <"'
." '' ' cC ..._
' ' . .
' '. 51
, " .
."\.
., ........
Ce graphe montre que C et A ne sont pas reliés dans le bon sens des
flèches. Ce dernier graphe est moins connexe que le précédent ; ce qui veut
dire qu'il y a moins de relations entre les éléments du graphe, ou qu'il est
moins dense en relations.
Pour résumer ces développements on peut utiliser deux axiomes em-
pruntés à un grand architecte contemporain : « Un agrégat d'éléments cons-
titue un arbre si, et seulement si, pour deux ensembles quelconques appar-
tenant à l'agrégat ou l'un ou l'autre est complément contenu dans l'autre ;
ou encore s'ils sont compléments distincts ». « Une collection d'ensembles
constitue un semi-treillis si, et si seulement, quand deux ensembles appar-
tiennent à la collection, l'ensemble des éléments communs appartient aussi
à la collection ..
_
En somme un schéma en semi-treillis est encore linéaire en ce que ses
éléments sont en nombres finis et posés préalablement ; les relations sont
cependant plus fines, révèlent la complexité et les interdépendances. Mais
dans le cas du semi-treillis comme dans le cas de l'arbre ce qui compte
avant tout ce sont les éléments en nombre finis.
A cela s'oppose le système : dans le sysCème ce sont les relations qui
importent et non le nombre des éléments. Dans une famille de quatre en-
fants ce qui importe ce sont les rapports des parents et des enfants et les
rapports des enfants entre eux ; si l'on supprime deux enfants les rapports
de famille demeurent entre les deux enfants restants et leurs parents, et
entre les deux enfants restants eux-mêmes. On dira ici que la famille est un
système.
Les définitions du système sont variables, on peut toutefois en dégager les
caractéristiques communes 2.
Von Bertalanffy, dans son premier exposé synthétique de la théorie
systémique, en 1950, propose la définition suivante : « A system can be
defined as a complex of interacting elements PI,
Hall et Fagen, deux systémistes qui ont préparé, en 1956, pour la
compagnie Bell Telephone, un cours intitulé Systerrts engineering, définis-
sant ainsi le système : « A stjstem is a set of objects togetlaer with relation-
ships between the objects and between the attributs
Tous les auteurs s'accordent sur les traits suivants : pluralité des élé-
ments, relations qui existent entre ces éléments, caractère unifié de l'en-
semble. Les éléments peuvent être à peu près n'importe quoi, que ce soit
dans l'ordre concret ou dans l'ordre abstrait, dans l'ordre naturel ou dans
l'ordre artificiel.
Le système est dynamique si, sous l'un ou l'autre de ces aspects, il subit

1. ALrxANnER, « La ville n'est pas un arbre ", Architecture, mouvement, continuité,


nov. 1967.
2. An outline of general systems theory», The British Journal for the Philosophyof
Scirnces, août 1950, tome 2, p. 134-165.
3. « Définitionof systemn, Generai s-ystenuYearbookof the society for advancem,-nt
of general systemstheory, vol. I, pp. 18-26.

52 ..

. ' ., < ..
des changements ; sinon il est statique. Le système est ouvert s'il est
en interaction avec ce qui l'environne ; sinon il est fermé. C'est la notion de
système dynamique et ouvert qui est la plus féconde dans la méthodologie
qu'on appelle <: approche systémique ».
Ouverture et entropie
Les sociologues Katz et Kahn 4, représentant le courant dominant des
systémistes, estiment que le système dynamique et ouvert manifeste les
caractéristiques suivantes :
- Il tire de son environnement certaines formes d'énergie. C'est le
phénomène de l'input.
- Le système ouvert transforme l'apport de l'input. C'est le phéno-
mène de throughput.
- Le système ouvert produit quelque chose dans son environnement.
C'est l'output.
- Le fonctionnement du système ouvert a un caractère cyclique. Le .
produit fourni à l'environnement déclenche une rentrée d'énergie qui
permet la reprise du cycle d'opérations.
- Dans le système ouvert l'entropie est négative. Contrairement à tout
ce qui passe dans tout système fermé - lequel tend vers l'affaissement -
le système ouvert n'est pas soumis au processus de l'entropie. Cela tient au
fait qu'il reçoit de son milieu plus d'énergie qu'il ne lui en communique.
- Le système ouvert est pourvu d'un mécanisme de f eed-back correc-
tif ou d'autoréglage. Ce mécanisme apporte au système certaines informa-
tions concernant les effets de celui-ci dans son milieu ; et grâce à cette
information, le système corrige son fonctionnement. L'introduction de cette
information constitue un input qui s'ajoute à celui que l'on a déjà mention-
né : le premier était un input d'énergie, le second un input d'information.
- Le système ouvert est capable d'homéostasie. En d'autres termes,
il se maintient en état de cohésion dynamique (steady state, dynamic ho-
meostasie). Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de transformations à l'inté-
rieur du système (un système vivant, pour ne mentionner que cet exemple,
est en perpétuelles transformations internes) : l'homéostasie n'est pas immu-
tabilité. Elle n'implique pas non plus que l'équilibre n'est jamais rompu :
dans tout système ouvert, en effet, les apports du milieu viennent rompre
certains équilibres. Mais le système ouvert, malgré les transformations
internes, malgré les ruptures d'équilibre, a le caractère de totalité qui lui
est propre : la cellule, par exemple, conserve son caractère de cellule et
continue à remplir sa fonction de cellule ; l'entreprise (système d'un autre
ordre) maintient son caractère propre, sa capacité de produire.
- Le système ouvert tend à la différenciation. Ses éléments s'organisent
en sous-systèmes pour accomplir des fonctions plus spécifiques, mais toujours
en vue de la fonction globale du système. :
4. In The social ps!lcholoi,,y
of organizations,1966. ' .. _
. ' '" ' 53
. ) .. :, . ' ,
- La dernière caractéristique du système dynamique et ouvert, selon
Katz et Kahn, consiste en ceci que, pour aboutir à un état déterminé, le
système ne doit pas forcément partir d'un point unique et suivre un chemi-
nement unique. Le système ouvert peut aboutir à un même point en partant
de points divers et par des voies diverses.
Les systèmes peuvent être temporels, c'est-à-dire qui fonctionnent dans
le temps. Mais il y aussi des systèmes intemporels : ce sont les systèmes
logiques et mathématiques, dont le fonctionnement ne s'étale pas dans le
temps (par exemple, dans un système de nombre, 3 succède à 2 : cette
c sucression » ne s'étale pas dans le temps). Toutes les caractéristiques
énumérées par Katz et Kahn ne se vérifient pas dans les systèmes logiques
et les systèmes mathématiques. Mais ces derniers ont au moins les trois carac-
tères suivants : la totalité structurée, les transformations internes et l'auto-
réglage qui ne se fait cependant pas par feed-back.
On peut tenter de dresser en un tableau les principales différences et
ressemblances entre le système, la linéarité simple, la linéarité en treillis.

SYSTÉME LINÉARITÉ SIMPLE LINÉARITÉ EN TREILUS

Complex of interacting Chaîne d'éléments Chaîne complexe d'élé-


elements . ments avec possibilités
de feed-back

Possibilités de l'existence Possibilité d'ouvrir ou de Possibilité d'ouvrir ou de


de deux systèmes : fermer la « chaîne Il sans fermer la « chaîne n ; sans
ouvert-dynamique effet sur la nature de la effet sur la nature de la
fermé-avec entropie chaîne chaîne ,

Fonctionnement du sys- Passage d'un élément à Passage d'un élément à


tème par échanges d'in- un autre par causalité un autre par causalité
formation : codage, dé- de type mécanique de type mécanique
codage et auto-réglage
Existence de sous-systè- Finalité spécifique d'une Finalités plus souples
mes différenciés avec chaîne d'éléments
équifinalité
Le système pose les pro- Pose le problème de l'en- Pose le problème de l'en-
blèmes de « l'environne- vironnement en terme de vironnement en termes de
ment A en termes d'éco- causalités connexions ,
système, connexions entre ' ., .
tous niveaux à tous mo- '
ments

Pour la décision : ne Est un comportement Est un comportement dé-


forme pas un sous-sys- exemplaire licat mais exemplaire
tème spécifique

'
S4 .. .

,' !. ..... .
Ce tableau général montre qu'il existe différents schémas de la décision.
Le schéma classique, cartésien, véhiculé par une pratique quotidienne n'est
qu'un des schémas possibles. D'autres existent qui rendent davantage compte
de la comptexité des interdépendances des situations. La causalité n'est plus
envisagée comme linéaire. Les causalités non linéaires ont leur existence et
leur rationalité propres. Mais on est ici aux antipodes du schéma vécu de
la décision. Vécu par les acteurs, vécu par les agis.
La critique de la linéarité est donc un élément fondamental de la critique
des décisions quotidiennes et des théories de la décision.
Cette critique sera conduite dans le cadre tracé précédemment qui tient
compte des différents niveaux de distanciation du sujet par rapport au
vécu, de la moins grande distanciation à la plus grande, de la pratique
quotidienne (déjà décrite p. 14 et suiv.) à la pratique théorisée (p. 18),
jusqu'à la théorie critique (p. 19 et suiv.) 5.
On s'apercevra alors que de nombreuses théories sont à cheval sur deux
niveaux. Pour les unes certains éléments relèvent de la pratique et d'autres
de la pratique théorisée ; pour les autres, certains éléments relèvent de la
pratique théorisée et d'autres de la théorie critique. La plupart des opinions
scientifiques sont hybrides et sont le fruit de mélanges de niveaux différents.
La justification idéologique de l'existant est ainsi plus ou moins grande selon
les doctrines, et dans le cadre d'une même doctrine selon les livres, voire
selon les sections ou paragraphes. Ce fractionnement inouï sera simplifié
dans l'exposé pour des raisons pédagogiques.

5. C'est à ce stade que le concept de linéarité est le mieux mis en lumière : « c'est au
moment où un concept change de sens qu'il a le plus de sens m, BACHELARD,Le nouvel
esprit scientifique, p. 52.

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CHAPITRE I '-: :

Les pratiques théorisées


de la linéarité
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Déjà arrachée au vécu, elle se veut théorique et y parvient en partie en


ce qu'elle pétrit la pratique quotidienne et la formalise. Cette première
distance au vécu, pour imparfaite qu'elle soit, permet dans certains cas et
dans un second temps un véritable décollage critique. En d'autres termes
la théorie critique ne peut naître directement par une sorte de génération
spontanée du vécu quotidien. Son point de passage obligé est la pratique
théorisée. C'est-à-dire les tentatives imparfaites qui tendent à justifier idéo-
logiquement l'existant mais qui, au passage, prennent de la distance sur
l'objet. Ceci explique que de nombreux auteurs relèvent, pour une partie de
leur doctrine, de la pratique théorisée, et pour une autre de la théorie
critique. C'est que l'une leur a permis de passer à l'autre et ce, dans le
cadre même d'un seul ouvrage. Ainsi du PPBS et de l'analyse de système.
D'autres auteurs s'insèrent dans le cadre de la pratique théorisée et ne
parviennent pas à une véritable théorie critique. Ainsi d'une grande partie
de la doctrine juridique de droit public.
Mais ce deuxième type de doctrine se subdivise encore en deux caté-
gories :
- Il y a ceux qui, par leur visée même, ne peuvent, ni ne veulent,
échapper à la pratique théorisée. Le code civil ou administratif, les grands
traités qui s'intitulent modestement élémentaires (comme le traité d'André
de Laubadère) ne se donnent pas pour objectif d'exercer une fonction criti-
que mais seulement d'exposer l'existant en le formalisant, en le canalisant
dans certains cadres ; dans ce même groupe, d'autres cherchent à obtenir
certains résultats, une plus grande rationalité, dans le travail par exemple.
Ainsi de Taylor. Au fond les uns et les autres se veulent utiles ; assez clairs
pour être manipulés par les plaideurs, assez clairs pour être manipulés par
les industriels.
- Mais il y aussi ceux qui ont pour visée de parvenir au théorique mais
qui n'accèdent pas à la véritable théorie critique. ,

- .
57
Finalement quelles sont les caractéristiques de toutes les pratiques
théorisées ? Pour Gaston Bachelard, à qui nous sommes redevables du con-
cept de rupture épistémologique, toute théorie se détermine spécifiquement
par son écart à la pratique, et par sa visée de remise en cause globale des
principes qui sous-tendent la pratique du moment 1.
C'est ce que ne fait pas la pratique théorisée. Une doctrine qui
mérite ce qualificatif ne remet pas globalement en cause les principes
.qui sous-tendent la pratique visée en objet scientifique. Un Simon, comme
on le verra dans la deuxième partie, se réfère à des philosophies surannées
qui sous-tendent la pratique actuelle de la décision. Ses références à Aris-
tote ou Descartes, sans remettre en cause leurs présupposés, confirment
largement ce point de vue. Encore l'exemple de Simon est-il un des moins
critiquables : cet auteur tente précisément de rattacher ses conceptions à
des philosophies plus générales.
Mais il en est d'autres qui avec une certaine naïveté affirment la neutra-
lité et l'impartialité de la science. Leur comportement s'analyse alors de deux
façons : soit comme un refus de poser la question - ainsi de ceux qui opè-
rent des classifications ou des compilations (exemple les nombreuses mono-
graphies « descriptives » ou les apologies naïves d'un Buch) ; soit comme une
substitution d'une question imaginaire à la véritable question scientifique -
ainsi de ceux qui « sectorisent », c'est-à-dire qui font des analyses savantes et
sophistiquées sur tel ou tel aspect du phénomène global qu'est la décision.
Ainsi de nombreux spécialistes du calcul économique ou du PPBS qui refu-
sent de considérer la globalité du système et qui, pour expliquer les insuf-
fisances de leurs résultats, annoncent l'insuffisance de leur information ou de
leur outil conceptuel et ce, sans chercher les vraies causes de leur échec
qui résident dans la non-insertion de leurs recherches dans une conception
théorique globale et critique.
En somme, à la caractéristique essentielle de la pratique théorisée,
et qui vaut dans tous les cas, s'ajoutent deux caractéristiques accessoires et
qui ne valent que dans certains cas : refus de poser la question et substitu-
tion d'une question imaginaire à une question réelle. Telles sont les trois
caractéristiques de la pratique théorisée.
On remarque enfin que cette analyse peut servir de clef à la totalité de ces
développements, mais ne peut servir de cadre d'exposé : souvent un même
auteur refuse de poser la question, substitue une question imaginaire à la
question réelle. Tous d'ailleurs, dans la partie de leur doctrine qui relève de
la pratique théorisée, ne critiquent pas en amont les principes qui sous-
tendent l'objet étudié.
Théoriciens de droit public, cybernéticiens et spécialistes du PPBS-RCB
` ' '
nous occupent tour à tour.
j

1. Voir Le nouvel esprit scientifique et La formation de l'esprit scientifique.

S8 ,
. " ' .

,., "
LES THEORIES JURIDIQUES , _

Pourquoi les développer si longuement ? Notre attention s'explique-t-elle


par une vieille affection et des fruits d'une ancienne formation ? Peut-être en
partie.
:: , , '" .
;. , . , .. _ : :.
Position de juriste
Mais il semble que des raisons moins subjectives existent : le droit c'est
la morale pratique de toute une société. Dans notre vie quotidienne, privée
ou publique, c'est le droit qui nous est opposé ; j'ai le droit de faire ceci ou
cela, ou de ne pas le faire. Tous nos rapports avec autrui reposent sur des
valeurs chrétiennes plus ou moins laïcisées et codifiées dans le code civil.
Tous nos rapports avec l'Etat viennent de règles similaires (protection de
la personne humaine contre l'arbitraire et affirmation de la nécessité conco-
mitante de l'ordre public). Les administrateurs des administrations écono-
miques se plaignent souvent de l'esprit juridique, des difficultés entraînées
par lui, des obstacles suscités par un Conseil d'Etat jugé, à tort ou à raison,
traditionaliste et adossé à un moralisme juridique incapable de comprendre
l'extrême technicité et complexité des problèmes. On le voit, le droit c'est
notre vie tout entière. C'est la trame vécue d'un tissu quotidien. Une analyse
critique des théories juridiques pourrait donc être féconde. Elle permettrait
de désimpliquer un certain nombre d'évidences que transportent avec
allégresse les milieux juridiques.
Or cette désimplication, cette mise à plat est le point de départ nécessaire
d'une théorie plus moderne de la décision. Comment fonder une nouvelle
théorie de la décision sans extirper les racines de l'ancienne ? Et comment
les extirper sans désimpliquer les théories juridiques qui encadrent notre
existence de la naissance à la mort ?
Il est hors de question de les analyser toutes ici. D'une part on écartera
les théories juridiques de droit privé ; non qu'elles ne soient pas capitales
pour notre propos. Au contraire. Mais des raisons pratiques nous en
empêchent. Elles tiennent à la dimension de l'ouvrage et au relatif équilibre
que nous souhaitons entre des doctrines d'horizon disciplinaire différent.
Ces mêmes raisons expliquent, d'autre part, qu'au sein même des théories
de droit public, seules quelques théories seront décrites et analysées.
Pour le problème qui nous préoccupe, un André de Laubadère est repré-
sentatif d'une large partie de la doctrine. Un Maurice Hauriou est représen-
tatif d'une autre grande fraction Ces deux auteurs seront donc privilégiés
dans l'analyse, par pure commodité.
Par rapport à la décision, l'ensemble des auteurs se rattache objective-
ment soit au système décrit par Laubadère, soit au système décrit par
Hauriou.

... _ ' &8


:' .,

...
On souhaite que soient pardonnées ces simplifications, mais une analyse
scientifique requiert des réductions drastiques et des schématisations.
Mais il faut bien avouer que même cette schématisation admise, recon-
nue et consciente, ces lignes sont particulièrement difficiles à écrire pour
un auteur formé initialement par la discipline juridique. L'arrachement à la
doctrine vécue par les pairs est douloureux et presque impossible. Il est
pourtant nécessaire. Pourquoi ?
Parce que le droit, morale pratique dont on a déjà reconnu la prégnance,
est la principale justification du système institutionnel existant 2. Les données
en apparence les moins idéologiques, les plus techniques, les plus neutres,
sont adossées à l'ensemble du système, n'ont de sens que par rapport à lui.
, La doctrine d'ailleurs, en est consciente : il est de bon ton dans les mi-
lieux non juridiques de vilipender le simplisme des juristes qui utilisent des
catégories sans en connaître les implications, qui manipulent des concepts
sans apercevoir leur insertion dans le tissu social et politique. Ces images
du juriste sont dans l'ensemble fausses ; et il y aurait beaucoup à dire sur
les motivations de certains spécialistes étrangers au droit qui condamnent les
juristes à demeurer dans leur ghetto technique et formel. Vision commode
qui justifie un impérialisme disciplinaire
En réalité les exemples ne manquent pas : de Duguit à Hauriou, de
Vedel à Laubadère, de Rivero à Waline, Reuter ou Pinto, de Auby et Drago
à Weil et Braibant. Les uns et les autres, en un lieu quelconque de leur
oeuvre, ont insisté sur la liaison des données sociales, juridiques, économi-
ques et politiques.
Les analyses d'un Maurice Hauriou, insistant sur la liaison entre la
décision exécutoire et le système politico-administratif français, se sont
largement diffusées dans la doctrine, et un auteur, peu suspect de relever
de l'école de Toulouse, les considère aujourd'hui comme des évidences :
« Ce privilège d'exécution forcée est tout à fait caractéristique de la concep-
tion française du droit administratif, liée à l'idée de régime administratif ;
il contraste avec la conception anglo-saxone dans laquelle l'Etat est soumis
au juge dans les mêmes conditions que les citoyens (Laubadère, Traité
élémentaire de droit administratif, t. 1, p. 276). Les exemples peuvent être
aisément multipliés. On ne se livrera donc pas à une inutile démonstration.
Les juristes-publicistes savent donc très bien que les concepts qu'ils
manipulent se rapportent à des systèmes sociaux. La naïveté simpliste du
juriste est une fable surtout utile pour ceux qui la racontent.
Mais si la doctrine de droit public échappe à ses détracteurs, elle n'en
relève pas moins d'une critique théorique plus poussée.
En effet, si la conscience d'une liaison du concept technique et du tissu
politique est générale, les niveaux de liaison ne sont pas aperçus. Sans éva-
cuer l'économique, l'accent est plutôt mis sur les caractéristiques culturelles
2. Sur ce point voir par exemple Roland et Monique WEYL, La part du droit dans la
réalité et dans l'action. ._ _
'
60 .

"' "
. '1
Maurice Hauriou, par exemple, pense davantage aux causalités du système
français centralisé qu'à celles des structures de production ou de rythme de
développement. Une autre analyse intégrant ces données reste à faire 3.
La décision nous intéresse essentiellement ici et plus particulièrement
dans le cadre de ce chapitre. Une présentation illusoire est répandue : la
linéarité de la décision. Les deux instruments juridiques de la décision ad-
ministrative sont l'acte unilatéral et le contrat. Or l'un et l'autre sont le plus
souvent présentés selon des schémas linéaires « en arbre » et non en « semi-
treillis ».. _ .

La vision juridique linéaire


Appliquons ces deux types de graphes à nos doctrines de droit public. On
exposera ici le schéma le plus répandu, remarquablement formulé par André
. de Laubadère dans son Traité élémentaire de droit administratif (t. 1, p.
243-322).

a) L'acte unilatérial tout d'abord. Après avoir distingué l'acte administra-


tif de l'acte législatif et juridictionnel, André de Laubadère présente, en une
suite de chapitres, les règles relatives à la naissance, au développement et à la
disparition de l'acte administratif unilatéral. C'est d'abord la théorie de la
compétence de l'organe administratif qui crée l'acte (avec le problème des
délégations de compétence et des dérogations de compétence) ; c'est ensuite
la théorie des formes et procédures d'élaboration (problème des signatures
et contreseing, des motivations, des formalités substantielles et non substan-
tielles, des délais, des consultations, des procédures contradictoires) ; c'est
ensuite l'entrée en application de l'acte (avec le problème de l'emploi respectif
de la publication et de la notification et des effets juridiques de l'acte admi-
nistratif non publié et de la non-rétroactivité) ; c'est encore l'exécution de
l'acte administratif (avec le problème des sanctions pénales, administratives,
l'exécution administrative et judiciaire) ; c'est enfin la disparition de l'acte
administratif (avec la distinction entre ceux qui disparaissent par la volonté de
leurs auteurs et ceux qui disparaissent en dehors de la volonté de leurs
auteurs, ce qui entraîne dans le cadre de la théorie des retraits une nouvelle
distinction entre les actes réguliers et les actes irréguliers).
Linéarité parfaite de la présentation qu'on peut présenter graphique-
ment :
' .:.. ". ' .:1 ; .' :
,:
... :.... , ;. , ' .... , .. ;

'. ', , '.' '-..; <, - - .' ]

3. André HAunrou a entrepris cet effort dans son manuel de Droit constitutionnel et
institution.s politiqués ; voir également Georges BURDSAU, Traité de science politique ; égale-
ment Maurice DuvEpGER,
Institution.spolitiques et droit constitutionnel ;André HAUniOU
et
Lucien Srez, Préci,s d'institutions politiques et droit coustitutionnel ; Roger-Gérard Svvnn'rzEw-
BERG, Sociologie politique. .
_

. ' ' 61
. .
'
1< :
- ' '
..._ Acte administratif en arbre .
Lire de gauche à droite _ ..
"
dérogation
LJoo..Acte
1+Acte formes et procédures, .
procedures, contreseing 1>
organe
compétent-délégation

formalités substantielles
délais, consultations, entrée en application, publi- ,.'...
non substantielles

mesures d'ordre intérieur instructions services et


cation-notification, effet circulaires interprétatives 10
... décision exécutoire circulaires réglementaires

, _ _ pénale
+ exécution, sanction pénale exécution administrative ou judiciaire, disparition
administrative
'
volonté auteur acte régulier
théorie des retraits –––––––––––––––––)
en dehors volonté auteur acte irrégulier
(causes extérieures ou annulation) . _

b) Le contrat administratif,. Le même type de présentation se dégage ici.


L'auteur distingue la formation (conclusion des marchés publics, compéten-
ces et formes) de l'exécution des contrats (obligation du contractant et pou-
voir de l'administration, droits de co-contractant) ; enfin l'auteur expose
l'influence des faits nouveaux sur l'exécution des contrats administratifs (les
trois théories de la force majeure du fait du prince et de l'imprévision).
Ici encore la présentation est linéaire. On peut la résumer dans le schéma
suivant :
. '
normale (obligations co-contractant et
.
pouvoir de l'administration ; droit du
"Formation-+execubon .. .. co-contractant) > disparition
exceptionnelle (l'influence des faits
. nouveaux sur l'exécution des contrats : ..,..- '
. '' ' fait du prince, force majeure, impré- '
. vision)

Les deux schémas de l'acte unilatéral et du contrat sont donc linéaires.


Dira-t-on que cet auteur, représentatif de la tendance la plus répandue, a
simplement formulé une présentation pédagogique ? Ajoutera-t-on que, dans
le cadre même de notre thèse, un exposé est un discours, et un discours est
nécessairement linéaire donc partageable en séquences, et que, la méthode
proppienne et lévi-straussienne s'adaptant parfaitement ici, il n'y a pas lieu de
s'étonner ou de formuler des reproches ? Ces objections ne sont pas con-
vaincantes. Il y a en effet deux types de linéarité :

62 .

' '
;
'
- La linéarité consciente, délibérée, qu'on peut après coup imposer il.
tout discours pour le mettre en ordre, c'est-à-dire en un ordre différent du
vécu. Cette linéarité théorisée constitue bien un des projets de ce livre.
- La linéarité d'évidence, du bon sens, d'ordre chronologique qui se
dégage de la présentation d'André de Laubadère (naissance, exécution,
disparition de l'acte ou du contrat).
Ces deux linéarités ne se recoupent pas ; mais par une démarche dialec-
tique l'une peut conduire à l'autre ; la linéarité d'évidence, en arbre, peut-
être détruite par un raisonnement en treillis ; ce raisonnement en treillis peut
entraîner la mise en forme ultérieure d'une linéarité théorisée. On peut tenter
de le montrer ici à partir des exemples précédents.
Remarque : Le schéma pose l'acte comme isolé. Sans doute sait-on bien
que l'administration est faite d'une multitude d'actes. Mais ces actes appa-

, .. Actes administratifs en semi-treillis


' .
Soient deux actes 1 et 2 =
Soient dans chacun d'entre eux ,
A '
(la création)
... B (l'entrée en application)
' ,. ' ' C (l'exécution)
" ' " '
D (la disparition)
1A, 1B, 1C, 1D entrent chacun en relation avec 11A, 11B, 11C, 11D et ce,
dans les deux sens. . ,
- ' '
1 1 : '. 2
A
_

'
B B

C C

D D

' '
. 68

_
raissent comme parallèles les uns par rapport aux autres. Le schéma linéaire
abstrait de l'acte entraîne l'idée de plusieurs schémas linéaires parallèles
pour tous les actes. La connexité n'est envisagée que dans le cadre de la
théorie du contentieux, cas particulier énoncé dans un paragraphe 436 :
« Il y a connexité entre deux litiges lorsque la solution de l'un des deux
dépend directement et nécessairement de la solution donnée à l'autre ».
L'auteur ajoute d'ailleurs plus loin : « La notion même de connexité est
interprétée par le Conseil d'Etat de manière restrictive ... » (p. 437).
Connexité exceptionnelle du litige, restrictivement formulée par le Conseil et
non-connexité normale et quotidienne de l'action administrative. Un schéma
en semi-treillis montre au contraire les interdépendances. Avec une combi-
naison simple de deux actes administratifs, on aperçoit la complexité extrême
des relations entre les moments de chacun des deux actes. Si l'on suit les diffé-
rents moments de la vie de l'acte administratif : création, entrée en application,
exécution, effet, disparition, si on les codes en A, B, C, D, E, si on appelle
1 l'un et 2 l'autre, on a donc deux séries :
'
1A 1B 1C 1D lE "'.
' '
2A 2B 2C 2D 2E ':
On s'aperçoit de la très grande complexité de relations. La série 1 peut .
modifier la série 2. La création lA peut entraîner la disparition 2E. L'entrée
en application 1B peut avoir des conséquences sur l'exécution 2C ou les
effets 2D. De même l'exécution 1C peut entraîner des conséquences sur 2C,
sur 2D, 2E, etc.
Réciproquement la série 2 peut modifier la série 1 dans les mêmes condi-
tions. Cette connexité extrême, cette indissociabilité totale du schéma en treillis
rendent mieux compte de la réalité administrative quotidienne (voir schéma,
p. 63). Mieux : si l'on prend un seul acte on s'aperçoit que la linéarité en
arbre ne rend pas parfaitement compte des possibilités : la création A peut
avoir des relations directes avec la disparition E sans passer par B, C, D. On
peut imaginer un acte créé et immédiatement rapporté par son auteur, ou
l'entrée en application B peut très bien ne pas être suivie d'exécution C,
encore moins entraîner des effets D. Ces exemples peuvent être multipliés.
Deux conclusions :
- Le schéma linéaire simple en arbre n'est
qu'un cas parmi d'autres. Ce
n'est qu'un cas extrême et rare.
- Le schéma en treillis, par la complexité
qu'il postule et formalise, rend
mieux compte de la complexité de l'administration moderne en particulier de
l'administration économique. Peut-être la linéarité simple de l'arbre corres-
pondait-elle aux premiers balbutiements de l'Etat libéral, avec ses rares inter-
ventions de puissance publique ? Peut-être la linéarité en treillis correspond-
elle davantage aux interactions de l'administration économique, ' aux carrefours
de l'action de la prévision et de la prospective ? 4 .

4. Voir L'admirtistrationprospective,p. 162-2()5. '


., _ ,
64 ... '
Linéarité pédagogique et linéarité vécue
La réponse sera nuancée.
La visée de la doctrine est une certaine clarté pédagogique qui rend le
droit accessible à l'étudiant ou au plaideur (au praticien en général). Le
schéma linéaire simple est ici utile. On ne peut donc reprocher à la doc-
trine de parvenir exactement au but qu'elle s'est dessiné.
Mais au passage le prix payé à la pédagogie rend l'opération très coû-
teuse : le fractionnement de l'acte administratif est le reflet exact du frac-
tionnement de la décision dans les théories classiques des organisations et
dans les philosophies les plus traditionnelles. Importance accordée au sujet
créateur (ici l'organe compétent), démembrement des différents moments,
idée qu'il y a un commencement et une fin, autant de caractéristiques de la
théorie classique de la décision. Qu'elle le veuille ou qu'elle ne le veuille
pas, une partie importante de la doctrine de droit public véhicule cette
marchandise douteuse. L'idéologie sous-jacente à cette présentation est
partie intégrante de cette présentation.
Jusque-là on a essentiellement traité de la fonction apparente de cette
présentation de l'acte administratif : pédagogie mais pédagogie véhiculant
une idéologie.
Mais on peut dégager aussi la fonction latente de cette présentation :
la fragmentation de l'acte administratif est la meilleure garantie pour la
liberté.
Le jour où l'acte créé entrera immédiatement en application sans publi-
cation ou sans notification, entraînera n'importe quel type d'effet et sera
assorti de n'importe quelle sanction, sa disparition étant d'autre part le fruit
de l'arbitraire de la volonté de l'exécutif, en d'autres termes quand tous les
moments seront confondus, ce jour-là verra le règne de l'anarchie ou de la
dictature. Ces fragmentations sont des garanties d'un Etat de droit. La non-
fragmentation est le critère d'un Etat de police.
On peut en dire autant de la théorie de la séparation des pouvoirs qui
relève d'un schéma linéaire en treillis puisque la majeure partie de la doc-
trine admet que séparation n'exclut pas collaboration des pouvoirs à diffé-
rents niveaux 5. La séparation des pouvoirs avec la fragmentation qu'elle
postule est une théorie qui garantit les libertés. La linéarité comme garantie
de la liberté. C'est exactement le même effet qu'a la linéarité en matière de
décision : garantie de la liberté du sujet peu encombré par les délibérations
ou autres pré-déterminations et allégé de l'exécution qui l'insérerait dans
de nouveaux déterminismes.
Mais cette fonction latente de la présentation fragmentée, acceptable et
souhaitable sur un plan politique pour un démocrate libéral est inacceptable

5. Ce schéma toujours linéaire ne peut se traduire en terme de système ouvert ou clos.


La théorie de la séparation des pouvoirs ne recèle par les caractéristiques d'un système
(pas d'environnement, pas de transformation d'input en output, pas d'équifinalité). Le lecteur
peut le vérifier en confrontant les caractéristiques de cette théorie avec celles du système
telles qu'elles sont dégagées dans le tableau p. 54.

' '
, . 65
' '
5
sur le plan scientifique. Rapport délicat de la science et de la politique déjà
lumineusement décrit par Max Weber.
Les mêmes observations sont transposables à une autre théorie fonda-
mentale du droit public : la hiérarchie des normes juridiques, en particulier
des actes administratifs. Une présentation ultra classique consiste à partir
de la norme suprême constituante pour aboutir au moindre arrêté d'un
maire en passant par les normes législatives, exécutives centrales (et à l'inté-
rieur de celles-ci toute la hiérarchie qui va du règlement d'administration
publique à l'arrêté ministériel). C'est toujours la même linéarité simple,
toujours la même idée qu'il y a un commencement et une fin, toujours le
même privilège accordé au sujet et en particulier au sujet suprême consti-
tuant. Fragmentation porteuse de la même idéologie. Fragmentation dont la _
fonction latente est toujours la garantie des libertés puisqu'un Etat de
Police confondrait arbitrairement tous les niveaux et qu'en son sein une
norme de l'exécutif pourrait annuler une norme législative c'est-à-dire éma-
nant du représentant de la nation ou du peuple ou même une norme consti-
tutionnelle émanant soit du même, soit directement du peuple ou de la
nation. Fragmentation elle aussi en désaccord avec la vie administrative et
même la jurisprudence.
On remarquera que pour les deux théories de l'acte juridique et de la
hiérarchie des normes, d'autres présentations ont été avancées par des au-
teurs conscients de la complexité des inter-relations et des niveaux.
' .,
Hauriou, auteur baroque
Pour la théorie de l'acte Maurice Hauriou a déjà montré depuis long-
temps la complexité des actes à procédure : « Les actes dits " actes
complexes " tels que les fondations de société, d'association de corporation
etc., ont ceci de commun qu'ils sont accompagnés d'une procédure. Ce
sont des actes nés dans le cadre d'opérations à procédure marqués par des
" phénomènes spéciaux de consentement qui s'y produisent " caractérisés par
l'adhésion au fait plus que par le consentement donné à ces actes ».
Il faut donc définir comment ces adhésions au fait peuvent cependant être
ramenées à l'acte juridique par l'artifice des opérations à procédure. « Si
nous réfléchissons bien nous verrions que les actes des hommes deviennent
rapidement des faits historiques que, par conséquent, le fait nous guette
dans nos actes comme la mort guette la vie. A bien prendre, c'est l'acte qui
apparaît comme une phosphorescence passagère sur la trame obscure des
faits » 6.
Comment dès lors différencier les actes des faits ? Selon une classification
traditionnelle, les actes juridiques sont les faits juridiques volontaires. Les
faits juridiques involontaires étant, par exemple, la naissance, la mort, les
accidents.

..
6. Principes.
6. Principes, l.
p. 1-16.
146. ' / .'

"
66 .
, .. , l'

'
Mais cette classification traditionnelle ne convainc pas le doyen Hauriou
pour la raison essentielle que, dans cette théorie, l'acte juridique a toujours
le caractère d'une manifestation de volonté subjective. Or, on ne peut pas
toujours la rattacher à un sujet. Il existe des actes juridiques d'origine
sociale et collective qui ne peuvent pas être rattachés à une personnalité
morale. Hauriou préfère donc définir l'acte juridique comme « une action en
voie d'accomplissement qui tend à un résultat juridique 7. <: Le fait juri-
dique c'est ce qui est arrivé volontairement ou involontairement, l'acte
juridique c'est ce qui arrive n 8. L'influence de cette nouvelle définition sur
la théorie statuaire est très nette : le pacte étant l'adhésion à un fait, il n'est
pas douteux que le fait, auquel le consentement adhère, a été un acte
volontaire et est tombé dans la catégorie des faits.
Mais d'un autre côté, si l'on explique l'agglutination y du fait à
l'acte, il faut se tourner vers les opérations à procédures.
a) On dit de l'acte juridique qu'il est une manifestation extérieure de
volonté en vue de produire un effet de droit. Mais il faut encore ajouter que
cette manifestation de volonté doit être exécutoire. Une décision exé-
cutoire c'est une décision qui ne sera plus exécutoire lorsqu'elle aura été
exécutée. Si l'acte juridique se confond avec la décision exécutoire, logique-
ment, après l'exécution, il n'y a plus d'acte juridique ; il n'y a plus qu'un
résidu d'acte, un fait juridique. Le recours pour excès de pouvoir marque
bien la différence entre le moment où la décision est encore exécutoire -
délai de deux mois pour l'attaquer par la voie de l'annulation - et le mo-
ment où elle est exécutée. Il n'est plus alors possible de saisir la décision
exécutoire. On ne peut plus l'atteindre que dans le cadre du contentieux de
l'indemnité à l'occasion du fait d'exécution.
b) Ainsi est-il établi que l'acte juridique ne demeure un acte que dans
la période de temps où il est exécutoire et devient un fait juridique quand il
est exécuté. Mais à ce fait de consentement, un consentement actuel peut
venir adhérer. Et même une chaîne d'adhésions successives peut se pro-
duire. On en arrive ici à la théorie de l'acte complexe. <: Sion analyse tous
les éléments hétérogènes de la procédure d'un acte complexe, qui cepen-
dant concourent tous à un même but, on peut constater que chacun d'eux a
été un acte exécutoire en ce sens qu'il a fait avancer la procédure à un
moment ou à un autre puis, qu'après avoir produit cet effet, il est devenu
pour les actes suivants un fait sur lequel ils se sont reposés en y adhérant a
(Principes).
Que peut-on tirer de ces développements quant à la linéarité ?i'
La critique de la linéarité est très nette puisque les actes, qui deviennent
faits quand ils sont morts et auxquels on adhère globalement quand on
adhère à un des éléments de la chaîne, montrent que la chaîne n'a pas de
7. Ibid., p. . _
147..: _,"-. " .. "' "
8. Ibid. _ _ ,'

'
_' , . '. : 67
commencement ; quand on adhère à un élément, on adhère à la totalité des
éléments précédents qui ont concouru directement ou indirectement à
l'élaboration du dernier chaînon. Les éléments précédents ne sont pas en
ligne ; ils viennent plutôt s'inscrire en faisceaux multiples. Dans une bro-
chure intitulée Les idées de M. Duguit, Maurice Hauriou engage une
polémique avec le doyen de la faculté de droit de Bordeaux 9. « Il règne
parmi les sociologues un état d'esprit fait de monisme et de logique pure
dont M. Duguit a été la victime après bien d'autres 1°. Or cet état d'esprit
semble très fâcheux à Hauriou en matières sociales. Si l'on admet l'enchaîne-
ment des actes sociaux en une série unilinéaire, il n'existe plus ni ordre, ni
désordre, ni justice, ni injustice ; il n'y a plus que des phénomènes naturels,
tous également qualifiés et fatalement amenés les uns par les autres. Le
monisme empêche également de comprendre le problème de la finalité
puisque si les actes sont rigoureusement enchaînés, alors il n'y a point de
finalité et il n'y a plus que la causalité. Enfin, le déterminisme unilinéaire
présente un autre inconvénient : il porte à ne chercher l'explication d'un fait
que dans un seul antécédent alors que, dans la réalité qui est très complexe
il y a toujours plusieurs antécédents qui se combinent entre eux. Or, Hauriou
pense que le droit doit être saisi dans sa complexité qui est l'écho de la
complexité sociale et de son universelle contradiction et trouve même dans
les philosophies nouvelles de son temps la justification de son point de vue.
Il cite à cet égard Lachelier et Boutroux qui montrent combien le détermi-
nisme est relatif, le pragmatisme de William James qui a habitué la psycho-
logie à ne pas se laisser fausser par des préoccupations logiques et Bergson
qui attire l'attention sur la spontanéité des êtres. Il cite également Claude
Bernard qui a insisté sur l'importance des lois de but dans l'organisme II.
Ainsi le déterminisme unilinéaire lui paraît battu en brèche. L'action du
milieu n'est plus une explication suffisante et appelle « le complément de
la réaction naturelle de l'être sur le milieu a.
Pas plus qu'il n'existe un commencement, il n'existe une fin : la vie ne
s'arrête jamais, l'acte apparaît comme « une phosphorescence continue sur
la trame des faits 12. Mais cette critique de la linéarité est encore dans la
linéarité : linéarité sans commencement ni fin, mais qui apparaît comme un
chaînon isolé, sans cesse en mouvement du présent au passé, arbitrairement
découpé dans le réel au moment de l'action. Une image pourrait rendre
compte de la théorie de Hauriou : les éléments des génériques de film qui
se déplacent du haut vers le bas occupent une portion de l'écran puis dis-
paraissent à jamais. D'autres alors arrivent suivis d'autres encore. Linéarité

9. Notre Essai sur la contributiondu doyen Hauriou au droit administratiffrançais,


p. 28-29.
10. Les idées de M. Duguit, p. 15.
Il. Il cite aussi de façon très curieuse les sciencesphysico-chimiques qui se trouvent
arrachées à la contemplationexclusivede la transformationde l'énergie et qui sont mises
en présencede la création de l'énergie par la désintégrationde l'atome, c'est-à-direpar une
modificationde l'être. Il cite aussi l'histoire naturelle. Sur tous ces points voir Les idées
de M. p. 19. _
'
68
'
dynamique en treillis plus qu'en arbre puisque Hauriou refuse le détermi-
nisme linéaire à un seul niveau.
Ceci explique à la fois : que cette critique de la linéarité n'ait pu
mettre totalement en cause la linéarité ; quelle ait été suffisante pour per-
mettre à Hauriou de décoller et d'élaborer ce qu'on appelle aujourd'hui un
modèle et même un système qui relève d'une véritable théorie critique ;
que ce modèle et système soient encombrés de vieilleries idéalistes qui
ont empêché cette théorie de parvenir à une totale rupture épistémologi-
que 13.
Il a suffit ici de montrer cette critique d'une linéarité simple et ce dépla-
cement évident des schémas simplifiés de la plupart des auteurs.
Pour la théorie de la hiérarchie des actes administratifs, des observations
similaires s'imposent. A la théorie linéaire classique s'est substituée une
autre théorie. Eparse dans plusieurs articles et notes, elle a été remarqua-
blement formulée et synthétisée par J.-F. Lachaume dans sa thèse La
hiérarchie des actes administratifs exécutoires en droit public français 14.
Comme il le fait remarquer : « La qualité d'une construction, son style
sont liés aux matériaux qui ont permis de la composer. Or longtemps, la
hiérarchie des actes administratifs a été un édifice de style classique. Le
matériau était un, il s'agissait de l'acte administratif, acte émanant d'auto-
rités administratives ... Dès lors la hiérarchie des actes s'établissait pa-
rallèlement à celle de leurs auteurs, l'ensemble de la construction apparais-
sant ainsi des plus systématiques o (p. 325). t -" .
Or ce système a subi deux agressions :
- L'une venant de l'intégration dans la hiérarchie des actes de déci-
sions administratives très difficile à situer dans la hiérarchie.
- L'autre faisant de l'édifice une construction
« baroque » (Lachaume,
p. 325) et tenant à la survenance d'actes administratifs émanant d'orga-
nismes privés impossibles à situer dans la hiérarchie. En intégrant arbi-
trairement « dans une même hiérarchie le décret et l'acte édicté par un
organisme de lutte contre les insectes, on a mélangé la pierre et la brique,
et l'unité de la construction n'y a pas gagné » (Lachaume, p. 325) I5.

12. Principesde droit public, p. 146.


13. On étudiera (p. 82) cette théorie critique d'Hauriou et ses insuffisances.
14. Cf. Une survivance, le RAP » in Etudes de droit public dans lequel nous montrions
l'impossibilité de classer désormais le règlement d'administration publique dans la hiérarchie
habituelle des normes juridiques.
15. Lachaume regrettant cette impossibilité d'établir une hiérarchie entre les actes en
raison de l'existence d'autorités privées non intégrées dans la hiérarchie administrative,
propose un remembrement au profit des autorités traditionnelles du pouvoir de prendre des
actes administratifs « la procédure de l'avis conforme ou simplement consultatif leur per-
mettant d'associer à leurs décisions un certain nombre d'autorités techniques professionnelles
dépossédées du pouvoir d'édicter des décisions administratives n (p. 165), solution qui nous
parait impossible car tout le mouvement social et politique va dans le sens opposé.

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,
LA CYBERNETIQUE .

Il est évident que la cybernétique ne pense plus en termes de causalité


unilinéaire simple 16. L'introduction de la notion de feed back, les rétroac-
tions positives ou négatives, la théorie de l'information qui en décote,
l'analyse selon laquelle tout système humain (et donc tout système social)
est finalisé, c'est-à-dire que la cause est posée après et avant l'acte et pas
seulement avant) ; autant d'atteintes à la théorie classique, autant de brèches
par lesquelles la causalité non linéaire fait irruption, autant d'éléments nou-
veaux qui vont permettre à l'analyse de système de se raffiner.
Il y a en effet des relations de renforcement réciproques des deux types
d'analyse.
On peut même se demander si l'analyse de système la plus cognitive
serait aujourd'hui aussi féconde sans l'utilisation des concepts cybernétiques.
L'exemple d'un Stafford Beer, cybernéticien et systémiste, tendrait à le
prouver.
Ce qu'on affirme à ce niveau vaut a fortiori pour le PPBS-RCB, analyse de
système décisionnel. Par exemple l'auto-guidage, l'auto-correction en cours
de route qui sont au coeur de la théorie de la RCB sont des concepts em-
pruntés à la cybernétique et il suffit de relire les différentes contributions de
Lucien Mehl sur l'application de la cybernétique à l'administration pour
dégager des corrélations nombreuses entre la cybernétique et les méthodes
les plus modernes de gestion. -
Reste que la cybernétique relève naturellement de la pratique théorisée.
Elle intègre dans ses raisonnements les facteurs les plus différents et même
la notion de but mais elle ne critique pas cette notion ; elle ne se donne
aucun appareil lui permettant de hiérarchiser les fins, de les critiquer, de
les valoriser. Reine dans son domaine, elle est serve de la société existante.
Elle n'est en aucune façon par elle-même instrument de modifications des
structures sociales, mais remarquable canal de communication une fois le
but posé. La lecture d'un Wienér dans Cybernétique et société est très révé-
latrice : ce livre est un puzzle des applications de la cybernétique dans tous
les domaines : depuis les usines automatisées jusqu'à la recherche molécu-
laire. Mais jamais l'auteur ne se demande à quel type de civilisation
correspondent les usines automatisées, quels types de structures sociales et
de rapports sociaux en découlent, etc. L'auteur ne se demande pas plus
si d'autres modes d'automation ne sont pas souhaitables en fonction de

16. Il est hors de question de décrire ici, même de façon succincte,l'histoire de la


cybernétiqueet les principalestendancesde sa pensée. On peut lire à cette fin Cybemetics
par N. WmNSx, Cybernétique et société par le même auteur, La cybernétique par L. COUFFI-
. GNAL et La cybernétiqueet l'hunwin par Aurel DAWD.Surtout on doit lire la série d'articles
consacréspar Lucien MEHLà l'application de la cybemétiqueà l'administrationdans la
revue Administrationdepuis 1957 ; également par le même auteur, sa contribution au
Traité de science administrativeintitulée : n Pour une théorie cybernétiquede l'action admi-
nistrativeIl. Nous plaçant dans la perspectiveutilitaire de la seule critique de la linéarité,
on procéderaici par de brèves remarques.

.. '
70
certaines fins et même si - par impossible ! - l'automation elle-même
ne serait pas naturellement nocive dans la plupart des cas.
La cybernétique relève des mêmes critiques que la technologie : moteur
d'accélération du progrès, elle entraîne des gains sans mesurer pour autant
ses coûts par rapport à telle ou telle conception de l'homme et de la société.
Ozbekhan a déjà suffisamment critiqué la technologie pour qu'on n'y re-
vienne pas 17.
On insistera pour finir sur les grands mérites de la cybernétique : elle
ne mérite pas les critiques ironiques ou l'ignorance de plusieurs systémistes : i
l'analyse de système repose en grande partie sur des concepts cybernétiques
mais dépassés en une perspective plus globale. En ce qui nous concerne
ici, on remarque la mise en cause radicale de la linéarité simpliste du
schéma classique.
Un exemple d'application de la cybernétique en montre à la fois l'utilité
et les limites.
Robert Spizzichino, dans la revue Environnement 18, affirme que la
cybernétique s'est révélé essentielle pour ses hypothèses théoriques : il
considère que l'environnement « peut être considéré comme un système
complexe de relations entre des processus, eux-mêmes plus ou moins
complexes, ceci pour un espace donné, et quelle que soit l'échelle de cet
espace (de la région à la cellule-logement) ». A titre d'exemple, il cite les
processus qui apparaissent les plus fondamentaux, qui pourraient évidem-

Caractéristiques spatiales à t Occupation du sol Caractéristiques spatiales


à t + T

Population migrante et Développement des Occupation active


population . du sol .
résidente / activités socio-
Importations.s "- ' ' économiques Transports et équipements
) ?'Î/?É?I? Transports
'' '
Caractéristiques spatiales ,"
Structure sociale de base .. '
(famille) «' t aHabiter
Habiterx» Habitat
Fô1?lÎl?Î? écologiques (clos, c';.,
couvert, chauffage, nour- ft :.
riture...) ; _.
Consommation et F
utilisation des 1 Autres sous-systèmes
Ressources natureLes
naturelles t,
t. ressources Ressources naturelles t, + T
relles natu-
Main-d'oeuvre t ' ' Produits manufacturés
-' "
ÉÉSÎùÉÎÉÔeS
Caractéristiques? spatiales )) Produits
Ressources naturelles Travail
« Importations » Lieu de travail et
Lieu
' de travail
infrastructure
Capitaux j)

17. In Prospecticeet politique,pp. 4 et 5. .. '


18. ? 2, P. 1, « Hypothèsespour une théorie de l'environnement __ ._ . _._
71
, ment se décomposer en sous-systèmes plus fins. Ceci permet de mettre en
évidence certaines des caractéristiques de l'environnement, pris comme
système temps-espace-substra.
L'environnement peut s'analyser en termes de flux d'entrée, de sortie
et de relations entre systèmes.
Aussi bien les sous-systèmes composants que le système-environnement
donnent lieu à des équilibres de divers ordres, au sens cybernétique, qui
peuvent s'étudier en tant que tels - notion de stabilité, d'instabilité, de
système adaptatif, de système d'optimisation.
Spizzichino estime qu'il n'y a pas un mais plusieurs environnements pour
une zone spatiale déterminée. En effet, « un système peut faire l'objet de
plusieurs décompositions en sous-systèmes, selon les buts poursuivis ».
L'application de la cybernétique est ici féconde. Mais on ajoutera
qu'elle ne l'est que parce que Spizzichino y ajoute la critique systémique des
fins : l'environnement n'est pas seulement un modèle cybernétique il est
aussi pour cet auteur « un vécu dont il faut développer la conscience »
(p. 10). Sa référence à Bertrand de Jouvenel est significative : « Nous devons
tracer les perspectives de notre politique de cadre de vie ... et tendre par
tous les moyens vers un mise en culture totale du monde ».
Cette combinaison entre la cybernétique et la critique des fins est au
cœur de cet ouvrage. Combinaison entre le subjectif et l'objectif, le sectoriel
et le global, le structural et le systémique.
Combinaison qu'à elle seule la cybernétique ne peut opérer. C'est le
fmême problème qui se pose pour les techniciens du PPBS-RCB.

LES SPECIALISTES DU PPBS-RCB .

J. Hitch et Roland McKean dans The economics of defense in the nuclear


age ont présenté les cinq éléments qui leur paraissent définir le PPBS
(« Planning programming and budgeting system », en français « RCB ou
rationalisation des choix budgétaires ») : détermination de l'objectif ; déter-
mination des alternatives ; élaboration d'un ou plusieurs modèles ; détermi-
nation d'un critère de choix entre les alternatives.
Quade va dans le même sens 19. D'Aumale, dans la Programmation
des décisions, s'inspire beaucoup des trois auteurs précédents mais organise
leurs idées de façon originale en quatre étapes : détermination des objec-
tifs ; recherche des systèmes ; évaluation des systèmes ; présentation de
, critères opératoires de choix.
En ce qui nous concerne nous avons déjà donné une autre présentation
dans L'administration prospective 20. Cette présentation s'inspirait d'une
étude de la direction française de la prévision (Ministère des finances).
Elle nous a en effet paru plus fine.

19. Par exempledans « L'analysedes systèmes,applicationde ses techniquesau PPBSn,


Analyseet prévision,7, juin 1969, ou encore dans son ouvrageDecisionmakirtgfor defense.
20. P. 121 et suiv.

72 .. ,;
Voici un tableau qui présente les « éléments » du PPBS et qui nous
permettra de le décrire.

objectifs réévaluation ––––––––––––––––––––

e
programme test programme
système proposé retenu

' budget
\' budget
prévisionnel
non
-.' - conforme
' , ' budget
réalisé ________
. . , '.'', conforme

,
' ., .... budget
1 prévisionnel
suivant 1

On peut lire ce schéma en partant des objectifs, en passant par


l'analyse de systèmes qui conduit au programme proposé, qui est lui-même
testé en fonction des objectifs, qui aboutit au programme retenu et donc au
budget prévisionnel. Ce budget sera réalisé au bout d'un temps X. Deux
possibilités s'offrent à lui. Il est :
- soit conforme au programme retenu et donc, dans ce cas, on peut
préparer immédiatement le budget prévisionnel suivant ;
- soit non conforme, et il fait alors l'objet d'une réévaluation en
fonction des objectifs.
Comme le souligne E.S. Quade 21 : « Ce qui est nouveau, c'est que ce
type d'analyse est une tentative pour examiner systématiquement un pro-
blème dans son ensemble en l'explicitant, en quantifiant le plus possible et
en reconnaissant les incertitudes ».
Pour Charles Hitch 22, « l'analyse de. système est simplement une mé-
thode pour présenter à celui qui prend la décision l'information nécessaire
à cette décision, présentation qui doit être sous la forme la plus utile
possible D.

21. Decision ntal;irté for defense. ''\. .


22. Technique rl'analr?se de système pour te PPBS. , , .

M
Mais, se rendant compte du caractère trop général de sa définition, cet
auteur poursuit : Ce qui distingue l'analyste productif et utile, ce sont ses
capacités : de mettre en forme le problème ; de choisir les objectifs appro-
priés ; de définir l'environnement qui affectera de façon significative les
systèmes considérés ; de juger la fiabilité des coûts et toutes les autres
informations utilisées ; enfin d'inventer de nouveaux systèmes qu'il soumettra
à son évaluation ; cette dernière capacité n'est pas des moindres ».
Effectivement, l'analyse de système permet la circulation dans les deux
sens entre analyste et décideur et le passage des objectifs aux programmes
et aux budgets.
Pour organiser ce passage sept étapes sont nécessaires : la définition du
problème posé ; le repérage des groupes cibles ; l'inventaire des moyens,
leurs coûts, délais de réalisation et résultats attendus ; la recherche des
centres de décisions ; la pondération des avantages ; les critères de choix
classant les différents moyens ; la proposition des résultats 23.

a) La définition des problèmes. Même lorsque la fonction est formulée


en rapport avec des objectifs à atteindre, une analyse rapide est indispensable
pour vérifier que la question est indépendante des questions voisines. Ainsi
l'objectif « suppression des points noirs de la circulation routiére » il appa-
raît trop dépendant de l'analyse d'ensemble de la sécurité routière pour
mériter un traitement isolé. On constate ici que l'analyste - pour les
besoins mêmes de l'analyse et sans volonté prédéterminée d'augmenter le
champ de sa compétence - peut parvenir avec l'accord du décideur à re-
mettre en cause l'objectif initial qui souffrait d'un défaut de formulation.

b) Les repérages des groupes cibles. Ce sont les catégories de la popu-


lation directement concernées par les actions envisagées. Par exemple, si
l'objectif est l'augmentation de la natalité, les groupes cibles sont plus nom-
breux qu'on ne pense a priori : les jeunes ménages ; les vieilles personnes
capables de garder des enfants ; les femmes actives n qui doivent parti-
ciper facilement à leur vie professionnelle, etc.
c) L'inventaire des moyens. Au lieu de demander à un groupe d'experts
d'exprimer leur avis global sur les moyens d'atteindre le résultat, on leur
demandera - de préférence séparément - leur avis sur les différents
éléments du cas.
Par exemple, un bon schéma de circulation routière inclut trois grands
thèmes : l'individu ; le véhicule ; l'infrastructure.
On demandera aux experts de combiner tous les ca.s possibles de pré-
vention ou de réparation. Les experts sont consultés de préférence séparé-
ment par un jeu d'aller et retour - c'est là la caractéristique de la méthode .

23. Pour la description de certaines de ces étapes, on s'est inspire ici d'une note de la
Direction de la prévision destinée aux stagiaires. On peut consulter «Quelques remarques,
introduction sur le PPBS-RCB n par Geoffroy d'AUMALE, Cahiers de ITAP. 4e trim. 1969.

74 ..
. 1<.. ' .
Delfi pour éviter qu'ils soient conduits par l'un d'entre eux à personnalité
trop forte : dans cette hypothèse, l'inventaire des moyens risque d'être faussé
'
par les préoccupations du leader.
A ce stade de la réflexion, il faut sauvegarder au maximum les capacités
d'imagination des participants. Ils sont donc interrogés séparément. Ils peu-
vent même rédiger telle ou telle proposition susceptible de faire l'objet de
multiples allers et retours entre l'expert et le décideur. On fait alors la
synthèse des propositions qui est renvoyée, assortie de questions nouvelles
aux experts séparément. Ce n'est qu'ensuite, quand toutes les propositions
ont été rassemblées, que les experts peuvent être réunis sans danger pour
leur intime conviction. Rien dans cette étape ne doit être négligé. Rien ne
doit être rejeté sous des prétextes financiers et techniques. L'évolution des
prix, des techniques, des habitudes et des règlements devra être prise en
compte. En particulier, l'analyse des coûts des projets sera capitale et devra
donner une connaissance précise des écarts dans le passé entre coûts prévus
et coûts réalisés.
Les coûts de fonctionnement ne seront pas séparés des investissements.

d) La recherche des centres de décisions. Le centre de décision, qui est


à l'origine de l'étude, peut ne pas être le seul concerné par les implications
de celle-ci. Dans la pratique, les problèmes sont trop indissociables pour
qu'un seul centre de décision soit intéressé. Il faut donc rechercher tous les
centres possibles à partir de tous les groupes cibles éventuels couverts par
les centres et tous les avantages couverts par ceux-ci.

e) La pondération des avantages. Ces avantages peuvent appartenir à


trois catégories : monétaire (baisse de la consommation d'essence, par
exemple) ; quasi monétaire (comportement des individus et gain de temps) ;
politique (valeur de la vie humaine, dont la valeur dépend finalement du
décideur).

fl Les méthodes de choix. On a déjà décrit brièvement la technique du


bilan actualisé 24. Dans certains cas, il conviendra de choisir l'avantage net
actualisé positif maximum à sa date optimale de mise en service.
Cependant, dans certains cas, il n'est pas possible de proposer une
valeur à tous les avantages. Mais il est encore possible de classer les avanta-
ges, même de façon sommaire. C'est la méthode Electre qui est utilisée ici
de préférence. Il n'est pas question de l'exposer ici dans sa technicité.
On se contentera de définir son objet. « Electre est une méthode scientifi-
que dont le but est de faciliter la sélection d'un objet ... quand les critères
ou points de vue qui doivent déterminer cette sélection sont multiples, non
agrégables et même, le cas échéant, dépourvus de métrique » 25.

' '
... . ": ". ,
..,
24. L'administration prospectir:e, p. 12:3-129. ,
25. Note de la Société d'économie et de mathématique appliquées à la CEE, janvier 1967.

75

' .
.' , .
En effet, peu de décisions se réduisent à des choix purement économi-
ques. La plupart incluent des aspects qualitatifs qui ne peuvent se mélanger
avec les précédents.
L'univers est ici pluridimensionnel. Electre est la méthode qui permet de
traiter ces multiples dimensions en même temps, en conservant l'intégrité de
chacune d'elles. ,
Pour parvenir à ce résultat, la méthode ne veut pas être trop ambi-
tieuse : elle permet d'obtenir sur la base d'une règle de surclassement une
partition de l'ensemble considéré en deux sous-ensembles distincts : le
noyau sous-ensemble de dimension réduite contenant parmi sa population
l'objet recherché, et le reste que l'on élimine. Le choix de l'objet le meilleur
se fait ensuite à partir d'une analyse plus fine de la population du noyau en
se servant au besoin de critères moins objectifs.
En somme, cette méthode suppose qu'il est possible de classer les diffé-
rents moyens en présence alors qu'ils sont qualitativement différents. Par
exemple, en matière de transport, classer un programme selon l'économie de
carburant qu'il procure, le temps qu'il fait gagner et la sécurité qu'il assure.
Un moyen est considéré comme supérieur à un autre s'il le surclasse par
un grand nombre de critères. Il peut être considéré supérieur à un autre
même s'il est surclassé par de nombreux critères de celui-ci : la raison en
. serait qu'il disposerait d'un ou deux critères seulement jugés décisifs et
assortis d'un coefficient très important.
En cas d'aléas et d'incertitudes, il suffit d'intégrer la probabilité avec
laquelle chaque événement possible a des chances de survenir dans les
bilans actualisés.
On retient comme critère de choix la somme pondérée par les proba-
bilités des avantages nets liés à chaque événement.
L'ingénieur en chef de l'Estoile présente astucieusement cette formula-
tion en un tableau des avantages par coûts donnés procurés par quatre
systèmes SI, S2, S3, S4, suivant cinq hypothèses sur l'avenir.

'
. , Tableau des avantages

Somme pondérée
hypothèses
hvpotheses
. : " ' ..' Hl H2
HZ H3 Ht Hs
tf5
des avantages

probabilité .... 0,4 0,1 0,1 0,3 0,1 1


système Sl .... 90 77 83 29 25 63
système S2 .... 65 63 63 71 59 66
système S3 .... 90 77 10 83 77 77
système S4 .... 40 33 29 83 77 56

Si l'hypothèse Hl ou H2 était certaine, le meilleur système serait Si


ou dans le cas de l'hypothèse H3, ce serait Sl, etc. Finalement, c'est le
' .
76 ':
système S3 qui est le meilleur parce qu'il conduit à une somme des avan-
tages la plus forte telle qu'elle est pondérée par les probabilités.
g) La proposition des résultats. Un résultat unique sera rarement présenté
au décideur en raison des incertitudes sur les coûts. Différents calculs de
sensibilité seront nécessaires pour faire apparaître que certains paramètres
sont tout à fait indifférents alors que d'autres seront décisifs pour les résul-
tats escomptés.
Lorsque les travaux seront réellement effectués en totalité ou en partie,
on se servira d'indicateurs pour mesurer les résultats obtenus en les
comparant aux objectifs poursuivis. Il en est ainsi des indicateurs d'objectifs ;
pour un problème de santé, l'indicateur d'objectifs sera « tant pour cent
d'une certaine catégorie de malades en moins dans les hôpitaux ». Pour
un problème de transport, l'indicateur d'objectif pourra « réduire le
nombre d'accidents de 10 000 par an ». L'indicateur de programme (au
service de l'objectif précédent) pourra être de réduire la vitesse à 100.
L'indicateur de résultat consistera alors dans la mesure de la réduction du
nombre d'accidents dû à la limitation de vitesse.
C'est là le couronnement de l'analyse de système et de la méthode RCB
elle-même, puisque c'est le contrôle final de l'opération, contrôle qui n'est
plus juridique et de régularité formelle, mais véritable contrôle d'opportu-
nité !1
En effet, le contrôle peut se faire chemin faisant alors que l'opération
continue et peut permettre tel ou tel redressement utile.
Les données précédentes dégagent la spécificité de la RCB par rapport
à la recherche opérationnelle et au calcul économique classique.
- L'esprit du calcul économique et de la recherche opérationnelle est
d'ériger un modèle logique à caractère mathématique, à caractère méca- .
niste et quantitatif. Au contraire ici, les données qualitatives sont nom-
breuses. De façon plus générale elles sont hétérogènes, ce qui conduit à la
constitution d'équipes pluridisciplinaires, seules capables d'appréhender la
multiplicité des points de vue.
- La deuxième différence réside dans les incidences de la RCB sur
les rapports internes de la hiérarchie administrative. La recherche opéra-
tionnelle ou le calcul économique sont des outils qui améliorent la gestion,
mais qui ne résolvent pas les questions stratégiques de l'organisation.
Ainsi Ansoff 26 pense que les domaines d'utilisation efficace de la recher-
che opérationnelle sont ceux où les modèles de comportement sont simples
et sans subtilité. D'Aumale écrit à juste titre : « L'analyse de système en-
globe la recherche opérationnelle où, pour utiliser un langage mathématique
à la mode, la recherche opérationnelle est un sous-ensemble constitué par
les méthodes d'analyses de systèmes » 27...

26. ANSOFF, Corporate strategy, p. 3.. . _ qi . ..


27. Geoffroy d'AuMwr.s, op. cit., p. 62. ' , _

.. ' ' . .- 77
Au contraire, l'analyse de système et la RCB elle-même entraînent une
discussion permanente entre analyste et décideur pour la formulation du
problème à retenir, pour le choix des moyens, pour l'appréciation des avan-
tages et des incertitudes, pour la mise en oeuvre.
Cette discussion permanente peut aboutir à la mise en cause totale des
objectifs poursuivis par le décideur. , .
Est-ce la fin d'un certain pouvoir hiérarchique ? 1'
Est-ce la fin d'une certaine France « terre de commandement» 28 ? p

Cette analyse de la Direction de la prévision est beaucoup plus fine. Elle


précise que les six premières phases doivent être parcourues plusieurs fois
pour arriver à des propositions de programme.
Processus d'itération cyclique qui entraîne un processus de parcours
rapide de toutes les phases avant de les approfondir progressivement.

Le RCB et les fins ..........


Yves Barel résume bien les avantages du cadre conceptuel offert par le
PPBS-RCB qu'il appelle « analyse de système décisionnel ».
- La systématisation des opérations est une garantie contre l'oùbli de
certains éléments importants du problème envisagé. Les efforts de quanti-
fication ont pour intérêt non de « chiffrer », mais d'obliger à rendre explicite
tous les éléments formalisables et toutes les « intuitions » et décisions arbi-
traires de .
- De même le PPBS-RCB offre un cadre à plusieurs niveaux per-
mettant d'affecter les techniques particulières de préparation de la décision
aux domaines adéquats (par exemple, éviter d'utiliser la méthode Delphi là
où un calcul coût-rendemént a un sens, et vice-versa)
"
A ces avantages soulignés par Barel on peut ajouter :
- L'identification des et le des activités de
objectifs regroupement
l'organisation en programmes qui puissent être reliés à chaque objectif.
Révolution évidente puisqu'il faut effectuer un regroupement selon les pro-
duits finaux et non d'après la structure administrative et les fonctions. Con-
traste évident avec la présentation budgétaire habituelle ; cette restructura-
tion aide le planificateur en montrant la concurrence inter-programme pour
l'emploi des ressources et en montrant quels sont les résultats alternatifs
possibles.
- La du travail nécessaire aboutir à un
responsabilité pour ensemble
cohérent est fragmentée entre diverses administrations. La force de
grande
la RCB est de dépasser cette fragmentation en rassemblant l'information

28. L'expression appartient à Michel Caozxaa (dans son article a La France terre de
commandement n, Esprit, déc. 1957).
29. Yves BAREL, Prospective et analyse de système, p. 82. On ne saurait trop recom-
mander la lecture de cet ouvrage très documenté et qui renferme des mines de réflexions
fécondes.

78 ' .
et en coordonnant l'action indépendamment des acteurs administratifs tradi-
tionnels.
- La RCB entraîne aussi une modification de l'esprit des administra-
teurs 30.
- L'analyse des ressources, des besoins en ressources est facilitée.
Un exemple emprunté à Novick : supposons deux programmes qui
peuvent utiliser conjointement certaines installations. Il faut alors examiner
le coût du système total. Pour ce faire on peut élaborer <: un modèle des
ressources et coûts du programme total intégrant toute la gamme des acti-
vités d'un service ou même d'une constellation de service gérant un pro-
gramme publié » 31.
L'analyse d'efficacité s'ensuit : on peut alors traduire les caractéristiques
d'un programme en estimation de résultats, d'efficacité ou d'avantages.
C'est donc une technique d'aide à la décision.
Mais la méthode PPBS-RCB, au moins telle qu'elle a été appliquée
dans de nombreuses administrations privées ou publiques, américaines ou
françaises, présente deux graves défauts :
- D'une part les spécialistes ne proposent aucun cadre méthodologique
pour la recherche en matière d'objectifs. Ce problème est esquivé : on
considère le plus souvent que les objectifs sont posés hors système. Ainsi le
PPBS-RCB devient un moyen plus sophistiqué d'allocation des ressources.
Le système est cherché, construit, mais imparfait puisque toutes les inter-
actions horizontales sont permises (itérations successives des six points de
la Direction de la prévision) mais l'interaction verticale fin-moyens avec
remise en cause possible des fins est pratiquement écartée 32.
D'autre part à cette critique imparfaite de la linéarité par la construc-
tion de systèmes partiels, s'ajoute une critique insuffisante : dans la linéarité
classique le schéma conception-décision-exécution est exclusif. La fin em-
porte les moyens. Au contraire le PPBS-RCB montre que se sont les coûts
possibles d'une opération préalablement énoncés par le décideur qui fixent
les limites, dessinent les contours, en somme définissent la décision.
Un exemple : pour déterminer la rentabilité des équipements à réaliser
il faut prendre en compte le prix de la vie humaine. Or il faut entendre de
façon précise ce concept : il ne s'agit pas d'estimer la valeur d'une vie
humaine individualisée, ni d'ailleurs la valeur moyenne et statistique de la
vie humaine mise en cause par les accidents de la route, mais de définir la
somme que la collectivité est disposée à dépenser à titre préventif pour
économiser une vie. _
..... ' . ' . , :. :. :. :.
:30. Sur les trois premiers points voir L'administration prospective, p. 135-162.
:31. Prospectire et politique, p. 248.
32. Elle ne l'est pas officiellement et l'on parle toujours d'une dialectique valeurs-moyens
analyse-décideur, mais c'est un pavillon qui couvre une marchandise plus conservatrice. Sur
ce point précis la présentation que nous en avons donnér dans L'administration prospective
était plus un espoir qu'une réalih! . - , ...
,_

". "
. ,
_;
Dans le domaine des équipements routiers, ce genre de calculs est de-
venu habituel, ce qui ne signifie pas sûr et rigoureux, loin de là. On a songé
à se fonder sur les statistiques des compagnies d'assurances en ce qui con-
cerne les décès provoqués par les accidents de la route. On a de même songé
à se fonder sur les versements effectués au titre des assurances sur la vie.
Mais la même objection se présente dans les deux cas : ces deux assurances
protègent la famille de la victime et non la victime elle-même. Si on se tourne
vers un autre procédé d'évaluation, d'autres insuffisances apparaissent :
ainsi du point de vue strictement économique qui conduit à faire le bilan
actualisé de ce qu'un individu aurait rapporté à la société s'il avait continué
à vivre. On y ajoute les préjudices d'ordre affectif frappant les proches de
la victime. La somme de ces divers éléments et leur pondération en fonction
de la structure de la population des victimes a conduit le Ministère de
l'équipement à retenir 150 000 francs par accident mortel évité au moyen
d'investissements routiers.
Mais, comme le remarque très justement l'administration elle-même :
c Il est bien certain qu'il existe une grande marge d'arbitraire dans cette
évaluation et qu'il appartient en dernier ressort aux pouvoirs publics de se
prononcer sur la valeur à attribuer à la valeur humaine, soit explicitement
soit'implicitement, en fixant les grandes masses des crédits affectés à chaque
secteur intéressé » 33.
En d'autres termes, le décideur demande à l'analyste de lui fixer un coût
pour choisir entre différents projets. « Mais le choix est en quelque sorte déjà
fait par la détermination du coût lui-même. C'est le coût qui détermine
le choix et non le choix qui détermine le coût. Par contre, si le décideur
choisit un autre coût de la vie humaine - plus élevé par exemple - il
le fera en fonction de 'considérations exclusivement politiques, totalement
indépendante d'une analyse rigoureuse faite en termes de RCB » (L'admi-
nist-ratzon prospeetive, p. 126).
C'est le moyen qui définit la fin et non réciproquement. Ce sont les
possibilités réelles d'exécution qui définissent la conception et non l'inverse.
Au schéma conception-décision-exécution il faut substituer le schéma exé-
cution supposée-décision-conception-décision d'exécuter-exécution réelle.
Schéma plus complexe qui constitue une critique de la linéarité classique
mais qui demeure encore linéaire.
Seule une conception intégrative permet de dépasser cette linéarité ;
du même coup l'analyse de système deviendra théorie critique que nous
exposerons plus loin.
On peut résumer schématiquement ce qui sépare la RCB d'une véritable
analyse de système intégrative par la présentation du tableau suivant :

.. , .. ' . '
33. Statistiqueset études financières,1969. '

80 ' .
,- .....-'
les différents
ligne des programmes programmes
Q
;::0°
03
'
ligne des objectifs 70
. o
les différents CD
objectifs ,.'

ligne des fins ,


les différentes fins

Alors que la RCB opère une dialectique entre objectifs et programmes,


progrès évident, l'analyse de système opère une dialectique complexe entre
' ,
programme, objectifs et fins.

analyse de système ,
00 0
` 00 0
0011 .0011 .0. .
00 0
000 0
programmes objectifs fins
00 0
00 0
o 011 .. o+- ---. 0
00 0

, -.

8
CHAPITRE II ..

Les théories critiques .


_' de la linéarité

Une théorie critique est une théorie de rupture.


C'est une théorie de critique des fins. Tel est son critère. Des fins et
non des objectifs. Car les théories pragmatiques du PPBS-RCB critiquent les
objectifs, les classent, les hiérarchisent. Ils ont donc une optique déjà
partiellement intégrative. Mais ils ne rapportent pas ces objectifs à des fins,
à des valeurs qui sous-tendent l'action.
Au contraire les théories critiques se livrent à cette appréciation des
fins qu'il s'agisse du droit (M. Hauriou, par exemple, qui par instants est
critique et à d'autres pragmatique) ; de l'analyse de système (pas toutes,
seulement les <;intégratives »), mais l'analyse de système pèche par de
nombreuses insuffisances auxquelles seule une méthodologie intégrative
nouvelle peut répondre.
Cette progression vers une intégration totale de toutes les données à
tous les niveaux et à tous les moments c'est la progression du linéaire au
non-linéaire, du linéaire au causal global.

LES THEORIES JURIDIQUES


Hau?iou critique
On a déjà analysé la critique de la linéarité qu'avait opérée le doyen
Hauriou, critique corrosive mais qui n'avait pas totalement éliminé la
linéarité et qui faisait de cette thèse une pratique théorisée.
Mais, selon une démarche fréquente, la pratique théorisée peut conduire
à une véritable critique. C'est le cas de la doctrine d'Hauriou. Sa critique
de la linéarité, pour insuffisante qu'elle est, lui permet de bâtir sa théorie de
l'institution 1.
Cette théorie est ce qu'Hauriou appelle une synthèse pratique, c'est-à-
dire une transaction caractérisée par un équilibre en mouvement.

1. Pour comprendre le chemin qui mène de l'une à l'autre il faut connaître les idées
ou croyances philosophiques du grand doyen. Voir notre Essai sur la contribution du doyen
Hauriouau droit administratif
français,Introduction
générale.
82
' '
..-'t ,
1 ...
" ,. : . , - r
'' ' ' 1

L'équilibre et la transaction pratique marquent ses thèses de philosophie


générale, de droit constitutionnel et de droit public général. Ils caractérisent
aussi sa théorie de l'institution.
C'est ici que le lien se fait avec ses préoccupations méthodologiques
générales. Sa méthode lui paraît se résumer en trois éléments :
- Admettre que l'unité des faits sociaux est le résultat d'une synthèse
purement pratique opérée par la vie sociale et que, à l'analyse, tout fait
social se résout en éléments complexes.
- Pour discerner les éléments composants d'un fait social, se placer au
point de vue dynamique, c'est-à-dire admettre que les éléments composants
importants sont des forces qui réagissent les unes sur les autres.
- Enfin, la troisième règle de méthode peut s'énoncer ainsi : pour
discerner parmi les forces composantes celle qui domine ou dominera les
autres, il faut admettre que tout système de forces en mouvement cherche
son état d'équilibre et savoir que les équilibres plus stables sont ceux fondés
sur la prédominance des forces les plus subjectives.
Cette recherche de l'équilibre en mouvement le conduit droit à l'insti-
tution. Une définition nous en est donnée dans son article (Quatrième cahier
de la nouvelle journée, 1925) : « Une institution est une idée d'oeuvre ou
d'entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social ;
pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s'organise, qui lui procure des
organes ; d'autres part, entre les membres du groupe social intéressé à la
réalisation de l'idée il se produit des manifestations de communion dirigées
par les organes du pouvoir et réglées par des procédures
Décomposons les éléments de cette définition : -.
- Une institution est une organisation sociale, c'est-à-dire une organi-
sation faite d'une collection d'individus. Mais en même temps intéressant
une collectivité et ayant une existence autonome due à son organisation, elle
constitue une véritable réalité sociale séparable des individus.
- L'institution est une organisation sociale établie en relation avec l'or-
dre général des choses. Il y a là un phénomène de reconnaissance qui est
indispensable. C'est ainsi qu'un Etat nouveau ne fait partie de la société
internationale que s'il y a été admis par les autres Etats et si des relations
régulières ont été établies avec lui par la voie diplomatique. Il en est de
même sor le plan interne. Cette exigence de relations avec l'ensemble des
forces existantes manifeste un besoin d'équilibre. Equilibre externe dans les
relations extérieures. Equilibre interne également.
- Une institution est une organisation sociale dont la permanence est
assurée par un équilibre de forces internes.
La durée est une condition fondamentale. Une oeuvre qui, quoique bien
organisée, ne paraît pas devoir survivre à son fondateur ne serait pas une
institution. Rien qu'à cet élément on reconnaît qu'une institution est une
. chose sociale puisque il lui est nécessaire de se séparer de l'individu en lui
survivant. Le mouvement est simultanément une autre condition fondamen-

Il

.
. .'"
tale. Et ce mouvement est maintenu par un équilibre de forces internes :
collectives ou individuelles ; matérielles, idéales ou morales.
En effet, à la base des institutions, il y a souvent des forces brutales, des
besoins, des intérêts pressants. De même, il y a des idées réfléchies souvent
nécessaires au maintien de l'équilibre qui nécessite des « artihces ingénieux
très recherchés et péniblement trouvés Enfin, autour d'une institution se
développent des sentiments moraux et principes de conduite inspirés spé-
cialement par un idéal de justice.
Toutes ces forces de type différent s'équilibrent entre elles. Mais il con-
vient de s'apercevoir qu'il ne s'agit pas d'un équilibre statique analogue à
celui de la balance ; il s'agit de l'équilibre des organismes vivants dans les-
quels les énergies sont maintenues dans leur état de combinaison par la
suprématie de l'une d'elles. Pour qu'une nation constitue un corps politique
(ou institution), il faut que, de toutes les forces qu'elle contient, l'une ait
émergé suffisamment pour dominer toutes les autres et constituer ainsi la
base de l'édifice. Mais ce pouvoir de domination lui-même ne saurait se
maintenir tout seul. Il s'équilibrera lui-même par la séparation des pouvoirs,
< signe extérieur des institutions ». La séparation des pouvoirs se retrouve
d'ailleurs dans les institutions non politiques, corporation, association, etc.)
(cf. notre Essai sur la contribution..., p. 88-90).

Hauriou, les idées, Dieu et l'homme


En quoi la théorie d'Hauriou est-elle théorie critique ? En ce qu'elle
s'analyse à la fois comme un modèle et comme un système.
C'est un modèle. Hauriou est très conscient de la notion de modèle et de
son utilité. Il l'appelle type, extrait par l'artiste de la beauté ambiante mais
transformé par lui, exerçant à son tour une longue influence sur cette même
réalité. D'autre part, en même temps que le type fixe des caractères, il en
provoque de nouveaux, il est,agent de variabilité 3. Conscient de l'utilité du
modèle, il en élabore un, sa théorie de l'institution, qualifié d'obscure par
certains. Cette théorie n'a pas été imaginée dans le secret d'un cabinet, à
l'abri des bruits de la cité.
Nous l'écrivions en 1964 dans notre Essai (p. 87) :
a Ainsi que l'auteur l'avoue lui-même, c'est de l'observation des phénomènes
sociaux et des complexes juridiques qu'il à peu à peu dégagé sa construction
globale. Autrement dit sa méthode fut inductive.
Mais une fois parvenu à un certain niveau d'abstraction, l'auteur redescend
très vite vers le réel. Les applications de la théorie de l'institution au droit consti-
tutionnel, à la science politique et à l'histoire ont été fécondes et nombreuses.
Mais ce n'est pas là l'objet de nos travaux. Les applications au droit administratif
de cette théorie - qui doit d'ailleurs tout à cette discipline - ont été très
nombreuses 4. Qu'il s'agisse de la décision exécutoire engendrant elle-même un

2. Principesde droit public, p. 133.


3. Sur ces notions voir La scieiicesocialetraditionnelle,p. 96, 97 et 98. '
4. Voir à cet égard L'institutionet le droit statutaire, p. 143 et suiv.

84
. f. , , ,

contentieux qui lui fait équilibre, de la conception du domaine, conception du


via media entre le droit subjectif et le droit objectif, les dépendances du domaine
, s'analysant dans leur statut réel, qu'il s'agisse encore de la fonction publique,
. propriété d'un type spécial, ou même de la théorie de la responsabilité fondée
. sur la personnalité juridique des collectivités administratives, tous les chapitres
'
du droit administratif sont plus ou moins redevables de la théorie de l'institution
que celle-ci leur donne un fondement essentiel ou qu'elle se contente de les
culorer de façon plus ou moins nette ».

Ce modèle dérivé du réel, « attrape un nouveau réel en y revenant.


Modèle issu du réel et retournant au réel en le transformant : ceci est
. évident en droit administratif 5.
' parfaitement
C'est un système. L'institution est un système ouvert au sens des
'
systémistes contemporains. Pour la commodité de la discussion on en rap-
'
pellera la définition : « Une institution est une idée d'oeuvre ou d'entreprise
qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social ; pour la réalisation
de cette idée, un pouvoir s'organise qui lui procure des organes ; d'autres
'
part, entre les membres du groupe social intéressés à la réalisation de l'idée,
il se produit des manifestations de communion dirigées par les organes de
pouvoir et réglées par des processus (Quatrième cahier de la nouvelle
journée, 1925).
"
Si l'on confronte les éléments de cette définition avec les caractéristiques
du système on s'aperçoit que l'institution est un système : le problème de
l'environnement est posé, l'interaction des éléments internes entre eux et
interne et externe est affirmée ; il y a bien des in.puts (les idées d'oeuvre)
et des outputs (des manifestations de communion) ; l'institution s'appa-
rente bien à un cycle, cycle d'ailleurs ouvert puisqu'on imagine bien qu'à
nouveau les manifestations de communions nouvelles ou idées d'oeuvre
peuvent engendrer à nouveau des institutions supplémentaires capables de
nier en partie les précédentes, etc.
Ce modèle non statique, qui est un système ouvert et dynamique,
constitue visiblement un arrachement au réel. Cet arrachement a permis
'
ensuite des retours au réel pour le comprendre et le transformer, ainsi de
nombreuses applications en droit public et droit privé 6.
En tant que modèle et système ouvert l'institution est une théorie criti-
que. Mais c'est une théorie critique visiblement encombrée de scories.
. C'est une vision essentiellement idéaliste de la société : c'est l'idée qui
mène le monde ; sans doute entre-t-elle en interaction avec un milieu
'
social, des organes, des procédures etc. Mais c'est au départ l'idée qui crée.
_ Les présupposés religieux sont ici évidents et d'ailleurs avoués : dans une
, lettre à Jacques Chevalier du 14 juin 1923 il affirme que la théorie de
l'institution « qui est la grande affaire de ma vie o est au fond liée à l'idée

. 5. Voir Essai sur la contribution.... p. 271-283.


6. Pour le droit public notre thèse donne de nombreux exemples, pour le droit privé
le doyen Marty le démontre lumineusement dans son rapnort an Congrès Maurice Hauriou
!Toulouse 1968).
7. Essai .sur la contribution..., p. 8.
'
85
, .. ._
_ ,. ,"

de dieu : « Etant donné que dans la société il y a quelque chose de plus que
les hommes qui la composent, il faut que ce quelque chose soit ou bien la
conscience collective ou bien l'idée objective conçue par les consciences
individuelles mais qui les dépasse ... Sans doute notre âme est-elle faite de
beaucoup de petites vies coordonnées par l'idée centrale et par le gouver-
nement de quelques vies plus énergiques que les autres ». C'est en cela que
son système n'est pas tout à fait un système puisque il est au départ li-
néaire : c'est de dieu que vient tout le reste. « Nous venons de la surnature
et ainsi toute la civilisation que nous créons en vient aussi o (lettre à
Jacques Chevalier du 27 août 1923, Essai sur la contribution..., p. 8). '
Ce premier présupposé religieux en entraîne logiquement un autre :
l'importance qu'il accorde à la volonté de l'homme, reflet de celle de dieu,
et à la personnalité juridique.
L'homme, grâce à sa volonté, recrée constamment le système «institu-
tion ». Sans la volonté continuée de l'homme, l'institution s'effondre. Encore
un point de vue linéaire qui affaiblit le système en tant que système. Les ·
institutions inertes de la catégorie des choses ne possèdent pas. la volonté.
Les institutions vivantes de la catégorie des personnes disposent de la per-
sonnalité juridique. Leur caractéristique est qu'ils ont « des organes ration-
nellement disposés pour produire en leur nom une déclaration de volonté
propre » 8.
La personnalité morale, cadre de l'institution, repose essentiellement
sur le fait qu'un individu puisse émettre une déclaration de volonté ration-
nelle et que cette déclaration ait pour but d'exercer des intérêts comme des
droits propres apposés à ceux d'autrui 9. Cette double idée de la volonté
libre et continuée de dieu et de l'homme est terriblement cartésienne lo.
Elle est datée historiquement, spirituellement et philosophiquement. Comme
toute croyance il est hors de question de la discuter. Mais force est de
reconnaître qu'elle n'a aucun rapport avec la notion de système. Toute
cette théorie d'Hauriou a le grand mérite de révéler au grand jour les
relations de voisinage, de cousinage (et même de filiation directe dans ce
cas précis) de la théorie classique de la décision avec la révérence faite à la
volonté et les présupposés religieux. Hauriou était parfaitement clair sur ce
point. D'autres auteurs feront reposer sans le dire leurs analyses sur des
présupposés religieux laïcisés, sophistiqués mais très prégnants.
On aperçoit toute la difficulté de la théorie critique : même développée
comme ici, elle s'enlise en partie dans une métaphysique que seule une
analyse corrosive peut éliminer. L'analyse d'autres théories critiques mon-
trent qu'elles sont aux prises avec les mêmes difficultés.

8. Précis de droit administratif,6e édition, p. 30.


9. Sur l'institutionet la personnalitémorale et juridique, cf. E.s.saisur la contributiofl...,
p. 90.
10. Voir l'introductionde cet ouvrage. .._

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86

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LA THEORIE SYSTEMIQUE CRITIQUE "" w ", ;:1'0
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Théorie systémique critique -
_
Le PPBS-RCB se déploie avec aisance dans le domaine de l'allocation
. des ressources. Critique partielle de la linéarité, il est une première ébauche
, d'analyse de système. Mais ce système-là est mutilé, amputé d'une partie
essentielle : l'analyse critique des fins est absente. Les valeurs et les fins
sont extérieures au dialogue analyste-décideur. Elles sont considérées
comme posées là, intouchables.
C'est à partir d'elles, immuables et respectées, que le dialogue se
développe. Ainsi s'expliquent les insuffisances de la planification classique et
la naissance de systèmes intégrés.

, Colloque de Bellagio
C'est sans doute le colloque de Bellagio de 19691 qui a le mieux for-
mulé les insuffisances de la planification classique non intégrative. Ces
développements doivent beaucoup à ce colloque et en particulier à
Ozbekhan, Jantsch, Forrester, Stafford Beer.
Comme le montre Ozbekhan, l'impératif intellectuel traditionnel pres-
crit que des croyances ou idées soient organisées dans un monde rationnel
et deviennent dignes de foi selon les modes prédominants de perception.
'
Or les concepts, valeurs, réflexions familières ne sont plus capables de faire
' entrer le présent dans quelque dispositif intelligible. « Les méthodes tra-
ditionnelles d'observation, d'analyse, de résolution et de classification sont
périmées. Notre logique fondée sur une seule valeur est mal adaptée pour
explorer les profondeurs à valeurs multiples des données reçues par son
sens ; la prédiction explicative, sur laquelle nous nous sommes longtemps
reposés, n'était pas faite pour résoudre les incertitudes que la nature et la
société semblent engendrer par le seul fait qu'elles existent, se déploient et
évoluent
Or le système ancien inadapté à la multiplicité des variables n'a été
remplacé par aucun système nouveau. « On vous dit " faites l'amour mais pas
la guerre ", on vous parle de flower poncer, et de l'importance de voir la
réalité " comme elle est " ; on vous dit " d'être dans le coup " ; on vous
dit que le travail, les rémunérations, l'action, les décisions - spécialement
les décisions - doivent être partagés. Les injonctions faites au petit bonheur
ne font pas au total un nouveau système de valeur 3.
Le gauchisme, le phénomène hippie, l'explosion sexuelle, la revendica-
tion de participation, la civilisation des loisirs et le refus du travail, la

' 1. Qui a donné lieu à la publication Perspectiveand planning plus tard traduit en
Prospectiveet politique.
2. OZBEKHAN, Prospectiveet politique, p. 47.
3. Ibid., p. 48.

87

1 ' ' .
n
"' '
-'. "i' ... - .

crainte devant la jeunesse : autant de phénomènes différents, peut-être


apparentés, mais dont les liens n'apparaissent pas clairement. Leurs liaisons
sont souterraines et « forment une masse enracinée de relations nouvelles,
en croissance et changement rapides, d'homme à homme et d'institution à
institution (Andrew Kopkind, « Sommes-nous en pleine révolution ? »,
New York Times Nlagazine, 10 novembre 1968).
Or la planification classique ne pose pas le problème de ces relations.
Si elle est minutieuse, elle prend en compte toutes ces données en admettant
qu'elles puissent perturber la sérénité de ses prévisions et objectifs, mais
elle ne sait pas comment et quand pourraient intervenir ces perturbations.
Elle n'a pas les instruments intellectuels qui révèlent le tissu caché des
relations de ces données. Connaissant à la fois la rigueur de ses calculs et
la possibilité de leurs perturbations, toute son attitude peut se définir par
une formule à la Joseph Prud'homme : « Ce que j'ai prévu et recherché
arrivera sauf si quelques accidents dérangent à la fois mes prévisions et mes
objectifs ». Formule de la sagesse des nations qui a le mérite de l'honnêteté
mais qui est d'une utilité scientifique discutable. Comment échapper à ce
truisme ?
La planification doit d'abord s'interroger Sur elle-même. Sur quels
concepts est-elle fondée ? Quelle est sa fonction dans la société Question
rarement posées. La première réponse que donne Ozbekhan est que la
planification repose sur le concept de progrès. Je ne planifie que parce que
j'estime que l'état désirable est préférable à l'état actuel ; qu'il constitue un
progrès par rapport à lui. Vieille idée que celle de progrès. Mais elle ne
devient vivante qu'au xixe siècle, « la raison principale en fut sans aucun
doute dans les changements rapides dans les conditions extérieures de vie,
résultats de la révolution technologique » 4.

La technologie est en effet essentiellement liée à l'idée de progrès. Mais


la technologie elle-même est profondément ambiguë et, par contagion, trouble
le progrès, concept de base de la planification.
Ambiguïté évidente de la technologie si l'on songe, qu'adossée à la
science, elle utilise certaines des méthodes habituellement secrétées par la
recherche scientifique. Ce qui l'ennoblit, lui donne un statut « élevé ». Mais
cet ennoblissement cache sa véritable raison d'être qui n'est pas la recherche
scientifique avec l'implication du concept de rupture épistémologique, mais
l'application scientifique placée sous le signe du pragmatisme et de l'utilité :
il ne faut pas l'en critiquer puisque ce pragmatisme est à l'origine des
formidables changements des processus naturels, but visé explicitement par
la technologie.
But et moyens sont ici en harmonie complète. Quelles sont les caracté-
ristiques de l'optique technologique ?

4. Crane BmTON, Enc!jclopedia of social sciences.

88 .
. _r..
...;... - > .......,= .... - ,4"

Elle se nourrit elle-même. « A la manière d'une réaction en chaîne elle


se multiplie en applications isolées et parfois d'un champ d'application à
l'autre » (Ozbekhan, p. 58).
Elle s'avance masquée, en ceci qu'elle comporte toute une série d'incon-
vénients qui n'apparaissent que plus tard et qui se prétendent simples effets
,
secondaires alors qu'ils sont substantiellement liés à l'innovation tehnologi-
que. Ainsi de la prospérité des villes tentaculaires et de la dégradation con-
sécutive des possibilités d'y vivre, ainsi des pêches miraculeuses qui en-
'
traînent la mort progressive des espèces, etc.
Elle n'améliore pas le système dans son ensemble même si de façon
fragmentaire dans différents secteurs elle répond progressivement aux pro-
'
blèmes.
. Ainsi les systèmes sociaux ne s'accommodent pas des changements im-
posés à l'ensemble du système par les rythmes de changement provoqués
par la technologie.
« Nous voyons la police et autres services chargés du respect de la loi,
éprouver le besoin de venir à bout des désordres à n'importe quel prix, ou
presque, tandis qu'à d'autres niveaux, on voit des banques montrer de la
réticence à consentir des prêts aux classes défavorisées ; des compagnies
d'assurance mal disposées à assurer, des boutiquiers réticents à accorder du
crédit ou bien prélevant des taux d'intérêts usuraires. Par ces voies complexes,
, la situation s'alimente de sa propre substance en fragmentant toujours da-
vantage l'espace psycho-social » (Ozbekhan, p. 89).
A la suite d'Ozbekhan on peut donc affirmer - premier reproche -
que c'est là, la caractéristique essentielle de la technologie : fragmentation,
linéarité, non-saisie de la société comme un système où tous les niveaux
réagissent les uns sur les autres et à tout moment. Autant cette fragmentation
sert les intérêts de la technologie elle-même, c'est-à-dire du « progrès »,
autant cette fragmentation ne rend pas compte de la société considérée
comme un tout. Ce qui explique à la fois les succès de la technologie prise
en elle-même et l'impuissance de la technologie-planification à comprendre
les forces sociales souterraines, leurs interrelations, et donc son impuissance à
opérer des changements.
Deuxième reproche. La linéarité empêche la création de l'avenir. Que
t
soutiennent en effet les déterministes sommaires, les fatalistes et les politi-
t
. ciens conservateurs ? Ils affirment que toutes nos décisions sont subordonnées
aux variantes que nous sommes capables d'envisager ; que ces variantes
sont dictées par les valeurs dominantes du présent et, qu'en conséquence,
toute variante ne peut qu'être le prolongement du présent. Or, en réalité, ce
raisonnement n'a de sens que si on considère séquentiellement ces deux situa-
tions par leur succession dans le temps : l'avenir est alors causalement en-
gendré par le présent, l'un et l'autre étant dans un rapport déterministe et

88
...., .. ,
' '
.. _

linéaire 5. Cette situation conduit à un refus de la discussion des fins, ce qui


entraîne un troisième reproche.
Troisième reproche. Ceux qui croient qu'on se dirige dans l'avenir de
façon linéaire par des étapes conçues par séquences sont conduits à rejeter
la téléologie et toute discussion des fins. Ainsi sont-ils amenés à situer leur
raisonnement dans le cadre de ce qui est, et à privilégier les valeurs domi-
nantes au détriment des valeurs naissantes. D'autres, il est vrai, frappés par la
multiplicité des variables et en présence d'une complication inattendue ont
tendance à imaginer que l'aléatoire domine et confine au caprice. De là toute
une mauvaise littérature scientifique qui magnifie l'homme et sa merveilleuse
liberté. Tous ces désordres intellectuels sont dus au déterminisme linéaire
et à son incapacité à maîtriser les données du présent.
Comment briser la linéarité ? L'appel à la notion de système intégratit
fournit un début de réponse.
Quels sont les critères d'un tel système ? _ .. _

Gâteau et paramètre

Le premier critère réside dans la causalité globale. Aucun problème n'est


i Les systèmes sociaux humains sont « ouverts », ce
étudié isolément. qui
signifie qu'ils sont en relation avec le milieu environnant. Il y a échange de
matière, d'énergie, d'information dans les deux sens. Les échanges se font
sous forme d'inpttts éléments survenant dans le milieu et perturbant le
système, et sous forme' d'outputs, éléments en provenance du système et per-
turbant le milieu.
Dans ces échanges avec le milieu d'importantes fonctions de rétroactions
se dégagent. Le concept de rétroaction et de bouclage est commun à la
cybernétique et au système ouvert. Norbert Wiener a déjà défini la rétroaction
comme signifiant que « le comportement est scruté afin d'en connaître le
résultat ou que la réussite ou l'échec de ce résultat modifie le comportement
futur » 6. De même Hall et Fagen affirment : « Certains systèmes ont la pro-
priété qu'une partie de leur output ou de leur comportement est réintroduite
dans les inputs et affecte les outputs suivants 7.
Dans ces échanges avec le milieu, l'essentiel réside dans la dialectique
fondamentale de l'entropie et de la non-entropie : le système ouvert, y com-
pris ses sous-systèmes, débouche sur un état stable dynamique. Cet état stable
se défend contre les tentatives de destruction, tentatives qui peuvent venir
du milieu ou du système lui-même. En effet dans tout système il existe une
tendance à la mécanisation et à la routine. Coups mortels portés au dyna-
misme du système.

5. Voir p. 118 et suiv. les réponses à ces problèmes. '


6. In Cybernétique et société, chap. III.
7. Definition of system. ' '

90

... , . 1 .' 1,
Contre ces tentatives de destruction, l'organisation du système lutte.
Elle lutte sur les deux fronts externes et internes ; elle lutte également, à la
fois contre les routines et pour atteindre à des niveaux élevés d'ordre et
d'hétérogénéité ! Pourquoi ? Parce que cette première dialectique entropie -
non-entropie cache en réalité une deuxième dialectique : homogénéité-hétéro-
généité. Le système est homogène, mais il est composé de sous-systèmes dont
les relations et les conflits prouvent qu'ils sont hétérogènes. Mieux, c'est leur
hétérogénéité au sein do l'homogénéité totale du système qui permet cette
homogénéité. Dans le système parlementaire classique, c'est parce que l'exé-
cutif et le législatif sont différents et entrent en relation conflictuelle, ou de
collaboration, que le système parlementaire existe. Assez hétérogènes pour
fonder le système, assez homogènes pour en faire partie. C'est cette dialectique
de l'homogène-hétérogène qui explique la créativité du système, réponses à
l'environnement, moyens de refus à entropie et à la routine. L'hétérogénéité
des sous-systèmes supprimée, le système périt. Toute l'auto-adaptation (ou
auto-régulation) est fondée sur -ces différences.
Ces différences constituent le dynamisme du système. Chacun des sous-
systèmes entre en relation avec les autres et avec le milieu environnant.
Mais il ne faut pas analyser ces relations comme des interactions. Ces rela-
tions sont simplement le rapport des éléments entre eux. 1
Un exemple emprunté à Von Bertalanffy 8. Il énonce un système
prenant les éléments P,, qui sont en relation R ; et les
valeurs respectives de ces éléments sous un aspect donné. Les éléments va-
rient selon les équations différentielles simultanées :
_.
dQ, ' , . ,
fl (P. Qu)
dt
,
dQ2
' = /.. (p.,
dt
'
' _ dQn _' _ - _
- fn (P. P.... Qn)
P.) ..':
dt

Ces équations constituent le système de variations et représentent la struc-


ture du système S.
En d'autres termes, ce ne sont pas les interactions qui définissent un
système mais la loi des rapports entre ces éléments.
Un exemple plus trivial : la recette d'un gâteau à la banane requiert 500
grammes de bananes, 250 grammes de sucre, 250 grammes de farine, 125
grammes de levure. En termes de système on n'écrit pas que chacun de ses
ingrédients réagit sur l'autre. On écrit qu'il faut deux fois plus de bananes
que du sucre, autant de sucre que de farine et moitié moins de levure que de

8. In " An outline of general system theory», The British Journal for the Philosopliyof
Sciences,1 (2), 1950, p. 143.

91
sucre ou de farine. Cet énoncé constitue la loi du système. On peut multiplier
ou diviser par deux ou par dix chacun des éléments, la loi restera la même.
Par contre si l'on décide de doubler la portion de sucre ou de farine en ne
doublant pas la portion de bananes ou de levure, on change de système.
C'est d'un autre gâteau qu'il s'agit. Cet exemple trivial du gâteau a illustré
la notion de loi des relations. Mais il illustre aussi la notion d'invariance et
de variables.
L'invariant c'est la loi des rapports. On ne peut y toucher sous peine de
remettre en cause le système. Les variables sont constituées ici par les
proportions. On peut multiplier ou diviser les proportions en respectant la
même loi des rapports, le gâteau restera identique. Il sera seulement plus ou
moins grand. Mais d'autres variables peuvent exister : on ajoutera ou non de
la cannelle ou d'autres épices, on ajoutera de la crème etc., sans changer
fondamentalement le gâteau. Dans ce cas le problème est de savoir à partir
de quel moment ces variables finiront par changer le système. Problème déli-
cat de seuil, que les spécialistes n'ont pas résolu.
On peut seulement affirmer avec Forrester 9 que : .
- Les systèmes sont remarquablement insensibles aux modifications que
subissent un grand nombre de paramètres du système. La vie politique et la
science sociale montrent que le comportement se modifie à peine lorsque les
paramètres sont l'objet de changements multiples. On aperçoit ici les impuis-
sances relatives de la politique à modifier le système social. On peut réelle-
ment parler d'une « nature réfractaire des systèmes sociaux » (Forrester, p.
227) ; quand la politique varie, les niveaux du système se déplacent légère-
ment et présentent un nouvel ensemble d'information au politique et cette
information même donne des résultats à peu près comparables aux précé-
dents. L'ensemble produit une atmosphère d'euphorie ou de fatalisme, réac-
tions du vécu qui ne tiennent pas compte d'un deuxième élément.
- Les systèmes complexes sont, par contre, très sensibles à quelques
paramètres. Si ces paramètres ultra-sensibles enregistrent des pressions de
politique, celles-ci se diffusent très rapidement dans le corps social.
Le problème est de déterminer quels sont ces paramètres ultra-sensibles.
A la fin de l'Ancien Régime, les atteintes à l'égalité (beaucoup plus qu'à
la liberté) telles la pression fiscale inégalitaire ou la règle des quatre
quartiers de noblesse nécessaires à une grande carrière militaire, constituaient
certainement des paramètres ultra-sensibles. Aujourd'hui, selon nous, les
thèmes de la démocratisation du savoir et de la participation constituent
également des paramètres ultra-sensibles. Est-il besoin de rappeler, par
exemple, que, cristallisé par la révolution de Mai, le thème de participa-
tion manipulé maladroitement par le général de Gaulle a entraîné l'échec
du référendum d'avril 1969 et sa chute politique consécutive 10 P ,

. 9.
9. In
In Prospeetiue
Prospective et
et politique,
politique, p. 226 et
p. 226 et suiv.
suiv.
10. Après cette manipulation malheureuse de paramétres ultra-sensibles, deux stratégies.
étaient possibles : soit ne plus y toucher afin de sauver le système ; on se contente
yy (politiques
92 j .
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Ces quelques paramètres ultra-sensibles font partie du noyau invariant


" du système, c'est-à-dire non du noyau immuable (il n'en existe peut-être pas
'
' dans les systèmes humains, complexes et dynamiques) mais du noyau sur
lequel repose le système tout entier. Si l'on touche à ces paramètres le
système change.
On peut résumer cette première partie de la définition : la causalité globale
du système implique les relations du système avec le milieu environnant sous
forme d'inputs et d'outputs qui se meuvent selon des règles de rétroaction ;
,. à ces relations avec le milieu s'ajoutent des relations entre les sous-systèmes
.
hétérogènes d'un même système homogène ; l'ensemble de ces relations est
. caractérisé par une dialectique entropie - non-entropie qui se résume en un
état stable dynamique ; cet état comporte un noyau invariant et différentes
variables.

w '
Valeur non linéaire, l'équifinalité
Deuxième critère : la valeur. Un système intégratif est nécessairement.
finalisé. D'où qu'on se place, chacun des éléments résumés dans la première
partie de la définition sont empreints de finalité. Ainsi la rétroaction est fina-
lisée. Le comportement d'un objet est régulier selon l'ampleur de sa déviation
par rapport à un but particulier. La rétroaction peut n'être pas régulatrice si le
but visé est atteint. On dit alors qu'elle est positive. Elle est régulatrice si elle
est négative, c'est-à-dire s'il existe une telle déviation par rapport au but dont
on s'aperçoit qu'il ne sera pas atteint. Les signaux deviennent négatifs ; ils
s'opposent alors aux outputs qui ne viseraient pas le but. Les signaux négatifs
guident tout le comportement et sa continuité. Alors que la rétroaction positive
accélère en ce qu'elle ajoute aux signaux des inputs pour parvenir au but, la
rétroaction négative freine et corrige.
Comment ces corrections agissent-elles ? Grâce à un codage et à un déco-
dage de l'information. Codage et décodage de l'information sont des éléments
clef du système. Si on considère que l'hétérogénéité des sous-systèmes cons-
titue le déséquilibre interne au système, ce déséquilibre ne peut s'exprimer
que par des flux des sous-systèmes entre eux. Du chaud au froid et du froid au
chaud, de l'inconscient au conscient et du conscient à l'inconscient etc. Ces
flux ne peuvent passer d'un sous-système à l'autre que grâce au codage et au
.
décodage de l'information. Le sous-système A a son code A' et l'information
. ne sera transmise au sous-système B, qui a son code B', que lorsque celui-ci
aura décodé A' en termes de B'.

alors de manipulations de paramètres non sensibles, extérieurs au noyau invariant, afin de


sauver le système, c'est la stratégie du président Pompidou ; soit manipuler à nouveau mais
. de façon plus rigoureuse ces paramètres ultra-sensibles afin de changer le système. Mais ce
n'est actuellement ni la stratégie de l'opposition officielle (communiste et socialiste), ni la
stratégie des gauchistes qui, sans analyse scientifique des paramètres ultra-sensibles cherchent
à désorganiser le système. Ces tentatives sans rigueur entraînent au contraire une fortification
du système qui, par définition, s'auto-régularise. ,
,

'
1 ..
Or il est clair que codage et décodage sont nécessairement finalisés. On
ne peut imaginer une information neutre, brute, qui passerait d'un sous-
système à un autre. Il n'y a pas de fait brut, objectif, innocent.
Pour le montrer, il faut rappeler un critère essentiel lui aussi : l'homo-
généité du système. Le système n'est homogène que s'il a une direction, une
fin, une unité fonctionnelle. Les sous-systèmes auront beau être différents,
leur hétérogénéité ne pourra mettre en cause l'hétérogénéité globale. Si
l'hétérogénéité interne devient la plus forte c'est le système lui-même et sa
finalité propre qui éclatent. Et d'autres systèmes naissent, débris du précé-
dent.
Tant que le système n'est pas détruit, une finalité unique domine l'en-
semble et régit tous les rapports des sous-systèmes qui s'effectuent sous
forme de codage et décodage. Ainsi peut-on dire que codage et décodage
de l'information sont nécessairement finalisés.
Cette finalité dominante éclaire ce que certains appellent à tort le non-
déterminisme du système et que nous préférons appeler le non-linéarisme.
Ceci éclaire la notion systémique de causalité. Buckley en donne une
présentation intéressante 11. Le concept d'équifinalité dépasse les formes
traditionnelles de causalité 12. Il les intègre toutes mais, en même temps, il
en modifie les conditions d'utilisation. Buckley montre que la notion systémi-
que de causalité conduit à une analyse différentielle de la causalité socié-
tale : certains secteurs du système social sont en relations plus ou moins
étroites avec d'autres parties ; certains sont plus critiques que d'autres.
L'approche systémique moderne nous révèle « les causes qui s'exercent sur
les phénomènes étudiés, les conséquences possibles de ces derniers, et les
interactions mutuelles possibles de certains de ces éléments, mais aussi le
processus gobal émergeant en tant que fonction possible de feed back
positifs et/ou négatifs qui médiatisent les décisions sélectives ou choix éma-
nant des individus ou groupes directement ou indirectement concernés »
(Buckley).
En d'autres termes il n'y a plus de cause première, il y a une combi-
naison d'interconnexions à plusieurs niveaux. Mais on a toujours le plus grand
mal à abandonner le système intuitif et linéaire des causes premières. La
déclaration de Bellagio sur la planification en fournit un exemple : tous les
auteurs l'ont approuvée et tous les auteurs des rapports avaient préconisé
l'explication systémique non linéaire et intégrative. Cela n'empêche pas la
déclaration solennelle d'inclure le passage suivant : « On constate que le
diagnostic est fréquemment énoncé et que les remèdes proposés se bornent
souvent à supprimer les symptômes au lieu de s'attaquer à la cause pre-
mière ». Lapsus calami révélateur, car il est évident que les rédacteurs vou-
laient dire « détermination réelle o en l'opposant à « symptôme », et non
cause première avec toutes les connotations linéaires et métaphysiques.

11. In Sociology and modern system theory. :. `


12. Sur ces formes voir notre introduction, p. 32 et suiv. _

94
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Le système est équifinaliste, c'est-à-dire que, la finalité étant posée, il


n'y a pas un seul chemin possible pour parvenir au but. Plusieurs chemins
sont possibles et une des grandes difficultés réside dans le fait qu'on ne peut
les déterminer à l'avance. Sans doute un déterminisme global permet de
savoir que, pour parvenir à tel but, tels types de forces doivent être mis
en jeu et que ces forces prendront deux ou trois directions possibles à deux
ou trois rythmes possibles de développement. Mais on ne peut savoir encore
aujourd'hui quelle direction exactement ces forces emprunteront et à quel
rythme. Par exemple, on sait que la société française ou américaine de l'an
2000 sera très différente des mêmes sociétés en 1970. On peut même
' dessiner les contours grossiers de ce que sera la société de l'an 2000 puis-
que aujourd'hui un certain nombre de paramètres d'évolution sont circons-
crits et qu'on peut déduire un certain nombre de modifications qui en
découleront.
Mais si le but est à peu près connu, aucun spécialiste n'est aujourd'hui
de prédire avec certitude comment, par quelle voie et à quelle date,
capables
même approximative, la mutation interviendra 13. Différents chemins sont
possibles pour parvenir au but. C'est ce qu'on appelle l'équifinalité du
système, source d'incertitudes considérables. On se demandera plus bas si la
psychanalyse ne peut fournir quelques éléments de solution.
Mais l'exemple de la société française de l'an 2000 est révélateur en-
core à un autre point de vue : il y a bien ici un but du système. Mais il
apparaît comme la résultante déterministe et simpliste de forces actuelle-
ment en présence. On peut se demander s'il n'existe pas une autre sorte de
but, but créatif et non déterminé ; but transformateur et non passif, valeur
ajoutée et non résultante. C'est ce qu'on examinera en étudiant l'application
de ces données à la décision.

L'application à la décision
Les trois remarques qui vont suivre ont pour postulat le refus de la
linéarité. Décision non intuitive, décision diluée dans le sociétal, globalité des
valeurs et leur critique possible, autant d'éléments qui ne se comprennent
qu'à la lumière de la notion de système caractérisée par la causalité non
linéaire.
La première remarque qui s'impose lorsqu'on applique l'analyse systé-
mique à la décision est que la décision, qui est un processus à travers
différents sous-systèmes, n'est pas un phénomène analysable à travers la
seule intuition. Il ressort des données précédentes que les systèmes com-
plexes ne peuvent être perçus par l'intuition et bien plus « contrarient »
l'intuition 14. Ceci dérive directement de leur remarquable insensibilité aux

1:3. Les scé rios de la Datar en constituent


, unun exemple,
exemPle,voir les différents scénarios
scénarios
d'aménaQement du territoire, en particulier n le scénariode l'inacceptable».
14. FORRESTER, Prospectiveet politique, p. 225.

$5
' - . .' - ..... '
.... ,.

modifications de leurs différents paramètres du système. L'intuition et le


jugement quotidien de chacun de nous sont linéaires, façonnés par les systèmes
simples de notre environnement familier, chacun saisit le fait évident que la
cause ou les causes produisent linéairement l'effet ou les effets. Flagrance
de la cause ; flagrance de l'effet ; fiagrance du mouvement de l'une à l'autre.
Rien de tel dans les systèmes complexes où la cause devient très difficile à
repérer, ou l'effet devient un symptôme qui peut se déplacer ou se trans-
former en un autre symptôme et où le ou les liens disparaissent dans une
complexité effrayante de niveaux. Et, par exemple, le repérage des paramè-
tres ultra-sensibles d'une société donnée ne relève pas de l'intuition vécue
mais d'une analyse rigoureuse au moyen d'instruments perfectionnés.
Si l'on insiste sur ce point c'est qu'il faut dissiper l'illusion du politique
de l'homme de la rue, illusion selon laquelle la décision serait un phéno-
mène immédiatement appréhensible. L'homme de la rue sait toujours
comment il faudrait faire pour que les choses aillent mieux. Le politique
critique cette prétention de l'homme de la rue au nom de sa propre compé-
tence technique et estime qu'il est le seul à savoir ce que c'est que décider.
'
Combien de ministres ou de très hauts fonctionnaires sont-ils persuadés du
rôle de leur volonté personnelle dans la décision ! Sont-ils aussi persuadés
de connaître l'essentiel de son processus 15 t Or c'est tout à fait impossible :
pas plus que les systèmes complexes ne relèvent de l'intuition, pas plus les
décisions, qui sont des processus de rétroaction entre les sous-systèmes, ne
peuvent relever de l'intuition. Seule une recherche théorique vigoureuse
pourra donc appréhender le phénomène.

Cette première remarque conduit à une seconde. Si une décision est un


processus complexe d'interactions entre différents sous-systèmes et dans le
cadre d'une finalité globale donnée on doit admettre qu'elle n'est pas un phéno-
mène spécifique, qu'elle est diluée dans l'ensemble du système social, qu'on
en aperçoit ni le commencement ni la fin. On est ici en accord avec l'ana-
lyse qu'en donne Lautman dans la revue Projet (numéro spécial de mars
1969) consacré à la décision.

Troisième remarque. Cette globalité de la décision se démontre en


étudiant le problème des valeurs et de la création délibérée en matière
de planification. Un des principaux obstacles au changement réside dans
la prétendue impossibilité d'opérer une discussion critique sur les valeurs
du système. Il est communément admis que les fins du système sont exté-
rieures à lui, qu'on ne peut (ni on ne ne doit pour certains) les changer et
' '
'-1''
15. Cette illusion contribue à explique- l'impuissancedes politiques. Ils pensent qu'en
améliorantl'informationils améliorentle système.Il n'en est rien, car lorsque l'information
s'améliore, les causes n'apparaissentpas. Le politique prend certains symptômespour les
effets, d'autres symptômespour des causes et, modifiantces derniers, il est tout surpris de
constater que rien ne change. Illusion prétentieusedu politique,mais aussi illusion coûteuse.
Voir J. ELLUL.L'illusionpolitiqueet P. d'I>t1BAR;E, T,nscience et le prince.

96 .- .

' /,
i
qu'il faut, en conséquence, dégager en fonction d'immuables fin les meilleurs
objectifs possibles et en fonction de ceux-ci les meilleurs programmes 16.
Or, sur quoi repose cette croyance commune ? Sur l'idée que les valeurs
sont nécessairement subjectives, variables, relevant des passions arbitraires
de chacun. Le grand mot est lâché ! Les valeurs sont individuelles, donc
invérifiables, incommunicables.
Mais rien n'est plus discutable que cette conception atomistique.

Il est possible d'analyser les valeurs , ..


On approuve ici la démonstration d'Ozbekhan 17,

La possibilité de vérifier des affirmations de valeurs individuelles doit


relever du même traitement que la possibilité de vérifier des affirmations
de fait. Ce que j'affirme être a autant de chances d'être en désaccord avec
la réalité objective que ce que j'affirme devoir être. Toute proposition
énoncée souffre exactement du même défaut « dans la mesure où il est
"
question d'identité logique, les déclarations renfermant le verbe " devoir
"
et être " nécessitent une analyse approfondie parce que, pour en déter-
miner la vérité ou la fausseté, nous devons pénétrer et explorer la significa-
"
tion de " doit " et " été â chaque étape du processus de valorisation et
cela en référence constante aux dimensions particulières de la réalité
(paramètres et contexte) dont les déclarations qui les contiennent font
partie » (Ozbekhan, p. 74).
Ces deux éléments présentent donc le même degré de difficulté dans
la vérification et il est faux de les opposer l'un à l'autre.
Or la vérification est possible dans les deux cas. L'expérience n'est pas
incommunicable car, par définition, la vérification est un processus social et
la vérité est un fait social. « Il y a un réseau social qui seul permet la véri-
fication ... il s'ensuit qu'il y a un principe qui assure la cohérence de la
société parce que, en son absence, l'individu serait incapable de distinguer
le vrai du faux. Le principe est la véracité, truthfulness o ls.
On peut encore approuver Ozbekhan qui distingue plusieurs niveaux :
les passions personnelles qui ne peuvent pas elles-mêmes légitimer la valo-
risation ; les valorisations qui sont des déclarations où l'on procède à une
appréciation des normes. Dès lors ce qui légitime les passions personnelles
c'est le processus par lequel est déterminé la norme servant à une valori-
sation' ; ce processus a un caractère social ; d'où un présupposé : les affir-
mations de caractère normatif ont une signification empirique, c'est-à-dire

16. C'estl'opinion, par exemple, d'un de? grands maitres de la science économique
mondiale : a Un économiste, en tant que tel, n'est pas qualifié pour résoudre des questions
préalables relatives à l'opportunité ou l'inopportunité de poursuivre tel ou tel objectif. Celles-
ci ressortissent au domaine de l'éthique et des jugements de valeur ; il appartient à chaque
citoyen de décider lui-même de ces questions et l'expert n'a le droit qu'à un seul vote
comme le premier venu. Tout ce qu'il peut faire c'est de signaler le coût réel impliqué par
telle ou telle décision n ? (Paul A. SAMUELSON, L'économique, tome I, p. 21).
17. Prospective et politique, p. 74.
18. J. BRONOWSKI, Science and human values. ,'.. ,'

' '
· " - 97

7 .' " ,
"
qu'elles peuvent être justifiées par des preuves socialement tenues pour
fondées.
En d'autres termes les valeurs n'ont rien d'individuel, elles sont so-
ciales 19, elles ne relèvent pas du domaine du non décidable puisque leur
valorisation est possible et que leur corrélation avec une société donnée est
mesurable.
Si les valeurs font partie du décidable, si le système est finalisé et fina-
? lisable, il est hors de question d'étudier les décisions autrement que par
référence aux autres décisions, à toute la partie non décisionnelle du
système, à toutes les déterminations possibles.
Du même coup le changement ne peut être que le fruit d'une rupture
globale dans le système général. Rupture qui ne peut se faire qu'au niveau
des valeurs : « Seuls des changements dans la configuration générale des
valeurs peuvent transformer la situation présente Volontarisme qui
crée l'avenir et ne le prédit plus. 'Dans une conception linéaire l'avenir était
causé par le présent. Dans une conception non linéaire l'avenir créé cause
le présent.
' ' ''
L'avenir contraint le présent : la planification 21
Aujourd'hui la planifieation consiste avant tout à élaborer des pro-
grammes séquentiels pour affronter les crises successives. C'est donc une
méthode pour mettre un peu d'ordre dans la complexité présente. Elle
n'est pas encore utilisée pour forger un instrument scientifique qui décide les
fins et dégage les stratégies consécutives.
Instrument fragmentaire, elle est de moins en moins adaptée. Les ins-
titutions changent : ainsi aux Etats-Unis, des armées qui formaient avant-
guerre des institutions distinctes et autonomes à fonctions précises et
différenciées. Aujourd'hui l'armée est devenue le complexe militaro-industriel
qui se transforme même en effort militaire et social (programme d'aide à
l'enseignement, à la pauvreté). Dans ces conditions « les anciennes procé-
dures de planification, qui étaient dépourvues de toute équivoque, donnent
lieu à toutes sortes de programmes indépendants dont le lien avec des fins
' militaires est devenu pour le moins obscur aux yeux des planificateurs de la
vieille école o (Ozbekhan, p. 79).
De même, aux Etats-Unis comme en France, les problèmes de plani-
J fication urbaine, d'aménagement du territoire, etc., mécanisme toujours
répété : tentative de chaque institution d'élargir sa planification aux dimen-
m
sions de l'espace total du système en raison de l'absence d'autres forces
.d'intégration. « Absence destructrice » dit Ozbekhan. On peut en effet cons-
tater que toutes les institutions entrent en concurrence pour combler cette

19. Il est évident que certaines valeurs sont ressenties comme individuelles (je préfère
le bleu au rouge) et d'autres comme sociales (choix globaux et solennels), mais les unes et
les autre; sont vérifiables, communicables selon des processus sociaux.
20. OzBEKHAN, Prospective et politique, p. 89. "
21. On doit cette analyse à OzBEKHAN, ibid., p. 78 et suiv.

98 1
lacune. Chaque institution cherche à développer son hégémonie sectorielle
avec son style propre. De nouvelles institutions coordonnatrices sont donc
nécessaires.
Quels sont les problèmes propres à l'ensemble du système social ?
En voici le tableau présenté par Ozbekhan (p. 81) :
..... ' .
Problèmes critiques continus

1. Pauvreté généralisée au sein de l'abondance. l


'
2. Discrimination entre des minorités. '_ , '
3. Mesure d'aide sociale inadaptée.
4. Soins médicaux insuffisants.. . _
5. Faim et sous-alimentation. "
6. Éducation insuffisante. ' ' _
7. '
Logement insuffisant. ''
8. Transports insuffisants. .
9. Développement urbain incohérent. " .' .
10. Déclin du centre des villes (taudis). ' , ',
Il. Pollution du milieu environnant. ...
'
12. Maîtrise insuffisante de la criminalité. _ .:
13. Insuffisance des moyens de faire appliquer la loi. '
14. Caractère archaïque des mesures correctives.
15. Enlaidissement de la nature. '
16. Insuffisance des possibilités de loisirs. '
17. Discrimination contre les personnages âgées.
18. Gaspillage des ressources naturelles.
19. Absence de maîtrise de la croissance de la population et de son
volume.
20. Répartition déséquilibrée de la population. '
21. Archaïsme du système des échanges mondiaux. <, '
22. Sous-emploi. _
23. Insatisfaction sociale grandissante. -
24. Polarisation de la puissance militaire.
25. Participation insuffisante aux décisions publiques.
26. Compréhension insuffisante des PCC (problèmes critiques continus).
27. Conception inadéquate de l'ordre mondial.
28. Autorité insuffisante des organisations internationales.

Si l'on n'a point cherché à énumérerou à regrouperces problèmesdans un ordre parti-


culier, c'est que leur nature même est exclusivede tout classementlogique.

Leurs caractéristiques communes sont les suivantes : .


- Ces problèmes sont systémiques, c'est-à-dire qu'ils possèdent par
nature les dimensions d'un système.
- Ils représentent des cas pathologiques de la réalité présente lorsque
celle-ci est envisagée comme un système.
- Ils sont à la fois continus et critiques, ce qui signifie qu'aucun d'eux
ne peut être résolu indépendamment du reste de la série.
On peut penser qu'ils correspondent à des problèmes communs à toute
société industrielle et qu'un jour le monde entier devra les affronter.

.. 99
_
Planification technologique intégrée 22
La technologie, outil grâce auquel l'homme a pu domestiquer la nature,
. est devenue en même temps moyen d'accéder à des stades supérieurs d'une
évolution psycho-sociale qui débouche sur la société complexe et intégrée
d'aujourd'hui.
Elle est fondamentalement ambivalente : moyen prédominant d'agir sur
la nature, sur la société et sur l'homme, elle est aussi moyen de construire
un monde artificiel complétant ou remplaçant la nature. Il semble que la
technologie agit autant parce qu'on n'a agi sur elle que par une rétroaction
positive autonome. Elle devient ainsi source d'aliénations diverses.
Un examen attentif du système nature-homme-société-technologie mon-
7 tre qu'il peut être décomposé en six sous-systèmes bi-polaires dont chacun
l'intégration de deux des quatre éléments de base : nature-
.J1I U- représente
technologie, société-technologie, homme-technologie, homme-nature, homme-
nature, homme-société, nature-société. Cette présentation permettra de faire
' les fonctions diverses de la technologie.
apparaître

Le sous-système nature-technologie.
Première fonction : la domestication de la nature pour servir les buts de
'
l'homme. Succès évident.
Deuxième fonction : la stabilisation écologique ou la conservation des
capacités reproductrice de la nature. On ne peut que reconnaître l'échec
actuel de la technologie en ce domaine.
Troisième fonction : utilisation et mise à disposition d'éléments compo-
sés et matériaux naturels. Il est clair qu'ici la reproductibilité naturelle ne
peut suivre le rythme d'utilisation par l'homme.
Quatrième fonction : l'adaptation physique du milieu naturel. Ici, les
possibilités sont grandes : dessalement de l'eau de mer, air conditionné,
systèmes de transport, etc.
Cinquième fonction : la création d'un paysage humanisé. Le caractère
artificiel du paysage urbain-industriel donne naissance à un sentiment
d'aliénation alors que si on observe « les champs et paturages on éprouve
un sentiment unique celui d'être en paix avec la nature, d'avoir façonné
une nature anthropomorphe » 23. Ici la tâche est immense.

Le sous-système société-technologie. C'est ce système qui a le plus


attiré l'attention des gouvernants. Les fonctions ici sont très nombreuses
et se chevauchent. Par exemple, le complexe fonctionnel communication-
transport-urbanisation-automation. Le PPBS-RCB a déjà fait accomplir des
progrès considérables à la planification stratégique par fonction dans le
cadre de ce sous-système.

22. Cette analyse est due à JANTSCH,


Prospective et politique, p. 167 et suiv.
23. JnvxscH, op. cit., p. 173. ...

'
100 ..
Le sous-système homme-technologie. Il est fréquemment négligé ou di-
lué dans d'autres. Si on le pose de façon autonome on peut développer
ce que Jantsch appelle la rétroaction négative de la technologie. Les rela-
tions société-technologie ont abouti à limiter la liberté de l'homme (crois- '
sance de la circulation urbaine - abaissement de la mobilité personnelle) à
envahir sa vie privée (bruits), à détériorer son environnement (pollution, etc.)
On ne sait pas encore quels sont les seuils que l'homme ne peut franchir
mais « la neuro-psychologie semble indiquer que nous approchons de cer-
taines limites absolues ou que nous les avons déjà franchies (Jantsch, p.
174). Des fonctions utiles peuvent donc être ici définies : santé mentale,
santé physique, adaptation au milieu psycho-social, intégrité de la person-
ne, etc. Les trois autres sous-systèmes n'incluent pas la technologie.
Le sous-système nature-homme. Le soubassement biologique de l'hom-
me, sa relation psychologique très importante avec la nature montrent
que « l'accomplissement de i'homme " dépend " de la bonne gestion de
sous-système » et « impose du même coup de sérieuses limites au dévelop-
pement d'un univers artificiel par le pur et simple maniement des techno-
logies » (Jantsch, p. 175). .
' Le sous-système Les aliénations
homme-société. sont ici évidentes et
. dérivent le plus souvent de la technologie. L'éducation est une fonction qui
peut corriger cette évolution.
Le sous-système nature-société. Ici Jantsch songe au défi d'une « aven-
ture enrichissante » qui peut être trouvée dans l'observation de la nature
vierge, une fois que la technologie aura trouvé d'autres possibilités d'utili-
sation de la terre que la production alimentaire. La fonction « paysage
humain » interfère ici.
Ce tableau général fait apparaître que les fonctions réagissent de ma-
nière complexe les unes sur les autres et qu'en outre les six sous-systèmes
bi-polaires réagissent entre eux. « Idéalement la planification intégrée
s'efforcera ici encore de passer à un niveau supérieur d'abstraction et de
maîtriser le jeu réciproque des fonctions » (Jantsch, p. 176). Mais la mé-
thode qui permettrait d'appréhender cette totalité n'existe pas encore.

Les institutions, du linéaire au systémique


C'est en partant du concept de planification « créatrice d'avenirs » et
« anticipation causale » dégagé par Ozbekhan, Stafford Beer, Forrester et
Jantsch qu'on peut comprendre l'utilité d'une conception systémo-institu-
tionnelle.
Ce type de planification présente les caractéristiques suivantes.
Elle est intégrative d'où la nécessité d'institutions capables de se
déployer dans le cadre du système tout entier. Même si le champ du
système varie selon l'objectif et les moyens, la planification intégrative fait
appel à des simulations impliquant de multiples variables.

" ' ' .


' r_ , 101
Elle est prescriptive, d'où la nécessité d'un nouveau type d'autorité.
Une sorte d'autorité philosophique dessinant les buts à long terme, mon-
trant le besoin de s'y plier et la façon de le faire. Comme dit Jantsch :
« Il nous faut des institutions qui examinent et prévoient l'évolution des
valeurs et des institutions, qui créent et renforcent l'adhésion lorsque c'est
nécessaire

Elle est auto-adaptable en raison du degré élevé de flexibilité des plans


t d'où l'existence de cadres institutionnels souples et nouveaux.
En somme les institutions traditionnelles caractérisées par la linéarité ne
correspondent plus aux besoins de la planification systémique.
Jantsch et, de leur côté, Ansoff et Brandenbourg ont montré le passage
(/ des institutions linéaires aux institutions non linéaires, donc intégratives.
Jantsch distingue les institutions instrumentales, pragmatiques et auto-
adaptables 25.

Ansoff et Brandenbourg distinguent les institutions fonctionnelles, divi-


sionnelles, auto-adaptables et innovatrices 26.

Une observation préalable : il est clair que ces distinctions ne repré-


sentent que des vues de l'esprit, des concepts qui encadrent le réel pour
mieux l'attraper. On comprendra en même temps qu'aucune institution
actuelle ne s'identifie exactement avec la trilogie de l'instrumental, du prag-
matique et de l'auto-adaptable. Elles sont toutes à cheval sur deux catégories
au moins. Si l'on prend pour exemple l'université française, on s'aperçoit :
- Que l'université la plus traditionnelle se préoccupe beaucoup d'une
liaison avec l'industrie, déjà avant mai 1968, a fortiori après. C'est le signe
de préoccupattions pragmatiques qui atténuent la tradition sclérosante d'une
université tendanciellement intéressée par elle-même. L'université tradition-
nelle est donc à cheval entre la catégorie instrumentale et la catégorie prag-
matique.
- Que l'université pragmatique délibérément ouverte sur « le réel »,
cherchant systématiquement une liaison avec les milieux professionnels,
formant ses étudiants dans une perspective à la fois interdisciplinaire et
spécialisée, et recrutant préférentiellement ses professeurs dans les milieux
de praticiens, a néanmoins des inquiétudes d'institution auto-adaptable.
Ainsi de l'université de Paris IX, Dauphine. Si 90 % de son effort est orienté
vers le pragmatisme, les préoccupations heuristiques de critique des valeurs
et des fins persistent dans quelques séminaires de toutes tendances discipli-
naires ou politiques. Cela suffit à donner à cette université quelques chances
vers l'auto-adaptabilité !
On peut donc énoncer que l'institution Dauphine est à cheval entre le
pragmatique et l'auto-adaptable. Fluidité donc des institutions.

24. et ' . - "


Prospective politique, p. 456-457.. '
25. Ibid., p. 457. ' ,
26. Ibid., p. 351. ...... ' _ ._

'
102 : . "' . _

:. - :..
En gardant à l'esprit cette fluidité, on peut montrer, à la suite de
Jantsch, le tableau de corrélation entre les deux classifications :
- ..' ". .
Ansoff et Brandenbourg Jantsch

Forme fonctionnelle Institutions instrumentales (axées vers les res-


. , ..._. sources).
Forme divisionnelle . Institutions pragmatiques (axées vers le rende-
'" '
ment, poussant au développement linéaire).
Forme auto-adaptable Types évolués d'institutions pragmatiques (en-
(impliquant l'adapta- globant la gestion de projets).
tion internes à de .. '
nouvelles tâches)
Forme innovatrice , Institutions auto-adaptables (impliquant l'adap-
tation dans leur réaction à l'environnement ;
. '. , axées vers le résultat, apportant de façon sou-
' ' .. l
. " ple des changements non linéaires et les envi-
""" .- "'
sageant dans un contexte de système).

Commentons ce tableau. Pour simplifier les données on adaptera le


vocabulaire de Jantsch.

Les institutions instrumentales


Les institutions instrumentales, à forme fonctionnelle centralisée, sont
axées vers les ressources. Elles sont relatives à des ensembles rigides de res-
sources matérielles et humaines. Ce sont des « instruments semi-mécaniques
qui ne peuvent jouer qu'un air seulement, mais sur plusieurs tons ; il n'y a
point d'objectif bien défini et les variantes stratégiques sont totalement
ignorées. Le ton est fourni essentiellement par la tradition (Jantsch,
p. 438).
La caractéristique essentielle des institutions instrumentales est leur
vocation linéaire : insuffisamment orientées vers la prospective elles ne
cherchent la cohérence qu'à l'égard des données quantitatives. Non adossées
à un futur constructible elles sont d'autant plus influencées par les groupes
de pression.
Comme le montrent Anso$ et Brandenbourg, la souplesse stratégique
aussi, bien que structurelle, est essentiellement médiocre dans ce type
d'institution 27,Les mêmes dirigeants sont responsables des décisions opéra-
tionnelles administratives et stratégiques et, dans le processus, les décisions
opérationnelles tendent à l'emporter sur les deux autres (puisqu'elles occu-
pent un volume important), sont aisées à reconnaître et correspondent à
des besoins immédiats 28. Les activités d'innovation viennent donc en der-
nier lieu. , ..

27. Prospectiveet politique, p. 352. " _


28. ANSOFF, Corporatestrategy,chap. I. ·

, - les
Les institutions instrumentales constituent cependant une forme histori-
quement importante et représentent, pour certaines entreprises insérées dans
des secteurs stratégiquement stables et fabriquant des produits à peu près
similaires, un mode efficace de gestion.
Dans cette catégorie on peut encore ranger les institutions pragmati-
ques un peu plus évoluées qu'Ansoff et Brandenbourg appellent « à forme
adaptable (gestions des projets) » 29.
Dans ce type d'institutions l'adaptation interne à de nouvelles tâches
est facilitée. Les activités de l'entreprise sont réparties en deux groupes : un
groupe de développement, responsable de la planification stratégique et du
développement et de l'entretien des ressources matérielles et humaines de
la firme ; un groupe des projets responsable de la mise en application des
plans stratégiques et chargé d'exploiter les positions qui en découlent quant
aux produits et aux marchés.
La structure est fluide et flexible. Les directeurs de projet sont nommés
à mesure que l'on pénètre sur de nouveaux marchés, et retournent aux
domaines fonctionnels de leur spécialité quand les projets sont terminés.
Les avantages son évidents : souplesse stratégique, structurelle et opéra-
tionnelle. L'organisation est ouverte, open ended, et peut rapidement
changer de forme. Le changement est d'autant mieux accepté que les
cadres supérieurs de gestion et de logistique ne sont pas affectés en per-
manence.
Les limites de ce sous-type d'organisation sont toujours les mêmes :
absence de critique des fins et sectorisation consécutive.
Les exemples d'institutions instrumentales abondent. Notre adminis-
tration et notre université traditionnelle illustrent cette catégorie. Il en est de
même de nombreuses firmes à pyramides hiérarchiques, adaptées au profit
du capitaine d'industrie du siècle précédent qui faisait tout par lui-même.
'" "
Les institutions pragmatiques ' ':."'
Les institutions pragmatiques à forme divisionnelle décentralisées cons-
tituent un effort pour échapper à l'état précédent.
Elles sont liées à des objectifs définis, compatibles avec une vision à moyen
terme. Mais elles ne se préoccupent pas d'expliciter les résultats de leur action
et de désimpliquer leurs objectifs.
Elles constituent donc des aménagements empiriques pour assurer l'effi-
cacité des tâches de planification technique et d'exécution des plans. Par
exemple, « dans le domaine de l'innovation technologique, on crée des
institutions pragmatiques pour mettre au point des technologies spécifiques
prédéterminées en calculant à l'optimum l'acquisition et la combinaison des
ressources. De telles institutions ont remporté des succès spectaculaires à
propos de tâche à caractère interdisciplinaire, en particulier dans les tech-
niques de pointe (Jantsch, p. 459). , .
'
29. Prospectiveet politique,p. 356. . _. ..

104 "
Les institutions pragmatiques ont donc permis la gigantesque accéléra-
tion du changement technologique ; mais, en même temps, on doit leur
imputer la responsabilité des tendances divergentes qu'elles ont déclenchées.
Elles ont en effet « tendance à pousser à fond certaines stratégies en négli-
geant d'autres options envisageables » (Jantsch, p. 460). Ceci s'explique par
leur fonctionnement linéaire au niveau de la planification. Elles constituent
la technocratie ou les techno-structures des grandes sociétés politiques occi-
dentales.
Comme le montrent Ansoff et Brandenbourg, cette forme d'institution
remédie aux insuffisances de la précédente 30. Le principe de base en est le
groupement d'activités par couples de produits et marchés. Chaque couple
de produit-marché est assigné à un directeur qui a l'entière responsabilité des
décisions stratégiques administratives et opérationnelles dans la sphère
importée 31. Dans les entreprises ayant grandi en taille et en complexité, un
tel système permet de préserver une certaine souplesse. En pratique, , cette
plus grande souplesse a été atteinte. Une plus grande efficacité aussi ; puis-
que le champ individuel de responsabilité de chaque directeur est restreint
et qu'ainsi une attention plus grande est donnée aux questions stratégiques.
On peut indiquer, toujours dans le même sens, que la centralisation persis-
tante des moyens de recherche fondamentale entraîne chaque division à
entrer en concurrence avec les autres pour les efforts de recherche.
Mais les institutions pragmatiques n'ont présenté qu'un progrès limité
dans la souplesse stratégique et structurelle. L'absence de discussion sur les
fins globales entraîne la sectorisation des activités et des préoccupations, le
développement de stratégies concurrentielles souvent stériles 32 visant des
buts quantitatifs et non qualitatifs ; elles sont « les premières responsables
de la dégradation du système au sein duquel l'homme doit vivre et en
particulier des systèmes liés formés par la technologie, l'homme, la société
et la nature (Jantsch, p. 460). La plus grande partie des institutions pri-
vées et publiques, aux Etats-Unis, comme en France, est organisée sous
forme d'institutions programmentales. Dans l'enseignement supérieur, les
IUT en sont une manifestation : caractérisés par une vocation évidente à
l'interdisciplinaire, ils cherchent à créer des spécialistes qui répondent aux
besoins de l'industrie privée. Mais ces spécialistes eux-mêmes engendrent
des solutions séquentielles bloquant les systèmes où doivent vivre l'homme
'
et la société.
La linéarité prédomine toujours.
Autre exemple : les institutions de l'administration prospective. Qu'il
s'agisse de la Datar ou de la Direction de la prévision, des Oream (Organi-
sation des études des aires métropolitaines) ou du Commissariat à la conver-

30. P. 353. " '


31. De même pour les entreprises dont les divisions représentent des regroupements
géographiques.
32. Phénomènedécrit dans L'administrationprospective,p. 221-235.
_
' '
105
sion, ces institutions sont à la recherche de solutions prédéfinies et séquen-
tielles, d'objectifs de croissance et non de nouvelles visions de civilisation.
Il est vrai que tout n'est pas parfaitement clair et qu'une partie de leur
activité est tournée vers la prospective, vers la critique des fins globales au
nom desquelles la société se meut et qu'elles sont donc en partie déjà
auto-adaptables. , ,

Les institutions .
auto-adaptables
Les institutions auto-adaptables sont le premier type d'institutions non
linéaires connu et envisageable. Qualifiées par Ansoff et Brandenbourg de
« forme innovatrice » (p. 359), elles impliquent l'adaptation dans leur réac-
tion à l'environnement axé vers le résultat, elles apportent de façon souple
des changements non linéaires et les envisagent dans un contexte de sys-
tème.
Elles permettent de créer des avenirs et savent se situer au niveau des
stratégies et des politiques. Elles incluent des sections organisées sur le mode
pragmatique qui finalement gèrent les projets, mais elles sont dominées par
des cellules auto-adaptables qui examinent tous les objectifs susceptibles de
traductions en stratégies et en tactiques. « C'est uniquement dans un tel
cadre que tout le mécanisme de la planification créatrice d'avenirs peut se
dérouler dans l'interaction entre la planification au niveau de la politique
générale, à celui de stratégie et à celui de la tactique » (Jantsch, p. 462).
La caractéristique essentielle des institutions auto-adaptables est qu'elles
conduisent à une planification et à une action non linéaire. Choisissant parmi
telle ou telle technologie en les confrontant avec le contexte général, elles
chercheront à satisfaire simultanément un certain nombre de critères glo-
baux. Le principe structurel consiste à rassembler les marchés et produits
établis et rentables dans un groupe des activités courantes, current business
group, et de situer tout ce qui concourt à créer de nouveaux marchés et
produits dans un groupe d'innovation. L'introduction de nouveaux produits
ou l'entrée sur de nouveaux marchés sont conçues, programmées et mises en
oeuvre par le groupe d'innovation sur la base d'un projet. « Le groupe de-
meure responsable du projet jusqu'à ce que sa responsabilité d'exploitation
commerciale ait été établie » 33. Cette catégorie des institutions auto-adap-
tables offre de très bons résultats au regard des quatre grands critères de
fonctionnement d'une organisation selon Ansoff : efficience en état stable,
souplesse opérationnelle, stratégique et structurelle.
On attend de ces institutions des méthodes dynamiques et souples per-
mettant de traduire dans toutes les directions les implications des objectifs
et des solutions réalisables et d'« animer », de stimuler la créativité dans la
structure tout entière. « En bref elles satisfont à deux exigences fonda-
mentales. Combiner l'initiative décentralisée et la synthèse centralisée ». Le

"
33. ANSOFF et BRANDENBOURG, p. 361.

' .
106
PPBS a eu ici - quelles qu'en soient les limites - des effets heureux.
Même si au départ certains de ses introducteurs ne souhaitaient pas intro-
duire de dangereuses ou oiseuses critiques des fins, de fil en aiguille et par
la dynamique du système, les praticiens du PPBS se sont posés le problème
des fins. Mais aux Etats-Unis comme en France la situation reste ambiguë.
Si on peut écrire avec Jantsch (p. 463) que le PPBS a conféré un carac-
tère d'institutions auto-adaptables à l'ensemble de l'Etat fédéral, de nom-
breux domaines, comme les affaires étrangères, le commerce, l'agriculture
restent gérés de façon instrumentale. Trait commun avec la France, les
ministères créés récemment comme les Ministères des transports, du loge-
ment et de l'aménagement urbain correspondent davantage à une planifica-
tion intégrative.
En France la situation paraît semblable. L'ambiguïté de l'implantation
de la RCB est pourtant ressentie. Si certaines administrations la considèrent
seulement comme un procédé de calcul économique plus élaboré, d'autres
)P
aperçoivent qu'elle constitue un levain puissant de critique des fins. Ici en-
core les administrations les plus nouvelles (Ministère de l'équipement,
Direction de la prévision ou Datar) comprennent ce souci. Mais elles sont
. immédiatement barrées par les blocages tenant à une politique conservatrice,
à une stratégie concurrentielle inter-administrative ou à la résistance mentale
au changement.
On recoupe ici une observation précédente : la plus grande part de l'admi-
t nistration prospective est à cheval sur la catégorie pragmatique et sur la
catégorie auto-adaptable ; on ne peut même pas écrire en toute infaillibilité
que certaines cellules plus prospectives que d'autres sont exclusivement préoc-
cupées par une vision intégrative et que d'autres le sont par une vision
sectorielle. En réalité, dans le vécu quotidien, il n'y a pas de ligne de partage
des eaux. Chaque structure générale et chaque administration sont partagées
et déchirées entre les deux visions itttégratives et sectorielles 34.
Dans l'enseignement supérieur les orientations pluridisciplinaires pragma-
tiques ont tendance à déboucher parfois sur des structures téléologiques du
type « environnement « urbanisme etc.
Dans l'industrie la situation est différente aux Etats-Unis et en France
(sur ce point voir Jantsch, p. 463).
Aux Etats-Unis, l'industrie connaît un certain degré d'auto-adaptabilité
intra-institutionnelle, c'est-à-dire de cohérence des différents buts, moyens et
structures, et une seule entreprise intrinsèquement considérée. Mais une
conception intégrative exige l'adaptabilité inter-institutionnelle. L'industrie
n'y est pas encore parvenue, mais l'un des changements en cours - souligné
par Forrester 35 - est déjà observable : les objectifs primordiaux de la

34. Et ce, quel que soit le degré de conscience que l'administrateur en a : il suffit par
exemple de procéder à une analyse critique de tel document prospectif de la cellule la plus
spécialisée en planification intégrative. Des préoccupations sectomsantes apparaissent ici et là.
d'une vision en voie '
vertiges scientifique de disparition.
35. Prospective et politique, p. 423-424. _ , ,_

'
.. 107
firme passent de « cette idée déjà bien émoussée, qu'il convient avant tout
d'assurer des dividendes aux actionnaires au concept d'une société dont l'acti-
vité serait principalement consacrée aux intérêts de ses participants. « C'est
un premier élargissement qui pourrait être suivi par un autre : l'ouverture aux
relations inter-institutionnelles intégratives ».
En France c'est à peine si la première étape est envisagée par les esprits :
Ot-un énorme progrès sera réalisé avec l'avènement de l'adaptation intra-
institutionnelle. On est encore loin d'imaginer la naissance de l'adaptation
inter-institutionnelle.
Il faut ajouter, enfin, à cette pyramide, une institution auto-adaptable
par excellence, celle qui accélérera le développement de toutes les autres et
en permettra la compatibilité. L'« institution vigie o de Ozbekhan, appelée
aussi « institut du futur par Helmer. Comme le formule Ozbekhan, la
principale fonction d'une institution vigie sera « de concevoir les futurs pos-
sibles, de créer des standards de comparaison entre ces différents futurs pos-
sibles, de définir les moyens de les atteindre grâce aux ressources physiques
humaines, intellectuelles et politiques que la situation actuelle permet d'éva-
luer Elle devrait déboucher sur des schémas nationaux globaux, voir des
schémas internationaux. Si l'on considère en effet que la surpopulation en
Amérique latine ou en Inde n'est pas un problème latino-américain ou indien
mais bien un problème mondial dont les conséquences se révèlent partout, on
comprend la proposition d'Ozbekhan d'une institution vigie internationale
pour les pays avancés, qui se préoccuperait avant tout de la planification de
problèmes exclusivement solubles dans un cadre mondial, par exemple le
problème alimentaire mondial, la régulation démographique ou la maîtrise de
l'environnement.
Telle est l'extrême pointe du concevable actuellement en matière de
critique institutionnelle de la linéarité : la mondialité des solutions et des
institutions. La plupart des auteurs, préoccupés par le raisonnement intégratif,
ne s'y sont pas trompés. Les institutions sont à ce point différentes que la
plupart des caractéristiques de la gestion et de l'organisation classique ont
disparu.
Forrester a fait dresser le tableau de ces nouvelles caractéristiques orga-
nisationnelles : ainsi de l'élimination du rapport hiérarchique de supérieur à
subordonné, de la naissance de centres de profits décentralisés, de la détermi-
nation objective des rétributions, de la restructuration par l'intermédiaire du
traitement électronique des données, de la latitude d'accès à l'information, de
l'élimination des monopoles internes, de la mobilité de l'individu, de l'ac-
complissement de ses droits par la création d'une constitution au sein de
l'entreprise, de l'enseignement au sein de la firme 37.

36. OzBExHAN, « Concept d'une institutionvigie,, Bulletin Sedeis, octobre 1965, p. 18.
C'est une formule inventéepar Bertrand de Jouvenel.
37. On remarqueraqu'à l'exceptionde la déterminationob;ectivedes rétributionset des
centres de profit décentralisés,toutes les autres caractéristiquescorrespondentà celles qu'on

108 , .
On remarquera cependant que sur un point Forrester reste en arrière ; une
des caractéristiques des nouvelles organisations lui paraît être la séparation
de l'élaboration des politiques et de la prise de décision. « Par politique il
faut entendre ces règles qui orientent les décisions, la politique s'intéresse au
cas général, et définit, tout au moins partiellement, comment il faut prendre
les décisions particulières qui en dépendent Il ajoute : « L'élaboration de
la politique devrait se voir séparée des tâches absorbantes qu'entraîne la
prise de décision au niveau opérationnel : sinon les pressions du court terme
empièteraient sur la dite opération ... 0 39 On est confondu par cette étroi-
tesse de point de vue dans une doctrine aussi avertie ; la même fragmentation
linéaire du politique et de l'administratif réapparaît ici. Séquelle linéaire dans
une conception intégrative 4°. La proposition de Forrester aboutit à séparer
la conception de l'exécution, les tâches de planification des tâches de gestions,
et à faire des premières l'alibi des secondes.
La meilleure réponse est donnée par Jantsch : celui-ci reconnaît bien
que dans un premier stade on assistera à la superposition d'une structure
souple privilégiant l'innovation sur une structure administrative et opération-
nelle plus rigide. Mais il estime que, dans un deuxième stade, il conviendra
d'instaurer une harmonie, voire une identité complète, entre la structure de
planification et la structure opérationnelle 41.
La théorie systémique critique montre ici ses insuffisances, elles appartien-
nent à des niveaux très différents.
On a tenté de les rassembler en les distinguant selon le type de réponse
qui peut leur être donné : les unes trouvent dans l'analyse de système elle-
même des esquisses de solution ; les autres ont visiblement besoin de s'inspirer
de certaines disciplines telles que l'histoire ou la psychanalyse.

Réponses du système à, ses propres insuffisances


Différents arguments viennent s'articuler les uns sur les autres.
Ils peuvent s'énoncer ainsi : comment peut-on discuter objectivement des
valeur d'un système puisque celui qui les discute est nécessairement dans le
système ? D'ailleurs - autre formulation - comment un chercheur installé
par définition dans le sectoriel, avec tous les liens qui le rattachent à un
milieu, pourrait-il intégrer le global ? De façon plus générale le sectoriel et
le global n'appartiennent-ils pas à deux univers différents ? L'un serait l'uni-
vers décisionnel de l'ingénieur pragmatiste, l'autre serait un univers cognitif .
du savant et, éventuellement, du révolutionnaire qui poserait les problèmes .A
globaux en sachant qu'il n'y a de solution réelle que radicale et globale.
a présentéesdans notre théorie générale de l'organe prospectif(L'administrationprospective).
Comment s'en étonner puisque l'administrationprospectiveest justement à cheval entre
les institutionspragmatiqueset les institutions auto-adaptables ?
38. Prospectiveet politique,p. 413.
39. Ibid., p. 415.
40. Sur la séparationdu poliHqueet de l'administratif,voir L'admini.stration prospective,
p. 208.
41. Prospectiveet politique, p. 465. , ,
. _, 109
: t
Lautman ne dit-il pas que la décision est diluée dans la totalité du sys-
tème, qu'elle est rattachée à lui par mille liens et qu'elle n'a ni commencement
ni fin, qu'en conséquence l'approche décisionnelle n'a aucun intérêt ?
Ce premier bloc d'insuffisances trouve ses réponses dans l'univers du
système cognitif 4z. C'est certainement Churchmann et Stafford Beer qui
répondent le mieux à ce problème 43.
Churchmann et Beer montrent que la compréhension d'un système s'amé-
liore lorsqu'on prend conscience de son intégration à un système plus vaste.
Sans doute la solution simultanée de l'ensemble des problèmes sectoriels est-
elle une utopie puisque chacun dépend des autres et qu'on ne voit pas par où
commencer. Mais il est possible de grouper et de hiérarchiser tous les pro-
blèmes autour d'un objectif central susceptible de les transcender. Chaque
objectif sectoriel prend alors son sens par rapport à l'objectif central et
« l'ordre d'attaque des problèmes est déterminé par leur importance relative
pour la réalisation de l'objectif central et par la place de chaque objectif sec-
toral dans la séquence temporelle qui les relie les uns aux autres » (Barel,
p. 91). Barel remarque à juste titre que si dans la pratique ces objectifs tran-
sectoraux sont encore partiels c'est moins par un défaut de l'approche inté-
grative que pour des raisons de pratique sociale : « Aucune autorité sociale
n'a pu, jusqu'à aujourd'hui, prétendre incarner une rationalité collective
véritable, c'est-à-dire capable de dépasser les antagonismes et particularismes
qui traversent nos sociétés » (Barel, p. 91).
Le sectoriel ne s'oppose pas au global ; au contraire ils se nourrissent l'un
de l'autre. L'approche décisionnelle ne s'oppose pas à l'approche cognitive.
Des études empiriques sur des décisions sectorielles nourrissent une théorie
critique de la société, comme une théorie critique de la société nourrit les
recherches sectorielles. Encore faut-il déterminer quelles méthodes concrètes
permettront ce passage et dans quelles disciplines elles tireront leur inspira-
tion. Effort que l'on tentera à la fin de ce chapitre. ',' , . ,
'
........ ...
42. On applique ici la bonne distinction de Barel entre approche décisionnelle et approche
cognitive. Les uns sont des savants généralistes, les autres des praticiens ou théoriciens
sectoriels : si « l'approche systémique correspond à des besoins internes de multiples disci-
plines scientifiques et de la science en général et apparaît comme l'outil de dépassement de
certaines crises de croissance scientifique, « l'analyse systémique qui en découle peut être
dite cognitive dans la mesure où son dynamisme réside dans le besoin de décrire, d'expliquer,
de comprendre, ou de prévoir ... 1) « L'application systémique correspond en second lieu à
des besoins d'applicatipn des sciences et des techniques à la préparation de la décision.
Nous parlerons d'approche systémique décisionnelle * (BAREL, Prospective et analyse de
système, p. 76-77). Nous croyons pouvoir interpréter cette distinction non comme une cou-
pure entre les deux approches mais comme l'énoncé de deux pôles extrêmes. De l'un à
l'autre il y a une sorte de continuité progressive. L'un se sert de l'autre et réciproquement.
Les critères de l'un par rapport à l'autre sont assez imprécis. Il faut parler ici davantage
de différence d'échelle que de différence de nature. Il faut rendre hommage, ici encore, à
Yves Barel d'avoir mis assez d'ordre dans ce désordre pour que le lecteur puisse enfin retrouver
les liens qui existent entre les deux pôles.
43. Stafford BEER, Decision and control. Un très intéressant rapport du groupe de pros-
pective de la santé dirigé par le professeur Emile Lévy et par Jacques Delors va dans ce
même sens. Le rapport montre de façon concrète les avantages et conditions de possibilité
d'une approche systémique intégrative à partir d'un sous-système donné, en l'occurrence
le sous-système de santé.

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1 10 ; . .. '
Autre type de difficultés : une partie de l'analyse de système se caractéri-
serait par un certain optimisme méthodologique et une certaine auto-satis-
faction. Il en serait ainsi des pragmatistes du PPBS. Utilisation de techniques
prétendûment neutres et transposables à tout système. Or, ce qui est vrai
des systèmes mécanistes et physiques n'est pas vrai des systèmes sociaux qui
incluent des systèmes physiques (bâtiments, appareils scientifiques, etc.)
et des systèmes humains, domaine d'élection de l'aléatoire et de l'incertain.
Les schémas qui introduisent de l'extérieur le déterminisme classique sont
impuissants à comprendre le système social. A ce type de difficultés répond
la notion systémique de niveaux qui est au coeur du renouveilement de la
pensée scientifique par l'approche cognitive. Bertalanffy, dans General
system theory, fondation, development, applications, montre que
« l'interaction dynamique dans les systèmes ouverts et les mécanismes de feed-
) back sont deux concepts distincts de modélisation qui ont chacun leur " légalité "
6dans leur domaine propre. Le modèle de système ouvert est fondamentalement
non mécaniste et transcende non seulement la thermodynamique classique, mais
aussi le principe de causalité unilinéaire qui forme la base de la théorie classique
en physique. L'approche cybernétique conserve le modèle mécaniste cartésien de
l'organisme, la causalité unilinéaire et les systèmes clés ; mais elle introduit un
élément nouveau ... en particulier les concepts de la théorie de l'information n
(p. 163).
Or un système humain comprendra plusieurs niveaux : le niveau de certains
actes qui pourront être appréciés linéairement ; les niveaux plus complexes
relevant de la causalité non linéaire.
Aucune approche ne devra donc exclure les autres. Toutes, selon les
"
niveaux, devront être utilisées 44.
Les non-réponses
Mais, à la question du seuil, l'analyse de système ne répond rien ;
en effet un système pour être un système doit être homogène. Pour être
système il doit aussi inclure dans cette homogénéité même des sous-systèmes
différents susceptibles d'échanger des informations entre-eux et avec l'envi-
Mais où est le seuil d'homogénéité du système ? Où est le seuil
.?t
- JL?onnement.
d'hétérogénéité des sous-systèmes ? La seconde question dérive de la pre-
mière : il est fondamental de repérer les paramètres ultra-sensibles et critiques
qui permettront de modifier le système. Mais par quelle technique de repé-
rage ? Quels sont les critères de ces paramètres ?
Enfin l'équifinalité - qui est au coeur de la théorie de la causalité globale
linéaire - permet bien de connaître les buts et le point de départ mais
non
44. On est resté ici délibérémentsommaire : il suffisaitde montrer la voie dans laquelle
on peut s'engager pour parer à ce type de difficulté.Bouldingest beaucoup plus précis :
il distingueneuf niveauxde systèmes,classéspar ordre de complexitédu monderéel (voir sa
participationà l'ouvrage collectif, Sociologyand modern system theoril). On en trouve une
bonne descriptiondans BAREL,op. cit., p. 106, et dans un rapport de RoiG, « Analysede
système en science sociale, perspectivesde développementthéoriquerapport aux journées
d'études sur e L'analyse systémique en science politiquen de l'Associationfrançaise de
science politique, avril 1970.

... ' lit 1


;, , ." ,,
ne détermine en rien les voies qui permettent de parvenir au but. Détermi-
nisme global certes, mais dans ce cadre aucune nouvelle information préala-
ble possible. Comment manipuler pratiquement ce concept d'équifinalité
pour obtenir de nouvelles informations sur les voies suivies du départ jusqu'à
l'arrivée ?
Autant de questions que l'analyse de système, même cognitive, ne peut
éclairer. Surtout, l'approche cognitive, qui peut résoudre bien des questions
« appelées pair l'approche décisionnelle, en pose elle-même une autre.
Comment passer du théorique au pratique ? Le cognitif est intégratif et
répond à la fragmentation du décisionnel. Mais ce cognitif est impuissant à
revenir à la pratique. En remembrant le tissu social dans une synthèse, il a
creusé un fossé profond entre la compréhension des phénomènes et le
moyen d'agir sur eux. Prenons un exemple. L'approche cognitive résoud théo-
riquement la question de l'agrégation des temps différentiels : le caractère
intégratif de cette approche permet d'inclure et d'agréger les temps très
différents des échanges inter-sous-systémiques. L'interconnection des sous-
systèmes à tout moment permet de décoder en un langage unique ces temps
différentiels. Ils n'en restent pas moins différentiels et l'on commettrait une
grave erreur épistémologique et pratique en situant les différentes décisions
au même niveau de développement. Mais on ne voit pas du tout comment
on peut manipuler ces temps différentiels ni quelle est leur articulation
exacte (et dans certains cas ont-ils une articulation ?). Ce difficile passage du
théorique au pratique montre l'impuissance relative - et provisoire -
de l'approche cognitive.
A cette question et à toutes les autres, des modèles de fonctionnement,
tirés des méthodes historiques ou psychanalytiques, vont donner des orien-
tations de réponses. Il est curieux que dans sa tentative d'unification de la
science l'analyse de système n'ait pas à ce jour intégré l'histoire et surtout
la psychanalyse 45. Or les modèles de fonctionnements tirés de ces disciplines,
non seulement vont permettre de répondre à bien des insuffisances aux-
quelles l'analyse de système ne répond pas, mais aussi de jeter une lumière
puissante sur les insuffisances auxquelles elle a répondu de façon encore
vague.
C'est cet effort nouveau que nous allons présenter maintenant.

45. Voir sui ce point les pages importantes où Barel décrit le processus d'unification de
la science et ses difficultés (p. 97 et suiv.). Dans ces tentatives la psychanalyse et l'histoire
ne sont pas spécifiquement citées comme disciplines à intégrer. Curieuse absence, alors que
leur méthodologie correspond si bien - à notre avis, le mieux - à l'étude des systèmes
humains complexes.
, . - ... , ., ,. _. .

'
. PROPOSITIONS POUR UNE METHODOLOGIE NOUVELLE .

Aux difficultés d'une approche systémique, difficultés à la fois théori-


ques et pratiques (difficulté à élaborer des concepts transcendant la linéarité,
difficulté à passer du théorique au pratique), on peut essayer de répondre en
produisant des « modèles ou plus exactement des guides.
En effet, si la cybernétique a servi de science-pilote pour faire compren-
dre que la causalité n'est pas toujours linéaire et simple, et a introduit la
notion de boucle causale (négative ou positive), de système d'interdépen-
'
dance vectorielle et même aléatoire (fondé sur le calcul des probabilités),
. elle n'est pas la seule qui puisse proposer des modèles. Non seulement d'au-
' tres sciences utilisent la notion de système, et élaborent par elles-mêmes
des concepts de causalité complexe (high order) avec des structures d'ordre
élevé, mais encore elles surmontent - partiellement mais efficacement -
'
les difficultés théoriques et pratiques. On s'inspirera, ici, du modèle psycha-
nalytique et du modèle historique. ,

LE MODELE PSYCHANALYTIQUE " ' ...

Il faut tout d'abord démontrer le bien-fondé de l'emprunt à la psycha-


nalyse. Pour que l'analyse de système puisse s'inspirer de la psychanalyse,
encore faut-il que le modèle psychanalytique soit lui-même un système. C'est
cette condition qui permettra de tirer de son fonctionnement quelques réponses
aux obstacles épistémologiques de l'approche systémique.

Le modèle psychanalytique est un système 1


Vérifier cette affirmation revient à retrouver dans le modèle psychana-
lytique tous les éléments qui font un système. La démonstration en est
aisée, mais à notre connaissance n'a jamais été faite 2.

1. La vue systémiqueque nous présentonsici n'a pas la prétention de dire le a vrai».


de la psychanalyse,ne se présente pas commefreudienne,elle montre seulementl'usage que
l'on peut faire de Freud, en un point précis de la démonstration,et qui n'est pas l'usage
que font les politistesquand ils utilisent les conceptspsychanalytiquesa sauvagement u. C'est
pourquoi nous ne citerons ici aucune des grandes analyses contemporainesauxquellesnous
devons notre compréhensionde Freud.
2. ConsidérerFreud comme un systémistepeut sembler sacrilège à nombre de théori-
ciens de la psychanalyse.Deleuze,cependant,ne paraît pas très éloignéde traiter en termes
de systèmece « corps plein sans organes dont il parle dans L'antt-Œd'pe. Corps où total
et partiel s'opposentmoins qu'ils ne s'allient. C'est bien le système,son fonctionnement,le
décodageforcenéauquel se livrent les « sujets» - qu'ils soient classes,sociétés,ou individus
dont il est question ; c'est bien un flux d'énergie engagé dans des « machines(traduire
« sous-systèmes.) qui passe de machine codante à machine décodante,dont il s'efforce de
suivre le cours. Cette vision deleuzienneporte l'analyse au niveau de la sociététout entière,
bien loin d'en faire le domaineréservé des « petits secretsd'une psychanalyseramenéepar
, l'auteur au rang d'un simple code (p. 393), psychanalysequi a maintient la sexualitésous
le joug mortifèredu petit secrett (p. 421). Le système,en effet, est là avant la ciise parti-
culière du sujet, avant la naissance : c'est bien le traitement systémiquedes données freu-
diennes qui lui permet de mettre en place une théorie de flux libidinal affectant l'ensemble
de la société.

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'
Freud systémiste
Pour rendre compte de la totalité psychique d'un sujet, Freud a
construit théoriquement un système. Il intègre en un schéma trois sous-
systèmes : l'inconscient, le préconscient conscient, qu'il nomme soitet le
« instances », soit systèmes et qui ont une certaine autonomie les uns par
rapport aux autres. A chacun sa propre fin, son propre « destin » 3, ses lois
de fonctionnement. Les trois sous-systèmes sont liés entre eux et s'articulent
en vue de la survie du sujet, du psychisme dans son ensemble (voir figure I).
Le système freudien est intégratif dans la mesure où les données -
reçues
- sont transformées et à moment l'instance
inputs intégrées chaque par
- -
qui les reçoit et sortent outputs après un traitement spécifique, soit
d'un sous-système à l'autre, soit du système vers l'extérieur (réalité sociale),
soit ne sortant pas du sous-système inconscient (auquel cas, nous n'en
savons rien).
Le traitement des informations diffère selon qu'on a affaire au système
conscient ou au système inconscient. Dans ce dernier cas l'élaboration des
données porte le nom de primaire, dans le premier cas de secondaire
(conscient). Quand nous avons à parler, à discourir, nous ne pouvons
qu'élaborer secondairement, avec les données spécifiques du travail de la
raison, ce qui a été transmis par le système inconscient. On remarque qu'il
y a, par définition, homogénéité de l'ensemble dans la mesure où chaque
sous-système tend à un équilibre et échange de l'énergie.

FIGURE I

, ___ Système psychique SI


et trois sous-ensembles '

/- ICS (inconscient),

// /Cs PCS (préconscient),


Y CS
2
\\\ CS (conscient).

S2 : environnement : la
si
société, la « réalité
réalité »
' Co société, '
S2 S2 sociale.

L'homogénéité du modèle analytique et les différences inter-sous-systémiques


permettent le fonctionnement.
Le système ineonscient 4 est caractérisé par la possibilité, pour les
éléments du système, de coexister quel que soit leur contenu. Ce qu'on
appelle, dans le discours du conscient contradiction » n'existe pas dans

3. Dans Métapsychelogie Freud intitule un chapitre Pulsions et destins des pulsions n.


4. « L'inconscient ", Métapsychologie, p. 96 et suiv.

114 . ,

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l'inconscient : pas de classification temporelle ; anachronismes et superposi-


tions sont possibles. Freud nomme ce caractère « condensation et l'extrême
. instabilité des éléments, « déplacement Les énergies se déplacent d'élé-
' ments en éléments et font du sous-système inconscient un vaste foyer d'in-
. vestissements qui tend à se décharger dans le sous-système voisin, le pré-
conscient. La finalité propre de l'inconscient est le maintien d'une énergie
constante malgré les déplacements incessants des éléments. Pour cela il se
'
libère ou se décharge à tout moment. Le système préconscient 5 a comme
destin de permettre les décharges de l'inconscient sans qu'il en résulte trop
de dégâts pour le système entier (psychisme de l'individu) ; son « destin
sa finalité est modérateur : « Le rêve est gardien du sommeil ». Dans ce
sens, les lapsus, tout comportement symptômatique, sont les gardiens de
l'équilibre psychique et portent la vie de l'inconscient au niveau du conscient,
non sans déformation toutefois, puisque les déformations sont le travail de
l'inconscient sur les données fournies dès la naissance par l'environnement.
Les données transformées sont celles qu'élabore le moi conscient, celui
.
qui dit je, qui classe, hiérarchise, accepte, nie, récuse, veut, ne veut pas.
On pourrait penser le conscient comme ayant pour finalité la résistance à la
poussée de l'inconscient et l'adaptation de l'énergie interne en vue d'une
vie « sociale (vomir figure II).

" .
, FIGURE II . , J>

'" ' '


charge
input censure output , ..
\ 1 2 ordre et-adaptation '
excitation \ /\
venue de S2 _.
action du sujet ...
sur Je S22
. . '
décharge _

'
Ce schéma est un peu simpliste dans la mesure où les compromis sont
déjà le fait de l'inconscient où les éléments disparates « s'accordent tant
bien que mal, où la censure, instance inconsciente, refoule les éléments per-
turbateurs et les oblige à se déguiser pour qu'ils puissent se « décharger ». Il
est bien évident qu'il faudrait raffiner ce plan sommaire. Cependant il est
suffisant pour montrer ici que les trois sous-systèmes produisent une équifina-
lité, en ceci que chacun des trois sous-systèmes a sa propre finalité différente
de celle des autres 6 ; et pourtant son action aboutit à une supra-finalité du
système global identique pour tous les sous-systèmes.

5. Ibid., la grande opposition est entre conscient et inconscient. Le sous-système pré-


conscient sert à expliquer le passage de l'inconscient au conscient. Il a ses caractéristiques
propres.
6. Equifinalité : " Le but d'une pulsion est toujours la satisfaction ... mais quoique ce
but final reste invariable pour chaque pulsion, diverses voies peuvent mener au même but
final en sorte que différents buts plus proches ou intermédiaires peuvent s'offrir pour une
pulsion ; ces buts se combinencou s'échangent, les uns avec les autresIII, « Pulsions et
destins de pulsionsn, Métapsychologie.

115

, , ,
. .. , .,
La causalité du système analytique n'est pas linéaire. En effet il y a
possibilité de passages multiples des éléments d'un sous-système (jeu de
renvoi entre conscient et inconscient d'un élément censuré) ; possibilité pour
un élément de s'enfouir dans l'inconscient totalement 7 ; possibilité de
passage de l'inconscient à l'extérieur du système sous contrôle du conscient ;
possibilité de passage de l'inconscient au conscient sous déguisements mul-
tiples ; traces laissées dans le discours ou le comportement conscient par
l'inconscient (voir figure II).

Multilinéarité de l'interprétation
Un élément issu de l'inconscient n'est pas la cause, au sens linéaire
classique, d'un symptôme. Le symptôme n'est ni sa manifestation (comme si
l'élément pulsionnel était une substance) ni son effet. Le symptôme est la
pulsion, il y a transport d'un élément dans l'autre ; ce qui change c'est le
décodage.
Mettons que chaque sous-système a son code et que toute information
reçue ne peut l'être que si elle entre dans le jéu du code, c'est-à-dire, d'une
certaine manière, si elle pactise avec le sous-système dans lequel elle appa-
raît. Ainsi au niveau du code » du discours conscient, un lapsus (oubli ou
déguisement d'un mot, association de sons, un mot pour un autre) est,
cependant, pris dans la trame du discours cohérent dont il n'entame pas la '
logique, soit que le sujet se reprenne lui-même, soit que son interlocuteur
décode l'erreur et rectifie. Les traces de l'élément inconscient sont perturba-
trices mais à l'intérieur d'un sous-système bien formé qui en annule l'effet.
Effets de sens qui se produisent à la surface du discours et l'agitent à
peine.
S'il n'en est pas la cause du moins existe-t-il des rapports entre l'élément
du sous-système inconscient et celui, codé autrement, du sous-système
préconscient : or ce nouveau codage implique une transformation telle qu'on
ne peut le reconnaître. Il y a possibilité de :
Condensation de plusieurs éléments condensés ; on peut appeler ce pro-
cessus « causal », une surdétermination.

' ''
., ..
. ,'
'

. inconscient conscient .

7. Le refoulement n'empêche pas le représentant de pulsion de persister dans l'incons-


eient, de continuer à s'organiser, de former des rejetons et d'établir des liaisons n, u Le refou-
lement », lfétnpsychologie, p. 49.
_

116 _ .
r: '"' '

Déplacement dans l'inconscient ,


et d'interférence dans le conscient
"
. à la surface du discours.

inconscient conscient

magma
Déformation par le code, par une .) 8 point
présentation logique et datée d'un
élément de l'inconscient (qui ne
connaît lui, ni logique, ni temps).
inconscient conscient

Oubli et négation qui n'est pas


le phénomène le moins intéressant :
le non-passage, renvoie non pas à
rien mais au refoulement qui est .> conscient
, une instance consciente agissante.
On peut résumer ces possibilités ,
inconscient
dans la figure III.
FIGURE III

Tracé de quelques relations possibles à partir d'un input E

\ - ---.
"
.

La possibilité de codage ou de décodage d'un élément est pratiquement


illimitée, toute opération de subversion pouvant se produire avec une souplesse
infinie.
Cependant les opérations de u codage » ont été analysées. Elles obéissent
à des lois et, de plus, les déplacements d'énergie se font toujours dans une
même visée, répondent à des principes d'économie qui agissent comme autant
de contraintes sur la variété du jeu « causal
Les contraintes donnent au système son homogénéité car les niveaux
différents du psychisme concourent tous à maintenir son équilibre : principe
de plaisir et principe de réalité s'adossent l'un à l'autre. La souplesse des

117
,. '' ''
,i '" ' ' : .. ,

relations n'exclue pas une organisation d'ensemble ni une visée d'ensemble.


Il n'y a plus système psychique quand les niveaux sont détruits et quand,
par exemple, l'inconscient envahit les autres niveaux (entropie des systé-
mistes).
La cohérence de l'ensemble est due à la spécificité des niveaux différen-
tiels, aux lois spécifiques de chacun d'eux ; l'individualité du système tient
à cette sorte d'équilibre qui est atteint, équilibre variable, toujours menacé,
« vivant » des échanges d'énergie interne.
Ce rapide tableau du modèle psychanalytique montre qu'il a toutes
les caractéristiques du système intégratif et ouvert jusqu'à la critique des
fins que peut délibérément construire le conscient pour faire barrage aux
pulsions de l'inconscient. ,
Si le modèle psychanalytique est un système intégratif, il devrait pouvoir
éclairer quelques points et - au moins partiellement - forcer quelques
barrages épistémologiques de l'analyse du système. Mais ce n'est pas le seul
apport de la théorie freudienne : le système de la « topique » que nous ve-
nons d'exposer ne va pas simplement nous servir de schéma théorique pour
le passage du théorique au pratique. Ce n'est pas sur la tautologie « un
système est un système », ni sur le développement fortuit, « voici un exemple
de système parmi d'autres « que nous avons fondé cet exposé. Mais il doit
nous mettre sur la voie de recherches plus intéressantes. Dans la méthode
que nous proposons comme pouvant faciliter les études en matière de
décision, le « système » freudien étayera notre point de vue ; les concepts de
déplacement et de condensation seront utilisés : il n'est pas rare, que, face
au projet initial, la décision finale soit « déviée », latéralisée, que les « actants »
soient déplacés, leurs finalités tronquées ou transformées : pour étudier les
obscurités, pour rendre compte de ce travail interne de la décision en
quelque sorte sur elle-même nous aurons recours au système développé ici
'
(voir p. 313 et suiv.), théorie du surcode).

Les réponses du modèle psychanalytique aux insuffisances


de l'analyse de système
Premier problème : comment supporter la coupure entre l'approche
décisionnelle et l'approche cognitive, c'est-à-dire entre la pratique et la
théorie.
Deuxième problème : comment étudier la finalité ? Cette finalité ne ris-
que-t-elle pas d'être trouvée très subjectivement par l'analyste ?
Le transfert
On va tenter d'éclairer ces problèmes par la description du transfert
psychanalytique qui surmonte la coupure théorie-pratique et qui nous entraî-
nera à dépasser la coupure objectif-subjectif.
« Il faut changer le jeu, et non pas les pièces du jeu » (A. Breton).
La découverte du transfert est capable de changer le « jeu », le rapport

118 . .
,, . ; , ..-,> ' " ..:..,1.' ! ,i. "
.... - / " ..
j

de la théorie à la pratique, et de donner des réponses à la question de la


subjectivité dans le choix des valeurs. Le transfert 8 introduit, dans les rap-
ports analyste-analysé un aspect intégratif qu'il faut prendre en compte. Les
échanges d'informations entre les deux partenaires entraînent, mobilisent des
énergies psychiques non pas seulement chez le patient mais aussi chez le
soignant ; il est faux de penser que l'analyste peut rester impassible, exerçant
sa tâche «cognitive devant un problème. C'est méconnaître la célèbre
attention flottante qui est le précepte de la pratique psychanalytique. Cette
attention associe librement les éléments du psychisme de l'analyste à ceux
qu'évoque devant lui « son » patient. Le clinicien est intégré à l'histoire la
plus intime d'un autre individu. Il occupe une place dans le matériel psycholo-
gique que lui fournit le « malade ». Et à cette mise en place il répond de
manière émotionnelle et intellectuelle. Ainsi la pratique est en continuité 9,
continuité du matériel clinique qui lie entre elles des séances éloignées dans
le temps et l'espace, continuité des échanges qui lient les deux partenaires,
impossibilité de découper rigoureusement la place d'où parlerait, impassible,
« un savoir » en face d'un ignorant et de surcroît malade.
Par le transférentiel, c'est-à-dire, par la manière réciproque de se mettre en
place, le théoricien et son « objet » (le patient) et son autre « objet », la
cure analytique dans son ensemble se transforment pratiquement. Cognitif,
certes, mais clinicien, praticien. Le travail de connaître n'est pas neutre : le
patient jouera le rôle où le psychanalyste l'a fixé, suivra telle ou telle asso-
ciation proposée, pour s'y fixer ro, car ce qui lui manque c'est justement
cela : la parole. D'un point de vue lacanien, dans le sujet « ça parle »,
c'est-à-dire que le sujet ne sait ni qui parle, ni ce que ça dit, il attend que le
soignant verbalise son délire, pour que lui-même puisse l'intégrer corporelle-
ment : il lui « manque le signifiant, il n'en a que les traces, les passages.
Cet aspect intégratif du transfert peut être interprété de différentes ma-
nières. Soit, comme une règle clinique, point de vue du psychanalyste, que
le psychanalyste doit utiliser en conscience, se gardant de répondre avec
trop d'émotion à cette place vide que le patient lui assigne. La « conscience
morale » du psychanalyste, suivant l'usage commun de l'humanisme libéral,
respecte la personne du malade, ne le manipule pas, essaye seulement de
lui rendre la vie supportable en ignorant les « valeurs sociales que le
patient viole pour assurer sa survie (l'hétérosexualité, la monogamie) 11. Soit,
comme une règle politique : psychiatrie ou antipsychiatrie.
8. Définition : le transfert est le processuspar lequel le patient reporte sur l'analyste les
problèmesmajeurs auxquelsil s'est heurté dans ses relations passées avec les personnages
centraux de son existence.
9. « Les interprétations d'un symptôme font du malade un observateur associé, et un
médecin assistant », Erik EMKSON, Ethique et psychanalyse, p. 47.
10. « Le " tu " (relation entre analyste et analysé) c'est un signifiant, une ponctuation,
quelque chose par quoi l'autre est fixé en un point de la signification », séminaire de Lacan
du 27 juin 1956, inédit, cité par M. MaNrroux, Le psychiatre, son fou et la psychanalyse,
p. 194.
11. « Cette tendance relève évidemment de l'éthos de la conception humaniste ... l'identité
professionnelle du psychanalyste est, de par sa tradition, et sa nature, affiliée aux doctrines
de la pensée rationnelle et de la liberté personnelle. Le psychanalyste renforce les méthodes

119
' "
_ ' .

On atteint là un point important, peu souvent mis en lumière. ':

Transfert et politique
Les implications idéologiques des concepts tels que ceux de maladie
mentale, de déviation sociale, de cure psychologique sont autant d'insights du
psychanalyste le plus souvent inconscients. Traiter un malade c'est d'une
çertaine manière affirmer et travailler ces concepts. L'engagement personnel
du thérapeute, sa relation au monde, ses orientations politiques sont à pren-
dre en compte dans l'analyse. Sans cette visée politique, un travail de clini-
cien n'est pas « méthodique ». C'est-à-dire qu'il sert le plus souvent un
« idéal sociale déjà là, sans le remettre en question. Le travail de la cure
consiste à lui faire prendre conscience de « l'ensemble » des valeurs dans
lequel s'intègre son traitement.
En effet, à partir de cette quête, on pourrait s'apercevoir des différents
clivages dus aux valeurs et aux objectifs différents du praticien.
En termes de recherches sur la décision on pourrait les classer suivant
qu'ils ont une approche sectorielle ou systémique, empirique ou intégrative,
d'acceptation d'un donné social ou de critique de la société.
Comment étudier la finalité d'un système ? Cette finalité ne risque-t-elle
pas d'être trouvée très subjectivement par l'analyste ? Problème des valeurs
ou de l'idéologie. Problème inévitable.
Il est bien certain que l'analyse variera suivant le but subjectivement
à la pratique. Cependant la méthode pratique du psychanalyste peat
assigné
' encore ici guider : la finalité d'un système est toujours de survive. Pour cela
il faut et il suffit que les différences de structures internes soient respectées.
Un analyste n'a donc pas à se soucier de la plus ou moins grande adaptabilité
à la réalité sociale du système qu'il analyse ni, non plus, aux conséquences
sur cette réalité des actions de son patient, mais seulement d'aider l'organi-
sation à survivre. Admettons que le choix d'une telle pratique soit indivi-
dualiste et néglige l'environnement. Faut-il donner pour fin au système de
s'adapter à cet environnement du au contraire de le faire sauter ? De toute
manière ce seront là des fins ajoutées car, en aucune façon, l'adaptation ni
la destruction ne seraient possibles à un non-système c'est-à-dire à un fou
ou à un mort.
On voit là se poser le rapport du théoricien et du praticien, le rapport
de l'analyse « décisionnelle à l'analyse a cognitive cher à Barel : la
coupure qu'on déplore entre les deux approches vient ici justement s'intégrer.
Le praticien a à connaître des objectifs sectoriels et à planifier, réduire,
accroître et « soigner » tel secteur de décision en vertu d'un objectif global
qu'il ne remet pas en cause. Ainsi l'analyste peut-il soigner un malade :
l'adapter, le normaliser. Mais, ici, il faudra qu'il prenne en compte ce qu'il

et les armes du libéralisme, qui ont en commun une tendance à surestimer la simple cons-
cience de la réalité et à négliger la nature des mécanismes politiques », E. EancsoN, Etitiqite
et ys?channly.se,p. 225.

120

" ' ' . ' "


,
entend par « anormal », par « adapter ». Or ces deux notions ne sont pas
identiques pour un psychiatre et pour un psychanalyste. Pour un psychiatre,
est anormal le comportement qui ne correspond pas au comportement établi
par la société. Normaliser ce sera niveler et réprimer. La subjectivité de sa
. fin vient troubler l'ordre du système. Approche décisionnelle du
propre
velipsychiatre. Cependant il y a un autre critère, un critère interne d'objectivité
de l'objectif, c'est la survie du système. Pour le psychanalyste « soigner a
pourra être assurer la survie, fin suprême quelle que soit l'inadaptation à la vie
sociale qui en découlerait. ,÷
:.
du psychanalyste .
Approche cognitive '
. Les interventions du psychiatre (enfermer ou couper de la société) sont
' des « valeurs ajoutées » et ne concernent pas la décision cognitive du
'
psychanalyste. Le fait de « décider » à l'avance d'être un psychiatre ou un
psychanalyste contient en soi la direction qui sera donnée à l'étude du sys-
tème psychique.
Il faut bien percevoir ici l'importance de ces développements pour le pro-
blème de la subjectivité des valeurs. Le psychiatre ne discute pas les fins de
la société. Son but est de ramener le malade à l'ordre social. Le psychanalyste ¡
n'est pas forcément révolutionnaire, ne remet pas nécessairement en cause
la société, mais il doute suffisamment des valeurs sociales et de leur bien-
fondé pour ne plus avoir pour but essentiel de ramener le patient à l'ordre
social. Son but est uniquement d'assurer la survie quel qu'en soit le prix. Il
est évident que s'il libère le malade de ses angoisses, le comportement social
de celui-ci sera plus acceptable pour la société. Mais ce n'est pas le but
premier du psychanalyste. Tout se passe comme si le psychanalyste disait :
la pollution, le bruit, les conditions insensées de vie urbaine, les contradic-
tions de valeurs au sein d'une même famille engendrant des drames quoti-
diens, les conditions déshumanisantes de travail ; autant de données dont je
me demande si elles sont tolérables pour l'homme, si ce ne sont pas elles qui
doivent changer plutôt que mon malade 12. En conséquence je vais m'oc-
cuper de la survie du malade et non de sa réinsertion dans la société.
Or, dans le cadre de ce raisonnement, tout psychanalyste peut à peu près
se reconnaître. Quelles que soient les différences d'écoles, les valeurs des
psychanalystes sont à peu près homogènes et peuvent se résumer dans notre
analyse ci-dessus. Dans le cadre de la société psychanalytique, objectivité et
subjectivité se confondent en un seul type de valeurs dont la finalité est
d'assurer la survie du système psychique quel qu'en soit le coût social.
Au contraire le psychiatre qui accepte implicitement le bien-fondé des
règles de la société va introduire sa propre subjectivité : les règles sociales
.. varient suivant les groupes et les préférences - ou références de chacun.

12. Le mouvement actuei de l'antipsychiatrie répond à cette question par une volonté .
de changer la société, alors que le psychanalyste ne va pas jusque-là. _
'
1?
Tel psychiatre sera libéral, tel autre sera marxiste, tel autre sera réaction-
naire. Hétérogénéité et « subjectivité » de la société psychiatrique.
Homogénéité relative et « objectivité » de la société psychanalytique. On
croit ainsi avoir répondu à la question : comment déterminer objectivement
les valeurs qui sont nécessairement subjectives et avoir apporté au moulin
d'Ozbekhan une nouvelle force motrice. -

Deux types de survie


Mais ici une objection : que signifie assurer la survie du système dans
le cadre de la société politique ? On aperçoit bien qu'assurer la survie du
'.
système humain conduit à des valeurs homogènes objectives. On n'aperçoit
nullement que le but d'« assurer la survie du système politique » conduit à
des valeurs homogènes et objectives. Un tel irénisme conduit aussi bien à
assurer la survie d'un système politique « franquiste », « pompidolien » de
front populaire démocratique » ou « communiste ». Hétérogénéité considé-
rable des buts politiques poursuivis sous l'homogénéité apparente et naïve
du but « assurer la survie ».
Cette objection est très importante et le choc intellectuel qu'elle en-
traîne conduit à y parer en proposant une nouvelle classification des
attitudes politiques en s'appuyant sur les catégories de psychiatrie, anti-
psychiatrie et psychanalyse.
Si la psychiatrie réprime pour réinsérer le malade dans l'ordre social 13,
si la psychanalyse ne réprime pas mais entend assurer la survie du malade
sans changer la société, l'antipsychiatrie, elle, a une position différente.
Pour elle, la folie est contre la société une protection valable mais manquée.
La guérison est un processus normal d'échange entre tous, sans aucune
thérapeutique, sans aucune différence entre médecin et malade. La psy-
chanalyse qui pense de même en clientèle privée abdique son point de vue
dès qu'elle entre dans le secteur public puisqu'elle entend guérir la folie
(de prisonniers, de criminels, etc.) D'un côté elle garantit la liberté, de l'au-
tre elle guérit la folie : elle est donc un des garants des structures médico-
institutionnelles actuelles. De là son ambiguïté politique. De là aussi son
caractère intermédiaire entre la psychiatrie et l'antipsychiatrie.
On est ici assez armé pour répondre à l'objection selon laquelle
assurer la survie du système c'est ne pas reconnaître l'hétérogénéité des
différents systèmes politiques. La principale réponse est que si le système

13. Avec ses deux catégoriesde psychiatrieinstitutionnellequi enferme le malade dans


une micro-sociétéet de psychiatriecommunautairequi va à sa recherche avec toute une
brigade de psychiatreset d'assistantessociales. La seconde est préventive et donc moins
libérale que la première qui est répressive.La seconde prévient avant que la folie ne se
déclare ; la seconde attend qu'elle soit déclarée. Intéressantedialectiquedu préventif et du
répressif que connaissentles juristes de droit public ; voir BURDEAU, Liberté.spubliques,ou
COLLrARD, Libertés publiques ou encore ROBERT, Libertés publiqve.s.Les libéraux ont tou-
jours considéréle préventif comme totalitaire. Ainsi des lois préventivessur le droit d'asso-
ciation, de réunion. Sur la distinctionentre psychiatrieinstitutionnelleet psychiatriecommu-
nautaire voir M. MANNONI, op. cit., p. 174-176. La psychiatriecommunautaireest une police
de l'adaptation.

122
. ' /

politique est hétérogène, son hétérogénéité n'est pas composée d'éléments


variables à l'infini. En fait nous croyons pouvoir affirmer qu'il n'existe pas
plus de quatre possibilités. A ces quatres possibilités correspondent quatre
catégories de régimes politiques. Il suffit de savoir à quelle catégorie homo-
gène on se rattache quand on détermine et critique les valeurs. Dans
chaque catégorie la conception des fins sera homogène. Le problème de
l'objectivité, de la subjectivité de ces fins est alors dépassé.
A partir des deux grandes catégories de psychiatrie et de psychanalyse
on peut schématiquement dégager quatre systèmes politiques possibles en
faisant varier deux paramètres : la conception intégrative I (ou son absence),
le volontarisme V (ou son absence).
Et on trouve : le volontarisme non intégratif ; le volontarisme intégratif ;
le non-volontarisme intégratif ; le non-volontarisme non intégratif.
L'intérêt de cette classification est que, ne devant rien aux catégories
juridiques ou économiques, elle fait apparaître une nouvelle réalité et place
côte à côte dans une même catégorie des régimes traditionnellement
séparés par l'analyse.

Une nouvelle réalité politique

a) Le volontarisrne non intégratif ou le système politique psychiatrique.


Au volontarisme non intégratif correspondrait la fonction de psychiatre vo-
. lontaire puisqu'il manipule son patient. Non intégratif puisque dans ce
système les fins ne sont pas critiquées, et que les objectifs sont donc néces-
sairement fragmentés, sectoriels. Le psychiatre, l'homme politique, l'admi-
nistrateur les acceptent telles quelles, quelles que soient ses réserves en son
for intérieur ; il les respecte dans sa pratique sociale. Les fins étant posées,
immuables, le psychiatre tente de ramener à la norme (à ces fins) son
, malade ; l'homme politique ou l'administrateur tentent de réaliser ces
valeurs, d'« insérer » le patient sociétal dans ces fins. C'est l'attitude de la
planification classique non prospective, telle qu'on peut la trouver aujour-
d'hui aux Etats-Unis, dans les pays d'Europe occidentale, en France où,
malgré quelques efforts, le Plan n'est pas encore devenu prospectif. Ce
serait le cas, encore, de la planification en démocratie populaire : les fins
sont autres, elles ne sont pas plus remises en question dans le processus de
décision. Cette catégorie « volontarisme non intégratif » se caractérise par
la prédominance du pragmatisme technologique et tombe sous le coup des
critiques qu'Ozbekhan a assénées à la technologie. Cette catégorie relève
de l'approche décisionnelle. En 1973, le président de la République et le
Premier ministre, quelques ministres, quelques hauts fonctionnaires du
Plan, de la Datar et de la Direction de la prévision, la majeure partie de
l'opposition de gauche, communistes ou non-communistes, autant de repré-
sentants actifs du volontarisme non intégratif. Différents, dans une certaine
mesure, quant aux fins poursuivies ; mais leur attitude est fondamentale-
ment la même pour le problème qui nous préoccupe : ils ne critiquent pas

183

'
<'
ces fins dans le processus de décision. Non critiquées, ces fins s'imposent à
la totalité du personnel politique. Elles sont donc en bonne partie les mêmes
pour tous. Faut-il rappeler, par exemple, que pour les problèmes de la vie
quotidienne des citoyens, de la famille, des loisirs, de la ville, de l'aménage-
ment du territoire, le programme commun de la gauche - quelles que
soient ses innovations par ailleurs - est peu innovateur par rapport aux
pratiques de la majorité gouvernementale ? P
C'est le système dominant, il est en équilibre très instable : il est écar-
telé entre le retour au non-volontarisme non intégratif (empirisme) et le
volontarisme intégratif révolutionnaire. Fonction essentielle de ce système :
assurer la conservation de l'ordre social global à moyen terme.

b) La catégorie du volontarisme intégratif ote système politique anti-


psychiatrique. Le modèle professionnel en sera l'antipsychiatrie.
C'est certainement la catégorie la plus révolutionnaire, la plus dange-
reuse pour les ordres sociaux établis, quels qu'ils soient 14. C'est dans cette
direction que tendent objectivement les idées d'Hassan Ozbekhan, quelles
que soient par ailleurs ses préférences ou tendances personnelles 15. C'est
la tendance qui dépasse dans une synthèse nouvelle l'approche décisionnelle
et l'approche cognitive.
Intégrative, en ce qu'elle inclue toutes les données, à tous les niveaux
tout en critiquant les fins.
Volontariste, en ce qu'au nom de cette analyse elle entend changer
immédiatement l'ordre social. Elle critique l'ordre existant et entend lui
opposer un autre ordre. A cette fin elle manipule consciemment et délibé-
rément les individus et les structures, et pas seulement par le discours,

14. On trouve dans L'anti-?dipe une prise en charge du problème de l'antipsychiatrie


au niveau sociétal. G. Deleuze, tout comme nous, mais plus durement, oppose psychanalyse
à antipsychiatrie : il reproche à la cure psychanalytique son familiarise n, son œdipisation >
forcenée : reporter sur la cellule familiale le malaise du sujet, c'est conforter cette cellule,
lui assignerune fonction,en faire une limite : or il y a des malaisesd'orphelins,des angoisses
sans pères, des jouissances et des libérations qui ne passent pas par la castration de l'œdipe...
Bien que l'entreprise de la psychanalyse paraisse d'autant plus profonde qu'elle est plus
amèrement consciente de son impuissance, son piège se referme en surface, laissant inentamé
ce corps du monde auquel renvoie l'antipsychiatrie. Ici seulement s'entame le changement,
venu de ses confins, de sa marginalité, des déviances qui ne sont plus traitées comme mala-
dies : « Seule peut nous sauver de ces impasses une effective politisation de la psychiatrie.
Et sans doute l'antipsychiatrie est allée très loin dans ce sens avec Laing et Cooper ... mais
ils localisent sur une même ligne aliénation sociale et aliénation mentale et tendent à les
identifier (P. 382). Et plus loin Deleuze dit encore : « Une véritable politiques de la
psychiatrie consisterait : à défaire toutes les re-territorialisations qui transforment la folie
en maladie mentale ; à libérer dans tous les flux le mouvement schizoïde de leur dé-terri-
torialisation. n ... Foucault annonce un âge où la folie disparaîtrait parce que « la limite
extérieure qu'elle désigne serait franchie par d'autres flux échappant de toute part au
contrdle ... (p. 383, c'est nous qui soulignons). Ainsi l'antipsychiatrie - tout près de la
schizo-analyse - s'occupe-t-elle de ces frottements et coupures de flux systémiques et
n'essaye pas de recoder à tout prix.
15. On peut reprocher à Ozbekhan de n'avoir imaginé l'intégratif que sous sa forme
volontariste. Il n'a pas pensé à un non-volontarisme intégratif, catégorie intéressante car elle
met en relief une attitude politique qui prend une importance croissante dans nos sociétés
hautement industrialisées, caractérisées par le grand développement de la couche des
chercheurs, universitaires et intellectuels de toute sorte. La tendance vers l'intégratif y pré-
domine, la récupération sociale par le non-volontarisme la compense.

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124 .
..>.. 1 - ., - ' . ,,1
.. ; =.;
, . ; ...

comme l'approche psychanalytique, mais par tous moyens. La pratique de


cette attitude conduit à une société de non-différenciation.
L'antipsychiatrie refuse de considérer la folie comme une folie. Le
malade n'est plus considéré comme un malade. C'est un autre, comme
chacun. Il n'y a plus de différence entre malade et médecin, entre patient et
porteur d'un savoir (qui réprime comme le psychiatre ou qui enseigne
comme le psychanalyste). Sur le plan politique c'est la concertation à tous
les niveaux et à tous moments sur tous sujets. C'est la fin de la séparation
entre gouvernants et gouvernés. C'est l'anarchie joyeuse. Cette catégorie
correspond historiquement aux révolutions qui débutent. La révolution russe
en 1917, Cuba les premières années, certains moments de la révolution
française, etc.
Les dirigeants du PSU - Michel Rocard par exemple- sont des volon-
taristes intégratifs ; certains jeunes du Parti socialiste, tel Chevènement.
relèvent de cette catégorie ; quelques groupes gaullistes également
L'évolution de ce système le conduit d'ailleurs à se transformer progres-
sivement. Une fois les valeurs nouvelles installées, le volontarisme intégratif
devient un volontarisme non intégratif. C'est le passage de Lénine à Staline.
La fonction essentielle de ce système est d'assurer la cristallisation momen-
tanée de l'innovation et du changement sociétal.

c) Le non-volontarisme intégratif au système politique psychanalyti-


que. C'est le système du psychanalyste, du savant et d'un grand nombre
d'intellectuels, d'universitaires et de chercheurs, d'une grande partie des
électeurs PSU, de certains chefs du PSU, voire de certains membres du
Parti socialiste, d'une grande partie des gauchistes. Attitude commune qui
peut se résumer ainsi : les fins ne sont plus considérées comme immuables
et parfaites. Elles sont sans cesse critiquées et intégrées dans un raisonne-
ment qui inclut toutes les données et tous les niveaux. Conception inté-
grative, mais cette intégration est non volontariste. Il ne s'agit pas de
changer la société par une action politique directe mais par une attitude
discoureuse et cognitive. Le discours comme moyen d'action ; changer les
esprits par de nouvelles analyses. C'est exactement l'attitude du psychana-
lyste qui change son malade par ses énoncés et ses silences qui sont encore
des énoncés. C'est l'attitude des professeurs et des chercheurs qui, avec
une certaine prétention, veulent changer les choses en changeant leurs étu-
diants ou leurs lecteurs. Et ce, grâce à la science. Attitude pour le moins
ambiguë : cette société, qu'on critique, a fait du critique un véritable aris-
tocrate, un mandarin. Convient-il de rappeler toutes les chapelles univer-
sitaires comme les chapelles psychanalytiques, cette véhémence critique à
l'égard de la société globale qui leur est commune, comme leur est commun
ce souci, qui demeure chez les plus révolutionnaires, de préserver l'étroi-
tesse du corps et de la carrière ? Société monstrueuse paraît-il et mère
.
16. Non que tous ces acteurs veuillent délibérémentl'anarchie mais leur choix de volon-
tarisme intégratif doit y conduire objectivement.

125

,
nourricière cependant. Contradiction dont ne sortent pas la plupart des
intellectuels, universitaires, chercheurs, étudiants, psychanalystes. Il faut
d'ailleurs se garder de penser que cette catégorie n'agit pas. Le cognitif agit
à sa façon, secrète ses idées, les diffuse progressivement dans le corps social
et politique. Un exemple parmi d'autres : en 1960, Jean Gottman, éminent
universitaire, frappé par les mégalopolis n américaines écrit de nombreux
livres et réussit au cours de déjeûners mondains d'abord, puis de façon plus
organisée au cours de réunions de spécialistes, à convaincre les grands amé- _
nageurs et planificateurs tels que Paul Delouvrier ou Pierre Massé. Sa
doctrine est une des origines du schéma directeur de la région parisienne.
Un exemple parmi d'autres de l'influence du non-volontarisme intégratif,
système cognitif actif par excellence. Le psychanalyste, qui en est le modèle
professionnel, agit lui aussi comme tous les autres par le discours.
Fonction essentielle de ce système : doute sceptique qui change les
esprits en longue période.
On notera enfin qu'une critique plus radicale opèrera le passage vers
le volontarisme intégratif, c'est de la psychanalyse qu'est issue l'antipsy-
chiatrie.
d) Le non-volontarisme non intégratif ou système politique empirique.
C'est l'empirisme total. C'est le vécu quotidien de la majorité l A la fois on
ne veut pas changer, et la seule appréhension du monde est fragmentaire et
?fl?
pragmatique. « L'électeur apolitique », tous les gestionnaires et quelques
politiques du centre et de droite sont à inclure dans cette catégorie.
Cette catégorie, en période troublée, peut se transformer en volontarisme
de non intégratif : la volonté de changer est donc quelquefois perçue. Mais sa
fonction essentielle est d'assurer l'ordre social à court terme ; police à court
terme fragmentée et quotidienne.
L'intérêt de ces quatre catégories était de mettre en relief des straté-
gies et des attitudes politiques trop souvent négligées ; de permettre des
rapprochements imprévus (communistes, socialistes, Pompidou) d'expliquer
quelques juxtapositions de doctrines incompréhensibles sans cela (juxtapo-
sition au PSU du volontarisme intégratif technocratique d'un Rocard et de
l'anarchisme libertaire de quelques autres : ils font fondamentalement
partie d'un même système volontariste intégratif qui refuse toutes les
différenciations).
On ajoutera que le parallèle entre systèmes psychiatriques, antipsychia-
triques et psychanalytiques a été des plus instructif. Non seulement la con-
tradiction entre le subjectif et l'objectif, le sectoriel et le global, est dépas-
sée dans les systèmes antipsychiatriques et psychanalytiques, mais encore
la contradiction entre approche décisionnelle et l'approche cognitive est
surmontée dans le système antipsychiatrique, système à notre avis purement
provisoire, intermédiaire entre deux systèmes psychiatriques : la création
de nouvelles valeurs ne se fait pas à jet continu. Les valeurs doivent être
d'abord digérées par la société ; et il y a passage inévitable du volontarisme

1J8 .
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intégratif au volontarisme non intégratif. Et retour dans certains cas à


l'empirisme et dans d'autres cas au volontarisme intégratif pour susciter à
, nouveau les nouvelles valeurs.
On précisera enfin que ces systèmes ne s'excluent pas les uns les
autres. Si l'on prend l'exemple des sociétés américaine et française, les quatre
systèmes coexistent, mais cette coexistence n'exclut pas des prédominances.
Dans les deux cas le volontarisme non intégratif domine (Nixon et Pompi-
dou), l'empirisme non-volontariste non intégratif est vécu par la majorité
des citoyens, les tendances dominantes du monde intellectuel sont psychana-
lytiques, c'est-à-dire non-volontaristes mais intégratives ; enfin un courant est
né qui, renouant avec les traditions révolutionnaires, entend changer la
société en critiquant les fins (tous les Marcuse et tous les Foucault).
Chacun de ces sous-systèmes dans une société donnée remplit des fonc-
tions spécifiques.
Alors que le non-volontarisme non intégratif assure la tranquillité de
l'ordre social fragmenté et quotidien, le volontarisme non intégratif assure la
tranquillité de l'ordre social général à moyen terme, tandis que le volonta-
risme intégratif assure la fonction d'innovation et de changement sociétal
et que le non-volontarisme intégratif , caractérisé par la clarté sceptique,
peut faciliter, le cas échéant, le passage du volontarisme non intégratif au
volontarisme intégratif : les aristocrates éclairés du xvW siècle n'ont-ils pas
été le produit et l'agent du changement principal des esprits ?P
Dans la perspective d'une stratégie de changement social on notera la
complicité intime du système psychiatrique et du système empirique d'une
part, et du système antipsychiatrique et psychanalytique d'autre part. Les
premiers sont du côté de l'ordre ; les seconds du côté du mouvement. Mais
on notera aussi que le système psychanalytique est celui de la trahison par
excellence. Complice du système antipsychiatrique, il l'est aussi du système .
psychiatrique dont il tire honneurs, pouvoir et argent. En échange il lui
donne des idées nouvelles qui réparent et régénèrent le vieux système
psychiatrique. Le tableau ci-après résume ces développements.
Ce tableau nous mène à critiquer la définition qu'Easton donne du sys-
tème politique. Dans System analysis of political life (p. 27, 22) il donne
du système politique une définition restrictive qui paraît inacceptable :
« Un système politique peut être défini comme des interactions à travers
lesquelles des valeurs sont autoritairement allouées à une société ». Con-
ception traditionnelle que n'eût pas désavouée Duguit comme tous ceux qui
définissent le pouvoir par la contrainte.
Mais Easton ne se rend pas compte que sa définition est le reflet d'un
'
système politique dans lequel il vit et qui présuppose la contrainte : le
, système politique psychiatrique, volontariste non intégratif, où les valeurs
sont posées comme non discutables. Sa définition conviendrait encore au
système politique empiriste non-volontariste non intégratif puisqu'impli-
citement, dans ce cas, les valeurs sont autoritairement allouées.

127
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Mais sa définition ne couvre pas le système politique psychanalytique


(non volontariste intégratif) et antipsychiatrique (volontariste intégratif) :
' dans ces deux cas les valeurs ne sont pas autoritairement allouées ; elles ne
sont pas plus allouées. Elles sont ou ignorées parce que mises en doute
(système psychanalytique), ou sans cesse critiquées dans l'anarchie (système
antipsychiatrique).
, Impérialisme évident de la définition d'Easton qui entend exporter sa
notion de système politique à tous les systèmes politiques.
Ce « passage est commandé par l'idée que tout est comparable. Idée
. qu'on trouve chez Almond et Powell et qui aboutit aux généralités que l'on
sait.
Peut-être que tout n'est pas comparable ? Peut-être s'agit-il là d'une
illusion d'une hyper-rationalité ? Peut-être faut-il penser en termes de
multi-rationalités spécifiques à leur objet, homogènes dans leur cadre ?
La seule définition commune à tout système politique est bien plus
vague que celle d'Easton : système d'interaction à travers lesquels les
valeurs agissent, de façon prédominante, qu'elles soient implicites (empi-
risme), allouées (psychiatrie), sceptiquement intégrées (psychanalyse), criti-
quées (antipsychiatrie).
On a ici perçu toute l'utilité du modèle psychanalytique. Qu'en est-il de
l'histoire et d'abord est-elle un modèle ?P

L'HISTOIRE COMME MODELE

La - ou les - méthodes historiques sont aussi d'un grand secours. On


ne peut cependant écrire qu'elles constituent aujourd'hui un système. Elles
se définissent actuellement par l'approche globale et pourtant elles décou-
pent des niveaux d'études. L'histoire considère le temps selon un schéma
. complexe, qui n'appartient plus à la chronologie ordinale. Elle n'est plus
« l'histoire o dans son opposition au sociologique ou à l'ethnologique, mais
une discipline multiple qui réunit les données de toute part et ceci au pied
de la lettre : tout énoncé, quel qu'il soit, a sa place dans le récit des
événements.
' '
Continuité, hypothèse ruineuse

Cela peut sembler paradoxal. Cependant qu'entend-on par continuité


historique ? Classiquement une continuité concernant le développement
d'un pays (nation, Etat), continuité d'une « substance » à travers un temps
linéaire. Supposition qui pose d'abord le sujet et, ensuite, explique son
développement ou encore le développement d'une science (histoire des
sciences) selon l'idée directrice qu'il y a un progrès constant, jalonné d'étapes
qui mène du non-savoir à la science.
On sait que, depuis Bachelard, on a renoncé à cet optimisme philoso-
phique pour décrire la science comme rupture plutôt que comme continuité, ,

129

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les moments décisifs étant négation, refus et remise en question de cette


continuité.
.
Que la continuité soit critiquée, voilà qui entraîne une mise en place
d'un autre dispositif, car il s'agit bien toujours pour l'histoire de prendre en
compte tous les événements, sa visée est globale, et c'est en quoi l'hypothèse
d'une continuité la gêne car elle suppose des découpages traditionnels (arbi-
traires) qui supportent cette continuité et qu'elle ne rend pas compte de cette
fragmentation d'une manière démonstrative. Exemple : pourquoi imposer la
limite d'une nation constituée à l'étude historique ? D'où viennent ces
limites, ne sont-elles pas « idéologiques » ? Elles ont l'air, telles que l'histoire
classique les donnait, d'être issues de la nature des choses, évidentes.
La nation était le support de la continuité du temps dans un pays considéré.
En somme c'est sur la continuité du temps, sur sa linéarité irréversible
qu'était fondé le découpage, et cette seule hypothèse donnait à une période
historique son homogénéité, c'est-à-dire la constituait en un ensemble struc-
turé par la temporalité linéaire.
Or, on s'aperçoit, pratiquement, que la structure temporelle n'impose
aucune homogénéité à la période étudiée, qu'elle ne structure rien : qu'un
antécédent A parce qu'il a précédé B, n'en est pas pour cela la cause, et
qu'il n'y a donc aucune raison à les enchaîner suivant le temps puisque cet
enchaînement n'explique rigoureusement rien. La continuité est alors une
hypothèse inutile et coûteuse en ce qu'elle cache sous une apparente péda-
gogie (dates, événements, liste de rois), une véritable carence.
Une temporalité non linéaire : des temps simultanés différentiels
Les événements, même s'ils se produisent chronologiquement suivant
l'antérieur/postérieur, ne font pas tous partie d'un même « temps ». Un
exemple peut être donné par les romans américains d'après-guerre 17 : une
suite de communiqués prélevés 'dans un journal (daté) s'étant produit simulta- .
nément, n'appartient pas aux mêmes « séries temporelles » ; l'histoire tra-
versée de séries discontinues entre elles, qui font qu'un événement d'une
série est réfracté dans une autre série suivant une optique très différente.
Prenons un exemple :
La Tunisie de 1973. Curieux mélange de niveaux historiques. La classe
politique tunisienne vit en pleine Troisième République : rondeur radicale,
très intéressée par la conquête des postes, et esprit de tolérance atténué par
un autoritarisme jacobin. Tout s'arrange ou peut s'arranger si on discute
entre hommes de bonne volonté. Le type de western favori qu'on peut voir
en Tunisie est très différent de celui qu'on peut voir en France. Thème
habituel : un bon noir intelligent dans une ville de province américaine finit
par devenir shérif en s'appuyant sur la masse électorale des pauvres noirs
de la ville. Il finit par imposer progressivement son pouvoir aux blancs.
Parmi les blancs il en existe des mauvais, les extrémistes, et des bons, les
17. J. Dos PAssos,Manhattan transfer. ._...

130 .- . ,,
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libéraux. Le bon noir travaille avec les bons blancs et, ayant assis son pou-
voir, n'en abusera pas parce qu'il est homme de bonne volonté et travaille
'
pour la justice. C'est toute l'image que la République Tunisienne (qui s'in-
carne dans le bon-noir-shérif) veut donner d'elle-même. Ce type de western
montre que le niveau Troisième République s'accompagne d'un niveau luttes
raciales - sous-développement, propre à la deuxième partie du xxe siècle.
Enfin le niveau Cinquième République est visible lui-aussi : pouvoirs prési-
dentiels charismatiques, parti unique (mais qui agit plutôt à la manière d'un
parti dominant style UDR), développement rationnel de la principale indus-
trie du pays, le tourisme, avec tout ce que ce développement implique de
notions d'efficacité, de coûts, de rendements, etc.
En conséquence naissance d'une nouvelle couche d'intellectuels techno-
crates, comme il en existe dans les pays les plus modernes. Mais ce niveau
Cinquième République se combine sans cesse avec les deux autres. Ces
temps différentiels s'agrègent pour former la totalité de l'événement, mais
cette agrégation n'est pas identification, plutôt distension pour former, com-
me l'indique Freud, « un compromis », notion radicale et... tunisienne par
excellence. Ici encore un exemple. Les discours de Bourguiba sont situés
exactement entre les trois temps ou niveaux : il s'adresse au peuple sous-
développé dans un langage qui fait sourire quelques intellectuels tunisiens ;
il s'adresse aux cadres du parti et de l'administration, le ton est alors celui
de l'Histoire ; rappelant ses grands mérites passés, il persuade ce type d'au-
diteurs avec un mélange de chaleur radicale (du type de celle des congrès
radicaux d'avant-guerre) et d'autoritarisme jacobin musclé, encore dans la
grande ligne radicale (un peu Mendès France, grand homme et modèle en
Tunisie). Enfin, le président Bourguiba s'adresse à sa nouvelle couche d'intel-
lectuels technocrates gestionnaires dont le principal représentant est aujour-
d'hui M. Hedi Nouira, Premier ministre. Le ton change encore, le discours
crépite de chiffres, les notions d'efficacité pragmatique et scientifique appa-
raissent. L'ensemble forme un compromis original qui satisfait à ses trois
temporalités. Il ne faut d'ailleurs pas imaginer cette situation comme propre
à la Tunisie. Faut-il rappeler ces discours extravagants du général de Gaulle
dans telle sous-préfecture et dans tel village reculé ? Faut-il ajouter que ce
grand faiseur de discours savait aussi s'adresser à l'opinion publique la plus
éclairée, nationale et internationale, dans les termes les plus subtils ? On
pourrait en dire autant des discours du président Nixon.
En somme un bon discours politique national est un agrégateur de temps
différentiels.
Ces différences de temps, qui coexistent au sein de ce qui arrive, per-
mettent d'envisager des rapports entre événements successifs qui ne sont plus
de l'ordre linéaire simple, A - B, A étant antérieur à B, mais qui peuvent
être A .!::; B. Ou encore A - B qui révèle un total renversement des notions
habituelles. A est antérieur à B mais c'est B qui influence A et non l'in-
verse.

. > 181
,

Ici encore, un exemple emprunté à la Tunisie : tel petit village bien


connu pour son cimetière marin voit s'affronter les hommes installés par le
parti et les traditionalistes incarnés par l'Iman (chef religieux) et sa famille.
L'Iman est le modèle antérieur de la société tunisienne : c'est lui cependant
qui est « produit » par le modèle postérieur, les hommes du parti qui le
réduisent, le limitent et le transforment au moins en la personne de ses
enfants déjà perdus pour la tradition. C'est aussi l'histoire en France et aux
Etats-Unis de cette jeunesse, postérieure par définition à ses parents, qui,
aujourd'hui, a une influence si brutale sur eux qu'elle les transforme en
policiers répressifs ou en « bons parents libéraux » qui, en fait, abdiquent
leurs responsabilités. Dans les deux cas, les parents de quarante ans sont
bloqués dans leur situation par l'impétueuse montée démographique de la
jeunesse.
Comme le dit Guy Beaujouan dans sa contribution à L'histoire et ses
méthodes 18 : « Il ne s'agit plus seulement de savoir si un événement est
antérieur ou postérieur à un autre, il importe au moins autant de préciser
s'il se situe en phase A, sous le signe de l'expansion, ou en phase B sous
celui de la récession. On entend dire par exemple que l'homme a plus de ,
vitalité en phase A et plus d'intelligence en phase B » (p. 53).

Les domaines simultanés d'énoncés .


Ces temps simultanés et différents sont le lieu des instances pratiques ou
théoriques qui se superposent elles-aussi.
Les « milieux » chronologiques, scientifiques, littéraires, industriels, agri-
coles, les « classes » ne feront pas d'un énoncé le même événement. Un
sondage vertical sur les différents énoncés d'une même situation (mais
est-ce la même ?) montre à quel point la continuité est en péril. Mais,
surtout aussi, que les rapports à établir entre événements successifs doivent
soigneusement être situés pour qu'une bonne série puisse être repérée.
Des non-événements
A la difficulté de sérier les temps et les domaines, c'est-à-dire d'établir
des niveaux, vient s'ajouter une autre : l'événement tel qu'il est relaté n'est
plus qu'un parmi d'autres, qui, eux, n'ont pas été relatés. Il est porté par
une série de micro-événements du même ordre qui échappent à la chronique,
en vertu de leur banalité du minuscule effet de « surface » qu'ils produisent,
et qui pourtant, aux yeux d'un historien moderne, sont chargés d'une puis-
sance souterraine, muette, dont l'événement relaté n'est lui que le porte-
parole, le représentant. De ce non-événementiel une histoire totale doit parler.
Or, il se trouve surtout là où il est difficile d'aller le chercher, car la parole
n'y est pas facile, dans tous les domaines qui ne sont érigés en lieu de
culture : les familles, les transports, la campagne, l'usine. C'est en vertu de
cette recherche du non-événementiel que les techniques de reportage
18. a Le temps historique n, L'histoire et ses méthodes, p. 52 et suiv.

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filmé, de collecte des graphitis, d'une production infra-culturelle, se déve-


loppent.
Quelles sont alors les caractéristiques de l'histoire ? « Ensemble mobile
de scansions, décalages et coïncidences » (comme dit Foucault 19) qui pour-
raient servir à une approche systémique. D'abord être un récit total en
racontant « tout » sur un événement y compris les paradigmes, c'est-à-dire
le non-événementiel. Ensuite de prendre au compte dans le discours tous
les énoncés simultanés quel que soit le lieu de leur apparition. Exemple :
l'ouverture d'une ligne de métro fait apparaître :
- Les énoncés existants depuis le niveau département, transport, en-
vironnement, architecture, problème de la finalité des routes, pollution,
problèmes judiriques, industriels, syndicaux, commerciaux, images de la
société.
- Tout ce qui n'est pas énoncé, mais qui est énonçable : geste, compor-
tement, expressions autres que le discours par lesquelles une population vit
ce qui lui est proposé.
- Les images collectives qui s'attachent rapidement à l'événement et
le font accepter. La prise en charge de l'hétérogénéité des énoncés par le
seul récit : la mise en ordre par la parole des données hétérogènes suffit à
faire un système comme le dit Veynes 20.

L'ordre imposé par le discours, sa « contrainte » agit en effet à deux ni-


veaux : celui du découpage des éléments, et sa mise en série de façon à
former un « corpus » ; la présentation de ce corpus : obligation d'en rythmer
le récit en « séquences ». ,
'
Mise en système par le discours : le découpage
La mise en séries : si tout est histoire, si l'histoire doit rendre compte de
la totalité - événements et non-événements - le chercheur hésite, on le
comprend ! Une telle totalité est-elle dicible ? Dans quelle mesure ? Et,
c'est là une inquiétude métaphysique, ce discours peut-il rejoindre la « tota-
lité » ? A cette question l'historien ne peut répondre qu'en se mettant à
« narrer », à faire ce récitatif qui sera pour lui la totalité.
Comment ? c'est ce que nous essaierons d'esquisser. S'il vise la totalité,
il ne répondra plus à la question : qui est le maréchal de Villeroi (favori de
Louis XIV), mais qu'est-ce qu'un favori à la cour, au xviie siècle ? Pour cela il
lui faudra repérer d'autres favoris, ceux de Louis XIII par exemple, et établir
à la fois l'invariant « favori » et les variants possibles.
La série détermine la différence de l'individuel par rapport aux autres
éléments : c'est ainsi que l'on pourrait parler d'un système « favori », dans
lequel le marquis de Villeroi prendrait place, encore faudrait-il en discuter
les conditions. Mais la série suppose elle-même une répétition sur quoi elle se

19. Archéologiedu savoir, p. 250.


20. VEYNE,Commenton écrit l'histoire, p. 26:3. Cet ouvrage ne doit pas faire oublier
Introduction à la philosophie de l'histoire de Raymond ARON.

. , 138
fonde. Car il est de fait que les événements ne sont jamais uniques, ils sont
répétés à l'intérieur de cycles donnés (car l'unique serait l'indescriptible)
mais non d'en tirer des lois (Veyne, p. 209 21)_
Que veut dire « répétition » ? Qu'à une époque donnée les possibilités de
comportement sont limités par les contraintes : il est impossible à un Grec de
penser en termes autres que « barbares » des non-Grecs. La structure du
régime, les lois civiles, l'histoire, le théâtre, les dieux créent une impossibilité
pour une pensée universalisante, c'est un univers de compossibilité, une
« topique ».
Connaître une topique c'est savoir ce qui n'est pas possible pour les gens
d'une certaine époque. C'est connaître et décrire la totalité contrainte et
contraignante d'un siècle, d'une période, d'un peuple, d'un milieu, d'une
classe, etc.
Les séries ne sont possibles que dans les limites de cette topique, car
faire série du capitalisme et de la bourgeoisie en appliquant ces notions à .
l'antiquité et au monde contemporain, c'est déplacer les niveaux, être en
plein malentendu 22. Il ne faut pas confondre mettre en séries et utiliser, pour
couvrir les événements, des concepts vides de sens.
Voici donc la « totalité » de l'historique, et son homogénéité fondée.
Voici ce qu'on attend du discours, et quel est son type de cohérence. Elle
tient au découpage mais, une fois posé, elle s'y tient. Faire le système des
favoris au xvrlIe siècle est possible, à conditions d'énoncer les limites, de
sérier les éléments, et d'utiliser, pour ce faire, toutes les informations possi-
bles. C'est-à-dire de dresser des questionnaires très complets.
Il suffit de reprendre ici ce que nous avons dit de l'événement et du
non-événement, des domaines différents d'apparition des énoncés et des
non-énoncés. Foucault, dans l'Archéologie du savoir et dans Les mots et les
choses, donne des aperçus, indique des voies d'exploration 23.
Etablir un questionnaire de ce type est un travail considérable, mais
c'est aussi aider à la véritable totalisation : l'allongement du questionnaire
c'est l'allongement de la topique, c'est un pas vers la totalité historique.
Transposé en termes de recherche sur la décision, cette condition nécessaire
à la mise en série qu'est une « bonne topique, donc un « bon question-
naire (le plus complet possible) fournit aussi les conditions d'une « bonne »
étude sur la décision. Large topique, questionnaire qui tient compte des
non-énoncés, autrement dit, paradigmatique.
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21. «Cette méthodequi consisteà recueillirpour l'interpréterun fait, le plus grand


nombrepossibled'occurrences de ce fait ... on conclutque pour la périodeétudiéele fait,
la coutume,le mot dont on a recueilliles occurrences branchaitou non sur les normesde
l'époque».
22. « Lesconcoursolympiques n'étaientpas des jeux,les sectesphilosophiquesantiques
n'étaientpas des écoles,le groupetournantdes affranchis n'étaientpas la classebourgeoise
naissante... p. 158.
23. Archéologie
du savoir,p. 171-173,205-206,212-215. ;"'

134 .
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Les séquences du récit


Ainsi se définit le champ du discours, à partir duquel l'histoire sera
racontée. L'organisation de ce champ devra, elle aussi, subir quelques
contraintes, du fait de son élaboration par l'historien : autre compossibilité
qui limite et ordonne subjectivité et objectivité. Pour que l'histoire soit une
histoire, encore faut-il qu'elle soit « lisible », définisse éléments, niveaux,
points de vue, répertorie, classe, systématise - nous dirions même for-
malise - cherche à dégager des structures (variant/invariant).
L'établissement de ces niveaux, le décodage du non-événementiel suit un
, ordre obligé : celui de la clarification progressive. Ecrire l'histoire c'est,
, effectivement, la dégager du vécu, ou, selon le terme de Bachelard, la
'
psychanalyser. Etablir les niveaux de rupture entre les différents plans. Ces
séquences obéissent à une loi de conceptualisation verticale mais aussi à un
axe horizontal, celui de l'enchaînement séquentiel des événements dans le
temps.
Ce n'est pas parce que nous avons critiqué la linéarité causale classique
qui fait porter l'explication sur le temps lui-même, comme recélant dans
l'ordre de l'antérieur/postérieur la cause de toute chose, que nous devons
renoncer à exposer le cheminement des faits, à dégager des temps forts et
des temps faibles, des « focalités » et des temps marginaux.
Si le schéma « naissance, apogée et déclin o est une métaphore trop
biologique, évoquant la nécessité que tout régime, toute nation soient sou-
mis au même destin, et cèdent à un facile anthropomorphisme, il n'en
est pas moins vrai qu'une suite d'événements, prélevés pour l'analyse dans
le tissu historique, présente obligatoirement un commencement et une fin,
serait-ce arbitrairement et pour les besoins de l'analyse.
Il y a loin du premier point de vue (naturiste, naturel) à l'autre (nomi-
naliste) mais la « suite considérée », elle, présente bien un enchaînement
vectorialisé.
Seulement, à « l'épisode » nous n'imposerons pas les notions - qui ne
conceptualisent rien - de naissance, développement et mort ; mais nous
proposerons, selon les cas, des suites de « séquences issus de l'analyse des
« récits ». L'hypothèse de base étant que l'histoire est un récit, il semble
qu'elle doive en passer par les règles du jeu narratif.
' '
Quelles séquences ?
Ici, s'arrêtent les études de méthodologie que nous connaissons. Il ne
semble pas que l'analogie histoire-récit n'engendre davantage que du refus.
Il est vrai qu'il faut d'abord refuser : refus de la continuité chronologi-
que ; refus de la limitation à l'événement déjà codé ; refus d'expliquer,
d'abstraire, de dégager des leçons, de prophétiser et même de prédire.
La seule prédiction autorisée est la rétrodiction, la seule « abstraction
le découpage de la série, le repérage des similitudes, la mise en forme.
Mais, si l'histoire est récit quel est son parcours obligé ?

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Outre les lois de cohérence de la langue dans laquelle le récit est écrit
(lexique, syntaxe), outre l'exigence de lisibilité - exposition des faits, dis-
cussion des arguments, présentation en chapitres, en alinéas - outre
l'exigence de recueillir les énoncés des différents niveaux chacun dans sa
propre langue - par exemple la langue du droit civil, des notaires, des philo- ,
sophes, des théologiens, des physiciens, de l'homme « de la rue », etc. -
outre cela, il y a des critères du genre « récit ». Ils sont dégagés avec une
grande netteté par un formaliste russe comme Propp, par un ethnologue
comme Lévi-Strauss, par l'école structuraliste moderne.
Pas de récit en dehors d'acteurs, d'actions, d'équilibre rompu et retrouvé.
Nombre d'actions possibles limité.
Cet énoncé rapide et général semble pouvoir être utilisé en histoire assez
souvent. Les sous-séquences, imbriquées dans les séquences principales,
n'apportant que des décalages au déroulement du « récit ».
Principalement c'est à la décision que nous tenterons d'appliquer ce
schéma.
Pour cela il faut démontrer : que le récit est un système, qu'il en a toutes
les caractéristiques ; que traiter la décision comme un récit c'est venir à
bout d'un certain nombre de difficultés.

La méthodologie structurale : le récit est un système


Toutes les caractéristiques du système se retrouvent dans le récit,
comme on va le voir. On peut donc appliquer au système décisionnel la
la méthodologie structurale, issue du et appliquée au récit, et c'est tout le
sens des développements qui vont suivre.
Une objection préalable cependant : le récit est bien un système mais
serait un système fermé et non ouvert. Fermé, coupé de son environnement,
donc caractérisé par l'entropie. Mais Lévi-Strauss a déjà répondu que les
récits mythiques sont le fruit d'un jaillissement perpétuel du conteur, et toute
son oeuvre montre qu'à partir d'une matrice une multitude de mythes appa-
raît. Mais cela prouverait-il seulément qu'un mythe renvoie à tous les autres
et que le récit d'un mythe est un système ouvert par rapport à son environne-
ment immédiat qui est le récit de tous les mythes mais non par rapport au
système social tout entier ? Le récit serait-il un faisceau de données qui,
une fois recueillies, sont pour toujours cristallisées même si une matrice
démultiplie à l'infini les cristaux ?
Et le critique rappelle alors que jusqu'à ce jour Lévi-Strauss et ses dis-
ciples ont précisément un certain mal à transposer la méthodologie structu-
rale aux systèmes humains ouverts, aux sociétés politiques d'aujoiird'Iliii.
Mais ce débat est une très mauvaise querelle. Le récit en lui-même est
un système clos. Mais tous les récits mythiques, qui se parlent entre eux,
qui sont reflets en même temps qu'agents transformateurs des rapports so-
ciaux. ne sont pas des systèmes clos. Dans Tliytes tropiques (pour ne pren-
dre qu'un exemple unique parmi tant d'autres dans l'oeuvre de Lévi-Stranss)
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136
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on voit les corrélations constantes entre système mythique et rapports


sociaux. C'est L'anthropologie structurale qui a étudié avec le plus de
rigueur les interconnections mythiques et sociales, car, pour la première fois,
le sous-système mythique est étudié dans sa complexité interne, fondant
ainsi la possibilité de le mettre en relations avec d'autres sous-systèmes.
L'anthropologie structurale constitue donc bien ici une source considérable
d'inspiration : on peut étudier les décisions-récit dans leurs rapports entre
elles et dans leur rapport externe avec leur environnement.
Mais des transpositions sont nécessaires. Il faut littéralement inventer
l'application du structuralisme à la décision. Pourquoi ?
L'objet d'étude de Lévi-Strauss est très différent. Il s'agit de sociétés
« primitives », immobiles ou plus exactement travaillées par des rythmes de
changement extrêmement lents, gouvernées de façon rigide par un système
statique d'autorité parentale.
Nos sociétés de la deuxième moitié du xx" siècle présentent des carac-
téristiques très différentes, systèmes complexes et souples d'autorités multi-
ples, existence d'une contestation des valeurs, rationalités très différentes des
acteurs, formidable accélération du rythme de changement technologique
et culturel.
On peut se demander si la décision n'assure pas aujourd'hui les fonctions
que le mythe assurait dans les sociétés primitives : mais dans cette hypothèse
c'est à d'autres niveaux de relations en raison de la complexité bien plus
grande de nos sociétés industrielles 24.
De là, nos emprunts à la sociologie, à l'histoire, à la psychanalyse et à
l'antipsychiatrie, sources d'inspiration supplémentaires.
Mais la méthode structurale constitue bien l'inspiration fondamentale.
Elle est critique idéologique. Lévi-Strauss, comme tous les grands anthropo-
logues, la pratique naturellement dans l'ensemble de son oeuvre, et explicite-
ment dans La pensée sauvage : le chercheur en anthropologie ne doit pas
plus imposer ses propres schémas culturels aux sociétés qu'il étudie que se
laisser imposer par elles leurs valeurs. Et la méthode de l'anthropologie struc-
turale est la plus décapante dans ce sens, puisqu'elle dégage séparément
systèmes de sens et systèmes de significations, paquets internes de relations
et interprétation.
Dans La pensée sauvage Lévi-Strauss remonte le courant de la sociologie
traditionnelle qui faisait de la pensée sauvage une sous-catégorie et une
étape inférieure de la pensée moderne. La pensée sauvage a, au contraire,
une très grande cohérence interne et un appareil logique très complexe qui
l'apparente beaucoup plus aux découvertes de la logique moderne discon-
tinue, concrète « irrationnelle », que de la pensée linéaire cartésienne dans
laquelle baignaient les sociologues et anthropologues précédents.

24. Sur ce point voir l'introduction générale de ce livre (les fonctions de la décision
comme solution fantasmatique permettant de surmonter deux contraires). .

.
là7

.\" : , ...
Indication précieuse pour la critique idéologique de nos propres sociétés,
critique de rupture, critique discontinue qui seule permet le volontarisme
créatif cher à Ozbekhan. C'est ce type de critique idéologique, qu'on a déjà
amorcé dans le tableau du système politique global (p. 128) et qu'on com-
plètera par une critique de la rationalité et de la liberté, valeurs dominantes
de la décision dans nos sociétés industrielles (voir p. 153 et 263).
, " , L'originalité de notre entreprise consiste à jeter un pont entre la métho-
dologie structurale et la science politique. A saisir ce qui peut être utile dans
cette méthodologie et à y ajouter la critique systémique des fins dans leurs
liaisons avec les objectifs et les programmes d'action. Synthèse difficile mais
' nécessaire.
i 1 La méthode de l'anthropologie structurale : supposons un instant que nous
utilisions l'analyse systémique critique sans nous référer à la méthodologie
structurale. Dans ce cas l'analyse intégrative des fins risque de se perpétuer
p , sans apporter une réponse concrète aux problèmes d'aujourd'hui. Il faut dé-
f*'! couper des secteurs pour nourrir cette analyse. Dialectique du sectoriel et
du global à laquelle on a donné une réponse en s'inspirant des concepts
psychanalytiques.
Or la méthodologie structurale permet de découper ce sectoriel, de
travailler au sein de ce sectoriel. Le modèle psychanalytique a fourni les
concepts et l'orientation générale.Mais il est difficile de tirer du modèle
psychanalytique des techniques concrètes d'utilisation car les domaines ne
:° sont pas les mêmes : le psychanalyste face à son patient n'est pas le cher-
cheur face à la société. Qui oserait se prétendre psychanalyste de la so-
ciété 25 P?
La méthodologie psychanalytique est donc une inspiration constante pour
\ l'étude de nos sociétés complexes, mais la technique structurale est plus
.
directement adaptée au découpage sectoriel dans une perspective intégrative
nouant entre eux les paquets de relations et les liant à leur environnement.
. On peut donc conclure que l'analyse systémique critique et la méthode
structurale sont indispensables l'une à l'autre si l'on veut parvenir à une
véritable approche intégrative nourrie à la fois par la critique des fins et
l'analyse sectorielle.
Comment combiner concrètement ces deux méthodes ? C'est la seule
question aujourd'hui, à laquelle on ne donnera pas de réponse définitive : la
réponse est aux mains des praticiens (praticien chercheur de l'administration
ou praticien chercheur de l'université). Ainsi lorsque les prospectivistes de
la Datar dessinent les horizons de l'an 2000, l'analyse diachronique s'essouffle
parfois : ils « réinjectent » alors une analyse synchronique et immobilisent
/! leurs perspectives à telle date, dans une situation donnée et en essayant
t alors - au sein de l'objet immobilisé - de tirer toutes les conclusions de
,
sens, de relations internes à l'objet. Enrichis par cette analyse ils reprennent
ensuite le fil de leur analyse diachronique. Mais cette pratique n'est pas
25. Marcuse peut-être ? -

138
-, ' -" ' \ -

encore parfaitement formalisée 1 Qu'est-ce qui fait dire que l'analyse


diachronique s'essouffle ? Quel est le seuil d'essoufflement à partir duquel le
recours à la synchronie - au sectoriel - est nécessaire ? Qu'est-ce qui
garantit que l'analyse sectorielle est menée rigoureusement à partir d'infor-
mations probables ? Comment s'articulent les résultats de l'analyse synchro-
nique sur la nouvelle analyse diachronique qui s'ensuit ?
Autant de questions auxquelles les praticiens répondent par des dosages,
des petites touches empiriques et un début de formalisation. Ce sont eux, et
eux seuls, qui, avec le temps, répondront plus rigoureusement à ces ques-
tions. Comme ce sont les chercheurs-praticiens de l'université qui répondront
par corrections successives aux problèmes de la combinaison du sectoriel et
du global, de l'analyse critique et de l'analyse structurale, dans l'élaboration
progressive d'un modèle général.
On s'est contenté pour l'instant de dégager une théorie politique du
surcode (p. 313) qui articule le sectoriel sur le global et qui constitue les
premières bases d'une théorie intégrative et structurale du changement social.
Les préalables étant posés, on peut étudier les grands principes de
l'utilisation de la méthode structurale. Elle tend à étudier le récit comme un
système.
Système clos, sans doute, mais dont l'étude permettra de dégager le
« sens n des structures.
A la rigueur on pourrait dire que le récit est un système puisqu'il s'énon-
ce en une langue, qui est elle-même système. Comme la démonstration en a
été faite par Saussure et est passée dans les « évidences épistémologiques,
il est inutile d'y revenir, d'une part et, d'autre part, s'il fallait suivre cet argu-
ment, tout énoncé serait systémique, ce qui est loin d'être le cas. La
remarque, cependant n'est pas inutile puisqu'elle nous invite à chercher la
systématisation du côté d'une analyse linguistique qui a le mérite de mettre
entre parenthèses la métaphysique, pour s'en tenir au structurel. :

Propp et Lévi-Strauss ...


, . -,.v'
Mais il faut aller plus loin, le récit est un discours, soit, mais d'un certain
genre. Ce sont les caractéristiques que nous devons nous efforcer d'aperce-
voir en tant qu'appartenant à un système. Or ce travail a déjà été fait, en
particulier par W. Propp qui a montré la voie, et par Lévi-Strauss qui a
, donné à son analyse l'ampleur que l'on sait.
Nous travaillerons à la fois sur le récit merveilleux et sur le mythe
d'après ces deux auteurs.
Comment dire qu'un récit est merveilleux ? Comment définir un mythe ?
Questions qui ne peuvent être tranchées que par une méthode intégrative ; en
effet, c'est en dressant un corpus de cent contes populaires, recueillis dans
la masse des contes, qu'on pourra dresser la liste des invariants du conte et
dire alors si tel conte appartient bien au genre. Le récit est merveilleux s'il
entre dans la catégorie définie par les invariants. Telle est la réponse de Propp
'
138
dans sa Morphologie du conte. La méthode de Lévi-Strauss 26 est un peu
différente : le point de départ est un mythe de référence choisi au hasard et
décrit de très près. Ce mythe de référence servira à dégager des thèmes et
à répartir ces thèmes sur des axes, tantôt syntagmatiques - la description
du mythe tel qu'il est raconté - tantôt pragmatiques - les variantes enregis-
trées dans les mythes dont le sujet paraissait parallèle ou ayant quelque
analogie avec le premier mythe.
Non-linéarité
La mise en série des éléments du conte, ou du mythe, est donc requise
pour faire du récit un genre (traduisons un système). Nous sommes familiers
avec cette donnée, elle repose sur la répétitivité des éléments dans le temps,
ou dans la synchronie ; elle permet de discerner les invariants, les déviations.
Quels sont ces invariants ? Ce ne sont pas les personnages, en nombre foi-
sonnant, ni la longueur du récit, ni le nombre d'épisodes, ni les attributs des
personnages mais, en ce qui concerne les contes, c'est, nous dit Propp, les
fonctions : « Par fonction, nous entendons l'action d'un personnage, définie
du point de vue de sa signification dans le déroulement de l'intrigue ».
L'essentiel pour Propp est de ne jamais tenir compte des personnages
exécutants. La fontion sera donc désignée par un substantif exprimant l'ac-
tion (interdiction, interrogation, fuite, etc.) et non l'acteur. On devra définir
également l'action dans la signification que possède une fonction donnée
dans le déroulement de l'intrigue.
Propp aboutit aux premières conclusions suivantes : « 1. Les éléments
constants, permanents, du conte sont les fonctions des personnages quels
que soient ces personnages et quelle que soit la manière dont ces fonctions
sont remplies. Les fonctions sont les parties constitutives du conte. 2. Le
nombre des fonctions que comprend le conte merveilleux est limité » 27.
Nombre limité : 31, mais quelques permutations, associations ou super-
positions sont possibles, voici quelques exemples : Un des membres de la
famille s'éloigne de la maison (définition : éloignement) et le héros se fait
signifier une interdiction (définition : interdiction) jusqu'au « le héros reçoit
une marque » (définition : marque) ou « l'agresseur est vaincu » (définition :
victoire) ou encore « le héros se marie et monte sur le trône (définition :
mariage).
Chacune de ces 31 fonctions recouvre des situations extrêmement diverses
26. Anthropologie structurale, p. 236. Dans un premier temps Lévi-Strauss propose en
un tableau l'étude du mythe de référence. Ce tableau peut se lire horizontalement, syntagma-
tiquement, c'est-à-dire en suivant les lignes du récit ; ou verticalement, paradigmatiquement.
c'est-à-dire en groupant les données qui se ressemblent. Comment Lévi-Strauss construit-il son
tableau ? Il emploie l'image suivante : on manipule le mythe comme n si on nous présentait
une suite de nombres entiers du type 1,2,4,7,8,2,3,4,6,8,1,2,5,7,3,4,5,6,8, en nous assignant
la tâche de regrouper tous les 1, tous les 2.. sous forme de tableau, d'où le tableau suivant :
2 5 7
_ 1 3 4 5 7
' .
14 6
34 7 _
27. PROPP, op. cit., p. 51.

140
'
,
. '
mais la fonction reste toujours la même. Par exemple pour la fonction XVI,
« le héros et son agresseur s'affrontent dans un combat (définition :
combat), il s'agit dans tel récit d'un combat en plein champ, d'une compé-
tition (ruse, piège, etc.) ou d'un combat aux cartes. Un conte présente une
forme particulière : « Ivan le prince monte avec moi sur la balance pour
voir lequel de nous deux est le plus lourd ».
D'autre part Propp précise que des fonctions différentes peuvent être
exécutées de façon absolument identique ; il s'agit, ici, de l'influence de
certaines formes sur d'autres qu'on peut décrire comme l'assimilation des
manières de réaliser les fonctions. Un exemple simple d'assimilation : la
princesse exige parfois la construction d'un palais magnifique que le héros
bâtit aussitôt grâce à l'objet magique. Il s'agit là d'une tâche difficile et de
son exécution. Mais la construction d'un palais peut prendre une autre
signification. Après tous ses exploits le héros construit un palais en un clin
d'œil et on découvre alors qu'il est un prince. Cas particulier de transfigura-
tion et non-exécution d'une tâche difficile.
Assimilitation évidente de deux formes.
Autre phénomène analogue à l'assimilation : la double signification
morphologique de la même fonction. Ainsi le conte « Le canard bleu : :
le prince sort de chez lui et interdit à sa femme de sortir de la maison ;
vient une femme qui convainc l'épouse de sortir du palais. La princesse sort.
La sortie de la princesse revêt alors une double signification morphologique :
conviction par l'agresseur + transgression de l'interdiction. On aperçoit
ainsi que les mêmes formes s'appliquent à des fonctions différentes.
Entre ces fonctions qui se suivent ainsi, limitées par la recension, limitées
encore par un système de r. topique », c'est-à-dire par une « sphère d'ac-
tion » - telle fonction est incompatible avec tel personnage et avec telle autre
fonction, par contre d'autres sont « compossibles » - entre ces fonctions un
échange doit se faire ; l'élément de liaison est l'information. C'est parce qu'un
élément de la fonction I échange avec un autre élément de la même fonction
une information que la fonction II peut advenir. Le traitement de cette
information commande la fonction suivante.

Information codée et décodée

Ici, une remarque importante : loin que la succession dépende unique-


ment d'un enchaînement temporel, linéaire, cet enchaînement est condi-
tionné par un système de différenciation des fonctions, elle-même condition-
_ née par l'information échappée au niveau d'une fonction.
Il y a là un renversement du point de vue linéaire au profit d'un
système, composé de sous-systèmes différents, avec échange réciproque.
Le déroulement des fonctions se fait suivant un ordre quasi immuable,
puisqu'il est commandé par les différences et les échanges, ainsi
« partant d'un méfait ou d'un manque et passant par des fonctions intermédiaires
pour aboutir au mariage ou à d'autres fonctions utilisées comme dénouement. La

141

'

,
. , . < ,,

fonction terminale peut-être la récompense, la prise de l'objet des recherches, ou,


d'une manière générale, la réparation du méfait, le secours et le salut pendant
la poursuite. Nous appellerons ce développement une séquence. Chaque nouveau
méfait ou préjudice chaque nouveau manque donne lieu à une nouvelle récom-
pense 28.

Qu'en est-il alors du « système récit ? P


Il est composé de séquences, elles-mêmes composées de fonctions, le
tout formant la totalité du récit, et le récit étant confronté au corpus en-
tier 29.
Les fonctions sont soumises à deux relations : elles lient les éléments et
sont liées entre elles.
Cette analyse proppienne du récit, même si elle est discutable sur certains
points (31 ou 20 fonctions comme le voudrait Greimas ? Rigidité ou sou-
plesse de la succession des fonctions comme le voudrait Brémond ?), permet
de préciser ce qui suit.

Homogénéité, hétérogénéité, équifinalité


Le récit est un système homogène puisqu'il appartient à un genre par sa
structure : il est composé de séquences en nombre défini qu'il faut isoler
et découper ; au sein des séquences, les fonctions sont liées non linéaire-
ment mais suivant une finalité précise qu'on pourrait réduire ainsi 30 :
'
mouvement 1 : ouvrir la possibilité du processus
sous forme d'événements prévisibles
mouvement 2 : réaliser la possibilité ou bien ne pas la réaliser

mouvement 3 : terminer le processus autre ouverture, etc.

Les deux derniers mouvements montrent l'équifinalité du système.

Rétroaction .

Cette liaison
ne suit pas un déroulement linéaire dans la mesure où les
séquences peuvent être décalées les unes par rapport aux autres, où elles
exercent une rétroaction sur l'événement qui ouvre une séquence.

Le RER , ....

Un exemple nous en serait donné, appliqué à la décision, par le récit de


la décision RER. On renvoit sur tous ces points à la conclusion de cet ouvrage
qui montre les avantages techniques de l'utilisation de la méthode structurale
au moyen de l'exemple du RER.

28. PROPP,op. cit., p. 12.


29. LÉvi-STRAuss,Le cru et le cuit, p. 51. a La distension que subit un mythe dans
ses différentes fonctions faisant partie de la structure du mythe, doit être prise en charge
par l'étude " verticale " (paradigmatique), un mythe ne peut être compris qu'à partir de
l'étude de plusieurs structures feuilletées du mythe. Entrelacement et enchevêtrement des
mythes. Chaque mythe entre en relation avec d'autres, quelque fois de façon simple, le
plus souvent par " paquets " de relations n.
30. Tableau d'après BRÉMOND, Communications, 8, 1966.

142
'' /
. /

On constatera alors que, si le récit est bien systémique, l'approche de


la décision sous l'angle du « narratif » - c'est-à-dire la formation d'un
modèle « récit » de la décision - permettra de lui appliquer les méthodes
d'analyse proppienne et lévi-straussienne, à savoir la constitution en « corps
de décisions qui, analysées, pourraient révéler des invariants - d'où une
typologie - et permettre ainsi d'unir le sectoriel et le global, une décision
s'enlevant sur un fond de décisions générales, mais se distinguant pour son
appartenance à un type qui lui donne son homogénéité.
La superposition des séquences d'une décision-récit, les possibilités de
permuter, d'associer, de superposer les fonctions permettant une étude
paradigmatique et ouvrant le champ au non-événementiel.
La superposition des décisions, « la sphère des décisions permettant de
la voir en perspective, traversée par les finalités des décisions autres, tous
ces points de vue sont accessibles avec la technique inaugurée par Propp.
Il est vrai que la vue critique (finalité du récit lui-même) n'est pas pris en
compte par la structure chez les formalistes de l'école proppienne, mais
chez Lévi-Strauss il y a bien une proposition de finalité pour le mythe 31.
Autrement dit, si le récit structuré nous permet, en utilisant son modèle,
de dégager le sens d'un système de décision, sens défini par Granger 32,
comme interne à un système donné, la critique des fins pourrait permettre
de développer la signification, c'est-à-dire son ancrage dans le monde qui
l'environne.
Ces développements ont prouvé que le récit pouvait être analysé comme
un système. Il en possède toutes les caractéristiques : homogénéité du
système et hétérogénéité des sous-systèmes, transformations des inputs et
outputs par tout un réseau d'informations codées et décodées, différencia-
tion entre les niveaux, et équifinalité, rétroaction, non-linéarité caractéristique
qui commande toutes les autres.
Mais c'est un système clos, entropique : il faudra donc, à chaque moment
de l'analyse, le combiner avec une analyse systémique critique. C'est en
suivant cette optique que nous utiliserons encore un linguiste, Pike, comme
« technicien o d'une approche sectorielle du global.
'
Méthode concrète d'analyse : Pike

La méthodologie analytique et structurale qu'on a dégagée résoud théori-


quement et pratiquement les problèmes issus des vieilles coupures subjectif-
objectif, sectoriel-global voire théorique-pratique. L'histoire, pour sa part, a
précisé les techniques d'agrégation des temps différentiels, les notions de mise
en série et de questionnaire. C'est dans une perspective plus pragmatique
qu'on se situe ici.

31. Voir LÉVI-STRAUSS, L'hommc mi, p. 615 et « The future of kinship studies n,
Proceedingof the Royal AnthropologicalInstitute, Londres, 1965, p. 1466.
32. GRA1<GER,Essai d'une philosophiedu style. ,

143

' '
/ . ,; ' .
Que faire pour être tout à fait sûr de ne rien manquer, de ne rien oublier
dans ce questionnaire ?
On propose de transposer une technique due à Kenneth L. Pike dans son
Language in relation to a uni f iedtheory ofthe structure ofhunwn behavior.
Dans cet ouvrage il applique des catégories linguistiques au comportement
humain. ,
Si la décision est un récit et donc un discours, pourquoi ne pas transposer
sur les comportements humains les découpages structuraux de la linguistique ?
L'analogie entre les unités de langage et les unités sociales le permet et même
y incite le chercheur. Pourquoi ne pas considérer la société (aussi vague soit
la notion) comme un contexte (même confusion et vague de la notion) dont
chaque groupe serait un élément.
Un élément linguistique n'est pas isolable et juxtaposable, mais partie
d'un tout à la manière d'un élément d'une structure, il prend son sens
dans l'ensemble des éléments et dans les sous-ensembles dont le montage
en treillis forme la totalité.
Défini par ses relations, l'élément social peut-être assimilé au mot, cette
unité du langage si difficile à cerner. Il entre dans une proposition, lié aux
autres unités à l'intérieur de cette proposition par une syntaxe .Il est aussi
lié à l'ensemble des propositions formant le contexte par une sémantique.
Sans doute il est trop ambitieux de vouloir faire une grammaire de la
société. Mais est-il impossible de tenter un transport de modèle des unités
verbales sur les groupes sociaux ? Un découpage pertinent (puisqu'il l'est
déjà pour la linguistique) et une méthode se trouvent ainsi proposés : cadre
d'une étude théorique intéressante.
Justification de ce transport ? En voici quelques-unes données par
Kenneth L. Pike au dernier chapitre de son ouvrage déjà cité : ...
la société, comme la langue, est un tout ;
on peut l'observer à l'échelle individuelle ; chacun des individus la
reflète dans son ensemble ;
chaque société est discernable et indépendante d'une autre société
(principe de la synchronie et de la discrétion) ;
elle a une structure relativement stable ; le changement est peu percep-
tible à l'échelle d'une génération ;
elle se distingue dans le temps et l'espace suivant des groupes, sous-
groupes. _.

a) Les modes. Un groupe social peut être étudié de trois points de vue :
du point de vue de sa propre cohérence, de sa propre définition préalable,
feature mode ; du point de vue de son actualité physique - comment il se
présente matériellement, précisément dans le cas étudié - manifestation
mode ; enfin du point de vue de la distribution de ses éléments entre eux et
de l'inclusion du groupe considéré dans la classe à laquelle il appartient,
distribution mode.
''
144
'
,'

Ainsi une telle totalité préalable et découpée pour l'analyse peut être vue
suivant sa distinction caractéristique (dénotation), sa présence réelle (syn-
tagme) et sa classe logique (paradigme).
Appliqué à la société dans son ensemble, ou à un groupe social; ce
schéma est encore trop vague, il ne fournit qu'un plan d'exposé ; mais
appliqué à ce que Pike va appeler une « conduite » il permet de passer à des
'
analyses assez complètes.

b) Les conduites. Une conduite, ou behaviorem, est une unité définie par
et dans un contexte, par contraste avec d'autres comportements, elle est
limitée dans l'espace et le temps, a ses particularités internes - règle de
cohésion - ses foyers (son noyau conceptuel), sa règle de distribution
interne (les rôles sont distribués hiérarchiquement) ; vue de l'extérieur elle
, est intriquée dans un réseau d'autres behaviorems.
Des exemples ? Un service à l'église anglicane, une partie de foot-
ball ou d'échec ou de tennis, un petit déjeuner (breakfast), une décision
administrative, un cours magistral, un séminaire, un discours électoral, un
voyage en commun...
Point commun : toutes ces activités ont un noyau central et des activités
marginales, elles sont faites par un certain nombre de participants. Elles
combinent entre elles des traits verbaux et non verbaux. Elles sont assez
longues pour être intéressantes, assez courtes pour être analysées (discré-
tion et isolement). Enfin elles sont repérables.

c) Analyse du behaviorem. La méthode préconisée est classique : ap-


proche phénoménologique du vécu , un brouillard qui peu à peu se décante ;
l'ensemble est perçu comme un tout et ses parties constitutives ne sont pas
distinctes si elles sont essentielles, si elles sont marginales, seule l'analyse
du behaviorem peut le préciser.
Sous l'angle de la caractérisation d'un behaviorem, c'est-à-dire au point
de vue du feature mode, les éléments du behaviorewn sont distincts des
éléments du behaviorem voisin : exemple, le service anglican senior s'op-
pose par des traits distincts internes du service junior, comme les phéno-
mènes s'opposent par leur traits (b/v).
En effet l'absence d'un phonème dans un mot signifie la présence de
son opposé ; le mot prenant du sens à partir de cette opposition. Dans le
behaviorem, service senior, les chants, les sermons, le rythme et la fré- .
quence de ces deux éléments sont nettement différents de ceux du service
junior : c'est par là que le sens (ici le a but cherché ») est différent.
Or cette approche du behaviorem est peut-être à combiner aux deux
autres approches : celles de la distribution et de la manifestation. Ainsi un
même data serait appréhendable de trois manières ce qui laisserait à penser
que le behaviorem serait tri-structuré. Ce schéma rend compte de cette tri-
structuration :

145

10
Manifestation

Feature
Distribution Data

Ce schéma est important pour Pike puisqu'il structure lui-même toute sa


recherche, mais aussi pour nous : il permet de penser que si les trois appro-
ches ont été effectuées, il ne reste plus grand chose à appréhender du
behaciorem ; autrement dit il a été perçu dans son ensemble ; cette méthode
permet de contrôler effectivement l'ensemble. Même si plusieurs recher-
ches conduites de cette manière se recoupent, ou plutôt puisque ces recher-
ches se recoupent, un grand degré de précision peut-être apporté.
a) Feature mode : traits caractéristiques. Les éléments verbaux à
repérer pour le breakfast sont, par exemple, les termes céréales ; thé ; en
retard pour l'école ; passez-moi le sucre, etc. et les éléments non verbaux,
mettre le couvert, griller et beurrer les toasts, sonner la cloche du breakfast,
etc. Ouverture et fermeture du behnviorerrt : cloche du déjeuner, puis
départ pour les activités de la journée. Ces invariants sont soumis à quelques
nuances : départs plus ou moins précipités, écourtés en semaine, traînant le
samedi, etc.
Question : quel est le foyer (élément essentiel du déjeuner) ?Quand
commence-t-il vraiment ? Question des unités du behaviorem. Est-ce que
préparer le déjeuner appartient au behaviorem, déjeuner ?Est-ce que desser-
vir et laver la vaisselle lui appartiennent ?
b) Manifestation mode : traits physiques. Tonalité, voix, attitudes réelles
de ce behaviorern, particulier. Dans quelles mesures les variations d'attitude
sont-elles « libres », dans quelles mesures sont-elles réglées P ?
c) Distribution mode. La classe des lireakfeats par rapport à ce qu'elle
contient ; par exemple, le bénédicité, le jus de fruit, la cérémonie du toasting,
sont-ils spécifiques du breakfast ? Ils appartiennent à d'autres classes aussi.
La classe des breakfasts par rapport aux moment répertoriés de la
journée. La classe des breakfasts par rapport à une inclusion dans les
contraintes, et opérant elle-même une contrainte par rapport à ses éléments
constitutifs.
Question : limite des aires culturelles (le breakfast ne prend son sens
qu'inclu dans une aire culturelle donnée, anglo-saxonne) 33.

33. Ainsi l'étude du trait distinctif pourrait être assimilée à l'étude du morphème ou
monème (appelé par Pike emic motif : le motif caractérisant de manière interne l'unité d'acti-
vité). L'étude du trait physique assimilé au phonème : comment s'articulent ces traits
caractéristiques, cette étude serait celle, pour Pike, de l'actème. Enfin la sémantique : en
effet la hiérarchisation des classes entre elles fait jouer des catégories de sens ; l'unité d'action
ayant sens grâce à son inclusion dans un système de sens, ce que Pike appelle d'une manière
compliquée ; emic-motif-slot-class-correlative.

146
Chaque approche peut, elle-même, être vue par les deux autres ap-
proches. Chaque unité : l'emic motif, l'actème, le motif emic-slot.class,
peut donner lieu à une recherche du point de vue des deux autres modes.
Par exemple : le emic motif, distingué par une approche F (feature mode)
peut être envisagé par une approche M et une approche D. Le fait de
manger un bol de céréale est un emic nwtif distingué par le mode F, dans
le behaviorem breakfast. Il peut donner lieu à une recherche M : comment
se mange ce bol de céréales dans tel breakfast, accompagné de quelles
paroles, de quelle sorte de céréales, avec, sans sucre, avec, sans crème, etc. ?
Puis donner lieu à une approche D : où se passe cet emic motif ? Au com-
mencement, à la fin ? Lois de distribution de cet emic motif par rapport
à tous les breakfasts sur telle surface de l'aire culturelle (voir schéma ci-
après).

behaviorem
DD F, M
où behaviorem
{fi
distinguent des unités -------
e
ou sémantème ..
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meNfnste..çrOn::

Cette manière de multiplier les approches et les points de vue permet


de ne rien oublier, ceci au point de vue de la méthode.
- Maintenant quels sont les problèmes sur lesquels il semble que Pike ait
vu juste et qu'il serait intéressant d'approfondir ?
- Le problème des frontières entre les behaviorems. Où commence
et où finit une action ? Où en est le foyer ? Que faut-il prendre en considé-
ration pour définir ces frontières ? Les acteurs, les spectateurs, l'observateur
étranger ?
- Le problème des invariants et des nuances. Faut-il se fier à la statis-
tique pour déterminer lequel est invariant, lequel est dérivé dans des traits
voisins ? A la chronologie ? A l'opinion ??/

147
- Enfin le problème, encore plus important, de la distributivité en ce
qu'il entraîne à notre avis les deux autres. ,
En résumé, le découpage des unités de conduite à l'aide de catégories
linguistiques nous paraît aussi bien coller avec le genre de problèmes
que l'on rencontre dans l'analyse des actions quotidiennes. S'appliquent-
elles pour autant à ces actions que l'on dit décisives ?

Pike et la décision : le « décisionem »


Notons les points de rencontre, les problèmes et les divergences. Si
l'unité de base du comportement est appelé behaviorem, nous proposons
d'appeler l'unité de base de décision « décisionem ». Un «décisioncm » est un
ensemble d'activités verbales et non verbales, assez long et complexe pour
être analysé au sein de la réalités sociale, assez court et assez réglé pour être
décrit. Il est en somme limité arbitrairement dans l'espace et dans le temps
et il a ses particularités internes. Autant de traits communs au behaviorew
et au « décisionem », qui légitiment la transposition de la technique de
Pike à la décision. Une différence cependant entre décision et comporte-
ment : le comportement ne se détache pas du vécu quotidien, le behaviorem
est l'unité de base de ce vécu. Au contraire, la décision est une critique
plus ou moins scientifique du vécu, une distance par rapport à lui. Le
breakfast est un behaviorem ; ma décision de le prendre en compagnie ou
tout seul, à telle heure ou à telle autre, dans telle ou telle condition, est un
« décisionem », Cette différence est importante dans la mesure où la déci-
sion critique, sinon toujours les buts et fins dernières, du moins les objectifs.
Ce que ne fait pas le behaviorem qui a tout, au contraire, de la routine
répétitive, vécue, non scientifique.
Cette différence n'entraîne cependant pas une coupure de nature : la
décision est une sous-catégorie qui relève de la catégorie générale du com-
portement humain. Elle peut donc relever de la même technique que lui.
Le « décisionem relève d'abord de l'approche du rature mode
(première approche). Il faut donner les trois caractéristiques (mêmes pro-
visoirement esquissées) d'un type de décision, avant d'engager la recherche,
et pour éclairer les premières démarches étonnantes. Par exemple, la décision
RER, est une décision de transport qui, par définition, doit intéresser tous ,
les organes publics ou privés qui, dans la région parisienne, s'intéressent
au transport (liste assez longue qui va de la RATP et la SNCF jusqu'au
ministre des Finances en passant par le ministre des Transports et les
conseils municipaux, ou généraux susceptibles d'exercer des pressions pour
obtenir la création, suppression ou transformation de telle ou telle ligne).
Cette liste permet, par interview ou toute autre technique, une première
exploration vers le mani f estation mode.
C'est la deuxième approche. Il s'agit d'accumuler le matériau, selon
les perspectives méthodologiques déjà développées (attention flottante et
simultanément perspective intégrative). Il s'agit à ce niveau de savoir le

148
.. , ..
_
.

plus possible sur les manifestations concrètes et précises de cette décision-


là. Par exemple, pour le RER, connaître tous les développements, toutes les
imbrications, toutes les pressions ; les grands moments, les grandes séquen-
ces, etc. Ceci permettra d'abord de confronter cette description concrète de
la décision avec sa définition préalable pour vérifier si tous les éléments de
l'une se retrouvent dans l'autre et, dans le cas de non-coïncidence, se
demander pourquoi ? Ensuite et simultanément à tous les moments de la
recherche, du début jusqu'à la fin, de renvoyer chaque fragment à sa
totalité ?
C'est le troisième niveau, le niveau de distribution mode. C'est le niveau
intégratif par excellence. On insiste sur le fait que ce niveau, dans la pratique
de la recherche, n'est pas séparable du précédent.
Il consiste à intégrer chaque fragment, puis la décision tout entière .
dans des catégories plus générales, voisines d'abord, de plus en plus loin-
taines ensuite. Perspective intégrative de chaque instant, déjà proposée dans
les paragraphes précédents.
Ici, par exemple, pour le RER, on propose d'insérer dans la catégorie
voisine des décisions de transports en commun, des décisions de transport
individuel, des décisions d'aménagement urbain, des décisions des villes
nouvelles, des décisions de stratégie d'aménagement du territoire, des déci-
sions de politique économique française, des décisions de politique écono-
mique internationale. On pourra reprendre chacun de ces niveaux en les
différenciant selon que le régime est psychiatrique, antipsychiatrique,
psychanalytique ou empirique.
En un mot la décision RER apparaît ici comme non isolable du fonc-
tionnement général de la société, des mécanismes généraux de notre civil
sation technique et pragmatique.
« Structure feuilletée du mythe », disait déjà Lévi-Strauss : les mythes
sont liés les uns aux autres et se parlent entre eux. « Structure feuilletée »
de la décision qui renvoie éternellement à d'autres décisions dans un jeu
sans limites d'intrications et de miroirs.
Cela signifie à l'évidence que, au départ d'une recherche de cent déci-
sions par exemple, la première « parlera moins que la centième. La pre-
mière sera la plus pauvre puisque, même si elle est intrinsèquement bien
connue, elle ne renverra que superficiellement, journalistiquement aux au-
tres. Et sans cette extension aux autres pourra-t-elle même être intrinsèque-
ment bien connue ? Cercle vicieux qui se débloquera provisoirement par
l'analyse successive d'autres décisions.
Cette technique de Pike est, au pire, un pense-bête qui nous évitera des
oublis en perspective ; au mieux, comme on le croit, une mise en garde
systématique, un appel à la vigilance du chercheur. C'est la seule technique
clui lui rappelle sans cesse qu'il faut raisonner en termes non linéaires, en
termes intégratifs.

149
„ CONCLUSION

CeUe critique de la linéori"


Cette critique linéarité enUaine
entraîne ""
très loin.
Partis de la constatation que la linéarité n'est qu'un des schémas
possibles - et le moins fréquent - de la décision, on a été amené à
critiquer certains auteurs qui font davantage une pratique théorisée qu'une
théorie critique. Caractéristique de ces théories : la décision est sectorielle,
fragmentaire, découpée artificiellement dans le champ sociétal. L'analyse de
système critique montre au contraire que la décision est diluée dans la
totalité de la société, puisqu'elle pose comme postulat que tous les éléments
du système sont connectés à tous niveaux, à tous moments. La décision n'est
donc plus isolée et fragmentée. Elle renvoie à toutes les autres décisions.
Mais cette analyse de système s'est heurtée - on l'a vu - à des obsta-
cles épistémologiques (coupure entre le subjectif et l'objectif, coupure entre
pratique et théorie). La psychanalyse a permis de surmonter ces obstacles et,
chemin faisant, de proposer une nouvelle classification des systèmes poli-
'
tiques qui ne doit rien au droit, à l'économie ou à la sociologie tradition-
nelle. L'histoire de son côté a permis de mieux raisonner en termes d'agréga-
tion de temps préférentiels juxtaposés et en termes de série.
Cependant, à ce niveau du raisonnement, les données se sont compli-
quées : si la décision n'existe plus de façon isolée mais apparaît diluée dans
la totalité du champ, comment l'attraper ? Comment la découper pour
l'analyse ?
Une réponse provisoire a pu être donnée : la décision peut être consi-
dérée comme un récit (récit des interviewés et récit plus complexe opéré
par le chercheur de tous les récits juxtaposés des interviewés). Si elle est
récit (mais elle n'est pas que récit, on le verra p. 313 et suiv.), pourquoi ne
pas lui appliquer les techniques sémiologiques très élaborées, habituellement
appliquées au récit ?Les oeuvres de Lévi-Strauss, de Propp et de Pike nous
ont alors fourni des modèles analogiques très suggestifs : chaque décision-
récit s'enlève sur fond de décisions ; idée de la structure feuilletée du mythe
transposée à la décision. Possibilité d'appliquer à la décision la notion de
séquence, d'actant, etc.
Première étape de classification à l'intérieur d'un récit-décision.
Etape indispensable dans les décisions complexes car elle permet de
repérer et de classer, de mettre un ordre minimum dans l'incroyable en-
chevêtrement du réel.
C'est le premier étage de la méthode du surcode : l'étage séquentiel
(voir p. 322).

150 .
/
Mais la critique de la linéarité, avec les propositions méthodologiques
nouvelles qu'elle implique, n'est pas suffisante. Elle doit être complétée par
une critique de la rationalité et une critique de la liberté, auxquelles elle
est en partie liée. Car la décision est autre chose qu'un récit.
On pressent en effet déjà que, si la causalité n'est plus linéarité simple
mais en treillis, ou en système intégratif, la rationalité classique s'effrite
et s'effondre. Il faudra alors lui substituer un type nouveau de rationalité
que nous allons tenter d'esquisser maintenant.
, l' e , .- ...
. ,1, .

'
PARTIE

2 ..'
de la rationalité '
Critique

Quand ils proclament, au contraire, que .


l'enfer c'est nous-mêmes,les peuples sauvages '
donnent une leçon de modestie qu'on voudrait
croire que nous sommes encore capable "
d'entendre. En ce siècle où l'hommes'aeharne
à détruire d'innombrables formes vivantes, '
après tant de sociétés dont la richesse et la '
diversité constituaientde temps immémorialle
plus clair de son patrimoine, jamais, sans ,
doute, il n'a été plus nécessairede dire, com-
me font les -mythes,qu'un humanisme bien
ordonné ne commencepas par sot-même,mais
place le monde avant la vie, la vie avant
rhonime, le respect des autres êtres avant
l'amo2er-propre et; que même un séjour d'un
oit deux millions d'années sur cette terre, "
puisque de toute façon il connaîtra un terme,
ne saurait servir d'excuse à une espèce quel-
eonque, fût-ce la nôtre, pour se l'approprier
comme une chose et se conduire sans pudeur
ni discrétion.LÉm-STanuss(L'originedes ma-
nières de table, p. 422).

.
, Second trait du schéma de décision courant, la rationalité s'accroche
véritablement à l'acte humain et notre second travail est, ici, de voir en quoi
et pourquoi. Quelles ambiguïtés se cachent sous cette notion qui présente
les « dehors » d'une parfaite clarté, d'une évidence non moins parfaite,
quelle manipulation elle recèle, à quelle organisation sociale elle renvoie i'?
Si l'épistémologie des sciences humaines doit la garder, dans quelle mesure
est-elle indispensable, et, sinon, par quoi peut-elle être remplacée ? Enfin,
comme pour la linéarité, puisqu'aussi bien elle y tient si fortement, de quels
, domaines scientifiques peut-on tirer profit pour construire un concept de
rationalité satisfaisant ?
Bref rappel de la définition « classique o trouvée dans la pré-théorie : le
comportement rationnel de l'homme est celui qui, l'éloignant des sens et des
passions, lui permet d'envisager, avec la lumière de l'intelligence, les meilleurs
moyens d'atteindre un but lui-même rationnel, c'est-à-dire soumis aux exigen-
ces de la raison.
Rappelons que, pour le classicisme, la raison est universelle, que c'est par
son usage que se définit l'homme, en opposition à l'animal, qu'elle suppose
la mémoire et l'ordre, la possibilité de combiner des éléments entre eux de
façon à rendre clair leur enchaînement, en un mot, qu'il n'y a pas de raison
sans méthode.
A l'intérieur de ce cadre, le comportement rationnel de l'homme donne
lieu à l'énoncé suivant : « Un homme est réputé rationnel lorsqu'il poursuit
des fins cohérentes avec elles-mêmes, et qu'il emploie des moyens appropriés
aux fins poursuivies » 1.
Or cet énoncé est celui-là même qui fonde la recherche décisionnelle
contemporaine. Est-il possible de l'accepter ? Maurice Godelier 2 démontre
fort justement qu'il est parfaitement tautologique - en tant qu'il voudrait
rendre compte du comportement quotidien - et, pour le domaine économi-
que, nullement spécifique. Il n'a de sens que pour et dans une philosophie de
la nature, qui pose a priori que la nature est traversée par un principe de
raison ; si on n'admet pas cette transcendance, alors on doit repenser entière-
ment la définition, le sens, la portée du concept de rationalité, au sens de la
« mono-rationalité valable dans le système de référence cartésien mais
incapable de fonder la réflexion dans d'autres niveaux ou d'autres champs.

Première caractéristique du mono-rationnel : la linéarité


Mais comment entreprendre une critique de la rationalité ?Quelles sont
nos possibilités, dans « l'étroit o champ théorique, et surtout quels seront nos
instruments d'analyse, en dehors de ceux que définit la raison ?

1. M. ALLAIS, Fondementd'une théoriepositivedes choixcomportantun risque,p. 31.


2. M. GoDELiER, Rationalité et irrationalité en économie. Voir aussi son plus récent
ouvrageHorizon, trajetsmarxistesen anthropologie, Maspero,1973.De mt.meunecritiqueinté-
ressantede la rationalitéa été opéréepar LucienNrzARD dans une érie d'articles,voir en
particulierIlAdministrationet société : planification
et régulationsbureaucratiques», Revue
françaisede %cience politique,avril 1973.

154
Une critique minimale introduit une « certaine irrationalité » comme
composante de la décision : renoncer à la causalité linéaire, accepter un
certain taux d'irrationalité comme appartenant à la nature humaine et le
« compter » parmi les motivations, douter des « fins » habituellement pour-
suivies.
Cette critique minimale est insuffisante : elle introduit une fausse « mul- ,
tiplicité » dans l'unicité de la raison, elle s'accommode des faiblesses hu-
maines, comme failles du système mono-rationnel.
Cependant maximiser l'irrationnel donne prise à une critique difficilement
réfutable : comment ne pas rationaliser l'irrationnel, dans un discours de
science ? L'intégrer, lui faire sa part, c'est le méconnaître. C'est se livrer à
cette incohérence naïve qu'est l'attitude de l'anarchiste organisé.
Quelle contradiction dans les termes !
Raison raisonneuse antianarchique, organisation ordonnatrice et classifi-
cation antianarchique ! Paradoxe de l'intégration de l'irrationnel dans le
discours rationnel.
Pour dépasser le niveau trop général de cette argumentation, je ferai
encore appel à des méthodologies déjà constituées et qui « fonctionnent »
avec des concepts critiques de la « rationalité ». Celui de multi-rationalité de
l'épistémologie contemporaine, mis à jour en théorie des sciences. On pren-
dra des exemples et des appuis dans la biologie où le concept est très « visi-
ble » 3. Celui « d'irrationnel » lui-même, en voyant comment fonctionne,
dant l'antipsychiatrie, la liaison irrationalité-rationalité 4, soit encore com-
ment fonctionnent, dans l'univers de la fiction, les éléments imaginaires et
les éléments scientifiques, prenant la science-fiction pour exemple.
Ces deux pôles de la critique de la rationalité - celui des rationalités
, locales, à la Bachelard, animées chacune d'une spécificité qui contredisent la
mono-rationalité, et celui de l'irrationalité de l'inconscient, qui, pour avoir des
lois, fonctionne cependant à l'encontre de la rationalité discursive - per-
mettent de classer les différentes théories « multi-rationnelles ».
De la pratique théorisée, qui constate qu'effectivement l'irrationalité
envahit le domaine d'étude, à une critique générale de la rationalité qui est
un programme en elle-même, les nuances sont multiples : nous nous efforce-
rons de les suivre au plus près.
La recherche d'un concept satisfaisant de non-rationalité n'est pas, en
tout état de cause, une recherche sans lien avec l'actualité de la recherche
un revient aux sources de la pensée pré- '
scientifique : mouvement persistant
socratique pour y découvrir, à l'horizon fuyant de la « pensée grecque », la
richesse contradictoire de systèmes antérieurs ; ce mouvement revient,
comme le voulait Nietzsche, à cette pré-philosophie à laquelle mit fin la
pensée socratique et platonicienne, et qui constitue sur notre avant-monde
un horizon d'irrationalité qui serait en train de devenir le nôtre, celui du

3. En nous aidant de F. JACOB,La logique du vivant, p. 70.


4. D. COOPER,Psychiatrie et antipsychiatrie, p. 67.

155
XXIe siècle : actuellement aussi bien l'analyse systémique que les autres ré-
gions du discours tentent de renouer avec la tradition de « vérité » au sens
archaïque, par delà les thèmes de raison et de progrès. Peut-être que, moti-
vées par ceux du désespoir et de l'absurde, cherchent-elles à dénouer le
lien vérité-science, science-rationalité ?
Car la raison, avec ses connotations - efficacité, utilité, normalité, pro- .
grès, compromis entre désir et réalité, clarté et vigueur, méthode - n'est
pas née, tout armée, d'un chaos initial ; on peut repérer dans l'histoire, des
régions où la formulation que nous disons classique n'existait pas, où la
« parole », logos, n'était pas logique dans son essence, ni dans sa manifes-
tation : première pierre dans le jardin du rationnel nécessaire, et possibilité
d'assigner à ce type de pensée une place dans l'économie d'un système.
L'étude de Marcel Detienne, entre autres, Les maîtres de vérité dans la
Grèce archaïque montre à quel point la pensée rationnelle naît au sein d'une
politeïa, et connote un régime politique où la parole est « équitable », parta-
'
geuse de biens, juridictionnelle, publique. C'est dire qu'elle se détache sur
un fond de pensée non rationnelle, préexistante, qui forme cependant sys-
tème, et qui est repoussée dans l'ombre par le surgissement d'une politique de
la raison. « Le pré-droit offre un état de pensée où les paroles et les gestes
efficaces commandent le déroulement de toutes les opérations : il n'y a que
des procédés ordaliques ... l'avènement de la cité grecque marque la fin de ce
système ... le dialogue triomphe mais l'ancienne parole n'a plus cours ... la
parole dialogue est l'outil politique par excellence, instrument privilégié des
rapports sociaux ». (Détienne, p. 100, 101, 102 ; voir aussi Vernant, Mythes
et pensées chez les Grecs, p. 41).
Cette conclusion du chapitre « Procès de laïcisation » résume l'analyse
de la parole prenant naissance au sein de l'élite guerrière, qui se partage le
butin des jeux,. déposé en méson au milieu de l'arène, de la communauté :
triomphe de la notion d'isonomia : « similitude, centralité, absence de do-
mination univoque », trois caractères que la raison transporte depuis avec
elle. « Ce type de parole est d'emblée inscrit dans le temps des hommes par
son objet même, il concerne directement les affaires du groupe, celles qui
intéressent chacun dans son rapport avec autrui » ('Détienne, p. 94).

Le progrès

A partir de cette parole laïque, délibérante, la philosophie platonicienne


pourra établir sa dichotomie, dire qu'il y a deux chemins ouverts au logos,
celui, ascendant, de l'esprit, celui stationnaire et méprisable de la matérialité,
stigmatiser ce dernier, prononcer pour de nombreux siècles une séparation
spirituelle et donner à la raison une finalité « élevée » (lui fixer un point de
fuite vertical, il faut se souvenir de la parole du Théetète : « De ce monde
vers l'autre s'évader au plus vite » ; elle sera impuissante à réintégrer, ou
même à énoncer la coupure fondatrice, celle qui sépara, au seuil de la

156
civilisation égalisante, la parole de vérité avec sa puissance poétique et irra-
tionnelle, de la parole de persuasion, logique, médiatrice, linéaire.
Cette rationalité est d'autant plus impuissante à se mettre en cause
qu'elle se donne comme nature une raison ascendante, tendue vers un
progrès spirituel. Cette clause suffira à faire avorter pendant longtemps
. toute tentative de critique de la rationalité.
On pourra au xvme siècle critiquer l'absolutisme d'un dieu fixiste,
"
renoncer à la théologie et à un certain idéalisme, chercher au xrxe siècle,
l'origine et la fin des choses dans une nature sans Dieu, il n'en restera pas
moins que la liaison pré-établie entre progrès et raison, raison et nature,
raison et science, constituera un capital difficilement attaquable. Si la tech-
nique et la science progressent, c'est que la nature de l'homme est raison, et
la nature de la raison est progrès !
Le système le plus rationnel qui soit - en philosophie, celui de Hegel -
est, tout au long, l'histoire d'un progrès infini de la conscience - sur le plan
phénoménologique - et du concept - au niveau de la logique - culminant
dans la notion de la notion, ou savoir absolu. Le progrès historique et logi- '
.
que se réalisant, en droit et en fait, c'est la rationalité elle-même 5.
Or il est contestable que la science - si par science on entend théorie
d'une expérimentation obéissant à des règles de discours - ait le privilège ,
du tout de la vérité. Et la science de la décision le sait bien qui laisse en '
dehors de son champ le pouvoir de disposer du critère des fins, qui relègue /
cet aspect, pourtant fondamental, au domaine de l'indicible (ce qu'elle 1'
'
appelle l'indécidable), qui restreint donc la vérité à ce qui peut se décider,
démontrer, en laissant les principes mêmes de la démonstration en dehors
de la vérité ! Comme le montre très bien Ozbekhan 6, c'est toute une théorie
des valeurs qui bascule ainsi dans la non-science, du côté de l'irrationnel, et
c'est une non-science qui décide ainsi du décidable : contradiction que les
analyses actuelles ont à résoudre.
Cette vue nouvelle sur le problème de la rationalité vient après des
glissements divers, ou avatars, et que l'on pourrait résumer rapidement en
parlant de : l'avatar platonicien-chrétien. La raison serait du côté de l'esprit, '
dans le salut de l'âme, dans l'abandon du profit matériel pour un projet spiri-
tuel. Comptabilité inversée du créditeur (Dieu) et du débiteur (l'homme) ,
'
où chaque abandon de biens matériels est compté pour solder (sauver,
solvabiliser) la dette infinie de l'imparfait au parfait.

5. On sait que l'idéologie du progrès a été critiquée par de nombreux auteurs tels que
Sorel, Merton, Aron. Une mention particulière doit être faite de la critique d'André-Clément
DÉCOVFtÉ dans Sociologie des révolutions, p. 58-59. Cet auteur considère cette idéologie .
comme rétrograde.
6. Prospective et politique, p. 65 et suiv. ,
Profit-efficacité
Profit-efficacité est l'avatar de la société industrielle, qui ne s'occupe plus
que du « profit » matériel, et pour laquelle la rationalité se mesure en termes
de coûts et d'efficacité. Un comportement rationnel est celui qui réalise des
fins avec un minimum d'efforts et le maximum de satisfaction : un calcul de
« rationalité » s'amorce et le logos est ramené à un débat, à un dialogue poli-
tique sur l'intérêt particulier et l'intérêt général, la demande sociale, les be-
soins individuels : nous sommes en plein « rendement », et les termes de
l'équation sont travail-temps-quantité de production. Une organisation est ra-
tionnelle quand elle est rentable. Un effort est rationnel quand il est payé de
retour. Ce n'est que récemment que cet aspect de la rationalité a été mis à
jour ; qu'il soit lié ainsi à une société de consommation, que sa valeur « scien-
tifique » repose sur un principe aussi matériel choque sûrement les bons-
pensants. Cependant il est un fait que la science économique est construite
sur cette inexplicite collusion entre une « valeur » éternelle et essentielle,
et une variable sociale : raison et profit.
Dans la recherche de ce « profit », une notion est constamment utilisée.

Un autre avatar : la normalité


L'efficacité de l'action rationnelle est liée classiquement à sa norma-
lité. En effet, ce qui est en dehors des normes, extra-rationnel, ne peut
s'adapter aux conditions de réalisation, échoue à s'intégrer dans le monde.
Ce sens est indiqué déjà par la morale provisoire de Descartes : aucune
chance d'efficacité pour un discours extra-moral. Une action « morale »,
efficace doit être normalisée.
On le voit, un cercle s'établit entre la norme, le rationnel, l'efficace.
Est normal ce qui est efficace dans un monde donné et qui répond à des
critères normalisés. Comme avec la définition du comportement rationnel on
a affaire à une tautologie.
La difficulté de la notion de normal réside en ce qu'elle joue d'une ambiguï-
té sémantique, qu'elle appartient à deux domaines qui se jouxtent : d'une part
norme renvoie à « équerre » (norma) et donne deux séries, l'une positive -
normalité, normativité, normal - l'autre négative - anormal, anormalité.
D'autre part norme renvoie à la loi (nomos) qui donne une série entière-
ment négative et substantive : anomalie, anomie, sans adjectif.
Comme adjectif, pour « contraire à la loi » on dira donc « anormal »,
emprunté à la série construite sur « norme ». Cette remarque linguistique n'est
pas étrangère au propos, car elle permet de comprendre le cercle de la notion.
Au confluent de deux significations qu'elle condense, la normalité joue sur
deux tableaux : est normale une action obéissant à la loi, est normale une
action droite, à l'équerre, se situant dans la moyenne des actions du même
type. On peut immédiatement poser les questions suivantes :
Quelle loi ? Cette loi à laquelle obéit l'action normale n'est-elle pas
elle-même la généralisation, à partir de plusieurs actions, d'une attitude

158
moyenne ? La « normalité serait dégagée à partir d'expérience répétées,
et serait la « loi » de ce dont elle est la conséquence ?
Ou, pour échapper au cercle, la loi serait transcendante aux actions :
dieu ou la nature fournissent les normes (au sens de norma) auxquelles
s'ajustent les actions qu'elles fondent, et qui les vérifient en retour.
Ainsi l'empirisme et l'idéalisme sont-ils sollicités par la notion pour la
justifier ou la fonder. ,
Si l'on veut quitter le domaine des idéologies, et utiliser pratiquement
une théorie de la normalité, par exemple, en médecine 7, en psychiatrie 8, en
psychanalyse 9, on se trouve affronté aux difficultés de concevoir le « normal D ..
avec un critère acceptable. En effet maladie/santé ne s'opposent pas selon
la coupure (imaginaire) normal/pathologique : le pathologique n'est pas
« anormal : s'il existe des normes physiologiques, au sens où un organis-
me obéit à certaines lois et contraintes, les écarts autour de cette norme ne
sont pas «anormaux»; « il est nécessaire qu'une variété physiologique
existe, elle est nécessaire à l'adaptation
Si, en médecine, le concept de « normal » est applicable, c'est strictement
du point de vue social : expertise, capacité de travail, incapacité, risque de
mortalité (choix du personnel employé dans l'industrie, dépistage de pré-
disposition aux maladies).
Les mêmes résultats sont indiqués par Foucault : la coupure entre
raison et folie, comportement adapté ou non, est la conséquence d'un
système politique qui dégage une attitude correcte/incorrecte et prend des
mesures pour corriger, redresser le désordre ; la coupure est ici physique-
ment construite (murs des asiles).
Devant un « malade o qu'il s'agit de rendre à la vie sociale, ce n'est
pas l'anormalité qu'il faut soigner, c'est la coupure qu'il faut attaquer,
autrement dit le concept de normalité lui-même tel qu'il est ressenti par le
patient, avec une conscience coupable. Guérir c'est, alors, non pas apaiser,
rendre heureux, redonner un certain bien-être (les tranquillisants, tous
les traitements « calmants », le « retirement » des asiles, les électrochocs,
dans une certaine mesure, obtiennent ce résultat : les patients le savent qui
préfèrent la sécurité de l'asile ou monde extérieur), c'est plutôt détruire le
mur derrière lequel le malade se réfugie, en disant « je suis anormal », c'est
montrer que le normal est inquiétude, angoisse, souffrance, variabilité, non-
normalisation.
A la question : « Votre patient est-il guéri ? r Serge Leclaire répond : :.
« Si on appelle " aller mieux ", être plus vulnérable, plus angoissé donc plus
proche du réel, alors, oui, il fut un peu guéri ».
En sciences sociales, la pratique d'un « concept bien compris » est tout
aussi difficile. Si les statistiques permettent de faire le portrait d'un com- .

7. Voir G. CANGUMHEM, Le normal et le pathologique.


8. M. FOUCAULT, Histoire de la folie à l'dge classique.
9. S. LECLAIRE, Démasquer le réel.
11). G. CANGUILHEM, op. cit., p. 201 et suis.

. 159
portement « normal », dans une situation historiquement déterminée, on sait
aussi 11 que toute innovation, tout changement dans la société vient des
« marges » de déviance : ce sont les comportements « extra-normes » qui
sont moteurs ; dans le champ de l'innovation, l'efficacité n'est pas consé-
quence d'une action normale et rationnelle dans les deux sens du mot
normal : moyenne et licite.
Merton cite le cas (p. 171) de la compétition sportive : l'usage de
moyens illégitimes est implicitement récompensé ! Ces antirègles, qui ser-
vent à gagner sur le terrain de sport, sont les mêmes qui permettent de
réussir dans les carrières où pouvoir et richesse sont les objectifs (p. 177).
Merton rappelle une savoureuse analyse de Charles Dickens : « L'action
Smaart dissimule, sous une apparence dorée, escroqueries, trahisons, détour-
nements de fonds publics et privés. Elle permet au fripon de tenir, au milieu
de la société la plus respectable, la tête haute, cette tête qui mériterait la
corde ... » (p. 178).
L'effort pour se débarrasser de l'ambiguïté de la notion de norme a
conduit Maurice Godelier, par exemple, à tenter une autre définition de la
rationalité économique, où la normalité - qui connote le profit - cède le
pas. Rationalité qui impliquerait non plus que le rationnel soit la cons-
- truction consciente d'un profit, mais la zone d'intérêt où conscient et in-
conscient totalisent, dans une situation donnée, les possibilités d'action
individuelle en rapport avec la société, « résultats intentionnels d'une acti-
vité sociale » (p. 207, op. cit.).
Un déplacement 12 du concept de rationalité serait donc possible à partir
d'une « essence » de la raison universelle et consubstantielle à la nature
humaine vers une conception phénoménale, sorte de constatation de com-
portements adaptés à des fins, à partir d'un sujet libre, conscient et volon-
taire, vers un individu pris dans une totalité dont les buts sont intériorisés.
Les sciences se déplaceraient de la philosophie religieuse (xvif, xvnf
siècles) à l'économie (xixe siècle) jusqu'à l'anthropologie contemporaine :
strates et glissements, rupture de sens, que reste-t-il de la raison dans la
rationalité moderne ? Comment conduire l'analyse de ces strates et glisse-
ments dans les théories des organisations et de la décision ? Comment se
dégage la rationalité moderne dans ce domaine ?
Ici encore nous distinguerons pratiques théorisées et théories critiques.
Les unes et les autres se différencient toujours par la présence ou l'absence
de pragmatisme. Il s'agit, bien entendu, de deux pôles extrêmes car quel-

11. Cf. MERTON, Eléments de méthode sociologique.


12. Déplacement qu'analyse aussi FORxESTEA (Prospective et politique, p. 40 et suiv.) ;
dans une visée à vrai dire pragmatique, il s'aperçoit qu'il serait profitable de remplacer les
centres de budget dans une entreprise en centre de profit individuel, c'est-à-dire d'accorder
à l'individu une sorte d'autonomie de décision où entre en compte son propre système de
valeur, sa «totalisation individuelle » en quelque sorte (qui commandera sa rémunération,
mais ça c'est une autre histoire) ; il est intéressant de noter que, même dans une vue prag-
matique, ce déplacement est enregistré et est considéré comme souhaitable, ce qui en dit
long sur la notion de profit.

1? '
ques pratiques théorisées recèlent des éléments de critique et de rupture ;
de même que quelques théories recèlent des éléments pragmatiques. Par
exemple, comment situer les thèses de Cyert, March, Simon Pragmatiques en
partie, elles sont critiques en partie également.
Dans le cadre des développements sur la linéarité, la différence entre
pratiques théorisées et théories critiques résidait dans le fait que seules les
secondes précisaient les fins.
Dans le cas de ces développements sur la rationalité, la différence
réside dans le fait que seules les secondes évacuent la mono-rationalité ou
rationalité universelle, pour aboutir, plus ou moins consciemment, plus ou
moins explicitement, à ce que nous appellerons tHu?tt-n?MMM?t?, c'est-à-dire
rationalité régionale auto-adaptée à chaque système particulier. Le passage
à la multi-rationalité s'opère par l'évacuation de quatre éléments : la linéa-
., rité, le progrès, l'efficacité-utilité et la normalité.

'
, . _ _

., ' ' ..
... ' ..
n
I -
CHAPITRE

. Les pratiques théorisées


de la rationalité

. On peut situer ici un grand nombre de doctrines.


Pratiques en ce que, réponses à des situations qu'elles sont censées
clarifier, elles constituent des contributions utiles aux difficultés organisa-
tionnelles d'un moment. Mais si cette définition très générale rend compte de
leur pragmatisme elle n'est nullement significative de leur degré de capa-
cité critique et théorique.
i Elles vont du certain à l'incertain, du mono-rationnel au multi-rationnel
et, ce faisant, elles suivent une ligne qui va des concepts les plus psycho-
. logiques aux concepts les moins psychologiques. Dans ce triple mouvement,
les doctrines les plus récentes frôlent le concept de multi-rationalité mais
." ne parviennent pas réellement à en dégager toutes les implications, attitude
heuristique qui les classe dans les pratiques théorisées à l'exclusion d'une
véritable théorie critique.
Dans ce mouvement du plus psychologique - certain - au moins
psychologique probable et aléatoire, la psychosociologie joue un grand rôle
dynamique. Elle est à la base des théories modernes probabilitaires et
aléatoires. Elles en ont l'ambiguïté : une véritable percée antirationaliste,
accompagnée de remords rationalistes, imprégnée d'un humanisme cartésien
traditionnel. Ces théories sont la clef du mouvement. Il faut tenter de mon-
trer en quoi. ,.
"
Les théories psycho-sociologiques .
Elles sont par nature ambiguës. Par l'attention qu'elles donnent au
moment de la décision elles tendent à conforter la doctrine classique. A
réconforter en somme. Par l'attention qu'elles prêtent à l'histoire de la déci-
sion, elles mettent gravement en cause la théorie classique. En fait, alors,
elles la perturbent jusqu'à fournir les bases des théories modernes. On peut
trouver une illustration limpide de cette analyse dans l'article de M. de Pe-
retti dans la revue Projet 1. , , ¡
1. a Psychologie et décision n, Projet, mars 1969, p. 282.

_ les
M. de Peretti distingue toujours très classiquement la préparation et la
prise de décision.
Dans sa préparation l'acte de décision appelle à lui et inventorie des
données initiales qui sont alternées ou complétées par des communications
avec diverses personnes et de multiples groupes. Mais l'auteur fait remar-
quer que « dans la structuration progressive du champ des possibles, il
faut mettre en comparaison les données avec les buts et les rôles de l'orga-
nisation au sein de laquelle on doit décider » (p. 283).
« Structuration progressive », ces termes excellents évoquent l'idée
d'un code, évoquent aussi l'idée d'une fermeture progressive des possibilités
qui constitue une des manifestations du code.
Pour que la décision ne se laisse pas aller à la précipitation, il faut une
stratégie de prévision qui recourt à des modèles permettant de situer les
lieux d'incidences des diverses lignes d'action. « Certains de ces lieux peu-
vent être omis pour des raisons affectives et les modèles peuvent être
élaborés de façon plus ou moins fidèle, les échantillons de personnes
concernées, notamment, pouvant être déformés par des préférences très
personnelles, irréfléchies, et mêmes inconscientes » (p. 283).
La phase ultime de préparation peut également connaître des retours
émotionnels des inerties d'habitudes et des aveuglements affectifs.
L'auteur sépare la prise de décision de la préparation. Mieux, il fixe -
ou tente de fixer - le moment précis du choix « qui porte en lui-même une
levée d'indétermination et un caractère de consécration b (p. 283).
Il peut fuir ce moment douloureux au point de vouloir : « soit s'enfoncer
dans la phrase de préparation ... soit se décider à l'aventure en fuyant l'étude
serrée des faits ! »
Au contraire, il doit compenser les vides qui subsistent dans la trame des
actions et des informations. « Il doit assumer le risque créateur » (p. 389).
Ici, l'auteur évoque la présence « organismique » de Carl Rogers, « péné-
tration des échanges énergétiques de tous niveaux ; et, en même temps,
par une rupture, il y a séparation ... Il se produit alors, au sein d'une in-
tuition, un effet de condensation de possibilités fluctuantes » (p. 285).
Que peut faire l'intervention psycho-sociologique devant la décision ?P
Ici encore, l'analyse rend un son nouveau. Selon M. de Peretti, la psycho-
sociologie peut débusquer sous les processus en apparence rationnels de
nombreux éléments informels et inconscients. Ces éléments d'irrationalité
interviennent : dans les méthodes de recherche de l'information ; dans le
niveau du stockage de l'information.
D'autre part, l'analyse psycho-sociologique peut permettre à un groupe
social d'élucider ses tableaux réels de valeurs et de les confronter plus
objectivement aux visées des autres groupes. Enfin elle peut alerter sur les
tentations permanentes de résorber indûment l'incertitude à chaque niveau
final car la rationalité « ne permettra jamais de diminuer le saut réel dans
l'inconnu où se situe proprement la décision » (p. 285).

164 , .....
La thèse de M. de Peretti est classique : elle sépare arbitrairement pré-
paration et décision ; elle privilégie aussi le moment de la décision ; sa
référence à Rogers et ses développements poétiques sur la condensation au
. sein de l'intuition des possibilités fluctuantes, sa définition de l'intuition
'
(« saut dans l'inconnu ») ne permettent pas de cerner scientifiquement le
problème. C'est une façon plus belle de dire, comme le vieil idéal huma-
niste, que la décision est un flat salvateur, voire rédempteur. C'est peut-être
vrai, mais la décision échappe alors totalement à l'analyse. Conséquence
scientifiquement inacceptable.
En sens inverse, la thèse de M. de Peretti perturbe considérablement
le schéma classique. Il estime en premier lieu, que la décision est ambiguë
puisqu'elle est un processus aussi bien négateur que créateur, médiation
' entre désirs et agissements, préparation de déterminismes toujours insuffi-
samment formalisés et arbitrairement consacrés (p. 282). Par là, le moment
. du choix est renvoyé à l'ensemble d'une histoire qui l'éclaire. Prédétermi-
' nation des choix. M. de Peretti en a d'autant plus conscience qu'il parle en
' deuxième lieu de structuration progressive du champ des possibles (p. 283)
ce qui signifie, qu'en fait, avant la soi-disant « décision » de nombreuses et
capitales mini-décisions ferment progressivement les virtualités.
La décision, dès lors, n'est plus dans la décision mais dans la délibéra-
tion. D'ailleurs les fonctions qu'il assigne à la psycho-sociologie, vont dans
. ce sens. Le dépistage de l'irrationalité au moment de la recherche de
, l'information, l'élucidation par un groupe social de ses présupposés, l'élimina-
. tion des tentations permanentes de résorbtion indue de l'incertitude, autant de
... , fonctions de la psycho-sociologie qui ne se comprennent qu'à travers une
conception historique, globale, de la décision. Ceci exclut la fragmentation ana-
lytique de la thèse classique et l'attention privilégiée données à l'hypothé-
tique moment décisionnel.
En fait, ce qu'on peut dire de de Peretti est assez général en psycho-
. On retrouve des analyses similaires chez K. Lewin, C. Rogers et
' sociologie.
M. Pagès.
. A titre d'exemple, on trouve les mêmes caractéristiques ambiguës chez
., .., ' Lewin 2 : pragmatisme du point de vue qui l'empêche de décoller théori-
: quement, idée de « cristallisation r dont on ne nous explique pas la nature,
. et pour cause ; mais idée très systémique et dialectique d'une décision-
..." _ ,. ,,.
continuum, processus progressif d'engagements connaissant tours et détours,
. . progression et régressions.
." M. Pagès peut encourir les mêmes critiques méthodologiques pour son
' ouvrage La vie affective des groupes. Mais son ouvrage mérite davantage

2. Psychologie sociale, textes fondamentaux n in E. SWANSON,T. NEwcoMB, L. HARTLEY


éd., Reading in social pS!JChology, t. 2, p. 498. En fait les théories psycho-sociologiques
sont la source de toutes les théories modernes. Mais malheureusement encombrées par une
série d'arguments de type cartésien, elles sont impuissantes à présenter un schéma cohérent.
Source des théories modernes, leur classicisme et leur modernité écliirent directement la
positivité et les insuffisances des théories modernes.

' '
.. 1.
qu'une appréciation cursive et sa théorie de l'affectivité créatrice sera pré-
.cieuse au moment de l'élaboration de ma propre méthode.
L'utilisation de la théorie psycho-sociologique est aussi ambiguë que les
notions psychologiques vécues elles-mêmes, et le degré et le processus d'uti-
lisation le prouvent à leur tour. _

Psycho-sociologie et pragmatisme : l'utilisation de la théorie ..


psychologique dans la théorie économique --"
Le degré et le processus d'utilisation de la psychologie sont ici haute-
ment significatifs. Il faut s'y arrêter un instant. Les fonctions de la psycho-
logie dans la théorie économique moderne sont très diverses. On peut,
avec G.G. Granger 3 les répartir en quatre catégories :
- Les éléments psychologiques jouent d'abord un rôle comme exposé
systématique des principes. La psychologie se présente ici comme fondement
ultime de l'économie politique. Ainsi certains économistes, comme Alfred
Marshall, affirment qu'« à la base de toute connaissance moderne il y a une
étude des tendances (The old generation of economists).
- Les éléments psychologiques jouent aussi un rôle d'explication de
liaisons empiriquement constatées. Ainsi François Simiand dégage une
corrélation entre les variations du salaire en France au siècle et
la circulation monétaire. Il tente de l'expliquer après l'avoir découverte
par une explication psychologique : le comportement ouvrier, en matière
de salaire, serait gouverné par une double tendance à freiner tout accroisse-
ment d'effort et à maintenir ou élever la valeur monétaire du gain (Le salaire,
révolution sociale et la monnaie, t. II, p. 448).
- Les éléments psychologiques jouent encore comme auxiliaires d'une
interprétation historique des systèmes économiques. Ainsi de W. Sombart,
qui fait une typologie des caractères économiques et qui, par un essai de
compréhension génétique, passe des attitudes économiques de l'homme mé-
diéval à l'esprit bourgeois du quattrocento florentin et à la psychologie du
capitaliste moderne (Le bourgeois). Ainsi encore de T. Veblen dans The
instinct of wark?nanship et Commons dans Économie institutionnelle.
- Enfin, sondages et recherches empiriques sur la publicité conduisent
progressivement à une description expérimentale de la psychologie de
'
1 acheteur, du vendeur, de l'homme d'affaire. Bon sens un peu vulgaire, le
pragmatisme, ici, est à son point culminant.
Or toutes les fonctions se retrouvent sous des angles divers au sein d'une
même doctrine. Sédimentation complexe de propositions de sens commun,
de constructions logiques, compréhensives, et de résultats d'inductions
systématiquement dirigées. Ainsi de la théorie keynesienne qui fonde sa
théorie de l'emploi sur une observation : la propension à consommer croît
moins vite que la demande effective totale, c'est-à-dire que la demande en
biens d'investissements, <: la clef de notre problème pratique est dans cette
3. Méthodologie 177 et suiv. .
économique, p.

'
M6 . .
loi psychologique » (General theory, p. 29-30). Observation psychologique
. assez sommaire et compréhension des faits rapportées à l'échelle de l'individu.
Les éléments psychologiques fondent la certitude dans la mesure où le
'
psychologique s'enracine dans le vécu quotidien. Or le vécu quotidien est
pragmatique, a besoin de certitudes pour agir. Le modèle du comportement
quotidien doit être fait de certitude rationnelle. Les longues hésitations ne
sont pas permises. On peut mettre en cause et comparer les moyens ou
même les objectifs. On « pèse le pour et le contre ». On ne mettra pas en
cause les fins et valeurs au nom desquelles on agit. Elles sont données une
fois pour toutes. L'approche psychologique conduit au certain. Mais ces
deux éléments sont liés à un troisième : une conception moniste de la
rationalité.
La suppression de l'approche psychologique conduit au contraire à la
multi-rationalité.
On s'aperçoit que lorsqu'un des trois éléments est absent les deux
.. autres ont disparu, que lorsque un des trois éléments s'atténue sans dispa-
" raître, les deux autres agissent de même.
, Ici, pour ce qui est des pratiques théorisées, aucune n'évacuera totale-
ment la rationalité, la certitude, la mono-rationalité. Le critère de cette
. mono-rationalité est dans la recherche d'une adaptation des moyens aux fins
.. sans mettre en cause les fins elles-mêmes 4. Bon sens commun, non critique,
. dont certaines théories se débarrassent en partie.
,
Quelle classification peut-on proposer ?
- Les unes, les plus psychologiques, considèrent le comportement de
l'homme comme rationnel et doué de certitude : utilitarisme individualiste.
- Les autres, qui évacuent en partie le psychologisme, considèrent ce

' comportement comme probable, mais elles ne parviennent pas encore à


poser les questions en termes de fonction et d'utilité globale.
- D'autres encore, les doctrines non rationalistes, passent du probable
. à l'incertain, en ce qu'elles incluent dans leur rationalité d'un nouveau type
les facteurs irrationnels. Elles frôlent la multi-rationalité systémique sans
' vraiment y pénétrer.
' -
LE COMPORTEMENT CERTAIN . ,
'
L'homo economicus...
c.' L71?mo economicus est le décalque exact de l'homo politicus rationnel et
libre, dont la volonté générale infaillible de Rousseau n'est qu'une des
modalités. La science politique a fait quelques progrès depuis, et montre bien
à quel point les comportements sont en réalité irrationnels et prédéter-
minés. Nous n'insisterons pas sur ces évidences actuelles de la science poli-
. _ , _ -
tique.
. 4. Ainsi J. ROBINSONdans The economicof imperfectcompetition,p. 15 : f! Lepostulat
. , fondamentalest que tout individu agit d'une manière sensée dans les circonstancesoù il se
trouve du point de vue de son intérêt économiquen.

167
Il paraît plus utile de démontrer le mécanisme de l'homo economicus 5.
L'honw econom.icus présente trois qualités. Il est complètement informé,
il est infiniment sensible, il est rationnel : complètement informé, en ce qu'il
connaît non seulement tout le cours de l'action qu'il engage mais également
toutes les conséquences ; infiniment sensible, en ce qu'il perçoit toutes les
variations de son environnement, mêmes les plus imperceptibles ; rationnel
dans les deux sens : mettre de l'ordre dans son environnement et faire
des choix de façon à en obtenir le maximum d'utilité.
La mise en ordre implique que s'il préfère A à B et B à C, il préfèrera
nécessairement A à C. '
Ici rationalité signifie aptitude à classer. " ".l", r ' ..
L'utilité maximum signifie en plus que s'il préfère A à B c'est qu'il est
capable de savoir que A est plus grand que B. Choix de la meilleure alter-
native. Ici s'opère la différence entre la théorie des choix sans risques,
domaine naturel de l'homo economicus, et des choix à risques. Dans le pre-
mier cas, il choisit le maximum d'utilité ; dans le deuxième, le maximum
d'utilité escomptée.
Cest l'école des philosophes économistes, dont le père est Bentham,
qui a posé avec le plus de force que le but de l'action humaine est la
recherche du plaisir et l'évitement de la peine. Comme le dit Edwards (op.
cit., p. 16) : « People chooses the alternative, from among those open to them
that leads to the greatest excess of positive or negative utility ». Plus tard,
Jevons, Walras, Menger ont donné l'expression mathématique la plus sophis-
tiquée de cette théorie. De même pour Marshall dans son Principles of
economics de 1890. Ils estiment les uns et les autres que « the utilities of
différent commodities can be combined into a total utility by simple addi-
'
tion » (Edwards, p. 17).
Il faut ici tracer les lignes d'une évolution. '
De Bentham à Jevons on constate l'élimination des concepts hédonistes.
C'est ainsi que l'auteur de Théorie de l'économ.ie politique part de la théorie
des plaisirs mais décide d'en rétenir les seuls caractères économiques, à
l'exclusion des caractères éthiques. Il ne retient finalement que l'intensité
du plaisir. Cet élément est immédiatement objectivé par une projection dans
les choses. Mais cette utilité des objets n'est définie que corrélativement
aux appréciations des sujets : elle est décomposée en deux facteurs : le
degré d'utilité finale, projection de l'intensité du plaisir ; la quantité ou
masse de commodité, projection de la grandeur matérielle et objective
d'une provision de biens. Ainsi Jevons veut-il échapper à la psychologie en
créant une physique des utilités.

5. On s'aide ici d'un article de EDwARns, « The theory of decision making n, Bulletin
of Psychologq, 51, 1954, p. 4. Cet article est aussi contenu dans «Decision marking n,
Penguin Modern Psychology, p. 13 ; voir aussi GRANGER, Méthode économique, p. 187 et
A. NICOLAÏ, Comportements économiques et structures sociales, p. 1333. Sur les comportemenets
certains, probables et incertains on peut consulter utilement la thèse de Jean-Jacques RECOULES,
Eléments pour une science politique décisionnelle, en particulier p. 27 à 114.

1e8 . '
Parvient-il à ses fins ? Il ne le semble pas car un résidu psychologique
demeure « qui, peut-être, constitue l'élément irréductible de ces rationa-
lismes pseudo-physiques ou pseudo-logiques » (Granger, p. 189).

... et le plaisir ,
Le facteur d'intensité est en effet une notion psychologique malgré les
apparences. C'est l'intensité du plaisir procuré par la dernière dose du bien,
dont on dispose, supposé réparti en fractions égales et successivement admi-
nistré. Ceci repose sur la loi de Gossen : la grandeur d'une même satisfac-
tion, quand on la poursuit indéfiniment, va en diminuant jusqu'à la satiété ;
l'application de chacune des unités est désirée avec une intensité décrois-
sante jusqu'à la satiété et jusqu'à ce que le désir se change en répulsion.
« Désir », « satisfaction « satiété « répulsion » autant de données psy-
-
chologiques. Or cette psychologie n'est pas universalisable. On peut ima-
giner le processus inverse d'un acte de satisfaction, dont l'intensité irait en
croissant puis décroissant ou même dont l'intensité irait croissant sans dé-
croître.
Il n'en reste pas moins que cette abstraction schématisante est la pre-
, mière brèche à une théorie utilisatrice et pleinement psychologique.
Le terrain est déblayé pour commencer à penser en termes de proba-
bilités. ;
'
LE COMPORTEMENT PROBABLE ' ;, ,

L'évolution s'est poursuivie avec Edgeworth qui, dans son Mathematical


psychic, a estimé que l'utilité n'était pas seulement l'addition de toutes les
commodités séparées et a introduit dans le processus la notion de courbes
indifférentes et « thus began the gradual destruction of the classical utility
théory » (Edwards, p. 17). En supposant que dix pommes et une banane
procurent la même utilité et que la même somme d'utilité soit donnée par
six pommes et quatre bananes, deux points peuvent être tracés sur une
courbe d'indifférence et une infinité d'autres points peuvent être trouvés.
D'autres courbes d'indifférence peuvent être ainsi établies. Ces courbes ont
pour caractéristiques leur ordinalité, c'est-à-dire leur possibilité de change-
ment selon certains rapports. Elles excluent la cardinalité, c'est-à-dire le
choix dans l'absolu de pommes plutôt que de bananes, selon des critères
quantifiables et éternels. L'ordinal est relatif, le cardinal est absolu.
Ainsi la théorie ordinale est-elle phénoménologique et pratique, à l'opposé
"
de toute la métaphysique cardinale antérieure.
Cet exemple du passage du cardinal à l'ordinal est très significatif des
difficultés de l'avènement d'une science positive : Pareto a estimé que les
courbes d'indifférence pourraient être transformées en fonction linéaire et
que l'utilité pourrait tout de même être mesurée 6 et M. Edwards remarque

6. Manuale di economicapolitica. ; _ _ ,
'
, . , 169
fort à propos que la nostalgie pour l'utilité cardinale a été telle que plu-
sieurs mathématiciens ont fait des tentatives pour montrer que l'utilité
marginale pourrait être définie dans un univers d'utilité ordinale (p. 21).
Tentatives avortées. L'économie politique contemporaine est aujourd'hui
loin des boniments cardinaux : les psychologues ont définitivement prouvé
que le comportement n'était pas rationnel. Ceci signifie que même les
courbes d'indifférence et l'ordre ordinal qui en résulte ne rendent pas
compte du réel : « Indifférence curves are likely to be observable as indiffe-
rence regions, or as probability distribution of choice around a central form »
(Edwards, p. 23). Hors ces cas limités, on voit mal à quelle situation ces
courbes peuvent s'appliquer. Psychologie et sociologie ont évacué de
l'économie politique la croyance illusoire en une certaine rationalité.
En ce qui concerne cette démonstration, il n'est pas difficile d'insérer
la doctrine de Pareto dans les schémas probabilistes. Il ne s'agit pas, chez
Pareto, d'une mesure véritable de l'utilité mais seulement d'une mise en
ordre de ses degrés. « L'homme peut savoir si le plaisir que lui procure une
certaine combinaison I de marchandise est égal au plaisir qu'il retire d'une
autre combinaison II ou plus grand ou plus petit » (p. 264). Mais Pareto ne
peut dire si les intervalles de préférence sont eux-mêmes ordonnés. Comme
le dit G.G. Granger, il faut sans doute entendre que « l'ordre ainsi évoqué
n'est pas un ordre véritable, soit qu'il satisfasse une partie seulement des
axiomes de l'ordre, soit qu'il n'ait pas de cohérence. La seconde hypothèse
paraît ici plus convenable pour interpréter la pensée de Pareto. Ainsi la
schématisation d'une psychologie économique aboutit-elle à un refoulement
de l'élément d'incohérence et d'incertitude » (p, 192).
Ces difficultés de l'abstraction schématisante sont générales, et elles
dérivent en droite ligne de l'ambiguïté des théories psychologistes à toutes
les théories probabilitaires. On peut le vérifier à propos de la théorie des
' ...
jeux et de l'approche dite « des relations humaines ».
". '
Théorie des jeux
Alors que Pareto voulait réduire le caractère quantitatif de l'ophélimité
au nombre ordinal, les auteurs de La théorie des jeux et le comportement
économique veulent la rétablir numériquement. Ils élaborent un système
axiomatique rigoureux dont les propositions seraient reliées au monde vécu
par des opérations préalablement catégorisées.
Leur première démarche - comparable à celle de Pareto et de Jevons -
consiste à comparer deux biens entre eux ; son résultat est une mise en ordre
des biens selon leur degré d'utilité. La seconde consiste à apprécier en tant
qu'utilité une combinaison mentale, un événement, alternative exclusive de la
possession d'un bien A avec une probabilité a, et de la possession d'un bien
B avec une probabilité Ia. Cela fournit un schéma de décision expérimen-
tale pour une mesure des différences d'utilité, ce qui suffit alors pour en
7. VONNEUMANN,
Oscar MOAGENSTEAN,
Theory of games and economicbehavior.
.. " ., '
170 .. :_ ,. . "
construire l'échelle numérique complètement quantifiée. Ils donnent l'exem-
ple de la préférence de la tasse de thé, de café, ou d'un verre de lait. On
décidera de la préférence de la tasse de café à une tasse dont le contenu a
une chance sur deux d'être du lait, une chance sur deux d'être du thé. L'af-
firmative signifiera que l'intervalle de préférence café-lait est supérieur à
l'intervalle de préférence thé-café. Par le remplacement de la probabilité ini-
tiale par une probabilité a et sa complémentaire la et par la recherche de la
valeur de a pour laquelle le sujet déclare son indifférence on aura une mesure
acceptable de la différence d'intervalle.
Mise en ordre et pondération probabilitaire participent bien du même
esprit réducteur de l'homo economics incarné par les parétiens. Là encore
on dépsychologise le comportement économique. Comme le dit Granger, ce
point de vue « modifie déjà radicalement l'idée d'une psychologie économi-
que comme théorie des appréciations en l'infléchissant vers une théorie des
décisions et des conduites » (p. 198).
Comment s'opère cette réduction ? Par deux opérations successives qua-
lifiées d'« ensemblistes » et de « probabilitaires » par Granger.
- La première consiste à déployer le jeu dans un espace de combi-
- naisons possibles, dont le mode de division, pour chaque joueur, en zones
connues ou inconnues, donne un sens précis à la quantité d'information dont
il dispose. La structure de ces partitions de l'ensemble complet des infor-
, mations fait jouer les schémas mathématiques de Von Neuman, qui carac-
térisent les articulations des schémas d'information entre eux, et sur les
schémas de choix. Le caractère isolé des coups disparaît. Mais il est clair que
le déterminisme est lié, ici, à l'information complète de tous les joueurs. On
retrouve une des caractéristiques de l'horno economicus : totale information.
- Mais un deuxième processus de réduction intervient. C'est la réduc-
, tion probabilitaire. Il s'agit de diminuer le risque de voir deviner la stratégie.
Le joueur, dans ce cas, peut éviter de la fixer. Il choisira alors, initiale-
. ment, non pas une stratégie mais un système de probabilités coordonnées à
` chacune des stratégies possibles. Dans ce cas, il opèrera une prévision avec
une pluralité de coups possibles, avec, pour chacun d'eux, une probabilité
déterminée, stratégie qualifiée de mixte.
Le passage des jeux à deux personnes, à trois, donne des possibilités

nouvelles. Une coalition sera dite efficace pour une imputation a si elle
procure aux membres de S des gains supérieurs ou aux moins égaux aux
gains des joueurs isolés, dont la somme n'excède pas la valeur de la fonc-
tion de gain pour l'ensemble S :
'
... '
IES IES _.. .
-
Une telle imputation en donne une autre B lorsque : l'ensemble S n'est

pas vide ; S est efficace pour a : ai > Bi pour tout nombre I de S. _..

. '
171
C'est un système de répartition lié à une coalition de telle façon qu'à
l'intérieur du système les imputations ne se déterminent pas entre elles. Il
existe alors toujours une imputation qui domine une imputation extérieure
quelconque. Comme le montre Granger, on abandonne ici l'ordre linéaire
des situations parétiennes. On le remplace par un ordre plus complexe,

éventuellement circulaire puisqu'une imputation


an, appartenant à l'ensem-
-
ble dominant g$, peut être dominée par une imputation Rn prise hors
- -
de g$ ; mais il existe alors dans Y, une autre imputation a qui domine B.
-
sans cependant dominer a". C'est déjà une sorte de feed-back qui rejette
une linéarité simple sans, pour autant, parvenir au système.
Une stratégie : la moins mauvaise
Que peut-on conclure ? D'une part, dans certains cas, l'information
totale est nécessaire ; or la recherche de l'information peut être impossible
ou très coûteuse. Jean-Pierre Cot, méditant sur l'application de la théorie
des jeux aux relations internationales, remarque que le problème réel n'est
pas de choisir la meilleure stratégie absolue, mais la moins mauvaise « par-
mi celles que l'on a considérées relativement au temps et aux ressources dont
on dispose. En d'autres termes, il faut faire intervenir la notion de coût de la
décision. Le temps passé sur une décision ne pourra être consacré à d'autres
problèmes. Ceci introduit un facteur d'irrationalité important dans notre
théorie. En pratique, la stratégie est souvent dictée par la loi du moindre
effort
D'autre part, l'instrument mathématique proposé ménage ici une place à
la pluralité des comportements à l'intérieur d'un cadre socialement défini, où
les rapports de coalition dessinent une zone de stabilité. On est encore loin
d'un schéma systémique et de la multi-rationalité. Mais ces efforts mènent
à s'interroger sur les possibilités d'inclure dans le calcul rationnel des
éléments irrationnels, démarche constitutive des théories néo-rationalistes.

L'approche des « relations humaines » . ,1


Le même type d'observations s'impose pour l'approche dite « des
relations humaines ».
On ne développera pas ici très largement cette approche bien connue.
L'ouvrage de March et Simon l'a décrite mieux que tout autre ne pourrait
le faire. On se contentera, en s'aidant de leur ouvrage, de présenter les trois
grands axes de cette approche suivis de quelques appréciations critiques.

UN PREMIER ÉLÉMENT important est l'influence des motivations sur les


décisions au sein de l'organisation. A l'appui de cet élément viennent les
théories de la bureaucratie, de la satisfaction au travail et de la productivité.
8. Institutionsinternationale.s,
Les cours de droit, pueannée, 1969-1970,cours polycopiés,
p. 203.

172 '.....
Les théories de la bureaucratie ont porté une grande attention aux réponses
inattendues que peuvent donner les membres d'une organisation et contre-
disent certaines des implications rigides qu'on pouvait tirer du taylorisme.
Il en est ainsi de Merton 9, de Zelnick lo et de Gouldner 11.
Comme l'indique March et Simon (Les organisations, p. 32) la structure
générale des systèmes théoriques de ces trois auteurs est semblable : ils
utilisent une principale variable qui est une forme d'organisation destinée à
contrôler les activités des membres dans l'organisation. Représentation
mécaniste du comportement humain.
Merton s'est attaché au dysfonctionnement de l'apprentissage dans les
organisations : les membres d'une organisation donnent des réponses en
généralisant à partir de situations similaires. Conséquences donc imprévues
et non souhaitées par l'organisation. Merton montre que les changements de
personnalité chez les individus-membres proviennent de facteurs déterminés
par la structure des organisations. La hiérarchie dirigeante impose à l'orga-
' nisation une
exigence de contrôle qui prend la forme d'une insistance sur
la régularité du comportement. On institue alors des programmes-types
d'exécution qui facilitent ce contrôle.
Cet accent mis sur la régularité des conduites entraine : un amoin-
drissement des relations individualisées ; l'intériorisation des règles de
l'organisation par les exécutants ; l'utilisation des catégories comme techni-
. que de prise de décision. La recherche réelle des alternatives va décroissant.
Ce comportement devient alors très prévisible ; de même l'esprit de
corps, véritable patriotisme d'organisation, est favorisé. Mais la rigidité ac-
croît les difficultés rencontrées avec les clients d'autant que les subordon-
nés ont tendance à développer l'utilisation des signes extérieurs de l'auto-
rité.
Selznick s'intéresse i la délégation d'autorité. Comme Merton, il veut
montrer les conséquences imprévues d'une technique de contrôle, en l'es-
pèce, ici, la délégation d'autorité.
Elle a plusieurs conséquences : augmentation de la somme de l'entraîne-
ment dans les compétences spécialisées ; tendance à réduire la différence
entre les objectifs de l'organisation et leur réalisation ; création de la dépar-
tementalisation et des divergences d'intérêts qui s'ensuivent.
Ces divergences accroissent les conflits internes et, dès lors, les décisions
' auront tendance à dépendre de la stratégie interne. Chaque groupe cherche
à s'affirmer en intégrant dans sa doctrine les objectifs généraux des orga-
nisations pour légitimer ses exigences. Ceci entraîne une intériorisation des
objectifs subalternes par les participants.
La délégation contribue donc, à la fois à la réalisation des objectifs
généraux et à leur déformation. ' , '.
, ..1
9. Social theory and social structure.
10. An approach to the theory of organisation o, Americatt Sociological Review, 1943.
il. Patterns of industrial bureaucraty. ·
_
' .. 173
Gouldner montre, comme les deux précédents, qu'une technique de
contrôle trouble l'équilibre général. L'emploi de règles générales et im-
personnelles répond aux exigences de contrôle des dirigeants. La conséquen-
ce en est la diminution du caractère patent des relations d'autorité.
D'autre part la réglementation du travail fournit des indications pour
ceux qui dépassent les règles prévues par l'autorité. La définition des con-
duites irrecevables augmente la reconnaissance du niveau minimum des
conduites acceptables. Cette reconnaissance accroît la distance entre les
objectifs de l'organisation et leur réalisation, puisque les membres s'en
tiennent à ce niveau minimum. D'où une minutie de la supervision qui
tend à relever le niveau.
Dans ces trois théories des conséquences inattendues sont apparues à la
suite d'un schéma tendant au contrôle.
'
La satisfaction au travail
c Un peu à contre-cœur, les théoriciens de la motivation industrielle en
sont venus à reconnaître que des satisfactions actuelles sont souvent moins
importantes pour influencer les comportements humains que la perception
d'un rapport entre les possibilités présentes et les situations futures y (March
et Simon, p. 47). .
,
Le plus et le moins ' ' ;; ..
Les auteurs considèrent le schéma suivant (p. 48) :
- Plus faible est la satisfaction de l'organisme, plus grand sera le com-
portement de quête des programmes d'activité de remplacement qu'il entre-
prendra ;
- plus grand sera le comportement de quête, plus élevée sera la valeur
inattendue de la récompense ; , ' ....
- plus élevée sera celle-ci, plus grande sera la satisfaction ;
- plus élevée sera la valeur attendue de la récompense, plus élevé
sera le niveau d'aspiration ;
- plus élevé sera celui-ci, plus basse sera la satisfaction.
Ce schéma permet aux auteurs de montrer que la relation entre la satis-
faction et la productivité individuelle est complexe.
Supposant qu'un employé soit insatisfait et qu'il se mette en quête d'une
activité de remplacement. Trois choix fondamentaux sont oflerts : ou quitter
l'organisation ; ou se plier à ses normes ; ou rechercher des occasions de
satisfactions sans élever la production (faire de la politique et, au besoin,
limiter la production, par exemple : satisfaction évidente). Conclusion :
un niveau de satisfaction élevé per se ne permet pas de diagnostiser une
production élevée.
La productivité
Un individu peut être influencé par : un changement de valeur associé à
des circonstances données ; un changement des conséquences perçues comme

174
résultat d'une autre activité possible ; un changement de l'ensemble des
circonstances qui sont évoquées.
Pour les auteurs, la motivation poussant à produire est fonction du
caractère de l'ensemble évoqué des alternatives, des conséquences perçues
des différentes alternatives évoquées et des objectifs individuels servant de
' ' '. '
critère à leur évaluation.
L'ensemble évoque des possibilités de choix.
De façon générale la disponibilité concrète de choix extérieurs (offre
d'emplois par exemple) entraîne la vraisemblance de l'évocation de tels
choix : l'entourage peut donc donner des indications précieuses.
Mais les exécutants sont soumis à quatre facteurs qui concourent à dé-
terminer les comportements possibles.
- Dans une organisation complexe l'exécutant est réceptif aux indices
venant de la hiérarchie personnelle : « la plupart des études suggèrent que
plus l'on a le sentiment de prendre part aux décisions moins apparaissent
patentes dans l'organisation les différences de pouvoir et que ceci a pour
effet de diminuer en retour l'évocation des possibilités de choix désapprou-
vées par l'organisation » (p. 54). De plus « plus grand sera le sentiment de
participation, plus grand sera le contrôle de l'organisation sur l'évocation
des possibilités de choix et, par conséquent, plus faible sera l'évocation des
; possibilités de choix qui sont refusées par l'organisation o (p. 54). Friedmann
en 195512, Krulee en 195513 et Richmond en 195414 ont vérifié expéri-
mentalement ces hypothèses.
- Facteur tenant au travail lui-même : l'effet de la minutie de la super-
, vision dépendra de la complexité du travail. Si le travail à effectuer est
. simple, plus la supervision est spécifique dans ses instructions, plus l'évoca-
: tion de choix d'activité sans rapport avec l'organisation sera grande.
Il en va différemment, à l'évidence, quand le travail est complexe (March
et Simon, p. 35). '
, - Facteur tenant à l'existence des sanctions positives officiellement pré-
vues pour les emplois. Les systèmes de salaires influencent le comportement
dans le travail. Mais également il faut envisager différentes possibilités de
comportement (March et Simon, p. 55).
- Enfin le facteur tenant au groupe de travail qui donne des renseigne-
ments sur les différentes possibilités d'action des membres du groupe
fournissant les indices. Les normes de taux de production évoquées dans
l'esprit d'un travailleur tendant à refléter la conduite des individus voisins
accomplissant le même ouvrage.
Ainsi des recherches de Wyatt 15 et de Hewitt et Parfit 16.

12. Industrialsociety.
1955,p. 37-47.
13. «Companyaid incentivessystem», Journalof Busine.ss,
' 14. a ConHict
and authorityin industry», Occupationnal 1954,p. 24-33.
Psychology,
15. Incentivesin repetüiveivork.
16. "AA note on workingmoraleand size of groupa, OccupationnalPsychology,
1954,
p. 38-42.
"'
175
Quellessont les conséquencesperçues des possibilitésde choixévoquéesP?
(Marchet Simon,p. 58).
Trois types d'information élaborent les attentes relatives aux consé-
quences de l'activité :
- L'état externe de l'environnement(par exemple, choix potentiels).
- Les pressionsémanant des sous-groupesdans l'organisation(l'influen-
ce du petit groupe de travail auquel l'individu appartient).
- Le système de sanctions positives établi par l'organisation(avance-
ment, primes, salaires,etc.).
Les objectifs individuels servant de base à l'alternative (March et
Simon,p. 65).
'' '
Alternatives comptabilisées
Le postulat suivant est avancé : plus forte est l'identificationd'un indi-
vidu à un groupe, plus il est vraisemblableque ses objectifsse conformeront
à sa perceptiondes normesdu groupe.Les auteurs avancent cinq hypothèses-
fondamentales.
- Plus grand sera le prestige perçu du groupe, plus forte sera la
tendance d'un individu à s'identifierà lui, et réciproquement..
- Plus larges sont les limites dans lesquellesles objectifs sont perçus
commepartagés par les membres du groupe, plus forte sera la tendance de
l'individuà s'identifierà lui, et réciproquement.
- Plus fréquente sera l'interactionentre un individuet les membresd'un
groupe, plus forte sera la tendance de l'individu à s'identifierau groupe et
réciproquement.
- Plus grand sera le nombre de besoins satisfaits dans le groupe, plus
grande sera la tendance de l'individu à s'identifierau groupe et réciproque-
ment.
- Plus faible sera la quantité de compétitionexistant entre les mem-
bres d'un groupe et un individu, plus forte sera la tendance de l'individu à
s'identifierau groupe et réciproquement(p. 66).
Les facteurs affectant l'identificationau groupe sont fonction de la
situation du groupe dans la société et du caractère des normes personnelles.
Les auteurs étudient, alors, les causes et modalités de l'identificationavec
des groupes extérieurs à l'organisation(associationprofessionnelle,groupe
communautaire,famille, syndicat)(p. 71 et suiv.) de l'identificationà l'orga-
nisation (et les sous-groupesde travail) (p. 73 et suiv.).

LE SECOND ÉLÉMENT de l'approche des relations humaines est l'influence


des motivations sur la décision de participer. Cette théorie se trouve
au coeurde la théorie de Barnard et Simon appelée « équilibrede l'organi-
sation» 1'l.La théorie de l'équilibre est une théorie
1 de la motivation dont
les postulats sont les suivants :
17. Baiuvwxtn, The functions of the executive et SIMON, Admilnistrative behavior.

176 .
- Une organisation est un système de comportements sociaux inter-
connectés entre plusieurs personnes qu'on appelle les participants.
- Chaque participant reçoit de l'organisation des avantages en échange
de certaines contributions.
- Tout participant poursuit sa participation si les avantages offerts
sont égaux ou supérieurs aux contributions exigées.
- Les contributions sont la source des avantages que l'organisation
offre aux participants, ce qui explique qu'une organisation est solvable si
elle dispose d'assez de contributions pour fournir les avantages qui provo-
' queront ces contributions.
Les auteurs présentent une théorie explicative du comportement des par-
ticipants : employés, actionnaires, fournisseurs, distributeurs, consommateurs.
Pour les employés, auxquels les auteurs accordent une importance par-
ticulière, la règle générale est que cel'accroissement du rapport de la valeur
utilitaire des avantages à la valeur utilitaire des contributions diminue la
tendance qu'ont les individus à quitter l'organisation, tandis qu'une dimi-
. nution de ce rapport a l'effet contraire » (p. 92).
L'équilibre avantage-contribution est la jonction de deux composantes
principales : l'attraction ressentie de quitter l'organisation ; la facilité perçue
de quitter l'organisation.
Sur le premier point, trois postulats sont avancés :
- Plus grande est la conformité des caractéristiques de la tâche avec la
caractérisation que l'individu fait de lui-même, plus le niveau de satisfaction
sera élevé.
- Plus il sera possible de prévoir les relations instrumentales au travail,
.
plus le niveau de satisfaction sera élevé.
- Plus les conditions de travail sont incompatibles avec un autre rôle,
plus le niveau de satisfaction sera élevé.
Sur le second point les auteurs estiment (p. 99) que plus grand sera le
nombre de possibilités de choix perçus lors de l'organisation, plus grande
. sera la facilité perçue d'un changement. La perception dépendra : du
nombre des organisations dont l'individu peut reconnaître l'échelon ; de son
niveau par rapport à ces échelons.
D'autre part, les auteurs appliquent aux autres participants les deux
variabler de l'attraction ressentie et de la facilité perçue (p. 105). Tout ,
'
le système repose sur l'équilibre avantages-contributions. Or il faut en tester
_' les éléments. Mesure difficile parce que les valeurs utilitaires individuelles
ne changent que lentement, que les fonctions utilitaires sont univoques
et que les groupes importants d'individus possèdent à peu près les mêmes
fonctions utilitaires. ,

. Li: TROISIÈMEET DERNIERÉLÉMENT : les conflits dans l'organisation.


i Les auteurs s'intéressent aux trois classes possibles de conflits (indivi-
_ ..: duels au sein de l'organisation, et entre organisations) en étudiant les

_'' . 177

' , . '
12 ,
conditions de leur naissance, l'appareil d'interaction qui s'ensuit et le résul-
tat du conflit.
Les conflits individuels surgissent de trois façons principales : ' "
- par inacceptabilité : le choix que l'individu préfère n'est pas à un
niveau assez bon de satisfaction ;
- par l'incomparabilité : l'individu connaît la répartition probable des
conséquences, mais ne peut discerner un choix préférable ;
- par incertitude : l'individu ne connaît pas la répartition probable qui
relie le choix d'une conduite aux conséquences provenant de l'environne-
'
ment.
Lorsque le conflit est perçu, une motivation à réduire le conflit est créée.
Si le conflit est né par incertitude, l'individu accentuera sa recherche de
clarification ou de nouvelles alternatives ; si le conflit est né par inaccepta-
bilité, l'individu cherchera d'autres possibilités, sa puissance de motiva-
tion à réduire le conflit dépendant de la disponibilité d'alternatives neutres
et de la pression du temps. Si le conflit est né par incompatibilité, la durée
de prise de décision sera courte et le choix dépendra de l'ordre dans lequel
se présenteront les possibilités.
"
Individu, groupe et alliance
Les conflits de l'organisation se subdivisent eux aussi en deux : les
conflits individuels ; les conflits entre groupes.
Pour les conflits individuels les auteurs distinguent les facteurs concer-
nant l'incertitude et les facteurs concernant l'inacceptabilité.
En ce qui concerne l'incertitude, deux hypothèses sont avancées : plus
grande sera la somme d'expériences passées de prises de décision, moins
il est probable qu'on verra surgir dans l'organisation des conflits inter-
individuels ; plus la complexité .de la situation de décision sera faible, moins
il est probable qu'on verra surgir dans l'organisation des conflits inter-
individuels.
En ce qui concerne l'inacceptabilité, les auteurs avancent que plus sera
grande la divergence entre le niveau d'aspiration et la réalisation, plus la pro-
babilité de conflits inter-individuels sera grande dans l'organisation.
Les conditions nécessaires au conflit entre groupes se résument en trois
variables : l'existence d'un réel besoin, ressenti, de décisions communes ;
l'existence, soit d'une différence d'objectifs, soit d'une différence de per-
ception, ou les deux à la fois.
Comment l'organisation réagit-elle aux conflits ? Quatre processus prin-
cipaux éclairent le problème : la solution des problèmes (recherche d'une
solution satisfaisante aux critères communs) ; la persuasion (les objectifs
individuels ne sont pas considérés comme immuables) ; le marchandage
(le désaccord sur les objectifs est immuable mais on utilise un arsenal de
stratégies) ; politiquement (situation identique à la précédente mais la stra-
'
178 .' , ,
tégie consiste à étendre les parties encore de façon à inclure des associés
virtuels).
Quant aux conflits entre organisations, on retombe dans la théorie des
jeux, posée alors en termes d'organisation. Les deux auteurs posent deux
questions : l'une relative à la structure des alliances, l'autre aux résultats
des négociations.
Von Neumann et Morgenstern 18 admettent que toutes les alliances possi-
bles sont prises en considération, que chaque joueur a une connaissance par-
faite du jeu et un ordre de préférence bien défini et s'efforce de rendre
maximaux les avantages qu'il en attend. Ces hypothèses entraînent des
propositions raisonnables sur la formation des alliances.
Malheureusement de nombreux auteurs ont contesté le réalisme des
hypothèses. La méthode de Nash 19 définit le résultat « juste du mar-
chandage comme celui qui augmente de façon maximum les résultats indi-
viduels, résultat qui dépend de l'attitude des participants envers le risque.
Il a paru utile de présenter d'abord, dans la cohérence de leur totalité,
l'ensemble de ces doctrines en apparence disparates. Pourquoi ?
Parce que la présentation de March et Simon est en elle-même très
'
critique. Leur décodage, en termes extrêmement simples qui font songer
à des recettes de cuisine, est impitoyable. Comme le montre M. Crozier
dans la préface de son ouvrage : « Les auteurs s'étaient assignés comme
objectifs de réduire un article à une proposition de deux lignes, et un livre à
une suite de quatre à cinq propositions équivalentes ... or une telle déflation
du langage littéraire des sciences humaines ramène à des propositions inatten-
dues bien des efforts en apparence séduisants, mais dont la relative incon-
sistance apparaît tout de suite si on les soumet à un tel traitement (p. VII).
On ne saurait mieux dire. Cette déflation aboutit à une présentation
squelettique et quasiment humoristique.
On peut cependant lui reprocher de ne pas expliciter suffisamment ses
reproches.
Ces théories sont toutes très psychologiques et pragmatiques. Il faut
obtenir des résultats concrets pour le plus grand bien des organisations.
Faire de l'utile. Le résultat en est un mélange assez extravagant de truismes
(si vous faites participer un individu aux décisions, il se sentira plus intégré
à l'organisation !) et de corrélations plus scientifiques, si on entend par
science ce qu'en dit Paul Bureau dans La science des nueurs : « On recon-
. naît qu'une discipline est une science en ce qu'elle apporte des résultats
contraires au sens commun ». A cette seconde catégorie se rattachent les
idées de Merton sur les dysfonctionnements de l'apprentissage dans les
organisations, ou de Selznick sur la délégation d'autorité.
Mais on remarquera que dans tous les cas c'est la conception d'un
homme rationnel qui prévaut. Rationnel, pragmatique, de bon sens. Nor-
' ' ' ' '
18. Theory of games and economicbehavior.
19. n The bargainingproblemn, Econometrica,1950, p. 115-162.

' ' .
_ :.' __ . ' ;1%
' ' ' '
_ ,'' . : '
.. ' . , . :' ." ' '
,
mal, en somme. Et cette normalité est significative de la totalité du
système.
'
Qu'est-ce à dire ?
Ces théories ont ceci de commun qu'elles n'envisagent jamais comme
souhaitable que l'individu quitte l'organisation ou la transforme par
une vigoureuse innovation. Elles admettent dans le meilleur des cas un
dialogue entre l'individu et l'organisation. Mais, dans ce cas, c'est l'organi-
sation qui aura le dernier mot. Il est en effet beaucoup moins coûteux pour
l'organisation d'imposer son point de vue par la persuasion que par la
contrainte brutale. Mais, dans les deux cas, le but visé est le même : faire
plier l'individu. Aucune réponse saugrenue n'est admise.
Les postulats d'une « organisation »
Qu'est-ce à dire encore ? Cette attitude de l'organisation - dans le
cadre de ces doctrines - postule un individu satisfait. La normalité c'est
la satisfaction, c'est-à-dire l'adaptation harmonieuse à un environnement.
C'est l'image des publicités bancaires : le jeune cadre dynamique et sou-
riant qui va à la banque pour obtenir du crédit. Pourquoi le crédit ? Parce
qu'il a confiance dans l'avenir, dans le progrès, à la fois collectif et indi-
viduel. Progrès individuel, car l'avenir de sa carrière est nécessairement
radieux dans une société en expansion. Progrès collectif, parce que cette
société en expansion exige une augmentation des ventes de maisons, de
voitures, d'appareils électro-ménagers etc. Le changement rapide des
modèles d'appareils est une des conditions et un des résultats du progrès.
Tout ceci est, bien entendu, lié au crédit et donc à la motivation de l'em-
prunteur, satisfait et souriant.
Voilà toute la philosophie contenue dans ces doctrines. On l'a vérifié. Pas
une de ces doctrines n'y échappe, car pas une n'échappe à la vision d'un
homme normal, satisfait, adapté à la société. Un rapprochement s'impose ici
avec la psychiatrie qui ne reconnaît que l'homme normal, et qui, en pré-
sence de l'anormalité tente chaque fois de la réinsérer dans le milieu, de
l'adapter. La psychiatrie ajuste les comportements anormaux, c'est-à-dire
statistiquement peu fréquentes 20 à l'environnement. Elle ne vise pas à
transformer cet environnement. Impuissante à le faire, il lui restera soit à
réprimer (enfermer), soit à persuader 21. Ainsi des théories de l'organisation
décrites ici. Elles ne mettent pas un instant en cause la légitimité des
valeurs de l'organisation, son bien-fondé à se maintenir, au besoin contre
les individus. Ceux-ci mériteront d'être manipulés mais non véritablement
d'être écoutés.
Cette non-critique des fins est le critère même d'une mono-rationalité :
il n'est pas question d'envisager ici une problématique autre que celle d'une
20. Et ce, à la différencede la psyehanalyscet de l'antipsychiatrie,voir p. 120 et suiv.
21. Après les travaux de Foucaultil est difficile,en 1973, de donner une autre définition.
La psychiatriene peut avoir d'autre fondementque la statistique.Cette réduction drastique
laisse un peu rêveur...

180 '
\

organisation puissante et manipulatrice. Toute tentative de poser le problème


en d'autres termes, tous simultanément valables selon le point de vue auquel
on se place, est vouée à l'échec. Mono-rationalité non systémique, relevant
d'une psychologie unidimensionnelle du vécu.
. C'est, le propre
semble-t-il, de toutes les théories probabilitaires.
March et Simon
avaient résumé la plupart de ces ouvrages en termes de
. « plus on fait ceci, plus cela se modifie dans tel sens ». Ceci signifie que,
compte tenu de ce que l'on sait de cet homme normal, des statistiques, il
' . est probable qu'une action dans un sens entraînera un effet dans tel autre.
Linéarisme du raisonnement. Rationalité probabiliste et encore psychologique
..
qui ne veut pas tenir compte de l'irrationnel. C'est seulement un assouplisse-
ment aux théories de la certitude qui peut permettre l'irruption ultérieure de
''
: l'irrationnel. Mais on se situe encore dans un univers psychiatrique, répressif,
"
. linéaire, rationnel et finalement taylorien.

' '
LES DOCTRINES NEO-RATIONALISTES
' Le néo-rationalisme aux En partie sans
échappe-t-il critiques précédentes ?
doute. Sa causalité
plus linéaire, n'est systémique pré- et le raisonnement
. domine. On peut
qu'en dire
ce sens il y a abandon du taylorisme. En un
autre sens le taylorisme est maintenu. Pas plus que Taylor, Simon et March,
Feldman et Kanters ne remettent en cause les valeurs qui sous-tendent
l'activité des organisations et leur propre rationalité. Ils se situent dans le
cadre d'une seule rationalité, la rationalité du capitalisme de leur temps qui
est, en même temps, en
partie, celle du socialisme industriel des pays de
l'Est. Aucune critique de valeur n'est amorcée et ces auteurs n'imaginent pas
un seul instant que d'autres sociétés politiques et administraüves, encore
virtuelles, puissent se développer. Quel que soit leur effort vers l'aléatoire,
. leur marche vers la multirationalité est bloquée par une absence évidente de
' critique idéologique. Cela est vrai des thèses initiales de Simon, de leur
modernisation ultérieure par Simon, Cyert et March, Feldman et Kanters.

Simon, père de l'école moderne

C'est en 1945 que paraît pour la première fois l'ouvrage célèbre de H.A.

' Simon, Administrative behavior. Il entend fonder les bases d'une science
. nouvelle : la décision.
'
Selon Simon, le but de la science administrative est de dégager les règles
susceptibles d'améliorer le circuit et la qualité des décisions au sein d'une
organisation (Administrative behavÍol', 243). p. Tous les agents ont des
'
décisions à prendre, soit les décisions d'impulsion des agents supérieurs (ou
même moyens), soit, même, les décisions d'aménagement que prennent les
exécutants. Les uns et les autres sont reliés par un système d'autorité ou
d'influence.
- Autorité, si un individu la décision sans examen
accepte critique
préalable, ce qui peut être vrai naturellement du subordonné placé sous

. ' '
181
'
, .' ' . ,_... ,
l'autorité d'un supérieur hiérarchique ; ce qui peut être vrai, à l'inverse, du
supérieur hiérarchique placé en fait sous l'autorité de ses subordonnés.
- Influence, si l'individu accepte d'être guidé par les choix d'autrui
parce qu'il a été convaincu de l'être. «L'individu accepte les décisions d'au-
trui à l'intérieur d'une zone d'acceptation » 22 qui sera plus ou moins large
selon le caractère plus ou moins volontaire de l'organisation : zone limitée
dans les institutions à adhésion volontaire ; zone très large dans les insti-
tutions à adhésion obligatoire comme l'armée.
Dans l'administration cette zone doit être large parce que l'autorité
permet la coordination des tâches, et fait fructifier la qualification techni-
que des agents qui peuvent travailler de façon cohérente au service d'objec-
tifs définis.
La distinction entre fait et valeur renouvelle la distinction trop sommaire
entre le politique et l'administratif Les rapports entre le politique et l'admi-
nistratif ne peuvent se caractériser par la théorie juridique trop sommaire
de la subordination de l'un à l'autre.
Mais la distinction politique/administratif Simon la fonde sur la dis-
tinction : données de faits/données de valeur, les premières relevant du
monde administratif, les secondes relevant du monde politique (p. 46).
Les valeurs de la société doivent, à l'évidence, gouverner les choix admi-
nistratifs. Le processus de décision peut se décomposer en deux phases : <! la
première aurait trait à l'élaboration d'un système de valeurs intermédiaires
et une appréciation de leur poids relatif. La deuxième consisterait en une
comparaison des lignes d'actions possibles en fonction du système de va-
leurs » (p. 53).
Mais l'auteur reconnaît immédiatement qu'en pratique la distinction est
difficile, car il est impossible de séparer fait et valeur dans une décision,
comme il est impossible d'affirmer que les valeurs relèvent exclusivement du
politique et les faits exclusivement de l'administratif. Mais cette distinction
permet de dégager des caractéristiques afférentes au traitement et aux res-
ponsabilités différentes que ces deux types de données entraînent.
Les institutions démocratiques trouvent leur principale justification dans
la nature des procédures par lesquelles un contrôle est exercé sur les juge-
ments de valeurs. Si bien que la détermination du système de valeurs, qui
servira de base à la gestion, doit être exercée, d'abord, par les organes

22. La décision est composée d'un complexe de buts et moyens, étant entendu qu'un
but pour certains agents est moyen pour certains autres, et que d'ailleurs la décision sera
toujours un compromis entre plusieurs buts et leurs moyens. Simon introduit ici dans la déci-
sion une combinaison de deux données : données de fait et donnée,s de valeurs. Il donne
l'exemple de la construction d'une route nouvelle. Dans ce cas les données de fait sont, par
exemple, les résistances des types de revêtement, des types de route selon le type de circu-
lation qti on veut privilégier, etc. Les données de valeur sont la sécurité des automobilistes
et des piétons (ce qu'on pourrait appeler d'un mot à la mode, aujourd'hui, le coût de la
vie humaine, Ù l'évidence très subjectif, c'est-à-dire le prix que les gouvernements veulent
bien payer pour sauver des vies) ou d'autres considérations de type esthétique, par exemple, .
la décision de construire la route sera le fruit des rapports entre ces deux types de données.
Cette analyse est celle de Chester BARNARD dans The functions of exeeutive. Elle est reprise
ici par Simon.

182 , .
démocratiquement contrôlés. L'auteur appelle ces instances les législateurs,
par opposition aux administrateurs qui, eux, ne se préoccupent que des
données de fait. Mais un clivage absolu est impossible ; dès lors que le
législatif doit avoir à traiter des problèmes factuels, il doit pouvoir dispo-
ser de toute l'information nécessaire au traitement de ces problèmes. Dès que
l'administration est contrainte de porter, dans certains cas, des jugements
de valeur, il lui faut se souvenir avec rigueur de sa nécessaire docilité aux
valeurs communément admises par la société.
L'objet de la science administrative est donc de « constituer un environ-
nement tel que l'individu s'approchera le plus de la rationalité dans les
décisions qu'il prend ». Rationalité entendue dans la double signification :
'
de la cohérence de la décision par rapport aux valeurs du groupe ; de sa
cohérence interne par rapport à l'information disponible.
Comment accroître la rationalité ? P
D'abord, par une meilleure identification de l'individu aux normes et
aux objectifs de l'organisation. L'identification s'opère d'abord par voie d'au-
torité. Par la suite, elle peut s'opérer par voie d'adhésion spontanée. Ceci
peut s'expliquer par l'intérêt personnel de l'agent, au sens large (salaire,
carrière, prestige personnel, amitiés) qui est lié à la croissance et au prestige
de l'organisation ; l'impact de ce faisceau d'intérêts qui habitue l'agent à
concentrer naturellement son attention sur les valeurs sociales mises en jeu
par l'activité de son service, ignorant au besoin d'autres impératifs sociaux ;
l'habitude du chef d'entreprise de faire prévaloir sur tout autre objectif la
croissance de sa firme.
Mais, en contrepoint, du fait de la subdivision des organisations en
service et sous-groupes, les agents ont tendance à se considérer comme porte-
parole de ces sous-groupes qui peuvent aller à l'encontre des objectifs
. généraux de l'organisation.
. En somme les agents possèdent : leur personnalité individuelle ; leur
personnalité d'organisation ; leur personnalité de sous-groupes d'organisation.
Ces deux dernières peuvent entrer en conflit 23.
L'équilibre d'une organisation est donc quelque chose de précaire et les
occasions de conflit sont nombreuses. Pourquoi les individus décident-ils
d'entrer dans une organisation et de subordonner leurs buts personnels
aux buts de l'organisation ? Parce que celle-ci les satisfait dans certaines
aspirations personnelles, matérielles (pécuniaires entre autres) ou psycholo-
giques (idéal, prestige, etc.) En échange ils lui apportent leur dévouement
et une sorte d'équilibre s'établit entre les apports que reçoit l'organisation et
ceux qu'elle procure. Du même coup, il apparaît que les objectifs d'une
organisation sont le résultat d'un compromis entre les intérêts des divers
participants, sans pouvoir coïncider avec l'intérêt individuel de chacun.
Les discussions sont permanentes entre ceux qui sont partisans de sa survie

23. On peut aussi imaginer que la personnalitéindividuelles'oppose aux deux autres,


ou à l'une ou l'autre. Mais Simon n'a pas approfondice problème. _
'
181
et ceux qui privilégient la croissance, ce qui éclaire tout le problème de
l'innovation 24.
La rationalité peut être recherchée, également, par le développement de
bonnes communications. Il est indispensable que les informations soient
acheminées vers ceux qui prennent la décision ; de même il est indispensable
que les décisions soient bien connues des exécutants 25.
Chaque individu étant dans l'incapacité de tout connaître, la décision
sera décomposée en plusieurs éléments correspondant à la place et aux ca-
pacités de chacun dans l'organisatio;. Un système de communications for-
melles et informelles éclaire le processus : formelles par communication
orale, écrite (courrier, dossiers, rapports, compte-rendu de réunions, recueils
d'instruction, etc.) ; informelles par les relations personnelles ou de cartes
établies dans l'organisation.
Mais l'information ne circule pas facilement en raison des motivations
affectives des agents, de leur incapacité fréquente à déterminer l'information,
à communiquer, et de la pratique du secret 26.
La rationalité peut être recherchée encore par la mise en oeuvre de
j critères d'efficacité. Qu'est-ce que l'efficacité ? C'est l'obtention de meilleurs
résultats par l'utilisation des mêmes allocations,
Dans le secteur public comme dans secteur privé, le gestionnaire devra
intégrer dans son analyse non seulement les valeurs propres à son service,
et plus généralement à son administration, mais encore toutes les valeurs
sociales liées avec son activité.
Les difficultés de mesure seront considérables car - au-delà de ces
problèmes d'harmonisation des valeurs - l'administrateur devra prendre en
compte les effets externes et les bénéfices secondaires de telle ou telle déci-
sion.
Dans ce cadre, un instrument important de rationalisation des activités
d'administration est constitué par le budget. Une amélioration des procédures
budgétaires permettra une division efficace du travail entre le politique et
l'administratif ; celle-ci sera appuyée sur une centralisation optima des
décisions d'allocation budgétaire au sommet de la hiérarchie administrative,
en un point où les arbitrages entre valeurs pourront être exercés en confor-
mité avec les options fondamentales.
. On débouche ici directement sur les opérations PPBS et RCB.
Ces derniers développements expliquent la vision singulièrement moderne
que Simon a de la décision, mais encombrée d'une série de considérations
qui en annulent ou, tout au moins, en affaiblissent la portée. Simon ajoute en
effet - élément capital pour notre propos - que les décisions sont le
résultat d'un processus complexe qui s'étale dans le temps.

24. Problème évoqué dans Les organisations,ouvrage plus récent que nous analyserons
ci-dessous.
25. Ces deux fonctionsne sont pas assuréesdans le systèmebureaucratique ;les dysfonc-
tions ont été analyséespar CROZIER dans son Phénomènebureaucratique.
26. Cette théorie des communications
sera raffinéedans Les Q1'ganisatinns.

. '
184 ,
De même, dans The shape ofautomation, il présente les différentes
représentations qu'on peut faire du décideur et il ajoute : « All these images,
have a significant point in common. In them, the decision maker is a man
at the moment of choice, ready to plant his foot on one or another of the
routes that lead from the crossroad. All the images falsify decision by
focusing on its final moment. All of them ignore the whole lenghly complex
process of alerting, exploring and analysing that precede that final moment »
(p. 53).
Dans Administrative behavior il consacre des pages à ce phénomène
(p. 221 à 250). Cela ne l'empêche pas, il est vrai, de fragmenter encore la
décision. Dans The shape of automation il écrit : « Décision making com-
prises three principal phrases : finding occasions for making a decision ;
finding possible courses of action ; and choosing among courses of ac-
tison » (p.54).
'
, Il aggrave d'ailleurs cette fragmentation en distinguant deux types de
décisions : les décisions programmées, les décisions non programmées.
. Les premières se caractérisent par leur routine et par une procédure définie
de façon telle que « they don't have to be treated de novo each time they
occur o (p. 59).
Les secondes ne sont pas structurées pour des raisons diverses. Les
premières sont qualifiées de repetitive decisions, les secondes de one-shot,
ill-structured novel policy decision (p. 62).
En somme dans un cas la fragmentation correspondrait à une structure
prédéterminée, programmed decision ; dans le second cas la fragmentation
ne répondrait à aucune règle.
. Cette analyse est mise au service d'une recherche de la décision ration-
nelle. , , _
. ' .'
Appréciation critique ,,-,-
La lecture de Simon est difficile car son oeuvre est ambiguë. Par un
effort vigoureux il déracine des erreurs, mais il conserve en partie les struc-
tures classiques. En somme, il a une conception systémique non linéaire des
organisations et de la décision mais juxtaposée avec un corps d'idées non
systémiques et linéaires.
H.A. Simon représente un grand changement par rapport à l'école
antérieure non seulement en ce qu'il renouvelle la science administrative de
son temps (1947), mais aussi parce qu'il déracine deux erreurs fondamen-
tales des vieilles théories de la décision.
Le point commun de ces deux erreurs résidait dans la croyance en un
moment privilégié et libre de la décision. Ceci entraînait deux consé-
quences.
. - La décision devenait un problème simple, puisque ramassée en un
moment déterminé et court (et ceux-là même qui la considéraient comme

_' .. ,
185
complexe tout en la décrivant comme condensée en un moment étaient en
contradiction avec eux-mêmes).
- La décision, moment libre, s'arrachait aux prédéterminations de
toutes sortes.
Par l'acte de volonté, l'homme devenait presque égal à Dieu. Préoccupa-
tion humaniste et souvent chrétienne des théories classiques.
" 1 ' ,
Ici les données changent.
- la décision n'est plus un acte simple et un moment, mais le produit
d'un processus complexe étalé dans le temps ;
- la décision n'est plus un moment libre puisqu'elle est le fruit de ce
processus. Egalement, parce que, dans une société donnée, tous les schémas
ne sont pas possibles pour un problème déterminé (Les organisations, p. 31).
Pourquoi ces erreurs ont-elles été déracinées ? Parce que Simon pense
avec son temps en termes systémistes : thème de l'équilibre précaire de
l'organisation qui recèle en son sein de nombreuses occasions de conflits
entre sous-systèmes, qui procure des satisfactions ; qui en reçoit et qui finale-
ment résoud ses problèmes par voie de compromis entre les intérêts des
différents sous-systèmes. Raisonner en ces termes aboutit nécessairement à
poser que la décision n'est pas un acte simple et un moment, mais le pro-
duit d'un processus complexe et continué dans le temps ; c'est poser du
même coup qu'elle n'est pas un moment libre mais le fruit de ce processus.
Autant d'idées neuves en leur temps qui se manifestent dans deux
modèles systémiques : l'un est dû à Robert et l'autre à Simon.
D'après Robert 27 toute organisation est un système de contrôle. Cha-
cune a une ligne de conduite et des objectifs auxquels sont affectés un en-
semble de sous-systèmes de contrôle de plus en plus petits. L'organisation,
et chacun de ses sous-systèmes, peut être représenté par le processus de
feed-back tel qu'il est représenté dans le schéma ci-dessous :

Structure d'un système de contrôle dans une organisation

Colonne 1 ". "' Colonne II Colonne III


,,

délais

objectifs bruits
structure résistante '
"
t
processus de déci- processus de ..,
sion–––––––––––––? transformation de-résultats réels
.' la décision
""
résultats apparents / circuits d'information .
" '
délais, bruits, biais

27. E.D. ROBERT, Industrial dynamic ; the design of management control systems »,
Management control.

"
_
186 ; ..
,,

' . '
.
La colonne I est celle des résultats virtuels, supposés, apparents. La
colonne II est celle du processus de transformation. La colonne III celle des
résultats réels. La décision suit ici un chemin compliqué. Il y a des résultats
désirés qui conduisent théoriquement à un processus de décision (colonne
I) mais, des délais, des bruits, des résistances de structure transforment le
processus de décision théorique et aboutissent à des résultats réels (colonne
III). Ces résultats sont différents des résultats apparents, mais ne parvien-
nent au décideur qu'à travers un circuit d'information fait à nouveau de
délais, bruits, biais, qui décode les résultats réels en les déformant en
résultats apparents. Grande richesse de ce tableau qui présente l'image de
deux déformations : déformation au niveau de la décision elle-même (le
'
décideur ne peut exactement faire ce qu'il veut) ; déformation au niveau de
' . la conscience
qu'il a du résultat effectif de sa décision (le décideur ne sait
pas exactement qu'elles ont été les conséquences de sa décision).
'
Deux remarques s'imposent : ce système de contrôle fait apparaître les
décisions multiples et leurs interrelations. Il n'y a plus de décision isolée ;
' il
n'y a plus, non plus, de moment isolé de la décision ; schéma d'un feed-
''
back perpétuel, décision-résultats-mesure-évaluation-décision. Chaque élé-
ment du circuit s'inscrit dans un processus.

.
Processus d'établissement d'un modèle par ajustements successifs
d'après H. A. Simon 28

. Colonne 1 Colonne II Colonne III

l'agent de décision .
' . ,
(ses objectifs)

les faits choix--. les les symboles


critèrÔ de choix syinboles (le modèle)
faits . Se\critères
collecte des données modèle 1
nouvelles données 'iii -, 1

)évaluation du modèle I
' modèle Il
nouvelles données
.1 I
évaluation du modèle II ..
1 '
, .. '"' _
adoption du modèle

Ce tableau présente trois colonnes. Une colonne I, celle des données ;


une colonne II, celle de l'agent décideur dans son processus de décision ;
"'
une colonne III, celle de la production de la décision, symboles et modèles.
28. In The new science of management decision.
_

. iôÎ
L'agent dispose de faits et, au moyen de ses critères de choix, élabore un
modèle ; mais une nouvelle collecte de données intervient qui le pousse à
réévaluer son modèle I ; cette réévaluation ne suffit pas puisqu'une nouvelle
collecte des données aboutit à réévaluer le modèle I et à le transformer en
un modèle II plus sophistiqué et plus adapté. Intervient alors la phase dé-
finitive d'adaptation du modèle II.
C'est un schéma de décision par adaptations successives, reposant sur
l'élaboration d'un système d'information faisant la jonction entre le système
d'opérations et le système de décision.
Sans avoir été expressément formulé en termes de PPBS-RCB, les deux
schémas de Robert et Simon recouvrent exactement le processus PPBS-
RCB. Ils constituent la représentation exacte du processus actuel néo-ratio-
naliste de décision dans les grandes organisations. Ils intéressent directement
la décision dans les administrations publiques.
Le PPBS, appelé en France RCB par M. Debré, constitue la synthèse
provisoire de toutes les approches actuelles, pragmatiques, de la décision.
Synthèse néo-rationaliste qui découpe le phénomène dans ses limites étu-
diables, inclut dans le raisonnement toutes les variables possibles y compris
l'approche des relations humaines et les jeux de stratégie, et qui ne recule
pas devant la formalisation mathématique.
La méthode PPBS-RCB intéresse directement et essentiellement ce
propos : dans le cadre de cette méthode réaliste la décision n'est plus
artificiellement fragmentée en trois phases - délibération, décision, exé-
cution - puisque la décision court tout au long de la délibération et
l'exécution est prétexte à contrôles successifs qui peuvent remettre en cause
les délibérations antérieures. Il n'y a plus de moment, ou de lieu de la déci-
sion. Il n'y a plus de décret de la volonté d'un décideur solitaire ou collégial.
Il y a une série d'allers et retours, dont le principal effet est d'empêcher
totalement de distinguer qui est subordonné et qui est supérieur hiérarchi-
que. Certes, les théoriciens du PPBS américain, Allen Schik ou Novick,
par exemple, ont présenté une vue abstraite selon laquelle les objectifs
proposés par le politique se verraient réalisés progressivement par le tech-
nicien 29.
Mais la pratique du PPBS-RCB a démenti ces augures 30 ; les allers
retours du dialogue analyste-décideur créent une situation enchevêtrée et
inextricable qui rend impossible la distinction du politique et de l'adminis-
tratif. Mieux : le dialogue RCB crée les conditions d'une réelle égalité entre
les participants. Mais il s'agit encore d'une égalité virtuelle, car les struc-
tures et les mentalités résistent vigoureusement à cette médecine de cheval.
On remarquera cependant, que les idées de Simon, qui ont inspiré les
spécialistes du PPBS, sont restés suffisamment ambiguës.

29. Par exemple,l'article de Novicic in Prospectiveet politique, 1970.


30. Ou tout au moins les implicationsles plus logiquesde cette pratique qui n'est pas
toujours nécessairementmenée jusqu'au bout.

188 " .
Si l'on examine les deux schémas précédents de Robert et Simon, on
apprécie leur caractère systémique ; la décision n'est plus isolée et ponc-
tuelle ; elle fait partie d'un processus de réévaluation constante, mais dans
cette réévaluation les objectifs ne bougent pas. Ils paraissent figés. Si cer-
tains admettent une réévaluation des objectifs, jamais ils ne reconnaissent
,.' une virtualité de critique des buts et des valeurs. Du même coup, Simon
: , et les spécialistes du PPBS se situent encore dans la perspective pragmatique
' de la mono-rationalité ! On est dans un système, on le change de l'intérieur,
on opère sur lui. Mais on ne saute pas d'un système à un autre système. Si
la pratique scientifique du PPBS doit naturellement tendre à une analyse de
système multi-rationnelle, la pratique administrative quotidienne, cautionnée
par Simon et les théoriciens des organisations, reste le plus souvent mono-
rationnelle 31.
Ces modèles systémiques ont permis d'évacuer les erreurs de la théorie
classique. Mais la pensée de Simon reste encombrée par de vieilles séquelles.
Séquelles de la théorie classique ,
Simon n'est pas fidèle à lui-même puisque, tout en considérant la déci-
sion comme un continuum qui se pré- et sur-détermine progressivement, il
fragmente encore la décision. Il la fragmente de trois façons :
1. Il la décompose en phases (par exemple, dans The shape of automa-
tion) : finding occasion for making a decision ; finding possible courses of
action ; choosing among courses of action. Le choosing n'est qu'une des
phases, la dernière. Simon reprend ici le schéma classique comme s'il ne pou-
vait pas se débarrasser définitivement de siècles de tradition : sans doute
peut-on objecter que ses préoccupations sont normatives et non descriptives
et qu'il cherche à augmenter la rationalité et l'efficacité en recomman-
dant une décomposition en phases. Mais il ne fait pas toujours rigou-
reusement une distinction entre descriptif et normatif puisque dans les
. pages suivantes du même ouvrage il présente un tableau général à l'évi-
dence descriptif dans lequel il présente les décisions programmées et non
programmées et leur traitement traditionnel ou non (The shape of auto-
mation, p. 62).
. La même incertitude de niveau entre le normatif et le descriptif se
révèle dans sa distinction entre données de fait et données de valeurs.
2. C'est la seconde fragmentation de la décision chez Simon. S'adossant à
des considérations philosophiques traditionnelles qui séparent jugement de
fait et jugement de valeurs (alors qu'aujourd'hui aucun philosophe, psycho-
logue ou sociologue moderne ne se donne le ridicule de penser en ces
termes), il installe au sein de la décision deux séries de données, les données
de fait et les données de valeurs (exemple de la route). La même incertitude
31. Le plus souvent,maispas toujours.Ainsides méthodesdu groupeSésameà la Datar
ou du groupeProspective long terme agriculturefrançaise,qui tententd'examinertous les
possibles(sur ce point L'administration
prospective,p. 278 et suiv.).Maisellesrestentselon
nous,insuffisamment critiquesau niveauidéologique. , ... , , –. '
189
de niveau entre descriptif et normatif apparaît ici : Simon affirme que
fait et valeur doivent être distingués et il donne l'exemple de la route.
Niveau descriptif évident. Plus tard, après avoir tenté d'en dessiner les
contours, il reconnaît que dans la pratique ces deux types de données sont
difficiles à dissocier (Administrative behavior, p. 49). « Dans la pratique » :
ce qui signifie qu'il parlait précédemment en termes non descriptifs mais
normatifs. Or, tout donnait à penser qu'il s'agissait d'un niveau descriptif
, (exemple de la route, description des sous-éléments de chacune de ces don-
nées). De quel niveau au juste s'agit-il ?P
Plus loin (p. 53 et suiv.) l'auteur reconnaît que si, dans la pratique, les
données sont difficilement dissociables, la distinction fait/valeur, peut être
conservée pour fonder la distinction entre politique et administratif. Après
la brève parenthèse « pratique on retombe alors dans le normatif. Bref,
l'auteur mélange constamment les niveaux.
Or ces données sont :
- Philosophiquement et psychologiquement indissociables ; ne sait-on
pas aujourd'hui, à l'évidence, que tout jugement, soi-disant de fait, est gros
de jugement de valeur implicite ; et, qu'à l'inverse, certains jugements soi-
disant de valeur, peuvent se déguiser en jugement de fait pour triompher
plus aisément. Ne sait-on pas aujourd'hui que cette dialectique fait/valeur
constitue un tissu qu'il serait vain de décomposer ? P 32.
- Administrativement non séparées dans les techniques de gestion
scientifique de style PPBS-RCB. Ici on remarquera que la distinction fait/
valeur, introduite par Simon dans la littérature administrative américaine, est
à l'origine de la conception des théoriciens américains du PPBS. Conception
toute théorique qui n'a rien à voir avec la pratique du PPBS. Les théoriciens
américains par exemple, Novick 33, Wildawsky 34, ont distingué, comme
Simon, fait et valeur dans le dialogue entre l'analyste et le décideur, l'admi-
nistrateur et le politique, le premier se préoccupant des données de fait et
le second des données de valeurs. Or, la pratique quotidienne PPBS-RCB a
prouvé la vanité de ces propos. Sans doute, au départ, l'homme politique
fixe-t-il le ou les objectifs généraux, et demande-t-il à l'administrateur
analyste de travailler sur ces bases. Mais si le travail de celui-ci est bien
fait, il doit dégager des sous-objectifs auxquels l'homme politique n'avait pas
songé, voire des objectifs implicites qui viennent contredire ou accompagner
l'objectif initial. De plus, il montre la corrélation nécessaire entre certains
moyens et les buts poursuivis et les implications de valeurs des données de
fait. Le tout, dans une série d'allers--retours, monte et descend de l'analyste
au décideur et du décideur à l'analyste, la décision étant progressivement
déterminée tandis que le champ des possibilités se ferme peu à peu. Peut-on

32. Une critique de la distinctionfait-valeurde Simon est contenuedans le traité précité


de Mosher et Cimino. Mais, malheureusementces auteurs reprennent le schéma classique
de la décision(p. 353-360).
33. In Planning, programmingand budgetingsystem.
34. WILDAWSKY. Politics of the budgetary process. ..,

199 ' '. , ;' ,,, .' . . '


1
dire, dans ces conditions, que faits et valeurs correspondent à une dis-
tinction d'organes ou d'agents 35 ?P
3. C'est justement la troisième décomposition opérée par Simon ; la vieille
subordination de l'administratif au politique ne lui paraît pas justifiable.
Mais il essaie de lui donner un fondement nouveau en l'adossant aux don-
nées de fait et aux données de valeurs. Or, si l'on prend pour exemple
l'administration française, il paraît strictement impossible de dégager au
sein de l'appareil gouvernemental une distinction entre ceux qui dégagent
t les données de fait et ceux qui dégagent les données de valeur. En fait, ni
organiquement ni matériellement il n'existe aujourd'hui de distinction entre
le politique et l'administratif qui forment un bloc aussi indissociable que
celui formé par fait et valeur 36. Les techniques scientifiques de gestion vont
dans le même sens : dans ces allers-retours successifs du dialogue analyste-
décideur peut-on dire, au moins, que le décideur a fixé l'objectif initial qui
anime l'encadrement de l'ensemble et a tranché définitivement en fin de
parcours ? La réponse est négative sur ces deux points.
Il a bien fixé l'objectif initial mais celui-ci n'a, en rien, « encadré » la
décision puisque l'objectif a pu être constamment corrigé, redressé, réorienté,
refaçonné. Doit-on oublier ce que Simon lui-même a écrit à propos de
« l'absorption de l'incertitude » Ce phénomène qui se produit « quand les
conséquences, déduites d'un ensemble de preuves et de déductions, sont
communiquées à la place des preuves elles-mêmes (Les organisations,
p. 161). Par ce processus le subordonné devient maître du jeu. Libre au
politique de fixer les objectifs ; l'administratif en fixera les conditions de
possibilité. Avec mauvaise foi, dans certains cas, sans présupposés, dans
. d'autres cas. Mais toujours dissimulé derrière l'appareil scientifique et
technique qu'il maîtrise. Cependant la marge du jeu politique est non
, négligeable car le décideur, en usant de ces liens avec les citoyens struc-
,, turés, ou non, en organisation, peut faire obstacle à certains projets et en
imposer d'autres. Mais peut-il constamment faire appel à l'opinion publique
et manier les foudres de l'imperator ?Il ne le peut qu'à certains moments.
\
1,' Le reste du temps est consacré à une série de compromis et de marchan-
dages avec l'analyste et également avec d'autres hommes politiques.
' On ne peut donc en aucune façon écrire que le décideur fixe les objectifs.
Tranche-t-il en fin de parcours ? La réponse est affirmative en théorie.
Mais, qu'est-ce que cette décision ultime, alors que le champ des possibi-
lités s'est progressivement refermé au sein du dialogue analyste-décideur ?
'
De plus, la notion de fin de parcours est contestable. Dans la technique
PPBS-RCB on peut prendre en « fin de parcours n la « décision » de passer
à l'exécution, mais l'exécution elle-même peut être source de corrections
successives et limitées, comme de remises en cause globales de la décision en
cas d'insuccès, chemin faisant.

35. OZBEKHAN, Prospective et politique.


36. Sur cette démonstration voir L'administration prospective, p. 208 à 226.

. iii
" .
_;

"
"'1 ' .. ' .. ;."., . ,
D'ailleurs existait-il un commencement de parcours ? La fixation initiale
de l'objectif n'était-elle pas déjà le fruit de prédéterminations sociologiques,
économiques, politiques, etc. ? ,
En somme, pas plus qu'il n'existe de « commencement de la déci-
sion, il n'existe une fin de la décision.
A cet ensemble d'analyses s'opposent les thèses de Simon encombrées
encore par les schémas classiques. Le schéma traditionnel persiste toujours
dans sa triple décomposition : en moments successifs, en faits et valeurs, en
organes fragmentés, dont le processus de décision relève de la mythologie
traditionnelle, alors que par ailleurs des pénétrantes observations ont déjà
déraciné les bases classiques.
Ambiguïté de la lecture de Simon. Il nous présente un système, mais qui
n'est pas vraiment un système puisque les valeurs sont coupées du système,
sont extérieures à lui. Une analyse totalement systémique n'aurait pas
séparé fait et valeur au niveau descriptif et même au niveau normatif : on
voit mal comment deux données, par ailleurs jugées indissociables, pour-
raient être séparées même à titre de propositions méthodologiques.
En somme, ces conceptions non linéaires initiales ont été trahies chemin
faisant par de nombreuses fragmentations.
Du même coup la critique de la rationalité classique en a souffert.
Sans doute, des éléments irrationnels sont-ils maintenant intégrés dans les
calculs. Mais ce néo-rationalisme est encore bien plat. Simon défend une
mono-rationalité puisque la rationalité est entendue en son double sens de
cohérence de la décision par rapport aux valeurs ; de sa cohérence interne
'
par rapport à l'information disponible.
C'est toujours à l'intérieur d'une seule rationalité que Simon raisonne
sans se poser un instant la question de savoir si les valeurs elles-mêmes ne
doivent pas être discutées et si de nouvelles valeurs ne pourraient pas entraî-
ner une autre ou d'autres logiques spécifiques à chaque nouveau système.
Dans sa marche du probable vers l'incertain, Simon est allé jusqu'au
bout 37. Mais si une conception aléatoire de la décision ne suffit pas pour
fonder la multi-rationalité, elle est sans doute indispensable pour franchir le
fossé qui sépare mono-rationalité de multi-rationalité, puisqu'elle est la
première condition de la recherche des différents possibles.
Une véritable multi-rationalité exigerait qu'à la conception aléatoire on
ajoute une critique impitoyable sur les valeurs qui commandent le raison-
nement.
Simon s'est arrêté ici en chemin. Sa marche vers la multi-rationalité a été
entravée par ses hésitations constantes. Par l'idée toute simple, en somme,
qu'une organisation doit fonctionner, que le chercheur ne peut se préoccuper
que des conditions d'un bon ou meilleur fonctionnement, que l'innovation

37. Tout au moins dans son ouvrage, Les organisationsen collaborationavec March
(voir p. 204 et suiv.).

192 , .. _ .
_ ,_ .. , ; :. ,
' '
. , '"

/
'
est, sans doute souhaitable, mais dans le cadre des valeurs déjà-là de
l'organisation.
Des questions fondamentales ne sont pas posées : pourquoi une organi-
sation ? Pourquoi devrait-elle fonctionner ? Pourquoi ne pas la détruire 38 ?
Questions illégitimes que ne peut se poser aucun des théoriciens des orga-
nisations sous peine de voir s'effondrer l'objet de son étude et sa propre
' déontologie. Mais ceci explique du même coup qu'aucun théoricien des
organisations ne peut donner de réponse satisfaisante au problème de la
décision. Aucune théorie scientifique et critique de la décision ne peut naître
des théories des organisations.
Il en sera ainsi des thèses de Cyert et March, de la deuxième étape de
la pensée de Simon, de Feldman, Kanters. Et ces remarques expliquent
encore les difficultés d'un Lindblom ou d'un Crozier à développer une véri-
table multi-rationalité !1
'
Apport de Cyert et March ,
Dans son Administrative behavior (chapitre II), Simon étudie les facteurs
psycho-sociaux susceptibles d'expliquer les limites de la rationalité : édu-
cation, milieu social, problèmes affectifs, etc. Il n'a pas encore dégagé le
concept de rationalité limitée qu'il développera avec March quinze ans
plus tard, dans Les organisations. Mais il est déjà très conscient de ce que
les décisions au sein d'une organisation ne peuvent être prises de façon
exclusivement rationnelle par le simple jeu d'un calcul d'intérêt.
Cyert et March vont justement approfondir ce problème dans A beha-
vioral theory of the firm39. Ils nient vouloir présenter une théorie valable
pour toutes les organisations et déclarent ne s'intéresser qu'aux entreprises
privées, relativement grandes et relativement concurrentielles ; aux entre-
prises qui font surtout des affaires aux Etats-Unis ; aux décisions qui se
répètent plus ou moins (prix, investissements, répartitions intérieures).
Prudence nécessaire quoique « des études récentes faites en Europe
occidentale et en Union soviétique laissent entendre qu'il y existerait bien
des similitudes ; il en est de même de certaines études faites aux Etats-Unis
sur la prise de décision dans les administrations d'Etat » 40.
D'autre part ils affirment leurs préoccupations uniquement descriptives
sans chercher à améliorer la technique de décision ou de porter un juge-
ment sur elle. 'Distinction rarement faite. La plupart du temps, en effet, on
s'est attaqué à l'élaboration des décisions en recourant à un modèle lation-
nel d'organisation réalisant un profit maximum « à des fins à la fois des-

38. Par là on s'aperçoitque Simonn'a pu évacuerla normalité :se donnerpour but


que l'organisation fonctionnemieux,c'est faire référencea en creuxIl à l'imaged'hommes
normaux,moyensqui tendent vers la mono-rationalité de l'organisation, améliorentleur
rendement(au besoinpar le recoursà une certaineirrationalitévite récupéréepar le système).
39. On consulterautilementleur article : « L'élaboration des décisionsdans les entre-
prises américaines», BulletinSedeis,II (6), 1966.
40. Ibid., p. 865.

,18 . .

. ' i . :.
criptives et normatives L'élaboration des décisions dans les entreprises
américaines », article précité, p. 865).

Le modèle rationnel
Quelles étaient les conceptions classiques de l'entreprise ?
Chaque dirigeant possède à la fois : une connaissance de toutes les
alternatives possibles ; une connaissance de toutes les conséquences de
chacun de leur terme ; une connaissance de la valeur de chacune de ces
conséquences ; une règle idéale de décision lui permettant de choisir.
Les auteurs estiment que cette théorie tire son origine de deux courants :
- La théorie économique traitant de l'entreprise dans une économie
de marché qui part du chef d'entreprise comme personne physique, qui
organise, dirige, recueille les résultats, ses objectifs étant l'accroissement
maximum des profits.
- La théorie traditionnelle de la gestion. Celle-ci attribue au directeur
deux caractéristiques particulièrement frappantes : il exerce son autorité
sur l'organisation et il est l'instrument du propriétaire. Il cherche uniquement
à atteindre les objectifs de l'organisation (c'est-à-dire les buts des action-
naires). Il a toute autorité pour mettre en oeuvre la solution technique, une
fois celle-ci trouvée.
Les auteurs remarquent que ce modèle rationnel est logique si l'on
cherche à établir « le modèle du comportement qui devrait être celui d'une
organisation pour qu'elle exerce à plein une certaine fonction prise comme
critère (article précité, p. 886).
Même si les observateurs de la vie réelle de l'entreprise estiment que ce
schéma ne correspond pas à la description du micro-processus de décision,
les partisans du schéma tentent de faire admettre :-.
- que les procédures qui frnissent par survivre sont les plus rationnelles
par suite d'une sélection naturelle ;
- que la rationalité s'inscrit dans les statistiques ; chaque entreprise à
part peut commettre des erreurs, mais dans leur ensemble les différentes
firment se distribuent de façon plus ou moins régulière autour d'une solution
rationnelle ;
- que, au moins, le modèle rationnel est une première approximation
raisonnable de quelques phénomènes (par exemple, la réaction d'une entre-
prise devant un allègement d'impôts).
Face à ces justifications Cyert et March répondent qu'il est impossible
d'admettre deux idées préconçues :
- l'une selon laquelle ces diverses alternatives seraient toutes connues
et que le problème consiste seulement à faire un choix entre elles ;
- l'autre que la décision est prise par un chef et exécutée par le reste
de l'organisation comme une affaire de routine (article précité, p. 886).

194

'
. ,
' - . '' :. ... .- "
: . :
.. ' _
"
'
Le modèle politique de l'entreprise

L'entreprise apparaît ici comme une coalition politique complexe. Cette


coalition possède encore : la connaissance de toutes les alternatives, la
connaissance de toutes les conséquences.
Mais elle ne sait pas quelles valeurs s'attachent à ces conséquences et
ne détient pas de méthode idéale pour la prise de décision. La décision
sera prise ici selon une procédure de compromis entre les divers intérêts à
l'intérieur de la coahtion. Chaque personne ou groupe possède un pouvoir et
chacun contrôle la solution finale en proportion de sa puissance selon « un
assortiment de modèles de marchandage » en cas de conflit d'intérêt dans la
coalition.
Ce modèle de « puissance D souffre encore selon Cyert et March de deux
idées préconçues : les diverses alternatives sont toujours connues et le
problème est de choisir entre elles ; la décision est toujours prise par le
directeur et exécutée comme une routine 41.

Elaboration nouvelle
Les théories précédentes sont, aux yeux de R.M. Cyert et J.G. March,
centrées sur un ensemble de problèmes qui ne sont pas spécifiquement
économiques. Rien n'est dit sur la fixation du niveau de production, des
dépenses de publicité, etc. Ils souhaitent donc élaborer une théorie de
l'entreprise qui ne soit pas « une simple juxtaposition o de la théorie des
organisations et de la théorie classique de la firme, et qui présenterait les
caractères suivants 42 :
- avoir une vue d'ensemble de l'entreprise ; ..
- prévoir les activités de la firme en matière de fixation des prix, de
niveau de production et d'allocation de ressources ;
- insister particulièrement sur les processus réels de décision ; la
décision étant définie comme le choix entre plusieurs alternatives « en
fonction d'objectifs et compte tenu de l'information disponible » 43,
Pour les auteurs, les données externes (marché, conjoncture, concurrence)
ne suffisent pas pour comprendre les décisions de la firme : les données
internes s'ajoutent en fait aux données externes.
Ils élaborent d'abord une théorie des choix. j .;
Les auteurs constatent l'irrationalité fréquente des mesures prises et
trouvent dans un schéma de processus adaptif une explication plus satisfai-
sante. Dans ce schéma, l'entreprise est envisagée comme un système dont
l'équilibre est constamment remis en question du fait des variations subies
par son environnement.

41. Nous sommes en désaccord sur ce deuxième point. On voit mal comment ce modèle
politique marqué par une coalition d'intérêts et de compromis organisés selon des modèles
de marchandage, conserverait l'idée préconçue d'une décision prise à la tête et exécutée
comme routine. Cette deuxième critique est de trop.
42. Cvaxm et MAllcn, A behavioral theory of the firm, p, 19.
43. Ibid.

. MS
En réponse à une rétroaction immédiate du milieu, l'organisation modifie
simplement la décision insatisfaisante en appliquant quelques règles d'action
définies : augmentation des cadences de vente, embauche, etc.
L'entreprise peut, dans un deuxième temps, procéder à une réévaluation
des buts : en cas d'expansion, par exemple, on recrute des cadres de niveau
élevé en renonçant ainsi à la promotion interne des cadres moyens.
Dans un troisième temps, en cas de persistance du déséquilibre, l'orga-
nisation remet en cause ses règles mêmes de décision jusqu'à remettre en
cause le système lui-même.
En somme, une telle suite de décisions ne relève pas d'une analyse ra-
tionnelle mais d'une adaptation successive aux déséquilibres successifs. Ce
schéma adaptatif présente les propriétés suivantes 44 :
- le système peut prendre un certain nombre d'états différents. A
chaque instant, le système, dans un certain sens, préfère l'un de ces états
aux autres ;
- il existe un stimulus externe de rupture ; il est incontrôlable ;
- il existe aussi des variables de décisions internes ;
- chaque combinaison associe les données externes et les données in-
ternes et aboutit à modifier le système ;
- tout type de décision qui conduit à un état préféré, ou non préféré
à un instant, est plus ou moins susceptible d'être utilisé dans le futur qu'elle
ne l'était dans le passé.
En somme, l'organisation accomplit un processus d'apprentissage 45.
L'analyse de ces auteurs conduit à considérer l'entreprise comme un
système qui prend ses décisions sur la base des informations reçues en ce
qui concerne ses résultats passés. « Chaque entreprise entame un processus
de recherche de manière à résoudre des problèmes, lorsque ceux-ci se posent,
et évite un tel processus quand les problèmes ne se posent pas » 46.
Processus de choix et processus de recherche sont intimement liés.
La recherche présente trois caractéristiques : elle est motivée, elle suit une
pensée simple, elle n'est pas objective 47.
Elle est motivée en ce qu'elle survient quand l'organisation ne parvient
pas à atteindre un ou plusieurs de ses buts ; motivée aussi, en ce que les
projets qu'on aime bien (par exemple, des économies dans le département
de quelqu'un d'autre et l'expansion de son propre département) sont axés
sur les crises (par exemple, l'impossibilité de réaliser le profit fixé...)
Elle suit une pensée simple en ce qu'elle reflète des concepts de causa-
lité simple : elle se situe au voisinage des symptômes du problème ; elle
se situe près de l'alternative courante 48. Ceci signifie qu'on estime pouvoir

44. Ibid., p. 99. '


45. Ibid., p. 100.
46. Ibid., p. 151.
47. CYERT,MARCH, art. cité, 870.
u The science of muddling
48. Sur ce point voir le remarquablearticle de LINmBLOM,
thoughtn, Public AdministrationReciew, 1952, 1). 79.

198

j, ,
: ., , :..:
. . ...... " . ' "' .s., , _

. trouver une cause près de son effet et une solution nouvelle près d'une
ancienne. Quand ce type de recherche à règles causales simples n'a pas de
succès, l'organisation recourt à des recherches plus complexes et, surtout,
introduit la recherche dans les zones vulnérables pour elle ; d'une part,
parce que, en cas de difficultés, la recherche s'oriente naturellement sur les
points faibles ; d'autre part, parce que ces points faibles occupent une posi-
-, tion moins puissante dans les relations de pouvoir.
La recherche n'est pas objective parce que l'en empêchent une série de
facteurs : une formation ou une expérience spéciale, acquise dans certains
secteurs de l'entreprise ; les espoirs et les spéculations ; un système de
communications marqué par des conflits..
.....
Théorie de l'apprentissage
Ces difficultés de la recherche sont au coeur de la théorie de l'apprentis-
sage, qui se décompose en trois éléments 49 :
- Adaptation des buts qui est fonction du but dans la période précé-
dente, de l'expérience de l'organisation à l'égard du même but dans la
période précédente et de l'expérience d'organisation comparable à l'égard
d'un but analogue dans la période précédente.
- Adaptation des règles d'attention. Un exemple : les organisations
apprennent à réserver leur attention à certaines parties de leur entourage
et à en ignorer d'autres. La sensibilité de l'organisation aux compa-
raisons externes est mesurée par un paramètre. Ce paramètre n'est pas
fixe. Il change à la longue, selon que ces comparaisons traduisent, ou non,
des résultats qui satisfont des groupes importants dans la coalition.
- Adaptation des règles de recherche. L'ordre dans lequel on recherche
les différentes solutions à un problème change selon que l'organisation a éprou-
vé des succès ou des échecs dans ses quêtes précédentes. En cas de succès
précédent, elle sera amenée à recommencer le même processus de recherche.
En cas d'échec précédent, elle changera son processus.

Caractéristiques générales 50
La plupart du temps, les organisations ne construisent pas de plans à
long terme mais prennent les décisions en résolvant les problèmes tels qu'ils
se présentent successivement. En fait les organisations cherchent à :
- Eviter l'incertitude par des procédures réduisant le besoin de prévoir
les éléments futurs (par des procédures de décision standard, par exemple) et
par l'aménagement de l'environnement par des relations conventionnelles -
ententes, non-concurrence tacite dans certains domaines, partage du marché.
Jusqu'à Cyert et March, la théorie de la décision a cherché ses solutions dans
des procédures de recherche d'équivalents de l'incertitude (par exemple
la valeur prévue où l'introduction de règles permettront de vivre dans l'in-

art. cité, p. 872.


49. CYERx,MARCH, '
50. CYERT, A behavioraltheory of the firm, p. 102.
MARCH,

197

' . '( '.... ...


' <
certitude, théorie des jeux). Selon eux, la stratégie pratiquée effectivement
par les organisations est différente. D'un part, elles éludent la nécessité de
prévoir correctement des événements lointains par des méthodes de décision
mettant l'action sur le court terrne 51. D'autre part, elles évitent l'obligation
de prévoir les réactions futures d'autres éléments de l'entourage en s'arran-
geant pour établir un entourage négocié. « Elles imposent des plans, des
normes d'exploitation, une tradition industrielle et des contrats qui absorbent
l'incertitude de ce milieu 5.
- Déterminer des règles stables, simples 53. La stabilité s'explique par
la complexité des systèmes d'organisation ; celle-ci rend les entreprises pru-
dentes en matière de changement. La formulation des règles de base est
simple mais elle est assortie d'une grande souplesse d'exécution.
Quelles sont ces règles ?
Elles concernent d'abord l'exécution des tâches. Elles permettent la
transmission de l'expérience, elles standardisent un comportement et per-
mettent la cohérence entre les décisions des départements ; elles minimisent
enfin les efforts d'ajustement. Un problème en apparence complexe est
fractionné en sous-problèmes plus simples, affectés d'un minimum d'incerti-
tudes et dont la résolution est confiée à des sous--unités.
Elles concernent aussi l'enregistrement des données et ce à deux niveaux :
en permettant une fonction de contrôle à court terme du fait de la
conservation des données ; en déterminant le champ de l'environnement
pris en considération et donc le domaine des alternatives retenues. La façon
dont les informations externes et internes sont réparties et synthétisées
se traduit par des règles de circulation et de filtrage qui influent sur les
choix effectués.
Elles concernent la gestion prévisionnelle qui influence le comportement
de la firme de quatre façons différentes : elle est prévision et énoncé de
cibles ; elle est programme et définit les étapes et moyens ; elle est
système organisant certaines relations entre différents facteurs ; elle est
précédent et fixe les décisions
La firme substitue volontiers ses plans au monde réel, en partie par une
'
action sur le monde pour le rendre conforme à ses plans, en partie par l'affir-
mation qu'il est conforme. Phénomène qu'on a appelé « filtre » 54.

En toute hypothèse, la théorie des choix, dégagée par Cvert et March, ne


débouche pas sur un système rationnel : pour eux, les alternatives ne sont
recherchées qu'en cas d'insatisfaction ; on retient souvent, alors, la plus évi-
dente, l'occasion qui se présente, plutôt que la meilleure idéalement et logi-
quement. L'influence de tel décideur conjuguée avec la corrélation de ses
51. Elles font des plans ,i long terme, mai, fonctionnent en fait comme « un corps de
pompiers selon l'expression des auteurs, en ce que leurs décisions pratiques sont déterminées
par les stocks existants, les ventes récentes et la qualité des vendeurs.
52. MARCH, art. cité. pu 869.
53. Voir SrMON, Theories of decision making economies n, AmerlCa.'1 Economie Reciew,
juin 1959, p. 272.
54. Ibid.

198 >
_ '
. ,
hypothèses, avec les motivations de chacun détermine en fait la décision.
L'arbitrage entre les alternatives se fait alors en posant les deux questions
suivantes : Est-ce possible ? Est-ce une amélioration ?
La première alternative qui satisfait à ces deux conditions est acceptée.
Théorie des buts 55
Les théories des organisations récusent la réalité d'un décideur unique et
d'un but évident. Elles postulent que les individus adhèrent, après marchan-
dage, à un accord sur le but. La stratégie de Cyert et March infirme ce point
de vue : pour eux, l'accord n'est obtenu que sur des buts ambigus, vagues et
exprimés souvent sous une forme non opératoire. Au-delà, en fait, il existe
de considérables désaccords sur les objectifs concrets, ce qui explique que
les entreprises donnent souvent l'impression de poursuivre plusieurs buts
différents en même temps.
'
Comment se forment les buts ? 56
Ils sont le produit de marchandage entre les groupes. Le profit est un
des buts, mais pas plus important que les salaires. ' '
Comment se stabilisent les buts ? 57
Des membres des coalitions ont tendance à respecter les accords posés ;
les procédures budgétaires, la formalisation des structures administratives ont
tendance à constituer des dispositifs de contrôle mutuel si l'effet général
'
de ces tendances résulte de la stabilisation.
Comment les buts sont-ils mis en ceuvre ? 58
L'attention se porte successivement sur des centres d'intérêts différents
des différents groupes. L'entreprise satisfait l'une après l'autre des exigences
contradictoires.
Cependant, certains facteurs privilégient certains buts : ".
- les difficultés rencontrées par suite de la non-satisfaction d'un but
attirent l'attention sur des buts correspondants ;
- en sens inverse, une solution satisfaisante stimule l'attention vers
les mêmes buts : un service du personnel actif et compétent engendre cons-
tamment des solutions nouvelles et provoque une attention particulière aux
objectifs relatifs au personnel.
La notion d'excédent organisationnel 59 -
Une organisation peut se maintenir tant que les prestations versées aux
différentes coalitions sont suffisantes pour qu'elles y trouvent leurs intérêts.
Mais les imperfections du marché (lenteur de l'information, de l'adaptation,
etc.) entraînent une adéquation des ressources possibles et le minimum de
, paiement exigé pour y maintenir les différentes coalitions. La différence
entre ces deux normes constitue le jeu n ou «excédent organisationnel ».
55. Voir CYERT, MARCH, A behavioraltheory of the firm, p. 26-43.
56. Ibid., p. 29.
57. Ibid., p. 32. , '
58. Ibid., p. 39.
69. Ibid., p. 36 et suiv. '

1M
Cet excédent explique l'adaptation en période de basse conjoncture ; en
1946 Ford a enregistré 50 millions de dollars de perte. Elle avait réussi à
réduire ses coûts de fabrication de 20 millions de dollars. Le jeu est donc
facteur interne d'adaptation et de stabilisation.
C'est dans leur article précité au Bulletin Sedeis que les auteurs donnent
une très bonne synthèse de leur théorie des buts : les contraintes ne sont pas
nécessairement cohérentes et des conflits sont possibles. Ces conflits sont
résolus par trois moyens :
- D'abord la rationalité locale qui réside dans la tendance de chaque
sous-unité à s'attaquer à une série limitée de problèmes et de buts. « A la
limite, on pourrait n'avoir à résoudre qu'un problème unique selon un but
unique. Grâce à la délégation et à la spécialisation des décisions et objectifs,
l'organisation réduit une situation impliquant un jeu complexe de problèmes
et d'objectifs contradictoires à un certain nombre de problèmes simples :> '
(p. 868).
Ensuite des règles situant la décision à un niveau acceptable. Les
organisations fonctionnent en fait avec des règles assurant une cohérence "
faible. Les décisions locales aboutissent à des besoins locaux et amènent une
solution commune satisfaisant tous les besoins.
Enfin l'attention échelonnée pour les buts. Les organisations arrivent à
'
résoudre le conflit entre plusieurs buts en visant ces buts différents à .
différents moments. Il arrive même qu'une organisation politique fonctionne .
en ne répondant nullement à des pressions opposées venues de droite et de
gauche. Ces facteurs expliquent la quasi-solution, des conflits.
Quasi-solution conjuguée avec le désir d'éviter l'incertitude, avec la re-
cherche sur les problèmes et l'éducation de l'organisation sont les pôles dé- '
terminants du schéma de décision présenté dans le tableau suivant.
A quoi sert leur théorie aux yeux des auteurs ? A prédire le comporte-
ment réel des entreprises américaines « avec un certain succès, sinon un
succès complet (p. 873).
Conclusion capitale : il n'y a pas d'ensemble complet d'alternatives d'une
' .
part, et d'exécution, d'autre part. « Il semble, au contraire, qu'une décision
soit un processus d'engagement progressif à entreprendre certaines actions
avec des contributions qui viennent successivement des différentes parties
du système ; celles-ci impliquent des considérations diverses et laissent à
chaque étape beaucoup de confusion et d'ambiguïté o (p. 874).
Les auteurs ajoutent, autre élément capital, que « les alternatives qu'en-
visage une entreprise sont normalement peu nombreuses et leur variété est
limitée ... La plupart d'entre elles ... sont proches des autres ou des pratiques
existantes n (p. 874). D'ailleurs un directeur ne peut faire « tout ce qu'il
devrait faire », faute de temps. Enfin, la survie de l'organisation est une
question très ambiguë en raison de la possibilité de « répondre aux exi-
gences diverses de l'organisation successivement plutôt que simultané-
ment u (p. 874). ,
- .
200 ,
'
," . i
. ' , .. /-
Processus de décision dans une organisation sous forme abstraite

Quasi-solution Désir d'éviter Recherche sur Éducation de


des conflits l'incertitude les problèmes l'organisation '

Buts en tant que Procédures de déci- Recherche motivée Adaptation des buts
contraintes indé- sion réagissantaux ri,
pendantes informations sur Recherche fondée Adaptation des rè-
les résultats anté- sur une idée sim- gles d'attention
Rationalité locale rieurs . ple
Adaptation des rè-
Règlessituant la dé- Manque d'objectivité gles de recherche
cision à un niveau dans la recherche
acceptable
Attentionéchelonnée '
aux buts

Observer . '
. les informations
sur
lemilieu
environnant ,

________________ Existe-t-il
une certitude?
"
Oui
Non . ,.
' ' '
Négocier
avec le milieu
'
Le but est-il atteint ? ,

Non 1 Recherche locale .


a-t-elle réussi ?

Non
_____;._____ Oui
'
, Pousser!a recherche
Oui plus loin

Évaluer les règles


. de recherche

Adapter -------1ig Évaluer les règles


Adapter de decision
1 aux informations '––––––––––––i
i
reçues les règles de
. décisions normales Évaluer !es buts
––––––––––––' et règles d'attention

Considérer
de la même façon
'
les buts 2 et
la décision 2

etc...

- 201
./.

Des auteurs comme Feldman et Kanters, de même que Lindblom, vont


exactement dans le même sens.

Feldman et Kanters
Feldman et Kanters, dans leur article du Handbook oforganization 60,
présentent des points de vues très voisins, et, visiblement influencés par
Cyert et March. On peut résumer leurs arguments de la façon schématique
suivante.
- Quoique la plupart des décisions soient déterminées par des règles
.d'organisation et des procédures, la plupart des décisions des organisations
ne tombent pas dans la routine et dans la catégorie de la programmation (p.
260).
- Ces contraintes physiques et économiques de la plupart des problèmes
due décision sont telles que les systèmes de décision n'engendrent pas toutes les
alternatives, « most pf the alternatives considered in a decision situation are
slight variations of present choice » (p. 263).
- Les conséquences des différents cours de l'action dépendent du com-
portement du décideur et de son environnement. Le produit de ces contraintes
et ces contraintes elles-mêmes peuvent être représentés dans un arbre, appelé
pay-off matrix. Il convient évidemment de soumettre sans cesse ces éléments
à critique (p. 628).
- Les modèles complexes des décisions dans les organisations montrent
que les organisations sont des coalitions de groupe qui visent chacun des buts
différents et pas toujours compatibles ; si bien que les conflits internes sont
les principaux problèmes des organisations (p. 460).
Les thèses décrites dans ce paragraphe sont certainement plus proches des
nôtres. Elles sont beaucoup plus épurées que les précédentes et moins
encombrées par les mythes traditionnels. Elles sont encore selon nous criti-
cables.
Les points d'accords sont nombreux : .
Les critiques opposées aux thèses rationalistes classiques vont dans le
même sens que les nôtres.
'De même, la volonté de présenter la formation des buts dans les orga-
nisations comme fruits de compromis entre des sous-unités différentes, fruit
vague, ambigu et sans cesse remis en question ; cette ambiguïté même ser-
vant la bonne marche des organisations qui résolvent les conflits en visant des
buts différents à différents moments.
De même, la présentation des organisations comme cherchant à résou-
dre les problèmes au fur et à mesure qu'ils se présentent, comme des corps
de pompiers ; la première solution satisfaisante étant alors retenue, à
l'exclusion de toute solution idéale ou logique.
'
Surtout :

60. Organizationeldecisionmaking, p. 164.

202
- La présentation de la décision comme processus d'engagement pro-
gressif, laissant à chaque étape beaucoup de confusion et d'ambiguïté.
- La présentation des alternatives limitées qui prouvent la faible marge
de liberté dont dispose le décideur, de même que le faisceau des déter-
minismes qui pèsent sur lui.
- Ils nient la séparation entre un chef qui décide et des subalternes
qui exécutent.
Plusieurs de ces thèses seront d'ailleurs reprises par March et Simon
dans Les organisations.

Un point de désaccord : la fragmentation . . ..


Par tâtonnements successifs, les auteurs sont parvenus à une compré-
hension plus fine des réalités quotidiennes de la décision. Mais ils n'ont pas
pris le problème à bras le corps. Marqués par les multiples préoccupations
des spécialistes des organisations. (théorie des conflits internes, des motiva-
tions, des buts, etc.), ils ont, en quelque sorte, trouvé « au passage » quel-
ques éléments utiles à la compréhension du problème, mais n'en ont pas
dégagé une synthèse fortement structurée.
Le résultat en est qu'ils continuent de fragmenter la décision : comment
les approuver lorsqu'ils présentent comme une réalité le fait qu'un problème
complexe est fractionné en sous-problèmes plus simples, affectés d'un mini-
mum d'incertitude et dont la résolution est confiée à des sous-unités. Ils esti-
ment que chaque sous-unité s'attaque ainsi à une série limitée de problèmes
et que, grâce à la délégation et à la spécialisation des décisions et objectifs,
l'organisation réduit une situation impliquant un jeu complexe à un certain
nombre de problèmes simples 61. Et pourtant, en même temps, ils nient la
séparation entre un chef qui décide et les subalternes qui exécutent, et
présentent la décision comme un processus d'engagement progressif, lais-
sant à chaque étape nombre d'ambiguïtés.
Comment concilient-ils cette présentation globale de la décision avec la
décomposition des tâches et objectifs entre plusieurs sous-unités ? Ils ne se
posent même pas le problème de cette conciliation. '
Ici encore les œuvres sont ambiguës et la lecture difficile.
Cyert et March insistent beaucoup sur la limitation de la rationalité
et l'idée qu'une organisation fonctionne non pas de façon optimale mais
moyenne : satisfaction moyenne à peu près satisfaisante ; ils raisonnent en
termes systémiques de façon beaucoup plus souple que Simon, dans Adminis-
tration behaviol', l'envisageait. Le système est toujours à la recherche de son
équilibre, mais il le trouve aux moindres frais ; leur vision systémique
comprend, très souplement, le jeu des différents sous-systèmes. Cette vue
met les auteurs sur la voie de la multi-rationalité puisqu'ils parlent de « ra-
tionalité locale » qui réside dans la tendance de chaque sous-unité à s'atta-

art. cité, p. 868.


61. CYERT,MARCH, "

108
' ...
..< _, .... :

quer à une série limitée de problèmes et de buts. Ils comprennent donc l'idée
qu'à l'intérieur d'un système général plusieurs rationalités peuvent coexister,
que cette coexistence se traduit en une série de compromis approximatifs
source de solutions a peu près satisfaisantes.
En somme, eux aussi, sont passés du linéaire au systémique mais de
façon plus franche que le Simon de la première étape ; eux aussi sont passés
de l'idée de certitude et de globalité à l'idée d'aléa et d'incertitude ; mieux,
ils ont affirmé l'idée de rationalités locales justaposées.
Mais eux aussi se sont arrêtés en chemin.
Leur conception systémique est empirique. Leur but est d'obtenir une
photographie aussi exacte que possible du réel. Visiblement ils ne mettent
pas en cause les valeurs mêmes qui sous-tendent la marche des organisations.
Eux aussi considèrent implicitement que les organisations doivent fonctionner
et que le rôle du chercheur est de les aider à le faire.
Perspective pragmatiste qui les freine dans leur effort scientifique critique.
Leur optique n'est pas de rupture prospective mais de continuité prévi-
sionnelle. Leur raisonnement peut s'énoncer ainsi : « Etant donné ce que
nous savons, les organisations fonctionnent à peu près comme cela ». Ils ne se
demandent pas si elles ne pourraient pas fonctionner de façon totalement
différente, ou pas du tout, ou donner lieu à des « mutants institutionnels.
Pour Feldman et Kanters les observations sont similaires. Leur point
de vue mérite d'être approuvé dans l'ensemble. Il est épuré par rapport à
celui de Cyert et March. Mais ils butent sur le même obstacle final : ils
ne concilient pas la totalité du système avec les rationalités locales des
sous-systèmes. Ils admettent la coexistence des sous-systèmes qui décou-
pent et décomposent le projet global. Mais ils ne montrent pas comment
articuler le sectoriel sur le global. Cette absence de recherche intégrative
les conduit à stagner encore dans la mono-rationalité, puisque les rationa-
lités locales ne sont pas testées et sont dépourvues de sources logiques de
communication.
La marche vers l'aléatoire et le multi-rationnel est donc encore hésitante.

« Les organisations )) de March et Simon


Dans la deuxième étape de sa pensée, Simon, en collaboration avec
March, présente un certain nombre de thèses complémentaires. Une bonne
partie d'entre elles est liée aux développements précédents de Cyert et
March.
Leur tonalité générale réside dans une prise de conscience irréver-
sible de la non-rationalité des décisions. Cette non-rationalité se révèle dans
l'étude des cinq points suivants :

Choix optimal / choix satisfaisant.


Les auteurs indiquent qu'une distinction importante doit être faite
entre un choix optimal et un choix satisfaisant (p. 138).

204 ,
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'. [° ' .'

Le choix est optimal s'il existe un ensemble de critères qui permettent


de comparer tous les choix, si le choix en question est préféré de par ses
critères à tous les autres.
Le choix est satisfaisant s'il existe un ensemble de critères qui décri-
vent les minima de choix satisfaisants ; si le choix en question satisfait ou
dépasse tous ces critères.
« La plupart des décisions humaines individuelles ou organisationnelles
se rapportent à la découverte et à la sélection de choix satisfaisants. Ce
n'est que dans des cas exceptionnels qu'elles se rapportent à la découverte
et à la sélection de choix optimaux n (p. 138). Un exemple : l'exploration
d'une meule de foin pour y trouver la plus fine aiguille et l'exploration pour
en trouver une assez fine pour pouvoir coudre sont d'ordre différent.

But primordial / but secondaire


Une circonstance importante explique le remplacement des buts géné-
raux par des buts secondaires, comme critère de décision : c'est que les
buts secondaires sont perçus comme opérationnels alors que les buts prin-
cipaux ne le sont pas (p. 153). Exemple : une entreprise commerciale peut
comprendre, dans une certaine mesure, comment ses activités particulières
affecteront sa part de marché, mais comprend beaucoup moins sûrement
comment elles affectent ses profits à long terme. Alors le but secondaire de
conserver sa part de marché devient critère exclusif d'activité, parce
qu'opérationnel.
Cette distinction permet le passage à une théorie intéressante. Quand
'
plusieurs personnes participent à la procédure de mise en oeuvre de déci-
sions et que ces personnes ont le même objectif opérationnel, les différences
d'opinions sont résolues de façon analytique et rationnelle, c'est-à-dire par
l'analyse des corrélations entre les conséquences attendues et la réalisation
des buts communs. « Quand l'un quelconque des postulats disparaît (but
non commun ou but commun opérationnel et buts secondaires opérationnels
non communs), la décision sera atteinte avant tout par négociation (p. 153).
A cette théorie des buts principaux et secondaires, peut être rattachée
la thèse d'une certaine latitude discrétionnaire dans l'exécution. « Il est
difficile de trouver place pour de la latitude discrétionnaire dans le cadre
des théories traditionnelles concernant le comportement rationnel. Dans
la théorie présente, cependant, toute une armée de phénomènes tombe sous
cette rubrique (p. 159).
Ceci s'explique parce que : d'abord, quand un schéma exige une re-
cherche, l'action effective dépend de ce qui est découvert ; ensuite, quand
un schéma stipule une stratégie, l'application de cette stratégie à des
circonstances spécifiques réclame prévision et évaluation des données ;
enfin, un schéma peut exister dans la mémoire d'un individu par suite
d'enseignement ou d'expérience plus que comme résultat d'intructions for-
melles.

. 205

. . " .

'
.. i '
Cette analyse conduit tout droit au concept d'absorption d'incer-
titude.

L'absorption d'incertitude
Le vocabulaire technique et les schémas de catégorisation fournissent
à une organisation un ensemble de concepts utilisables pour l'analyse et la
communication des problèmes. Tout ce qui est facilement formulé dans ces
concepts peut être communiqué directement dans l'organisation. Tout ce
qui ne coïncide pas avec ses concepts est communiqué difficilement. « L'im-
portance donnée aux schémas conceptionnels de l'organisation est parti-
culièrement notable dans l'absorption de l'incertitude (qui) se produit
quand les conséquences déduites d'un ensemble de preuves et de déduc-
tions sont communiquées à la place des preuves elles-mêmes. Les étapes
successives de la publication qui transforment les données obtenues d'un
ensemble de questionnaires en un tableau statistique imprimé fournissent
un exemple simple de l'absorption de l'incertitude o (p. 161).
Ainsi, par ce processus, le récepteur de la communication ne peut
juger de son exactitude, il est contraint de faire confiance et doit l'accepter
telle qu'elle est.
Conséquence capitale : « La quantité et la localisation de l'absurption
de l'incertitude est souvent utilisée, consciemment ou non, comme une
technique permettant d'acquérir et d'exercer le pouvoir o (p. 162).
Les auteurs étudient alors les différentes variables susceptibles d'influen-
cer le processus : -.
- les besoins du récepteur à l'égard d'informations brutes et non de
résumés, , ,
- le besoin de corriger les déviations de l'émetteur,
- la distribution de la compétence technique pour interpréter et ré-
sumer les données brutes,
- le besoin de comparer les données issues de deux sources diffé-
rentes afin de les interpréter.
Cet ensemble de variables explique qu'une des techniques principales
d'obtention de l'information consiste à interroger celui qui les possède plu-
tôt que de se mettre en quête d'une façon plus pénible. Il faut donc cher-
cher d'abord celui qui les possède. « Un élément important de la structure
organisationnelle consistera en un ensemble de connivences et d'expecta-
tives de la part des participants afin de déterminer à quel endroit de la
structure se situe telle partie de l'information n (p. 175).

Planification / Innovation
Les longs développements relatifs à la planification et à l'innovation
(p. 169) vont dans le même sens général. Déjà l'absorption de l'incertitude
et la réalisation des buts secondaires avaient indiqué qu'il fallait en finir
avec la théorie de la subordination de l'administratif au politique. Egale-

206
A'-.. : , .........

. ,'

ment, la théorie des choix satisfaisants avait révélé l'irrationalité relative


des décisions.
La théorie de la planification de ces deux auteurs se situe exactement
au carrefour des théories précédentes. Ils estiment que « la plupart des
programmes orgamisationnels proviennent de la combinaison d'une structure
complexe de décisions enchevêtrées u (p. 185). Ils en appellent encore au
principe de la limite de la puissance cognitive de l'esprit humain pour
affirmer que, dans la découverte et l'élaboration de nouveaux programmes,
les processus de prise de décision vont par étape et ne sont à aucun moment
concernés par la totalité du problème dans sa complexité mais seulement par
des parties de oelui-ci.
Ils invoquent très justement Barnard qui, dans son ouvrage de 1938,
affirme 62 : « Le processus de décision est un processus d'approximations
successives ... dans lequel l'écoulement du temps joue un rôle essentiel.
Ainsi ceux qui prennent des décisions générales ne peuvent envisager que
des conditions vagues et générales. Les approximations dont ils se servent
sont des symboles qui recouvrent une multitude de détails laissés dans
l'ombre » (p. 206).
Les niveaux supérieurs ne seront pas les seuls à prêter attention à l'inno-
vation : « En général, une activité innovante se déploiera seulement dans les
unités organisationnelles auxquelles ne sont pas attribuées des responsa-
bilités lourdes envers une activité programmée. Ainsi, le niveau auquel
l'innovation prendra place dépend des niveaux auxquels on trouve des in
dividus ou des unités ayant des responsabilités d'exécution importantes » (p.
193).
Ici encore les instances de direction (la politique) ne sont pas privilégiée>
La rationalité limitée
Ce concept est nouveau dans l'c?euvrede Simon, quoi qu'il corresponde
à des préoccupations anciennes. Dans Administrative behavior (chap II),
il s'était déjà préoccupé des facteurs qui limitent la rationalité ; ici, il fait
davantage. March et Simon empruntent directement le concept à Hayek et
lui font servir la cause de la décentralisation.
Leur argumentation, telle qu'ils l'empruntent à Hayek 63, peut se résu-
mer en ceci : la capacité humaine de planifier est limitée. Le système dé-
centralisateur fonctionnera mieux que le système centralisé. Selon Hayek,
il est faux de dire que la complexité croissante des problème entraîne une
nécessaire centralisation. « C'est seulement à partir du moment où tous les
facteurs à envisager deviennent si nombreux qu'il est impossible d'en avoir
une vision synoptique que la décentralisation devient impérative ... C'est
précisément ce que le système des prix opère dans la concurrence et ce
qu'aucun autre système ne peut seulement permettre d'accomplir n (p. 197).
62. The funetions of the eirecutite.
63. The road to serfdom.

207
,

Quelles conséquences March et Simon tirent-ils de cette analyse pour le


planning de l'entreprise ? 64
Si l'intérêt personnel est le mobile le plus solide, la décentralisation des
décisions doit s'accompagner de mécanismes qui poussent les personnes
prenant les décisions à choisir des actions contribuant à la maximation du
profit par la firme.
Quand les départements sont suffisamment indépendants les uns des
autres, le mécanisme des prix peut être utilement employé pour assurer la
prise de décisions décentralisées dans l'entreprise.
Les prix ne suffisent pas ; il faut encore des estimations raisonnables.
Il faudra se contenter de techniques « opérantes » destinées à obtenir
satisfaction et non chercher un optimum authentique.

Appréciation critique
Ces analyses sont encore très modernes. Est-il besoin de préciser le
caractère positif, au regard de nos thèses, de l'affirmation des choix sim-
plement satisfaisants et non rationnels ainsi que de la circonstance aggra-
vante de la prévalence fréquente des buts secondaires et de la latitude dis-
crétionnaire dans l'exécution ? De l'affirmation de l'absorption de l'incertitude .
qui rend le supérieur hiérarchique impuissant comme, d'ailleurs, toute puis-
sante qui ne détient pas l'information brute ? De la théorie de la planification
et de l'innovation qui ne privilégie en rien les instances de direction et qui
révèle un processus enchevêtré d'engagement progressif ? De l'affirmation
de la rationalité limitée qui couronne l'ensemble de l'ouvrage et lui donne sa
coloration P?
Cependant, quelques points importants de désaccord subsistent :
Subsiste l'illusion d'une décision qui pourrait être prise par un individu
isolé. Les auteurs écrivent (p. 149) que la tendance des membres d'une
organisation à évaluer leur action en tennes de buts secondaires, même
quand ceux-ci sont en conflit avec les buts de la grande organisation, est
renforcée par trois mécanismes cognitifs : « Le premier est celui qui se
situe chez celui qui prend une décision individuellement et ... l'inclination
des individus à s'arrêter aux objets qui cadrent avec leur schéma de réfé-
rence établi est bien confinné par la psychologie individuelle. Les perceptions ..
qui jurent avec le cadre de référence sont filtrées avant d'atteindre la cons-
cience ... » Comme si une décision isolée a réellement un sens, sans la
prédétermination des possibilités et des alternatives, sans les systèmes de
procédures, sans la pratique et la jurisprudence qui insèrent la prétendue
décision individuelle dans un faisceau étroit ? 65
Comme le reconnait M. Crozier dans la préface (p. xiv), la connaissance
comme le passage de l'affectivité à la rationalité explique très bien le calcul

64. Les organisations, p. 202.


65. Le point de vue des auteurs reste marqué par un certain psychologisme comme le
suggère Crozier dans la préface à l'édition française (p. xiv). C'en est ici un exemple évident.
'
ZM ...
individuel de chaque acteur, « mais elle est relativement impuissante à
rendre compte du calcul du groupe et de la stratégie complexe de l'individu
par rapport au groupe ». Observation qui rejoint exactement notre critique :
la décision est pour nous par définition un processus collectif, comme on le
précisera plus loin.
Les auteurs conservent par moment la fragmentation de la décision.
C'est ainsi qu'ils précisent (p. 147) que les schémas de procédure ou de
configuration qui gouvernent les processus résolutoires ont en général une
structure hiérarchique. « Du point de vue de la procédure, cela signifie
que le problème passe à travers une succession de phases assez définies (par
- exemple, formulation des problèmes, recherche des possibilités, estimation
des choix) mais que chacune de ses phases peut être divisée à son tour en
phases semblables à un niveau de détail plus microscopique ».
Objectera-t-on que les auteurs n'ont pas cherché ici à décrire un proces-
sus réel mais simplement le processus tel qu'il est habituellement représenté ?
Dans ce cas, on leur reprochera de ne pas avoir dénoncé l'illusion, de
l'avoir en somme exposée comme si cela allait de soi.
Notre interprétation défavorable de cette présentation - quelle qu'elle
' soit - de la décision en décomposition quasi infinie des étapes est confirmée
par une autre présentation : celle de l'analyse fins-moyens. Les auteurs
_ affirment : « Dans l'élaboration des programmes nouveaux, la technique
. principale des approximations successives est l'analyse de la fin et des
moyens. On part du but général à atteindre. On découvre un ensemble de
'
moyens définis de manière très générale pour exécuter cet objectif. On
prend chacun de ces moyens à tour de rôle comme un nouveau sous-objectif
et on découvre un ensemble de moyens plus détaillés pour l'atteindre ... »
(p. 185).
On ne saurait mieux reprendre, sous d'autres déguisements plus subtils,
le vieux schéma élaboration-exécution ; et, dans le cadre de la phase d'éla-
boration, la détermination du but, du sujet, des limites, etc., présentation
qui a au surplus le défaut très grave de revenir à la conception d'une
administration subordonnée.
Vainement encore objecterait-on que les auteurs se contentent de
rappeler une présentation connue, car, ici encore, il leur eût été facile de
critiquer et d'ironiser sur ces démultiplications infinies.
Toutes ces doctrines sont néo-rationalistes et s'intitulent telles, ce qui re-
trace en même temps leurs limites. Le néo-rationalisme évoque la prise en
charge, par une théorie, de l'affectivité
' « irrationnelle » de l'homme, dans le
cadre d'une décision rationnelle.
La théorie rationaliste propose ainsi d'élargir le concept de « raison »
et de tenir compte du comportement plus ou moins personnel des hommes au
sein des organisations ; autrement dit, de tenir compte de ce qu'il ne choisit
pas la one best wag mais souvent des solutions quelconques « assez »
satisfaisantes. ,
' 1' 209
. ' '
14
Ce terme n'indique pas une présentation critique du rationnel, n'est
pas critique et n'est que le nom d'une a pratique théorisée du rationalisme
'
classique.
En réalité, une fois encore, les théories des organisations s'avèrent im,
puissantes à fonder une théorie scientifique de la décision.
Le concept de rationalité limitée est un changement appréciable mais
qui ne permet pas réellement de passer au stade de la multi-rationalité.
C'est une brèche à la mono-rationalité dans laquelle viennent s'engouffrer des
éléments irrationnels. Mais on ne change pas de système de pensée.
On le change si peu qu'on traite de l'innovation sans s'interroger sur
le concept. Innovation de quoi ? De qui et pourquoi faire ? Qu'est-ce
qu'innover ? Est-il bon d'innover par rapport à tel ou tel système de va-
leurs ? L'idée d'innovation n'est pas perçue comme liée à celle de progrès,
comme une idéologie qui, en tant que telle, peut être soumise à discussion.
L'innovation est, pour les auteurs, une donnée d'évidence, « naturelle », qui
mérite d'être favorisée et stimulée. Mais il est clair que si on imagine un
autre système de valeurs refusant le concept du progrès, de développe-
ment du bien-être matériel et des valeurs de consommation, l'innovation
n'a plus de sens. Et tout effort pour réfléchir sur elle et la favoriser apparaît
comme dérisoire.
En somme ce système de pensée est resté mono-rationnel : pas plus
qu'il n'a évacué totalement la linéarité (maintien de quelques fragmenta-
tions) il n'a évacué l'utilité et la normalité (l'homme efficace et normal -.
serait-il irrationnel par moment - au service de la rationalité de l'organisa-
tion) et le progrès. Les quatre éléments fondamentaux de la mono-
rationalité sont ici maintenus même s'ils subissent au passage quelques
altérations. _

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CHAPITRE II , .

. Les théories critiques


'
de la rationalité ., . "

'
Elles abandonnent la mono-rationalité et passent à la multi-rationalité en
'ce que, non seulement elles se situent dans une perspective aléatoire -
effort déjà pratiqué par Simon, March, Cyert, Feldman et Kanters - mais
encore critiquent au niveau idéologique les valeurs qui sous-tendent l'acti-
. vité des organisations et leur propre rationalité.
. Si on peut définir ici sommairement la mono-rationalité par ses éléments
. fondamentaux - linéarité, progrès, normalité, utilité - les théories criti-
ques ne les abandonnent qu'avec les déchirements. La linéarité est toujours
' évacuée, mais les autres termes ne le sont souvent qu'alternativement. Les
uns - tels que Lindblom - évacuent le progrès mais conservent l'utilité ;
les autres - tels que Crozier - évacuent en partie l'utilité mais conservent
le progrès. D'autres, visiblement multi-rationalistes, évacuent le progrès,
mais, de façon générale, n'explicitent pas théoriquement leur multi-rationa-
lité (l'école juridique de Maurice Hauriou).
Ces incertitudes et désordres divers prouvent qu'aujourd'hui la critique
de la rationalité n'est pas dans l'ensemble aussi poussée que celle de la linéa-
rité. L'entreprise sera donc plus difficile et ce concept de multi-rationalité,
proposé ici pour la première fois (qui s'inspire de l'idée plus générale de
« rationalisme régional de Bachelard), méritera dans l'avenir d'être redressé
et épuré.
Nous analyserons d'abord les thèses qui sont à l'aurore des théories
critiques ; nous emprunterons ensuite à d'autres disciplines des sources
d'inspirations qui permettront de forcer le barrage épistémologique de la
.
mono-rationalité ; cette évacuation de la mono-rationalité est d'une grande
importance pour l'élaboration des schémas de décisions actuels ou prospectifs.
Nous proposerons alors une méthode multi-rationnelle de construction-déoens-
truction des schémas prospectifs.
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' .. '
1
LE DEBUT DES THEORIES CRITIQUES
Les théories juridiques : un exemple de multi-rationalité,
les conceptions fonctionnelles de Maurice Hauriou et Georges Vedel
Maurice Hauriou, qui était déjà systémiste sans le savoir (cf. p. 82 et
suiv.), en tirait la conclusion de façon très cohérente 1. Il n'y a pas de vérité
en soi. Il y a autant de vérités que ce que l'on veut démontrer dans le cadre
d'un raisonnement déterminé. Contre le monisme instrumental de Duguit, il
défendait un pluralisme méthodologique dans la ligne de ses conceptions sys-
témiques. Comment, en effet, une même doctrine peut-elle défendre une
théorie systémique fondée sur les échanges entre sous-systèmes, sans ad-
mettre en même temps qu'il y a autant d'explications et de modes d'explica-
tion que de sous-systèmes ou même de sous-catégories internes à chaque
sous-système ? Hauriou ne semble pas avoir fait consciemment le lien entre
sa théorie systémique de l'institution et la multi-rationalité de son système.
Il n'utilise d'ailleurs pas les thèmes des théories systémiques et de
multi-rationalité. Les concepts de la philosophie et de la science de son
temps ne le lui permettaient pas. Mais qu'il n'ait pas fait le lien n'empêche
pas qu'il existe. Les mêmes observations valent pour son disciple toulousain,
le doyen Georges Vedel, qui ne théorise pas suffisamment ces catégories
fonctionnelles qu'il a littéralement « inventées » Z dans l'oeuvre d'Hauriou et
qu'il a le premier présentées à la doctrine.
Maurice Hauriou 3. Hauriou, auteur pluraliste, non seulement admet
mais encore considère comme une nécessité une conception fonctionnelle
du droit. L'important n'est plus de construire une théorie parfaite, une
construction caractérisée par une grande rigueur interne ; l'important est
de bâtir une explication qui rende compte de la modification incessante
des faits, qui facilite cette modification dans les directions les plus facile-
ment perceptibles. Si la rigueur vient par surcroît, ce sera préférable. Mais si
la rigueur n'est pas totale, il vaudra mieux jeter dans « le commerce juridi-
que » une théorie vivante et souple qui se modifiera d'elle-même au contact
des faits.
Le monisme dans sa solitude conduisait aux théories conceptuelles, le
pluralisme dans le mouvement de la vie conduit aux théories fonction-
nelles 4. : :

1. Seuls ceux qui ne l'on pas lu ou compris faute d'une formation philosophique suffi-
3ante peuvent encore affirmer l'existence d'un Hauriou génial mais incohérent, profond mais
hétérogène, etc. Du système à la multi-rationalité la ligne est continue. Dix ans après notre
thèse Essai sur la contribution du doyen Hauriou au droit administratif français, nous for-
mulons ce nouvel élément qui converge avec tous les autres.
2. Inventé au sens de l'invention d'un trésor.
3. Ci. notre thèse, p. 273-275.
4. Ce lien entre monisme et conceptuel, pluralisme et fonctionnel, ne semble tias avoir
été relevé par M. Vedel qui, dans « De l'arrêt Septfonds à l'arrêt Barinstein », ne semble pas
émettre d'hypothèse à son sujet.

. '
212
Ainsi s'explique de façon très intime l'attachement d'Hauriou aux
· théories fonctionnelles.
« Il est rare que la réalité se prête à des affirmations tranchantes car elle
est infiniment complexe. Il y a autant de chances de se tromper à dire que les
notions de personnalité juridique et de droit subjectif doivent être chassées de
tout le droit public qu'il y en avait à croire qu'elles devaient y être partout. Il
est infiniment probable que dans certaines matières elles ne doivent pas être
employées, mais que dans d'autres elles doivent l'être, parce qu'elles aboutissent
à des résultats plus satisfaisants et plus justes » 5.

Cette caratéristique fonctionnelle s'explique par le pluralisme social et


instrumental d'Hauriou 6.
Il est clair cependant que cette conception ne va pas sans difficultés
car elle conduit quelquefois à des tautologies. On en donnera ici un exemple
révélateur : sa théorie de l'urgence.
En la matière, la position d'Hauriou s'explique par sa crainte de la
théorie des pouvoirs de guerre, « colossale épave qui sert à laver toutes les
illégalités et toutes les fautes et à diluer toutes les responsabilités » (note
sous Delmotte et Senmartin). A la théorie des pouvoirs de guerre il préfère
donc la théorie des circonstances et de l'urgence attachée au pouvoir de
police qui lui paraît présenter plus de garanties.
Ainsi, la théorie de l'urgence liée au pouvoir de police ne sera pas
applicable au domaine des contrats qui est par nature étranger aux matières
de police. Comme le dit M. Lucien Nizard 7 : « On est dès lors tenté de
penser que pour Hauriou la théorie de l'urgence joue contrairement à celle
de la nécessité dans un domaine qui peut être délimité a priori : celui des
, matières de police ». Effectivement c'est bien dans ce même sens que
s'oriente Hauriou puisque dans sa note sous l'arrêt Delmotte, il affirme qu'il
y a bien « une catégorie de lois de police et de sûreté qui doivent être
exécutées d'urgence ... »
Mais si l'urgence renvoie à des catégories, comment définir, c'est-à-dire
limiter ces catégories ? Hauriou répond « qu'aux conditions énumérées ... en
ce qui concerne des lois par des voies administratives, il conviendra d'ajou-
ter l'urgence qui donne aux lois le caractère de police et de sûreté » (note
sous Delmotte et Senmartin).

5. Note sous affaire chemin de fer d'Orléans,C.E., 16 juillet 1909, S.p. 97, note d'arrêts
III, p. :111.
6. Il convient de rappeler une anecdote révélatricenarrée par le professeurCharlier :
Mestre qui correspondaitrégulièrementavec Hauriou lui avait une fois écrit pour discuter
d'un arrêt. Hauriou répond consciencieusementdonnant des arguments pour et contre,
construitsa théorie en écrivant : Et si la jurisprudencen'allait pas dans ce sens ?Eh bien
nous aviserons u! La théorie lui importait peu. Il s'agissait avant tout pour lui d'adhérer au
réel. La théorie existe pour jouer un rôle : si elle ne peut le jouer, on ne changera pas
de rôle, on changera la théorie. Un autre exemple caractéristiquede théorie fonctionnelle
réside dans sa conceptionde la puissancepublique. Sur quoi sont fondés les privilègesde
la puissance publique ? Uniquementsur des raisons de nécessité publique. Ce n'est pas
la qualité de l'Etat par elle-mêmequi les entraine, c'est la nécessitéde donner des armes
à l'Etat (note sous l'arrêt Salles, S., 1912, III, p. 179 ; note d'arrêts JII. p. 510).
7. La jurisprudenceadministrativedes circonstancesexceptionnelleset la légalité, p. 107.

.. , . 213
1

L'urgence correspondait à une catégorie de lois ; or, cette catégorie de


lois semble ne se définir que par l'urgence. Voilà une « explication » qui
ressemble à celle de la vertu dormitive de l'opium !
Or, il faut remarquer que cette explication tautologique découle direc-
tement de sa conception fonctionnelle du droit. Il ne s'agit pas pour lui
d'inventer des théories rigoureuses qui seront bien vite démenties par les
faits. Il s'agit seulement d'émettre une hypothèse vraie ou fausse pour par-
venir à un certain but, en l'occurrence éviter l'extension de la théorie très
dangereuse des pouvoirs de guerre.
Conception d'une extrême souplesse qui n'influencera pas directement
la doctrine juridique contemporaine. Entre Hauriou et les auteurs modernes,
un chaînon très important s'articule, la doctrine de Georges Vedel, plus
consciente encore de la multi-rationalité.

Georges VedelB. G. Vedel a toujours été frappé par la grande sou-


plesse de la pensée d'Hauriou. C'est ainsi que, dans sa thèse, il trouve
admirable « la souplesse de la démarche intellectuelle » du doyen Hauriou.
Après avoir formulé la théorie de la quatrième ouverture, il se rallie à
l'explication que l'erreur de fait peut constituer une violation de la loi.
« Mais ce n'est que lorsque la jurisprudence rend compte de façon satis-
faisante de la loi qu'il l'admet ». Et le doyen Vedel ajoute, en une formule
qu'aurait pleinement approuvée Hauriou qui insistait sans cesse sur la
relativité de toute théorie : « Que demeure-t-il de la théorie de l'erreur de
, fait, cinquième ouverture ? Pour croire qu'elle est totalement inexacte, il
faudrait oublier que la vérité de certaines explications juridiques n'est pas
absolue mais relative » 9.
G. Vedel veut dire par là qu'elle a été vraie comme une explication
interne de l'évolution jurisprudentielle, en ce qu'elle a rendu compte de la
tendance naturelle qu'avait le recours pour excès de pouvoir à s'annexer le
contrôle du fait et à ne pas se laisser arrêter par la règle des ouvertures.
Quatorze ans et seize ans plus tard, dans deux articles 1°, le futur doyen
Vedel devait retrouver ces idées et les développer de façon plus systéma-
tique. Le doyen Vedel pense que le droit administratif, plus peut-être que
toute autre discipline juridique, comporte, à côté de notions proprement
conceptuelles, des notions fonctionnelles.
On peut dire des premières « qu'elles sont indépendamment de ce à
quoi elles servent. « Ainsi en va-t-il par exemple de la notion de « fonction-
naire ? au sens du statut de la fonction publique, de celle de commune ou
de département, etc. Ces notions peuvent recevoir une définition complète
selon les critères logiques habituels et leur contenu est abstraitement déter-
miné une fois pour toutes. Elles ne sont pas immuables mais les enrichisse-
8. Cf. notre thèse, p. 394-399.
9. G. VEDEL,Essai sur la notion de cause en droit administratiffrançais, p. 187.
10. a De l'arrêt Septfondsà l'arrêt Barinsteinn, J.C.P., 1948, 1, 682, et a La juridiction
compétentepour prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait administrativeIl, J.C.P.,
1950, 1, 851.

214 ' -" ...... ' .


ments ou les retranchements qu'elles peuvent subir ne sont pas imputables à
leur nature mais à l'évolution des données auxquelles on les applique.
Les secondes, dites « notions fonctionnelles procèdent directement
d'une fonction qui leur confère seule une véritable unité. G. Vedel en donne
pour exemple la théorie de l'acte de gouvernement. Il est en effet impos-
sible de définir conceptuellement l'acte de gouvernement au sens adminis-
tratif du mot. Quel caractère commun trouver à la répartition de l'indemnité
accordée par un Etat étranger à des nationaux français, la grâce d'un
condamné, le brouillage d'émissions radiophoniques andorranes 11 On peut
dresser une énumération des actes de gouvernement mais il n'est pas possi-
ble de définir la catégorie des actes de gouvernement sinon en indiquant
ce à quoi elle sert, « la fonction ».
Sans doute G. Vedel reconnaît-il que les inconvénients de ce type de
notions sont nombreux. Il souligne que ces notions ne sont jamais achevées,
que leur contenu ne peut être épuisé par une définition. De plus les notions
fonctionnelles sont appelées à disparaître en se résorbant au moins en partie
« dans une synthèse supérieure de nature conceptuelle ». G. Vedel donne
ici l'exemple des actes discrétionnaires. On s'est aperçu qu'il n'existait pas
d'actes discrétionnaires mais que tout acte administratif comportait une part
plus ou moins grande d'opportunité laissée à l'appréciation de l'adminis-
tration et une part plus ou moins grande de légalité relevant du contrôle du
'
juge.
La théorie des actes discrétionnaires, entendus comme des actes contre
lesquels le recours pour excès de pouvoir ne sera pas recevable, a disparu
tout en s'intégrant dans la théorie générale selon laquelle le juge dans
son examen au fond se trouve limité par l'interdiction de connaître de la
pure opportunité 12.
Pourquoi les notions fonctionnelles sont-elles particulièrement utilisées
" ' en droit administratif sans être pour autant exclues du droit privé ? Parce
que le droit administratif, beaucoup plus jeune, beaucoup plus mouvant et
moins achevé y fait nécessairement un plus large appel : en effet, le rôle du
juge administratif est à la fois de créer très souvent des règles d," droit et
en même temps de feindre de tout tirer des lois et des règlements. « Mais il
ne peut exposer clairement son point de vue ni découvrir les inévitables
modifications de ce point de vue puisqu'il est censé n'avoir comme guide
' que la loi. Par conséquent, en certains domaines qui vérifient particulière-
ment ces constatations, il devra recourir à des notions très souples dont la
'
véritable unité est empruntée à... la fonction qui leur est assignée ».

. 11. Voir les arrêts C.E., 11 août 1944, Boussac ; C.E., 30 juin 1893, Ongel ; .
S., 1895,
3, 41, note Hauriou ; Gombert, 28 mars 1947, R.D.P. 1947, p. 95, note Waline ; arrêt dit
Radio Andorre, T.C., 2 février 1950, S., 1950, 3, 73 ; concl. Odent, R.D.F., 1950, 410, note
ivaline, J.C.P., 1950, II, 5542, note Rivero.
. 12. Mais G. Vedel note que tout ceci suppose une maturation des problèmes
', qui, elle-
' même, ne dépend pas de facteurs juridiques. ci n ne servirait à rien de vouloir la hâter a.
Cette maturation ne se produit pas à volonté. Sur tous ces points voir VEDEL, articles pré-
.
cités.

' ' '


. 215
,

.... , ..
,
......,. :... ;
G. Vedel applique cette analyse à la notion de voie de fait, notion qui lui
apparaît fonctionnelle, « son irréductible multiplicité logique » lui semblant
à cet égard un signe infaillible. 'D'une part elle a deux sources possibles
bien difficiles à ramener à l'unité : l'idée du recours à la force dans des cas
autorisés ; l'idée de l'acte administratif quasi inexistant. D'autre part, un
autre signe paraît révélateur : c'est la marge étendue d'appréciation con-
trète laissée au juge 13.
Il n'est pas étonnant qu'en 1950 G. Vedel ait développé cette théorie
des catégories fonctionnelles : dans sa thèse précitée, antérieure de seize
ans, il estimait qu'une unité foncière existe à la base de cette notion : la
cause, c'est la justification du phénomène du droit 14. Prise dans son unité
fondamentale, la cause lui apparaissait comme une fonction de la vie
juridique se réalisant en concepts variés : ceci explique la valeur relative
des définitions purement conceptuelles de la notion de cause. :
« Par son contenu, la cause dépend de la discipline juridique où on
l'envisage, le droit privé la concrétise dans les notions de but ou d'équiva-
lence économique ; le droit administratif on donnerait selon nous une formule
objective : celle des nécessités d'intérêt public. Mais cette traduction cor-
respond toujours à une unité fonctionnelle persistante : la cause, c'est la
justification pour la conscience sociale de l'obligation juridique » 15.
Il existe donc une grande continuité des idées de G. Vedel sur ce point.
Où ce jeune auteur de 1934 avait-il pu trouver les prémices de cette
conception fonctionnelle du droit ? A l'évidence dans l'oeuvre d'Hauriou 16.
On a déjà vu le peu de cas qu'Hauriou faisait des théories cohérentes et
systématiques. Si elles étaient adaptées parfaitement au réel, il les acceptait
en louant leur plasticité. Si, au contraire, leur harmonie interne ne cadrait plus
exactement avec le monde environnant, il n'hésitait pas à les abandonner.
Ainsi s'explique la souplesse de ses analyses.
Bien plus, même si la théorie demeurait adaptée à la réalité sans
produire des effets très utiles, Hauriou lui en substituait une autre moins
exacte au besoin (le problème' lui importait peu) mais qui produisait des
effets plus utiles. En d'autres termes, ce n'est pas le contenu d'une théorie
qui l'intéressait mais les conséquences de son utilisation, le droit étant
conçu comme un instrument au service du réel et non comme un monde
vivant dans une parfaite et harmonieuse autarcie 17.
Ainsi on peut rappeler ici sa conception de la personnalité morale.
La personnalité morale ne sert à rien dans le cadre de l'organisation
13. G. Vedel le relève notamment quant aux droits auxquels l'opération administrative
doit porter atteinte pour constituerune voie de fait. La notion de droit fondamentaljoue
« un rôle certain encore que mal définidans la théorie de voie de fait : le droit de pro-
priété, la liberté individuelle,etc. sont protégéspar la voie de fait.
14. Notre thèse, p. 493.
15. Tout ceci s'explique, on l'a vu, par son intuition des équilibreset sa conception
pluralistedu monde.
16. G. Vedel, consulté, a bien voulu confirmernotre interprétation.Il estime que c'est
bien la lecture d'Hauriou qui lui a suggéré sa conceptiondes catégoriesfonctionnelles.
17. Voir notre thèse, p. 261-283. __ _
'
216 .
interne de l'Etat et c'est d'ailleurs pourquoi elle est de peu de se-
cours en droit constitutionnel. En revanche, elle est très utile chaque
fois que l'organisation entre en relation avec autrui et donc pour une bonne
part elle devient très utile en droit administratif, en particulier dans le
cadre du contentieux de pleine juridiction. Mais pour une part aussi elle
est inutile chaque fois que l'administration agit par la voie de la décision
exécutoire 18.
Cette conception peut paraître très fâcheuse à un esprit cartésien
qui aurait tendance à affirmer : ou bien la personnalité morale de l'Etat
existe ; ou bien elle n'existe pas.
Mais cet esprit ajouterait qu'il est impossible d'affirmer en même
temps qu'elle existe dans certains cas et disparaît dans d'autres cas. Et cette
objection est d'autant plus grave que Maurice Hauriou avait, un des pre-
. miers, défendu la théorie de la réalité des personnes morales 19.
' .
Une certaine logique
'
Mais tout le système d'Hauriou tend à répondre : peu importe si ce
'" . n'est pas logique. Laissons une certaine logique à certains. Le droit est un
art de dosages nuancés. Il n'est pas indispensable que les théories soient
. -
logiques, il suffit qu'elles servent. Peut-être alors la cohérence nous sera-t-elle
; donnée par surcroît.
<: Ces constructions juridiques exigent plus que de la technique, elles
réclament de l'intuition artistique et le construit est une oeuvre d'art, non
pas une œuvre de technique
M. Vedel également - comment ne pas constater la parenté étroite de
points de vue - affirme : <: En nous montrant des concepts juridiques enra-
cinés dans la psychologie et dans la morale, la théorie de la cause tend à
nous faire douter de la théorie pure du droit ... Loin de placer le droit
dans une position subordonnée, cette constatation donne à l'art et à la
science juridique tout leur sens » 2I.
: Il est facile de multiplier les exemples : l'oeuvre d'Hauriou fourmille de
théories fonctionnelles 22.
Est-ce à dire que l'originalité de M. Vedel est nulle sur ce point ? Cette
affirmation serait peu conforme à la réalité. Sans doute, tout le système
juridique d'Hauriou postule une conception fonctionnelle du droit. Cette
conception n'est pas seulement implicite, elle est exprimée clairement à
plusieurs reprises 23. Mais il n'éprouve pas touiours le besoin d'expliciter
18. Sur ces points voir ibid, p. 128-134.
19. o La personnalitécomme élément de la réalité sociale», Recue générale de droit,
I&98.
20. « L'ordre social, la justice et le droit n, Revue trimestriellede droit, 1927, p. 82.3.
21. Vedel, thèse précitée, p. 495.
22. Voir, dans notre thèse précitée, par exemple,en matière de responsabilité,sa théorie
de l'assurancequ'il abandonneau profit de celle du risque non parce que la premièreétait
fausse, mais parce que la seconde avait des résultats plus av?ntageux ;première partie,
chapitre II, section III.
. _: 23. Sur tous ces points, ibid.

. . -'"" . 217
,
' '
. +' .

.... ; l' ...


cette conception du droit de façon systématique : lorsqu'il affirme cette
conception, il procède 1P plus souvent par allusions furtives. Au contraire,
le doyen Vedel a explicité et mis à la portée de tous la conception le plus
souvent implicite d'Hauriou. Alors que le lecteur d'Hauriou est sans cesse
heurté par l'incohérence apparente des analyses du maître de Toulouse,
leur unité fonctionnelle les explique et les illumine. Plus qu'un systémati-
sateur d'une idée développée avant lui le doyen Vedel apparaît ici fonda-
mentalement comme l'inventeur, au sens d'inventeur d'un trésor, existant
mais caché. Il a g inventé » dans Hauriou le trésor des catégories fonction-
nelles.
Et il ne faut ajouter ici que cette invention a eu un très grand succès :
M. Waline dans son Traité de droit administratif, dès 1950, considérait que
les actes de gouvernement étaient une catégorie fonctionnelle et considérait
même les mesures d'ordre intérieur comme une variété d'actes de gouver-
nement 24. De même, dès 1950, M. Waline présentait la notion d'établisse-
ment public comme « une notion générique plus spécifique ». Et il a main-
tenu depuis ce point de vue.
La jeune génération de spécialistes de droit public se sert très fré-
quemment de cette conception. On peut prendre deux exemples parmi bien
d'autres qu'il serait fastidieux d'énoncer ici :
M. Louis Dubouis conclut sa pénétrante étude sur La théorie de l'abus
du droit et la jurisprudence administrative par ces lignes :
« L'unité de la théorie réside dans la fonction de la notion d'abus de droit.
Invoquer l'abus de droit, c'est, en droit public comme en droit privé, justifier
les limitations apportées à un droit ou à une fonction, afin d'assurer la défense
d'un intérêt jugé digne de protection ... Le procédé est tellement commode qu'ilil
arrive au législateur d'en user ... Il est impossible d'enfermer l'abus de droit dans
une formule rigide. La théorie est très souple, très ouverte, et partant, suscepti-
ble d'applications très diverses. Le juge façonne la notion d'abus de droit en
fonction des besoins auxquels elle doit répondre ».

Voilà des lignes auxquelles Maurice Hauriou aurait pu souscrire.


Lucien Nizard, dans sa thèse (dans une partie consacrée à « La notion
de circonstance exceptionnelle »), affirme que :
« L'on aperçoit quelle réelle contingence recouvre l'apparente rigueur du juge-
ment de nécessité ... L'indétermination des notions de nécessité, de circonstances
exceptionnelles ou d'urgence est telle que c'est au juge qu'il appartient de les
doter d'un contenu. Selon le niveau auquel il admettra la violation de la loi, il
pourra la confirmer dans un rôle modeste ou lui attribuer une fonction habituelle
et fréquente ... En raison du caractère fonctionnel de la notion de circonstances
exceptionnelles, seule l'étude des effets qu'elle autorise dans tel ou tel cas peut
nous permettre de porter un jugement synthétique sur la notion 25 ",

24. M. Pi<'ERO dans sa thèse sur Les mesures d'ordre intérieur administratives ne semblait
pas avoir interprété ces actes d'une autre manière.
25. NICZAND, La jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles et la
légalité, p. 129.

' " '


218 - .
Ici encore le caractère fonctionnel d'une notion est mis en évidence.
Il est caractéristique que dans ces deux thèses les auteurs n'éprouvent pas
le besoin de citer M. Vedel : la notion de catégorie fonctionnelle a eu
tellement de succès qu'elle est tombée dans une sorte de domaine indivis
de la doctrine entière.
La multi-rationalité de ces catégories fonctionnelles est évidente. Mieux,
Maurice Hauriou, dans un effort de cohérence admirable à son époque,
rejette l'idée de progrès. Dans la langue du début du siècle il affirme que
< le progrès apparaît pratiquement sous la forme d'un idéal social on
dirait aujourd'hui « apparaît comme une idéologie ». Il continue (p. 96) :
< Le progrès ne conçoit la variabilité de l'espèce humaine que dans les
limites du type rationnel de l'homme ou de la société ». Il associe ainsi la
rationalité classique à l'idée de progrès et la relativise ; ce qui est exacte-
. ment le propos de ce livre.
Peut-être même Maurice Hauriou et son école ont-ils évacué l'idée
d'utilité-efficacité. On n'aperçoit pas en effet dans son œuvre d'allusions à
la rentabilité et à l'efficacité. Dans ses Leçons sur le 1IWuvement social il
analyse les organisations comme des systèmes thermo-dynamiques travaillés
. des interne. Le mouvement les
par échanges d'énergie s'explique plutôt par
déséquilibres intra-systémiques que par la recherche de l'efficacité.
Autant de données d'une modernité et qui expliquent
remarquable large-
ment qu'elles n'aient comprises pas été
immédiatement. Au début du siècle
les réactions d'humeur furent nombreuses. Aujourd'hui il n'est pas encore
évident que les catégories fonctionnelles du doyen Vedel ne gênent pas les
-.
-
mono-rationalistes qui demeurent très nombreux dans le monde juridique.
Mais si cette multi-rationalité est évidente elle n'est pas suffisamment théo-
risée. Le terme de multi-rationalité n'est pas prononcé ; son lien avec une
, conception systémique n'est pas avoué. La critique idéologique de la ratio-
nalité classique est totalement absente. On l'évacue parce que c'est com-
mode. On ne démontre pas pourquoi il faut l'évacuer. On ne dégage pas les
éléments de son contenu (linéarité, progrès, normalité, efficacité) si bien
qu'on ignore si cette rationalité traditionnelle ne pourrait pas ou ne devrait
' '
pas ressurgir par ailleurs.
Insuffisance de cette théorie critique qui empêche l'évacuation totale de
la mono-rationalité classique. , . , ...

La thèse de Lindblom : l'instrumentalisme

Avec Lindblom on ne s'embarrasse pas d'idéologie 27. On ne cherche

plus à imposer un système idéal qui n'existe pas, en mélangeant d'ailleurs


. constamment les niveaux normatifs et descriptifs. Ici le niveau est délibé-

26. La science sociale traditionnelle, p. 94.


27. En ce que les problèmes afférents aux valeurs sont systématiquement éliminés. Voir
« The science of muddling thought Public Administration Review, 19, printemps 1959,
p. 79-88. Surtout Lindblom a défendu la totalité de sa thèse dans The intelligence of
democracy. - .. - .. ,

219

... >
rement descriptif et méthodologique. Encore la description ne se veut-elle
pas totale et compréhensive mais limitée aux seuls ensembles ou sous-
ensembles étudiables, compte-tenu des moyens dont on dispose. C'est C.E.
Lindblom qui, dans son article précité, a le mieux théorisé cette conception,
successive limited comparaisons-branch, en l'opposant à l'ancienne, rational-
comprehensive-root.
Lindblom présente un tableau d'une très grande importance qui oppose en
cinq points les caractéristiques des deux approches.
Commentons avec Lindblom ce tableau : .
' ' '
Tableau comparatif

Rational comprehensive (root) Successive limited comparisons (branch)

1. Clarification of values or objectives Selection of value goals and empirical


distinct from and usually requisite analysis of the needed action are not
to empirical analysis of alternative distinct from one another but are clo-
. policies sely intertwined
2. Policy formulation is therefore ap- Since means and ends are not distinct
proached through means and analy- means ends analysis is often inapropria-
sis : first the ends are isolated, then ted or limited
the means to achieve them are sought
3. The test of a good policy is that it The test of a good policy is typically
can be shown to be the most appro- that various analyst find themselves
priate means to desire ends directly agreeing on a policy (without
their agreeing that is the most oppro-
priate means to an agreed objective.
4. Analysis is comprehensive, every im- Analysis is drastically limited : impor-
portant relevant factor is taken into tant possible outcomes are neglected
account important alternative potential policies
'
-. .. _> are neglected
important affected values are neglected
5. Theory is often heavily relied upon A succession of comparisons greatly
reduces or eliminates reliance on theory

a) Dans l'ancienne approche, la clarification des valeurs et des objectifs


se fait séparément et précède habituellement l'analyse empirique des alter-
natives (Lindblom, p. 45). Or, trois difficultés se présentent : La pre-
mière est que sur beaucoup de valeurs ou objectifs les citoyens, les hommes
politiques et les administrateurs sont en désaccord. Il n'est pas possible,
la plupart du temps, de se référer à l'opinion de la majorité puisque celle-ci
ne s'est pas prononcée sur tel ou tel point ; la seconde est que même si un
administrateur se résoud à suivre ses propres valeurs comme critère de
décisions il ne sait pas comment les hiérarchiser quand elles entrent en
conflit les unes avec les autres. La troisième difficulté est que les objectifs
sociaux n'ont pas toujours la même valeur relative. Leur objectif peut être

220 ....
d'un grand prix dans telle circonstance, d'un prix différent dans une autre.
En fait, comme le montre Lindblom, le problème des valeurs se résoud
pratiquement toujours comme un problème d'ajustement à la marge.
En fait les administrateurs incapables de formuler d'abord les principales
valeurs et de choisir ensuite les politiques susceptibles de la réaliser,
choisissent directement entre les alternatives politiques qui présentent des
combinaisons marginales.
En somme deux aspects prédominent : dans la réalité les administra-
teurs choisissent en même temps, par le même acte, valeurs et alternatives
concrètes ; dans la réalité ils ne peuvent faire autrement que de choisir
entre de faibles marges.
'
b) Les relations entre moyens et fins (Lindblom, p. 49). Dans l'approche
traditionnelle la prise de décision est formalisée comme une relation fins-
. ' moyens. Les moyens sont conçus pour être évalués et retenus en fonction
. des fins choisies de façon indépendante et avant les moyens. Processus pos-
sible pour des valeurs dominantes et stables. Ici rien de tel puisque moyens
et fins sont choisis en même temps. C'est en quelque sorte le choix des
moyens qui emporte la fin.
C'est exactement ce que dit le père Dubarles dans son article « Ethique
et décision rationnelle » 28. Selon cet auteur, « par hypothèse, le savoir de la
finalité, qui permettrait de juger, n'est pas et ne peut pas être là, disponible
. à celui qui prend l'initiative de l'action. Ce qu'il y a de nouveau par rapport
à la problématique traditionnelle de l'agir moral, c'est qu'il faut entreprendre
et qu'il faut en outre attendre après avoir entrepris pour avoir quelque
savoir de la valeur des agirs, ce savoir qu'ordinairement, raisonnemeuts et
, théories de la moralité présupposent acquis avant le geste de l'initiative
agissante ».
En somme, l'action n'est pas bonne, parce que reconnue bonne au départ,
. mais
par ses résultats. Ama et fac quod vi.s : vieille formule augusti-
nienne. Ces développements conduisent directement au troisième point :
le test d'une bonne politique.
c) Le test d'une bonne politique (Lindblom, p. 59). Dans l'approche
traditionnelle une décision est correcte, bonne ou rationnelle si l'on peut
montrer qu'elle atteint quelques objectifs spécifiques.
Ici, dans la méthode des comparaisons limitées et successives, le test
réside dans l'accord sur la politique elle-même, qui reste possible même si
' l'accord sur les valeurs n'existe pas. Ainsi l'accord permanent du Congrès
des Etats-Unis sur la politique d'assurances sociales pour les vieillards
procède de la volonté libérale d'augmenter le programme du bien-être et de
la volonté des conservateurs de réduire les demandes de pension privée.
« This is an excellent démonstration of the case with which individuals of
différent idéologies often can agree on concrete policy p (Lindblom, p. 60).
28. Projet, mars 1969, p. 332-S33.
_

221
.. ' ..
Ainsi l'accord sur la politique elle-même devient accord sur le seul test
praticable pouvant mesurer la correction d'une politique. Perspective très
modeste : là où la méthode traditionnelle exigeait l'accord sur les éléments
constitutifs des différents objectifs, la nouvelle méthode se contente d'un
accord là où elle peut le trouver.

d) Une analyse non compréhensive (Lindblom, p. 51). La méthode tradi-


tionnelle est compréhensive. Tout élément important est pris en compte.
Dans la nouvelle méthode l'analyse est limitée de façon drastique : d'im-
portantes conséquences possibles sont néghgées, de même que d'importantes
analyses potentielles, de même que d'importantes valeurs.
Pourquoi ? Parce qu'il est impossible d'être compétent sur toutes les
politiques possibles. Dans la méthode des comparaisons limitées et succes-
sives la simplification est recherchée dans deux voies : la première consiste
à limiter les comparaisons à celles des politiques qui diffèrent d'un faible
degré.
Il n'est plus nécessaire d'entreprendre des enquêtes fondamentales pour
toutes les alternatives et leurs conséquences ; les démocraties changent
entièrement leurs politiques non à travers des bonds, mais à travers des
ajustements « incrémentaux », c'est-à-dire marginaux. Ainsi, aux Etats-Unis,
les deux plus importants partis politiques sont d'accord sur l'essentiel et leurs
alternatives ne portent que sur des difFérences secondaires. Ainsi du plein
emploi ou de la houille blanche ou de tel problème important de politique
étrangère. La seconde voie va dans le même sens : on ignore d'importantes
conséquences possibles des politiques aussi bien que les valeurs qui leui sont
attachées. Cela peut entraîner de choquantes insuffisances, mais on peut
répliquer à cela que même si les exclusions sont faites au hasard, les poli-
tiques peuvent être néanmoins déterminées plus intelligemment que cer-
taines tentatives futiles cherchant à réaliser une appréhension totale des
possibilités.
La succession des comparaisons limitées élimine la nécessité de théories
générales (Lindblom, p. 55). Lindblom prend un exemple pertinent : sans
une théorie largement compréhensive de la délinquance juvénile on ne peut
comprendre les différentes voies possibles des politiques à suivre (méthode
traditionnelle). Si cependant, comme c'est son lot quotidien, l'administrateur
ou l'homme politique veut mobiliser les connaissances suffisantes pour lui
permettre de choisir parmi un petit groupe de politiques voisines, il n'a pas
besoin d'une politique de théorie compréhensive. Il lui suffiit de procéder à
l'analyse comparative par des résultats des politiques passées similaires.
Bien entendu Lindblom reconnaît les imperfections de la méthode qu'il
a, à la fois, décrite et préconisée. Par exemple, il n'y a pas d'assurance que
toutes les valeurs importantes aient été incluses dans le raisonnement et
cela peut conduire le décideur à ignorer d'excellentes politiques pour la
simple raison qu'elles n'ont pas été suggérées par la chaîne des comparaisons
' ' '
2l9
,

successives. Peut-être le remède consiste-t-il, comme il le suggère (p. 60), à


conjuguer au sein d'une organisation l'action de deux types d'administra-
teurs, les uns qui pratiqueraient les comparaisons limitées, les autres qui
(pour des raisons tenant à leur spécificité, à leur classe sociale, à leur zone
géographique, etc.) pratiqueraient de véritables diversifications de telle
façon que chacun jouerait par rapport aux autres un rôle de chien de garde.
Il demeure que la méthode qualifiée par Lindblom d'« incrémentale n est
indispensable là où les fins et moyens sont inséparables, où les aspirations
et objectifs sont en état de développement constant et là où des simplifica-
tions drastiques sont urgentes à imposer pour découper la complexité du
réel.
.. Ce point de vue nous paraît typique en ce qu'il découpe arbitrairement
' le réel ; ne s'embarrasse pas de discussions fumeuses sur les fins ; refuse
: les théories tendant à une explication totale et compréhensive des phéno-
mènes.
' L'analyse de Lindblom est cependant une description autant qu'une
méthode. Il décrit la façon dont l'administrateur doit nécessairement se
comporter devant un probème complexe : simplification drastique « for
complex problems the first of these two approachs is of course impossible » ,
(p. 42). «The first a c'est-à-dire l'approche compréhensive. Il décrit donc
la seule approche possible devant les problèmes complexes et montre à par-
tir d'exemples pourquoi l'administrateur est conduit dans cette voie : simple
description. Mais en même temps il précise quelles sont les conditions de
possibilité et les différentes conséquences de sa nouvelle approche : point de
vue méthodologique. L'ensemble de cet article fécond glisse constamment du
descriptif au méthodologique et vice-versa 29.
Telle n'est pas la démarche d'Anthony dans Planning and control
system 30 dont le projet est uniquement de proposer un schéma susceptible
d'influencer les recherches futures à l'exclusion de toute prétention à la
description concrète. Point de vue modélisateur très général.
Les idées de Lindblom sont séduisantes. Volonté de techniciser les pro-
blèmes, de les neutraliser. Dépolitisation souhaitée car les problèmes de
valeur encombrent vraiment trop les discussions et sont au surplus inutiles.

29. On associe généralement Hvschman, Klein et Meckling à Lindblom dans une


perspective d'histoire linéaire des doctrines. Ainsi de la « Note critiquen de Catherine
GRÉMION (Sociologiedu travail, 4, 1969). Il est vrai que ces auteurs sont multi-rationnels
puisqu'ils insistent sur la rationalité propre à chaque sous-systèmeet la nécessitéde ne pas
intégrer trop tôt dans une vue unique les sous-systèmes.Hirschmannen particulier insiste
sur l'importancede l'irrationalité : prendre des décisionsirrationnellesest gage de réussite.
Mais dans le cadre de cette démonstrationa-historiqueet non linéaire, nous préféronsétudier
les doctrines d'Hirschman, Klein et Meckling dans la troisième partie « Critique de
la libertén où elles ont davantageleur place.
30. Boston, 1965. ,,'
' ' '
' ' ' - '
, __ . ,,t ' ,...
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"..,,
__

, .. ,,
La critique technique d'Etzioni .
Mais déjà techniquement les idées de Lindblom entraînent d'importantes
réserves. Ainsi Amitaï Etzioni dénonce-t-il avec raison ses insuffisances 31,
En premier lieu les décisions visées par la méthode « incrémentale »
reflètent les intérêts des plus puissants puisque les demandes des non-privi-
légiés et politiquement non organisés sont sous-représentées.
En second lieu l'incrémentalisme tend à négliger les bases des inno-
vations sociétales puisqu'il se concentre sur le court terme et ne cherche que
des variations limitées à partir des politiques passées. Même si l'on admet
qu'une accumulation de petits pas peut conduire à des changements, il n'y
a rien dans cette approche qui guide l'accumulation. Petits pas circulaires,
désordonnés ou en ligne droite ? Boulding compare cela à la démarche d'un
homme ivre 32.
En troisième lieu l'incrémentalisme semble sous-estimer son impact sur les
gouvernants. Comme le dit Dror : « Quoique les thèses de Lindblom incluent
un certain nombre de réserves, elles sont insuffisantes pour altérer leur
, principal impact en tant que renforcement idéologique de l'inertie et des
forces anti-innovatrices » 33.
Etzioni souligne que les incrémentalistes tiennent à ce que le processus
de la décision choisisse entre deux sortes de modèles de décisions, les
décisions fondamentales et les décisions incrémentales. Mais, en réponse, il
estime, avec raison, que la plupart des décisions incrémentales anticipent les
décisions fondamentales et que la valeur cumulative des décisions incrémen-
tales est grandement affectée par leur rapport avec les décisions fondamen-
tales.
Il propose alors sa méthode, The mixed-scanning approach, interrné-
diaire entre la méthode incrémentale et la méthode globale : la mixed-
scanning approach suppose deux regards, l'un qui couvrirait le ciel dans sa
totalité mais non dans ses détails, l'autre qui plongerait ses regards sur les
aires concrètes d'analyse souhaitée. Va et vient et juxtaposition des regards.
Il ajoute qu'il faut bien distinguer les décisions fondamentales et les déci-
sions incrémentales, et que celles-ci doivent être étudiées dans le contexte
plus général des décisions fondamentales qui les gouvernent. Du même coup
il estime que les valeurs ne peuvent être écartées de l'analyse et qu'elles sont
à classer et à ranger. Enfin il précise qu'à ses yeux il n'est pas possible
d'évacuer le point de vue structural, car « nous reconnaissons que les bases
de la décision ne peuvent être étudiées par la seule classification des valeurs
et l'examen extensif de la réalité » 34, permis par la mixed-scanning appmach.

31. Dans « Mixed-scanning, a third approach to décision maldng Public A?Mtnt'?fa?on ,


Redetv, décembre 1967 ; voir aussi son ouvrage The active society: a theory of .sorir?tal
and political processes. Pour une critiquée de sa théorie voir cet ouvrage, p. 284.
32. Dans American Sociological Reuieeo, 24, 1964, p. 931.
33. Yehezkel DROR, a Muddling thought, science or inertie ? Public Administration
Review, 24, 1964, p. 155. " ' '
34. Article précité, p. 391.
'
M4
L'environnement doit être pris en compte de même que les capacités des
acteurs. Il se fait alors l'avocat d'une mixed-scanning strategy pas aussi
rationaliste que celle des sociétés totalitaires mais pas aussi incrémentale
que la stratégie des démocraties
On ne peut qu'approuver les critiques d'Etzioni et les directions géné-
rales de ses propositions. Sa mixed-scanning approach est sur la voie d'une
recherche intégrative dépassant la stérile opposition du sectoriel et du global.
Mais elle reste encore très vague et la méthode d'articulation de l'un sur
.l'autre n'est pas vraiment dégagée dans une perspective opérationnelle. Les
concepts qui sont les siens restent encore très généraux. Surtout, il n'opère
aucune critique idéologique de la pensée de Lindblom. Il a deviné sa séduc-
tion ; il n'a pas entrevu sa perversion. ' .

La perversion de Lindblom - ..

Ce qui est séduisant chez Lindblom c'est le coup d'oeil lucide sur la
société politique et les siences humaines de son temps. Coup d'oeil ironique
et décapant. Coup d'œil cynique et qui n'est pas dépourvu de charme.

« Comment,semble dire Lindblom, vous ne vous étiez donc pas aperçu de ce


que les phénomènes sont tellement complexes qu'il faut artificiellement les décou-
per ; que la marche de la société est lente, pleine d'à-coups, et que les grandes
discussions sur les valeurs doivent être abandonnées aux idéologues puisqu'elles
ne gouvernent en rien les petits pas qui eux gouvernent réellement les fins,
qu'ainsi les seules alternatives raisonnables sont les petites alternatives seules
analysables à un moment donné et, de plus, par leur accumulation, seules sources
de changement futur ; enfin vous ne vous étiez vraiment pas aperçu que puisque
ce sont les moyens qui emportent les fins et non l'inverse, l'idée même de pro- .
grès rationnel de la société s'accomplissant à travers une large conscience histo-
rique de son devenir s'effrite et disparaît 36. Soyons réalistes

Tel est à peu près le discours scientifique de Lindblom : cynique et


roboratif.
En somme, Lindblom est le premier auteur qui ait abandonné à la fois
la linéarité (avec sa conception structurale) et le progrès. Sans doute
s'aperçoit-on assez vite que son discours est le relief d'une société immobi-
liste conservatrice. Puisque le changement est lent et presque imperceptible,
puisque les valeurs sont postulées par ce qui est, ajustons donc notre méthode
à cette situation. Il ne reste plus qu'à verser quelques larmes sur la
sclérose de nos sociétés surdéveloppées, trop complexes et repues. Le piège
tendu par Lindblom est ingénieux puisqu'il se pare de constatations scienti-
fiques. Il semble très en avance sur son temps (depuis 1955) puisqu'il est le

' - -
35. Id est, je suppose, des Etats-Unis.
36. Il ne semble pas que Lindhlem ait consacré des développements systématiques au
progrès ; mais on peut facilement :es déduire de sa problématique. Nous voyons mal en
effet comment le progrès pourrait résister u cette décapante analyse des « petits pas n qui
emportent les fins.

. 225

' "
15 :
premier à évacuer la linéarité et le progrès, deux concepts clefs de la mono-
rationalité 37.
Mais il n'évacue pas le troisième : l'utilité. Et cet oubli entraîne une
très grande perversion. Les valeurs humaines classiques - le progrès, la
croyance dans l'avenir de l'homme - constituaient des idéologies qui aidaient
à vivre, qui adoucissaient la cruauté des articulations et mouvements so-
ciétaux. Au nom du progrès nous supportons mieux la pollution, la circula-
tion excessive, la vie des grands ensembles, la publicité assommante au sens
fort du terme 38. Aspect purement légitimateur de l'humanisme classique.
Mais les valeurs classiques sont aussi partiellement désintéressées. Elles
portent vers la connaissance, la culture, les arts, Dieu.
En supprimant les valeurs classiques, Lindblom supprime ces deux
aspects en même temps. Or en conservant l'utilité, en glorifiant le pragma-
tisme, en favorisant un gain de temps, résultat d'une recherche des alter-
natives très voisines, il empêche toute possibilité de décollage par rapport
au vécu ; du même coup il empêche tout changement. Son allure très mo-
derniste est un paravent derrière lequel se dissimule un formidable conser-
vatisme. Son cynisme décapant est une légitimation du déjà-là. C'est la
perversion de Lindblom : séduisante sirène d'une technocratie sans passion,
il nous entraîne avec lui pour nous perdre dans le marais des alternatives
limitées. Si nous suivions son structuralisme pragmatique nous nous condam-
nerions à ne pas comprendre comment et pourquoi les changements se pro-
duisent ; nous nous condamnerions à planifier au jour le jour sans effort
prospectif, sans action réelle sur les choses et les hommes, sans espoir.
L'abandon de la linéarité et de l'utilité par Crozier
L'école de Michel Crozier a contribué de façon capitale à la construction
d'une théorie des organisations envisagées comme modèles culturels. Quand
Michel Crozier s'intéresse aux chèques postaux ou aux manufactures de
tabac, quand Jean-Claude Thoenig s'intéresse au Ministère de l'équipement,
ou Je.in-Pierre Worms au préfet et à ses notables, cet intérêt n'est pas celui,
pragmatiste et à court terme, de l'ingénieur-conseil qui doit résoudre un
problème immédiat d'efficacité de l'organisation. Le but de ces auteurs est
plus théorique. Ils dépassent largement le cadre des pratiques théorisées
justificatrices. Leur vision des organisations renvoie sans cesse au système
social dans son ensemble, qui renvoie à nouveau aux organisations, le tout
dans une perspective globalisante. Au fond, avec Cyert, March et Simon,

37. Il a une position ambiguë sur la normalité,élément fondamentalde la mono-ratio-


nalité. En un sens il l'évacue puisqu'il admet que chaque sous-systèmepolitiquea ses valeurs
et que ses valeurs entrent en contradiction,ce qui signifiequ'il exclut en hypothèe l'idée
d'une norme moyenne valable pour toute la société ; mais en même temps il estime que
a pratiquement» tous les sous-systèmespeuvent s'entendre a à la marge» au moyen de la
technique des alternatives limitées. Ne s'agit-il pas là d'une résurgence de la normalité,
normalité pratique cette fois ? Autre exemplede la perversionde Lindblom...
38. Nous songeons,par exemple, au slogan a Rhône-Poulenctravaille pour le progrès
de l'humanité

.,'
..
Ansoff, on en restait encore partiellement à une perspective taylorienne en ce
que les buts restaient en partie pragmatiques (obtenir un meilleur fonction-
nement des entreprises) et la théorie des organisations n'était pas insérée ex-
plicitement dans une conception générale du système social.
Ici nous pouvons dire que Taylor est complètement abandonné. Les
analyses fécondes de l'école de Crozier avaient inspiré en partie L'adminis-
tration prospective, et les, sciences administratives et les sciences politiques
mondiales lui doivent davantage que des éloges courtois.
Mais, dans la longue marche vers la multi-rationalité, l'école de Crozier
achoppe sur un point, le progrès, notion qu'elle conserve et qui vient alour-
dir et fausser nombre d'analyses. Lindblom avait rejeté la linéarité et le
progrès mais conservé l'utilité ; Crozier rejette la linéarité et l'utilité mais il
conserve le progrès.
'
Les caractéristiques statiques
Crozier évacue totalement la linéarité. Il n'a pas, comme Simon, des
remords et ne revient en aucune façon sur une conception fragmentaire de la
décision. Décrivons brièvement les caractéristiques statiques et dynamiques de
son modèle appliqué à la France 39.
Le système français est extrêmement centralisé mais pas au sens où il
concentrerait un pouvoir absolu au sommet, mais en ce qu'il place une dis-
tance ou un écran protecteur entre ceux qui prennent les décisions et ceux
qui en sont affectés. Cet écran est un moyen de protection pour les supérieurs
. qui n'ont pas à pâtir des conséquences de leur décision et pour les subor-
donnés qui n'ont pas à redouter l'intrusion de leurs supérieurs dans leurs
problèmes.
Deuxième caractéristique : la stratification. Les administrations sont
fortement stratifiées selon des lignes fonctionnelles, mais surtout hiérar-
chiques. Les passages inter-catégories sont très difficiles et, à l'intérieur des
catégories, la règle égalitaire prévaut et la pression du groupe sur l'individu
est considérable. Un tel système est stable et prévisible. Mais il est très
rigide et secrète la routine : les subordonnés ont intérêt à bloquer les infor-
mations ; les supérieurs n'ont donc pas les informations utiles pour agir. Leurs
décisions s'appuieront donc sur des règles abstraites ou s'autoriseront de
précédents. Le système qui repose sur un tel cercle vicieux ne peut corriger
ses erreurs.
Pour parer aux difficultés les dirigeants doivent s'efforcer de tout prévoir
. et de tout régler à l'avance. Mais, c'est impossible, ils sont contraints de
tolérer de nombreuses exceptions. D'où des frustrations et une passion vio-
lente contre le favoritisme de la part de ceux-là mêmes qui en sont les
agents indirects. Enfin puisque toute adaptation locale n'est qu'une exception
et un palliatif dérisoire et « non une tentative de réforme susceptible d'appor-

' 39. Sur ce point, un bon résumé dans La société bloquée, p. 94 et suiv.

' 221
ter un progrès, le changement ne peut se produire que quand la somme des
erreurs et des inadaptations est devenue si considérable qu'elle menace sinon
la survie du
moins l'équilibre de l'ensemble du système. Le changement
prend alors la forme d'une crise qui ébranle l'ensemble du système mais
maintient ses principes et sa rigidité 4°.
... : .. 2......- ... ' ,
'
Les caractéristiques dynamiques .
Dans l'ensemble politico-administratif français, les prises de décision 41
parviennent de trois sources différentes, de trois sous-systèmes inter-dépen
dants mais très distincts :

Lesous-système administratif (qui assure toutes les décisions qu'on peut


intégrer dans les multiples routines et programmmes déjà élaborées antérieu-
rement), le système politique ou délibératif (qui prend en charge les pro-
blèmes qu'on ne peut trancher à partir des routines déjà admises) et enfin,
le système extra-légal ou révolutionnaire (qui permet de faire face aux reven-
dications et aux bouleversements dépassant le cadre délibératif ou le mettant
en cause).
Le sous-système administratif constitue le système fondamental 42, la
loi non écrite à laquelle on tâchera toujours de se référer parce qu'il corres-
pond au système d'organisation et aux modes d'actions idéaux qui satisfont les
valeurs françaises traditionnelles. Son fonctionnement est caractérisé par
trois dysfonctions : les décisions ne sont jamais totalement adéquates parce
que ceux qui les prennent se protègent de tout contact avec ceux qui peuvent
en être affectés ; la rigidité de chaque administration dans ses rapports avec
l'environnement se double d'une rigidité dans ses relations avec les autres
administrations, ce qui crée des difficiles problèmes de coordination ; enfin
le problème de l'adaptation au changement est mal résolu.
Le tout s'analyse en une série de cercles vicieux. A titre d'exemple, le
problème de la coordination : les administrations y répondent en restreignant
leurs activités de façon à ne pas entrer en conflit avec d'autres administra-
tions, et en se soumettant à une centralisation générale. Ce mode de coor-
dination renforce le manque de communication entre strates et tend à .
éloigner davantages les centres de décisions.
En apparence l'institution du préfet semble échapper à cette analyse
puisqu'elle permet des arbitrages et des coordinations plus souples et plus
efficaces. Mais, en réalité, dans leur rapport avec le public et les intérêts
locaux, le rôle des préfets n'est pas différent de celui des dirigeants des
autres organisations 43. Puissants pour assurer la permanence de l'équilibre

'
40. La société bloquée, p. 96.
41. Sur ce point, voir les p. 307 à 342 du Fhénomène hureaucratique.
42. C'était déjà l'idée de Maurice Hauriou qui insistait sur la prédominance de la cons-
titution administrative sur la constitution politique et qui raisonnait lui aussi, on l'a vu, en
termes de système ; c'était aussi l'idée de Tocqueville.
43. Voir Jean-Pierre \VORMS, u Le préfet et ses notables Sociologie du tracnil, iii-irs
1966.

228 .. _
des privilèges entre tous les groupes qui participent au système, ils ne peu-
vent facilement jouer un rôle novateur même a long terme car ils ne sont
pas en mesure d'aider à régler les conflits de manière dynamique. Mêmes
observations pour la totalité du monde administratif des grands corps clui
ne peuvent jouer un rôle cohérent d'innovateur.
En somme, pour changer, le système administratif doit faire appel à
l'extérieur c'est-à-dire au système politique délibératif.

Le sous-système politique ou délibératif. Lui aussi est trop éloigné des


conflits réels pour pouvoir jouer son rôle de façon constructive. C'est bien
lui qui en théorie à le devoir de prendre des décisions fondamentales.
Mais ce système a toujours été anarchique : les deux institutions, gouver-
nement et Parlement, ont été longtemps trop inter-dépendantes et ce,
jusqu'à la confusion des rôles. Ce système institutionalisait les crises néces-
saires d'un pouvoir omnipotent et centralisé mais ne permettait pas une
confrontation sérieuse entre système administratif et forces sociales. La
classe politique était étrangère aux marchandages que devaient mener admi-
- nistrateurs et gouvernants.
Un tel jeu était adapté aux problèmes de la société bourgeoise de la fin
du -xixe siècle, car cette société était bloquée dans un état d'équilibre stable
décrit par Stanley Hoffmann 44. Mais il ne correspond plus à une société
confrontée avec le problème permanent du changement.
'
Le système extra-légal de solution des conflits. Ce système a permis de
'
répondre à la situation. Son apparition est la conséquence de l'échec du
système délibératif incapable d'assurer la participation de tous les groupes
affectés par la socialisation croissante de l'homme moderne et la conséquence
indirecte du système administratif qui interdit tout procédé de solution
paritaire des conflits. Un exemple : l'Etat national et la classe ouvrière.
L'Etat national prend les grandes décisions ; ceci n'empêche pas la
classe ouvrière d'atteindre ses objectifs mais dans un état aigu de frustra-
tion à cause de l'impossibilité où elle se trouve de participer à la discus-
sion aux niveaux vraiment décisifs ; du coup cette situation développe le '
mythe de la toute puissance du pouvoir. La classe ouvrière pense donc
qu'il suffit de prendre le pouvoir pour régler tous les problèmes d'un coup.
. Ces phénomènes renforcent l'attitude radicale des ouvriers dans les problèmes
politiques et contribuent à créer une philosophie révolutionnaire. De là, la
constitution d'un système extra-légal de solution des conflits.
Quelles sont les relations entre les trois sous-systèmes ?P
Le jeu politique français semble en permanence osciller entre un
système délibératif de plus en plus ésotérique qui perd toute emprise sur
les problèmes réels et un système révolutionnaire trop grossier pour permettre
des discussions sérieuses et l'élaboration de compromis constructifs. Mais
_ , - , >.
- " ..
44. Voir sa contribution dans A la recherche de la France.

'
.., 229

'
. ' "" , ... ' , : .
ces deux moments contrastés du même système général ont quand même
une caractéristique majeure commune : ils permettent, l'un et l'autre, d'éviter
les rapports face à face et les conflits directs. Ils sont tous deux techniques
de fuite, soit dans la complexité d'un jeu réservé à des spécialistes, soit dans
la simplification brutale qu'impose le recours à des explosions irresponsables.
Les trois sous-systèmes entretiennent une inter-dépendance directe qui
donne son équilibre à l'ensemble. Le système administratif repousse les
décisions à un niveau si élevé que le système délibératif s'isole de plus en
plus des problèmes qui créent des conflits entre groupes de citoyens. Gou-
vernement et Parlement deviennent impuissants. Mais plus le système
délibératif se rapproche du système administratif, plus il doit laisser de place
au système extra-légal dont les violences conduisent à renforcer le système
administratif et empêche tout progrès en matière de participation et de
décentralisation des responsabilités.
L'équilibre entre les trois sous-systèmes dépend de plusieurs facteurs et
en particulier du rythme des changement sociaux et économiques. Quand
le changement devient la règle générale dans une société dont le rythme de
croissance est dès maintenant qualitativement différent, l'équilibre d'en-
semble est remis en cause. Le système extra-légal ne peut répondre qu'à
des situations de crises, n'est efficace que s'il demeure l'exception. Si le
changement doit s'accélérer, un recours régulier au système extra-légal ten-
dra à lui faire faire perdre ses qualités : si tous les groupes recourent à de
telles tactiques, le gain sera de plus en plus faible pour chacun d'eux.
Impuissance des groupes sociaux à changer ; impuissance aussi du déci-
deur : comme Crozier le réaffirmait dans Ltc société bloquée : <: Pour garder
sa liberté de décision, le décideur se fait protéger par une série d'écrans
mais, s'il reste libre, il n'a plus de connaissance concrète, il est coupé des
mécanismes essentiels qui vont opérer dans les situations qu'il va affecte.
Malgré ces apparences autoritaires, cette orientation bureaucratique n'aboutit
qu'à affaiblir les décideurs (p. 214).

Refus du linéaire
Il est inutile d'en dire plus : les conceptions de Crozier sont totalement
systématiques, admettent une interconnection de tous les sysèmes, à tous les
niveaux, à tous moments. Il a complètement évacué la conception linéaire
et, ce faisant, il a contribué de façon importante à déblayer le terrain doc-
trinal de la décision de nombreuses scories. Mieux. Il propose une intéres-
sante interprétation du système décisionnel français.
Mais il ne se contente pas de refuser le linéaire, il refuse aussi l'utilité.
Qu'est-ce à dire ?
'
Refus de l'utilité
Le pragmatisme intellectuel de la mono-rationalité supposait une spé-
cialisation du savoir, une fragmentation de celui-ci. « La sagesse tradition-
" .
;
nelle de notre époque », pour reprendre le terme de Galbraith, généralement
fascinée par les besoins immédiats, combat la culture classique mais sans
rien proposer à sa place.
C'est l'occasion pour Crozier de montrer que les réformateurs moder-
nistes français n'ont pas encore découvert que la demande de culture géné-
rale est plus forte que jamais, et que c'est justement à cause de cette de-
.i' . mande que notre culture classique doit absolument être transfornlée 45 : au
'
' lieu de reconvertir la culture générale classique en une culture moderne
mais toujours générale, la loi Fouchet poussait la spécialisation étroite au
point le plus extrême ; et, selon Crozier, le triptyque d'Edgar Faure ne
bouleverse ce modèle que de façon lyrique ; la combinaison langage mathé-
matique - langue française - langue étrangère peut demeurer tout aussi
abstraite et formaliste que la combinaison classique 46. Pourquoi cette orien-
'
tation rétrograde ? Parce qu'elle permettrait d'accroître l'indispensable mise à
jour technique des enseignants, que les progrès de la science bouleversent,
sans toucher au complexe traditionnel du lycée : littérature-mathématique-
'
,,' philosophie, qui constitue notre base classique et autour de laquélle se sont
retranchés tous les droits acquis des catégories universitaires dominantes.
« La révolte de mai a exprimé... la révolte des étudiants dans ce dilemme
imposible : culture formaliste ou spécialisation étroite » (p. 153). En somme
. Crozier est hostile à la fragmentation du savoir au pragmatisme de la
connaissance liée à une spécialisation technicienne bornée. Il est favorable à
une culture générale d'un nouveau type qu'il ne définit pas mais qui est
'
certainement globalisante.
' '_ La marche vers la multi-rationalité est ici évidente : évacuation du
linéaire et évacuation de l'utilité se combinent et poussent Crozier à formu-
ler le souhait d'une rationalité d'un nouveau type Il veut explicitement
en finir avec le raisonnement taylorien du one best tvmj (la fin étant choisie
il n'y a qu'une seule voie pour la réaliser). Il appelle de ses voeux
' une nouvelle forme de rationalité (p. Plus nous avançons dans
la connaissance des paramètres qui définissent un champ d'action, moins
nous avons besoin d'être rigides dans nos définitions d'un problème et plus
'
nous sommes capables d'accepter que les moyens ne doivent pas être
séparés des fins et que la vue la plus rationnelle est celle qui compare des

- 45. La société bloquée,p. 152 et suiv.


46. Peut-être Crozier est-il ici trop sévère. Mais il est clair que le corps enseignant n'a
a
pas suivi dans sa majorité la philosophied'E. Faure. Par exempleune des universitésexpé-
rimentalesmises en place en 1968, telle que Dauphine, reste encore, dans l'objectif de la
. majorité des enseignants et des étudiants, pragmatique, sectorielle, spécialisée. A part
quelques exceptions,on est loin de ce bain de culture générale nouvelle, favorable à une
nouvelle théorie des organisations,but avoué de Dauphine.
47. On peut même affirmerque Crozierévacuela normalitépuisqu'ilmontre par exemple
que les ouvrierséchappentaux normes de travail qui leur sont imposéesen accumulantune
certaine avance pour avoir la possibilité de flâner à leur convenance.Et il montre la
rationalité de ce comportementen apparence aberrant (voir Le phénomènebureaucratique.
p. 216-220). Une normalitécontre une autre. Mais en un autre sens la normalitén'est pas
_ .totalement évacuée puisque sa critique idéologique est très insuffisanteet l'empêche de
décollerpar rapport aux valeursd'aujourd'hui(voir p. 232 et suiv.).
'
, , .1
ensembles fins-moyens » (p. 88). Il se rallie ici aux idées méthodologiques de
Lindblom sans se rallier à son incrémentalisme. Il est visiblement à la
recherche - comme nous - d'une méthode intégrative au-delà du dilemme
global-sectoriel : il propose à cet égard de découvrir les noeuds de pouvoir
de dépendance et, généralement, les relations asymétriques qui existent au
sein de l'ensemble humain en cause, ce que nous appelons la découverte
des paramètres ultra-sensibles. Mais il reste infiniment vague sur ce point
capital. Le passage du sectoriel au global est entrevu, n'est pas analysé, et
aucune méthodologie de ce passage ne nous est proposée (voir, par exemple,
La société bloquée, p. 199 et suiv.).
Sa marche vers la multi-rationalité est freinée non seulement par l'insuffi-
sance et le vague de sa recherche intégrative, mais encore parce qu'il a conser-
vé un élément idéologique capital qui fait partie de « la sagesse traditionnelle
de notre époque » : le progrès. Cet amour pour « le progrès » l'empêche de
faire l'impitoyable critique idéologique que tout chercheur en science hu-
maine doit exercer sur lui-même : comment Crozier pourrait-il pamenir à
trouver cette nouvelle forme de rationalité qu'il souhaite s'il conserve en
même temps un élément de l'ancienne ?
, , .
Crozier et le progrès
« Progrès du raisonnement, « progrès d'une évolution, « progrès »
matériel, c progrès » de la rationalité. Il semble inutile de citer pour prouver
mes dires. Il faudrait citer la totalité de son oeuvre. De même pour l'idée
d'innovation ou de changement ; le changement est bon en soi ! La résis-
tance au changement est mauvaise en soi. L'évolution est bénéfique et seuls
les cercles vicieux bureaucratiques et culturels l'empêchent de se manifester.
Faisons sauter quelques verrous et la société se débloquera et permettra le
progrès. On peut être favorable ou défavorable, mais lorsqu'on manipule un
tel concept, encore faut-il savoir qu'il véhicule une idéologie. L'idée de
progrès historique ou technologique 48 est datée dans l'histoire. Nous repro-
chons à Crozier et à son école 'de se servir naïvement de l'idée de progri s et
de changement sans critiquer cette notion. Progrès de quoi au juste ? Chan-
gement en quoi ? Et si le progrès par hasard existe (nous n'en croyons rien)
est-il souhaitable ? Le progrès, le pragmatisme, la technologie, l'argent,
autant de valeurs datées historiquement et socialement.
Crozier a beau avoir évacué l'utilité, il est resté en partie pragmatique.
Ce qu'il veut c'est réussir à « effectuer la nouvelle révolution industrielle ».
Et, à cette fin, il préconise la concurrence à tous les niveaux : de l'adminis-
tration, des politiques, des intellectuels et même de l'Université... Perspective
louable si l'on pense que la première révolution a été bénéfique et qu'il faut
la recommencer, ou si l'on pense que la première, quoique bénéfique, est
largement insuffisante. En revanche si l'on pense aux inconvénients de la

48. Voir les développemcnts précités d'OZBEKHA" dans Prospective et politique ; voir
aussi Paul Vry-,E, Comment on écrit l'hi.stoire.

'
232 .. '
première expérience il est alors inutile de s'engager dans une seconde course
alors que la première n'a pas maîtrisé nombre de points tels que l'inégalité
sociale et culturelle, les problèmes de l'environnement et de la pollution,
etc. La notion de progrès est connotée avec tout le pragmatisme industriel
des grandes nations modernes. Connotée aussi avec la révérence pour le
travail. Pourquoi travailler puisque la société nous donne déjà beaucoup ?
Herman Kahn ne prévoit-il pas qu'en l'an 2000 les deux tiers de la popula-
tion ne seront pas actifs et vivront aux crochets du troisième tiers ?P
Crozier ne s'explique jamais sur cette notion de progrès et de changement
qui est une des bases de son système.
, Vainement objecterait-il que nous versons dans une utopie millénariste
rêvant à un âge d'or pré-industriel. Car, en réalité, nous n'anticipons rien,
nous restons avec Herman Kahn dans le cadre d'une simple prévision mo-
. ' deste qui se contente d'amplifier un déjà-là. Crozier contestera-t-il l'existence
d'une contestation mondiale du travail, de l'argent, du progrès, de la techno-
logie, de l'innovation, du pragmatisme ? Ne s'agit-il pas là de forces qui
, _ existent et qui doivent être réinsérées dans l'analyse si l'homme de science
. cherche réellement une perspective intégrative sans véhiculer autre chose
. qu'une idéologie consciente et déterminée ?
., \
Crozier, auteur prévisionniste
Crozier ne se pose pas ce problème : ce faisant il est resté prévisionniste.
Il accompagne les événements, en l'occurrence l'accélération du « progrès »
industriel sans se demander si cette accélération n'engendre pas des contra-
. dictions et des freins de forces hostiles à ces valeurs. Il n'a pas la vision
. prospective de rupture, de critique des fins qui seule peut expliquer le chan-
gement lui-même. On remarquera que Crozier parle beaucoup de résistance
au changement, mais non de changement lui-même. C'est qu'expliquer le
. changement amène à rompre avec les habitudes prévisionnistes ; c'est
rompre avec des valeurs libérales auxquelles Crozier tient tant qu'il ne songe
,, , même pas à les expliciter 49.
'
La marche vers une multi-rationalité déjà entravée par le vague de sa
recherche intégrative du passage du sectoriel au global s'enlise ici définiti-
vement dans l'idéologie.
Peut-on en dire autant des nombreux disciples de Crozier, rassemblés
dans le centre de sociologie des organisations ? Les réponses varient suivant
les individus ; si l'on prend Jean-Claude Thoenig dont les travaux paraissent
d'une richesse exceptionnelle, l'idée de progrès semble encore maintenue,
dans La planification et les voies du changement dans les administrations
publiques françaises (Jacques Lautman et Jean-Claude Thoenig, Paris, 1966)
en ce que la critique de la notion de changement n'est pas amorcée. De
même il semble difficile d'approuver les quelques lignes en exergue à son
49. Nous sommes également opposé èi la qualification rétrécissante d'utopie millénariste
!La société bloquée, p. 78 et suiv. et p. 161) qui nous parait relever davantage d'une polé-
mique journalistique que d'une appréciation cognitive......

"
. 233
nouvel ouvrage, La création des directions départementales au Ministère de
l'équipement (Jean-Claude Thoenig et Erhard Friedberg, Paris, 1970) :
« La tâche du sociologue se situe ailleurs : plus limitée dans son approche,
contrôlée par une méthode qui écarte doctrine et théorie pour s'en tenir à
l'analyse, à l'empirie ... 1> (p.3).
Refus de la théorie, défense de l'empirisme, autant d'idées reçues qui sont
le reflet d'une société bureaucratique pragmatiste et fragmentaire qui déteint
sur le chercheur. Idées à la mode que Thoenig plaque artificiellement dans
une introduction pour les oublier soigneusement par la suite.
Car La création des directions départementales au Ministère de l'équi-
pement constitue davantage qu'une pré-enquête et plus qu'une monographie.
Cet ouvrage est un tournant important pour la pensée de Thoenig et l'école
de Crozier : la marche vers la multi-rationalité semble ici achevée (dans
l'état actuel des réflexions critiques sur ce point). Pourquoi ? Parce que
Thoenig commence à poser le problème en termes différents. Pour lui,
l'observation concrète conduit à constater que le succès des hauts fonction-
naires réside moins dans le fait qu'ils occupent des postes politiques, para-
politiques ou économiques, tant dans le secteur public que dans le secteur
privé qui leur donnent le moyen d'influencer les décisions, que dans les
composantes mêmes de l'organisation et de l'idéologie professionnelle du
corps auquel ils appartiennent (p. 5).
La critique de l'idéologie est un élément important dans le raisonne-
ment : ayant ici pour objet le corps des ingénieurs des Ponts et celui des
ingénieurs TPE, Thoenig est amené à remarquer l'importance de la techni-
que en tant qu'idéologie et en tant qu'instrument de la conquête du pouvoir
par le corps. Du même coup, implicitement, la notion de progrès, qui est
sous-jacente, est mise en question : « progrès colporté par des corps rivaux
conquérants de l'Etat, progrès évacué. Nous ne pensons pas lire abusivement
Thoenig car il s'explique très précisément sur la rationalité : <: Les notions
mêmes de rationalité et de rationalisation apparaissent floues et sans grand
fondement en matière d'urbanisme. La ville est essentiellement une affaire de
, relations entre des groupes multiples, et d'affrontement entre des perspec-
tives antagonistes. Or, si les ingénieurs des Ponts veulent apparaître aux
yeux de la société locale comme des arbitres et comme des hommes de la
synthèse entre divers groupes et intérêts en présence, ils le doivent en large
partie à la capacité de rationalisation qu'on leur prête, ou dont ils préten-
dent être les porteurs ? (p. 288).
En somme la rationalité n'est plus si universelle ; elle est un instrument
de conquête du pouvoir ; d'autres peuvent donc avoir une autre conception
de la rationalité, reflet d'une autre place dans l'échiquier des stratégies.
Toutes les rationalités peuvent se chevaucher 50.

50. Voir aussi son dernier ouvrage L'ère des technocrate.s. On peut ainsi prendre l'exemple
de P. Grémion et J.-P. Worms qui, dans une note de 1970 non publiée (mais rapportée dans
l'ouvrage Prospective et société par A.-C. DJÓCOUFLÉ et A. NICOLON, p. 39), considèrent avec

234 . ,. , .. ,
On peut, peut-être, reprocher à Jean-Claude Thoenig de ne pas théori-
ser son point de vue. S'il l'avait fait, il n'aurait sans doute pas écrit que les
notions de rationalité sont sans fondement en matière d'urbanisme, mais
seulement qu'un certain type de rationalité administrative est inadéquat à
l'urbanisme et que d'autres rationalités sont encore à inventer. Mais on peut
difficilement en demander autant à un rapport de pré-enquête. Il suffit de
noter que Thoenig a une conception systématique et multi-rationnelle et
.qu'il a évacué à la fois la linéarité, le progrès et l'efficacité. La multi-ratio-
nalité est constatée. Plus que pressentie, elle est cernée et délimitée. Mais
son contenu reste vague et surtout (c'est la même idée) elle n'est pas pra-
tiquée. Constater n'est pas pratiquer.
Comprendre n'est pas faire et, faisant, comprendre encore différemment.
Thoenig est ici indissociable de Crozier. Conseillers féconds l'un de l'autre, ils
ne décloisonnent pas suffisamment les différentes disciplines. Ils n'utilisent
, pas en même temps la sociologie, la sémiologie, la cybernétique et la psycha-
nalyse, voire la science-fiction. Ils séparent le discours scientifique de la
fiction. Ils occupent une place dans la théorie des organisations qui les
rapprochent de celle de Bachelard dans l'épistémologie. Découverte de ratio-
nalités locales juxtaposées 51. Novation importante mais dont on ne peut plus
se satisfaire aujourd'hui car elle appelle d'autres questions et d'autres
réponses : l'idée de rationalité locale entraîne à s'interroger sur le processus
logique de chaque rationalité localisée, sur le fait que ces processus peuvent
être très différents les uns des autres. Car, après tout, les rationalités parti-
culières d'intérêts, de classes et de castes peuvent camoufler dans leurs
conflits une homogénéité fondamentale, et Crozier lui-même a été le
. premier à souligner la prégnance de certaines normes culturelles permanentes
qui traversent conflits et intérêts et leur donnent leur style spécifique (par
- exemple resa crise, solution à la française par excellence). Mais juste-
ment ici la question qu'il ne pose pas est celle que notre conception particu-
lière de la multi-rationalité nous commande 52 : derrière toute opération
rationnelle - même formulée en termes de normes culturelles très pré-
.gnantes - il y a tout un jeu de l'irrationnel, toute une série de processus
relevant de l'inconscient 53. Les analyses de l'école de Crozier sont à un seul
, niveau : le niveau sociologique sans aucune autre épaisseur, en particulier
d'ordre psychanalytique.
Notre construction, au contraire, est une architecture à plusieurs niveaux,
qui se renvoient l'un à l'autre leurs jeux de vérité jusqu'à épuiser progressi-
vement (et sûrement pas complètement) le réel 54.

raison que la contestationpar la jeunessedu a nouvel impérialismede la rationalité)) n'est


nullement pathologiquemais constituela gestationd'un nouveausystèmede valeurs.
51. Accompagnée,il est vrai, chez Bachelard,de discours a fictifs» sur le rêve, le feu
ou l'eau ...
52. Voir p. 154 à 161 et 259 à 261.
.53. Voir p. 330 et suiv.
54. Voir par exemplenotre article « La méthodedu surcode : applicationsaux décisions
;BER et aérotrain....

235
De la constatation à la pratique critique de la multi-rationalité
Jusque-là la multi-rationalité est tout au plus constatée, mais elle n'est
pas encore pratiquée. De la constatation à la pratique le fossé est grand et
non encore franchi.
Déjà Cyert, March, Simon avaient amorcé un changement et développé
une néo-rationalité ; Crozier est allé plus loin, et sa néo-rationalité évacuant
la linéarité, le fractionnement pragmatique du savoir, a constaté la multi-
rationalité tout comme Lindblom et Hirschman qui, eux, avaient évacué la
linéarité et le progrès. Thoenig, enfin, fait une percée : il abandonne les
trois éléments de linéarité, utilité, progrès, et se contente de constater une
nouvelle forme de pensée. Il n'en fait pas la théorie et, ainsi, se prive
de la pratiquer 55. Il constate et amène son lecteur à constater l'utilisation qui
est faite de la rationalité, les manipulations dont elle est l'objet de la part
de groupes à la recherche de pouvoir. Il remarque que la rationalité classi-
que ne répond pas aux exigences de l'urbanisme 56, ce qui amène à supposer
d'autres rationalités, donc à se poser le problème de leur juxtaposition. En
somme, au passage de ses enquêtes empiriques et grâce à une extraordinaire
acuité de vision vécue, il photographie la multi-rationalité.
Mais il y a loin de la photographie de la multi-rationalité à la pratique
de la multi-rationalité, c'est-à-dire à sa manipulation lucide et délibérée.
Les vues de Thoenig - comme celle de l'école de Crozier - restent
prévisionistes. La recherche des possibles est absente. On ne trouve pas chez
ces auteurs l'idée d'un champ illimité de possibles concevables et énonça-
bles. L'empirisme prédomine encore : aucune recherche théorique des no--
tions comparées de mythe, d'utopie, de prévision, de prospective, de mer-
veilleux, de fantastique, de science-fiction, n'est opérée. Foin des théories,
dira-t-on ? Mais ces auteurs ne cherchent-ils pas eux-mêmes une théorie de
la décision ? Qu'on démontre alors qu'une science théorique de la décision
peut naître sans la conceptualisation des différents types de discours, sans
la formalisation et la sérialisation ? Faiblesse des sciences humaines -
humble ou orgueilleuse, on ne tranchera pas - qui refuse selon les cas et les
moments les recherches conceptuelles ou l'empirisme, la philosophie ou
l'enquête, les mathématiques ou la psychanalyse (voire l'antipsychiatrie),
l'histoire ou le droit, la science-fiction (genre peu sérieux, n'est-ce pas ?) ou
l'économie.
En fait une recherche en matière de décision nécessite une démarche
conceptuelle théorique et pluri-disciplinaire. Ici, en l'occurrence, la manipu-
lation consciente de la multi-rationalité ne deviendra possible qu'en s'ins-
pirant des sciences étrangères à la décision et à la politique, de sciences

55. Thoenig relève de l'école de Crozier ; on peut donc considérer que sa théorie cons-
titue le dernier état de la pensée crozierienne.
56. C'est du moins ainsi que nous le décodons : il dit que la rationalité n'a aucun
fondement en urbanisme. Comme on ne peut admettre que l'urbanisme échappe aux lois
de l'entendement humain il faut en déduire que d'autres rationalités lui correspondraient
mieux.

236 -. ', ' . '


parvenues à un autre niveau d'élaboration, plus complexes, plus spécialisées,
telles que la biologie et l'antipsychiatrie, qui participent sans cesse à la
multi-rationalité, ou dont l'objet même est de mettre en pratique la multi-
rationalité, telle que la science-fiction.
Je m'inspirerai des enseignements méthodologiques de ces sciences peu
communément admises à donner des leçons à la science politique. Emprunts
étranges et étonnamment fructeux qui nous" feront franchir le pas de la pré
vision à la prospective.
Mais ces'emprunts n'en resteront pas à un certain niveau de généralité. Ils
inspireront directement une méthodologie critique.
_
.. ' .
POUR UNE METHODOLOGIE CRITIQUE
DE LA MULTI-RATIONALITE " - " '"" .
'' " '
Ozbekhan, chapitre III .
Une méthodologie critique est indispensable. Le cas de la doctrine
d'Hassan Ozbekhan le démontre complètement.
'
Il n'est pas besoin de rappeler ici tout ce qu'une théorie critique de la
planification doit à Ozbekhan (voir p. 87 et suiv.). Conception exclusivement
systémique, évacuation du progrès, de l'efficacité, du pragmatisme et de la
technologie. C'est très explicitement et très longuement qu'Ozbekhan
, abandonne la rationalité ancienne. Mieux, il pratique et manipule avec
aisance cette multi-rationalité dans le chapitre III de son rapport « Esquisse
d'une conception intégrée s- (Prospectus et politique, p. 78).
Mais ce chapitre serait plus convaincant s'il s'appuyait sur une métho-
dologie cohérente. Par exemple Ozbekhan énumère 28 PCC (problèmes
critiques continus) ou encore consacre de longs développements à l'environ-
nement et à l'éco-système. Mais pourquoi ces analyses et pas d'autres ?.?
Pourquoi avoir choisi ces problèmes critiques continus et pas d'autres ? Quelle
est sa démarche intellectuelle sous-jacente ? Cela Ozbekhan ne le dit pas.
Le lien entre sa conception intégrée et sa critique de la vieille rationalité
existe mais n'est pas explicité en une méthodologie. Du coup, il laisse peser
quelques soupçons sur la profonde relativité de son esquisse d'une conception
intégrée C'est qu'en réalité la théorie critique de la multi-rationalité est
ici encore insuffisante. Pour la fortifier il convient d'opérer des emprunts
conceptuels à d'autres disciplines qui pratiquent depuis longtemps cette
multi-rationalité et qui vont fournir de nombreux points de repères à une
méthodologie nouvelle, utilisable dans l'institution-vigie préconisée par
Bertrand de Jouvenel et Hassan Ozbekhan. Il en est ainsi de la multi-ratio-
. , nalité biologique et antipsychiatrique.
' .
Biologie : modèles multiples et rationalité
Pourquoi des emprunts à la biologie et non à la physique ou à la chimie ?
Parce que cette science est assez éloignée des sciences politiques pour ne
pas en être contaminée. De ce fait, elle peut proposer des modèles originaux de

. 237
la rationalité que la science politique a le plus grand intérêt à utiliser. Assez
proche en même temps pour être utilisable, la biologie est relative à des
systèmes vivants, organisés qui peuvent être puissamment suggestifs pour
l'étude des systèmes politiques.

a) La rationalité de la signification. Le monde des significations est celui


du Moyen Age ; M. Foucault tout comme F. Jacob en ont donné une vision
très complète et poétique : monde où tout est correspondance, où une
maladie est guérie par « déplacement (exemples, une jaunisse est guérie
par une décoction jaune ; l'amer - la bile - appelle l'amer, la tisane, ou
son contraire, le sucre ; la fièvre se soigne par une chaleur intensive : il y
avait encore au xrxa siècle des choléras qui se soignaient par brûlures,
Tchaïkovski en est mort) ; cette rationalité du symbole nous paraît supersti-
tion, irrationalité : elle était ordre et recherche de la mesure jusqu'au
xvir siècle.

b) La rationalité du sens s'impose, c'est elle dont nous avons fait le por-
trait dans la pré-théorie, en ce qui concerne le comportement humain.
Pour qu'il y ait du sens, il a fallu que s'opère une révolution (galiléenne)
qui ferme le système corporel sur lui-même, en assignant aux éléments une
place et des rapports internes : que le corps devienne semblable à une
machine - « la machine du corps » dit Descartes - où les rouages s'em-
boîtent. Nulle intervention externe ne peut donner du sens à une machine ï
elle a son propre mécanisme.
Engrenage mécanique, rationnel, où les pièces fonctionnent clairement,
« structure visible 57 L'invisible et son cortège de fantasmagories est relé-
gué. Chaque « corps » est un tout isolé, moteur, roues, machination. Système
un peu court, qu'à son tour une rationalité du langage vient bouleverser.

c) La rationalité du langage. Ce que nous appelons ainsi est la deuxième


révolution, celle de Lavoisier : après avoir relégué le symbole, l'analogie, les
correspondances dans le domaine de l'irrationnel, les structures visibles que
l'on peut décrire se voient à leur tour repoussées comme « apparences »,
au profit de structures cachées, fondamentales explicatives : cette archi-
tecture, qui soutiendrait l'apparence des choses, est ouverte au savant à
travers un langage combinatoire.
Le langage représentatif donne la clef de la réunion des éléments qu'il
classe et hiérarchise dans une nomenclature rationnelle. Un parallélisme
physico-grammatical assure que si la science est une langue bien faite cette
langue correspond aux opérations réelles de la nature : « Les vocables et
leur jeu de préfixes, radicaux et désinences, pourront traduire la compo-
57. Pour ce passagevoir p. 40 à 43 de La logiquedu vivant où F. JACOB indiqueaussi les
limitesde cette rationalitédu sens. Nous utilisonsla distinctionde CHANGER, Essai d'une philo-
sophiedu style, entre sens et signification est
: « sens u lerapport des élémentsd'un systèmede
lois qui le régissent.Est dit « signification» tout ce qui est, à l'extérieurdu système,dans
l'environnementvécu, désigné comme conséquence,ou simplementcomme relation et traité
de manière a philosophique n, c'est-à-dire f<commentén.

2U , .
sition et l'agencement des composés, leur place dans la hiérarchie matérielle
ou leur degré de complexité » 58.
Ainsi la parole (le code) est percutée au coeur de la structuration visibles
je ne la vois pas mais je peux la « parler », et c'est la langue qui guidera
(exemple et moyen à la fois) l'explication ; nombre limité d'éléments, syntaxe
impitoyable.
Cette rationalité langagière, installée par Lavoisier à la naissance de la
chimie, renverse encore une fois le « tableau de commandes scientifiques.
Le schéma suivant montre ces renversements successifs des rationalités :

rationalité non scieatifique rationalité scientifique


1
chaos visible ordre symboliqueinvisible (signification)
_ symbole invisible , ,=,,... ' structure visible (sens)
apparence visible architecture invisible (langage)

Ce dernier retournement, où l'on découvre qu'une construction abstraite


: régit les phénomènes, est une fois encore bouleversé du dedans par le travail
effectué sur le langage : l'abstraction gagne en profondeur, on renonce au
parallélisme voco-physique, aux intentions de la nature, à la finalité qu'elle
avouait dans ses oeuvres, et on aborde la rationalité du modèle statistique.
'
Modèles / copies, modèles / statistiques
Sans vouloir ici faire l'histoire de la notion de modèle il faut comprendre
' le passage à la notion de modèle statistique à partir du modèle au sens
« classique » de copie, d'imitation. Qu'il soit le modèle à imiter, ou le modèle-
' résumé de l'idée, ou encore le modèle construit pour mieux comprendre
. l'objet à étudier, ces trois sortes de modèles ont en commun la notion
d'imitation et de participation, issue de la tradition platonicienne.
On trouve ces trois sens chez Platon 59 : Dieu crée le monde à partir
d'une idée (paradigme). Un modèle peut être une orange ou une mappe-
monde (ccpetit sujet pour mieux comprendre le grand sujet), une jeune-
fille est un modèle de beauté (résumé, imitation presque parfaite de l'idée
de beauté). Représentation matérielle de l'idée, représentation qui participe
de l'idée et l'imite.
Une véritable rupture se fait quand on cesse de penser le modèle comme
représentation d'une abstraction ; mais qu'on lui accorde le statut d'abstrac-
tion, le modèle devient moyenne statistique, construit comme une norme sur
des données « matérielles » : renversement à quatre-vingt-dix degrés.
Ce renversement suppose (et entraîne) l'abandon de la philosophie, de l'ori-
gine, de Dieu, d'une finalité en dehors de l'homme, d'un but de la nature, etc.
Le modèle perd son sens moral, se rabat à la dimension d'une cotation

58. Cf. p. 26 F. DAGOGNET, Tableaux et langage de la chimie.


59. Cf. l'étude de V. GOLDSCHMIDT, Le paradigme dans la dialectique platotticienne.

' '
... 239
qui fait loi ; avec la notion de modèle statistique, s'il y a bien un inva-
riant et des variations, ce n'est plus comme autour d'un idéal, des copies
non confoimes, mais les simples fluctuations des distributions inhérentes à
tout système so.
A chaque génération, dit Jacob, chaque caractère. parcourt « la série
continue des écarts autour de la moyenne t.
' ' ' '
Les monstres intégrés ,
Ce nouveau type de rationalité inverse radicalement le problème (pour
citer un exemple) des monstres : exorcisés au xvie siècle, rationalisés comme
trace du péché, puis comme erreur de la nature, toujours en dehors des voies
par lesquelles la finalité se manifeste, ils s'intègrent au système en fournissant
les écarts dont la moyenne est tirée.
Ceci est important pour mon propos, puisqu'on y voit l'irrationnel du
système antérieur devenir le noyau de la rationalité.
Le modèle statistique avec son noyau invariant et ses variations repousse
aussi bien le système fixe des vivants, ordonné immuablement par un
être éternel, que le progrès nécessaire où s'accomplit la nature, déesse
créatrice aux vertus ordonnées.
La critique de la notion de progrès, de finalité de la nature rend tout
système vivant « aléatoire » : mais il ne faut pas confondre critique d'un
progrès finalisé et croyance en une non-évolution ; il y a une irréversibilité du
temps biologique, entraîné par les variations et les sélections ; une contrainte
de la « variation libre o est que les organismes poursuivent leur différen-
ciation dans la direction esquissée. Décrire cette orientation est difficile, elle
n'a pas de critère, et Jacob (p. 329) ne voit guère que l'assouplissement
dans l'exécution du programme génétique qui puisse caractériser « l'évolu-
tion ». Ni utilité donc, ni non plus micro-événements survenant chacun au
hasard, mais complication de la reproduction par le sexe et la mort.
'
. Il y a donc « organisation », « interprétation par quoi s'affirme une
évolution ; et la rationalité du xx" siècle est celle du système évoluant vers
une intégration de plus en plus complexe. Le changement est disjoint du
progrès, de l'utilité et de la continuité. Il peut y avoir changement (évolution)
sans aucune de ses implications.
Ces remarques et analyses nous forcent à nous interroger sur le rapport
de la rationalité avec ces trois notions.
._ _ ri .
Le futur et le rationnel
a) Rationalité et continuité du temps. De la continuité du temps, la criti-
que de la linéarité nous avait déjà débarrassé : le présent n'est pas la con-
tinuité du passé dont une analyse complète et pertinente pourrait livrer le
) secret, expliquant, par là même, les circonstances actuelles ; vision mécaniste,
\ que la prévision exploite, quelle soit certaine, risquée ou incertaine. Que le
60. F. JACOB, La logiquedu vivant,p. 191 et suiv. ' '"

Z40 " '


\

/ temps soit, justement, brisé, rompu, qu'il n'y ait pas de progrès linéaire,
exclut une rationalité simple et prévisionniste. On sait maintenant que ce
présent que nous jugeons en continuité, commandé utilement par l'adapta-
tion de l'organisme aux nouveaux besoins, n'est qu'un des « possibles »
réalisés. Toute la différence entre prévision et prospective vient de ce que
l'une, la prévision, considère le futur comme une dépendance linéaire d'un
état de choses, et que l'autre envisage (ou essaye) un futur coupé du pré-
.
sent, brisé, un possible dans l'éventail des possibles, et développe ses
recherches sans liaison avec l'état de choses, quitte, si son avenir lui appa-
raît souhaitable, à revenir sur le présent pour préparer cet avenir.
La difficulté d'imaginer ces avenirs est évidente. On le voit bien dans la
science-fiction, où rien, aucune contrainte scientifique ne vient contrecarrer
l'invention d'espaces imaginaires, et qui n'arrive à envisager qu'une pro-
jection du présent. Un exemple : dans Ubik, de Philippe Dick, une jeune
femme, Pat Conley, a la possibilité de remonter le temps pour changer le
tableau des possibles dans l'esprit d'un individu quelconque. Elle favorise
. une des possibilités qu'elle fait apparaître, la rendant plus claire, plus lumi-
neuse. Aussitôt l'individu influencé choisit ce possible et le réalise : le présent
" n'est pas effacé, remplacé. Or cette « vue n de Pat Conley est une vue qui
correspond au schéma le plus classique de la décision où la vue intellectuelle
.' d'une solution détermine la réalisation. L'invention (remonter dans le temps)
"'
tombe dans le trop connu ; en revanche dire avec Jacob que le présent,
, réalisé, est jugé par l'évolution, est une vue prospective.
'
De cette non-continuité, l'histoire des sciences, l'histoire tout court,
nous avait instruit : dégager, opérer la disjonction entre changement et
"
continuité. ...

b) Rationalité et progrès. Changement distinct de progrès, cela c'est la bio-


logie qui nous l'apprend. Or le progrès est si lié à la raison qu'on ne peut
guère envisager une rationalité qui n'opère pas pour, en vue du « progrès» . Le
progrès de la conscience, lié au développement du savoir, des techniques de
maîtrise du monde, est l'héritage le plus avéré du Siècle des lumières : il
est difficile d'imaginer, en fait d'évolution, autre chose qu'un progrès :
meilleure adaptation, meilleur rendement, et, si le doute s'insinue sur la
valeur effective d'un tel progrès, l'imagination, inversant les éléments de ce
qu'elle croit la « réalité », forge l'utopie d'une dégénérescence, d'une régres-
. sion qui appartient au même concept de l'ultime étape de notre évolution
, soit, par dérision, la Planète des singes et sa vision d'un progrès à l'envers.
Or la notion de progrès ne peut avoir de sens que par rapport à un but ,
déterminé. But, ou fin qui n'apparaît nettement dans les sciences de la
décision qu'au niveau de l'efficacité. Mais, et nous voici retourné au point de
départ, l'efficacité vis-à-vis de quoi ? Qu'on permette ici un exemple. On
observe quelquefois la marche « irrationnelle » d'une entreprise : gaspillage
de temps, de matériel, manque à gagner, etc. ; mais ce temps qu'un indi-

241

16 :.. ' ... , -' ' ..-


vidu rationnel pourrait éviter de gaspiller en allées et venues inutiles, en
travail supplémentaire dû à la mauvaise répartition de lieux de travail, est,
souvent, voulu par une éthique du travail. Organisé correctement, l'entre-
preneur aurait des loisirs ; dans son éthique, le loisir est connoté comme
vice », oisiveté. L'entrepreneur ne peut dans son système de valeurs que
vouloir travailler le plus possible : la « mauvaise !. organisation remplit
effectivement le but désiré 61.
Relativité de la rationalité dans le temps, relativité des niveaux de ra-
tionalités qui peuvent être repérés et qui vont d'une rationalité « simple »
et non intégrative à une rationalité complexe qui répond à des modèles pro-
babilistes ; Bertalanffy, Boulding (et Jacob) sont d'accord pour proposer
des niveaux de complications organiques qui demandent des méthodes de
plus en plus abstraites. -
62 v ."
Bertalannfy en pose fermement le principe
IlL'interaction dynamique dans les systèmes ouverts et les mécanismes de
feed-back sont deux concepts distincts de modélisation qui ont chacun leur léga-
lité propre. Le modèle de système ouvert est fondamentalement non mécaniste
et transcende ... la causalité unilinéaire. L'approche cybernétique conserve le
modèle mécaniste cartésien de l'organisme, la causalité linéaire ... mais elle intro-
duit un élément nouveau en incorporant des concepts qui transcendent ceux de la
physique classique en particulier les concepts de la théorie de l'information D.

A chaque domaine sa légalité.

Niveaux de rationalité
Boulding va dans le même sens puisqu'il propose neuf niveaux qui au-
raient chacun leur rationalité.
1. Le niveau des structures statistiques ou trames (anatomie et géogra-
phie de l'univers, système solaire).
2. Le système dynamique simple. Exemple, l'horloge. La structure théo-
rique de la physique, de la chimie, de l'économie, tomberait dans cette
catégorie.
3. Les systèmes cybernétiques ou mécanismes de contrôle. La transmis-
sion et l'interprétation de l'information est une part essentielle du système.
L'équilibre du système n'est plus seulement donné par les équations, mais
le système peut se modifier pour maintenir n'importe quel équilibre donné à
l'intérieur de limites déterminées.
4. Les systèmes ouverts au self-maintaining là où la vie se différencie de
la non-vie (cellule). Capacité de maintien et de reproduction (racine, feuille).
5. Systèmes génétiques sociétaux caractérisés par l'apparition de la
division du travail entre cellules. Mais la capacité d'accueil de l'informa-
tion est faible. , ..
61. Voir l'exemple de la communauté Amatenargo, cité par GODELIER, Rationalité et
irrati,onalité en économie, p. 206.
62. Voir f<Général theory of systems, application to psychology )1, Les sciences sociales,
problèmes et orientations, p. 163.

M2 . '.:. .'
6. Systèmes animaux : mobilité accrue. Le comportement devient téléo-
logique. Apparaissent des récepteurs d'information spécialisés (cerveau,
perfectionnement du système nerveux). Le comportement cesse d'être une
fonction linéaire et constante du stimulus. La causalité devient structurale
et globale.
7. Les systèmes humains. Ils possèdent la self consciousness. L'homme
sait et sait qu'il sait. Langage ; symbolisme. Vue élaborée du temps ;
prospective.
8. Les systèmes sociaux. Niveau difficile à distinguer du précédent, car il
est impossible pour un individu de se penser hors de la société. C'est le
« rôle x qui est la base du système et non plus l'individu comme dans le
système précédent.
" 9. Enfin les systèmes transcendantaux regroupant les éléments systémi-
ques encore inexplicables (mystère de la vie et de la conscience des hom-
"' mes) 63.
Enfin François Jacob, dans La logique de vivant, présente au moins trois
. niveaux ayant chacun leur rationalité. (p. 337 et suiv.) :
. Un niveau où le cadre de l'hérédité est très rigoureux et rigide. Centre
de « punition p chez le rat, centre de « plaisir ». Porteur d'électrodes conve-
' '
nablement implantées et disposant du moyen d'activer lui-même ce centre à
. volonté, un rat se donne du plaisir jusqu'à tomber d'épuisement 1
'
' Un second niveau avec le développement du système nerveux, avec
l'apprentissage et la mémoire. Ici se relâche la rigueur de l'hérédité. Dans
le programme génétique qui sous-tend les caractéristiques d'un organisme
'
, un peu complexe, il y a une part fermée dont l'expression est strictement
fixée ; une autre ouverte qui laisse à l'individu une certaine liberté de ré-
, ponse. C'est ainsi que, si pour certains oiseaux l'identification de l'espèce
est déterminée avec rigueur par le programme génétique, chez l'oie au con-
traire l'identification se fait de manière souple : la jeune oie suit le premier
objet qu'elle rencontre et l'adopte pour mère, même s'il s'agit de Konrad
Lorenz ! Mais cette souplesse comporte des limites : même pour l'homme
qui dispose du pouvoir d'apprendre, de comprendre, de parler n'importe
quelle langue, il lui faut se trouver dans un milieu favorable durant une
certaine époque. Passé ce temps il est trop tard pour apprendre.
Enfin, avec l'accroissement des échanges au cours de l'évolution,
' apparaissent des systèmes de communication qui fonctionnent non plus à
l'intérieur de l'organisme, mais entre les organismes. Ainsi des réseaux de
'
, relations entre individus de la même espèce. Tendance à l'intégration tou-

63. Voir la contributionde BouLDiNG dans le livre collectifSociologyand modern s'/stem


. theory. Bertalanffya critiqué le caractèreimpressionisteet intuitif de cette classificationpar
niveaux. Roig de même dans sa contribution à une session de 1'Associationfrançaise de
_ sciencespolitiques, teAnalysede systèmeet sciencessociales(p. 5-6). Nous sommesd'accord
, avec Yves BARELqui, dans son ouvrage, Prospectiveet analyse de s1/stème(p. 158 note
134) montre que choisir des niveaux c'est choisir des systèmeset que la recherche de nou-
velles entités est une opération qui précède nécecsairementleur examen scientifique.

, 243
jours croissante qu'autorise le développement des moyens de communica-
tion 64.
En somme, la multi-rationalité nous enseigne la coexistence à des ni-
veaux différents de rationalités incompatibles entre elles. La fragmentation
du savoir en c régionalismes met-elle en question la cohérence du domaine
scientifique ? Question que Bachelard se posait déjà - résolvant l'irrationa-
lité en coupures, en déplacement de question, en négociations « positives »
- au sein d'un progrès constant de la scieiitificité (lire, la rationalité) elle-
même. Il semble que cette vue, optimiste au sens du triomphe de la
« raison », et finalement « régionale puisse être conjurée par des pratiques
très différentes : l'antipsychiatrie, dont nous avons déjà parlé sous l'angle
. systémique, nous apparaît comme une pratique pilote en ce sens qu'elle
fournit un modèle pour l'articulation de l'irrationnel dans le champ du ra-
tionnel.

L'activité antipsychiatrique
L'activité de médecin psychiatre classique se marque le plus souvent par
la « réduction » des états psychiques anormaux. Réduction théorique : on .
classe les maladies, d'après des symptômes « rapportés » par l'entourage,
et on soigne de la manière « appropriée ». Réduction pratique : on réduit
le « malade » aux dimensions de sa maladie, on réduit son espace physique,
sa parole, sa dimension psychique.

Avaler / vomir : le système traditionnel


Cette activité curative délivre la société de ses maux, elle avale les
détritus de la société, que la société avait vomis. Cette double fonction
vomir-avaler est, par elle-même, (David Cooper et Maud Mannoni le
soulignent tous deux) à analyser. Psychiatrie répressive, violente, subtile-
ment ou ouvertement, protégeant la « rationalité des attaques indivi-
duelles, de l'irrationnel (délire, comportement « anormaux ») en niant la
négation.
Elle nie en effet qu'un individu puisse nier, renoncer ou contrecarrer
les normes sociales. Elle ferme les possibilités de réponse au milieu en
l'alternant oui ou non. Pour le non elle a sa propre réponse, ce sera non.
En face de la psychiatrie classique, l'antipsychiatrie pose et résoud le
problème différemment.
Elle suppose que le comportement du patient est une réponse adaptée à
une situation « impossible » D. Cooper, de même que M. Mannoni, mon-
tre, à travers l'analyse de cas, que le plus souvent la famille, le milieu,
posent à son futur « fou » une question d'une telle ambiguïté, avec de telles

64. Cette classification paraît beaucoup plus subtile que celle de Boulding, puis-
qu'elle ne considère pas l'homme comme le sommet de la hiérarchie, que l'animal se
trouve dans les trois niveaux et l'homme dans les deux derniers. L'anthropomorphisme est
absent, les deux nivaux paraissent posséder une vertu heuristique supérieure.

244 .. ' .
contraintes concernant la réponse, que l'enfant ne peut résoudre que par une
autre voie. Logique malade, réponse « à côté ». Par exemple, le père (ou le
professeur) demande à son fils (élève) de lui dire qu'il est paresseux, men-
teur, lâche, etc., chose qu'il est incapable de dire dans le système familial
en cours. Il est évident que demander une réponse en l'interdisant en
même temps n'est pas une demande facile à résoudre. L'attitude irrationnelle
du patient est un « possible » parmi d'autres.
Le possible (la schizophrénie), la famille le choisit pour le patient (c'est
elle qui va trouver le psychiatre, elle qui propose cette solution à son fou).
Le psychiatre lui, propose une « étiquette ». Encore une fois l'alternative
oui (j'accepte l'étiquette) non est une alternative impossible : ou bien accep-
ter la norme ou la refuser ; la refuser, c'est être nié comme malade simple
, et refoulé dans une catégorie « inférieure » (fou, dangereux).
'
« Nier le fait que son irrationalité soit au vrai une antilogique néces.
saire et non pas du tout une logique malade, le fait que la violence du
, patient soit une nécessaire contre-violence ne peut que trop facilement être
négligé » (David Cooper, L'antipsychiatrie, p. 45). Autrement dit la ré-
ponse dite irrationnelle est une parmi d'autres réponses dont quelques-unes
. sont jugées rationnelles ; tenter de résoudre l'irrationnel en rationnel est une
solution castratrice, linéaire qui réduit le champ des réponses d'une manière
tellement répressive qui rien ne peut plus se passer dans une société bloquée
. -' à l'alternative santé/maladie, adapté/inadapté, rationnel/irrationnel.
. L'antipsychiatrie laisse subsister la réponse de son patient et essayc de
, la faire accepter par son entourage : elle rétablit une communication coupée,
soigne l'interaction malade/famille/individu par une interaction critiquée
milieu hospitalier/antipsychiatrique/individu 65. Elle propose donc une autre
vue du monde : non binaire, non manichéenne où l'individu aux prises
'
avec des communications moins ambiguës, moins « faussement ration-
nelles » 66, moins hiérarchisées, qui a la possibilité lui aussi de questionner,
donc de susciter des réactions, peut s'exercer à trouver un équilibre indivi-
. duel hors norme et hors contrainte. A ce moment, dans un groupe constitué
ainsi, on voit une sorte d'« irrationalité diffuse » on pourrait aussi bien dire
. de « talent » diffus dans le groupe, en réponse aux incitations extérieures,
il n'y a plus un individu « anormal », un « déplacé », un « enfermé », mais
un individu ayant trouvé un « autre » mode de communication, ou, si l'on
veut, une modalité de comportement encore non répertorié.

. 65. Il faut avouer que Deleuze a :aison lorsqu'il remarque : « L'antipsychiatrie,parti-


culièrement sensible cependant à la percée schizophrénique,s'épuise à proposer l'image
d'un groupe sujet qui se repervertisseaussitôt...n Ce a pervertissement
Il continu, nécessaire
pour que subsiste la marginalité,est mieux assuré par la schizo-analyse,pense-t-il, qui est
plus conscientede sa tâche polrtique que l'antipsychiatrie.
66. Au sens où nous notions la fausse rationalité qui repose sur 2 négations.

. , , ,
' '
Créativité du groupe ; ."..
Cette analyse est aussi celle de Max Pagès qui insiste sur l'existence
d'une créativité diffuse dans le groupe 67. Pagès rejoint en partie les posi-
tions de l'antipsychiatrie. Il critique, en effet, la psychanalyse en tant que
créatrice de distance entre analyste et analysé, en tant que constitutive de
hiérarchie et manipulatrice. Recours à un langage privilégié et interpréta-
tion rationnelle correspondant à une construction hypothétique de la résis-
tance et du conflit, tout un système de contraintes sous la forme de sugges-
tions positives et d'interdictions qui canalisent vers ce langage l'activité
du thérapeute et du patient, fixation des structures du traitement : autant de
caractérisiques de la psychanalyse qui, selon Pagès, expriment la crainte
et le refus du psychanalyste d'une relation authentique avec son patient.
Refus concomitant de la vulnérabilité et de l'amour. Au contraire la métho-
dologie qu'il cherche à construire n'exclut aucune forme de langage dans
un dialogue spontané, n'entraîne aucune fixation unilatérale de règle.
Cette méthodologie psycho-sociologique « fusionniste » permet le change-
ment et la créativité grâce à la libération des forces inconscientes 68.
Décision et rationalités multiples
Si nous appliquons cette analyse à la décision, nous relevons les points
suivants : une décision se prend souvent en raison d'un scénario « pro-
gressiste », le décideur pense aller dans le sens du progrès, aider l'homme
à accomplir son destin qui est la suprématie de l'homme sur les autres
espèces animales et sur la nature, que ce progrès soit spirituel ou matériel ;
il ne s'agirait que d'une distinction (moyens contemplatifs, moyens techni-
ques) pour une domination du monde. La critique du progrès, dont nous
avons trouvé l'exemple en biologie, permet de critiquer cet aspect de la
rationalité. Rien ne prouve que le dernier état « humain » soit le seul néces-
saire où nous ait conduit (sous-entendre guidé) l'histoire ; rien ne prouve non
plus qu'il ne puisse que s'améliorer (conception de Teilhard de Chardin).
La domination de la matière 'par l'esprit s'accentuant jusqu'à ce que l'esprit
des hommes soit capable, sans autre intermédiaire, d'agir sur la matière à
distance (et aussi sur les esprits de ces congénères).
On rétorquera que sans cette motivation il serait difficile de prendre
des décisions et que, pour essayer de changer l'état des choses présent pour
un avenir meilleur, la croyance au progrès est indispensable. Mais à cette
critique un argument opposable est la présentation des autres scénarios pos-
sibles : « décadences, statu quo, ou périodes critiques ». Chacun de ces
67. Voir La vie affectivedes groupes,
68. Op. cit., p. 451 et suiv. Pagès n'est pas exactementantipsychiatrique.Sa théorie
critique de la psychanalysel'est. Mais cette fusion du thérapeuteet du patient qu'il préconise
ne l'est pas. Dans l'antipsychiatrieil y a bien vie communedu psychanalysteet de son
patient au sein d'une communauté.Mais le psychanalyste« reprend ses billesn, au moment
de ses entretiens avec le patient, seul moyen selon lui d'obtenir une libérationde l'incons-
cient. Le psychanalystecritique Pagès car il estime que les explicationsdonnéespar le thé-
rapeute dans l'échange pagésien freinent cette libération de l'inconscientpar le patient et
empêchentle transfert et son évolution.
° ' .
246 ' ..
autres scénarios permet le processus de décision. La perspective « ration-
nelle :. du progrès n'est pas liée au changement. La critiquer c'est élargir les
possibilités d'action ce n'est pas les entraver. Excellent exercice de disjonc-
tion.
Le second point est celui qui juge de la rationalité d'un comportement
. eu égard à son utilité (efficacité). Ici encore la critique de l'efficacité menée
à travers l'économique conduit à disjoindre décision et « rendement », c'est-
à-dire introduit l'idée de valeurs accordées au but : de multiples valeurs, en
dehors du rendement 69 (lui-même lié à l'idée de progrès), pourraient être
proposées : cette vue relativisant l'efficacité à l'aide de scénarios « anti-
rationnels » élargit le champ des décisions à venir. Enfin la normalité,
ou comportement dit rationnel parce que réglé par les normes habituelles,
, . , n'est pas suffisamment critiquée par l'introduction d'une relativité histori- ,
que : oui, le normal, aujourd'hui et. ici, est l'anormal d'hier et d'ailleurs, mais
il y a plus ; le concept même de normalité a été attaqué par l'antipsychiatrie.
On a vu comment les comportements hiérarchisés soignant/aide et soignant/
soigné reproduisent l'opposition des classes dans la psychiatrie traditionnelle,
et l'exclusion du désordre au profit d'une conception de la « sélection »
(le progrès + efficacité = sélection), les plus adaptés sont normaux, les
autres s'appellent inadaptés, handicapés, fous.
L'antipsychiatrie en critiquant cette coupure supprime la référence au
« normal » et, du même coup, critique elle aussi la rationalité : elle rend,
au champ des possibles, des comportements jugés traditionnellement déli-
' rants ; ce faisant, pour ce qui concerne la décision, elle ouvre encore plus
grand l'éventail des choix. Un comportement « irrationnel est parfois la
meilleure réponse à une situation donnée et un décideur doit avoir cette
donnée présente à l'esprit. Cette remarque peut changer complètement une
situation. La décision « folle » n'est pas l'ennemi numéro 1 à éviter à tout
prix, sorte de référence négative, ou même pour des administrateurs énervés
et amers, solution du genre « voir Rome enfin détruite et mourir de plaisir ».
Ce qui ne signifie pas nécessairement qu'une décision folle réussit toujours.
Décision folle certes, mais critique. L'absence de réduction critique conduit
à l'échec

69. On sait l'étonnementque provoquent immanquablementdes entreprises « absurdes»


de non-rendement :les grossessociétés,trop imposées.sur leurs bénéfices,décident de finan-
· cer des opérationsà perte. Cependantune opérationde ce genre est faite en vue d'échapper
au fisc, c'est une conséquencede la pratique : « progrès-efficacité-normalité », c'est-à-dire
rationnelle. Que dire alors d'occupationspurement perdantes : désorganisationentretenue
en vue d'un travail rédempteur,selon la valeur travail prise comme absolu (voir l'exemple
. cité p. 241), loisir perpétuel à coût restreint (scénariojoué par de plus en plus de jeunes :
il suffit d'avoir juste assez pour vivre, si possiblesans fournir d'efforts) deux attitudes aux
éthiques opposéesmais qui traitent le rendement de la même manière.
70. Ici un exemple : on peut se demandersi le putsch du 21 avril 1961 ne répond pas
à ce type de décision.Une lectureattentivedu dernierouvragesur ce problème(Y.COURiuÈRES,
Les feux du désespoir)révèle que les colonelset générauxavaient littéralement« inventé»
· le réseau de complicitéqui devait selon eux être le leur en cas de déclenchementdu putsch.
Challe doté d'un solide bon sens a beaucoupde mal à y croire. Il accepte finalementparce
que trop de ralliementsprécis (inventésaussi) lui sont rapportés. Le putsch échoue ensuite
car il ne reposait que sur des réseauxde sympathiesmais non de complicité.L'interprétation

, 247
Qu'on nous permette, ici, de présenter un modèle où fonctionnent à la
fois, et à plusieurs niveaux : rationalité et irrationalité, progression et non-
progression continuité et non-continuité, conscient et inconscient, causalité
et non-causalité, nature et surnature... _ .
., , ., . , -\ .' ,
La fiction .
Il s'agit du récit ; merveilleux, fantastique ou de science fiction, il
pourrait nous servir à plusieurs fins :
- Montrer comment fonctionne l'articulation rationnel-irrationnel sur
un exemple précis et relativement facile à analyser. Plus précis et moins
« résistant » que le domaine de l'antipsychiatrie, encore mal connu et peu
rodé, mais qui nous aura servi de science pilote.
- Essayer de transposer cette analyse au domaine de la décision ;
existe-t-il une telle articulation au sein des « discours de décision » ? Peut-
on traiter de la décision comme on traite d'un « discours » ? Existe-t-il des
types de décisions qui s'apparenteraient aux types (ou genres) littéraires ?
Pour répondre il nous faut analyser ce que nous entendons par récit fictif
' .
et discours de savoir. .-
, , .
Récit fictif et discours de savoir
Classiquement la répartition de tout discours est faite suivant un axe
séparant la réalité de son contraire, l'irréalité. Tout discours se rapportant
à la réalité est dit réel, tout discours se rapportant à ce qui n'est pas dans
la réalité est dit « imaginaire » ou de fiction. Ainsi un roman, un conte de
fées, une nouvelle, seraient-ils « imaginaires », en revanche, le livre de
Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, serait discours de savoir.
Cette bipartition ne « tient » pas très longtemps devant les critiques.
Nombre de romans réalistes empruntent leur contenu à la « réalité », jus-
qu'à l'intrigue fournie par un fait divers ou par « l'histoire ». Où les situer ?
Quant aux éléments imaginaires du « discours de savoir », ils sont repérés
tout au long de l'histoire des sciences, on les appelle « erreurs ». La fron-
tière ne passe donc pas dans cette distinction réalité/irréalité. En d'autres
termes le « référend » d'un discours n'indique pas à quel type appartient ce
discours, il n'a aucune action sur le système interne, ne peut servir de critère.
Disons que « réel et/ou imaginaire » est une connotation utile, assignant
un « domaine » à chacun des deux types de discours, et permettant une
lecture appropriée.
La distinction peut-elle se faire par la coupure rationnel/irrationnel ? P
Le rationnel recouvrant la catégorie du discours de savoir et l'irrationnel
celle du discours de fiction ?P . ,
la plus vraisemblable de ce phénomène d'auto-intoxieition semble résider dans le fait que
les militaires partisans de l'Alp,,érie française ne pouvaient pas supporter l'idée d'une Algérie
indépendante. Déçus, amers, ils foncent en avant, quels que soient les risques et avec une
intuition a<sez forte d'un échec probable (de Gaulle avait déjà repris en mains l'armée. Il
lui avait suffi de deux ans depuis 1958). On monte dès lors un magnifique mécanisme
d'illusion qui camoufle le sentiment d'impuissance et permet l'action.

'
248

<
L'étude du concept de rationalité nous a montré qu'il est axé sur la
linéarité, le progrès, l'efficacité, la normativité. Appliqué à un discours, le
concept de rationalité exige que ce discours soit pédagogique et codé : la
linéarité discursive indique que les propositions s'enchaînent, l'une causant
l'autre à la manière des théorèmes.
Un discours rationnel vise le progrès : celui que le lecteur accomplit en
le parcourant. Au terme de sa lecture le voilà plus savant, mieux renseigné,
ou convaincu. L'accumulation du matériel fait boule de neige : la progression
, linéaire sert le progrès. Que le discours soit non linéaire - redites, retours
en arrière, sauts brusques d'un argument à l'autre, « mauvaise o classifica-
tion, terminologie confuse - et le lecteur ne retire rien de sa lecture.
Ainsi la notion de linéarité et celle de progrès se trouvent-elles avoir
comme répondant discursif la notion de pédagogie.
La normativité d'un comportement rationnel signifie que ce comporte-
'
ment obéit à des normes (qui sont à définir pour chaque société et chaque
époque) et est lui-même porteur de normes, suivant l'adage kantien : « Que
la maxime de ton action puisse être érigée en principe universel ». Le
correspondant de la « norme n de conduite est le code discursif.
Le discours rationnel obéit à un code strict et dicte le code : qu'il soit
traité de sciences politiques, ou d'histoire des sciences, un discours « ration-
nel » respecte le code lexical, syntaxique et sémantique de la langue verna-
culaire 71 et celui, plus précis encore, de la langue scientifique en usage dans
son domaine. D'autre part ce discours sert lui-même de code aux discours
à venir, aussi bien sur le plan sémantique (domaine des significations) que
sur celui du lexique : terminologie affinée, néologismes.
Enfin, le critère d'efficacité a pour correspondant la communicabilité :
. un discours n'a d'efficacité que pour autant qu'il est lu et compris ; ce
. caractère est en rapport avec la notion de pédagogie et celle de norme.
Car un discours n'a de chances de lectures que pour autant qu'il est claire-
ment perceptible et assimilable (linéaire et progrès) donc pour autant qu'il
correspond aux normes de perception, c'est-à-dire à la conscience possible
de son utilité.
Si, à l'aide de ces trois critères, on essaye de distinguer discours fictif/
_ discours de savoir, on est amené à faire les remarques suivantes :
Bien souvent un livre scientifique répond aussi peu aux critères de com-
municabilité qu'un poème abscons : pas de conscience possible, c'est-à-dire pas _
de niveau de perception possible ; lexique, syntaxe et sémantique sont du
« chinois ».
Puisque nous avons éloigné le rapport au « réel » comme critère perti-
nent, que ce peu de communicabilité soit dans un cas « utile à la science »,
et dans l'autre « inutile » ne paraît pas devoir être retenu ; le fait est que
pour un lecteur non prévenu ils sont inutiles l'un et l'autre. Combien d'ad-

71. commune. '


Langue /

' '
. 249
ministrateurs et de politiques tiennent pour inutiles tout autant les théories
politiques et administratives que les romans. Le critère doit donc être
évacué. Quand un livre scientifique est communicable (vulgarisé), il l'est
autant qu'un roman respectueux d'une certaine linéarité, il transgresse aussi
peu le lexique, la syntaxe, la sémantique communs que peut le faire un
best-seller. Et le plus souvent un tel livre scientifique est lui-même un best-
seller.
Pour la pédagogie on ne peut ignorer qu'un récit de fiction, le plus
« absurde » qui soit, est toujours démonstratif. Il suppose le lecteur non
indifférent à ce qu'il montre et se propose de l'éduquer à sa manière, par
des choses trompeuses, semblables ou vraies 72.

Quant au code, sa transgression complète n'existe pas. Dans la mesure


où un récit non codé n'est plus discours mais a-discours, a-parole, et dans la
mesure, d'autre part, où même cette a-parole, ce délire aussi halluciné soit-
il, sert de référence aux autres : tout énoncé entre dans l'infini des énoncés
et réalisés, et renvoie aux autres : il n'y a pas de degré zéro de l'écriture.

La fiction est rationnelle, la science est fiction


Ainsi tout discours est dans une certaine mesure rationnel, et la
différence entre récit fictif et discours de savoir, du point de vue de la
rationalité, n'est pas une opposition. Tout juste pourrait-on dire que c'est une
question de degré (code plus ou moins trangressé, pédagogie plus ou moins
lourde, appareil documentaire et références plus ou moins allégées) ou en-
core une « conscience possible » du champ d'efficacité qui servirait à dé-
partager les deux types de discours. Pourtant cette réponse, dans son psycho-
logisme relativiste, n'est guère satisfaisante : si l'irrationnel n'est pas l'opposé
du rationnel, cependant il est différent ; pour employer le langage de la
phénoménologie il est son « autre ». De quelle manière ?
On peut dire que l'apparition de l'irrationnel au niveau du discours ne
peut se faire que comme trouble, déconstruction de l'ordre rationnel ; il
faut, pour apparaître, un déjà-là : l'ordre du code, la norme. Aussi bien son
irruption dans la linéarité est-elle créatrice de désordre, de sauts en arrière
ou en avant dans la progression ; l'argumentation cède le pas à l'expression :
ce qui est dit est l'expression un ordre » inconnu qui a sa propre loi en
filigrane. Sous la trame du discours officiel peut se lire un autre discours,
fait de manques, de lapsus, de mots privilégiés, de significations liées entre
elles par un lien non codé : brusques ruptures de ton.
A ce compte, il est possible par une analyse sémantique de repérer
l'ombre portée du discours sous le traité savant. Procédé -très utile quand il
s'agit de déceler une idéologie sous l'apparente clarté ; tout ce qui n'est pas
dit est exprimé par le manque même ; des paradigmes constants se construi-
sent, pour l'analyse, au fur et à mesure du déroulement des propositions.

72. Citation d'un maître à penser présocratique, m DETIENNE, Les maitres de vérité dans
du Grèce archaïque.

25C
L'irrationnel s'articule donc au rationnel, en tout discours, cependant cette
articulation ne se fait pas de la même manière dans le récit fictif et dans le
discours savant.
Le récit laisse jouer assez librement l'irrationnel à la surface de son
dire. Il utilise son expressivité pour ses propres fins : séduire, troubler,
inquiéter. Ce qui est interdit par le code peut se donner libre cours dans
le récit : déplacement, condensation, non-identité, a-chronologie.
La progression narrative est hésitante, on ne peut pas la prévoir, elle
ouvre sur des alternatives de choix non prévisibles ou contrecarrées, ou qui
. se détruisent ; sa démarche est heuristique plus que pédagogique. L'art du
narrateur est d'ouvrir les possibilités de réponses des personnages à une
situation donnée, ou de renverser, transformer, déformer les réponses. Ou
encore de présenter des situations a-logiques, insolubles où les personnages
sont affrontés. Cela n'est faisable qu'au niveau du récit, c'est-à-dire par le
jeu du langage, son ambiguïté, les modalités des temps et des pronoins,
les jeux de mots.
.
Mais la fiction procède de l'autre, la science du même
La progression du discours, qui se fait linéairement dans l'exposition
. scientifique, échappe dans le récit à une linéarité stricte : retours en arrière,
coupures, sauts dans le temps ou simultanéité du temps, fin qui remet le
lecteur au commencement, cycles répétés. Le récit casse une certaine rigi-
dité mais substitue à la progression académique la succession d'intrigues ou
séquences. Les séquences sont des unités du récit dont la succession structure
la trame temporelle : une séquence se décompose elle-même en actions.
Quelques auteurs comme Propp 73 ont déterminé le nombre d'actions possi-
ble (qu'il appelle fonction) pouvant composer une séquence. Quels que soient
leur nombre et la nécessité de leur ordre à l'intérieur de chaque séquence
- il y a polémique à ce sujet - il n'y a pas de récit sans succession plus
ou moins réglée de fonctions séquentielles.
Dans les limites et à l'intérieur de la rationalité, dont les points de
repère sont toujours le progrès, l'efficacité et la linéarité, l'irrationnel joue
librement de ses propres catégories.
Par contre le discours rationnel critique et tient en laisse les fantasmes
qui le sous-tendent. Il oppose à la plurivocité, à l'association libre, une
construction rigide, univoque, seule susceptible de procurer le savoir. Un
appareil logique tient en place grâce à un lexique et une syntaxe très stricts :
il est non ambigu. Il ne veut rien savoir des sollicitations de l'inconscient.
Evidemment le niveau critique atteint par le discours, n'est pas absolu, mal-
gré la construction rigide, le désir parle à sa manière, le fantasme' se dé-
guise.
Nous voici affrontés au problème de la décision-récit. Où la classer ? Ici
encore il faut distinguer des nivaux. ,
73. Voir ci-dessus, p. 140 et suiv. '"''' .'
;
'
· 251
Le discours scientifique, rationnel, dans son expression la plus stricte et
la plus austère (peut-être la plus classique) pourrait se définir :
- comme la vérité scientifique (c'est-à-dire le progrès) ;
- par une méthode contrôlée (règles logiques) ; '-
' . ' '
- par une langue appropriée ;
- par opposition aux opinions fantastiques (la vérité étant définie comme
réalité), changeantes, irréelles - selon la vieille opposition science (épis-
têmê)/opinion (doxa).
Son domaine de validité comme le passé et le présent (l'avenir en est
exclu, puisque des futura nous ne pouvons rien dire de certain) ; son degré
de vérité obtenu étant la certitude. C'est un discours normatif et sélectif.
Or ce premier type de discours ne peut être retenu pour la décision. On
sait en effet que le discours de décision n'est pas linéaire, ne se situe pas au
niveau de la certitude (la one best a été critiquée), s'occupe des futura
aussi bien que du passé (facta) ; le discours scientifique classique ne peut
donc lui convenir dans sa rigueur. Aucune décision ne peut donc se situer
dans le cadre du certain.
Faut-il dire pour autant qu'il ne peut être scientifique ? Nous avons
vu, quand il s'agissait de distinguer le fictif du savant, que l'un comme l'au-
tre pouvait être critiqué et que c'est le niveau de conscience critique qui fait
« différence ». Il paraît donc possible d'explorer les catégories du récit non
certain et d'y trouver un genre correspondant au discours de décision.
Quels sont les champs de « vérité » qu'un discours peut atteindre. A part
le certain il y a encore le probable et l'iricertaiu.
Nous avons vu que le probable est la catégorie de ce qui peut se pro-
duire.
La catégorie de discours qui est fondée non sur le probable mais sur l'in-
certain est depuis quelques temps à l'honneur.
Invraisemblable, elle entend rompre avec le connu, le crédible, opérer
une rupture avec le quotidien. Pour des raisons qu'il serait intéressant d'ana-
lyser, le nombre de ces récits s'accroît actuellement, après avoir « commen-
cé » dans leur forme proprement narrative au xvW siècle.
L'invraisemblable de l'invention
Ces discours « invraisemblables » opèrent un travail de rupture avec
le discours rationnel, un jeu sur la linéarité : retours en arrière, sauts brus-
ques de plusieurs chaînons du temps, explorations lointaines (antérieure et
postérieure), feed back ; la fin en commencement 74, la brusque condensation
de plusieurs temps différents (le vivant est déjà mort).
Ils atteignent ainsi une irrationalité qui se manifeste aussi par les inter-
ventions de force explicable : rupture de niveau avec le monde linéaire et
positiviste, légalisé !t
74. Ainsi de nombreux héros de ces récits retournent à un état préhumain » : Fisliead
de ConB ou The dark chamber de CLINE (cités par LoVECnaFT, Epouvante et surnaturel en
littérature).
'' ' ' '
252
Cependant ce travail sur la linéarité, ces ajouts de forces explosives, le
retournement du temps, une certaine fatalité antihumaine, ne suffisent pas à
faire d'un récit fictif un pur invraisemblable ou, pour parler plus communé-
ment, un « fantastique ».
Il y a des récits « dits fantastiques qui n'ont que la marque extérieure
d'une véritable rupture avec le probable : des éléments sont surajoutés (soit
comme travail de la forme, soit comme contenu) à une trame parfaitement
vaisemblable ?5.
L'invraisemblable est une catégorie qui recouvre tout récit fictif (qu'il
. s'agisse d'une reconstruction invraisemblable du passé, ou d'une construction
invraisemblable du futur) qui est
en rupture avec des
valeurs reconnues. Du
« surprenant » au « très surprenant » on s'éloigne des « données » et de la
projection de ces données, de la prévision, pour s'aventurer dans des scéna-
rios créatifs.
Si on applique les critères de « l'invraisemblable » au scénario de l'an 2000
d'Hermann Kahn, on obtient les résultats suivants : H. Kahn propose une
lisite de 100
innovations techniques très probables pour le dernier tiers du
xxe siècle, puis de 25 possibilités moins probables, enfin 10 possibilités loin-
taines qu'il nomme « peu sensées » (traduisons invraisemblables).
Que se passe-t-il entre les 100, 25, 10 « prévisions » ?
Les100 sont probables (prévision linéaire), les 25 autres sont plus ou
moins vraisemblables, les 10 dernières invraisemblables. De la prévision à la
prospective le vraisemblable s'éloigne du probable. L'invraisemblable coupe
avec les données présentes, saut brusque, invention non seulement dans un
domaine mais dans tous les domaines, et surtout dans celui des valeurs. En
effet si on prend les 10 possibilités peu sensées de H. Kahn :

1. durée de la vie 150 ans ou plus ... .. '


' '
2. contrôle génétique complet
3. modification de l'espèce humaine '
importante "
4. antigravité -'
5. interstellaire ......... "
voyage

75. Dans ce genre de récit, le « héros est un parfait humaniste, Dracula trouve une
mort affreuse et l'ordre est rétabli pour le meilleur, même quand on évite la fin « explicative »
et moralisante des romans de Ann Radcliffe et souvent de Jules Verne : l'explication finale
qui rend possible tout le processus (l'électricité rendant possible l'apparition de la fiancée
morte, comme dans le château des Carpathes) est moralisante. La discrimination qu'opère
immédiatement la rationalité, quand elle intervient avec sa a lumière propre » dans une
situation confuse, permet de mettre à leur place bons et méchants, inventeurs fous, déme-

surés,
temps mais non pas
lui-même, la démoniaques.
Planète des Unsingesrenversement
nous montredu unenvers
envers met
qui pas
vaut enl'endroit,
péril l'ordre
d'autant
du
qu'il le répète, reduplicant l'histoire reçue. Aucune valeur n'est attaquée.
Même un personnage démoniaque avec ses débordements ne met pas en cause la morale
du spectateur, qui, s'identifiant au héros, pur, pourchasse le mal et le vainc. Fiction rassu-
rante, sécurisante où la peur n'a été qu'un intermède à un faire valoir de notre situation
confortable. Aussi bien la peur ressentie à la lecture (ou à la vue) d'une fiction dite fantas-
tique n'est pas le critère de sa fantasticité, comme le voudraient les spécialistes de l'honneur
(Lovecraft en particulier) mais au contraire le résultat sans cesse compromis par le mécanisme
du refoulement, de la perte des valeurs communes. A partir de ces constatations on peut
énoncer l'anthropophagie comme déviation, interdit violé qui fait horreur ; mais elle n'est
pas fantastique. Par contre l'anthropophagie considérée comme loi universelle est une fiction
« fantaatique
fantastique »
H.. _ _. _,
. ,"'of:' , ' , " .
_
''.' 253

, .,, - . , _- .,
6. énergie électrique disponible à 0,12 francs le kilowatt.
7. usage effectif des phénomènes extra-sensoriels
8. création plantes, animaux
9. immunité contre toute maladie
10. colonies lunaires et/ou autres planètes

Dans les propositions 2, 3, et 6, respectivement : le respect de l'indivi-


dualité n'a plus cours ; la notion d'humanité se vide de sens ; la valeur tra-
vail est répudiée.
Ces valeurs : individu, humanité, travail sont trois valeurs si profondé-
ment ancrées pour nous dans un texte historique, social, juridique, qu'il nous
paraît invraisemblable qu'elles puissent disparaître ; et que c'est au nom de
ces valeurs que des individus paisibles font la guerre (c'est-à-dire supportent
d'enfreindre les valeurs pour quelques temps).
Ces trois propositions pourraient faire admettre le scénario de Kahn
comme « fantastique » et véritablement « prospectif » (nous verrons plus loin
que les autres propositions sont « perspectivistes et « vraisemblables »).
'
Fantastique et faux fantastiques
Ce que d'ores et déjà nous pouvons énoncer c'est que le récit invrai-
semblable (fantastique) doit critiquer un « ensemble » de valeurs considérées
comme fondamentales et non pas un élément « technique ». L'exemple de
Jules Verne qui invente » (c'est-à-dire rompt avec la coutume) dans cer-
tains domaines mais « conserve » les valeurs (même si les valeurs ont ten-
dance à devenir anarchisantes) à la fin de sa vie, comme le montre J. Ches-
neaux 76 est l'illustration de ce faux invraisemblable.
Les récits fantastiques se caractérisent par la possibilité d'intervention
d'un événement hors frontière (très surprenant) qui enchaîne les séquences
narratives d'une manière « irrationnelle » : à un récit qui se déroule chrono-
logiquement avec une situation de départ équilibrée, l'événement (fantasti-
que, merveilleux) apporte un déséquilibre qui met en route un processus de
rééquilibration 78. La structuration du récit s'en trouve renforcée, l'élément

76. CHESNEAUX (J.), Une lecture politique de Jules Verne.


77. Nous écrivons ces lignes au moment où Le Monde annonce en première page que
les Soviétiques ont découvert l'antimatière : il pourrait exister un antiunivers qui aurait
isomorphiquement des correspondances avec notre univers. Aucun des deux univers ne
pourrait être affecté du signe plus ou moins. Aucun ne pourrait se prétendre plus vrai que
l'autre (Le Morule du 30 septembre 1971, p. 1). Nous offrons aux esprits sceptiques et posi-
tivistes cette curieuse convergence des thèmes de la science-fiction et de la découverte scien-
tifique.
78. ToDoRov, Introduction d la littérature fantastique. "Nous avons ici un équilibre
final parfaitement réaliste. L'événement surnaturel intervient pour rompre le déséquilibre
médian et provoquer la longue quête du second équilibre. Le surnaturel apparait dans la
série des épisodes qui décrivent le passage d'un état à l'autre. En effet, qu'est-ce qui pourrait
mieux bouleverser la situation stable du début, que les efforts de tous les participants tendent
à consolider, sinon précisément un événement extérieur, non seulement à la situation mais
an monde lui-même ? Une loi fixe, une règle établie : voilà ce qui immobilise le récit. Pour
que la transgression de la loi provoque une modification rapide, il est commode que des
forces surnaturelles interviennent ; le récit, sinon, court le risque de traîner en attendant
qu'un justicier humain s'aperçoive de la rupture dans l'équilibre initial ... Si le surnaturel
se lie habituellement au récit même d'une action, il est rare qu'il apparaisse dans un roman
qui ne s'attache qu'aux descriptions et analyses psychologiques (l'exemple de Henry James
' ' . '
254

1
, hors nature est alors un élément fort de la structure du fantastique. Non pas
en tant que contenu d'images (zombies, château fort, alambics, cercueils,
planètes ignorées) mais en tant qu'agent de liaison-coupure entre deux
mondes, l'un vraisemblable, l'autre invraisemblable, auquel l'événement
fantastique donne la possibilité d'apparaître. Il joue ainsi le rôle de « boîte
noire x de la théorie systémique.
Plutôt que d'analyser certains mécanismes, il est plus rapide de faire
un cache sur ce mécanisme et d'analyser les « effets », o-utputs, subis par des
événements, inputs, avant leur passage à travers le mécanisme transforma-
. teur.
C'est ainsi que les scénarios prospectifs de la Datar montrent à peu près
quel peut être le contour de l'an 2000 en différents domaines. Mais ils sont
actuellement incapables de montrer les cheminements qui y conduisent.
L'évolution de l'existant à l'an 2000 devra se faire par des mutations dont on
. ignore la date et même le style (réformisme, révolution politique classique,
" révolution culturelle de type chinois ou mai 1968).
La boîte noire
'
La boîte noire a permis de dépasser la difficulté : de même le fantastique
intervient et transforme sans qu'on sache de quoi est faite au juste cette
intervention.
Appliqué au domaine de la décision, le fantastique, l'invraisemblable, cette
coupure entre deux systèmes (catastrophe planétaire) permettrait de reposer
le problème des valeurs.
Dans la prospection des avenirs possibles : catastrophe insolite, change-
ment radical des pouvoirs, invasion par d'autres planètes, autant de points de
départs des romans de science-fiction qui font appel à cet élément pour
construire d'autres mondes. La science-fiction utilise bien « la boîte noire »
du fantastique et en tire les conclusions en ce qui concerne le passé, Rous-
seau en faisait tout autant pour fonder les origines de notre société : hypo-
, . thèse d'une catastrophe réduisant les espaces habitables, rappelant la dis-
persion humaine : hypothèse de science-fiction pour explication d'un état de
choses. Discontinuité qui sert de liaison, irrationnel explicatif.
En somme la décision peut être prévisionniste à la manière de l'utopie 79
ou encore prospective à la manière du conte fantastique et de quelques récits

,.; n'est pas ici contradictoire).


La relationdu surnaturelavecla narrationdevientdès lors très
claire : tout texte où il entre est un récit, car l'événement
surnaturelmodified'abordun
équilibrepréalable,selonla définitionmêmedu récit ;mais tout récit ne comportepas des
élémentssurnaturelsbien qu'il existeentre l'un et les autresune affinitédans la mesure
où le sumaturelréalisela modification narrativede la manièrela plus rapide,.
79. Nousavons,dans un ouvrageantérieur,. donnéles caractéristiques du récit utopique
_ et du mythe (L'administration prospective),Prenantappui sur les travauxde Iévi-Strauss
le
pour mytheet sur ceuxde LouisMarin(Séminaire de Nanterre,1970)pour l'utopie,nous
rappelonssuccinctement que le discoursutopiquea pour caractéristique une inversionen
chiasmedes éléments du présentsansinterventionde termesmédiats à; une situationdéplaisante,
l'auteurd'uneutopiechercheunesolutionpar permutation desélémentsexistants,c'estun travail
au niveaude la syntaxe.Le discoursmythique,lui, surmonteles contradictions en faisant
appelà un élémentappartenant à la fois aux deuxcatégories
en opposition, élémentmythique
' ' '
255

< , - . ;
de science-fiction. A condition que l'événement « fanstastique p opérateur de
rupture agisse effectivement comme critique sur le système entier.
On y insiste ! Si le fantastique et la science-fiction agissent à la façon
de la boîte noire systémique et opèrent des discontinuités irrationnelles et
explicatives, ils ne suffisent pas à fonder une véritable prospective en tant
que genre scientifique. Celle-ci n'est possible à ce titre que si elle corroie le
fantastique par une critique idéologique impitoyable., Saut en avant grâce
au fantastique, saut en arrière grâce à la critique idéologique.
C'est le double mouvement que n'opère pas Herman Kahn. -

Saut en avant
Dans le « récit prospectif fantastique d'Hermann Kahn nous repérons
immédiatement des éléments critiques, de véritables « sauts », mais aussi des
défauts appartenant à la prévision ; son discours appartient donc à deux
genres ; vraisemblable et fantastique. Dans la liste des inventions, quatre
appartiennent au vraisemblable :
- la limite entre les mondes de l'espace est franchie : colonie lunaire
(prévision linéaire) ;
- la notion de « colonie » elle-même appartient à notre système capi-
taliste ;
- l'immunité contre la maladie et l'allongement de la durée de la vie
(prévision linéaire) ;
- le coût de l'énergie réduit ; l'idée même de coût en régression à la
fois prévision linéaire, à la fois valeur conservée.
' '
Trois appartiennent au fantastique :
- la limite entre matière et esprit est franchie, la télépathie, les phéno-
mènes extra-sectoriels ;
- la vie éternelle (limite franchie entre vie et mort) ;
- la création d'animaux et de plantes (limite franchie entre être et
néant). ' " ' '
Trois sont hybrides : ' .
' ' ' ''
- le contrôle génétique ; .
' ' ' . .
- l'espèce humaine modifiée ;
- le coût de l'énergie réduit (car ce dernier point peut aussi donner une
critique de la valeur travail).
Il y a là un saut : la valeur de l'individu sur laquelle est fondée la
« morale a actuelle est supprimée ; mais d'un autre côté l'idée d'une amé-
lioration de l'espèce humaine renvoie au progrès.
On voit ici ce que H. Kahn ne fait pas. Il ne critique pas ses propositions
et prend pour prospective sans discrimination ce qui lui paraît nouveau. Or la
conscience de la nouveauté est tout à fait subjective, elle n'est pas un
critère suffisant.
qui est censé faire un pont sur la coupure vie/mort, esprit/matière.C'est donc un élément
que l'on pourrait qualifier de fantastique. Mais le mythe n'inclut aucune critique de ce
fantastique, ce qui le différenciede la prospective.
' '
256 , , .
' '
'i \ :

On peut repérer de semblables méprises dans les romans de science-


fiction, qui sont rarement « fantastiques », c'est-à-dire rarement « pros-
pectifs ».
, En effet, dans un roman, il faut qu'un élément au moins de l'ancien
monde subsiste pour dire ce qu'il voit, et pour que le lecteur, se projetant
, en lui, puisse subir l'effroi ou le plaisir de la transformation du monde. Le
lecteur, le héros est alors un témoin (voir 1984 de Orwell). Toujours échappé
d'un cataclysme, un homme comme nous tombe dans un monde nouveau :
c'est là que réside la part d'utopie. Un film comme La planète des singes
accumule ce genre de perspectives (faussement prospectif) utopiques :
renversement des races, des temps, mais conservation de l'idée de progrès et
d'origine (les singes descendent des hommes, les hommes sont en cages,
inversion de la perspective) les singes recommencent l'histoire (l'histoire est
immuable, one best way) des hommes. Ils seront détruits (messianisme
destructif) par la bombe qu'ils auront découvert eux aussi. Autre exemple non
narratif, au château de Thoiry (Yvelines), les hommes enfermés dans leur
voiture sont regardés par des bêtes en liberté ; l'imagerie utopique se plaît à
ces jeux à front renversé.
En revanche la décision prospective est fantastique, et la critique in-
tervient pour n'y mêler nulle trace de vraisemblance, de prévision ou
d'utopie.
En quoi peut consister cette critique ou « saut en arrière » corrosif ?
"
Saut en arrière
Sa première caractéristique est l'appréciation de la totalité du système :
si la critique est partielle, relative à un secteur déterminé, à un moment
déterminé, elle ne touche pas aux interconnections de tous les éléments du
système, à tous niveaux, à tous moments. Elle ne peut alors transformer le
système, en l'occurrence, ici, le récit fantastique proposé comme prospectif.
Ainsi du mythe qui résoud fantasmatiquement les contradictions sociales par
passages ou des ponts qui brisent les clivages habituels vie-mort, agriculture-
chasse, etc. Cette solution peut être fantastique et source de créativité. Mais
'
. les solutions du mythe sont fractionnées et partielles, adaptées chaque fois à
des contradictions particulières. Il n'y a pas critique globale dans le mythe,
ce qui ie différencie de la prospective.
Sa deuxième caractéristique est la mise en doute de l'idéologie domi-
nante : c'est-à-dire de la mono-rationalité à base de progrès, d'efficacité,
d'utilité et de leurs sous-produits, la sécurité (et la défense de celle-ci) le bien-
être, la normalité enfin. La critique de la prospective a pour fondement et
démarche la multi-rationalité : j'emprunte ici un très bon exemple à une
expérience récente de Max Pagès : revenu aux Etats-Unis et au groupe de
Bethel, un des hauts-lieux de la psycho-sociologie américaine, après qua.
torze ans d'absence (en 1969), il remarque que la culture de ce groupe bâtit
des défenses très puissantes contre les anxiétés fondamentales de solitude et

257

'. 17 ..
de séparation ; que Bethel donne aux participants des possibilités de vivre
une expérience authentique, d'entreprendre, de découvrir et d'établir des
relations ; que les motivations ainsi développées sont appliquées pour pro-
mouvoir le changement social à l'extérieur du groupe, dans la société amé-
ricaine.
Mais Pagès constate aussi qu'il est accueilli comme un immigrant, que sa
culture européenne est tout simplement ignorée, que Bethel est une société
qui remplit des fonctions importantes de préservation de la société améri-
caine : préservation de la hiérarchie sociale et du pouvoir (pas nécessaire-
ment de ceux qui sont en place).
En d'autres termes, Bethel, initialement construit pour critiquer la société
américaine et susciter de nouvelles valeurs, défend finalement l'idéologie
dominante faute d'une attitude critique vis-à-vis de son propre rôle de
groupe.
Un détail significatif parmi d'autres ; Bethel apparaît comme un grand
magasin spécialisé dans l'amour. « Les clients viennent pour " avoir ", ache-
ter certains produits manufacturés dont la matière première est l'amour.
appelés groupe de base, exercice corporel, rêverie ... Bethel est ainsi
inconsciemment « contaminé'par l'idéologie de marché de la société capita-
liste, dont elle fait partie » 80.
La critique de l'idéologie dominante est ici à l'évidence absente. Totalité
de la critique et mise en doute de l'idéologie dominante, deux pratiques
critiques nécessaires à toute prospective pour éviter que son décollage ne soit
en réalité porteur des continuités présentes.
Mais ce n'est là qu'une esquisse. Et ce n'est pas chose facile que l'inven-
tion critique.

80. Voir l'excellentenote de Max PAGES,a La culture de Bethel en 1969, impressions


d'un immigrantII.
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CONCLUSION

En conclusion on peut avancer les points suivants : .


La multi-rationalité est régionale, conditionnée par les niveaux de com-
plexité. Elle renonce ici à l'unité et au schéma hégélien du savoir absolu.
La multi-rationalité est critique vis-à-vis de ses fins. A quelle sorte
« d'efficacité-utilité o répond-elle ? Quel est donc ce progrès ? Sans cet appa-
reil critique la multi-rationalité n'est que la pratique théorisée d'un bien-
faire empirique, codification pragmatique de la conception hégélienne d'un
progrès de la conscience du savoir. Un exemple très révélateur : Oscar
Lange estime que c'est dans la société capitaliste « que se produit le premier
triomphe historique du principe de rationalité économique, mais c'est un
triomphe limité et dépassé tout à la fois » 1.
Limité en ce que cette rationalité est l'instrument de la maximisation du
profit privé et non une fin intéressant la société tout entière.
Déformé, parce que le caractère antagoniste des rapports de production
capitaliste oblige à considérer comme conséquence inéluctable de la rationa-
lité l'exploitation de la classe ouvrière et le gaspillage des forces produc-
tives. Rationalité totale impossible en régime capitaliste, seul le socialisme
pourra renforcer « dans tous les domaines de l'activité humaine, la ten-
dance à rationaliser le comportement » 2.
En somme, la rationalité du socialisme est pour Lange le prolongement et
l'amplification de la rationalité capitaliste, Lange raisonne toujours dans un
cadre mono-rationnel. Le socialisme est le prolongement du capitalisme au
moins en ce qui concerne la rationalité. Lange ne raisonne pas en termes de .
coupures, de rupture épistémologique entre les deux types de sociétés faute
d'avoir critiqué les valeurs sous-jacentes au concept de rationalité. Une cri-
tique du progrès et du pragmatisme capitaliste eut abouti à des résultats
différents. Or le propos de Lange n'est que le reflet d'une pratique sociale :
_ la majorité des techniciens des sociétés socialistes partagent cette conception
d'une rationalité commune à toute société industrielle ; on s'en défend en
disant qu'il y a exploitation de la classe ouvrière dans un cas et absence d'ex-
ploitation dans l'autre. On n'en conserve pas moins les idées de progrès et de
normalité, d'utilité, apportant ainsi involontairement une contribution à la
théorie de la convergence des deux mondes capitaliste et socialiste. Cet
exemple de Lange est décisif : il révèle qu'il ne suffit pas de raisonner en

1. Economie et politique, p. 197. ,


2. Op. cit., p. 215. -

X9
t 1 ,

termes de rationalités différentes aux sous-systèmes pour fonder la multi-


rationalité. Il faut y ajouter une critique idéologique impitoyable.
La critique idéologique a donc été au cœur de la méthodologie nouvelle
que nous avons esquissée. Elle est seule à pouvoir fonder une véritable pros-
pective. Mais c'est l'opération intellectuelle la plus difficile à pratiquer en
raison des écrans opaques que l'homme secrète et qui l'empêchent de se
mettre en question.
C'est ce qui explique que la marche vers la multi-rationalité ait été lente
et difficile. Elle n'est sûrement pas achevée. Tous les retours en arrière sont
possibles et toutes les évolutions. Il n'est pas exclu également qu'on saute
un jour dans un autre système de pensée. Mais ce système paraît devoir
prédominer pour de nombreuses décennies.
On remarquera d'ailleurs qu'il ne suffit pas de constater la multi-
rationalité, qu'il faut aussi la pratiquer. Que, pour ce faire, il faut forcer
quelques barrages épistémologiques par des emprunts à d'autres disciplines.
On retrouve ainsi la conclusion de la première partie de ce travail : la
décision est un « récit », mais on ajoute, et c'est indispensable, que ce n'est
pas sur le mode du « récitatif », du narratif, de la continuité logique, du
développement, mais sur le mode du fantastique, du fictif que le récit est
mené : en effet, entre les différentes rationalités qui se font jour, celles du
vécu, celle des différents intérêts eux-mêmes travaillés par le code de la
« langue », existe une tension, un « travail » qui ne ressortit pas au conscient
mais qui est de l'ordre du travail inconscient. Rationalités différentes des
sous-systèmes, multi-rationalité de l'ensemble : oui, mais il serait tout à
fait contraire à notre propos d'interpréter « multi-rationalité » dans le sens
d'une simple juxtaposition de rationalités. Pour prendre un point de com-
paraison, il ne s'agit pas de faire de chaque sous-système une photographie
stable, de fixer un instantané, qui représente la loi de son ordre, et de
placer côte à côte chaque image ainsi construite dans une série linéaire,
. pour rendre compte du mouvement d'ensemble. Le processus est plutôt
de l'ordre du film : les images s'y fondent les unes dans les autres, travail-
lant entre elles, et l'effet produit dépasse de loin l'addition des instantanés
successifs 3.
S'il est nécessaire de découper le tissu vivant et complexe du proces-
sus en fragments ordonnés suivant une « raison », il est tout aussi néces-

3. Ainsi du mélange de If niveaux que l'on trouve dans Lewis Carrol : « Et le jeu
commença, Alice pensait qu'elle n'avait jamais vu un aussi curieux terrain de croquet de sa -
vie : les boules de croquet étaient des hérissons vivants, et les maillets des flamants vivants,
les soldats devaient se plier en deux et rester arqués sur les pieds et leurs mains, pour faire
les arceaux. La plus grande difficulté qu'Alice rencontra d'abord fut de diriger son
flamant ... » A ce compte la petite victorienne rationnelle qu'est Alice, peut dire, épuisée :
« Je ne trouve pa; ce jeu drôle du tout ... personne ne peut s'entendre parler, ils ne semblent
avoir aucune règle en particulier et, s'il y en a, personne ne s'en occupe ... n
Ainsi l'ordre du jeu a réel n (celui auquel Alice est habituée) est transformé par la logique
de la rèlçle en un jeu absurde n, mais qui a sa propre logique : celle du vivant. Rationa-
lités superposées, coexistences incompatibles. Au même moment deux systèmes peuvent exis-
ter, relativisant la norme.

260
,, , . ; .: :
..
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'
saire d'en suivre l'imbrication, soit que ces différentes « raisons » s'annulent,
se gomment, s'entaillent, soit que par un effet de surcode, ce surcode que
nous essayerons d'analyser en détail, dans la troisième partie de cet ouvrage,
elles produisent des effets de sens indépendants.
Reste un problème théorique fondamental : la multi-rationalité dérive
directement d'une conception systémique puisqu'elle dérive de l'idée de
juxtaposition des rationalités propres à chaque sous-système. Mais, en même
temps, la multi-rationalité est en contradiction totale avec l'idée d'un système
intégré. Comment préconiser à la fois une recherche intégrative comme je
l'ai fait en première partie et une recherche multi-rationnelle par définition
hétérogène ? Le résultat de l'action combinée de toutes ces rationalités ne
parvient-il pas finalement à une sorte de rationalité unique qui est celle du
système tout entier ? Mais, dans ce cas, comment expliquer le passage de
l'hétérogénéité à l'homogénéité ?
Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre autrement que
par une esquisse : il est de la nature du système d'être intimement contra-
dictoire. Le système est nécessairement intégratif, mais son intégrativité
même repose sur le mouvement et les échanges entre sous-systèmes qui ont
chacun leur rationalité. Cette hétérogénéité des rationalités explique les
déséquilibres de niveaux, et le déséquilibre est indispensable aux échanges.
Un système clos est entropique précisément parce que les rationalités de
chacun des sous-systèmes deviennent progressivement identiques. Elles ten-
dent donc à « s'aplatir » au même niveau. Un système ouvert est dynamique
et créatif précisément en raison des échanges entre sous-systèmes eux-
mêmes liés à la différence des rationalités. En somme le système ne vit
(intégratif) que par les raisons qui le rongent jusqu'à la mort (multi-ratio-
nalité).
Drame épistémologique dont les protagonistes ne peuvent pas être
séparés. Il est impossible d'aller plus loin dans l'interprétation sans bascu-
ler, légitimement ou non, dans la théologie.
Un problème demeure alors non résolu : si le système vit de cette méca-
nique complexe qui le ronge, que reste-t-il à la liberté humaine de l'indi-
, vidu ou du groupe ? Quelle part reste-t-il à la nécessité ? Je tenterai de
prendre la mesure de ces deux parts en esquissant un critique de la liberté.

7
1 - .\ 1 .' ; ' 1' ., '

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1 ' .,,

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PARTIE _.

'
3

. Critique de la liberté
,

"
Sirène : soi-disant animal marin, lisons-nous
brutalement dans un dictionnaire ... L. Bon- _
CES (Manuel de zoologie fantastique).

Nous voici devant le dernier « trait de caractère de la décision : sa


liberté. Nous avons soumis à la critique sa linéarité, sa rationalité. Nous
avons vu que le « système se substitue à la ligne, que l'irrationnel s'articule
au rationnel, en est un élément constitutif, s'exprime de manière précise,
et que les récits concernant les décisions à prendre ressemblent plus à des
contes de fées qu'à un exposé pédagogique. Mais le dernier trait pose des
problèmes plus délicats car il renvoie directement au domaine moral et
métaphysique, à ces principes de base que les théoriciens de la décision
appellent «indécidables », qui sous-tendent toute action, toute prise de

283

' "
. , \
position théorique, qui sont indémontrables, et par là difficilement atta-
quables.

Impact de la critique de la linéarité...

Cependant plusieurs possibilités s'offrent à nous. Déjà systémique et


articulée à l'inconscient, la décision ne peut plus être « libre » à la manière
classique : son champ sémantique est déjà transformé. La première démar-
che à effectuer serait d'évaluer les transformations qui affectent le libre
arbitre, à partir des résultats déjà produits. En effet, qui dit système dit
relation de tous les éléments du système, interaction, interdépendance ;
aucun élément ne peut être dit « libre » par rapport aux autres. Le pro-
blème de l'interdépendance de « l'homme » vis-à-vis de la société est résolu
par l'adoption de la théorie systémique : un des thèmes majeurs de la so-
ciologie classique (l'opposition individu/société) est évacué.
Aucune décision individuelle, particulière ne peut être absolument libre
par rapport à l'environnement ; elle s'encadre dans une totalité agissante, si
elle n'est pas déterminée au sens strict du déterminisme physique - encore
qu'il y ait beaucoup à dire sur ce déterminisme - elle n'en est pas moins
inclue dans un vaste système de contraintes. La éritique de la linéarité trans-
forme donc déjà par avance toute analyse de la liberté.

... et de la mono-rationalité
La critique de la rationalité, elle, permet de poser le problème de la
7
décision libre sur un autre plan que celui du sujet se posant en décidant :
en effet l'irrationalité, ou les multiples rationalités contradictoires, font d'une
décision la solution d'un conflit entre ces rationalités : il faudra préciser ce
que nous entendons par là. Disons, déjà, que ces conflits paraissent se situer
au niveau du passage entre structure et signification.
La structure interne d'un système est en effet affectée d'une signification
par les rapports qu'elle entretiént avec les systèmes voisins : autrement dit,
c'est la collusion de plusieurs systèmes qui est signifiante. En ce sens une
décision qui se produit à l'intérieur d'un système - rapport de sens -
transforme le rapport de ce système à ses voisins - rapport de signification
- et ce jeu entre sens et signification définit le domaine où peut s'exercer
une certaine liberté. Voici donc que le champ on la liberté peut vouloir dire
quelque chose est singulièrement restreint. C'est l'objet d'une critique de la
liberté de le restreindre, de l'évaluer, de le faire varier autour de la notion à
critiquer ; ce sera aussi notre premier travail dans ce chapitre : travail sur
le sens. . 1 .
Le second travail sera de confronter avec ce sens les théories actuelles
de la décision libre : elles nous paraissent se distribuer, suivant le plan déjà
dégagé, en théories non critiques, appliquant la notion de liberté classique,
connotée de valeurs éthiques, et les théories s'efforçant à une critique radi-

264
'
... , .
"

cale, en opérant, par la méthode des modèles, une coupure avec le moral et
le psychologique.
Cette démarche, nous la connaissons bien puisqu'elle nous a guidé dans
les deux premiers chapitres pour aller de la pré-théorie à la théorie critique.
Si nous n'employons pas les catégories précédentes - pratique théorisée
et théorie critique - c'est qu'en ce domaine le vécu ne peut être totalement
critiqué : d'ailleurs le sentiment de la liberté résiste (et peut être un mobile)
plus que celui de la raison ou de la progression rectiligne. On touche ici à
une sorte de tabou physiquement ressenti : l'individualité, le caractère, la
personne ; qui d'entre nous se résignerait à n'être rien ? Perinde ac cadaver ?P
Ce qui subsiste de l'ancienne liberté est peut-être le sentiment de sa pro-
pre « valeur n et aucune théorie ne peut passer outre. En indiquant seulement
la démarche critique on a voulu ouvrir la voie à une vision plus juste de la
a décision », perdue dans le brouillard des faits, possibilité hasardeuse de
changement, au même titre que des millions d'autres, et dont la seule
« chance réside dans le travail sur le langage qu'une décision, suivie d'ef-
fets, a été dans l'obligation de fournir. Toute sa puissance tient en son énon-
cé, et, disons-le encore une fois, en son style.
Ici une remarque essentielle. Le champ sémantique de la décision « li-
bre a (pré-théorique) est transformé par les deux analyses précédentes. La
décision « libre », d'après le portrait classique, appartient à un sujet. Cette
théorie du sujet, implicite ou explicite, gouverne les dernières résistances.
Elle pourrait trouver une formulation adaptée, il me semble, dans les deux
propositions suivantes : pas de liberté sans sujet, pas de sujet sans liberté.
Quoi qu'il paraisse, ces deux propositions ne sont répétitives, ne s'impli-
quent pas l'une à l'autre et leur juxtaposition est à analyser attentivement,
à la lumière des résultats de nos précédentes critiques.

Un scénario injouable : pas de liberté sujetsans


Cet énoncé établit une distinction fondamentale entre déterminisme
d'une « nature b et liberté d'un « sujet ». Il signifie qu'il n'y a pas de liberté
ailleurs qu'en un « sujet », cet énoncé vide donc la « nature n de cette liberté.
C'est dire que tous les phénomènes naturels obéissent à des lois où la
« liberté n ne peut jouer. Fonction de ce sujet, la liberté prend alors une
connotation morale et métaphysique : intentionalité, volonté, finalité pro-
posée, moyens de réaliser les fins n'appartiennent qu'à des sujets, c'est-à-dire
à des consciences. Ainsi les phénomènes naturels qui nous paraissent libres,
imprévus, indéterminés sont-ils réglés par des lois que seule notre ignorance
nous fait croire « libres » 1 : le hasard n'est pas liberté et la loi des grands nom-
bres distribue les événements. Il peut donc y avoir « théorie du hasard » c'est-

1. SPINOzA, Ethique (appendice du livre I) : a Telle est la position du savant, pour


" n'est
qui tout " hasard qu'ignorance de la complexité des déterminismes. En tant que telle,
elle n'est pas criticable, mais elle l'est quand elle se construit en contrepoids d'une théorie
du sujet Il,

265
. - 1 < . · - . _.

à-dire connaissance scientifique, avec ses limites, mais ces limites sont dûes,
non à la résistance de l'objet, à sa transcendance, qui se situerait hors de
portée de notre entendement, mais à notre propre opacité, que les progrès
de la science pourraient vaincre un jour peut-être. Une nature impersonnelle,
sans intention, subsisterait telle quelle, si les sujets humains disparaissaient,
eux. Ce monde sans homme, imperturbable, continuerait à fonctionner si
toutefois un monde sans homme est pensable par un homme, et si ces lois
que nous tirons de l'expérience présentaient quelque réalité en dehors d'une
`
expérience imaginable. Une mythologie de la nature aveugle est le double
de la mythologie de la conscience libre. En effet, elle sert à construire, par
antithèse, le scénario d'un imprévu voulu, vécu, créateur qui aurait sa source
dans le sujet. Ce qu'on appelle « hasard pour la nature s'appellera « liberté »
pour la conscience, et la théorie des grands nombres, qui est inscrite dans le
projet scientifique, n'a pas son correspondant subjectal puisqu'il ne peut y
avoir de connaissance, épistêmê, de la liberté 2, mais seulement pratique
individuelle, concrète, unique. Une (fausse) correspondance s'établit ainsi,
de telle sorte que l'extérieur s'oppose à l'intérieur et que les valeurs in-
ternes du sujet puissent être transportées à l'extérieur dans le but de mora-
liser la nature (ou la dominer, si on préfère).
Cette coupure a plusieurs effets pratiques : elle fait de l'homme le porte-
flambeau de la nature, seul capable d'opérer des changements intentionnels
dans le cours fixe et rigide des lois.
Cette transformation volontaire de la « nature », par une décision libre
issue du sujet, rend compte des dominations successives de l'homme qui, au
lieu de subir les déterminismes naturels, peut quelquefois en imposer « d'ar-
tificiels ». Cependant cette domination ne concerne pas les grandes lois :
espèces, durée de la vie, matérialité. Aussi bien la théorie du sujet opposé à
la nature, tend-elle à établir une sorte de compromis, limitant l'action hu-
maine, reconnaissant la « force des déterminismes et faisant du désir et de
la volonté le mobile du changement. Mobile soumis aux fluctuations psycho-
logiques et passionnelles ce qui explique la relative étroitesse de la zone
influencée.
Pour nous résumer, la théorie du sujet libre repose sur une distinction
d'essence homme/nature, sur une coupure entre la science de l'homme -
psychologie, morale - et les sciences de la. nature : physique, chimie, etc.
D'après nos analyses précédentes on voit combien est criticable cette
bipartition.
Les lois de distribution du hasard s'appliquent aussi bien à la chance
d'apparition de l'homme dans les espèces naturelles qu'à la réalisation des
avenirs qu'il projette.

2. Kant dit bien qu'il ne peut y avoir de théorie de la liberté, car elle ne se connaît
pas par l'entendement
mais par la raisonpratique,qui est volonté.Ainsil'intervention
de
l'homme dans le jeu des phénomènes ne peut être que « morale ».

266 . , ,

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,
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, .

Si l'homme est apparu « au hasard », il faut renoncer à une finalité natu-


relle qui l'aurait voulu comme achèvement contradictoire et superbe... Il
faut, du même coup, renoncer à ce que ses propres fins soient choisies par
lui, comme si, ayant été déterminé par la nature à l'existence, il puisse ensuite
se déterminer lui-même par une transcendance « essentielle ».
Au lieu du scénario « monde sans homme », c'est le scénario « monde où
l'homme, surgi au hasard, n'aurait pas recours à une hypothèse de liberté
pour expliquer que ses projets comportent un peu d'imprévisibilité ».
Parmi les images possibles de ses désirs, celle qui sera réalisée est à peu
près aussi imprévisible que le 200° résidu de protéine puisque la connais-
sance des 199 premiers « ne permet pas de prévoir la nature du seul résidu
non encore identifié par l'analyse » 3.
Ainsi le « pas de liberté sans sujet », pourrait s'énoncer autrement ; par
exemple : « il y a du hasard répété », en effet un code surgi au hasard, se
reproduit des millions de fois (reproduction de l'homme) ; dans le système
naturel, hasard et répétition se mêlent étroitement. L'ancienne dualité na-
ture/sujet, liberté/déterminisme est à évacuer ; les connotations éthiques,
qui à la fois motivaient cette distinction et en découlaient, n'ont plus cours :
ni l'homme n'est le fruit d'une hiérarchie finalisée, ni il ne porte en lui par
essence la marque du déterminisme (infini/fini) ; ces imageries romantiques,
avec l'origine théologique à laquelle elles se réfèrent, ne peuvent plus être
que des mythologies personnelles.
Malheureusement ces mythologies subsistent et c'est sur elles que prend
appui l'idéologie. Dans un article de La Pensée (n° 151, 1970), Althusser
titre « l'idéologie interpelle les individus en sujet ».
Ce qui veut dire que le sujet est une production de l'idéologie ; loin d'être
un vécu premier, la catégorie en est constituée avant même la naissance de
l'individu. Toute théorie du sujet est une théorie idéologique dans la mesure
où elle justifie, assigne une origine dans la conscience à un déjà-là qu'elle
veut cacher.
Il faut donc des sujets pour un régime politique (idéologique) non des
individus, car seuls des sujets (ayant conscience d'être libres) peuvent fonc-
tionner comme support du régime politique : cette critique d'Althusser mon-
tre à l'extrême la collusion de l'idéologie et des théories du sujet : elles
s'impliquent l'une l'autre. Une critique de l'idéologie passe nécessairement
par la critique de soi comme sujet ; une plus juste réévaluation de la place de
l'individu, et peut-être une imagination - difficile - de ce que pourrait
être un individu non interpellé en sujet restent à faire.
Critique scientifique du sujet, dissolution et perte de ce support des idéo-
logies, refus d'une politique du sujet. En effet, l'autre volet du dyptique -
pas de sujet sans liberté - est le maître mot de la position qu'Althusser
dénonce comme idéologique.

3. Jacques MONOD, Le hasard et la nécessité, p. 110.

267
Pas de sujet sans liberté
L'autre volet du dyptique entraîne une politique que nous allons
essayer de mettre à jour : étant bien entendu que le sujet s'oppose, par son
libre arbitre (décision volontaire, rationnelle) au mécanisme de la nature,
tout homme ne peut être sujet : s'il est lui-même un pur mécanisme aveugle,
dénué de raison, il n'aura pas l'usage de sa liberté et ne sera qu'un élément
de cette nature qu'il devait transcender. Tout homme peut être sujet (il suffit
de mûrir, d'être responsable, raisonnable) et, à ce compte, ne peut échapper
à sa liberté, comme devoir. On imagine assez bien - d'autant que cette
imagination est facilitée par les faits passés et contemporains - que nul
n'est maître de décider de sa propre liberté, puisqu'elle est relative au degré
de raison et d'éducation ; et qui décide du mérite et de l'éducation d'un
peuple, d'un groupe ou d'un enfant, si ce n'est le « système » d'éducation
lui-même ? Epreuves après épreuves c'est ainsi qu'une hiérarchie s'établit
entre l'homme immaturé et l'homme adulte, le peuple qui doit mûrir pour sa
liberté - selon l'expression de Kant - et ceux qui naissent tout armés.
Tout homme est éducable pour devenir sujet. Et on ne se fait pas faute
de l'éduquer. Les systèmes des « valeurs » reposent pour la plupart sur cet
a priori que la liberté humaine est une pratique ouverte à toutes les
influences, et que, parce que elle est à la fois la valeur la plus haute et la plus
inaliénable (donc la plus indécidable) elle doit être inculquée - paradoxe
dont on s'étonne peu.
Cette hiérarchie d'après le critère de la « liberté » se trouve réalisée
pratiquement dans le droit, où les citoyens majeurs donc responsables sont
pourvus de « droits ». Elle se trouve avoir sa correspondance dans une
théorie de la hiérarchie des espèces (l'homme en haut de l'échelle des
valeurs) et des sciences (Comte installe au sommet des sciences celle de
l'homme en société puisqu'elle comprend aussi l'étude des valeurs qui échap-
pent aux sciences de la nature).
Or une telle politique du sujet est inconciliable avec la théorie systémi-
que aussi bien avec celle d'une articultion de l'irrationnel sur le rationnel.
Les difficultés d'une théorie juridique de la responsabilité en font foi.
On voit bien ici l'importance du problème : si le sujet doit être évacué du
champ de la liberté, comment expliquer alors qu'il existe des sujets supé-
rieurs aux autres, que sont posées des hiérarchies entre les mondes, les êtres
et les choses. Seuls certains sujets sont capables de liberté, les autres...
En somme, si dans le système les finalités doivent être prises en compte,
en aucun cas elles ne pourront être déduites théoriquement d'une « pratique >
morale qui est celle de l'ethique occidentale contemporaine dont la préten-
tion est de valoir pour l'universel.
Cette critique de l'homme blanc, majeur et civilisé, est toujours à l'ordre
du jour.
Les finalités auraient à être élaborées au contraire par un effort de déco-
dage, de rupture d'avec ce qui existe, par une recherche de la multiplicité des

268
. .
,

fins, aussi bien synchroniques qu'historiques. Car les fins sont moins inten-
tionnées qu'on ne croit généralement. Toute interprétation mono-finaliste est,
: a posteriori, comme si la finalité résultante avait été délibérément cherchée.
Or, on sait que la plupart du temps la « fin d'une action est démentie par
son résultat. Les exemples abondent dans l'histoire contemporaine. Ainsi,
aux yeux de l'armée et des français d'Algérie, l'appel du général de Gaulle
de 1958 était fait dans une visée « Algérie française ». Objectivement les
scènes de fraternisations de mai-juin 1958, la restauration de l'Etat, la
reprise en mains consécutive de l'armée et la neutralisation de la classe poli-
tique étaient interprétées par les auteurs du 13 mai comme autant de moyens
de réaliser leurs vues. On sait ce qu'il advint.
De même une partie des élus du Front populaire en 1936 allait investir
quatre ans plus tard le maréchal Pétain. Ainsi peut-on dire que le champ
sémantique de la décision « libre » se trouve singulièrement ouvert par rap-
port à la classique finalité naturelle qui prendrait l'homme (un certain type
d'homme « éthique comme le dernier fleuron. La multi-rationalité du
système admettrait une multi-finalité. Des images très différentes de l'homme
seraient profitables, aucune ne devant être écartée a priori ; chacune pouvant
être proposée comme « fin ». Aussi bien c'est à la prospective de nous four-
nir ces images (l'espèce pourrait être transformée, la durée de la vie allongée,
le pouvoir psychique - télépathie - considérablement agrandi, comme le
proposait H. Kahn dans son scénario « peu sensé »). Ou encore à la philoso-
phie.
Prenons pour exemple celle de Nietzsche 4 dans son effort pour dé-
gripper l'image traditionnelle judéo-chrétienne de valeurs acceptées et
pour en proposer une autre, le surhomme : il fut incompris. On le jugeait
par rapport à l'image type « humaniste ». Or nous commençons à saisir qu'il
inaugurait un temps où l'effort théorique se porterait sur l'avenir, et radi-
caliserait la coupure. Thèmes prospectifs d'un monde sans compétition, sans
durée (éternité présente), non prévisionnel (il ne s'agit pas d'évolution con-
sentie) où chaque partie (surhomme) pourrait être plus grande que le tout ;
c'est l'insupportable « irrationalité du surhomme dont « multiple », « ha-
sard » et « devenir » sont les affirmations les plus joyeuses.
La multi-finalité paraît être le concept clef de la décision libre telle que
nous l'avons critiquée à partir de la théorie classique.

Unification, réduction .
Le champ sémantique se trouve ainsi unifié et réduit. Unifié parce que
réduit. Si la « nature o ne fournit plus un type - l'homme éthique - si la
décision n'est plus déduite d'une essence, fonction d'un sujet qui doit en être .
- qu'on commenceà s'apercevoir
' nous pourrionsl'imaginer dans un
4.
que La
l'image qu'ilactuelle
mode nous de
a donnée à tient
Nietzsche lire est
est telle
telle que
à ce
crrort pour rompre avec le présent (transmutation,transvaluation).La prospectiveaurait tout
avantage à y puiser des modèles. Coïncidencesintéressantes : les trois concepts clefs de
Nietzschesont ceux de la prospectivemoderne : multiple,hasard, devenir.
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269

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le porte-flambeau, le champ de la décision se libère du même coup des


valeurs morales et métaphysiques dans lesquelles elle avait établi son
domaine ; elle devient objet d'étude, tout comme les phénomènes naturels.
Du sujet (par essence irréductible à un champ théorique) on passe à
l'individuation qui est un effet analysable. Le concept d'individuation
fournirait alors à lui seul tout le champ de la liberté, anciennement attribué
au sujet. Comment s'opère l'individuation, à partir de quelles contraintes ?
Comment une certaine possibilité est-elle laissée de « personnaliser » le code ?
C'est ce qu'il faut analyser de plus près si l'on veut voir comment fonctionne ce
qu'il est toujours convenu d'appeler la liberté.
C'est G.G. Granger qui nous servira encore une fois de pilote. C'est
lui en effet qui, dans son Essai d'une philosophie du style, tente d'expli-
quer l'individuation d'un message par le jeux des niveaux. Passer de pareille
individuation, qui a un champ bien défini (la linguistique), à une propo-
sition aux allures métaphysiques, peut paraître inconvenant, cependant
il nous a semblé que pareille interprétation n'était pas abusive, et nous pre-
nons à notre compte cette extrapolation 5.

Première apparition du surcode


En effet, si l'individuation, le « style d'un message tient au fait qu'il
existe des possibilités de superposer différents codes pour transmettre une
information, dans certains cas il est possible de penser que la décision -
avec ses multiples liaisons aux systèmes de toute sorte (politique, social,
familial, urbain, industriel, de l'espace, etc.) rentre dans les conditions d'ap-
plication du surcodage.
Il y a, en effet, des systèmes de codage unilinéaires qui n'admettent pas
le jeu de l'individuation ; systèmes fixes où les termes et leurs correspon-
dants sont fixés une fois pour toute, n'admettent aucune fioriture ni
transgression : exemple, le morse ou tout système de transcription d'un
ensemble fini en un autre ensemble fini dont les éléments se correspondent
de façon bi-univoque.
Mais, dès qu'on sort de cette condition impérieuse, pour coder, par
exemple, un nombre fini d'éléments, avec un ensemble fini d'éléments con-
tractés ou au contraire plus vaste, un jeu devient possible, devient un choix,
une manipulation dans la transcription (ce qui se passe pour l'écriture chi-
noise où le nombre des caractères est pratiquement illimité ; là le style se
lit au niveau même de l'écriture).
Combinaison d'éléments, choix parmi les paradigmes ; on obtient un
message individué à partir d'une structure cependant contraignante, la
langue. _

5. Essai d'une philosophiedu style ; voir tout le chapitre VII, « L'effet d'individuation
naîtrait de cette virtualité de structures multiples. Nous ne prétendons pas bien entendu
rendre ainsi compte d'une individuationmétaphysique,énonçant des caractères de l'être,
ni non plus décrire un sentiment ... « ,

270
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-
N'est-il pas possible de penser qu'une décision, contrainte par l'ensemble
du système historiquement déterminé par son mode de production même
(les circuits administratifs) est cependant « libre dans la mesure où, jouant
sur plusieurs niveaux à la fois (multi-rationalité, multi-finalité), elle s'indi-
vidue par « surcodage » ? C'est ce que nous essayerons de montrer.
Donnons, cependant, ici, quelques indications et exemples pour ouvrir
la voie.
Si je prends une photo d'un événement (commémoration, salut au dra-
peau ...) je me situe dans un système que je pense clos : l'actualité politique
(par exemple) ; ma décision de prendre cette photo concerne ce système,
et ne devrait avoir à faire qu'à lui. Cependant le « code » photographique
impose des contraintes propres à l'actualité « donnée », la photo reproduira
tous les accidents de l'événement, y compris ceux qui n'ont rien à voir avec
l'événement visé : c'est ainsi qu'on peut voir dans les photos des manifes-
tations en URSS, en 1917, plus de soldats et de femmes que d'ouvriers, ou,
dans une manifestation « populaire, l'indifférence ou le rire de quelques
passants « attrapés ? par l'objectif : le code photographique lié à la prise de
vue ou à la mise en page se superpose à la décision première de prendre la
photo et lui donne une signification particulière individuelle. Et on ne peut,
dans ce cas, prendre conscience du surcodage que cinquante ans après, une
fois la ferveur religieuse de 1917 retombée. On peut alors « voir » les photos
et remarquer la relative absence des ouvriers dans l'une et les quolibets des
passants dans l'autre 6. En somme, quand les contraintes spécifiques d'un code
s'ajoutent aux contraintes spécifiques d'un autre code, l'effet est imprévible et,
sur l'instant, invisible. C'est cela le surcode.
Une décision n'a de « valeur », de « style » que parce qu'elle décolle
de la « réalité » présente et donne des connexions inattendues. La déci-
sion de rejoindre les Forces françaises libres, prises par obéissance à un
code de l'honneur, ou la décision de servir le maréchal Pétain, qui pouvait
correspondre à un même code de l'honneur, s'individuait par les connexions
différentes qu'elle établissait avec d'autres champs structurés, acquérant ainsi
des nouvelles significations.
En effet le « code de l'honneur o pouvait s'interpréter comme obéissance
inconditionnelle au chef prestigieux, vainqueur de 1914-1918 : code intégral,
passéiste, hiérarchique, univoque ou bien surcodé par d'autres systèmes : la
France éternelle, le refus de la défaite, le « rien n'est impossible », le systè
me d'alliance outre-Manche s'interprétaient alors, s'individuaient en départ
pour l'Algérie ou pour la Grande-Bretagne.

6. On a pu le remarquer seulement cinquante ans après en raison du surcodage introduit


par les événements issus de la destalinisation : enfin des chercheurs (de gauche en général)
peuvent remarquer cette horreur (pas d'ouvriers dans les manifestations de rue et les quoli-
bets de passants). Du même coup les chercheurs peuvent tenter d'expliquer le phénomène.
Les ouvriers tenaient les lieux sûrs et stratégiques. Pas question de manifester dans les rues
en abandonnant les places fortes de la Révolution. Telles sont les conclusions de Marc Ferro
dans son séminaire de l'Ecole pratique des hautes études. Effet certain tiré de la destali-
nisation. Voir Marc FERRO, Le film, une contre-analyse de la société ? », Annales, 1, 1973.

271

\
Une décision « libre renvoie à une complexité ouverte où les systèmes
échangent de l'information.
Nous verrons dans le chapitre II, consacré aux propositions pour une nou-
velle méthodologie, comment cette définition peut nous guider dans l'inter-
prétation de décision prise ou à prendre. Mais nous exposerons d'abord de
façon critique quelques théories actuelles des organisations et de la décision,
qui tentent de résoudre le difficile problème de la liberté.
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CHAPITRE 1 , . . './ .. :.,

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Les théories actuelles de la liberté

Si l'on place à part les théories juridiques qui posent un problème


spécifique, toutes les autres sont des théories critiques du concept de liberté.
Même si la mise en cause ne se situe pas toujours au même niveau : les uns
évacuent le sujet mais ne rendent pas compte du changement, les autres le
conservent mais expliquent l'évolution ; les uns font intervenir des dysfonc-
tions culturelles, d'autres des dysfonctions de classes sociales ; les uns
opèrent une critique idéologique poussée, d'autres limitent cette critique.
Mais quelles que soient les nuances, le concept de liberté classique et
métaphysique est mis en cause.
' .
Théorie de la responsabilité administrative
Les théories juridiques de la responsabilité et du sujet de droit sont liées.
On s'apercevra en effet que la caractéristique des théories juridiques de la
responsabilité réside dans leur difficulté à évacuer le sujet en dépit des
- fortes pressions sociales dans ce sens.
Fidèle au procédé de sélection d'un seul auteur assez représentatif d'un
ensemble doctrinal, nous analysons ici la pensée d'André de Laubadère
. (Traité de droit admini8traUf, T. I, p. 603 et suiv.).
. Le premier problème qu'il se pose est celui du titulaire de la responsabi-
lité. Trois systèmes sont possibles :
- le fonctionnaire auteur du fait dommageable est responsable sur son
patrimoine personnel,
- la personne publique est toujours responsable de l'action de ses
agents et du fonctionnement de ses services publics,
- la responsabilité incombe, selon les cas, soit au fonctionnaire soit
à la personne publique.
« Entre ces trois solutions générales le choix dépend de considérations
diverses » (p. 604). Quelles considérations ? Financières d'abord (intérêt de la
victime et du fonctionnaire à ce que l'Etat indemnise, intérêt contraire de
l'Etat). De psycho-sociologie administrative ensuite : une responsabilité
excessive du fonctionnaire entraverait le recrutement et paralyserait les

- . ' .. 273
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18 ' .
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initiatives. Une responsabilité très atténuée encouragerait les négligences...
De justice enfin : si le fonctionnaire doit supporter les conséquences de
- fautes normalement évitables il n'en est pas ainsi des « conséquences d'appré-
ciations délicates sur lesquelles il peut être appelé à prendre parti dans son
service o (p. 604). Cette troisième considération est le début d'une mise en
cause du système. Mais la mise en cause s'arrête là.
Si, en effet, on met de côté un certain nombre de cas où un simple bon
sens quotidien aurait évité la faute, tout le reste, c'est-à-dire l'énorme majo-
rité des actes de l'administràteur et surtout les plus importants, relève
« d'appréciations délicates sur lesquelles il peut être appelé à prendre parti
dans son service ». Croit-on réellement aujourd'hui que les grandes et petites
options de l'administration économique prévisionnelle et prospectives relè-
vent de la catégorie de fautes « normalement évitables » ? André de Lau-
badère réserve l'autre catégorie dans un mouvement impartial qui signifie :
, « Je couvre la totalité du système en imaginant les deux séries de situations
Mais cette impartialité est d'un faible secours. Elle est incapable de répondre
théoriquement aux questions suivantes :
- qu'est-ce qui différencie les fautes normalement évitables et les
appréciations délicates non constitutives de fautes ?
- à quel fondement philosophique et sociologique renvoie cette catégorie
«appréciations délicates » ? ?
A la première question il n'existe pas de réponse théorique. Les juristes
répondent qu'en pratique, en s'aidant de la jurisprudence, on peut énumérer
les cas de fautes normalement évitables. En s'aidant de cette liste on peut
en déduire quelques principes pratiques circonvenant cette catégorie : l'ingé-
niosité des juristes se déploie alors de génération en génération, de Duguit à
Chapus. Mais, lorsqu'il s'agit d'administration économique cette ingéniosité
s'estompe. Un grand principe apparaît : il faut laisser à l'administration le
maximum de latitude d'appréciation de l'opportunité d'une politique écono-
mique. Il est bon de lui donner de temps en temps quelques limites. Mais
pas trop. D'ailleurs le juge est-il vraiment compétent dans ces domaines
complexes où les experts les plus avertis se perdent quelquefois ? Autant
d'arguments couramment employés et tombés dans le domaine public de la
doctrine administrative. En somme on ne peut écrire qu'il n'existe pas de
jurisprudence administrative économique. Mais on est contraint de recon-
naître qu'elle ne pénètre pas dans le domaine de l'opportunité des grandes
décisions économiques de l'Etat (et même des petites). Quels que soient les
efforts d'un Braibant, la jurisprudence administrative économique a plutôt
pour fonction de garantir la liberté d'action de l'administration que de la
contourner.
Cette démission doctrinale et jurisprudentielle a un double résultat :
- Le critère de différenciation entre faute évitable et
appréciation déli-
cate non constitutive de faute ne peut être prouvé. Tout se passe comme si
la doctrine s'arrêtait timidement sur le seuil d'un labyrinthe trop complexe

274 " . ' : '


;
pour elle. Elle « sent pratiquement la différence, elle est incapable d'en
rendre compte théoriquement.
- Surprise par la difficulté de ce nouveau domaine administratif écono-
mique, elle refuse de remettre en cause sa sérénité dans les autres. Elle le
refuse avec raison. Pourquoi ?
La seule analyse possible aujourd'hui (voir p. 263 et suiv.) dans le cadre
d'une théorie systémique est que la responsabilité personnelle, ou même celle
d'un sous-groupe n'existe pas. Les corrélations entre les acteurs et les actions,
entre les différents niveaux à tout moment empêchent qu'on puisse parler de
liberté au sens classique de ce terme 1, c'est-à-dire au sens d'un libre-arbitre
neutre qui est le seul fondement possible d'une théorie de la responsabilité
pour faute. Sil y a responsabilité, elle se situe au niveau de la société tout
entière avec ses blocages, ses interactions, ses résistances et ses mouve-
ments vers le changement. Ceci vaut non seulement pour les <: apprécia-
tions délicates p non constitutives de fautes de l'administration économique
mais encore pour tout comportement en tout domaine même en apparence
le plus simple de l'administrateur. Si l'administrateur commet une erreur
que le bon sens refuse, peut-on au siècle de la psychanalyse, du marxisme
et du structuralisme le déclarer responsable ? Ses antécédents, son histoire,
les contraintes de son éducation pèsent trop lourd pour qu'on puisse parler
de libre arbitre. Un historien ou un économiste, un psychanalyste ou un
sociologue ne raisonnent jamais en termes de responsabilité ; mais un juriste
est contraint de le faire. Son rôle est de garantir la paix sociale. Il ne faut pas
faire de lui, en une formule simpliste, un conservateur, car la paix sociale
exige autant un souci de mouvement qu'un souci d'ordre. Très nombreux sont
donc les juristes qui facilitent les adaptations progressives de la société aux
besoins nouveaux.
Mais ici, en matière de responsabilité, la paix sociale exige absolument
qu'on s'arrête dans la recherche des origines. Il faut imputer à tel ou tel, à
tel service ou à tel autre, à telle collectivité ou à telle autre, la responsabilité
du dommage. Raisonnons ici en termes psychanalytiques : le chaos social
s'installe immédiatement. ' .

Responsabilité ponctuelle ou globale ? , .'


Le droit est par définition pratique théorisée. Ce cadre dégage les pos-
sibilités d'action du juriste, sa souplesse d'adaptation au monde nouveau.
Il trace en même temps des limites rigides. Si le juriste les franchit, il
abdique sa fonction. Il se supprime en tant que juriste.
Ces considérations expliquent la position de la doctrine en matière de
responsabilité administrative : une théorie du risque généralisé ne peut voir
le jour. Une théorie généralisée en ce domaine signifierait que, dès qu'un
dommage est causé dans des conditions quelconques, c'est à la société tout
entière à dédommager. Les juristes opposent ici traditionnellement les charges
1. Nous parlerons plus loin de changements créateurs ; le contenu en sera différent.

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, . 275 .
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, ....., . ...
financières trop lourdes qu'entraineraient de telles conceptions. Ainsi André de
Laubadère reconnaît-il d'abord que l'idée d'égalité devant les charges publi-
ques est le fondement de la responsabilité administrative, « les services
publics fonctionnent dans l'intérêt général de la collectivité ... la collectivité
profitant de ces avantages, si le fonctionnement d'un service public cause un
préjudice spécial à un individu il est juste que la collectivité supporte la charge
de sa réparation (p. 630) 2.
Cette idée de Laubadère paraît proche de mon point de vue puisqu'elle
dégage la notion d'une responsabilité globale de la collectivité. Elle en diffère
en ce qu'elle n'explicite pas suffisamment ses propres fondements. Elle
affirme à un niveau pratique que la collectivité doit payer puisque c'est elle
qui profite des avantages de son action. Elle ne recourt pas aux concepts
psychanalytiques ou sociologiques. Ce défaut explique que Laubadère glisse
très vite à une autre idée : « Comment se fait-il, étant donné le fondement
moderne de la responsabilité administrative, que coexistent un système de
responsablilité pour faute et un système de responsabilité pour risque ? Car
l'idée énoncée ci-dessus devrait logiquement çonduire à une responsabilité
pour risque généralisé (cf. Duguit). Et il est de fait que l'évolution du droit
a tendu et tend à développer l'application du risque administratif... Si la res-
ponsabilité pour risque n'a pas une portée générale, en droit administratif
c'est surtout pour des raisons d'ordre financier. La crainte de voir les patri-
moines administratifs affectés à de trop lourdes charges restreint l'application
de la théorie du risque à certains domaines que la jurisprudence lui a succes-
sivement ouverts (p. 631).
Encore une explication «pratique » qui ne paraît pas coïncider avec
l'esprit d'une époque. Comment se combine cette affirmation avec tant
d'autres relatives à la sécurité que doit procurer l'Etat, sécurité économique
avant tout, bien-être matériel et culturel de l'Etat-providence ? Quand l'Etat
de 1971 dépense des centaines de millions de francs pour démolir et recons-
truire un pavillon de Baltard en réponse à la requête d'un sous-groupe
motivé, quand ce même Etat dépense des milliards pour aménager le territoire
en réponse à une demande sociale diffuse dans le pays, quand les dépenses
d'éducation, de santé, d'équipements dépassent encore, et de loin, cette
échelle, on comprend mal la vieille argumentation libérale directement issue
des traités de droit administratif du xlxe siècle. Ce ne sont pas quelques
milliards de plus qui mettraient en péril l'équilibre budgétaire 3.
2. La jurisprudencene mentionneque rarement ce fondement.La doctrine adopte des
analyses très hétérogènes. ODENT,dans Contentienxadministratif, reconnaît ce principe.
CHAPUS, dans Responsabilitépublique et responsabilitéprivée, le nie. EISENXIANN,lui, recon-
naît en partie une existencedans un article au JCP de 1946 (sur le degré d'originalitéde
la responsabilitéextracontractuelledes personnes publiques). DELVOLVÉ lui reconnaît une
utilité technique dans Le principe d'égalité devant les charges publiques. Large éventail
d'opinion qui reflète une grande indécision doctrinale.Celle-ci s'explique par une grande
difficultéà reconnaître- comme le font vigoureusementDuguit, Laubadère et Odent -
qu'il ne peut par définitionexisterd'autre responsabilitéque celle de la société tout entière
incarnée juridiquementpar l'Etat.
3. D'autant que la théorie du risque existe et connaît un développementcertain. Ce ne
serait donc que pour partie un changement.
'
276
La vraie raison est ailleurs : notre civilisation a beaucoup de mal à se
débarrasser du sujet. Sujet dont l'attribut est le libre arbitre.
Pour un François Jacob qui, dans sa Logique du vivant, tire les consé-
quences ultimes de cette évacuation, à l'instar de Foucault ou de Lévi-
Strauss 4, combien conservent encore le sujet P ?
Il en est ainsi dans les milieux juridiques, doctrinaux ou jurisprudentiels.
Le sujet est tour à tour contesté et ressuscité. La responsabilité pour ris-
que a une place de plus en plus importante dans la théorie administrative de
la responsabilité. Elle est même souvent imposée par la voie législative (dom-
. mages de guerre par exemple). La jurisprudence en élargit progressivement
le champ d'application. Mais la théorie du risque ne peut encore prédominer.
Elle se juxtapose sans cesse avec la théorie de la faute.
Chose curieuse, la théorie de la faute elle-même se « socialise ».
Dans les rapports entre la responsabilité du fonctionnaire et celle de la
personne publique, la seconde prédomine aujourd'hui. Ainsi la jurisprudence
se montre-t-elle de plus en plus exigeante pour retenir la faute personnelle.
'
Par exemple, un arrêt Cornu du Tribunal des conflits (6 déc. 1937) considère
comme une faute de service et non comme une faute personnelle l'erreur de
cette sentinelle qui, croyant son fusil déchargé, avait tué un enfant. Une faute
aujourd'hui peut constituer une infraction pénale (arrêt Thépaz 1935) et
même une voie de fait (arrêt Action française du Tribunal des conflits, 8
avril 1935) et être tout de même faute de service. Amenuisement évident de
la notion de faute personnelle, comme si la jurisprudence sentait l'impossi-
bilité réelle d'imputer à un agent une faute précise. D'ailleurs, même dans
le cas où la faute personnelle est retenue, la responsabilité de l'administra-
tion se superpose de plus en plus fréquemment à celle de ses agents grâce
à la théorie du cumul 5.
Juxtaposition de systèmes, nuances et sophistifications externes de la
théorie : autant de caractéristiques qui s'expliquent par l'impossibilité d'éva-
cuer totalement le sujet : le droit, gardien de la paix sociale, a besoin de
fractionner, de couper dans la ligne continue des origines, d'imputer un fait
à un segment, à un sujet. C'est si vrai qu'aujourd'hui la théorie de la person-
nalité juridique des personnes morales de droit public n'est pas mise en
cause.
'
Sujet et personnalité juridique .. '":. ,
Longtemps la doctrine s'est battue pour déterminer si la personnalité
juridique était une réalité ou une fiction et Duguit à l'inverse d'Hauriou ne
voulait pas croire à ce concept.
" ' '
Hauriou affirmait : ' ' ...,
, "= ... ' _

4. Par exemple FOUCAULT dans Archéologie du savoir et LÉVI-STRAUSS dans L'homme nu.
5. Sur tous ces points voir LAUBADÈRE, op. cit., p. 604 et suiv.

-. 277
r

« L'utilisation subjective de la personnalité juridique se limite pratiquement


à ce qu'on peut appeler la vie de relation par opposition au mode d'existence et
à l'organisation. Elle est employée utilement toutes les fois que l'État est conçu
en relation avec autrui, elle ne sert de rien toutes les fois que l'État est envisagé
dans son organisation interne. Elle est un procédé de la technique juridique des-
tiné à faciliter la vie de relation avec autrui par la synthèse de ce qui est propre
à chaque individu ... Il y a toute une région du droit administratif où J'adminis-
tration prend l'attitude d'une puissance qui parle à des sujets pour déterminer des
situations juridiques objectives et où elle émet des décisions exécutoires qui leur
sont opposables ; dans ce domaine, il est très douteux que la personnalité subjec-
tive de l'État doive jouer un rôle o 6.

A ce raisonnement souple et concret, Duguit répond - d'une manière, à


ses yeux, décisive, à tel point qu'il n'y consacre que quelques lignes - que
s'il y a des situations auxquelles on reconnaît le caractère juridique sans
qu'il y ait un droit subjectif, un sujet de droit, il doit en être ainsi de toutes
les situations juridiques. « De deux choses l'une, ou bien il y a toujours
un droit subjectif et un sujet de droit, ou il n'y en a jamais » 7.
Aujourd'hui, une certaine unanimité doctrinale s'est faite non à
propos du problème de fond de la réalité ou fiction de la notion de personne
morale mais à propos de son utilité en tant que procédé juridique commode :
et c'était un des aspects de l'analyse d'Hauriou.
Dès les premières éditions de son Précis de droit administratif, Marcel
Wahne a défendu la notion de personnalité morale du point de vue de son
utilisation. Il reprend la même idée dans les éditions plus récentes : « Un sujet
de droit ou personne juridique n'est rien d'autre qu'un centre d'intérêt juridi-
quement protégé S
Jean Rivero pense que « le droit français attribue ainsi à certaines collec-
tivités possédant des organes administratifs la qualité de sujet de droit ou,
en d'autres termes, la personnalité morale : c'est à elle que sont imputés les
effets juridiques - droits ou obligations - des actes accomplis par leurs
agents ; l'Etat, les collectivités territoriales, communes et départements, les
établissements publics sont les principales personnes morales de droit pu-
blic » 9.
Georges Vedel estime de son côté que si l'on a longuement débattu jadis
du caractère réel ou fictif de la personnalité morale, de son fondement etc.,
cette querelle est née d'un faux problème. « En réalité, chacun avait tort dans
cette controverse ; les groupements ne sont considérés comme des sujets de
droit que par une abstraction ; mais il en va de même des individus. Il n'est
.
_._ , , ,,
6. HAURIOU,Principes de droit public, p. 61.
7. DUGWT,Traité, T. I, p. 389. Dans le même sens on doit citer le doyen Geny : « Quant
à la théorie des personnes morales ... leur caractère tout artificiel n'est-il pas à lui seul
la meilleure preuve qu'elle n'était imposée par aucune nécessité objective, surtout si l'on
considère que les situations auxquelles elle était venue procurer une forme nouvelle étaient
reconnues comme situations juridiques avant l'invention de la personnalité civile » (Méthode
d'interprétation et sourires en droit privé positif, p. 137).
8. Droit admînistratif, 9e édition, no. 400 et suiv. ' ..
9. Précis, 1960, p. 14. ,.' .* .
' ' '
278 " '
ni plus ni moins réel de voir dans Pierre un sujet de droit que de voir un
sujet de droit dans la société protectrice des animaux. La qualité de sujet de
droit ne se révèle pas plus à l'observation dans un cas que dans l'autre et
résulte dans les deux cas d'une construction 10.
Georges Vedel considère très utile cette construction juridique sans
s'embarrasser de la controverse stérile « réalité ou fiction ».
André de Laubadère reconnaît que, selon la conception courante, les
titulaires des situations juridiques ou, comme l'on dit aussi, les sujets de
droit sont, soit les individus personnes physiques, soit des personnes morales.
Il rappelle que si la notion de personnalité morale a été très critiquée par
Duguit et la plupart de ses disciples 11, il s'agit d'un problème de théorie
générale du droit qu'il n'entend pas traiter. « Nous retiendrons et utiliserons
la notion de personne morale pour l'appliquer aux collectivités publiques
(Etat, collectivités territoriales, locales, établissements publics) susceptibles
d'être titulaires de situations juridiques sans préjuger du reste le problème
classique de la réalité ou du caractère fictif de la personnalité morale
Cette rare unanimité doctrinale confirme que la personnalité juridique
est la seule capable de porter en droit public un théorie de l'action adminis-
trative. L'évacuation du sujet, sous forme ici de sujet de droit, est radicale-
ment impossible sous peine d'aboutir à de grands désordres sociaux et organi-
sationnels. La grande question pour une théorie administrative, qu'elle soit
juridique ou de science des organisations, est de savoir quel organe est chargé
de telle fonction.
Question essentielle de compétence ; supprimez cette question, il n'y a
plus de théorie juridique ou de science des organisations possibles.
Toutes deux pratiques théorisées, elles en ont les limites. Aucune théorie
véritablement scientifique, c'est-à-dire de critique et de rupture, au sens ba-
chelardien du terme, ne peut se dégager de ce type de théorie.

Pluralisme psychologique de Dahl

Il paraît nécessaire de situer ici le pluralisme psychologique de Dahl par


'
rapport à l'école américaine du leadership et de l'influence.
L'American sociological review a publié en 1963 un article de Linton
Freeman, Thomas Ferrero, Werner Bloomberg, Moris Sunshine : « Recherche
des leaders dans les collectivités locales. Comparaison des différentes appro-
ches 13. Cet article excellent ne peut susciter aucune des critiques habi-
tuellement formulées ici : il ne s'agit pas d'une théorie générale du pouvoir.
Il s'agit seulement de combiner les résultats des diverses approches en
matière de leaders dans une ville, Syracuse : l'approche décisionnelle,

10. Manuel, 1961, p. 458.


11. Sauf Borrvnan,Droit administratif,4e édition, p. 27.
12. Traité, n' 14, p. 19.
13. P. 794-798.. "
' ". 279
,
l'approche par l'activité sociale, l'approche réputationnelle, l'approche posi-
tionnelle.
Il est inutile de décrire ces approches, il suffit de rappeler les résultats :
à Syracuse le leadership n'est pas le fait d'une catégorie homogène. La
découverte de tel ou tel leader dépend de l'approche suivie. Il y a les leaders
supérieurs, chefs d'organisation et qui font preuve de la participation la plus
à Syracuse. Ce sont les études réputationnelles ou positionnelles, ou
` active
encore les études de participation à des organisations qui les découvrent.
Second type. Ce sont les leaders institutionnels qui ne sont pas, pour la
plupart, des participants actifs aux décisions de la collectivité. Il n'y a pas
de preuve qu'ils ont un impact direct sur la plupart des décisions qui sont
prises. Ils donnent un accès à la structure décisionnelle à leurs subordonnés,
les artisans de la décision. Ils travaillent soit pour leur propre compte soit
pour le compte des leaders institutionnels.

r ! Les auteurs appellent activistes le troisième type de leader. Ces gens
'sont actifs et occupent des postes dans les organisations volontaires. Ils
sont moins impliqués dans la décision. Mais ils manquent de stature posi-
tionnelle pour être leaders institutionnels. Pourtant, par le temps consacré,
'-' ils aident à façonner l'avenir de la collectivité. '
En somme les diverses approches conduisent à des types différents de
leaders. L'étude de la réputation, de la position, ou de la participation
organisationnelle semble mener aux leaders institutionnels. Les études de
participation au processus décisionnel captent les artisans de l'action commu-
nautaire. Et les études d'activité sociale dévoilent les activistes qui forcent
. l'accès au prix d'un véritable engagement de leur temps et de leur énergie.
Les auteurs concluent prudemment en précisant que ces résultats ne
valent que pour la Syracuse d'aujourd'hui.
On ne peut raisonnablement critiquer la variété et l'hétérogénéité de
\/
v ces approches. C'est un raisonnement multi-méthodologique et multi-ration-
nel qui prouve l'extraordinaire relativité des découpages du réel. Jamais les
auteurs ne prétendent en tirer une théorie générale de la décision, voire une
j vision globale sur Syracuse. Pour eux il s'agit de cerner au mieux techni-
quement le leader ce qui ne signifie pas le sujet, dans son irréductible et
mystérieuse identité. Au contraire, ils intègrent ces leaders dans des caté-
gories générales, dans des jeux de structures superposées et enchevêtrées.
Pas de théorie du sujet, pas de théorie du pouvoir. Il est donc
impossible d'adresser le moindre reproche à ce brillant exercice méthodo-
logique. On peut en dire autant de l'introduction de Pierre Birnbaum à
l'ouvrage de Robert Dahl 14 qui montre au passage l'utilité de la combinaison
des approches.
Mais cette introduction dense et passionnante ne saurait s'identifier avec
le projet scientifique auquel elle introduit. Une étude empirique partielle

14. Qui gouverne? , _ .

280 .
sur le leadership dans la cité n'est pas à dédaigner. Elle devient critiquable si .
elle prétend couvrir le champ de la politique dans son ensemble.
, -, , "
, ., , ,..,,..,
"' " '
L'ouvrage de Dahl
. Ce qui est le plus marquant dans le livre de Dahl c'est son « pluralisme
psychologique ». J'emploie cette expression puisque c'est la sienne, à tout
prendre (« pluralisme démocratique »). De même (p. 298) « liste des moti-
vations Dahl aligne cinq « motivations » absolument différentes comme
niveaux :
- identification, renvoie à la
psycho-sociologie, tendance analytique ;
- niveau d'information : technocratie, PPBS ;
- optimisme/pessimisme, renvoie à une catégorie américaine qui n'est
pas critiquée et dont le contenu n'est pas précisé ; ,
" ' '
- prédispositions (psychologie obscure) ; '
- objectifs et valeurs : seul niveau qui est acceptable et contrôlable.
Cette liste hétérogène et absurde reflète l'hétérogénéité des sept ques-
tions fondamentales des niveaux (p. 13 et 14).
1 re question : Les inégalités dans les moyens d'influence sont-elles
cumulatives ou non cumulatives ?
2e question : Comment en fait sont prises les décisions politiques im-
portantes ? P
3e question : Quelles sortes de personnes ont le plus d'influence sur ces
décisions ?P
'
'' : 4e question : Le leadership est-il de type oligarchique ou pluraliste ?
. 5e question : Quelle est l'importance relative de la ressource politique le
plus largement répartie : le droit de vote ?
6e question : Les modèles d'influences sont-ils durables ou changeants ?
7e question : Quelle est l'importance de l'adhésion quasi universelle au
crédo américain de la démocratie et de l'égalité ?
On ne trouve dans cet ouvrage aucune théorisation de ces sept ques-
tions qui constituent pourtant le squelette de son ouvrage. Elles ne sont
reliées par aucun fil directeur susceptible de les corréler et ... de les mettre
en question. On pourrait tout aussi bien en ajouter cinq ou en retrancher
trois. Ce qui frappe essentiellement c'est leur hétérogénéité :
La première se situe au niveau de l'enquête empirique.
La seconde est à un niveau historique non critiqué, donné une fois
pour toutes. Le concept de décision importante n'est pas cerné. Importante
par rapport à quoi ? Les petites décisions, insignifiantes, ne peuvent-elles
avoir un très grand rôle dans une société ? La question n'est pas posée.
Idéologie de la macro-décision transformatrice de société.
La troisième est à un niveau psychologique : « Qui décide ? r Aucune
question ici sur les conditions de la contribution de la psychologie à la déci-
sion et dans quelles limites. La question n'est pas posée.

. 281
' '" " \ '
>..÷.' ,, .' .,
La quatrième question se situe à nouveau dans un cadre d'enquête
empirique : enquête sur le comportement des leaders.
La cinquième question est au contraire à un niveau théorique. Hypo-
thèse : les citoyens n'emploient pas toutes leurs ressources. Théorie non
explicitée de ce qui est latent par rapport à ce qui est réel. Non-explicitation
théorique du passage de l'un à l'autre et des conditions de ce passage.
La sixième question se situe à nouveau à un niveau théorique. Recours
au passé pour « expliquer » causalement le présent. Dahl utilise ici - sans
l'expliciter - une conception linéaire de l'histoire qui est totalement remise
en cause par les historiens modernes.
La septième question est encore théorique : le crédo américain comme
explicatif de l'ensemble.
On peut donc conclure à une non-explicitation systématique et à une ex-
trême hétérogénéité et confusion de niveaux. Si l'on ajoute,' avec Pierre
Birnbaum, que jamais les notions de pouvoir, d'influence, de décision ne
sont cernées et délimitées les unes par rapport aux autres, on a une vision
très exacte de la vacuité théorique de cet ouvrage.
Ce « pluralisme » se situe aussi au niveau des constatations empiriques ;
chacun est différent ; ces différences sont nombreuses, affectent tous les
niveaux, et sont facteur de stabilité. On peut résumer sa thèse ainsi... Ce
pluralisme « hardi » a sa source dans la psychologie, et se conforte par
l'analyse des rapports entre leaders et citoyens.
Le raisonnement est le suivant : si la démocratie américaine subsiste,
ce n'est certes pas parce qu'elle fait le consensus sur son contenu (inexis-
tant), ni par le degré de politisation des citoyens (nul), ni par les décisions
des politiciens généraux (contradictoires), ni par le poids des partis (vides de
contenu) mais par le lien affectif qui lie les citoyens et leurs élus locaux.
C'est donc ces liens affectifs qu'il faut analyser : d'où une étude du
leadership. ,' . ,
'
Celle-ci va comporter plusieurs parties :
Le leadership est basé sur l'influence qu'une catégorie de citoyens exerce
sur les autres. Acquisition et conséquence de cette influence. Les « ressour-
ces politiques » et leur utilisation (statistiques aidant). D'où viennent (cou-
che sociale) les différents leaders. Degré d'intérêt politique.
Evolution historique du leadership ; les différents notables historiques
écartés : l'homme « nouveau » n'est ni un notable social ni un notable
économique. Cette évolution est un progrès linéaire, prévisionnel, naïf. Il
devrait se poursuivre suivant une loi d'ailleurs non exploitée par Dahl :
l'intérêt politique croît en raison inverse de l'influence négative. Celui qui ne
peut rien faire d'autre, fait de la politique : exemple les noirs (p. 298).
Deux sous-systèmes : celui des individus qui veulent de l'influence et
les autres. Dahl pose le problème de la composition de ces deux masses.
Proposition : Le rapport entre les deux détermine la politique d'ensemble
(ou non ?), c'est ce qu'il ne dit pas. _

282
L'influence se situe dans un système de marchandage (exemple du maire
Lee, nouveau notable). Une décision est un marchandage puisqu'elle est
basée sur l'influence des individus. Le jeu du leader est basé sur deux varia-
bles : le coût minimum et la valeur de la démocratie. Il fera pencher la
balance à condition que son autorité ne soit pas remise en cause (coût mini-
mum de sa carrière) et que le dénominateur commun minimum (valeur de la
démocratie) soit maintenu.
Un point mérite d'être particulièrement souligné : le psychologisme
relativiste de Dahl (voir p. 295 et suiv.).
Le lecteur apprend ainsi successivement les « découvertes » de l'auteur :
la mesure dans laquelle les individus utilisent leurs ressources pour gagner de
l'influence sur les décisions varie selon : le cycle de la vie ; les événements
(qui sensibilisent plus ou moins) ; les différents domaines (qui intéressent plus
ou moins) ; les genres d'individus (certains restent « froids devant la poli-
tique). Du concept de froideur pour expliquer la décision...
Sans doute les différences objectives existent-elles. Selon qu'on est riche
ou pauvre (on appréciera la rigueur de la distinction), qu'on habite dans des
taudis ou dans des quartiers résidentiels, les réactions seront différentes.
Dans une inoubliable formule, Dahl affirme que ces différences « auront bien
des chances de se manifester d'une façon ou d'une autre sur une longue
période de temps 298). , ', , .
En résumé : _'
Linéarité : histoire - évolution progrès ; , , .."
"'
théorie du sujet : psychologisme leader - influence ; " '
efficacité, rendement : marchandage - coût minimum ;
credo : croyance - forme affective des valeurs.
Le concept principal semble être celui d'influence (jamais explicité).
Il oppose une étude de l'influence à une étude des décisions (le réputationnel).
La distinction renvoie à une vieille séparation : ombre et réalité, épaisseur
du réel et fragilité de l'illusion. Cette distinction, de même que celle de
latent/réel, est le reflet d'une théorie substantialiste sur la nature des choses.
Les critères de l'influence sont cherchés (mais pas trouvés), mais la notion
d'influence et ses rapports avec une idéologie de la personnalité efficace
(situation de Dahl par rapport à cette idéologie), une théorie du pouvoir (les
influences se balancent), et une théorie du changement, ne sont en aucun
cas déterminés.
Reste ce qui peut raisonnablement être porté au crédit de Dahl.
Qui gouverne ? est une étape importante pour le développement de la
science politique. Ce passage à un empirisme exacerbé présente au moins un
avantage. C'est la première fois qu'on porte une attention très grande sur un
focus très localisé pendant de nombreuses années.
Besoin exigeant de savoir ce qui se passe réellement au-delà des textes
formels et des théories ethérées sur la politique. Au service de ce besoin une
enquête empirique minutieuse dans une ville déterminée prétendant saisir

. .
non le pouvoir en général mais le processus précis de la décision. Les résul-
tats empiriques sont attrayants, amusants et on suit sans peine les aventures
des novateurs. Mais on ne peut demander davantage. Qui gouverne ?
renvoie trop - au départ même de l'analyse et par définition - à une
conception psychologique et empirique pour fonder une théorie du pouvoir
dans les sociétés industrielles. Sa principale mystification consiste à faire des
personnes les agents principaux de l'action tout en prétendant les insérer dans
un processus. Le maquillage s'opère par de nombreux croquis, dessins et
courbes.
Psychologie du sens commun, empirisme quasi total, non-évacuation du
sujet : autant de caractéristiques qui empêchent le décollage par rapport au
vécu et qui font de cet ouvrage un remarquable exemple de pré-théorie
politique.

LE BON SENS SOPHISTIQUE D'AMITAI ETZIONI i5

Systémiste convaincu, Etzioni a une vaste vue du mouvement sociétal,


du changement, et de différentes opérations qui sont susceptibles de mou-
voir, de travailler le corps social. Sa « théorie », ou plus exactement sa
) pensée politique, nous paraît intéressante à exposer rapidement pour plu-
V sieurs raisons : il a un sens aigu des énergies sociales ; son concept de
(P mobilisation fait état d'un système de flux qui s'engagent, se mobilisent à
certains endroits du système alors que la fixation de l'énergie suppose qu'elle
ait déserté d'autres « endroits ». Conception d'un cybernétisme très ouvert où
l'énergie est traitée comme de l'information mais n'est pas nécessairement
du même ordre. Le schéma cybernétique lui sert à poser le problème en
termes énergétiques. Tout ceci implique une sorte de décollage épisté-
. mologique et la pluridisciplinarité.
On trouve, de même, dans l'usage de la métaphore énergétique, un
timide essai d'analogie avec la « libido » (p. 392) et de nombreux modèles
stratégiques.
Cette vue d'ensemble, où les mouvements sont décrits comme autant
d'agitations de corpuscules (suivant une métaphore cinétique), n'exclut pas
que le changement passe par l'allocation autoritaire ou tout au moins vo-
lontaire de valeurs. Le petit nombre de ceux qui sont mobilisés dans un
mouvement social - « les mobilisateurs A - permet le changement social.
Il s'agit moins ici de mouvements issus des luttes de classes et mouvements
de masses que de ceux issus de luttes à l'intérieur d'un groupe de pouvoir ou
sujet de valeurs. Vue délibérément antimarxiste en ce que l'économique n'y
est pas le dernier mot et que tout un contexte de jugements, d'interprétations
et de valeurs y tient un rôle primordial.
Vue élitiste fondée sur la constatation empirique et entretenue par la
cybernétique : en effet, à l'information massive qui « entre » dans un corps
"
15. The active society. '_
'
284
social, correspond le traitement (la synthèse) de l'information qui est l'affaire
de quelques-uns seulement capables de l'assumer. L'output est fondamen-
'
tal car il malaxe les données avec les valeurs et les buts. C'est l'énoncé clair
et volontariste, capable de mobiliser les énergies, et par là de transformer la
société quelle que soit la taille de l'unité sociétale.
Ces thèmes situent Etzioni entre Ozbekhan et Forrester, et en font
l'adversaire très proche de Lindblom et des incrémentalistes ; et c'est par là
que nous commencerons la critique.
Etzioni s'inscrit dans une situation tout à fait typique de la science poli-
tique, essayant de rendre compte du passage d'une structure à l'autre sans
se fier aux transformations internes et presque mécaniques du système et
voulant englober à la fois les buts et valeurs de la classe dominante, la résis-
tance au changement d'une masse non mobilisée, le fait de culture comme
. facteur social primordial et les phénomènes de crise, de régression ou d'ex-
pansion. Vaste programme...
Mais l'intérêt de la position d'Etzioni réside certainement dans son
propos systémique de faire entrer en ligne de compte dans le processus
décisionnel des concepts venus de la philosophie des valeurs et de la cyber-
nétique.
Philosophie des valeurs : aucun changement partiel dans le champ d'une
même optique de valeurs ne peut être décisif. C'est une critique pertinente
des incrémentalistes et en particulier de Lindblom : la seule véritablement
pertinente qu'Etzioni développe avec vigueur 16. Dans le champ délimité
des alternatives seules possibles dans certaines situations, l'incrémenta-
lisme est une approche qui est un substitut valable de l'approche rationa-
liste. Mais elle ne peut rendre compte, par exemple, des représentations '
de valeurs et intérêts des minorités, des mécontents et des contestataires.
Elle ne peut donc valoir pour un avenir de rupture avec les forces domi-
nantes. Elle ne prend pas en charge les changements d'orientation larges
(p. 288 et suiv.).
Cette critique qui tendrait à prouver qu'Etzioni prend nettement cons-
de la force réactionnaire de la théorie de Lindblom n'est malheureu-
sement pas suivie d'effet pour sa propre conception : que le système se doive
19-t ./;" de prendre en compte toutes les valeurs, même marginales, n'entraîne pas
1 chez lui une critique théorique plus poussée. Celle-ci l'avait conduit à mettre
ifRlti
entre parenthèses la réalité pluraliste de la politique des Etats-Unis (qui sert
de fondement empirique à la théorie de Lindblom et par référence successive
à la sienne malgré ses efforts pour atteindre à travers des exemples variés à
plus d'universalité).
. De même son orientation l'avait conduit à sa théorie élitiste qui est
reprise et justifiée par les métaphores cybernétiques, et ceci malgré l'intro-
duction d'un élément à grande charge critique : le système de savoir comme
acteur social (chapitres 6, 7, 8, 9).
16. The active society, p. 720 et suiv. Voir sur ce point la critique d'Etzioni à Lindblom,
p. 224 et suiv. .

° ' .. 2M
,." .;.
...' .
Or, ce non-décollage théorique ne lui permet pas, exemple parmi d'au-
tres, de mettre en cause sa propre place en tant qu'instrument de la repro-
duction ou de la production du savoir, et d'évacuer l'illusion de l'écrivain
neutre et impassible qui « observe ». Au fond, Etzioni, malgré sa volonté de
critique corrosive, ne critique aucun des référents de sa pensée. Ici trois
critiques fondamentales.
Trois critiques . _, . , _ , ,
Etzioni, et c'est là notre première critique, ne met pas suffisamment
en cause la non-universalité du système politique des Etats-Unis. Lorsqu'il
affirme que 30 personnes (l'élite informée de la Maison-Blanche) gouvernent
200 millions d'Américains et indirectement une grande partie du monde, il
répond à un réflexe d'ethnocentrisme culturel qu'il faut dénoncer vigoureu-
sement. D'autres systèmes politiques existent et qui ne sont pas fondés sur
les mêmes structures de pouvoir. Les Etats-Unis sont un vaste pays - on
l'admet - mais ils ne sauraient s'identifier à la totalité du monde. Bel
exemple d'impérialisme culturel.
Un deuxième référent n'est pas critiqué : Lindblom et les incrémenta-
listes. Ce plateau théorique n'est-il pas trop limité ? Il lui permet de se définir
par rapport à eux. Il l'empêche de se définir par rapport à d'autres. Il cite à
peine une fois Crozier et Touraine et quelquefois Aron, mais ces tentatives
s'apparentent davantage à une coquetterie d'auteur important qui entend
prouver allusivement son savoir, qu'à une étude systématique et critique. Du
même coup, son décollage n'est que partiel, uniquement limité à ses rapports
avec les incrémentalistes.
Un troisième référent fondamental n'est pas critiqué : sa propre place de
chercheur dans la société. Il établit une confusion extrême dans l'établisse.
ment de sa propre méthode : celle du mixed scanning system ou système
du double examen ; elle consiste à prôner l'emploi de deux méthodes suc-
cessives pour obtenir un bon repérage du terrain : regarder de près, regarder
de loin, aller à petits pas pour balayer le champ.
Soit, mais regarder quoi ? Le champ politique, certes. Mais pourquoi
faire alors ? Est-ce pour agir en tant que conseil au décideur (comme le
font croire de nombreuses métaphores militaires), ou en tant que chercheur ?
Les deux niveaux sont totalement confondus. Or, dans le premier cas, il
donne de bons conseils frappés au coin du bon sens. Dans le deuxième cas,
sa méthode apparaît d'une extrême banalité. Il faut vraiment être naïf - ou
n'avoir jamais lu Descartes - pour répéter, trois cents ans après, des
règles de méthode innovatrices au xvie siècle. Analyser, faire la synthèse,
isoler et résoudre ; « diviser, conduire par ordre, dénombrer » disait Descartes.
Regarder de près et plusieurs fois, aussi regarder de loin, balayer le champ
de deux façons, dit Etzioni.
La nouveauté, on le voit, n'est pas grande. '
Plus gravement, la confusion est faite entre recherche critique et pratique

286 ..
théorisée d'ingénieur conseil. La question n'est pas posée : est-ce a dire
que philosophe et roi c'est tout un ? 17
Ce manque de critique - toujours malgré la place reconnue à un fonda-
mental criticisrru (p. 182) - et donc de théorisation fait verser l'ouvrage
d'Etzioni dans la catégorie des pratiques théorisées.
Mais il n'interdit pas la constitution de concepts intéressants qui pour-
raient conduire à une critique généralisée 18. Ainsi du concept d'engagement
des assets (c'est-à-dire des ressources dont nous disposons et que nous pou-
vons mobiliser dans nos entreprises de changement social) ; ainsi de la
notion de conversion en pouvoir, le com,rnitment ; ainsi des notions de con-
trol et de maintenance ; ainsi du coût de cette maintenance qui est le vérita-
ble critère d'une société en mouvement (est-il élevé ? il indique alors une
société qui va vers l'entropie et qui se désagrège lentement).
De même des intuitions ; le souci de toujours scruter l'entrecroisement
des over laying, le sentiment qu'il existe entre les différents acteurs sociaux
une sorte de « filtre b qui opacifie et tord le message (mais dont il n'expli-
que pas le mécanisme, ce qui est ici notre ambition) ; enfin l'intuition qu'il
existe des groupes d'acteurs définis par leurs positions et non par leurs in-
tentions psychologiques. Il se situe de façon très mixte :s'il répugne à parler
en termes d'acteurs psychologiques et si la liberté du sujet est évacuée
totalement, il n'en demeure pas moins que l'élément volontariste est requi§
pour le changement, ce qui le rapproche du volontarisme d'Ozbekhan.
Volontarisme qui est lié à l'allocation autoritaire de valeurs et à « l'élite »
considérée comme « sujet ». Il réinvestit ainsi cet accent d'human ratio que,
par ailleurs, il dissimule soigneusement. Retour galopant du refoulé.
- Finalement on peut qualifier la théorie d'Etzioni de bon sens sophis-
tiqué : bon sens extraordinairement banal qui nous présente comme des
nouveautés des vieilleries cartésiennes, innovatrices en leurs temps. Bon
sens non totalement critique.
Mais, au détour de sa recherche, il trouve des concepts passionnants,
un peu vagues, pas toujours cohérents mais stimulants et « actifs C'est
'
un bon sens sophistiqué.

17. Présupposé technologique dont Etzioni se défend. Il faut, dit-il, séparer les fonctions
pour assurer à chacun la sécurité (p. 173). Séparation qui doit cependant s'appuyer sur des
arguments empiriques, et n'est pas fondée théoriquement, et du même coup, la confusion
subsiste dans la méthode elle-même. Il nous semble que cette non-critique d'Etzioni est le
reflet - un de plus - d'une situation purement américaine de confusion des niveaux
dont l'idéologie université-industrie est un des plus beaux fleurons. Cette idéologie a tendance
à gagnerl'Europe.En particulieren France,malgréde nombreuses résistancesqui tiennent
au passéculturelqui séparele publicet le privé,la rechercheet l'enseignement, la production
industrielleet l'université,le cléricalet l'anticlérical,vieux fossé libéral repris par les
partisansde la laïcité de l'enseignement, repris en tant qu'instrumentde lutte par les
marxistes et les jacobins.Et ü est clairque si cettenon-critique
d'Etzionirenvoieau système
américain,notre résistanceà cette non-critiquerenvoieà un contextecontinentalet en
particulier français.
18. Voirles remarquesélogieuses de BALANDIER, Senset puissance,
p. 95.
o''''' . ' ' '.
'
, , ,

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' 1 ' ,
LES BLOCAGES DE CROZIER
Comment Crozier traite-t-il le problème de la liberté des individus dans
la société bureaucratique ? ,
Trois libertés
L'autonomie individuelle : elle est jalousement gardée à travers une
hiérarchie et une centralisation rigide. Plus les rapports sont déréalisés (refus
du face à face avec des règles anonymes) plus l'autonomie est conservée.
Manque évident d'adaptabilité du système à l'extérieur, et préservation de la
sécurité individuelle.
La liberté est aussi possibilité de décision. Possibilité évidemment
réduite du fait de la rigidité et des structures séparatistes et hiérarchiques.
Les jeux d'adaptation et d'innovation personnels sont cependant possibles.
Mais elles se situent à l'inverse d'une stratégie sécurisante : ces jeux d'inno-
vation gênent le groupe des pairs et personne n'a réellement intérêt à ce
qu'un des membres exerce une activité qui dérangerait le système de compé-
tition et de favoritisme au sein de l'organisation. L'innovation se trouve ici
fortement bridée et contrainte. Le surcodage est très limité.
La liberté est aussi le pouvoir. Le pouvoir existe dans la mesure où l'insé-
curité est le lot commun. La situation de crise est excellente pour un acte de
pouvoir. Pour Crozier le pouvoir naît de situations d'incertitude. Dispose d'un
pouvoir l'individu ou le groupe qui contrôle une source d'incertitude, soit en
raison de son expertise technologique soit parce qu'il accède à des informa-
tions privilégiées. Chaque groupe tend à augmenter la part d'incertitude qu'il
fait planer sur les autres et, par là même, son pouvoir à réduire l'incertitude
déployée par les autres et donc à réduire leur pouvoir.
En d'autres termes, une certaine résorption de l'incertitude et une certaine
menace constante sont les conditions favorables à l'exercice du pouvoir et
elles en tracent les possibilités. Elles ne peuvent cependant dépasser les
limites de fonctionnement du système en raison des intérêts qui agissent en
sens inverse.
Tout tend à faire des individus-acteurs de Crozier non pas les sujets
classiques de décision mais des catégories : ces catégories ne s'analysent pas
en des classes sociales puisque les luttes sont dirigées par l'individu au nom
de sa place dans l'organisation. Et cette place est limitée. Elle a ses normes
et son rayon d'action. Crozier insiste souvent sur l'idée que ni le directeur ni
les ouvriers de production ne sont privilégiés quant à la liberté. Leur pouvoir
s'exerce en sens contraire, s'appuie l'un sur l'autre. Ce microcosme de
sécurité inverse he peut guère changer qu'imperceptiblement, se déréaliser
petit à petit par un apprentissage institutionnel du face à face qui débloque-
rait progressivement le système.
Il y a chez Crozier une morale de la liberté : la liberté aide à se sentir
autonome, indépendant et donc satisfait. C'est une conquête' ' et une recon-
quête de tous les instants.
' .
288
On peut ainsi résumer les analyses de Crozier :
La critique idéologique n'est que partielle. Crozier dépasse la mono-
rationalité classique, souhaite une autre rationalité mais ne la définit. pas
vraiment. C'est d'ailleurs un concept qu'il ignore. Les valeurs de la société

bloquée, sur lesquelles il braque son projecteur de « promotion-


sont celles
salaire-logement 19. Ce sont les valeurs de la société
économique tradition-
nelle. Il n'en imagine pas d'autres (voir sur ce point p. 232 et suiv.). C'est
encore un rationalisme libéral comme l'a très bien défini Alain Touraine 2°.
Sa critique idéologique est donc seulement partielle, ce qui entraîne une
certaine ambiguïté de sa position par rapport au sujet.
Pour ce qui est du sujet, ce n'est plus le sujet libre classique de la

métaphysique et de la religion. Il s'insère dans une catégorie qui a sa place


limitée dans l'organisation. Mais le sujet n'est pas vraiment évacué puisqu'il a
le sentiment de la liberté, sentiment irréductible et vécu.

'' - "
Le changement

Dans ces conditions comment s'opère le changement? Les -cercles


vicieux bureaucratiques qui sont le reflet du modèle culturel français
bloquent la société
bureaucratique comme le modèle culturel bloque la
société française. Dégradation continue du système dont il ne peut sortir que
par la crise, « solution à la française par excellence. Mais ce n'est pas une
bonne solution, car la crise s'analyse comme une grande fête verbale, un
défoulement du face à face, simple parenthèse entre deux situations bloquées.
Crozier dit
phénomènedu bureaucratique que « c'est un système trop
rigide pour s'adapter sans crises aux transformations que l'évolution accé-
lérée des sociétés industrielles rend de plus en plus fréquemment impé-
ratives » (Le phénomène bureaucratique, p. 261). Mais cette solution à la
française n'est pas une véritable solution puisque les français sont « comme
des joueurs bloqués dans une situation d'échec ou comme des adversaires
dans une guerre de position, ils attendent et redoutent à la fois une ouver-
ture, et quand cette ouverture intervient, le plus souvent provoquée de
l'extérieur, ils changent tous ensemble et à la fois, reconstruisant ainsi une
nouvelle situation d'échec ou un nouveau front stable sur d'autres bases »
(p. 294). Immédiate récupération de la crise au sein du système mais à un
autre niveau de blocage. La véritable solution est donc une pratique de la
liberté qui s'analyse en un apprentissage institutionnel du face à face 21,
En vérité, la théorie du changement est à peu près absente chez
Crozier ; c'est bien davantage le théoricien de la résistance au change-
ment. Très impressionné par les blocages qu'il a lumineusement démontés,
il s'est attaché à tenter de les réduire, de les contourner, de les annuler.

'
19. Sur ces valeurs voir FORRESTER, Urban dynamics.
20. Dans son article « Le rationalisme de Michel Crozier n, Sociologie dit travail, 2, 1964.
21. Mais ici encore on ne voit pas très bien comment l'apprentissage peut créer des
valeurs nouvelles en l'absence d'une analyse en termes de rapports de classes, ou encore, ce
qui revient au même, de rapports de déviance créatrice par rapport au royau traditionnel.

." 289
,
' ' ' ' ' '
19
Perspective idéaliste, car si la société recèle des blocages, elle recèle aussi
des forces de déblocages et de prodigieux supports de changements. Mais
Crozier ne raisonne pas en termes de forces, mais en termes d'organisations
et d'individus insérés dans des catégories administratives. Il s'interdit du
même coup d'examiner le processus social en dehors du modèle culturel
français qu'il a dégagé de ses analyses sur la société bureaucratique. Jean-
Daniel Reynaud, dans sa préface à l'ouvrage de Haroun Jamous Sociologie
de la décision, confirme cette critique. Il fait remarquer
« qu'il y a de bonnes raisons ici de ne pas vouloir suivre de trop près le modèle
proposé par Michel Crozier. Même si l'on peut constater dans le système hospi-
talier, et surtout dans le système universitaire, l'existence d'un cercle vicieux,
il y aurait quelque abus à le traiter de bureaucratique ... Un système féodal
peut être un admirable exemple de système auto-entretenu ; il n'en est pas pour
autant bureaucratique ... Bien plus, il s'exerce en grande partie contre des pres-
sions bureaucratiques cherchant à défendre des particularismes locaux, les privi-
lèges et droits acquis, les pouvoirs des prépondérants contre les tutelles adminis-
tratives. C'est donc seulement l'hypothèse culturelle de Crozier qui s'appliquerait
ici : elle permettrait de comprendre, en en donnant une nouvelle illustration, les
rapports très particuliers des citoyens français avec.leur Etat ... Mais, et là nous
rejoignons l'auteur (Jamous),' ces remarques expliquent en partie le style de la
décision, elles n'expliquent pas la décision elle-même » z2,
On peut approuver cette critique : le modèle culturel français tiré de
l'analyse du système bureaucratique ne peut qu'expliquer le style de cer-
taines décisions. Fruit de certaines traditions - d'ailleurs inégalement
répandues dans le processus social - il ne permet à la rigueur que la com-
préhension des décisions auto-adaptatives du système. Il ne rend pas
compte d'interventions extérieures, du changement et de la multiplicité des
possibles. La critique de la théorie du changement chez Crozier rejoint la
critique de sa théorie de la rationalité : encore classique, non totalement
multi-rationnelle, elle empêche de prendre en compte les possibles mutations
des valeurs et du même coup de la société.
Si, chez Crozier, il y a code (le système) et surcode (les possibilités d'adap-
tation), ces dernières sont minoritaires et ne servent qu'à renforcer le code.
Ne pratiquant pas la multi-rationalité et l'ayant seulement constatée,
Crozier a une conception encore mono-finaliste et en un double sens : il
n'a pas une théorie de l'avenir possible qu'il pourrait opposer au présent
(comme Ozbekhan), encore moins l'idée qu'il pourrait exister plusieurs
avenirs simultanément possibles (comme nous-même). Un paradoxe : l'in-
suffisance de la critique idéologique de Crozier l'empêche de construire une
théorie des mutations. La critique idéologique impeccable de Castells le
conduit cependant au même résultat. Ces deux auteurs, diamétralement
opposés, ont ceci de commun qu'ils ont tous deux immobilisé le phéno-
mène. Remarquables et complémentaires analyses synchrones de la société
d'aujourd'hui qui ne parviennent pas à réinjecter le changement.
22. Op. cit., p. 12-13. : _.
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290
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L'IMPASSE DE CASTELLS
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La problématique de Castells

Pour cet auteur le terme de planification urbaine renvoie non à une


science normative des bonnes formes urbaines, mais à un moyen de con-
trôle social de l'ordre urbain. Mais ce moyen de contrôle n'est pas quel-
conque. Il s'agit d'interventions dépendantes des institutions administrati-
ves et politiques, c'est-à-dire investies d'autorité.
Ici la doctrine s'oriente vers l'analyse du processus engagé à l'occasion
d'une initiative de l'administration pour résoudre un problème posé, par
exemple celui de la pénurie de logement. Elle se double d'une analyse des
planificateurs, comme profession, insistant sur le rôle que ceux-ci jouent dans
une telle séquence. Le schéma de Crozier cumule les deux thèmes : il élimine
le débat idéologique sur les fins de la planification et fait une étude du
processus de décision. Il démonte le réseau des intérêts en jeu, s'oriente
vers une systématisation des découvertes. La sociologie devient une socio-
métrie. Faiblesse de cette thèse : peut-on étudier les acteurs indépendam-
ment du contenu de leur débat ? Quel est le degré d'autonomie du jeu
d'interaction par rapport aux actions elles-mêmes ? Qui sont ces acteurs ?
Peuvent-ils être définis en soi, sans référence au contenu social qu'ils expri-
ment ? Tout repose sur le postulat philosophique selon lequel il faut
« mettre l'accent finalement sur la liberté de l'homme qui reste, quelle que
soit sa situation, un agent autonome capable de négocier sa coopéra-
tion » 24.
Selon Castells, ce point de vue est en retrait sur le fonctionnalisme et
entraîne à une philosophie de l'histoire en partant des acteurs.
Peut-on, par exemple expliquer en France que les opérations d'urba-
nisme sont surtout le fait d'initiatives de l'Etat qui dépassent les collectivités
locales, par la peur du face à face des Français ? Castells a beau jeu de
!
répondre que la planification urbaine en France est beaucoup plus portée
vers l'aménagement de la croissance que vers l'équipement des consomma-
teurs. 'Des homologies existent entre systèmes d'acteurs et rapports stmc-
turels, mais les lois de cette cohérence échappent à l'analyse stratégique
et « celle-ci ne pourra qu'accumuler des constatations aussi intelligentes
que pittoresques o (article cité, p. 419). , .. .

23. Voir son article « Vers une théorie sociologique de la planification urbaine u, Sociologie
du travail, 4, 1969, p. 413 et suiv. ; également La question urbaine. Il est clair que nous n'en-
tendons pas ici présenter ime analyse critique de la totalité des thèses marxistes sur les pro-
cessus décisionnels ; le très intéressant ouvrage de J. Lojy-HD?E,La politique urbaine en région
pari.sienne, a paru au moment où notre livre était sous presse. Les travaux très riches de Topalov,
de Nlingasson et de son équipe ne sont pas encore publiés. Autant d'auteurs, autant d'analyses
marxistes différentes, qui relèveront d'autant d'appréciations différentes.
24. M. CROZIER,Pour ? une analyse sociologique de la planification française », Reiiue
française de sociologie, VI, 1965, p. 147.
' ': ' . ZM
'
.f:,, _ _ .
Quel est donc le schéma proposé par Castells ? Et d'abord son cadre
théorique de référence ?
C'est l'ensemble conceptuel élaboré par Louis Althusser et les chercheurs
de l'Ecole normale supérieure à partir de la lecture du Capital 25, Castells
rappelle donc que dans ce cadre il existe le mode de production ; que dans
tout mode de production il y a un système dominant variable que sa place
dans la structure caractérise ; que dans tout monde de production il y a un
système déterminant en dernière instance qui lui est invariant : c'est l'éco-
nomique ; que dans le système économique il y a trois éléments : la force de
travail, les moyens de production (objet et moyen de travail) et le non-
travailleur ; que les caractéristiques du mode de production capitaliste
(MPC) sont les suivants : la relation de propriété et la relation d'appro-
priation sont homologues. Le non-travailleur est propriétaire de la force de
travail et des moyens de production et à la fois contrôleur du processus
technique de la production. Le système économique n'est pas seulement
déterminant mais dominant ; qu'enfin une distinction sépare structures et
pratiques, les pratiques étant « les rapports entre les différents éléments
et les différentes structures », et les agents « ri étant que le support de ces
rapports structurels ».
Castells en conclut que « la planification urbaine est, en général, l'inter-
vention du système politique sur le système économique au niveau d'un
ensemble socio-spatial spécifique, afin de régler le processus de reproduc-
tion de la force de travail (consommation) et de reproduction des moyens de
production (production) en dépassant les contradictions suscitées dans l'in-
térêt général de la formation sociale dont il assure la subsistance » (p. 422).
Idée essentielle : il y a pour Castells autonomie de la planification par
rapport aux groupes sociaux spécifiques et asservissement à la matrice
sociale dans laquelle elle s'insère ; « elle apporte les retouches nécessaires aux
articulations non essentielles pour préserver la bonne marche p (p. 422).

L'application des schémas d'Althusser au système urba,in


Castells appelle système urbain l'articulation spatialement spécifique
des éléments fondamentaux du système économique :
n Le système urbain est la structure des rapports entre processus de production
et processus de consommation dans un ensemble spatial donné à travers un pro-
cessus d'échange et un processus de gestion de ces rapports urbains. Donc les
trois éléments du système sont : P (production), ensemble d'activités productrices
de biens, services et informations (exemple, l'industrie, les bureaux) ; C (consom-
mation), ensemble d'activités relatives à l'appropriation sociale individuelle et
collective du produit (exemple, la résidence, les équipements collectifs) ; E (échan-
ge), échanges produits entre P et C à l'intérieur de P et à l'intérieur de C
(exemple, la circulation, le commerce) ; G (gestion), processus de régulation des
rapports entre P, C, E, (exemple, gestion municipale, plans d'urbanisme) » (p. 423).

25. Par exemple Louis ALTHUSSER, Pour Marx ; Louis ALTHUSSER et E72I1Ile BALIHAR,
Lire « Le CapitalIl; POULANTZAS,
Pouvoir politique et classessociales.
' '
292 , .
Les acteurs sont définis par leur insertion dans une série de dichoto-
mies fondamentales que l'on retrouve dans le système urbain, opposition
entre production et consommation, P/C, opposition à l'intérieur de C
(processus de politique dans le système urbain) entre domination et subor-
dination, ce qui correspond à la gestion investie d'autorité (A) ou exercée
par des organisations (0) : A/0 ; différenciation des niveaux entre la
spécificité du système urbain (niveau local) et l'ensemble de la structure
(niveau global) G/L,.
L'auteur propose à titre d'exemple des expressions concrètes de ces
combinaisons définissant des acteurs réels engagés dans une opération urba-
nistique. '
Castells nous présente un tableau (p. 424) :

Combinaisonthéorique j d'acteur « concret»


structurella Exemple ,

O-G-P Grandes entreprises internationales.


O-G-C Syndicats de salariés.
O-L-P . Chambre de commerceet de l'industrie.
O-L-C ""

A-G-P . jle Organismesde planificationurbaine, par exemple


District ou la Datar. Le caractère P ou C
G ...... des organismeset des services.
dépend
A-L-P . Comitésd'action concertéeou d'expansionrégionale.
A-L-C ' Institutionsmunicipales.
O: organisation ; G : global ; P: centré sur la production ; C: centré sur la consom-
mation ; L : local ; A : autorité. _

Dans ces conditions « une politique urbaine, c'est-à-dire un ensemble


t de décisions portant sur les processus spécifiques à une unité urbaine,
(p
est en effet du système urbain sur lui-même à travers une action réalisée
par son système d'acteurs » (p. 424). Comment dépager les sous-groupes
de cette politique ?<: II y a la politique d'équipement (axée sur la subven-
tion aux besoins de consommation collective non satisfaits, par exemple,
les parcs de loisirs et les logements publics) ; la politique d'aménagement
(celle qui est centrée sur'l'organisation fonctionnelle des conditions générales
de l'activité, par exemple un plan de transports) ; la politique de développe-
ment (celle qui porte sur une restructuration des rapports entre les éléments
du système urbain). En deçà des politiques urbaines, il y a aussi la non-
politique ou le pur maintien de fonctionnement, ce qu'on pourrait appeler
une « police municipale ».
Castells a ainsi tracé le champs de la liberté de la politique urbaine
dans le système capitaliste : ajustements ne remettant pas en cause le sys-

, .- ' ' - . 293


" . .... "'
..."
tème et facilitant son fonctionnement grâce à une triple politique d'aménage-
ment et de développement.

Critique de Castells
La critique idéologique de la liberté est ici au premier plan puisque le
sujet est évacué, n'est plus que le support de contradictions et d'interac-
tions.
L'analyse systémique est évidente mais au niveau de l'ensemble de la
société, et non spécialement de l'urbain. Le système de Castells reproduit
fidèlement le modèle marxiste revu par Althusser, et aboutit finalement à
une conceptualisation simple mais fortement structurée et reposant sur une
définition d'ensemble et un champ théorique cohérent.
On peut lui reprocher de ne pas donner une place spécifique à l'urbain.
Cest pour lui le lien où s'exercent des tensions politiques et de gestion pour
rétablir l'équilibre quand il est mis en péril par l'ensemble du système.
C'est donc un domaine plus qu'un système - et c'est justement ce qui
fait l'intérêt de ce point de vue. La ville n'est que la manifestation concrète
d'une inquiétude ; ce n'est pas le but final comme chez Forrester 26. Les
agents sont dépersonnalisés. Ils ne sont plus que l'articulation particulière
des rapports entre éléments. Définition critique qui exclut le psychologisme
de Jamous.
Mais cette critique idéologique impitoyable et digne d'approbation
s'accompagne d'un silence total (un auteur est aussi intéressant par ce qu'il
ne dit pas que par ce qu'il dit) sur la théorie du changement : on voit mal
comment le code invariant de l'économique, dans le mode de production
de
capitaliste, peut changer quelque chose puisque chaque fois qu'il y a des
difficultés il y a restructuration des éléments du système. Récupération et
adaptation constante du système. Ce pessimisme de Castells rejoint celui de
Forrester. Pas de possibilité de jouer. Le système se guérit de lui-même. Le
seul système étudié est celui du capitalisme industriel des années 1970.
On ne peut, grâce à Castells, accéder à la connaissance et à l'élaboration
pratique d'un autre système. Pas de prospective possible. Aucun dépasse-
ment des limites du code. Le critique marxiste ne veut pas « savoir il
critique seulement. Il a la bonne conscience d'avoir « purgé le moteur ».
Aucun changement n'est possible sauf (mais Castells ne le dit pas, même
s'il incline inéluctablement à le penser) la révolution 27, mutation brutale qui
permettrait de passer d'un code à un autre. Le grand soir. Mais même dans
cette hypothèse Castells n'indique pas comment on passe d'un code à un
autre, ne se demande pas un instant si dans le code capitaliste il n'existe pas
des éléments qui, par une prise de conscience progressive, changeraient un
jour radicalement le système... Conception ici encore mono-finaliste. N'existe

26. Dans Urban dynainics,1969.


27. Déductioninévitable.La réforme est impossiblepuisque le systèmes'auto-adapteen
permanence. Pour le changer il ne reste que la révolution. Mais laquelle et comment ?

294 .
qu'un présent dénoncé. Castells ne s'intéresse pas à l'avenir, encore moins à
la multiplicité simultanée des avenirs possibles. La multi-finalité est totale-
ment absente.
j de Castells : il se situe aux antipodes de la pensée de Crozier,
Paradoxe
puisqu'il opère une critique idéologique en s'appuyant sur l'invariance du
; code économique, mais il aboutit à la même impuissance en ce qui concerne
) le changement. Dans les deux cas, la société est bloquée ; on peut même ,
affirmer que Crozier tente par divers procédés de la débloquer alors que
Castells, visiblement impressionné par la prégnance des déterminismes et
des auto-adaptations ne propose en rien l'esquisse d'une théorie de change-
ment. Mais il tente de proposer une pratique du changement.

Un deuxième Castells .... :. -- . ' r.' .


Il faut cependant tenir compte des derniers articles de Castells 28 : devant
le blocage déterministe, le praticien de la ville s'insurge. Si le système est
lourd de contraintes, si les appareils d'Etat reproduisent les contradictions et
sont incapables par leurs décisions de modifier le système, il reste encore
quelque chose à faire sur le plan de ce qu'il appelle les « luttes urbaines ».
Le dernier mot n'est pas encore dit. Le changement peut peut-être passer
par une révolte pratique. Disant cela Castells se subvertit, dévie de son ana-
lyse théorique. Ce qu'il propose, ce sont des solutions déviantes.
Remarquer les fissures, les hiatus et les contradictions, les porter à jour,
les rendre publiques ; essayer de déchirer le voile idéologique pudiquement
jeté par le planificateur sur les conditions insupportables de la vie quoti-
dienne : ainsi s'établit non un changement - n'a-t-il pas été occulté et
rendu théoriquement impossible par les analyses précédentes ? - mais un
travail de sape toujours possible. Les actions urbaines comme les occupations
sauvages, les refus d'expropriation, les journaux exhibés, autant de lieux de
rénovation particulièrement durs et affichés comme tels. A l'image innocente,
salubre et pulvérisante de la ville, imposée par le pouvoir, à la qualité de la
vie, forme vide destinée à fournir une couverture idéale, doit s'opposer la
'
production de « contre images n avec la même insistance, la même répétition
entêtante, le même bruit. Violence des faits à opposer à la violence des dis-
cours.
Il est intéressant de remarquer que si le système dénoncé ne peut que se
reproduire, il ne tient qu'aux usagers une fois instruits, mais qui ne « peu-
vent > rien, de ne se laisser manipuler que catastrophiquement. C'est donc
un mode négatif du changement qui s'impose ici : concentrations d'expulsés,
tracts, manifestations. En somme, dès qu'il s'agit de faire bouger la machine,
( il faut sortir du déterminisme non à l'aide de concepts mais grâce à une
/' / Î t pratique. La déviance considérée comme élément perturbateur est ainsi valo-
risée.

28. Luttes urbaines où sont repris divers articles

'
, , M5
j
'
, ,
,1. .
C'est un virage vers le schizo-analyse : couper les flux, couper la circula-
tion, enrayer ou tout au moins faire remarquer et montrer les trous, jeter le
trouble. Ces quelques points désignent réellement comme lieu d'attaque possi-
ble une opération clef : l'usage de l'image comme moyen de pression, l'exhi-
bition en contrepoint de la « nouvelle société » d'une contre, d'une sous-
société inquiétante.
Mais cette nouvelle orientation de Castells n'infirme en rien nos critiques
à l'égard de son système d'interprétation ; je dirais même qu'elle vient à
l'appui de cette critique. Car c'est bien en dehors, à côté de son analyse et
par d'autres voies que le changement est évoqué ; encore cette voie est-elle
négative.
Jamous, qui paraît se situer entre les deux systèmes opposés de Castells,
Althusser et de Crozier, propose une théorie originale et mixte qui, par une
évacuation limitée du sujet, va tenter de prendre en compte le problème
du changement. ;; _
'
. _
LE MEDIATEUR DE JAMOUS
Selon Jamous 29 l'explication crozierienne en terme de crise et de solu-
tion à la française laisse pendants des éléments du processus : « L'activité
du groupe des jeunes médecins au sein d'un parti politique spécifique ;
leur nomination dans des cabinets ministériels, l'initiative qu'ils prennent en
faisant appel à une autorité supérieure certes, mais dont les idées interven-
tionnistes et les positions idéologiques ne sont pas fortuites ... »
Il existe ici une dynamique volontariste orientée par des valeurs poli-
tiques dont ne rend pas compte « la solution à la française » qui met plutôt
en avant les dysfonctions qui portent atteinte à la suivie du système.
L'étude du cas réforme médicalo-hospitalière révèle qu'il a fallu : qu'au
sein du système les dysfonctions soient stigmatisées par une nouvelle
catégorie professionnelle, née en ressentant le décalage entre ses apports au
système et le faible bénéfice qu'elle en retirait ; que soit élaboré par quel-
ques représentants un ensemble cohérent de solutions techniques ; que ces
solutions reflètent des orientations profondes et des attentes de certaines
couches nouvelles de la société globale ; qu'enfin les visées qu'impliquaient
la solution rencontrent une volonté convergente au sein des institutions et
des hommes chargés de gouverner.
Jamous insiste beaucoup sur le fait que « l'alternance crozierienne de
routine et crise coïncide avec l'apparition et l'émergence de nouvelles valeurs
et de nouveaux groupes sociaux » (p. 140).
« Les dysfonctions ne peuvent être posées comme causes du change-
ment », mais comme « des instruments au service de volontés et de groupes
sociaux » (p. 141). Les dysfonctions de Crozier sont ici reléguées dans le
tiroir des instruments : elle ne provoquent le changement qu'au moment où
29. Dans Sociologiede la décision, « La réforme des études médicaleset des structures
hospitalièresIl. ,.. ;
'
296 .
la convergence de deux volontés favorables, l'une émanant du pouvoir, l'autre
de la société, manipule des dysfonctions pour transformer le système.
On peut résumer la pensée de Jamous par un extrait de son livre : « La
décision autoritaire ici étudiée ne se ramène donc pas à un retour du balan-
cier comme le donnerait à penser Crozier. On ne transforme pas l'ensemble
en se fondant sur les valeurs et les objectifs quasi immuables d'un système
tendant automatiquement vers la rationalité 30.
Mais Jamous estime que, dans cette réforme, ce rôle de la personnalité
de Robert Debré a été considérable. Et le choisissant, les jeunes médecins
ont choisi le maximum d'ambitions mais aussi le maximum de difficultés,
et bouleversé les règles du jeu du système par un coup de force (p. 152). Il
rejoint les thèses wéberiennes sur le pouvoir charismatique et le rôle des
fortes personnalités. Jamous tente une synthèse Marx-Weber : il montre que
l'analyse des deux tendances de la bourgoisie - l'une libérale, défendant
les règles du jeu qui l'avantagent, l'autre jacobine et étatiste - est capitale
pour comprendre l'action du charisma : « Celui-ci n'a pu opérer et aboutir
que lorsque les problèmes scientifiques et techniques pendants depuis de
longues années ont pu se traduire à travers cette dualité ou cette contradic-
tion sociale (p. 156).
Cet auteur est incontestablement dans une direction nouvelle : sans
considérations générales et fumeuses, il réfléchit sur la décision en elle-
même, dans ses composantes, à partir d'une étude empirique 31 ; il a une
vision non illusoire de, la décision ; il insiste à plusieurs reprises sur les déter-
minations objectives qui font que la décision n'est pas libre.
Par exemple il écrit : « Les conditions socio-historiques énoncées ont
provoqué avec une forte probabilité, le choix de cette personnalité réfor-
matrice et déterminé la forme et la nature de la décision (p. 161) ; il
utilise les notions de syntagme et de paradigme chères à la linguistique
moderne. C'est-à-dire qu'il emprunte à une autre discipline les moyens d'or-
ganiser sa théorie de la décision.
Mais il n'a fait aucune analyse théorique susceptible de fonder son
analyse et d'expurger définitivement certaines erreurs, contradictions et
incertitudes.

Critique de Jamous
La théorie de Jamous opère une critique idéologique efficace mais par-
tielle. Efficace en ce qu'il montre que les dysfonctions crozieriennes ne sont
que les instruments et non les causes du changement et que, seules, les
nouvelles valeurs portées par de nouvelles couches sociales sont causes de
changement et se servent des dysfonctions à cette fin. Partielle en ce qu'il
30. P. 147. Jamousrejointici mes critiquessur les blocagesde Crozierdus à son refus
de miseen causedes valeursdominantes, ce qui conduitinéluctablementà des objectifsim-
muablesde mono-rationalité(voircet ouvragep. 232 et suiv.).
31. Mais la réformemédicalo-hospitalière
a joué un rôle beaucoupplus grand dans la
de sa théorieque le RERdans la mienne.
constitution

297
'
.. '
conserve en partie le sujet par son appel aux théories charismatiques. Cha-
risma prédéterminé par les conditions socio-historiques mais charisma dont il
n'explique pas exactement les mécanismes. Que les personnalités jouent un
rôle dans l'histoire est une évidence. Mais qu'est-ce à dire ? Pourquoi le
héros de certains eoeurs féminins était Gary Grant en 1950 et le hyppie en
1970 ? Pourquoi le charisma du général de Gaulle portait sur certaines caté-
gories et pas d'autres ? Pourquoi ce même charisma a-t-il été impuissant en
mai 1968 ? En d'autres termes, le sujet est peu de chose en cette affaire, et
l'important est la charge sociale et culturelle de son impact. Le rôle du
sujet réside moins dans ce qu'il apporte par lui-même que par ce que la
société, à un moment donné, lui prête, et fortifie donc en lui.
Rôle des personnalités, certes. Mais les partisans des théories charisma-
tiques sont incapables de prédire les types de personnalités adaptés à la
situation politique ou professionnelle de telle catégorie en l'an 2000, ou en
11an 2050, car ils ne connaissent pas exactement les conditions socio-histori-
ques d'avènement de ces catégories futures. Il manque une prospective
sociologique du charisma. Ce serait faire preuve d'un « tonus x épistémolo-
gique quelque peu atténué que de résoudre le problème par une dialectique
personnalité-catégorie. Car, si cette dialectique est réelle une fois que la
catégorie est née, elle est dépourvue de signification lorsqu'elle est en train de
se construire. Jamous le montre bien lorsqu'il retrace l'histoire de cette
catégorie nouvelle des jeunes médecins qui n'avait pas encore rencontré des
exigences favorables de la société politique. On peut affirmer exactement
que ceux-ci se sont servi de Robert Debré au moment où les conditions
objectives rendaient possible cette utilisation : nécessité d'une action de force
pour charger un système auto-entretenu. Serait-ce la thèse de Jamous ? Pas
exactement : Jamous insiste sur l'importance du charisma et du réenchante-
ment du monde. Il ne se demande pas si l'importance de Robert Debré
dans cette affaire ne correspond pas à un modèle culturel très particulier :
importance de la catégorie du grand homme pendant la période gaulliste,
personnalisation considérable du métier de mandarin (mais c'est un système
qui a sa cohérence, pourquoi y ajouter l'analyse du charisma ?) D'autres
exemples de personnalisation peuvent être trouvés dans l'histoire politique
des pays sous-développés. Besoin pour le peuple tunisien de cristalliser
ses espoirs en Bourguiba au moment de la lutte pour l'indépendance natio-
nale ; besoin pour les révolutionanires soviétiques de se cristalliser en
Lénine ou en Staline... Il faudrait plutôt analyser ce besoin, en dessiner les
contours, les structures, que d'opérer la fuite en avant dans l'analyse qui
est le recours au charisma du sujet.
C'est si vrai, qu'aujourd'hui, dans un pays du bloc socialiste - par
exemple - ce n'est pas à un homme fort à qui on ferait appel pour changer
un sous-système auto-entretenu mais au parti unique qui, par un jeu de
forces très prégnant, contraindrait le sous-système à s'incliner. Il en est
ainsi, en Union soviétique, des rapports de l'Etat-parti avec l'union des

298 .

f' '
écrivains. Le modèle de Jamous n'est donc pas universel. Il est le reflet du
modèle culturel dominant en France durant le règne gaulliste. L'exemple de
Paul Delouvrier, en région parisienne, rentre dans le cadre de ce modèle :
là où le régime politique installe à son sommet un grand de Gaulle, le
régime politico-administratif se servait de mini de Gaulle efficaces chacun
à leur échelon. La Quatrième ou la Troisième République avait produit
d'autres modèles de hauts fonctionnaires à l'image atténuée et déplacée des
chefs politiques du moment. L'avènement de Georges Pompidou a encore
modifié les choses et le haut fonctionnaire des années 1972-1973 présente
encore d'autres caractéristiques à l'image du chef du moment.
Jamous ne peut donc faire une théorie générale à partir de son cas. Mais
surtout il ne peut traiter son cas comme une dialectique du charisma de
Robert Debré et de la catégorie des jeunes médecins exploités et voulant
changer le système. En fait Robert Debré renvoie autant à son fils Michel,
Premier ministre, qu'à l'image du père régnant sur la société politique.
Cette analyse eut permis à Jamous de penser la décision en termes de
processus particularisé selon un système social, une époque, etc., de la
juxtaposer avec d'autres types de processus et d'en dégager un modèle
général plus complet. Son psychologisme, sa fuite en avant weberienne
l'en ont empêché. ".. j. , , _ ,
' '
Une ambiguïté, déterminisme ou volontarisme ?
En ce qui concerne la liberté dans la décision, la position de Jamous est
déterministe. Mais visiblement plein de respect (légitime !) pour Robert
. Debré, il insiste par ailleurs sur le volontarisme de cette décision. Volon-
tarisme du paradigme qu'il énonce ainsi : « C'est la considération de l'aspect
volontariste qui porte, là encore, à privilégier l'indépendance de ces deux
variables » (p. 176). « C'est-à-dire la variable état du système et la variable
volonté politique. La volonté politique serait donc indépendante de l'état
du système ». Il parle encore dans le même sens de l'aspect « volontariste
_ du paradigme » (p. 177). Passons sur la tautologie qui consiste à imposer par
la propre volonté du chercheur un volontarisme à la décision, et admirons
cette résurgence de la volonté individuelle ou d'un groupe pour un auteur
qui se réclame à la fois de Marx et de Weber.
Jamous écrit (p. 167) qu'il entend privilégier le volontarisme afin d'évi-
ter de tomber dans un déterminisme simpliste et mécaniste. Il estime qu'il est
toujours possible à un groupe de décideurs de tourner au profit d'une valeur
donnée (volonté politique) un système dont l'état par ailleurs est déterminé.
Immédiatement après, il ajoute que cette volonté politique s'exerce dans
le sens de la plus grande probabilité, toutes les combinaisons n'étant pas
équiprobables. Même raisonnement (p. 169) pour le choix de la personnalité
représentant du groupe. Mais Jamous reconnaît que, de toutes façons, cette
personnalité devait être : de l'ancien système ; vieux et honoré dans cet
.. 299
' '
. ,. _ _
ancien système ; prêt, n'ayant rien à perdre, à aider les jeunes ; muni
d'appuis politiques.
Il aperçoit bien la nécessité de dégager des données qu'il appelle varia-
bles ; il en isole quatre : l'état du système, la solution de rechange, le type
d'exigence, l'état du pouvoir. Il fait utilement varier ces éléments les uns
par rapport aux autres. C'est un véritable code qu'il établit.
Curieuse résurgence de la liberté pour un auteur qui écrit et répète que
les conditions socio-historiques ont provoqué avec une forte probabilité :
le choix de la personnalité réformatrice, la forme et la nature de la déci-
sion.
On insiste sur ce point : dès lors que l'exigence de changement était
forte, dès lors qu'il s'agissait d'un système auto-entretenu avec des grands
patrons à la tête du système qui sont en même temps des notables très
importants de la société globale, c'était nécessairement l'un d'eux qui pouvait
x faire passer la réforme ».
Parmi les deux ou trois grands patrons réformateurs, le plus réformateur
et le plus efficace de tous a été choisi : c'était le père très vénéré du
Premier ministre en exercice. Dira-t-on que cette paternité était un hasard ?
Vision superficielle et rapide. En réalité dans un système auto-entretenu de
grands mandarins il est inévitable qu'à ce niveau les relations soient très
étroites et familiales entre : grands patrons, grande bourgeoisie d'affaires,
monde politique au niveau le plus élevé. Si Robert Debré n'avait pas été
le père de Michel Debré, il en aurait été l'oncle, le cousin, le beau-père ;
ou encore il aurait été l'ami d'un ou de plusieurs ministres importants.
Et ce raisonnement, valable pour le choix de la personne, vaut égale-
ment pour la forme et le contenu de la décision. Ce qu'écrit, d'ailleurs,
l'auteur. Pourquoi dès lors réintroduire le volontarisme désuet de la vieille
pensée humaniste ? Parce que Jamous a craint qu'on ne lui reproche une con-
ception trop mécanique. Ne disposant pas de notions de codage et de
surcodage, il se révèle incapable d'expliquer le changement autrement que
par le recours à un homme providentiel doué de charisma, dont il nous dit
d'ailleurs qu'il était prédéterminé par les conditions socio-historiques.
.; . ,. ,..
'
Incertitudes sur le paradigme
Faute d'une présentation théorique rigoureuse, l'auteur utilise des no-
tions - syntagme, paradigme - dont il déforme le sens. Et ce, sans nous en
avertir. Selon Saussure, dans le syntagme les termes sont in presentia, dans
le paradigme au contraire ils sont in absentia. De son côté Barthes précise
dans < Eléments de sémiologie 32 que le syntagme correspond à un axe
linéaire ou horizontal de la parole : la parole ou la chaîne parlée et le
paradigme correspondent à l'axe vertical ou associatif : ensemble de termes

32. « Eléments de sémiologie», Communications,


4.
'
. .." "
virtuels qui constitue la langue. En somme, en termes plus vulgaires, le
syntagme est l'énoncé effectif : pour une décision ce serait celle qui effec-
tivement a été prise en un énoncé apparent ; la chaîne paradigmatique
c'est la série d'énoncés virtuels voisins, contigus à l'énoncé effectif : pour la
décision ce serait la chaîne de décisions qui auraient pu être prises et qu'on
a négligées.
Or, pour Jamous (p. 162), l'emploi du terme « paradigme n'est suivi
d'aucune précision et, par son vague, renverrait le lecteur à la notion classi-
que platonicienne de paradigme, à savoir, le modèle. Même chez Platon,
d'ailleurs, cette notion est très ambiguë 33.
En fait Jamous semble l'employer au sens de Saussure et de Roland
Barthes, puisqu'il énonce une combinatoire de quatre possibilités.
En somme que fait Jamous ? Il établit un code dont il énonce les élé-
ments, les lois de relation, voire les lois de variations. Il aboutit même à 24
combinaisons correspondant à 24 situations à chacune desquelles on pour-
rait lier un type de décision ou de non-décision. Avec Jamous la théorie
de la décision devient opératoire au sens non figuré du terme : on peut en
manipuler les éléments, les faire jouer les uns les autres et obtenir des pro-
duits paradigmatiques intéressants.
Mais si Jamous établit un code il ne dit pas exactement qu'il en constitue
un. Il ne dégage pas les conditions épistémologiques de possibilités d'un
code, de même que ses conditions d'applications. Du même coup, il ne
dégage pas la notion de surcode, de surcodage, qui est pourtant la seule
susceptible de rendre compte de la liberté et du changement. Il se condamne
alors à percevoir seulement dans l'ensemble la combinaison des détermi-
nismes et à y échapper par le recours à la liberté d'un charisma. C'est la
psychologie d'un Robert Debré qui explique les variations et non la société
elle-même 34.
Les réflexions épistémologiques font ici défaut. Si, comme la biologie
nous l'apprend, l'homme est né par hasard - comme la nature - son
comportement relève des mêmes déterminismes et du même hasard que la
nature. Il est faux d'opposer le déterminisme de la nature à la liberté de
l'homme, et, par voie de glissement, le déterminisme de la société à la
liberté de l'individu médiateur. Tout ce bloc, nature/homme, société/
individu relève des mêmes lois. Dès lors il est vain de tenter de placer en
Robert Debré les possibilités de variations du système et Robert Debré,
élément du système, doit être envisagé comme fonction et instrument que le
système se donne pour opérer son changement. Point n'est besoin ici de faire
appel au volontarisme, au charisma et à Max Weber 35.
33. V. GOLDSCHMIDT, Le paradigme domç la dialectique platonicienne.
34. Jamous dit aussi, il est vrai, que le choix de ce grand médiateur était prédéterminé.
Mais alors quoi ? Qui détermine quoi ? Les conditions socio-historiques ou l'homme média-
teur ? Il s'agit là ou bien d'un cercle vicieux ou bien d'explications systémiques possibles
mais bien vagues.
35. Je préfère de beaucoup l'interprétation du concept du Nolontaiisme que donne
J.-D. Heynaud d:ins sa préface à l'ouvrage de Jamous : a L'expression en termes volontaristes

' .- ... 301


, ,
Ceci explique la position intermédiaire de Jamous entre Crozier et
Castells.
Par rapport à Crozier, Jamous fait une critique idéologique plus
poussée, met en avant le rôle des nouvelles valeurs portées par les nouvelles
catégories sociales. Du coup, il explique mieux que Crozier le problème du
changement qui est non causé par des dysfonctions dans le cadre des
objectifs immuables de la société mais par de nouvelles valeurs qui se ser-
vent de ces dysfonctions pour entraîner le changement.
Par rapport à Castells, Jamous fait une critique idéologique moins pous-
sée, puisqu'il conserve un certain rôle du sujet (le médiateur) sans se de-
mander suffisamment si le sujet n'est pas le support des interactions sociales,
et sans faire la critique prospective du rôle des personnalités dans une
société donnée. Mais, le grand avantage de Jamous sur Castells est qu'il pos-
sède les rudiments d'une théorie du changement.
Le reproche qu'on peut lui faire réside dans son appel au charisma dont
il n'explique pas le contenu relatif à chaque moment d'une dialectique et
qui, de ce fait, repousse l'explication à un autre niveau.
La conception de Jamous est donc restée partiellement psychologique,
faute d'une théorie élaborée du codage et surtout du surcodage, liberté que
se donne le système et qui se traduit dans le style de la décision. Du coup,
ses conceptions restent ambiguës, mono-finalistes en ce que l'avenir est
conçu comme produit par le présent, par les dysfonctions et valeurs peu à peu
transformées du présent ; en même temps, Jamous fait tout reposer sur les
catégories nouvelles porteuses de nouvelles valeurs.
La multi-finalité n'est donc pas impossible. Mais l'ambiguïté demeure
et Jamous n'a pas suffisamment explicité sa conception de changement
pour qu'on puisse qualifier sa théorie de multi-finaliste.

" ' ' " '


LE BRIO CYNIQUE DE FORRESTER

C'est dans un grand nombre d'ouvrages et d'articles 36 et en particulier


dans Urban dynamics que J.W. Forrester a posé le problème des modèles et
de leur rapport réel, et qu'il a été amené à se poser et à résoudre le pro-

a l'avantage de nous rendre attentifs à la constitutionde la situation,de nous empêcherde


la croire définieune fois pour toutes, de nous obliger à suivre dans leur réalité les processus
qui conduisentà la décision.Mais mise à part cette valeur heuristique,elle ne révèle pas
quelque chose de différent que trahirait un langage '' mécaniste ". On peut la préférer
pourvu que l'on sache que c'est par commoditéet qu'on a pas pris là une décision épisté-
mologique». Je crains que Jamous n'ait pas explicité de façon épistémologiqueson volon-
tarisme, ce qui l'a entraîné vers les notions charismatiqueset weberiennes.L'ensemblel'a
conduit alors à une très hypothétiqueréconciliationdes deux courants marxisteset wéberiens.
36. Industrial dynamics ;Principlesof systeim ; « Marketgrowth as influencedby capital
investment »,Irulustrial ManagementReoiew, IX (2), hiver 1968 ; « Indtlstrialdynamics
after the first decade», ManagementScience,14 (7), mars 1968. En langue françaiseon peut
utiliser l'excellent recueil des textes et conférencesde Forrester et de son équipe réunis
par Max STEmv,François BuRsAuxsous le titre Analysedynamiquesde l'évolutionurbaine.
Egalement la contributionde FORRESTER au colloque de Bellagio,Prospectiveet politique,
p. 221.

3M
blème du changement. Nous choisirons Urban dynamics car cet ouvrage
constitue un cadre commode et précis de discussion critique.
Forrester part d'une conception psychanalytique du système : pour lui la
nature des systèmes complexes fait souvent apparaître une cause possible
proche des symptômes, mais cette cause apparente n'est qu'un système
de plus et non un levier sur lequel on peut agir sur le problème fondamen-
tal, « quand nous agissons pour faire disparaître une série de symptômes nous
en faisons réapparaître une autre série. C'est le système lui-même qui déter-
, mine l'ordre d'apparition des contraintes et des difficultés et qui guide les
gens d'une décision vers la suivante, chaque décision en fait ne faisant que
provoquer le malaise suivant » 37.
Ces idées ont visiblement inspiré l'ensemble des participants du colloque
de Bellagio puisque la déclaration finale constate que < le diagnostic est
fréquemment énoncé et que les remèdes proposés se bornent souvent à
supprimer les symptômes au lieu de s'attaquer à la cause première »
(Prospective et politique, p. 7).
r"- Or le système urbain s'insère dans cette analyse : c'est un système
' / complexe, c'est-à-dire un système dont le comportement est dominé par des
processus de feed-back non linéaires aux boucles muJtiples. Et ici l'analyse
j mathématique ne servirait à rien, car les propriétés non linéaires sont très
( difficiles à traiter analytiquement. Le seul moyen est l'expérimentation sur
le système lui-même ou en simulation sur la représentation du système.
Nécessité donc d'un modèle. Le modèle Urban dynamic répond au pro-
blème par l'étude des causes de la décadence des villes et de la concentra-
tion du sous-prolétariat. Le centre du problème est l'énumération et la
description de la multitude des conditions qui influencent la migration et le
changement de catégories socio-économiques. Forrester est donc amené à
étudier le concept d'attrait nécessaire à la compréhension du phénomène
migratoire.
Un autre aspect essentiel du modèle est la description des facteurs qui
déterminent la vitesse à laquelle les gens changent de catégories socio-
économiques et quittent la catégorie des sous-employés pour celle des
travailleurs ou celle des travailleurs pour celle des cadres et des dirigeants.
Quels premiers enseignements se dégagent des simulations du modèle ?
Ces systèmes sociaux s'opposent à tous les efforts pour les modifier
venus de l'extérieur : Forrester montre comment un programme de forma-
tion professionnelle peut augmenter le chômage ; comment une aide finan-
cière extérieure peut faire monter le niveau des impôts qu'une ville sera
obligée de percevoir sur ses habitants, ou encore comment un durcissement
des normes et des restrictions peut, en fait, faire monter le nombre de ses
logements.

37. Extrait de a Toward a national urban consensus », mars 1970 in Max STERN, François
BURSAUY,op. cit.

303
Autre constatation : un changement de politique dans un système social
produit en général un effet à court terme opposé à l'effet à long terme.
Des actions qui écartent dans l'immédiat un type d'inconvénients peuvent
ultérieurement produire des effets inverses et une dégradation de la situation
et des contraintes plus pénibles : un programme de formation professionnelle
commence par réduire le nombre de gens n'ayant pas un emploi correct
avant de l'augmenter dans un deuxième temps.
/* En somme, des motifs et courants humanitaires font prendre des mesu-
' ; res à effets fugitifs qui, provoquant une amélioration à court terme, sont
suivis de détériorations, y compris du groupe précis en faveur de qui on avait
) cru agir. Quelques exemples : l'argent n'est pas tout et une aide financière
accrue ne peut que repousser le jour où l'on doit affronter les véritables
causes de la dégradation et qu'elle peut d'ailleurs accélérer. Ainsi de la len-
teur de la circulation qui justifie le financement d'une voirie nouvelle dans
le centre des villes, qui fera croître la circulation qui, à son tour, fera croître
demande de parkings, amènera plus de gens au centre-ville, densifira et
la
finalement ralentira la circulation. Plus nous courons, plus nous prenons du
retard.
De même les droits d'enregistrement, la taxe à la valeur ajoutée, le
glissement des impôts des personnes vers les entreprises pénalisent les élé-
/ ments les plus mobiles de la population urbaine. Il en résulte un processus de
/ sélection qui attire vers le centre-ville les gens et activités qui ne se
)r suffisent pas à eux-mêmes, et repousse ceux dont on aurait le plus besoin
pour conserver une communauté hétérogène, une stabilité sociale et une
vitalité économique. En sortant des limites des villes pour profiter, en
,
banlieue, de l'aide des impôts suburbains et de l'Etat, on est sur le point de
'
transmettre la crise à l'ensemble de la nation américaine. Début de la spirale
de dégénérescence du tissu urbain ; concentration des gens dont les res-
sources sont faibles au Nord-Est en remplacement de ceux qui s'en vont,
modification continuelle dans le mauvais sens de la répartition socio-
économique de la population, départ accéléré de ceux qui le peuvent.
De même encore, la désintégration des communautés, l'augmentation
des crimes rendent nécessaire la protection de la police. Mais le développe-
ment des forces de police diminue la nécessité d'une discipline interne des
communautés et indirectement le nombre des délits augmente.
Les plans directeurs et prévisions d'aménagement affirment que tout
sera meilleur et plus abondant pour chacun. Buts impossibles à atteindre. Si
on imagine une ville moins peuplée et moins polluée, qui a plus d'emplois,
plus de logements à faibles loyers, avec des salaires élevés, tout le monde
s'y précipitera jusqu'à ce que les prix montent et que ses fonctions soient
si surchargées qu'elle n'ait plus aucune supériorité.
Chaque amélioration est obligatoirement accompagnée par un phénomène
de compensation négatif.

'
"-"3M
Quelles sont donc les propositions de Forrester pour échapper à ces
cercles vicieux ?
Il propose de démolir les logements insalubres sans en reconstruire de
neufs en leurs lieux et places. Il y aura moins de logement pour autant d'ou-
vriers et même pour davantage. En effet, l'augmentation concomitante de
l'activité industrielle et les possibilités de formation sociale rendent la zone
très attractive pour les classes défavorisées, et cela bien que les possibilités
de logement soient diminuées.
Solution à l'évidence cynique puisque Forrester ne s'intéresse nullement
à deux catégories défavorisées : ceux qui en raison de la pénurie de loge-
ment ne pourraient accéder à la ville malgré l'attrait nouveau qu'elle exerce
sur eux ; ceux qui dans la ville ne pourraient, ou ne voudraient, en raison de
leurs capacités (ou de leur système de valeurs différent), faire la course à la
promotion sociale et seront plus défavorisés encore.
Un cynisme non réaliste < .
Ceci constitue la première critique qu'on peut faire à Forrester. Il est
cynique » mais est-il tellement réaliste ? Ces catégories non prises en
compte dans son modèle ne risquent-elles pas d'en fausser l'application ? Il
« oublie » délibérément non seulement ceux qui ne pourront pas suivre le
cours de la concurrence mais encore ceux qui ne le voudront pas en raison
des changements de valeurs. Ozbekhan et Hermann Kahn, qui sont plus
réalistes, ont montré le changement radical des valeurs qui s'amorce dans
certaines catégories sociales des sociétés sur-développées. Les raisons de <
l'attrait de la ville - promotion, salaire, logement - sont les valeurs uti-
litaires traditionnelles de la société industrielle. Or ces valeurs tendent à
décliner. Le modèle de Forrester est au contraire fondé sur leur perma-
nence, et son programme d'action sur leur persistance. Supprimez la volonté t
de travailler, de gagner de l'argent et de vaincre : vous faussez totalement
le programme de Forrester, vous l'empêchez d'aboutir. Comme d'ailleurs
vous supprimez l'attrait pour les villes et donc le cercle vicieux initial dé-
noncé par l'auteur.
Deuxième critique : le concept de ville et l'attrait qu'elle exerce (qu'elle
doit exercer) ne sont pas mis en cause. Il y a là une sorte d'anthropomor-
phisme,la ville est une personne avec ses contradictions et sa dégradation.
L'analogie est trop poussée. Forrester ne se pose pas un instant une question
plus en amont : pourquoi des villes, après tout ? Pour des raisons économi-
ques de main-d'oeuvre industrielle ? Lee scénario de l'inacceptable de la
Datar (Documentation française, juillet 1971) montre justement de façon
intéressante, dans la France de l'an 2000, le déclin de certaines villes, la
liaison intime assurée avec la campagne, etc. Amorce d'une critique de la 't
ville à laquelle Forrester reste totalement étranger. Il prend la ville comme
un donné définitif et les catégories qui l'habitent avec leurs valeurs domi-
nantes. Sa vue réaliste, par sa synchronie même, tombe dans l'irréalisme. Il
. . -;.. _ M5
' ' - '' ' '. '
211
n'aperçoit pas les forces souterraines que secrète le système et qui brise-
ront (ou aideront les technocrates à briser) le cercle vicieux de l'inaccep-
table.
Conception synchrone et mono-finaliste puisqu'il n'envisage pas un autre
avenir possible que celui qui continue le présent.
Les cercles vicieux de Forrester font songer à ceux de Crozier : la
dégradation est, dans les deux cas, toujours plus avancée et se traduit par des
crises.
Mais, dans le cas de Crozier, la critique idéologique est plus poussée.
Crozier, on l'a vu, ne raisonne plus en termes de mono-rationalité. Sa
solution (investissement dans l'apprentissage institutionnel) est différente
de la solution de Forrester. Mais Forrester présente un avantage : son
cynisme le conduit à -évacuer le sujet. Il l'évacue, il est vrai, de deux façons.
L'une réaliste : « c'est l'ordre d'apparition des contraintes et des difficultés
qui guide les gens d'une décision vers la suivante, chaque décision en fait
ne faisant que provoquer le malaise suivant 38. Point de vue sérieux dont
on peut se servir dans une nouvelle théorie de la décision. L'autre, cynique
et donc irréaliste lorsqu'il évacue certains typés de défavorisés et certains
types de valeurs portées par de nouvelles catégories. En termes traditionnels,
le sujet risque ici de porter un démenti cinglant à l'abstraction de l'analyse.
Dans les termes nouveaux d'une théorie nouvelle de la décision, Forrester
dispose d'une redoutable et efficace théorie du codage mais est totalement
dépourvu d'une théorie du surcodage, liberté que se donne le système de
changer ses contraintes. , ._ .,

LA BALEINE MALADE DE PAGES ^' ' ' "'

C'est dans La vie affective des groupes que Max Pagès expose ses idées
sur le changement. Il serait extrêmement maladroit de tenter de résumer les
concepts de Pagès. Pagès adopte en effet une conception expérimentale de la
recherche. Son livre est partagé en deux parties : l'historique du groupe de
la baleine ; l'esquisse d'une théorie des relations humaines.
Or les deux parties sont indissociablement liées. Mieux vaut donc ren-
voyer à son livre et en particulier à une lecture attentive des procès-verbaux
commentés des quatre journées du groupe de la baleine.
Nous nous contenterons ici de résumer en style télégraphique les idées
de Pagès sur les problèmes :
- Du changement ; vision optimiste. Le changement social est
possible
grâce à la créativité du groupe.
- Du sujet ; évacué en partie car il n'a de sens
que dans la relation
d'amour mutilé avec le groupe. Relation d'angoisse qui peut se résorber
dans un processus de fusion.
.
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38. Toward a national urban consensus. _-va: ..

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- De la critique idéologique ; critique partielle puisque l'évacuation du
sujet est partielle, mais critique efficace en ce que les valeurs sont mises en
doute, comme elles le sont par les psychanalystes et plus encore par l'anti-
psychiatrie. Pagès critique la distance entre médecin et malade et préconise
la fusion. Critique qui reste partielle cependant car le sujet n'est pas conçu
comme le support des interactions sociales. Les rapports de classes ne
sont pas évoqués. La critique du progrès et de la rentabilité n'est pas amorcée.
- Des solutions ; la solution de Crozier ne déplait pas à Pagès. Mais il
estime que Crozier pose le problème en termes de pouvoir (contrôle de la
source d'incertitude), ce qui n'explique rien. Il faut éclairer l'analyse de
Croziei par la question : qu'est-ce qui explique le pouvoir ? Le pouvoir
n'est pas une donnée première et irréductible. Pour Pagès, la relation de
pouvoir est une réaction de défense contre l'incertitude (« Nous disons l'an-
goisse de la séparation », p. 411). Avant donc de pratiquer l'apprentissage
institutionnel croziérien, Pagès propose l'analyse de groupe comme moyen
de se libérer de l'angoisse de la séparation. Ce traitement psycho-sociologique
commande tout traitement sociologique ultérieur.
Pagès possède donc, à l'évidence, une théorie du code (le sujet dans le
groupe) et du surcode, la créativité du groupe, liberté que se donne le
groupe de changer son comportement et le comportement individualisé de
chacun des membres en profondeur. On peut même se demander si sa con-
ception de créativité du groupe ne permet pas une multiplicité des avenirs
possibles et donc une multi-finalité. Mais Pagès ne s'est pas expliqué sur ce
point. La critique idéologique pagésienne, seulement partielle, l'empêche
d'orienter cette créativité de groupe vers un volontarisme créatif, discontinu
et épuré des concepts idéologiques dominants des sociétés industrielles :
.
progrès et utilité 39.

LA VIGIE D'OZBEKHAN .
Pour Ozbekhan le changement est provoqué seulement par l'individu.
<: Seul l'individu peut provoquer de tels changements dans les valeurs »
(Prospective et politique, p. 89). De « tels changements signifient non des
changements apparents par substitution ou aménagement (tel que la décou-
verte de l'étrier, de la presse à imprimer ou du bateau à vapeur) mais des
changements qui entraînent un redéploiement radical des valeurs. Or, ce
deuxième type de changement naît « sous forme d'idées nouvelles dans le
cerveau d'un individu et se socialise ensuite dans la société. Ozbekhan
prend la précaution de préciser qu'il ne s'agit pas là d'élitisme... Ces
inventions ne sont pas prévisibles et sont discontinues. « Les changements
de valeur se présentent toujours comme des idées, réactions ou intuitions
individuelles et il y a progrès dès qu'elles se diffusent dans une partie

39. Sur ce point voir cependant sa note sur les 'T groups américains déjà citée en 2e
partie, chapitre 2. , _ ,
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importante du système social » (p. 90). Ceci signifie que la « désirabilité
le perfectionnement et même « l'amélioration sont des idées individuelles
bien que la même idée puisse apparaître en même temps dans plusieurs,
voire dans de nombreux cerveaux. Ceci entraîne à un état de conscience collec-
tive qui aboutit à un postulat défini « la planification est l'organisation du
progrès » (p. 90).
Il faut rapprocher cette analyse des propositions qu'Ozbekhan avait
faites depuis 1965 en s'inspirant d'une idée de Bertrand de Jouvenel : la
création d'une institution-vigie qui se donnerait pour tâche de détecter le
champ des possibles et les nouvelles valeurs.
Ces idées d'Ozbekhan appellent les observations suivantes. Cet ouvrage
leur est assez redevable pour se permettre maintenant quelques critiques.
La critique du sujet est ici absente. Individu créateur soit, si c'est pour
exprimer le truisme du passage nécessaire par l'individu. Mais il n'existe
chez Ozbekhan aucune ébauche de critique de cette idée traditionnelle de
la créativité individuelle. Encore une fois elle est une évidence, mais non
critiquée. Dans quelles conditions un individu peut-il créer ? Quelles condi-
tions tenant à son histoire, à celle de sa famille, à celles de sa classe ou caté-
gorie sociale sont plus favorables à sa créativité que d'autres ? Que signifie
cet individu créatif détaché de tout contexte ? Quand Ozbekhan se défend
d'un certain élitisme, n'avoue-t-il pas implicitement qu'il a senti la fragilité
de son analyse sur ce point ? Et le fait d'affirmer qu'une idée peut naître
dans les cerveaux de plusieurs individus à la fois ne constitue encore qu'un
truisme qui reporte la difficulté sur un autre plan. Dans quelles conditions,
historiques ou autres, les idées créatives peuvent-elles naître dans l'esprit de
plusieurs individus ? En fait les individus pluralisés d'Obzekhan ne sont
pas reliés entre eux, sont détachés de tout contexte historique, socio-éco-
nomique, culturel. La créativité de groupe, chère aux psycho-sociologues,
n'est même pas évoquée.
Ozbekhan constitue un exemple très paradoxal de critique idéologique
poussée sur les valeurs mais totalement absente sur le sujet.
Pourquoi ? Parce qu'il ne se pose pas du tout le problème en termes de
forces ou de classes qui ont intérêt à maintenir ou à changer.

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Absence d'une théorie des forces

Ozbekhan parle comme un haut fonctionnaire prospectif. Comment chan-


ger ? En opérant bien sûr une vigoureuse critique des valeurs existantes,
mais aussi en créant un nouvel organe, l'institution-vigie. Tentation tech-
nocratique et aristocratique fréquente. Nous ne disconvenons pas de l'utilité
d'une telle institution, nous critiquons seulement le caractère insoutenable-
ment limité d'une telle proposition par rapport à l'envergure du problème à
; résoudre et nous reprochons à Ozbekhan de ne pas avoir appliqué à sa propre
\ catégorie de chercheur, son impitoyable critique des valeurs et de ne pas
'
310
s'être demandé une seule fois s'il n'était pas victime lui-même des illu-
sions d'une idéologie technocratique.
Cette position d'Ozbekiian s'explique largement par l'absence d'une
théorie des forces sociales. Sur quelles forces, classes ou groupes (peu
importe le terme) Ozbekhan compte-t-il s'appuyer pour créer cet avenir
volontaire qu'il préconise ? Ces forces politiques et sociales sont totalement
absentes de son analyse comme leur dialectique et leurs intérêts sont totale-
ment absents du colloque de Bellagio dans son ensemble.
Enfin, même dans le cadre technocratique qui est le sien et compte tenu
de la contribution considérable qu'il apporte à la science de la prospective,
on peut reprocher à Ozbekhan d'avoir insuffisamment ouvert le champ des
possibles.
La conception qu'il se fait du volontarisme créatif « inventé », discon-
tinu, rompant avec le présent, constitue un concept heuristique d'une grande
portée.
Il change les conditions habituelles de la réflexion en ce domaine. Il
permet le passage des changements continus et partiels aux changements
totaux de valeurs, de la prévision à la prospective. Mieux, Ozbekhan, qui
raisonne en systémiste complet, propose la création d'une institution-vigie
qui peut explorer le champ des possibles. Mais nulle part Ozbekhan n'expli-
que comment explorer le champ des possibles. Il oppose le volontarisme
créatif au présent continué mais ne se demande pas s'il n'existerait pas
plusieurs volontarismes créatifs simultanés avec chacun leur méthode,
leurs échelles de valeur et leur contestation de la société présente. L'idée
de multi-rationalité est perçue par Ozbekhan de façon encore trop vague et
confuse. Le concept lui-même n'est pas élaboré. Encore moins son corrolaire,
le concept de multi-finalités simultanées d'un système.
Ozbekhan marque une véritable rupture avec Jamous, Castells, Crozier,
Pagès, grâce à son concept de volontarisme créatif opposé au continuum du
présent ; mais il a conservé de l'ancien système l'idée de mono-finalité,
puisqu'il n'imagine pas la diversité des avenirs créatifs ni ne propose une
méthode pour les explorer.
Conclusion nuancée : la théorie du code est ici présente (exposé critique
des valeurs qui sous-tendent de façon assez cohérente la société d'aujour-
d'hui) ; la théorie du surcode n'est pas exactement absente puisqu'il déve-
loppe sa théorie d'un avenir créatif. Mais le surcodage reste mono-finalitaire
. et sommaire. C'est une théorie du surcode qui n'a pas encore pris conscience
d'elle et de l'extraordinaire champ des éventualités qu'elle-même, malgré
son excessive prudence, a suscité.
La position des neuf auteurs peut se résumer dans le schéma des p. 308
et 309.
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CONCLUSION : POUR UNE NOUVELLE ANALYSE THEORIQUE

A ce point de notre recherche, après avoir analysé les dysfonctions de


Crozier, la critique idéologique partielle de Jamous, la critique idéologique
poussée de Castells, l'évacuation du sujet de Forrester, la créativité de
groupe de Pagès, le volontarisme créatif discontinu et la critique d'Ozbek-
han, enfin la critique cybernétique d'Etzioni, comment faire une véritable
synthèse dialectique ? ,
Le seul moyen consiste ici à se couper totalement - et provisoirement -
de ces théories et à faire quelques emprunts à des sciences méthodolo-
giquement plus avancées et qui ont déjà dû se confronter avec les exi-
gences pratiques de la liberté. Ces emprunts conceptuels à des sciences
étrangères devraient permettre ici encore de forcer le barrage épistémo-
logique et de présenter finalement une théorie systémique et homogène
de la liberté. _ _

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CHAPITRE II _

Esquisse d'une 1
théorie politique
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L'approche systémique nous a appris qu'une décision était liée d'une
multitudes de manières à l'environnement (culturel, politique, social, géo-
graphique, etc.), que ces liens, loin d'être causaux et simples réagissent y
les uns sur les autres et ne pourraient en aucun cas être analysés comme
des chaînes déductives ordonnées selon une loi de la rationalité. Autant de
liens, autant de rationalités. De plus, la critique du sujet, de son autonomie,
non seulement a conduit à suspecter une finalité que le sujet proposerait
pour lui, mais à la déplacer (il vise ceci mais en réalité il poursuit cela) à
la condenser : il poursuit ceci et cela (sans même s'en douter, surtout quand
les deux fins sont contradictoires). Ou encore à la suspecter radicalement,
c'est-à-dire à la nier, pour la remplacer par de multiples finalités que l'on
pourrait nommer celles du hasard, et pour lesquelles l'homme serait une
pièce du jeu, parmi d'autres, son apparition, sa conservation et sa repro-
duction, nouées dans une histoire des mondes en extension... :
Dans un cas (finalité déplacée) on peut donner l'exemple du lapsus,
de l'acte manqué, des infimes détails non coordonnés dans nos conduites et
nos discours : le discours dans son élaboration vise une fin, que le lapsus
dément, indiquant par là une autre finalité, visée par le système psychique
dans son ensemble.
L'analyste qui est à l'écoute de ces diverses voix parlant en même temps,
sait discerner, comme le musicien exercé à la polyphonie, les divers fils
conducteurs dans l'unité apparente du discours.
Les spécialistes de science politique n'ont pas manqué de percevoir, dès
septembre 1958, l'extraordinaire ambiguïté du texte constitutionnel proposé
au pays. Il contenait une diversité de discours en surimpression. On peut,
par commodité, les réduire schématiquement à deux : il y avait le discours

1. Dans L'antt-Œdtpe, Deleuze parle de surcode. Son surcode n'a aucun rapport avec
le nôtre. Le surcode de Deleuze est un super-code, celui de l'Etat qui lie tous les autres
codes et tente de les dominer. Au contraire notre surcode n'est pas un code, c'est un passage,
un mouvement créatif de code à code. ''' =

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..... ' 313
parlementaire propre à convaincre la classe politique de Paul Reynaud à
Guy Mollet. Les politiciens en ont tiré la conclusion que le Premier mi-
nistre responsable devant le Parlement restait le chef du gouvernement.
Il y avait aussi le discours présidentiel, propre à rassurer les gaullistes, avec
les responsabilités particulières du Président et ses possibilités de recours
,direct au référendum. Ce discours-là, lu par les dirigeants du Parti socialiste
autonome et par Pierre Mendès France était irrecevable. Deux discours, l'un
sous l'autre. Deux lignes qui se démontent. Deux finalités avec deux
écoutes et donc deux effets différents. Finalité déplacée ici en raison de
l'ambiguïté du discours qui entraîne des interprétations différentes z.
Mais en dehors de l'ambiguïté du discours, la finalité peut être encore
déplacée : le texte de la Constitution de 1958, déjà ambigu en lui-même,
s'insérait dans une ambiguïté plus fondamentale encore : les français ont-ils
approuvé ce texte ou plutôt l'appel que le général de Gaulle leur lançait
- dans une conjoncture nationale difficile ? La finalité avouée du texte -
donner une nouvelle Constitution à la France - en cachait une autre :
donner les pleins pouvoirs au général de Gaulle afin d'éviter la guerre
civile. Finalité déplacée ici par l'influence de l'environnement sur la ques-
tion officiellement posée.
La notion de finalité déplacée a été évoquée par l'école américaine
(Hirschman, Lindblom) tout au moins d'une manière implicite : en effet,
les recherches de Hirschman sur le développement économique 3 et celle
due Lindblom sur l'action 4 tendent à prouver qu'une attention flottante, une
« sage et salutaire négligence », étaient plus utiles pour la résolution d'un
problème qu'une méthode visant l'équilibre et une programmation dé-
taillée : l'application à une politique de développement, qui vise l'accroisse-
ment de production, de ce qu'on pouvait appeler une finalité flottante, est
plus rentable que la méthode classique.
Hirschman pense qu'une croissance déséquilibrée qui vise tantôt un
objectif, tantôt un autre, suscite une mobilisation accrue des ressources,
provoque des pénuries et des troubles qui seront compensés par une produc-.
tion en expansion : ces objectifs changeants, qui se recoupent ou se ren-
voient les uns aux autres, peuvent faire penser à une sorte de finalité mul-
tiple : on pourrait cependant répondre que malgré tout, la finalité visée,
dominant l'ensemble, est celle du rendement accéléré - finalité qui, elle, ne
se déplace pas - et que la notion de finalité multiple n'est qu'un sous-
produit pratique et n'est pas théorisée.
Chez Lindblom, la théorie d'une finalité non simple, non unique est plus
travaillée ; il n'est pas simplement constaté que la pratique est décousue,

2. Denis Maldidiera montréque les discoursdu général de Gaulle, lus par six quotidiens
parisiens, correspondenten fait à six interprétationsdifférentes (Langue française, février
1971, p. 34).
3. Strategyof economicdevelopment,trad. française,Editionsouvrières,1964 ; du même
auteur, Face au déclin des entrepriseset des institutions.
4. The scienceof muddlingthought. " .

314 .
mais qu'il est impossible théoriquement de penser en termes d'objectif clair
et distinct, totalement perçu : l'impuissance de notre entendement, le man-
que d'information, l'impossibilité de tenir présent à l'esprit un grand nombre
d'indications, de prévoir toutes les conséquences d'un projet font qu'il est
inutile de viser « grand et large » ; il faut donc restreindre, fragmenter,
latéraliser les objectifs jusqu'à les oublier pour ne s'intéresser qu'aux moyens.
« Prendre les moyens pour les fins, et l'arbre pour la forêt ». Ces proposi-
tions, qui sont généralement entendues comme reproches, subissent un
retournement qui en fait des axiomes.
Les deux auteurs de cette critique de la mono-finalité, suivis en cela par
Klein et Meckling, attaquent donc les notions d'économie équilibrée, de
prévision, de direction centralisée, et de vision intégrée au départ d'une
décision : ces critiques sont intéressantes, bien que peu théorisées en ce qui
concerne Hirschman, et bien qu'elles n'entraînent pas Lindblom à envisager
une notion de finalité différente et positive. En effet, une sorte de pessi-
misme à la manière kantienne trace les limites négatives de la finalité
classique, mais ne permet pas d'y échapper autrement que par un relativisme .
individualiste : Lindblom prêche l'action individuelle avec son intérêt propre
(sa finalité) exacerbé (le manque de théorie positive, nous l'avions vu pour
Forrester, conduit souvent au cynisme).
Il est intéressant de noter l'utilisation de cette finalité dispersée, en de-
hors de l'emploi qu'en font les théories de l'organisation, par les récits d'ac-
tion comme la Bible : le deuxième livre de Samuel, où est racontée l'histoire
de David, donne de la conduite de ce roi une idée assez proche d'un mar-
ginalisme décousu : ses serviteurs poursuivent des finalités que David ignore
ou refuse vigoureusement - « fallait-il donc qu'Abher mourut comme
l'impie ? » - mais qui se trouvent servir admirablement sa gloire.
On lit en quelque sorte la volonté - insconsciente - de David de
devenir devenir le roi à travers les finalités adverses, partielles de ses ser-
viteurs et surtout de Joab, comme on lit, sous les discours officiels, clairs et
rationnels des hommes politiques, en filigrane, un tout autre discours composé
de leurs lapsus, de leurs oublis, de leurs hésitations.
Tout autre est la finalité condensée. La condensation de finalités diffé-
rentes et inverses peut être illustrée par l'exemple de la fuite « sur place »
de l'adolescent. Ces conduites névrotiques, compulsives, que sont les « fu-
gues », sont très bien décrites par le docteur Laing 5 comme « nceuds » qui
se resserrent de plus en plus quand on essaie de les tirer dans un sens :
je veux fuir ma famille parce qu'elle m'insupporte et me prive de toute
personnalité, mais je la fuis pour un endroit où je serais en sécurité, et
l'endroit où je suis le plus en sécurité (et heureux) c'est ma famille.
Des exemples de décisions publiques qui répondent à ce schéma sont
nombreux. Ils ont souvent l'allure compulsionnelle des fugues d'adolescent.
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5. Voir L'administration prospective, p. 221 à 262..

' . .
" 315
Ainsi du processus de réforme administrative par la création de nou-
veaux organes chargés de coordonner l'action enchevêtrée des anciens :
fuite en avant qui ne résoud rien car cette coordination surajoute son propre
enchevêtrement à l'enchevêtrement précédent. De là la nécessité d'autres
déblocages, etc. Faut-il rappeler aussi que Saint-Just était très hostile à la
peine de mort, était opposé à toute forme de terreur et que, pour lui, le triom-
phe de la justice ne pouvait être assuré que par la persuasion bienveillante
de la vertu ?Et que jamais les révolutionnaires de 1917 n'ont voulu établir le
pouvoir de la bureaucratie et de la dictature ?
Autant de comportements étranges et compulsionnels qui poussent exac-
tement à établir ce à quoi on veut tourner le dos.
Ces différentes critiques de la finalité interdisent toute idée de création
finalisée répondant au but ou aux vœux d'un individu, voire d'une classe,
d'un milieu, d'un gouvernement. Vue parfaitement irréaliste que celle qui
consisterait à poser un objectif en pensant le réaliser à plus ou moins brève
échéance, même en introduisant, dans le processus de réalisation, plus ou
moins de délais, bruits et déformations. En terme de mislti-finalité, la fin
visée n'est peut-être pas celle que je crois moi-même, elle peut être double,
ou inverse, ou encore elle peut servir une finalité toute autre qui la phago-
cytera. Ainsi, par exemple, de la « récupération » ; une « avant-garde » qui
prône la destruction de l'objet esthétique est récupérée, c'est-à-dire détournée
de sa finalité par une finalité supérieure, de la manière suivante : on « ex-
pose dans les galeries les déclarations « contre-esthétiques-», ou encore
les « destructions d'objet », et, ce faisant, on les réinstalle dans leur situation
d'objet d'art. La condensation de finalité, et sa « contradiction » sont vécues
intensément par les professeurs et étudiants qui entendent « changer le
système en y restant, c'est-à-dire attaquent l'éducation, la fonction de
l'université, etc. en se servant de leur place dans cette université, et en
espérant, contrairement à toute rationalité (mais pourquoi pas ?), que la
finalité de leur propre sous-système triompherait de la finalité globale du
système. Toujours en termes de multi-finalité, cette vision n'est pas irréaliste
car leur propre objectif peut rencontrer des objectifs parallèles et s'y allier
en dehors du système universitaire (ouvriers, syndicats, paysans) comme
cela a été le cas en mai 1968. Déplacement, phagocytose, condensation
donnent à la finalité un nouveau visage que nous avons nommé multi-
finalité.
Est-ce à dire que la multi-finalité équivaut à une négation de toute
finalité, dirons-nous, positive ? Toutes ces visées se combattant, se « dou-
blant », aboutiraient-elles à une anarchie ? L'objectif effectivement atteint
n'ayant plus rien d'un objectif mais étant une boule sortie au hasard d'un
concasseur ? A ce compte, un fatalisme découragé s'installerait à la racine
de toute action et toute entreprise devrait être abandonnée. Or nous pensons
que cette finalité éparse et multiple n'est pas une négation de toute finalité,
qu'elle est justiciable d'une analyse et que, pratiquement, l'utilisation de la
"
316 .
méthode linguistique permet de construire un modèle pour la décision,
analogue aux modèles qui servent, dans le domaine esthétique particulière-
ment, à distinguer les différents niveaux ou interviennent les finalités, à les
faire jouer entre eux et à déterminer par quelle sorte de mécanisme l'effet
produit (par le tableau, par le texte) a été obtenu.
Encore une fois nous voici amené à utiliser des techniques, des métho-
des empruntées à des domaines de sciences humaines voisins.
Que nous apprend la réflexion sémiologique 6 concernant un tableau, un
texte, ou généralement une oeuvre ? Que les différents codes, à l'aide duquel
il peut être analysé en éléments, donnent la possibilité à l'émetteur comme
au récepteur d'un surcodage assez souple : autrement dit non seulement
permet de dégager une multi-finalité, mais encore montre que c'est ce
« surcode » qui donne à l'oeuvre - on serait tenté de dire - sa valeur, mais
on dira seulement son style.
'
Le code et ses usages
Qu'entendre par code et surcode ? .
Dans son acception la plus stricte, le code est arbitrairement construit :
grâce à lui on répartit une série linguistique (phonèmes, ou voyelles, ou
éléments quelconques d'une série) suivant une dichotomie, de telle manière
que l'ancienne suite soit établie de manière unique. Coder, en ce sens, c'est
remplacer une suite par une autre dont les éléments sont définis selon une
même règle d'opposition : ainsi la suite des voyelles A E 0 U E A 0 peut
être codée : 00 01 11 10 01 00 11, si l'on l'on a choisi comme code :
A D00, EA, 01, 0 à 11, UA 10 : il ne nous a fallu que deux signes pour éta-
blir une information effective et 14 bits pour développer la série. Il est
évident que je peux attribuer trois signes à chaque voyelle, au lieu de deux,
ou un signe : en cela mon code est arbitraire, mais en tout cas il doit être
explicite ; il ne peut être transgressé puisqu'aussi bien il ne servirait plus
à rien (cela reviendrait à dire qu'il existe une loi de commutation en mathé-
matique, mais qu'elle peut être transgressée...) Autour de ce sens du terme
code utilisé en cybernétique, s'en construisent d'autres, utilisés fréquemment
et de manière à la fois laxiste et divergente. Le code garde son arbitraire
et sa connotation de contraignant : les linguistes et les épistémologues l'em-
ploient quand ils veulent indiquer un cadre de contraintes mesurables que la
structure exerce sur les éléments du système.
Quand Mounin ou Martinet (Elé?nents de linguistique générale, t. 18)
disent que le code est le stock dans lequel on choisit entre les unités pour
construire des messages ou énoncés, ils désignent par là aussi bien le lexique
6. La sémiologie, dans ce sens, est la science des sens et des significations qui peuvent
être dégagés d'un système, quand il est analysé d'un point de vue linguistique. Ainsi on
parlera d'une sémiologie des mythes (Lévi-Strauss), d'une sémiologie picturale (Marin), d'une
sémiologie de la mode (Barthes). 'Le sens de cette définition ne recoupe pas celui que donne
G.G. Granger dans Essai d'une philosophie du style, ou plus exactement il le condense et
le résume. En négligeant les différences que Granger établit entre sémiologie I, II et III
(voir i6id., p. 140 et suiv.).

317
que la syntaxe c'est-à-dire l'ensemble contraignant de la langue, à partir de
laquelle est chiffré (ou codé) chaque élément. Ce qu'on peut retenir de cette
définition c'est la contrainte, un certain arbitraire donné. Quand le récep-
teur du message comprend ce message il a décodé (attribué un ordre, fait
correspondre structure et éléments) les éléments du message. Ainsi la notion
de code sert à décrire l'opération de mise en rapport (émetteur) comme
celle du déchiffrage (receveur) ; elle sous-entend qu'il y a un système clos,
structuré selon certaines règles.
Quand l'ensemble à déchiffrer n'est plus une langue, mais un analogue
de la langue, une hypothèse de travail, le système doit être fabriqué, c'est-à-
dire délimité, pour que puissent fonctionner des éléments différentiels
repérables et qu'une structure contraignante puisse être décrite. C'est ainsi
que l'on peut repérer des unités distinctes et différentielles dans un espace
auquel seront liées des significations : le système de transcription musicale
obéit à un code (linéaire, sur le modèle de l'écriture) ; le système de repré-
sentation graphique obéit à un code visuel très précis (et très bien connu
depuis les analyses de Bertin) 7.
Plus le code construit s'approche de la définition de l'informatique, plus
il est univoque et ne peut être « transgressé » : en somme, mieux le domaine
étudié est connu, délimité, réduit à ses éléments, plus il est arbitraire, plus
il est contraignant : il est évident qu'un code graphique ne peut
être transgressé sous peine de réduire à néant l'effort de construction du
code lui-même, et la lisibilité de l'ensemble 8.
Pour une langue, la difficulté de clore le système lexical, de stabiliser
l'usage (les modes, l'argot, les néologismes, la destructuration continuelle de
la langue par la parole) rend le problème du code plus complexe. Ce stock
dans lequel on puise, contrairement à un code que l'on définit soi-même,
n'est pas entièrement connu. A ses limites il est même plus que nébuleux,
la plupart du temps il est traité par analogie, tâtonnements, subit en retour
les réactions que son emploi douteux a produites. Ainsi les enfants font-ils
« l'expérience v des mots vides de sens et que remplissent peu à peu les
réponses des grandes personnes. Perdant sa construction arbitraire, il perd de
son aspect oppressif, il devient souple. La langue, en contact avec d'autres
systèmes de communication - gestuel (domaine du visuel et du tactil),
expressif (domaine du vocal, visuel, tractil et olfactif) - ne peut s'en tenir
à un code strict, elle emprunte et convoie d'autres codes, dès qu'elle se
parle, code dont elle ne possède pas le chiffre en elle-même. Ainsi le ton
de la voix n'est pas un élément du code, de la langue et aucune règle ne
prévoit, ne codifie de quel ton (chaud/froid, passionné/plat, etc.) je dois dire
tel ou tel énoncé.

7. Jacques BERTIN, « La graphique n, Communications, 15 et Sémiologie graphique.


8. Voir Anne CAUQUEmN, « Surcode et transgression », communication au VIIE congrès
d'esthétique de Bucarest, 1972 (actes du congrès) et son article, a Le surcode : application
à l'image », Annales, 1973.

318
De cette constatation naît la notion de la diversité des codes en jeu dans.
la langue parlée pour que soient véhiculés effectivement un message et la
possibilité de variations de l'information par variations dans la proposition
des codes. , . , ' ..
".': ,: . ;... " .... -.. ,, ".. , .
Définition du surcode , ,. .
-
Quand il s'agit d'autres langages et non plus de langues, la pratique
de la sémiologie suppose cependant comme hypothèse de travail : que l'objet
de l'étude soit un système dont on puisse repérer les éléments (système de
sens) ; qu'il soit en rapport avec les systèmes voisins, de telle sorte que des
relations entre systèmes puissent être aussi repérées et analysées (système
d'interprétants ou de signification).
Or, le plus souvent, le système de sens n'obéit pas à des lois spécifiques
qui n'auraient pas de lien avec celles d'autres systèmes voisins. Au contraire
la plupart du temps un système a pour contrainte les lois d'un autre
système. Ainsi, un tableau fait jouer une série de codes : code perceptif, qui
permet de reconnaître « quelque chose », une figure sur un fond, un code
figuratif qui permet de reconnaître un motif, une figure non quelconque,
et un code représentatif qui assigne des limites à la reconnaissance.
Or chacun de ces codes ajoute une contrainte, mais aussi des significa-
tions supplémentaires. Aussi bien, les rapports qui lient chaque système de
sens à son voisin - système perceptif, système figuratif, système représen-
tatif - sont-ils des rapports de signification.
Autrement dit, chaque système prend une nouvelle valeur en acceptant
d'être codé par le système voisin. Une interpénétration des différents sys-
tèmes au niveau des significations, telle est la définition du surcode.

Le surcode, ses trois étapes " . -' .


Le surcode permet, d'une certaine manière, de « résoudre le problème du
passage des structures aux significations c'est-à-dire de définir ce que
pourrait être une finalité multiple à partir des finalités de systèmes diffé-
rents : tout se passe, dit G.G. Granger, comme si cette addition de codes
auxiliaires permettait l'apparition du « style 9.
Autrement dit, encore, comme si le style, c'est-à-dire la note personnelle,
individuelle, libre qui régit une oeuvre, une action, voire une décision, était
le résultat de contraintes additionnées.
Codes additionnés. Effet de surcodage. Mais cette addition n'est pas
un pur et simple ajout de contraintes dont le surcodage serait la somme fixe
et immuable. L'effet de surcodage est un effet de sens, c'est-à-dire qu'iT
dépasse largement les prévisions des codes. Cette addition est aussi une
division, une soustraction, une annulation, une torsion. Effet imprévisible.
En ce sens, nous ne pouvons pas être d'accord avec le surcode tel que

9. Essai d'une philosophie de style, p. 189 et suiv..

. -. 319
,, ...; . ,
l'entend G. Deleuze. Dans L'anti-Oedipe, Deleuze parle de l'Etat surco-
dant ; le surcode de l'Etat serait une sorte de police du sens, un super-
système récupérant les flux pour leur donner une place, enrayant toute ten-
tative de s'échapper hors sens. Rattraper les finalités diffuses, pour les faire
servir au système global, tel serait le surcode de l'Etat. Un super-code.
Pour nous, bien au contraire, le surcode est un passage, un mouvement
de code à code. Ce qui arrive de surcroît, latéralement, marginalement, est
dû au travail des codes entre eux. Comme le notait Lévi-Strauss lo : « Les
propriétés dynamiques sont liées à la superposition des systèmes : leur ina-
déquation et torsions provoquent les changements ».
Superpositions inexactes, en porte à faux, décalées, et qui « font sens ».
On peut parler ici de « surmessages ». L'effet produit, dépassant le niveau
où il a été déterminé pour se produire à un niveau de totalisation plus grand,
donne lieu à une interprétation générale.
C'est ici le moment - après la théorie - de présenter de façon systéma-
tique la méthode du surcode, en tant que méthode opératoire de traitement
du récit, de traitement structural du message (repérage du changement et
théorie de la déviance), de traitement analytique des opérations (étude du
changement). La méthode du surcode est composée de trois étages : le
traitement séquentiel du récit ; le surcode structural ; le surcode analytique.
Le premier est l'étage séquentiel. Il part d'un postulat commode ; le
chercheur ne peut avoir affaire qu'à un récit le plus complexe possible de la
décision. Dans ces conditions, il paraît utile d'appliquer à cette catégorie
particulière de récit la technique sémiologique habituellement appliquée au
récit. Ce premier étage permet de repérer ces séquences et les actants de
situer leurs jeux de stratégie et de les classer. Il produit un matériau plus
élaboré que le récit brut qui dérive des documents et interviews.
Le second étage est celui du surcode structural. Il traite le matériau du
, précédent selon une démarche qui lui permet de localiser le changement à
l'endroit où les sous-systèmes se frottent entre eux, biaisent leur information
et tordent leur message. C'est en ces lieux brouillés par définition que se
situe le changement.
Le surcode analytique est le prolongement du précédent. Le surcode
structural localise le changement. Le surcode analytique étudie intrinsèque-
ment le changement avec ses lois internes de développement.
Mais surcode structural et surcode analytique sont intimement liés.
Repérer les différents codes qui agissent sur l'ceuvre : déceler les
contraintes qu'ils exercent les uns sur les autres, voir en quoi les significa-
tions sont des effets de sens, c'est-à-dire en quoi un système de sens peut
« signifier » quand il est sollicité par un autre système de sens, quelque
chose de différent, d'éloigné, de déplacé de son sens d'origine, voilà la pre-
mière recherche à effectuer. Ce que nous appelons « surcode » est le résul-

" " "


10. Anthropologie structurale, p. 336. .,

' .
320
tat de cet entrecroisement de sens. Mais pour repeser le lieu de la signifi-
'
cation, encore faut-il pouvoir décrire les systèmes internes, leurs contraintes, 1
leur objet, leurs buts : alors seulement on pourra voir de quelle manière ils ...v
exercent une poussée sur le système voisin... ,
_ Pour donner un exemple simple, la poésie d'un texte 11, son aspect nou-
veau, le changement qu'il apporte dans la prose quotidienne suppose qu'on
puisse « mesurer l'écart, car on connaît le système interne de la langue
quotidienne, on peut donc situer où se produit le changement, entre quels
systèmes vient se placer le poétique : « La terre est bleue comme une
orange » se situe à l'intersection des systèmes voisins (mappemonde, terre, -'
ciel, orange - le fruit -) qui est un système de sens connu, et du système .'
(ciel, bleu/orange - couleur -) qui interfère avec le premier. Ce repérage ,'
`
n'explique pas pour autant comment s'est produit le passage.
C'est à la recherche de ce moment, à la recherche de la transformation, .
"
des opérations de transformation que le surcode analytique voudrait se ,'
lancer : toute transformation suppose un flux d'origine et des opérations . ""
'
qui changent cette énergie primitive, l'emploient, l'usent et quelquefois
l'épuisent. Changement dans le flux, les objets. Pour l'étudier, on aura recours .
à l'hypothèse que l'énergie dont il s'agit est semblable à celle que Freud a ,
baptisée du nom de « pulsion ». En suivant le modèle « économique » freu- ' '
dien, on aura ainsi tout un jeu de concepts signifiants.
A l'intersection des systèmes, le changement suivra des lois : celle, par '
exemple, si difficile à comprendre, du « retour du refoulé », ou, au contraire, ,
du surinvestissement qui empêche ce retour. Des hiatus, des erreurs, des
contradictions s'expliquent par le jeu contrarié de la pulsion et de la réalité .
'
extérieure...
Mais nous insistons avec Roger Bastide sur un point : « Pas de psycha- ..
nalyse sans une préalable connaissance des milieux sociaux » 12. Le surcode .
'
structural et le traitement séquentiel doivent nécessairement précéder le
surcode analytique même s'ils entrent ensuite avec lui dans des interrela-
tions. '
En une certaine mesure Roger Bastide, qui le premier en France s'est '
intéressé aux problèmes des rapports entre sociologie et psychanalyse, légi- .
time par avance la méthode du surcode : « les choses de la nature (sociale ou .
physique) étant susceptibles de plusieurs significations en particulier d'or- .,'.
dre sociologique ou d'ordre analytique, le rôle du savant est d'entrer dans
le jeu dialectique des corrélations entre ces diverses sémantiques, complé- .
mentarité ou opposition, transformations ou échanges, interpénétration ou
stratification à des niveaux différents de profondeur, chronologie ou inver-
sion » 13,
Surcode structural - repérage du chargement - ct surcode analytique

11. Jean COHEN, La structure du langage poétique.


12. Roger BASTIDE, Sociologie et psychanaly.se, p. 288.
13. Ibid., p. 271-272.

321
'
21 .
- étude changement - scmt donc Ù la fois indissociables et complémentaires
l'un de l'autre. On s'aidera donc successivement de l'un et de l'autre. Nfais
au préalable le matériau devra être travaillé sur le mode séquentiel.

TRAITEMENT SEQLENTÎEL : ORGANISATION DL,' MATERIAL1

Il faut ici percevoir les difficultés de lit méthode, les résis-


tances qu'elle siiscite. (iar ccffc, étape est Ù la fois objective (les données,
les flux économiques, politiques, symboliques) et fonnalisante (mise en
séquence avec la difficulté de la coupure en avant ou après, et, donc, lit
définition rigoureuse de t'unité d'action qlli couvre la séquence). En prati-
que, les équipes de recherche sont toujours surprises et opposent deux
types de résistances : oit bien elles aplatissent complètement te projet
séquentiel, en noyant la recherche dans un monceau de détails alignés sur
le même plan, sans qu'on puisse jamais distinguer les éléments 1)i-obableiiieeit
structurants et les éléments probablement structurés ; ou bien elles plaquent
artificiellemc:nt, formellement des structures empruntées il d'autres affaires,
rendent leur schéma squelettique, appauvrissent outrancièrcmcnt la richesse
du matériau. Solution paresseuse dans les deux cas. Au fond, le traitement
séquentiel relève bien d'une opération de représentation conceptuelle et
graphique dont François Dagonet disait qu'a la fois elle enrichit et appau-
vrit 14. Qu'il me permette d'ajouter, dans le droit fil de ses développements,
que l'opération de représentation est réussie lorsque, il part égale, l'appau-
vrissement-simplification et l'enrichissement-complexité peuvent se compen-
ser. Le chemin est étroit entre les deux versants. Lc chercheur-promeneur
doit les contempler en même temps. Forme d'attention, d'écoute analyliquc=
qui doit à la fois capter le moindre défail, même en apparence le plus
insignifiant, est structurer peu il peu le récit avec souplesse. A cette condi-
tion, la simplification formalisante et l'accumulation de données peuvent
aller de pair et s'enrichir l'une et l'autre. Si l'on tient fermement ces deux
bouts de la chaînc, on s'aperçoit alors que cette première phase séquentielle
est déjà une phase théorique qui produit des résultats intéressants. On
reconnaît alors l'existence : de trous dans le récit qui nécessitent de
nouvelles recherches - trous non repérables dans un simple récit chrono-
logique et littéraire , et de trous d'actants à l'intérieur de telle ou telle
séquence. Pourquoi tel actant, présent dans la séquence n" 1, disparaît-il
dans la séquence n° 2 pour réapparaître dans la séquence n° :3 ? Or les
trous sont aussi importants que les pleins. Ils peuvent être l'indice de trans-
fonnations importantes dans l'action des séquences concernées et dans les
rationalités imperceptiblement changeantes des actants. Ici quelques tri-
vialités... utiles ! Ceci n'est possible partir d'un système de fiches,

14. Voir FrançoisDACiONE1,


Jicrirureet iconographie.Sur cette dialectiquede la représenta-
tion voir aussi M. de CERTEAU.
D. JW .,n
et J. REVEL, Une politiquede la langue».

322
, ;

chaque fiche représentant mi actant. et la couleur des fiches changeant


selon les séquences. Par exemple : séquence n" 1 des fiches bleues, séquence
n" 2 des fiches jaunes, séquence n" 3 des fiches ronges, etc. Chaque fiche
contient quelques thèmes permettant de dessiner - fût-ce grossièrement au
' départ, on raffinera peu à peu - les premiers contours de la rationalité
de l'actunt concerné. Cuisine il est vrai ! Mais cuisine productive et d'ailleurs
pourquoi mépriser la cuisine ? Elle permet me double lecture du récit qui,
de façon hirarre, se déroute en même temps qu'il se construit. Les pre-
miers matériaux réunis (intervicws nombreuses, documents de toutes sortes),
on les lit et relit sans cesse jusqu'au moment oir il devient inutile de les
. consulter. On inscrit alors dans les fiche·s les premiers renseignements. Et,
pardon pour ces « détails sordides », em tes eolle au tableau par le moyen
de rubans adhésifs dans l'ordre des séquences. On les range en alliés, .
'
ennemis, médiateurs, etc. On les déplace sans cesse jusqu'à ce qu'une pre-
mière cohérence interne à chaque séquence se dégage. Une double lecture
s'ensuit à la fois verticale et horizontale. Dans un cas, on obtient le dérou-
lement de l'action d'une séquence et te jeu des actants entre eux ; dans
l'autre, on obtient l'évolutic» ? de la rationalité de chaque actant pris isolé-
ment à travers toutes les séquences, lecture synchronique et diachronique
à la fois. On décèle les trous du récit qui appellent à de nouvelles recher- .
ches, l'absence d'un actant ou bloc d'actants. leur apparition ou réapparition.
Peuvent alors se poser des questions très précises sur les rationalités en
conflit, sur les passages de code à code, sur los torsi<ms de rationalités entre
elles, sur les impossibilités de torsion lorsqu'elle sont trop éloignées et
relèvent de l'ordre de la « différence ». Nous sommes passés déjà insensi-
blement de la première étape séquentielle, à la seconde étape du surcode
structural. Mais la première était indispensable : les quarante interviews non
directives et le mètre cube de documents du RER, les trente interviews et
les caisses de documents de l'affaire Rangueil-Lespinet n'auraient jamais
pu être traités, maîtrisés, pré-digérés déjà pour l'analyse sans la disci-
pline rigoureuse et modeste du traitement séquentiel t5.

LE SURCODE STRUCTURAL

Quand les actants sont en place, et les séquences formées, on s'aperçoit


alors des échanges de rôles, des glissements de rationalités des différents
actants, des compromis ou des combinaisons qui en résultent.
Deux rationalités en présence se parlent suivant « leur » code : la
SNCF a sou langage, par exemple, et la RATP le sien. Chacune traduit
te message de l'autre à t'aide du système de déchiffrement qui est le sien :
cette « traduction » est porteuse d'effets de sens. -
Arrêtons-nous un moment sur ce phénomène de la traduction, empnm-
tant pour cela quelques éléments de problématique il la linguistique con-
15. Je rappelle que les techniques structuralus ont été développées p. 136 ct suiv.

. 323
, ..: ' ''' . .
. '.

,
temporaine, quitte, par la suite, à reconnaître ses limites. En termes de
systèmes et de sous-systèmes, on peut percevoir chaque partie prenante
d'une « décision » comme ayant son propre code, correspondant à la ratio-
nalité de son système : objectif, mode d'organisation, composition sociale,
place dans le système global, définissent un « comportement » caractéristi-
que qu'on appellera « code ». Une série de règle internes d'interdits et de
filtres forment la structure de ce code, qui anime lui-même une langue
spécifique. Le pouvoir, dans ses différentes instances, parle un certain
langage qu'on peut reconnaître, une sorte d'interdiscours 16 qui se diversifie
et se spécifie en « dialectes » quand il est parlé par l'Equipement, le Plan,
les Finances, la DATAR ou le pouvoir local. '
. Parlant entre elles, les différentes rationalités des actants d'une déci-
sion ne se contentent pas de juxtaposer leur dialecte, elles n'échangent pas
seulement des informations sous forme de messages, elles se livrent à une
activité de traduction qui est torsion, trahison, véritable opération de trans-
formation : la décision finale sera la résultante d'un travail de falsification
dont le simple enregistrement additif de messages ne peut pas rendre
compte.
Aucune langue ne sort intacte de l'opération de traduction, ni la langue
source, ni la langue cible. L'illusion de transparence d'une langue à l'autre
règne cependant encore dans le domaine de la traduction, elle est un des
corollaires du naturalisme et de la neutralité, de l'objectivisme qui ont
caractérisé la science rationaliste du xrx' siècle.
Modestie du traducteur et de son opération, qui s'effacent tous deux,
la communicabilité de deux systèmes n'étant pas mise en cause, comme si
les « milieux » historiques, culturels, déterminés des deux langues en pré-
sence étaient effacés. Cette illusion de la transparence et cette occultation
de l'opération traductrice caractérisent de la même manière les analyses
crozériennes des rationalités : elles parlent entre elles, et se juxtaposent
sans problème... L'évacuation de la production historico-sociale de ces
rationalités, en tant qu'élément du milieu qui les détermine, est complète.
Or, une langue est indissociable de sa culture, et... « la relation de traduc-
tion entre deux domaines linguistiques-culturels produit, dans la langue
d'arrivée, un matériel syntaxique et sémantique facteur de développement
de certaines propriétés de cette langue La traduction est installation
d'un nouveau rapport, qui ne. peut qu'être modernité, néologie.
Ne pas reconnaître ces effets de sens de la traduction, ce remaniement
du système linguo-culturel dans son ensemble, c'est ramener la polysémie
à la monosémie, la culture à la langue. Le reconnaître c'est définir ce tra-
vail comme décentrement, re-énonciation spécifique d'un sujet historique.

16.«Interdtscours concept
": emprunteà l'analysede Jacques'GUU.rtntlMOUet de son équipe
dans« Idéologie, en 1793", D/?/fC/t?M?,
discourset conjoncture novembre1975.
17.H. MESCttorrratc, pour
« Propositions une pratique de la ,,, Langagesn° 28.
traduction

324 '
'
;
... : ; ,

.. , .

C'est bien de ce décentrement et de ce remaniement interne des codes


au contact les uns des autres qu'il s'agit, pour le surcode structural, d'ana-
lyser. La polysémie des rationalités entraîne la non-transparence et la non-
juxtaposition de leurs messages. Le jeu des traductions entretient la vie
des systèmes, par un « échange » entre les contenus liés aux énoncés. '
Si nous appliquons cette théorie de la traduction a l'analyse des sé- ,
'
quences décisionnelles déjà formécs, notre problème sera de montrer cont-
7iieiit les actants en présence dans une situation et un moment donnés vont .
se transformer réciproquement, en traduisant Jours objectifs respectifs dans .<
leurs codes respectifs. Que fait, par exemple, ('n matière d'urbanisme local,
le maire d'une petite localité des demandes d'habitants ? Comment le dis- -
cours de pouvoir est-il reçu par les habitants, comment les décisions de
compromis se prennent-elles a la rencontre de plusieurs rationalités ... Com-
ment, au contraire, et pourquoi restent-elles souvent velléités ?Sûrement
pas, d'après notre analyse, par manque de transparence dans la communi-
cation ou échec du face-à-face ... Peut-être, au contraire, par un échec de la
traduction transformatrice, et c'est sur les conditions dc possibilité ou d'im-
possibilité de cette traduction qu'il faudra s'interroger. Le surcode structural
prend radicalement le contre-pied de l'idéologie de la communication.
Mais, dira-t-on, vous ne faites que nommer autrement, ou étudier par
un autre biais me forme de communication : lit traduction. Et l'envers
vaut l'endroit si le résultat est le même. Que lu décision soit prise parce
'
que la communication a marchés, ou qu'elle soit prise parce qu'elle n'a pas .
marché, où est l'intérêt ?L'intérêt, répondrions-nous, est que, dans un cas,
on ne peut s'expliquer le changement des sous-systèmes en présence, la .
'
transparence de la communication assurant la reproduction toujours iden-
tique des codes en présence. Dans le cas de la traduction-torsion comme
opération décisionnelle, le changement est directement effet et cause du "
contact entre les codes en présence. Et c'est le non-changement qu'il faut
' . '
alors expliquer.
Cette remarque nous met sur la voie d'autres recherches, plus impor-
tantes encore. Si l'on considère l'opération traductrice « surcodante », peut- ',
on affirmer que la transformation des systèmes affrontés est une véritable ,
« transformation » ?Autrement dit, qu'entraine cette opération ?Un chan- .
'
gement de disposition des éléments des sous-systèmes, une mutation de
la nature de ces éléments ?Ou encore une quasi-reproduction si les élé- ;".
ments transformés sont des variantes périphériques ?Et second type de
question, qui prolonge la première : à quelles conditions, l'opération peut- ,
elle être dite de rupture ou de conservation Pour répondre à ces questions
nous devons nous interroger sur ce qu'ou entend par « transformation ».
'
1. La transformation est affaire de position. En effet, si l'on considère
le système (capitaliste) dans son ensemble, on y trouve des sous-systèmes -
,
325
. invariants et centraux, de véritables noyaux structurants et des sous-systèmes
'
périphériques, variables, qui peuvent se transformer sans que le système
dans l'ensemble soit perturbé. Mini-changcments touchant les positions péri-
phériques ou rupture si la transformation touche le « centre ».
Dans quelle mesure un changement ù la périphérie entraîne-t-il une rup-
. , ture au centre ? C'est la question de l'efficacité de la déviance comme moteur
du changement qui est posée ici. Il s'agira alors de déterminer, pour chaque
cas concret qu'il faudra analyser, quelle est la position des différents sous-
'
systèmes par rapport au « noyau », quand et comment on peut parler de
faire « dévier » le système, donc, déterminer quand on peut se déclarer
. déviant, c'est-à-dire se situer à la marge d'un système, marge contestatrice
qui devrait entraîner la perte du système et qui serait, dans le domaine
'
de la traduction, la réécl'iture totale, l'invention d'un autre texte, ou, si
l'on veut, la « création ».
2. Mais il faut compter justement avec l'illusion du changement qu'en-
, tretiennent les administrateurs comme les administrés. Illusion venue du
très simple désir de vivre, c'est-à-dire d'échapper il la répétition mortelle,
mortifère, sclérosante, désir qui se satisfait vite d'un faux-semblant, de
réforme ... et d'une répétition a variantes, appoggiatures graciles autour
d'un thème dominant.
Entre les illusions de la déviance, qu'entretient il son profit le système,
'
et les transformations effectives, la théorie du surcode permet peut-être
de faire le point ... Trois types de déviance peuvent être décrits.

Divers types de déviance

ct) Lu déviance «normale» » rnr fausse déviance


Cette première catégorie est relative à un sous-système 2 prétendument
déviant. Mais en fait ce sous-système « déviant » constitué par des individus
hors système 1 (prostituées, drogues, gangsters trafiquants) assure le bon
fonctionnement social.
On sait par exemple que la prostitution est indispensable à l'économie
du système 1, tant sur le plan de l'économie libidinale, que sur le plan du
capital. D'autre part, une prostitution réglée, facilement contrôlable, permet
un contrôle policier de tout un milieu dont les usages, les goûts, les moeurs, _
sont connus, répertoriés, taxés et normaux par rapport aux sous-systèmes dans
lesquels ils se produisent 18. On sait aussi que le « milieu » est extrêmement
respecteux des lois en usage dans le système 1 : il y a un code de conve-
nance, une hiérarchie, un « bon usage » qui, pour être à l'inverse de celui
de la bourgeoisie, n'en est pas moins tributaire.

'
'_ 18. Voir Albert COHEN, La déviance, et MERTON, Eléments de méthode sociologique, le chapitre
Structure sociale, anomie et déviance a : L. SFEZ, n Pour une marge politique a. Projet, 1974,
Pour une autre dimension, voir P. LeGENDRE, qui, dans L'amour du censeur, montre très bien .
la production de la normalité.

'
326
Ainsi milieu de la drogue était, il y a peu de temps, suffisamment
connu et accepte en tant que. si on nons pertnet l'expressiou, déviance nor-
malc (un «fausse)) » déviance). La liberté que lc pouvoir laissait à ces
« déviants » servait de soupape en quelque sorte à la rigidité des lois du
sous-système J.
Cette question de la fausse déviance est celle de la normalité même,
négligée par la plupart des spécialistes des organisations. Elle ne peut se
comprendre qu'a travers la critique de la demande sociale, des besoins
« objectifs )) prétendument installés de toute éternité dans les aspirations
« naturelles p de l'homme. Or, la critique des besoins est déjà largement
entamée. Les efforts de Althusser, Baudrillard, Godard, Bourdieu, Touraine,
ceux des tenants de l'économie libidinale (Lyotard. Deleuze) l'ont enfin per-
mise 19. Pas plus que la prostitution et le « milieu », les criailleries secto-
rielles tendant à une meilleure d'partition du « gâteau » économique ou à
une simple augmentation quantitative des l'quiI1<'llH'nts collectifs, ne cons- .
tituent des cas de déviances. Fausses déviances dans tous ces cas puisque
les normes actuelles du socius ne sont pas mises en doute.

PHEI\IIEH EXEMPLE:utsc.ottns Smx-r-Nont 20_ L'équipe du CREDAP avait


d'abord voulu décrire le système d'opposition entre discours de pouvoir
(de la Commune, de la Direction départementale de l'Equipement, des
Conseils généraux, du Ministère de l'équipement et de la DATAR) et le
discours de besoin des hahitants. Distinction habituelle. non critiquée au
départ et que nous n'allions pas tarder il remettre en cause, car le matériau ,
ainsi interroge' a résisté vigoureusement. Nous avions été victime d'une
théorie des lmsoins telle qu'elle se pratique et telle que son image est
répeicutée sur la masse par la politique en place.
En effet, nous n'avons trouvé aucune trace de besoins fragmentaires et
précis dans les discours des classes déshéritées. Ces classes exprimaient une
aspiration générale au bonheur. Rien de plus. En revanche, cette aspiration
disparaissait dans le discours d<s classes dominantes. Elle était remplacée
par des revendications très précises. Le discours de besoin n'apparaissait
qu'au niveau le plus élevé d'acceptation <nl de participation au discours
de pouvoir. Une preuve manifeste : les besoins les plus nombreux, les plus
spécifiés ont été exprimés par les deux personnes situées au niveau le plus
élevé des couches dominantes. Ces deux importants personnages ont pré-
senté une liste impressionnante de besoins : cours de poterie, université,
bibliothèque municipale, cours de danse, école maternclle plus grande, loge-
ment de professeurs sur place, association de tous ordres pour les femmes,
développement de la maison des jeunes, salle de gymnastique, petites indus-
tries électroniques, système de bus, CES, lycée, etc.

19. Voir Anne CAUQUEI.m,LucienSFEZ.« Un trajet : de la demandesocialeà l'économie


libidinaleRevue françaisede .sciencepolitique,août 1975. '
20. CREDAP,documentronéoté, 1973.191 p.

327
Quelle est la réponse institutionnelle a ce type de demandes ? Le projet
du maire était de faire un stade couvert avec vestiaire chauffé, salle de
douches,.saDeomnisport, projet grandiose qui lui semble répondre en les
unifiant aux besoins fragmentaires de la population. La grandeur du projet.
le fait qu'il soit hygiénique (curatif) et neutre sport est neutre) au-dessus
de toute option politique et (1(, tout {'1itisllH' (Je. sport est populaire) est la
réponse totale aux besoins.
Cette réponse est extrêmement qui justifie la construction
nouvelles maisons, et l'aide des promoteurs devient indispensable pour
en réaliser l'équipement. On perçoit très bien la fonction principale (IL-
t'idéotogie des besoins en système capitaliste. Elle assure la reproduction
de la machine du profit ; l't, conclusiou i)npressionnai!te. vérifiée parie
matériau, les couches populaires se i-?illi(-iit au discours de besoin des ('lites.
Pourquoi donc D'autres efforts théoritjues avec d autres mé-
thodes nous oriei?tet)t dans la même voie.

DEUXIÈME EXEMPLE: Au fond. et sans le savoir.


nous avions mis la main sur 1111 « Ilttc'1--(llSC<)IIrS dominant» en matière
d'urbanisme et d'aménagement. C'était exactement te projet, mais app1iqu{'
il un autre champ, du laboratoire d'étude des textes politiques 21, Je ne
critiquerai pas ici la méthode ni, de façon très précise, les résultats. Je
me contente dc rappeler que cette équipe a tenté, en utilisant lit grille .
gram.scienne, de déterminer l'inter-discours dominant de la bourgeoisie de
l'époque, le discours jacobin. Elle a parfaitement montré, par exemple, que
le discours hébertiste n'était que lit spécification dans certaines classes non
élitiques de l'inter-discours dominant.
Fabrication d'un inter-discours dominant, spécification de cet inter-dis-
cours dans certaines classes, tels s(mt tes points de rencontre des deux
recherches. Cette démarche éclaire la question de la fausse déviance. On
croit percevoir des déviances la on t clles n'existent pas, ta où. au contraire,
les normes dominantes sont les plus présentes. Démarche opérationnelle pour
la rechercheet qui conduit;\ éliminerde nombreuxprésupposés.Questions
impertinentes : dans les domaines de t'urbanisme et de l'aménagement,
l'inter-disc<nu-s dominant couvre-t-il a lit fois l'Union de lat gauche et le
gouvernement ? Les perspectives quantitativistes et largement adossées il
la théorie des besoins, contenues dans le Programme commun de la gauche.
nous inclineraient ù le penser. Autre question : t inter-discours dominant
dans ce domaine exclurait-il le Parti communiste ? Toute une recherche
serait à faire sur les pratiques réellement déviantes des mairies communistes
en France et en Italie. Il n'est pas aujourd'hui interdit de le concevoir.
Ou encore, si l'on suit certaines pratiques gauchistes et les théories qui y
sont associées, l'inter-discotirs dominant couvrirait-il la totalité du champ

21. Voir Jacques discours et conjoncture en


novembre 1975.

328
,

politique, à la seule exclusion de quelques marginaux ? Le débat reste


ouvert. Des enquêtes minutieuses pourraient nous éclairer. Mais nous ._
voilà déjà sur le terrain des déviances partielles, vraies déviances. .
Allons plus loin. Bien dcs fausses déviances prennent l'allure de contes- .
tations et s'appuient sur une pratique de la transgression des interdits, ou
encore sur la pratique individuelle de comportements « délirants » dont la '
'
théorie est faite ailleurs. Théorie qui sert alors de support à des pratiques
'
de groupes ou plutot au « commentaire » critique comme « arme ».
En étudiant le comportement nocturne des habitants de Paris - choisis
dans la « marge » sociale - nous avions fait l'analyse 22, entre autres, de .
l'activité nocturne d'une interviewée : M... qui nous avait paru, au pre- ..
mier abord, mettre en cause tout te système codé de la vie urbaine noc- ,
tnrne ; en effet, le rapport de M... ;t t'éctairage, au transport, et il la police
- - les trois éléments structurants de la ville la nuit - nous avait semblé
. porter la transgression au même de l'institutiou. Reprcnons pour un
'
moment cette analyse et tout d'abord décrivons la démarche de M... Pour
se déplacer dans la ville nocturne. M... fait du stop aux feux rouges. Elle
traverse ainsi la ville en évitant la peur, en se mettant nl'abri de l'agression '
' ,
et en contrariant le code du transport réglé et la surveillance policière :
faire du stop pour éviter la peur peut paraître « délirant ». Le mécanisme
de ce curieux dispositif est le suivant: il un stop ou il y a des feux, le
danger d'agression est moindre puisqu'elle est dans la lumière du carrefour.
Elle peut aussi regarder autour d'elle et maîtriser uu espace circulaire
qu'ette balaye par son regard. Enfin, elle peut voir, arrêtées au stop, les
voitures qui redeviennent humaines, puisqu'elle peut en voir les conduc-
teurs ... Elle reprend alors scm identité, maîtrise la situation ... Elle peut
choisir la voiture qu'elle pense « sympathique ». Le reste ne dépend plus
que d'elle ...
La situation de passager-stoppeur est une situation de Illaitrisl' : elle .
'
peut toujours descendre il un autre « fen », ne dit jamais on elle va.
Elle reste libre de son parcours. L'aventure est ouverte : si te conducteur
est « sympa » cela peut finir par une soirée agréable. Elle parle, elle n'est
"
plus seule, la ville-monstre est anéantie. Ce dispositif étrange est une réponse
aux contraintes objectives de la ville nocturne.
Les impératifs sont exactement contre-dépendants des sous-systèmes
qu'elle veut éviter. Par le regard elle veut maîtriser la surveillance poli-
cière, et se met sur le même mode contradictoire : vue/être vue, en le
retournant. En effet, pour la police « voir » c'est réprimer la délinquance,
et « se faire voir » c'est la prévenir ; pour M... « voir » c'est prévenir l'agres-
sion, et « être vue », avoir la possibilité de se défendre.
Le désir d'échapper à la machine policière de la lumière et du bruit
conduit M... à s'y confier et il en suivre les impératifs, à préférer en somme

22. Lu villela niiii. Rapportpour un contrataveck Ministèmde l'équipement.CREDAP.1975. ,

329

l
, la violence particulière d'une situation de conflit de personne à personne
'
plutôt que la violence générale et anonyme. Ainsi l'abandon au mode du
voir revient a la constitution et aa renforcement du Se déprendre,
se libérer, être soi, être seule, être muette, lutter contre tout ce qui lui
.
prend sa vie pour la distribuer, sur l'ensemble urbain à son gré. Mais quel
' en est l'effet ? Un élément de plus dans l'immense machine qui tourne au
_- gré des phares et des feux, qui circule en voiture, qui hante les cafés, qui
consomme aux endroits où il faut, qui parle, qui anime cette nuit, morte
. de trop d'animation.
-
Le dispositif « stop » déplace, c'est vrai, mais en surface. Il invente un
... autre jeu, mais avec les mêmes pièces de l'échiquier. Jeu de cartes plat,
château de cartes dont s'émerveille Alice au petit jour. Pour reprendre un
des caractères énoncés par Gilles Deleuze dans la Logique du sens, le non-
sens de M... étire l'espace, déplace les signes, allonge le temps en un avant-
après qui revient sur ses pas ; mais ces déplacements sont infimes, mini-
événements aussitôt effacés et qui ne dérangent qu'un peu l'ordre des
choses.

. '
b) Le.s déviances partielles
. Il y a deux types de déviance partielle.
Premier type. Il y a déviance partielle quand il y a mise en cause d'un ou
plusieurs sous-systèmes (par exemple le milieu on l'on habite, ou encore on
l'on travaille ; ou encore oa l'on se divertit) sans remise cu cause des rapports
dominants des sous-systèmes entre eux, qui sont les rapports de production.
Point n'est besoin d'être déviant total pour être créatif, pour opérer un
changement. Le phénomène hyppie, la contestation culturelle, la contestation
des valeurs travail et prornotion : autant de déviances partielles et créatives
de nouvelles valeurs. Autre exemple, aujourd'hui, dans l'administration ou
dans la politique, les surcodcurs sont des déviants partiels, déviants par rap-
port à un ou plusieurs des sous-systèmes sans êtrc déviants par rapport aux
rapports de production. Mais cette déviance partielle par rapport a tel ou tel
sous-système leur permet de transformer ces sous-systèmes. Exemples : de
Gaulle ou Delouvrier.
Peut-on identifier pour autant déviance partielle et surcodage, déviants
partiels et surcodeurs ? En fait, s'il est possible d'écrire que tout sur-
codeur est un déviant partiel, il est impossible d'admettre qu'à l'inverse
tout déviant partiel est un surcodeur transformateur. Le surcodeur est un
déviant partiel d'un type particulier : il est plus déviant encore qu'un dé-
viant partiel ordinaire, car il est pluri-déviant. Le surcodeur ne peut opérer
des transformations que s'il est placé à la marge de plusieurs sous-systèmes
a la fois, tout en gardant un contact et une connaissance rigoureuse du code
de chacun d'entre eux. Un pied dedans, un pied dehors. Et comme il s'agit
< de plusieurs sous-systèmes en même temps, il faut admettre que le surcodeur
est multipode... Ainsi d'un. de Gaulle ou d'un Delouvrier. De Gaulle qui ma-

330
/

niait à la fois le code de l'armée et le code de la classe politique, quoique


margin:tl par rapport :1 ruu et :1 J'autre. Delc»mrier qui maniait la fctis le
code de l'administration traditionnelle (ancien inspccteur des finances), de
l'administration nouvelle (il avait forgé le district et pratiquement créé
l'IAURP sans s'identifier a ses chercheurs) et du gaullisme (sans être un
-
gaulliste historique, puisqu'il faisait partie du groupe Jean Monnet, il béné-
ficiait de la confiance de de Gaulle, en particulier depuis ses fonctions en
Algérie On insistera particulièrement snr le cas de Ganlle.

DE GAULLE,UN DÉVIANT PARTIEL.Je sais que cette analyse peut choquer. ,


Do Gaulle, un déviant partiel ?Quelle naïveté ou ctuelle ironie ? Cet étron-
nement n'est rendu possible yn'en raison des présupposés habituels en
matière de déviance. Ou bien on raplatit la déviance à des cas de fausses
déviances, oa bien on exagère en sens inverse. La déviance visée est la
déviance totale, seule créative. Changement radical de valeurs, de struc-
tures de projet historique. Mais les réalités quotidiennes de la politique
résistent à ce schéma. Très nombreux sont les cas de modifications internes
et importantes du système, dues a des ??ositinn.sde déviance partielle. La
Constitution de 1958, le régime présidentiel à la française, le changement
radical des règles du jeu politique, le rcmplacement d'une classe politique
par une autre, les virtualités d'accès de la gauche au pouvoir entraînées
par la bipolarisation du système politique, autant d'éléments qui peut-être
servent la reproduction du système, mais qui sûrement ont produit de
nonvelles configurations dans le champ politique et les rapports de société :
le nier relèverait pour le coup d'une profonde naïveté. De Gaulle ne nous
intéresse pas ici en tant que génie créateur mais en tant que produit par
certaines structures et producteur d'autres structures.
-
Entre 1925 et 1940, de Gaulle fait certainement partie de l'élite mili-
taire (grande école) et même, par sa culture, d'une élite bourgeoise catho-
lique. Mais il ne fait en aucune façon partie, même par alliance, même par
raccroc, de l'élite politique de la Troisième Républictue. Venu du sous-
système militaire. il tente de pénétrer dans le noyau du sous-système poli-
tique et gouvernemental (il fait sa cour il des hommes tels que Paul Reynaud
et Léon B)um) mais reste visiblement u la périphérie du sous-système politi-
que. Il n'a jamais pu réellement s'intégrer au noyau. A peine a-t-il pu
entrer dans le gouvernement l'aul Reynaud en occupant une fonction
secondaire. C'est cette déviance même, caractérisée par sa localisation péri-
phériqae, qui lui permet, en ls>40, une attitude al>solnment intransigeante
dans ses rapports avec l'élite politique de lit Troisième République. Il
accepte le soutien de quelques individus, encore faitt-il qu'ils ne soient pas
trop voyants, comme Pierre Cot, et d'ailleurs les plus voyants sont en prison
(par chance !). Il n'accepte pas, par principe, le soutien des groupes politi-
ques traditionnels.

331
Pourtant, pour des raisons historiques connues, il manque, en 1945-1946,
sa grande opération de cassure de la classe politique, opération que sa
déviance pennettra de réussir en 1958-1962.
La cassure et la création d'une élite politique tout à fait nouvelle
n'ont été possibles qu'en raison de son absence de liaison et donc de com-
promis avec le noyau de la classe politique traditionnelle.
Nous venons de lier surcodage, périphérie et déviance. Nous avons
donné l'exemple d'une déviance transformatrice, celle de de Gaulle. Nous
pouvons également présenter un deuxième type de déviance entièrement
différcnt.
Deuxième type. Mais, à l'inverse, on peut imaginer un second type de
déviance partielle : la déviance seulement relative par rapport aux rapports
de production. C'est le cas du Parti communiste et d'une partie du Parti
socialiste (Le programme comwun). Il est clair qu'ici aussi cette déviance
est créative : elle conduit ;i remettre en cause les rapports de production
et certains grands circuits financiers (par exemple, nationalisation des ban-
ques d'affaires), en somme la société capitaliste, mais non la société indus-
trielle avec ses sous-produits mesurables en termes de rôles, statuts et
valeurs.
Que pourrait être une déviance totale tendant il créer les conditions
d'une société nouvelle post-iiidtistrielle ? La combinaison des deux types de
déviances partielles entre elles, c'est-à-dire la déviance par rapport aux
différents sous-systèmes d'habitat, de profession, de loisirs, etc., ajoutée à la
déviance relative aux rapports de production. Ce serait la déviance totale.

c) La déviance totale
Elle paraît bien tentante. Si la déviance partielle transforme, la déviance
totale devrait transformer encore plus. Elle devrait entraîner une mutation
totale ... Or le surcode structural nous apprend qu'il n'en est rien. La déviance
totale est plutôt une « lafencc' » , Sa situation est tellement ex-centrée qu'elle
ne peut envoyer de message déchiffrable du lieu ou elle se trouve : tels les
immigrants, incapables de transformer le système en dehors duquel ils sont
placés ; tels, il n'y a pas longtemps encore, les fous, situation existentielle
d'éloignement. Différence radicale et irrécupérable qui ne peut donner nais-
sance cIu'à une aliénation ressentie. La position structurale de la déviance
totale est celle qui est caractérisée par le concept de différence, distinct de
celui d'opposition. L'opposition est réglable, la différence ne l'est pas.

Différence et opposition
Ce qui domine actuellement le système global est une opposition insti-
tuée : pouvoir d'Etat contre pouvoir syndical, représentant la masse « pro-
létarienne ». Le balancier de ces deux pouvoirs, avec les résultats positifs/
négatifs - plus ou moins d'heures de travail, plus ou moins de productivité,

332
de pouvoir d'achat - cat l'élément central d'un système que la classe ou- .-
'
vrière ne remet pas en question. Les buts des syndicats étant les mêmes que
les buts du patronat : une vie économiqucment meilleure et l'accès au
pouvoir. '
Le système entier fonctionne sur cette opposition structurale et cette '
opposition est dans le noyau. ,
La différence, elle, est marginale. Elle refuse l'opposition car elle refuse
ce sur quoi elle est fondée : le rapport économique. Si l'opposition est
'
utile au bon fonctionnement., à l'équilibre d'un système de sens, comme le
montre bien le structuralisme (par exemple une structure figurative n'est
.
possible qu'à partir d'un système d'opposition haut/bas, droite/gauche, ou
encore nn système linguistiquc ù partir d'oppositions phonétiques ouvert/ "
'
fermé, grave/aigu...) la différence, elle, est vraiment contestataire en ce sens
'
qu'elle creuse un fossé entre l'actuellement existant et les propositions « mar- ,
ginales ». Entre le noyau et la marge, il n'y a pas opposition mais différence.
L'anarchie n'est pas tellement un refus d'ordre qu'une différence dans la con-
ception de cct ordre, différence si importante qu'elle ne peut s'exprimer .
dans les structures existantes. L'écart entre le noyau et la marge « n'est pas :
celui de deux termes placés dans un même plan, inscrits sur le même sup- ' Ô
port, à la limite réversibles selon certaines conditions opératoires, mais au ..
contraire la relation de deux états hétérogènes et cependant jouxtés dans une
anaehronie irréversible » 23.

Cependant, il faut tenir compte de la possibilité qu'a la différence de


glisser vers le noyau, de devenir opposition, c'cst-a-dire d'entamer un dialo-
gue avec le système central. Ainsi s'irriguent les canaux de la transformation :
le déviant partiel est celui qui peut échanger des messages avec le noyau,
mais il a souvent été historiquement un déviant total, un exclu. Le moment
de la création, c'est le moment du passage d'une différence « tue » et
occultée à une opposition qui « parle ». ;
Ainsi de l'histoire du socialisme français qui ne peut se comprendre '.'
qu'en termes d'analyse de déviance et de passage d'un système de différence
à un système d'opposition 24.
Il est complètement en dehors du système, installé dans la différence, .
campant hors de la cité, jusqu'en 1914. Est-il besoin de rappeler que l'élite - ..'
'
socialiste a été décimée lors de la Commune, qu'clle n'existe littéralement . ' "
plus en 1871, qu'elle commence à renaître à la fin du siècle dernier et
surtout en 1905 ? Et que, le fameux carnet B établissant des listes d'em- v
'
prisonnement préventif n'ayant jamais été utilisé, à l'entrée en guerre, les '
valeurs nationalistes ont déferlé et pris le pas sur l'internationalisme prolé-
tarien : qu'ainsi rien ne s'opposait désormais à l'entrée des socialistes au

23. LVOTARD. Di.ccours, figi4re, p. 137.


24. Selon la remarque de Lucien BRAHMS dans u Théorius et stratégies du changement social »

(conférence prononcée au CREDAP en janvier 1972) : « Une société en évolution semble être ,
'
une société en crise qui utilise des formes destructurantes pour restructurer ... » On peut en
conclure qu'une société qui n'évolue pas doit s'interdiro la destructuration.

333
gouvernement ? Qu'un coup de frein brutal est donné par le congrès de Tours
séparant les sympathisants de la révolution de 1917 et les autres ; que les
premiers, les communistes, refuscnt d'entrer dans le système jusqu'en 1936,
y entrent pour lutter contre le fascisme par un soutien au gouvernement
de Front populaire ? Et que, depuis, à travers toutes les péripéties de la
Résistance, de la Libération, de leur éviction en 1947, de l'avènement de
la Cinquième République, ils se définissent désormais officiellement comme
parti de gouvernement ? *?
En d'autres termes, la lutte qui s'est longtemps définie dans la différence .
s'est enfin installée dans l'opposition, dans le noyau irréductible du système
qui distingue pouvoir d'Etat et pouvoir de l'opposition (c'est bien le même
terme, terme vulgaire et terme technique en même temps).
Le système politique français est fondé essentiellement sur cette opposi-
tion (au sens technique). Il vit d'elle 25, et même, à l'évidence, pour les
commentateurs politiques les mieux avertis, il ne survit que par elle depuis
mai 1968 6.

UN EXEMPLE DE DIFFÉRENCE : RANGUEIL-LESPINET 27. La distinction COU-


ple d'opposition-ordre de la différence éclaire le cas Rangueil-Lespinet.
Dans cette affaire, le gouvernement souhaitait décentraliser quelques grandes
écoles tout en créant un grand complexe aéro-spatial il Toulouse associant ,
université-grandes écoles-recherche-industrie. Or, si la décentralisation a été

25. Tout comme l'oppositiondes démocrateset des républicainsaux Etats-Unis,et des


conservateurset des travaillistesen Grande-Bretagne.
26. La dévianceconsidéréecomme moteur du changementest une notion très proche de
celle de n criseo, développéepar Edgar Morin. Dans Communications, 18, consacréà « l'évé- ,.
nement», Edgar Morin dit en effet : C'est la tendanceorganisatriced'un grand ensemble
' complexeà pouvoir éventuellement profiter d'un accidentpour créer une unité supérieureet
de ne pouvoirle faire sans accident.qui est le phénomènecapitaln. Or cette rencontredu
systèmeet de l'accidentel(hors-système) déterminela a criset. Autrementdit, c'est à la limite .
des systèmesque se situent les (1chosescapitales a L'événementest à la limite où le ration-
nel et le réel communiqucnt et se séparentn. En fait Morin utilise le vocabulaireet les con-
cepts de la scicncede l'information : ses références,principalement « acoustiques- bruit,
transformationd'un message,retards dans la communication - sont d'autant plus grandesque
le systèmeest plus complexe.De la théorie de l'informationil passe à celle du changement ,
social : en effet, note-t-il,plus le systèmeest complexeplus il est évolutif,plus il y a de
_ bruit, de perturbation,plus l'évolutionse produit. De là à passer de la perturbationà la créa-
tion, il n'y a qu'un pas. C'est à la limitc des structuresde sens, là où l'ambiguïtése lève,
avec son « bruitn, la où surgit la métaphoreneuve, au confluentde plusieursniveauxd'infor-
mationsque se produit le changement.Le moteur du systèmeest bien l'événement.
Notre point de vue n'est pas très différentde cette analyse,mais il sembleque le « sur-
code», le « surmessage a, lié à l'apparitionde divers codes, soit autre chose qu'un « bruit». ,
En effet le bruit. dans la théorie de l'information,est la conséquencede productiond'erreurs,
dans un systèmerépétitif.Ce systèmeest constituéde manièreà ne pas être détruit de façon .
immédiatepar un nombre relativementfaible d'erreurs Ces « erreursil il est vrai. ne sont
pas tout à fait des erreurs, si l'on pense qu'elles sont bénéfiques : « Elles n'apparaissent
comme des erreurs qu'au momentde leur survenueet par rapport à un maintienqui serait
aussi néfaste qu'imaginaire)t (article de An.aN, Communications, 18, p. 33). Le surcode,lui,
. est un véritabletravail qui s'apparenteau travail de l'inconscient.C'est un travail qui affecte
la liaison des codes entre eux, qui suppose donc un systèmecomplexemais qui n'est pas
redevableà la pure théorie de la communication :les conditionsde sa productionsont ana-
logues,les conséquences en sont analogues,mais le fonctionnement ressortitdu travail « négatif'il
et du même coup devient« analysable n.
27. Voir sur ce cas Une afiaire de décentralisation en région toulousaine », Annales, 1976.

334
/ .

en partie réussie, l'opération « Complexe aéro-spatial » ne s'est pas vraiment -


réalisée. L'industrie est quasiment absente. La communication cntre recher-
che, université et grandes écoles a en grande partie avorté. Précisons ici
les rapports université-industrie. Le corps social en l'espèce était double.
Université/industrie : la surface d'inscription n'était pas identique. D'en
des hiatus, des incompatibilités, des refus qui n'ont pu être sunnontés. La
surface d'inscription des deux corps séparés, industrie-université, présen-
- tait une hétérogénéité telle qu'elle ne pouvait pas permettre la réalisation
d'une opération.
Première analyse en termes d'oppositions réglées : court terme et long
terme est l'opposition la plus apparente ; recherche entreprise en vue de
réalisations précises et ordonnées suivant un calendrier (court terme) ou
encore recherches plus longues errantes et ou le protocole de recherche ,
est soumis aux fluctuations même de la recherche (long terme).
Ce court terme et ce long terme s'ordonnent eux-mêmes à une méthode
de crédits opposés. Le long terme (la recherche universitaire) est financé
d'une manière stable qui se répète de façon stéréotypée et ne cède (dans
un sens ou dans l'autre) qu'à la pression des résultats, et puisque ceux-ci
sont a long terme, l'impact sur les crédits est toujours décalé par rapport
'
il la demande. Le court terme (la recherche industrielle) est ordonné aux
résultats de façon précise et mobile - il est aussi bien un reflet de la
réalité économique la plus actuelle qu'un élément causal de cette réalité :
une quasi-simultanéité des «moments» » (budgets-décision-résultat) s'ensuit.
Sur ce terrain, la technique du contrat 28 peut effectivement régler l'oppo-
sition en favorisant un média-terme. La position libérale permet toujours
de surmonter les oppositions. Mais n'est-elle pas impuissante devant les
différences ?

ANALYSE TERMESnu Mais court terme et long terme,


rationalité industrielle et rationalité universitaire, avec leur corrélat budgé-
taire sont aussi liés il une situation existentielle entièrement différente : en
court terme, les actants industriels vivent de manière précise et mohile
leur situation par rapport au marché. Concurrence, enjeu, risque, dépense
d'énergie, fluidité de la situation sont les connotateurs de la « carrière »
industrielle. Vantée en ce qu'elle comporte l'image de l'homme dynamique,
luttant pour « son invention, opiniâtre et intuitif, cette image de marque
« virile » a un envers : l'inconfort, l'insécurité d'm emploi lié au marché,
l'extrême usure des hommes, le remplacement rapide, la question de l'aîge,
de la « compétence » c'est vraiment le « vendre ou mourir ». En long terme,
la situation de l'universitaire est sans commune mesure, au moins dans notre
système universitaire : sécurité de l'emploi, tranquillité bienheureuse, dé- ,

28. Proposée par Georges Vedel dans ce type d'affaire.

335
pense d'énergie engagée « pour le plaisir », gratification intellectuelle (noto-
riété, mandarinat, influences). Ainsi le « long détour scientifique se double-
t-il d'une sécurité parfaite et d'un mépris pour l'agitation concurrentielle
du « privé ». A ce beau mépris d'intellectuel s'ajoute l'option politique
« radicale », vive opinion laïque institutionnelle : séparation de l'Eglise (le
subjectif, l'industrie, le privé) et de l'Etat... Amertumc et méfiance réci-
proques : les industriels pensent être utiles au bien commun, traitent les
universitaires d'égocentriques, parallèlement, l'université se croît neutre et
objective et parle des intérêts privés « égoïstes » ... Différences de menta- ·
lités ? De représentations mentales ? Surtout lieu d'existence fondamenta-
lement (ayant un fond) spécifiquement différent.
D'un lieu à l'autre on se parle, mais plutôt dans un semblant de repré-
sentation scéniclue (gueuletons, rencontres, banquets), message tout aussitôt
tordu au point d'être éradicé.
La coupure privé-public est quelquefois insurmontable. Université et
industrie sont apparues, dans cette affaire, comme portées par deux pla-
nètes, deux galaxies différentes. Cette hétérogénéité radicale explique l'échec.
partiel de l'opération. La France n'est pas les Etats-Unis. L'idéologie amé-
ricaine de la route 128 avec ses passages fluides dans les deux sens du
privé et du public n'est pas directement transposahle à la situation fran-
çaise de 1960-1970.

DIFFÉRENCEENCORE :LE CASSAiNT-NoM. La monographie de Saint-Nom-la-


Bretèche n'avait pas seulement révélé que discours de besoin et discours
de pouvoir étaient pratiquement identiques. Elle a permis de dégager, face
à ces deux discours confondus, un autre, d'un ordre irréductible, le discours
d'existence.
Ce discours d'existence révèle peut-être mieux encore l'ordre de la
différence. Dans l'affaire Rangueil, il s'agissait bien d'une différence, mais
d'une différence entre deux institutions en voie d'évolution. La France
industrielle des années 1980 ne ressemblera pas à celle des années soixante
et soixante-dix : la poussée est forte aujourd'hui du côté de la gauche et
du cc'ité de la droite ; la liaison de plus en plus intime de l'université et de
l'industrie constitue une des valeurs déjà la, déjà installée. Les préoccupa-
tions de débouchés professionnels en matière de maîtrise et la distinction
des DES et des DEA vont bien dans ce sens.
Le discours d'existence des habitants de Saint-Nom-la-Bretèche a quel-
ques chances de rester plus longtemps incompris des instances dirigeantes.
Le recodage est aujourd'hui impossible. Ainsi, des enfants interviewés à
i'école et qui d'abord ont exprimé le souhait d'un zoo et d'une piscine,
besoins issus du modèle proposé par le système de pouvoir représenté par
leurs parents et leurs lectures. Mais qui ensuite ont brouillé les cartes, ont
refusé la piscine communale en réclamant une piscine individuelle, ou
mieux des tuyaux d'arrosage dans toutes les rues, pour s'asperger, jouer,

336
- .
= '
, .,'
_

taquiner les passants. Le zoo lui aussi avait disparu. Nouveau brouillage : .
' '. c'cst en fait des animaux sauvages en liberté qu'ils voulaient. Animaux dans ' t
la forêt, dans le village. Apprivoisements et rugissements. Craintes surmon-
".
tées et insurmontables. Volatiles exotiques. Murmures et rêveries 29. ,
. Il est clair qu'un discours de cc type n'est pas susceptible " ..
aujourd'hui
. d'être écouté par les instances dirigeantes. Ni écouté, ni compris, ni ap- "
prouvé, ni même contesté. Un autre ordre se dégage, celui des constella-
"j
tions symboliques, la ou s'élabore la culture et qu'il faudra bien prendre
en compte, un jour, en science politique 30.

La déviance est définie par la place

Comment se définit la cléviancc ? Nons entendons souligner ici que la


déviance n'est pas déterminée par son contenu mais par la place qu'elle
occupe dans le système considéré, position périphérique, marginale, quelle ,.
que soit la « nature substantielle du noyau, et sa propre « nature ». Qu'en- \
tendre par la ? Qu'il ne s'agit pas d'une catégorie psychologique (les insatis-
les amateurs de .
faits, pouvoirs), ni d'unc classe sociale (technocrates, univer-
'
sitaires, ouvriers, castes militaires), mais toutes celles qui se définissent sub- _
stantiellement, le technocrate par la maîtrise des procédés industriels, l'uni- .
versitaire par celle de la réflexion théorique. l'ouvrier par la force de travail, -
les militaires par les forces répressives.
Ces « contenus o ont tendance à masquer la position que les sous-systè- , '
mes occupent : si l'on considère uniquement la position, elle peut être ana-
.
lyséc comme catégorie vide. Ainsi, dans un système féodal, les places mar- _
ginales ne seront pas occupées par les mêmes « contenus » que celles qui .
sont situées à la périphérie d'un système capitaliste 31. Mais ce seront tou- _
et non pas en .
jours le, individus, en tant qu'éléments de la marginalité,
'
,
tant qu'individus, qui seront agents de transforntation : dans un système .
'
féodal, les positions marginales sont cellcs dcs marchands et, avant celle des
marchands, celles des corporations, constituées presque à la sauvette par les .=
serfs désertant la campagne et dans l'obligation de se réunir pour se défen-

- -
29. Les immigrés, lei petits commerçants archaïqucs ont présenté d'autres discours d'exis- _
tence, aussi peu recodab1csque celui des enfants.
30. Voir Jean BAUDRILLARU, L'échange ,\',\'mholique et la mort, également Pierre KAUFMANN, _
Paychunaly.te et théorie de la culture.
31. Alain TOURAINF dans La société po.st-industrie(le indiqm que la contestation transfor-

matrice ne vient pas de la marge mais des éléments centraux qui participent déjà à la direction

du système. Ainsi des cadres, des experts. Nous ne sommes pas du tout sûr que ces éléments .

en de fausse déviance très fort obtenir un -


, centraux ne puissent pas s'analyser termes (cricr pour
î.vantage sectoriel sans remettre en cause le sous-système contesté) ou de déviance partielle .
_
, (crier très fort pour obtenir un changement de code du sous-système contesté). En tout état .'
de cause, on n'aperçoit nullement les cadres, experts ou autres, agents en tant que tels du chan-

gement dans nos sociétés. Ces catégories sociologiques ont trop de substance. Pour nous, encore
une fois, c'est en tant qu'éléments marginaux refusant le code du noyau central, catégorie vide ·
- de refus, que les déviants sont source de changement. On exclut alors du d'analyse,
champ
- en tant que faussement déviants, toutes ces catégories de « pauvres ,. d'immigrants... qui n'ont
seul but. se faire dans la société les accueille, et. ce -
qu'un agréer qui pour faire, acceptent
-
. d'emblée les codes dominan?s et leurs contraintes.

. 337

22
'
1'
.
\

'
_ dre. Cette position marginale des corporations, dans le système féodal, est
, devenue peu à peu, en se transformant en classe, le noyau d'un système
' non féodal. La corporation, devenue « centrale », aura elle-même sa marge :
', journaliers, plèbe non instruite, étrangers vis-à-vis d'une association forte et
instituée. La classe en marge est alors une sorte de prolétariat (cf. l'analyse
de Marx dans L'idéologie allemande).

, LE SURCODE ANALYTIQUE
ETUDE DES LOIS DU CHANGEMENT

Spatialisation, localisation et focalisation de l'analyse sur le passage de


code à code : le surcode structural a permis tout cela.
De nouveaux actants, de nouvelles significations ont surgi par cette
méthode. Cependant, le pourquoi du changement, les règles de transfor-
mation ne sont pas encore éclaircies.
Pour comprendre le fonctionnement de ce qu'on pourrait appeler une
« métamorphose », l'hypothèse de travail a été le transfert de l'économie
freudienne aux systèmes sociaux considérés comme une ensemble de sous-
systèmes en connexion. Analogie sans doute risquée mais, surtout, utilisation
de concepts qui nous ont semblé opératoires.
Une remarque d'abord : il ne s'agit pas ici d'opérer une psychanalyse
sociale. Les données sont trop complexes, les pièges considérables. La
transposition de la psychanalyse à l'analyse sociale est une entreprise qui
nécessite au préalable un décollage épistémologique qui n'a pas encore été
fait.
Il s'agit seulement d'utiliser quelques modèles psychanalytiques, sans
chercher d'autre légitimation à cette utilisation que les résultats produits.
Démarche possible dans sa modestie même et d'autant plus recevable que
les différentes instances (conscient, inconscient, préconscient) sont traversées
par des flux et fonctionnent comme des sous-systèmes qui échangent des
informations. Si les modèles psychanalytiques sont des systèmes, pourquoi
ne pas les utiliser pour forcer les barrages épistémologiques de l'analyse du
système ? 32
Granger, dans son Essai de philosophie du style, décrit ce phénomène -
. car c'en est un, repérable au niveau de l'analyse - qui consiste en ce
qu'un système n'a pas de signification par lui-même : il a uniquement du
sens. D'où l'impossibilité de rester sur le terrain strict du système pour lui
assigner valeur et efficace : cette remarque épistémologique a orienté nos
recherches, elle paraît fonder en raison l'emprunt à des systèmes de sens
voisins (la pluri-disciplinarité, en quelque sorte).
L'analyse de système, qui met en communication des ensembles spéci-

32.Sur cettedémonstration
voirp. 113et suiv. ' ' -

338
fiquement déterminés, obéit à ce principe de méthode. De même, on peut
emprunter à un ensemble épistémologique déterminé un corps de concepts
qui soient signifiants pour et dans un autre ensemble : c'est là la condition
du changement dans une science ; les emprunts d'une science à une autre
se traduisent généralement - c'est un lieu commun de le rappeler - par
un saut bntsque de la science qui emprunte. C'est fort de ce « nouvel esprit
'
scientifique p, que nous avons tenté d'emprunter à la psychanalyse des con-
cepts qui mettraient un peu de clarté dans la description des phénomènes.
Les déplacements de finalité, les condensations d'accent, tout ce jeu de va-et-
vient, et d'aller et retour nous a parti relever d'un ensemble de concepts
opératoires : celui qu'emploie l'analyste devant un ensemble confus.
Mais nous ne sommes pas seuls dans cette aventure. Lacan déjà a voulu
faire ce passage mais dans l'autre sens : traduire les processus dynamiques
découverts par Freud en termes de rhétorique. Les mécanismes de conden-
sation et de déplacement deviennent chez lui métaphore et métonymie, et
cette traduction révèle au lecteur que les lois stntcturales qui régissent
l'inconscient sont d'essence linguistique.
C'est la démarche inverse que nous poursuivons ici : la transposition de
catégories analytiques dans le domaine social afin que ces leviers nouveaux
découpent autrement le réel. Démarche que Paul Ricoeur comprend claire-
ment : « La psychanalyse aborde le vaste domaine des effets de sens à partir
d'un modèle initial dont elle cherche les analyses dans tous les registres de
la culture ... Ce qui est important ce n'est pas ce qui est dit sur le désir
mais sur les procédés susceptibles de figurer comme analogues du dépla-
cement, de la condensation, de la translaboration secondaire, de la mise
en scène 33.
Comme le dit encore Roger Bastide, la sociologie analytique de demain
sera moins celle du décryptage du libidineux dans le social que la décou-
verte des lois de transformation d'une structure ou d'un système dans une
autre, ou un autre ; que ce procédé de l'analogie n'est pas la réduction d'une
structure sociale à une autre psychique. Il met en relief les divergences
autant que les convergences 34.

Une hypothèse de travail

Il apparaît, dans une première approximation, que l'on pourrait assimiler


la lutte des systèmes entre eux au « schéma économique o qui représente
le système inconscient cherchant n s'exprimer à travers, malgré, contre les
systèmes de réalité extérieure que sont les barrages du conscient. Sans doute
rien ne peut confirmer cette hypothèse et l'assimilation d'un système X (en
général organisé, hiérarchisé, avec un ou des objectifs définis) à un système

33. Paul RICŒUR, « Psychanalyse


et cultureCritique sociologiqueet critique psychanalyli- .
que, p. 179 et suiv.
34. Sociologiqueet psychanalyse,
p. 222 et 223.

339
inconscient a de quoi surprendre 53. Si l'on tient compte cependant de la
force engagée dans un système et qu'on essaye d'en suivre le passage, on
peut faire usage du schéma de la pulsion inconsciente cherchant sa voie à
travers les censures. On obtiendrait, approximativement, l'esquisse de cet
affrontement que nous pouvons localiser aux frontières du système. Les
déformations successives que subit la poussée initiale, sa fragmentation, ses
'
glissements entre différents objectifs quelquefois contradictoires se compren-
nent mieux si on sait, d'une part, que la pulsion est diffuse, indéfinie et que,
d'autre part, la réalité extérieure érigée en systèmes fournit un objet à la
pulsion qui l'investit mais de manière comme indifférente, investissement
mobile sans cesse changeant d'objet, renouvelant la représentation. « Chaque
représentation peut transmettre tout son quantum d'investissement à une
autre » 36. Cette mobilité de l'objet de la pulsion est ce que Freud appelle
déplacement. En retour, « une représentation peut s'approprier tout l'inves-
tissement de plusieurs autres » 37, et c'est là toute l'opération de la conden-
sation.

Investissement et travail du rêve

Or, nous avons, tout au long de notre analyse, rencontré ces deux no-
tions : déplacement de finalités, changement d'actants, irrationalité et non-
linéarité, but diffus, objectif sans cesse renouvelé. Un projet est traversé,
latéralisé par le système voisin. Cependant il se réalise... par la bande.
De même, un désir se réalise par une voie ou une autre, par la substi-
tution d'objet. Mais le substitut, dit Freud, renvoie toujours au refoulé, ce
qui signifie que derrière une décision « étonnante » subsiste l'énergie de la
pulsion primitive, refoulée.
C'est en termes de flux d'énergie, d'investissement, que cette substitution
(déplacement et condensation sont des figures de cette substitution) doit
être étudiée.
En effet, l'investissement c'est la pulsion s'engageant dans un objet,
mais cet investissement de l'objet n'est jamais « pur » de tout contre-inves-
tissement. Autrement dit, il n'y a jamais de « projet créateur » engagé tout
entier dans son oeuvre suivant le schéma classique. Car la pulsion se heurte
toujours à cette rationalité sectorisante qu'impose la réalité extérieure. Ainsi
est-il toujours contre-investi, c'est à-dire en partie refoulé.
« Le contre-investissement choisit dans le représentant de pulsion le
fragment sur lequel pourra être concentré tout l'investissement » (Freud,
« Pulsion et destin de pulsion », D-Téictps?cholngie).
On peut considérer que le contre-investissement se situe à l'intersection
des deux systèmes conscient et inconscient, au lieu même de la lutte entre

35. Si le modèle psychanalytiqueforme système, comment s'étonner qu'il permette de forcer


. les barrages épistémologiquesde l'analyse de système ?
36. « L'inconscient», Métapsychologie.
37. Ibid.

340
pulsion créatrice et réalité extérieure qui contraint la pulsion et l'infléchit,
la tord, la déplace ou la condense.
Deux forces en présence donc, l'une issue du système inconscient, l'autre '
issue des systèmes organisés à l'extérieur, rationnels, refoulants.
Le CREDAP a travaillé analytiquement plusieurs affaires décisionnelles,
et la dernière étape de la méthode du surcode a fourni des orientations ,
intéressantes à la plupart des cas traités.
Ainsi de l'étude sur Saint-Nom déjà citée : on peut comprendre <: struc-
turalement » que le maire propose, en réponse aux discours d'urbanisation, ."
une opération de prestige réunifiant tous les « discours », globalisant les
demandes en les déplaçant. Mais l'interprétation analytique permet peut-
être de saisir pourquoi cette opération a pris la forme d'un projet de stade
omnisport : le stade peut être vu comme le noyau d'un « moi » en cons-
truction dans la mesure oir le village est en quête de son identité. En effet,
- par le stade et ses jeux compétitifs il s'affirmera face aux communes avoi-
sinantes comme centré sur une activité de lutte, et préservé par une défi-
- nition du moi « contre » l'agression locale voisine (les communes « soeurs »)
et « pour » une intégration à la société globale (le système des équipes
sportives s'intègre peu à peu et hiérarchiquement jusqu'au niveau national).
En déplaçant toutes les demandes (maison des jeunes et des vieux,
centre d'animation, garderie d'enfants, etc.) sur le stade, le maire de Saint-
Nom donne à la fois une réponse latérale et un « supplément ». Toutes
les images projetées se condensent cn une seule : le nombril de Saint-Nom, .
la scène éducative, la matrice.
Pour l'affaire Rangueil-Lespinet, la vocation de Toulouse pour «l'aéro- .
spatiale » est redevable aussi d'une interprétation analytique. Ici le surcode '
analytique permet d'interpréter le choix du lieu d'implantation de la décen-
, tralisation du complexe aéro-spatial. Sans doute la décentralisation était
l'objectif, et nous pouvons en rendre compte structuralement en faisant état
de tous les intervenants agissant les uns sur les autres. En revanche, le
choix de Toulouse ne s'impose que par rapport à un passé historique qui
tend à retrouver sa forme primitive.
Opération qui viendra fixer la première, lui présentera un objet pos- '
sible, que la décentralisation captera à son profit, faisant d'une possibilité '
un « donné » réel, le positivant, l'empêchant de « bouger », le rendant, en
quelque sorte, le but de la pulsion - alors, comme nous l'avons vu, qu'il ,
n'en est que l'objet.
'
Cette opération parallèle, qui se déroule ailleurs, en province, c'est ce
que nous avions appelé, dans la présentation séquentielle, de même que
dans le surcode structural : l'investissement libidinal ht'stnnt/MC.Quand nous .:
en avions parlé, l'investissement avait une (ou des) causes historiques,
. existence d'un passé « aérien », d'une stratégie de guerre, d'un manque de
développement du Sud-Ouest : trois facteurs historiquement situés qui

341
expliquaient le choix de Toulouse, et son choix comme préétabli, pré-donné.
Ce caractère quasi inéluctable ne nous avait pas échappé.
L'analyse devait nous permettre d'expliquer mieux, par le développement
du terme « libidinal », quelle est la sorte d'investissement, et comment il
peut agir sur l'ensemble de l'affaire. Cet investissement nous paraît se pla-
cer sous le signe de la répétition.
La répétition, en tant qu'elle est un concept analytique, doit se dis-
tinguer de la répétition d'un besoin qui renaît après avoir été assouvi.
Dans ce dernier cas, la faim ou la soif se répète, effectivement, inlassable-
, ment, après la satisfaction : il ne s'agit pas d'une telle répétition. Celle
qui nous occupe ici est liée il la perte d'un objet, et à la ré-assurance de
· l'objet perdu par un « jeu », un mime, un leurre, destiné à combler le vide
laissé par la perte. C'est le fort/da freudien qui sert ici de modèle : l'enfant
qui mime le départ de sa mère avec la bobine qu'il jette hors de son
lit, pour la reprendre aussitôt, objet de remplacement nostalgique pulsion-
nel. La répétition, ici, est ce jeu même : présence imaginaire et déplacée,
ré-inventée, et qui provoque une satisfaction en dehors et à côté du but
de la pulsion primitive. Toulouse, ressentant la perte de son temps héroï-
que, après la grande période où les aviateurs prestigieux prenaient leur vol
(période de l'aéro-spatiale) suscite ce fantasme d'un retour, ce leurre d'une
revi-viscence : dans le vide de l'absence ressentie se dessine l'objet sou-
haité : une autre aéro-postale, une autre ère de grandeur, un second envol.
Et c'est le moment, ici, de marquer le « lieu » de ce fantasme ; j'entends,
ce lieu imaginaire qui, lui-même, suscite tant de rêveries actives, l'air :
lieu de l'envol et du survol, enjeu de forces qui s'expriment comme à
loisir, la conquête du ciel, pour des raisons, certes économiques, mais acti-
vées par une énergie particulière - dont on voit la manifestation dans
toutes les affaires qui s'y attachent (un exemple : les batailles d'option en
tout ce qui concerne le Concorde). Il y a là un terrain favorable à tout ce
qui peut se rapprocher du fantasme. Simple remarque, de style bachelar-
dien, mais qu'il ne faut pas négliger pour autant.
Opération de répétition donc à l'état latent à Toulouse qui ne deman-
dait qu'à endosser une énergie extérieure, qu'à se manifester (ou à être
manifestée). Rencontre de cet état nostalgique et du « drang o de la décen-
tralisation : coup de foudre, investissement engagé. Paris ne se demande
pas s'il s'agit d'une répétition, au sens libidinal, il ne voit que cette possi-
bilité exploitable, il endosse le fantasme, il s'appuie sur le manque, la porte
et fixe sa pulsion : objet trouvé, qui n'est en l'occurrence qu'un objet retrouvé.
Ce faisant, d'une part la décentralisation partialise son objet et le fixe,
d'autre part, elle répond au désir de Toulouse, double opération conjointe.
Encore un exemple, celui de la décision de l'aérotrain (dont on trouvera
toute l'analyse en annexe), affaire fort intéressante du point de vue du
'
surcode analytique, car elle nous a permis, dans ce cas, de mettre à jour
une donnée occultée par les décideurs eux-mêmes : l'existence (oubliée)

342
d'un projet plus économique, plus « rationnel », laissé pour compte de la
décision... en vertu des lois de l'investissement libidinal. Le terme même
d'aérotrain pousse à la liaison - au jeu de mots : aérotrain-aéroport. Pre-
mier investissement. Premier choix d'un objet. Il y a déjà déplacement et
substitut, car la poussée technicienne désirait une réalisation de manière
comme indifférente, indéterminée, illimitée (premières investigations du côté
de la province, puis choix dc la région parisienne, enfin acceptation de la
localisation « aéroports »). A cet invcstissemcnt, déjà travaillé par le contre-
investissement, va s'opposer durement le veto du système des finances :
l'objet sera encore une fois déplacé. Ici intervient un épisode extrêmement
difficile à comprendre : l'objet « liaison cntre aéroports », qui avait été
inventé à la fois par la pulsion techniquc et contre-investi par le système
rationnel, va devoir se déplacer encore en un autre point de possibilités.
Cergy - Défense sera le nouvel objet : à nouveau, déplacement, con-
densation car le nouvel objct représente à la fois la pulsion primitive et
l'ancien objet, en concentre les finalités, en superpose les figures 38.
Mais, peut-on se demandcr, pourquoi ne pas avoir investi un objet plus
proche du premier, phus proche de la figure « aéroports » ? N'y avait-il pas
quelques projets à la fois plus économiques et plus simples que Cergy -
Défense, satisfaisant plus, en tout cas, la rationalité des principaux acteurs,
par exemple Orly - Joinville ou Joinville - Roissy ? P
C'est le phénomène du désinvestissement qui est à évoquer dans ce cas
-
précis. Le déplacement qu'entraîne le veto du système des finances se fait
douloureusement au prix de la destruction qui enfourait le premier objet.
Par contagion, peut-on dire, les représentations proches de l'objet sont refou-
lées aussi et c'est tout un jeu de décision qui tombe dans l'oubli pendant
quc surgit une figure nouvelle.
Nouvelle ? Non, pas tout à fait, puisqu'elle représentera à la fois toutes
les autres figures refoulées. Contradiction dans son surgissement même, elle
sera cependant gardée car ellc garantit contre l'émergence de la représenta-
tion refoulée et de tous ses corollaires.
Ce faisant, le système rationnel se joue à lui-même un mauvais tour
puisqu'il va préférer un objet mauvais à un objet « bon » qui aurait des
liens avec ce qu'il veut refouler. Mais, de ce travail de refoulement, il ne sait
rien. Toute l'opération se fait à son insu. Les interviews n'obtiennent pas
de réponse à la question : « Et pourquoi n'avoir pas repris les projets pro-
ches du projet liaison entre aéroports ? » Les définitions freudiennes des
opérations par lesquelles un objet se déplace par rapport à la pulsion prin-
cipale vont permettre de mesurer l'ampleur du phénomène de substitution,
, de glissement, de lacunes que l'on peut voir à l'oeuvre dans la décision. On
ne peut traiter ces glissements de « bruits » ou « d'erreurs » (voir note sur

38. Sur cette analyse voir Annexes, p. 367 et suiv.

343
Edgar Morin, p. 334). C'est plutôt le fruit d'une véritable opération, d'un
travail dont le modèle est fourni par Freud.
Ce travail entre systèmes, ce « surcode analytique » ne signifie pas que
la configuration des systèmes donnés respecte un « code », toujours le
même. Tel système, qui joue le rôles de poussée devant les systèmes qui font
barrage, peut jouer dans une autre configuration le rôle de barrage pour une
pulsion d'un autre type. La poussée technique qui, dans l'aérotrain, était
l'énergie motrice, devient, dans la figure du machinisme du xix'' siècle, la
censure impitoyable il laquelle se heurtent les ouvriers casseurs de machines.
Dans tout cela aucune entreprise de psychanalyse sociale. Ce serait pré-
maturé. Et si telle était l'orientation, tous les pièges nous attendraient. Mais
simplement ici l'utilisation - conforme il la direction pluri-diseiplinaire de
cet ouvrage - d'emprunts à des modèles disciplinaires différents, et leur
transposition au système social de décision. Levier de la recherche, instnl-
ment et levain. C'est le domaine du « tout se passe comme si 39. ,
Le surcode analytique ouvre donc sur une recherche qui se renouvelle
du fait même que les figures dessinées par les décisions sont multiples ;
qui se renouvelle aussi du fait que les notions mêmes du travail inconscient
doivent être adaptées au domaine propre de la décision.
Surcode analytique, surcode structural et traitement séquentiel, ces
trois étages se combinent donc étroitement pour former une théorie radica-
lement nouvelle du champ décisionnel. Présentés ici de façon successive et
linéaire, les trois étages se combinent en fait étroitement dans la recherche.
Allers-retours et transformations réciproques des étages entre eux, inter-
connexion constante des niveaux. Nouveaux cônes de développement d'une
théorie du changement social.

39. Roger Bastide qui, le premier, a pensé dans cette direction, c;timc qu'on peut aller
au-delà d'un fondement par l'analogie. Dans son article : a La pluridixiplinidad puede
ensefiarse? », Revista de Esiudios sociales, avril 1972. il propose la constitution d'un véritable
modèle pluridisciplinaire.
CONCLUSION

Cette théorie générale du « surcode » permet, non de rendre compte du ',


changement social (ce serait trop prétentieux), mais, tout au moins, d'éclair-
cir la voie de recherche possible. Elle permet non seulement de localiser le ''
changement (surcode structural), mais encore d'en esquisser les lois internes
, de développement (surcode analytique). Elle permet de renoncer aux hypo-
thèses purement subjectives, dans le sens de « théorie du sujet », et d'en- _
visager un problème plus général en termcs systémiques. S'il y a des trans- ,
formations et donc des agents de la transformation, ces agents sont limités
et définis dans leur action par leur place dans le système, beaucoup plus
que par des qualités intérieures de volonté et de décision personnelle.
A cette lumière, la décision apparaît comme un phénomène se produisant .
dans un système ouvert, dans certaines conditions : contrairement à ce que "
l'on pense habituellement, ce phénomène de décision ne se produit pas
"
dans les lieux du pouvoir institué, noyautal, mais pas davantage en dehors
des circuits systémiques, dans un ensemble « hors la loi », pas davantage .
aux lieux oa s'échange une information parfaite et univoque, mais plutôt '
la on une information tronquée, traduite, déformée, passe d'un sous-système .'
â un autre et peut être transmise et mise en pratique. Pour cela il faut un '.
système de lecture de codes, une sorte de système pluri-disciplinaire qui
n'hésite pas a agir sur plusieurs systèmes de rationalités différents. « Criti-
. '
que de /f; décision » prend alors son sens entier ; il s'agit de critique; Ia
. décision sectorielle, parfaite techniqnement, rationnelle : aucune transfor-
'
mation ne peut suivre une décision de ce genre.
Les « décisions » transformatrices, nous avons essayé de l'établir, ne " .
peuvent venir que des confins du système établi, ne peuvent être que .
globalement et concrètement critiques : mais cette critique totale n'est-elle "
pas une fiction ? A la limite elle est proprement fantastique : lecture "
."
nouvelle d'un texte nouveau. Evénement issu de la déviance, mutation. ,
''
Une telle décision risque de paraître utopique, mais, pour nous, elle ne
peut qu'être prospective, non utopique, et nous dirons même réelle, si par .,
réel on entend le monde non sectorialisé, non découpé en tranches, non -
entièrement réalisé et positif, aussi vrai en son devenir multiple qu'en son .
, multiple passé.

,
CONCLUSION

Et l'avenir ? .

En suivant le fil des décisions, nous avons été porté de la rationalité


linéaire et monolithique, toute hantée par la volonté libre du sujet décideur,
responsable de ses choix, aux rationalités multiples qui, de l'extérieur, vien-
nent limiter et contraindre la décision et lui impriment un mouvement
discontinu, heurté, dans l'enchevêtrement des causes-effets en continuel feed-
back. Le fiat de la volonté, cet éclair intemporel qui crée ex nihiln, nous
n'en n'avons, au cours de nos recherches concrètes, jamais trouvé trace. Pas
plus n'avons-nous trouvé l'acteur psychologique charismatique, dont le se-
cret énigmatique se déroberait :1 l'analyse, quand, seul à son poste de .
commandement, il prendrait « sa » décision. Au contraire, la position de
classe, l'appartenance à un corps institutionnel nous ont paru déterminer, .
par l'entremise d'une rationalité codée, un comportement qu'on pourrait
appeler objectif et non un vouloir subjectif.
Cependant, la masse des informations hétérogènes concernant des cas
précis (interviews, documents) mettaient en avant à la fois l'acteur dans sa
superbe et l'événement daté comme points culminants de décisions. Pour
critiquer cette vision classique des points zéro et des décisions premières,
encore fallait-il suivre attentivement les récits, souvent contradictoires, qui
'
nous étaient faits. Car, en aucun cas, nous ne voulions laisser échapper la
dimension diachronique ni non plus l'impact des illusions volontaristes sur
- le déroulement d'une décision. La décision, à notre sens, se déroule comme
un récit, prend du temps, est scandée rythmiquement par des étapes : les ,
dates clefs qui jalonnent le parcours, dates où se disent prises, reprises,
abandonnées ou changées les décisions, pour aussi fantaisistes qu'elles soient
et changeantes suivant les acteurs interviewés, n'en sont pas moins des
indicateurs souvent précieux pour les brisures, zigzags et départs d'une chaîne
qu'il nous faut construire. Une date controversée est l'indice d'un problème,
d'un nœud où se joignent le micro-filet de l'histoire d'une décision et le
réseau complexe de l'autre histoire dans laquelle elle s'intègre et qu'elle
construit. Aussi bien fallait-il prendre en compte le récit, quitte à en
reconstruire les séquences comme on monte un texte, chapitre par chapitre.

347
Mise en scène réglée qui ne néglige aucun détail, même et surtout s'ils
paraissent importuns. Véritable mise en scène que cette étape séquentielle :
car les acteurs y croient inventer les rôles qu'ils jouent, et font de bon
coeur le travail des rationalités qu'ils représentent, ne sachant pas qu'ils
sont des « actants » plutôt que des acteurs.
Le récit conduit alors tout naturellement à structurer les rôles, c'est-à-
dire à les mettre en place : ù quels sous-systèmes appartiennent-ils Com-
ment se définissent ces sous-systèmes en présence ? Quelle sorte de torsion
les rationalités des actants ont-elles a subir pour parler entre elles ? Nous
avons suffisamment montré que cette étape de la méthode, l'étape du sur-
code structural, était en somme la critique du récit vécu et de ses illusions.
Déjà redistribué temporellement suivant des axes dominants, le récit perd
ici ses derniers liens avec le vécu. Il rend compte déjà des effets de stntc-
ture et de la dimension synchronique obligatoire pour un tel montage. Mais,
à ce niveau, l'analyse structurale conduit il une représentation abstraite.
Dans une certaine mesure, la décision se mécanise et laisse de côté les
aspects énergétiques. La rationalité globale d'une décision, même composée
de mttlti-rationalités en contact, paraît presque trop pure. Une quantité
d'effets irrationnels tombent à côté de la grille séquentielle et structurale :
il y a « du reste » irrécupérable en termes de structure, même complexes.
Une approche psycho-analytique des processus (et non des sujets humains)
nous permet alors de comprendre, en les interprétant, les lacunes et les
ratés de la démarche décisionnelle dans les cas concrets que nous étudions ;
ce sont les opérations que nous soumettons à l'analyse : répétitions, cen-
sures, retours du refoulé, contre-investissements, jeux de mots, glissements
de sens consécutifs à des détournements ou des déplacements d'objet, qui
permettent d'élucider certains points restés obscurs. Car il y a des déci-
sions obsessionnelles, des démarches compulsives, des décisions mélancoli-
ques, des retraits d'investissement ... toutes choses qui échappent à l'ap-
proche structurale. Loin de vouloir tendre sur l'hétérogène et le confus le
filet rassurant d'une rationalité dominée, le surcode tente de comprendre
les jeux de surface, les compromis créatifs ou les causes d'une reproduction
mécanique. En n'éloignant ni la demande sociale ni les structures en place,
l'analyse qui est tentée par la méthode du surcode essaye de prévoir ou
tout au moins de pointer les lieux du changement possible : ces minus-
cules zébrures où « ça » ne marche plus très bien.

Une fusée immobile

Cependant, cette fusée à étages, qui aide à repérer les décisions qui
changent et les sociétés qui mutent, est elle-même immobile.
Je veux dire par la qu'elle répond bien sur le champ théorique à cer-
taines questions dont les théories et les méthodes d'analyse classiques ou
néo-classiques ne pouvaient venir à bout. Constntite sur le champ théori-

348
v t .." ' .

' '
que, elle menace effectivement la position encore dominante du moi déci-
deur ; appliquée à la pratique de l'analyse décisionnelle, nous pensons qu'elle
est efficace, et qu'en développant les points d'application, elle pouvait
s'enrichir considérablement : une « Politologie structurale » est à monter,
, où les décisions liées les unes aux autres se répondraient entre elles, comme
les mythes se parlent entre eux. En étudiant ces décisions par grappes , "
(décisions d'aménagement du territoire, décisions parlementaires, décisions ._
. des partis politiques, décisions culturelles, etc.), on pourrait reconstruire un >
ensemble, une morphologie générale et dresser un tableau du système
"'
. politico-administratif français, voire, avec un peu d'ambition, étranger. Cha-
que étude peut en effet faire apparaître une opération, un montage nou-
veau qui éclaire en retour une décision voisine. La méthode du surcode s'y .
"
éprouve et s'y affine.
'
Il reste, bien entendu, que cette vision d'ensemble, même suivie et véri-
fiée par les premiers résultats de la méthode, peut se trouver en butte à '
des phénomènes imprévisibles. '
Qui dira si l'énergie qui tient en place le système ne va pas se déplacer ?
Si des phénomènes transgressifs, des mutations ne vont pas surgir ? Quelque
imagination prospective qu'on puisse solliciter, quelque latitude d'opération
.
que donne le surcode, qu'il soit structural ou analytique, arrivera-t-on â
établir des lois de transformation si souples et si réglées qu'elle viennent : ' .
à bout de transgressions importantes ? A l'horizon de la recherche, existe '-.
' .
cette inquiétude, qui la fonde.
'
En effet, s'intéressant aux problèmes du changement qu'elle est appelée
à analyser, refusant et critiquant toute explication qui n'en tient pas compte, ;.
la théorie du surcode change-t-elle quelque chose pratiquement ? ':
'
Une première réponse - quelque peu perverse - consiste à dire
qu'une nouvelle analyse paraissant dans le champ théorique cause des '
perturbations importantes à long terme. Elle jette quelque doute sur la '-'
linéarité sereine de la décision. Les administrateurs interrogés avouent .
'
qu'effectivement la décision est le résultat d'un surcodage intensif. Moment '-
de réflexion qui influe peut-être sur leur propre pratique ; mais ne nous
racontons pas trop d'histoires. Tout en sachant qu'il vaut mieux regarder
à côté de l'objet visé, la tentation est trop forte de continuer à viser l'ob-
jectif en ligne droite. La réflexion de .1. Lacan : « Une étoile de cinquième
ou de sixième grandeur si vous voulez la voir, ne la fixez pas tout droit.
C'est précisément a regarder un tout petit peu à côté qu'elle peut vous
apparaître » 1, enchante l'esprit, pour autant qu'elle n'influence pas la pra-
tique de la majorité. ;
- D'autre part, la méthode du surcode proposée pour analyser des déci-
sions déjà prises, comme explication avancée, n'est pas normative : elle ne .
, dit pas comment prendre une décision, et refuse - d'après ses propres ,.

'
1. Jacques LACAN, « Du regard », Séminaire XI, p. 94.

349
.

hypothèses de travail - de prétendre qu'il y en aurait une, meilleure que


les autres. Comme toute analyse, elle ne peut agir que par détour, accumu-
lation de capital idéologique 2. Pour lu moment, elle est donc immobile
dans le champ déterminé et fermé a été produite.

Pour une mise à feu


'
Et cependant ... pourquoi ne pas mettre la fusée à feu ? Ou l'amorcer
pour un départ imminent ?
Le changement-rupture, lui, échappe à notre analyse dans la mesure où
nous ne pouvons pas le trouver dans la pratique, il est a l'horizon des
probabilités et nous n'avons pour le rêver qu'intuitions et désirs. Au moins
avons-nous pu, grâce au surcode, dénoncer les faux départs et les trans-
gressions qui tombent il plat. A ce point de la recherche nous étions sans
espoir, et le changement-rupture paraissait fuir dans l'imaginaire tant il
était contre-dépendant de la réalité codée qu'il voulait nier. La mémoire,
toujours, l'emportait comme elle l'emportait dans les robinsonades, pour-
suivant Robinson dans ses calendriers, chaises, tables, moteurs puritaines et
règlements de vie. L'île d'utopie se souvient du continent, et des règle-
ments inversés sont toujours des règlements...
Mais le travail sur la décision, à force d'amenuiser les discours arro-
gants 3, de regarder au-dessous ou à côté, fait surgir un autre monde incon-
nu du premier, et contenu en lui, et qui poursuit son délire à l'insu même
de ceux qu'il hante. Il y a, au sein du discours policé des décideurs, un
magma incohérent venu de tous les bords de la culture, et qui forme, par
l'entassement des mémoires successives, une anti-mémoire, un noyau de
représentations aberrantes qui, si elles étaient délivrées de la répression
du code, ferait un assez joli tableau de science-fiction...4 4
En laissant se dérouler cet écheveau on obtient - nous en avons fait
l'expérience - des scénarios de l'absurde pleins de saveur.
Sans toujours entrer ici dans les détails d'une analyse qui nous entraîne-
rait trop loin, disons rapidement que les fantasmes, qu'ils soient des déci-
deurs ou des décidés, si bien cachés sous les discours ordonnés des plans
et programmes, des projets ou des revendications, nous feraient - s'ils
étaient libérés - vivre un drôle de monde, plein d'enseignements.
A les scruter d'un peu plus près, en effet, discours de pouvoir et de
besoin révèlent un fonds commun qui échappe à la bipartition de la pro-
duction de normes et de sa reproduction : il existe plutôt des représenta-
tions chaotiques et comme une chora représentative, vaste masse confuse
où se mêlent liberté et répression 5.

2. Voir ClaudeBAt.T2, Essai sur le capital idéologique.


3. Sur l'arrogancefragiledes organisations,voir Y. STOURDZÉ, Organisationantiorganisation.
4. La ville la nuit, chapitre III.
5. J. DUVIGNAUD et CAUSE COMMUNE sont à la recherchede cette chora. Voir Les imaginaires.
'
350
Si nous prenons les interviews des décideurs de la police, de l'éclairage
public et des transports en commun, et, d'autre part, les interviews des
habitants, nous avons un tableau-fantasme d'une ville ni tout à fait autre ,.
que celle que nous vivons, ni tout à fait la même : une étrange familiarité
nous lie à cette vision souterraine. 'L'éclairage est animé par le projet d'une
vie de la lumière sur le mode naturel : paysages changeants au gré des
promeneurs, monuments qui s'éteignent et s'allument comme autant d'ima-
ges reflets du temps et de l'humeur. Le rêve idéal des décisions d'éclai- '
rage c'est que le passant allume la ville comme par enchantement. Tantôt .
triste, tantôt gai, tantôt mystérieux, tantôt bruyant et communicatif. Ville
sujet dans son rapport amoureux au sujet urbain. Le rêve des décisions
des transports c'est d'être ubiquitaire. Circuits polysémiques et aléatoires
qui mènent partout en tous sens et à la fois itiille part. Une circulation
pour elle-même dégagée des lois de l'offre et de la demande, des heures
de pointe et des horaires ... même chose pour la police enfin délivrée du
devoir de surveiller, si tout le monde surveillait tout le monde : chacun
étant policier. Chacun rêve d'être tous et de se perdre dans l'anonymat
d'une pratique totale.
Ce sont les rêves mêmes des interviewés qui voudraient pour le plaisir
transgresser les normes du temps et de l'espace, et souhaitent à la fois
qu'elles restent nonnes à franchir et qu'elles disparaissent. Société utopique
ou les contradictions se recouvrent, s'annulent et reviennent. La science
fiction est déjà la, les décisions la voilent à peine.
'
S'agirait-il de rêveries pures, compensant les contraintes sociales et '
permettant le libre jeu de leur reproduction ? On ne le croit pas. Ou alors
la même remarque eut pu s'appliquer en 1760 aux principes d'éducation
contenus dans l'Emile, image de l'homme à venir.
Les scénarios de l'absurde semblent le seul moyen en notre possession
'
pour envisager le futur, surcodé, créatif, pour sortir d'une mémoire codée, '
prise dans les filets de formation idéologique. Retrouver une mémoire
sans limites, une opinion vive, et non, comme celle que décrit Bourdieu,
déjà morte sous les coups de sonde des doxosophes, mise en boîte par les
mass media. Tel pourrait être le rôle de ces scénarios, réponse, bien sûr
complètement K 2 côté », mais peut-être justement : question.
. .. . " '
, . , . - ' ; ,"
, . '

ANNEXES

On présentera ici, à titre d'exemples, trois récits: Rangueil-Lespinet, le RER,


l'aérotrain. Les deux récits du RER et de l'aérotrain, qui sont liés entre eux, seront
traités de façon sommaire pour illustrer brièvement la méthode.

I. Le récit Rangueil-Lespinet : une affaire de décentralisation en région


toulousaine 1
On peut schématiser en trois séquences essentielles l'histoire de la décision :
la séquence de latence (1900-1955) ; la séquence de prise de conscience et d'énon-
cés de principe (1955-1963) ; la séquence d'exécution difficile (1963-1973).
a) Latence (1900-1955). C'est une période fondamentale d'accumulation
d'investissements historiques. Trois grands thèmes convergents apparaissent :
Toulouse, capitale de l'aéronautique ; Toulouse, ville en déclin ; le duel Paris-
Province, la naissance d'une doctrine de l'aménagement du territoire.
Toulouse, capitale de l'aéronautique. Dès les premières lignes de son rapport,
Bruno Lacour-Grandmaison insiste sur les considérations stratégiques qui sont à
l'origine des politiques concertées d'aménagement du territoire, dans la période
qui a précédé la seconde guerre mondiale : « C'est, en effet, simultanément en France
et en Union Soviétique, que sont intervenues les premières mesures de l'État visant
à réduire les risques militaires de la concentration industrielle. En France, ces
mesures se sont traduites par le transfert des industries aéronautiques en province,
et particulièrement dans le Sud-Ouest. La « vocation » aérospatiale actuelle de
Toulouse doit beaucoup à ces mesures ».
Mais la décentralisation, à Toulouse, d'une partie de la production aéronau-
tique pour des raisons de stratégie, a été postérieure aux premiers investissements
affectifs historiques qui ont créé l'image de Toulouse, capitale de l'aéronautique.
De fait, c'est à Toulouse que Clément Ader fit voler la première machine volante
française. C'est aussi à Toulouse que s'illustrèrent les pilotes de l'Aérospatiale.
Latécoére, Sud-Aviation, installèrent leurs usines en région toulousaine.
Pourtant, à l'heure actuelle, l'essentiel de l'industrie aéronautique reste con-
centré en région parisienne. On ne trouve, en effet, en région toulousaine, que la
SNIAS qui y dispose d'un important bureau d'études, et un centre d'essais au
sol: le CEAT. On ne peut plus affirmer la vocation aéronautique du Sud-Ouest.
Bordeaux possède une usine de montage Dassault, mais on sait très bien que le
bureau d'études de cette entreprise se trouve à Saint-Cloud. Tarbes est la seule
ville possédant une industrie aéronautique avec la présence du Turboméca. Bien
plus, tout ce que le Sud-Ouest possède en cette matière ne concerne que les « vecteurs »,

1. Cerécit estextraitde L. Sfez, A. Cauquelin


J.-F. 1976.
et Bailleux, Annales, ,

'
, 353

' .
23
' " -
..... '

c'est-à-dire le fuselage des avions. Tout ce qui a trait aux propulseurs et aux équipe-
ments se trouve à Paris (notamment la SNECMA).
La vocation aérospatiale relève donc de l'imagerie populaire : Ader, Mermoz,
Caravelle, Concorde, mots évocateurs liés à Toulouse. Il faut noter la puissance de
ce thème. Il est admis par tous, personne ne le critiquera. Aucune alternative de
localisation ne sera recherchée.
Toulouse, ville en déclin. La ville de Toulouse semble avoir été, tout au long
de l'histoire, le lieu de prédilection des crises. Si cette ville est finalement devenue
et restée capitale, cela aura été au prix de la plus grande incertitude, dans la plus
grande fragilité : catharisme, croisade contre les Albigeois, Inquisition, journées
huguenotes, inondations, épidémies, émigration. Comment s'étonner que Toulouse
soit la ville .où l'on compte le plus grand nombre de couvents et de monastères ?
Ainsi, depuis le xixl siècle, l'Aquitaine a subi une série de crises agricoles, paral-
lèlement au déclin de ses entreprises artisanales. En quatre-vingt-dix ans, presque
tous les cantons ruraux ont perdu plus d'un tiers de leur population. En 1954, le
département du Lot est deux fois moins peuplé qu'en 1850. Après la première guerre
mondiale, une forte immigration vendéenne et bretonne, mais surtout italienne
et espagnole, a été enregistrée ; nombre de fermes sont ainsi reprises, l'immigrant
montrant au Gascon la richesse de son pays.
Après la seconde guerre mondiale, et selon J.-F. Gravier : «...Le redressement
démographique n'a pas été décisif..., sans immigration, les effectifs adultes seraient
moins nombreux ou à peine plus nombreux en 1965 qu'en 1954 dans la majeure
partie de la région ».
La DATAR, dans le schéma prospectif de la France en l'an 2000 (octobre
1969), réaffirme : « Le taux de croissance annuel moyen de la population a doublé
dans la période 1962-1968 (1 %) par rapport à la période 1954-1962 (0,5 %).
Cette augmentation est due uniquement à l'augmentation du solde migratoire :
le taux de croissance migratoire moyen annuel est passé, en effet, de 0,2 % à 0,7 %,
alors que le taux de croissance annuel est resté constant (0,3 %) ». De plus, le
développement économique toulousain fut tardif, la bourgeoisie régionale préfé-
rant le commerce à l'industrie, et sans doute les « belles lettres » à toute activité
lucrative.
Les plus grands doutes pèsent actuellement sur le développement de cette cité.
Que la relance ait été recherchée dans l'accroissement du potentiel aéronautique
semble tout naturel au regard du signifiant affectif que nous dénoncions plus haut.
Troisième investissement : l'idéologie de l'aménagement du territoire. L'essentiel
de la philosophie de l'opération de Rangueil-Lespinet est contenu dans l'ouvrage
Paris et le désert français de J.-F. Gravier. Prêchant la revitalisation de la province,
J.-F. Gravier en vient à rechercher les éléments moteurs de ce renouveau, éléments
« capables d'entraîner le renversement souhaité de la tendance par une sorte de
réaction en chaine ». Il faudra donc des activités motrices qui ont pour trait commun
de « susciter une espérance collective », « un choc psychologique ». D'où la conclu-
sion : « L'élément qui détermine, le plus directement, la croissance économique
régionale est la présence d'un centre universitaire et spécialement d'un centre scien-
tifique ». « La concentration, à Toulouse, des organes directeurs de l'aviation
française (délégation technique du Ministère de l'air, centres d'essais, École supé-
rieure de l'aéronautique, etc.) permettrait une décentralisation plus complète des
usines parisiennes, notamment de la construction des moteurs et des ateliers sous-
traitants ».
J.-F. Gravier n'est pas seulement un visionnaire, il est acteur du processus de
décision. Nous n'en voulons pour preuve que le livre de M. Olivier Guichard
(alors délégué général de l'Aménagement du territoire) : Aménager la France.
L'auteur, dans un chapitre consacré aux métropoles d'équilibre, déclare : «Enfin,

354
, ... v, · . .

par les liens directs et indirects qui existent entre la recherche et l'industrie, il
apparaît essentiel pour les métropoles qu'elles disposent d'états-majors de cher-
cheurs, de laboratoires universitaires et privés ». Plus loin l'auteur écrit : a Le
processus d'industrialisation peut être encouragé par la décentralisation d'organis-
mes publics ou semi-publics ayant un pouvoir d'entraînement élevé. C'est le cas,
par exemple, des établissements d'enseignement supérieur ou de recherche dont la
localisation influence de façon certaine le comportement des entrepreneurs, et
'
peut contribuer dans certaines régions à la naissance ou au renforcement d'une
' vocation industrielle déterminée ». « C'est dans cet esprit qu'a été décidé le transfert,
à Toulouse, de plusieurs écoles (ENAC, Sup-aéro, et du Centre national d'études
spatiales). Ainsi sera réalisé, avec l'Université, un complexe de très haute valeur
scientifique, capable d'animer l'industrie aérospatiale dans le Sud-Ouest ».
. Toulouse, capitale de l'aéronautique, Toulouse ville en déclin, duel Paris-
province, tels sont les trois éléments isolables que l'histoire a forgés avant que la
décision de création à Toulouse d'un complexe aérospatial n'entre dans une phase
active. Ces trois énoncés sont là, en attente d'une utilisation objective ; mais déjà
agissant, poussant à la décision. La décision ne prendra corps que lorsque leur
synchronisation sera enfin assurée. Mais n'anticipons pas : nous sommes en 1955.
b) Énoncés de principe (1955-1963). Par décret-loi du 30 juin 1955, le gouver-
', nement met en place un Comité de décentralisation composé de deux sections,
l'une ayant la charge du secteur privé, l'autre du secteur public. Une double mission
est affectée à cet organisme : bloquer la croissance de la région parisienne, proposer
au gouvernement des mesures de décentralisation propres à contrevenir à la ten-
'
dance actuelle d'accumulation en région parisienne. La section du secteur public
embrassait presque exclusivement ce second aspect et devait plus précisément
faire l'inventaire des organismes pouvant sortir, sans faillir à leur mission, de la
région parisienne. Mission on ne peut plus large, presque naïve par son étendue.
. Cet inventaire devait, en fait, se concentrer sur les grandes écoles puisque le gouver-
nement avait inscrit cet objectif au programme fixé au Comité. La liste publiée
'
en 1958, par décret, ne comprend pas moins que toutes les grandes écoles ayant
leurs établissements à Paris. Toutes sauf une : Polytechnique, et nous verrons
'
par la suite combien cette absence devait peser sur la stratégie du décideur. Mais,
fait intéressant, Toulouse n'apparait toujours pas. Aucune étude sur la localisation
'
future des éléments décentralisables n'est effectivement entreprise.
La DATAR a vu le jour le 14 février 1963. La décision a été prise en comité
. interministériel du 31 juillet 1963. Avant 1963 et sans la DATAR, Rangueil-Lespinet
n'est qu'une constellation d'opérations ponctuelles ; de plus, il semble que le dossier
n'avance que lentement vers l'étape des réalisations. Les acteurs du processus cher-
chent sans trop y croire une solution minimale satisfaisante pour tous. La technique
semble ici être la sous-évaluation des obstacles et la réduction, même illogique,
de la taille de l'opération. Les Finances concluent un accord avec les Armées afin
de limiter le coût de la décentralisation des écoles aéronautiques. Pour que l'opé-
ration atteigne le niveau articulé de « complexe tertiaire il il va falloir attendre
l'énoncé des enseignants de l'ENSA et l'apparition, dans le jeu administratif, de la
DATAR.
C'est, en effet, du côté de l'ENSA que la solution est apparue. Les enseignants ..
de l'école, tout d'abord opposés à sa décentralisation, ont, dans un second temps,
compris tout l'intérêt qu'ils pouvaient en tirer. D'une position de principe ils évoluent
vers une attitude plus réaliste de négociation. Contraints et forcés, les enseignants
présentent un programme de revendications à satisfaire pour que tout se passe
sans histoires. Le Ministére des armées doit donc créer 20 postes d'enseignants à
plein temps, moderniser le matériel, mettre sur pied deux laboratoires de recherches...
L'élargissement des points de vue est consigné dans une note de la DATAR,

' .;
. 355 "
- ... '
j

préparant le conseil interministériel du 29 juillet 1963. Dés lors, Rangueil-Lespinet


est arrivé à maturité. Le transfert d'école (premier énoncé du problème) se fera à
Lespinet, c'est-à-dire en face du complexe existant de Rangueil, où se trouvent
déjà la Faculté de sciences de Toulouse, l'Institut national des sciences appliquées,
et divers instituts de renommée mondiale. La revendication des professeurs impli-
que une localisation spatiale bien définie : Rangueil ne sera séparé de Lespinet
que très symboliquement par le canal du Midi. Bien plus, le transfert ne concernera
plus seulement des éléments séparés, mais un complexe regroupant l'ENSA, l'ENAC,
deux laboratoires du CNRS - le laboratoire de l'aéronomie et celui d'automatique
spatiale - un nouveau laboratoire de la Faculté de sciences de Toulouse: le Centre
d'études spatiales des rayonnements. A ce noyau de départ viendront s'ajouter le
CNES (Centre national d'études spatiales), dont l'installation en région parisienne
(Brétigny) doit être stoppée, CNES qui aura en commun, avec l'ENSA, le CERT
(Centre national d'études et de recherches des techniques spatiales). Du transfert
de deux ou trois grandes écoles, on est passé à celui de sept écoles ou centres de
recherches.
Mais quels sont les acteurs en présence ? Les acteurs du processus de décision
sont nombreux et couvrent pratiquement tout l'édifice administratif. La décision
étudiée en effet est interministérielle, elle est aussi décision régionale. Intermi-
nistérielle dans la mesure où chaque élément constitutif de l'opération de Rangueil-
Lespinet, ENSA, ENAC, CNES, laboratoires, etc. est administré sous tutelle
d'administrations différentes. Le tableau ci-dessous indique le réseau des affilia-
tions :
ENSA Ministère
desarmées
, . ENAC Ministère
des travauxpublicsettransports
.. , Secrétariat civile
généralde l'aviation
' CNES Ministère dela recherche
d'État chargé
' ,
desafFaires
atomiquesetspatiales
DGRST Cabinetdu Premierministre . -
Laboratoired'automatiquespatiale CNRS,Éducation nationale ., . '
Laboratoire
d'aéronomie CNRS,Éducation nationale '
CERT commun à l'ENSA et au CNES ...
Laboratoire
régionaldesPontsetchaussées TP etTransports

Armées, Travaux publics, et accessoirement Transports, Recherche, sont les


quatre grandes centrales concernées par la décision. Il faut, bien sûr, y ajouter le
Ministère des finances qui, en l'espèce, a joué un rôle d'importance. La décision
, de transfert à Toulouse d'un complexe tertiaire de haut niveau est donc très large-
ment synonyme de coordination des actions entre ces différentes structures. Ici
encore, 1963 marque une date charnière.
Le 31 juillet 1963, le comité interministériel d'aménagement du territoire a
pris la u grande » décision de principe de créer un complexe aérospatial à Rangueil-
Lespinet. Mais deux crises fondamentales se préparent depuis plusieurs mois. Elles
bloquent la totalité du processus. Elles ne seront dénouées que dans la troisième
séquence. Deux crises en partie liées. Deux crises qui ont toutes deux leur cristal-
lisation financière. L'une est relative au problème de la décentralisation : c'est la
question de l'ENSA (École nationale supérieure d'aéronautique). L'autre au pro-
blème de la recherche : c'est la question du CNES et des laboratoires.
Problème de la décentralisation de LENSA. L'originalité de l'ENSA, avant sa
décentralisation, résidait dans le fait qu'un enseignement de très haut niveau était
assuré avec des moyens, en personnel et en matériel, très modestes. Le corps ensei-
gnant de l'école ne comprenait, en effet, que cinq professeurs attachés à titre principal.
Les autres enseignants, environ 230 personnes, étaient des ingénieurs appartenant
soit à l'industrie privée, soit à des services d'État et notamment au Ministère de l'air.

' .
356

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Envisager un transfert à Toulouse c'était donc couper l'école de ces concours extérieurs.
M. Donnadou propose trois types de solutions : reconstituer à Toulouse le contexte
existant à Paris ; créer une école dotée d'un corps enseignant propre (mais cette
solution est onéreuse) ; enfin une solution mixte consistant à utiliser les moyens
intellectuels existant à Toulouse. C'est cette troisième solution qui finalement re-
cueillera le plus de suffrages. Les besoins en personnel enseignant sont toutefois
évalués par M. Donnadou à 276 personnes, dont 101 professeurs et 175 assistants.
Mais là n'est pas la seule inflation : un autre poste, la recherche, est considéra-
blement gonflé. L'école ne demande pas moins que la création d'un centre de recher-
ches aéronautiques doté des moyens les plus modernes. Comment débloquer le ,
processus ? La DATAR s'en chargera dans la séquence suivante.
Problème du CNES et de quelques laboratoires. Cette question interfère à
trois niveaux : au niveau de la définition d'une politique de la recherche, au niveau
de la création du CNES, enfin au niveau du CNRS et de la localisation des la-
boratoires propres du CNRS.
- Une politique de la recherche. Définir une politique générale de la recherche
en France, telle est la mission fondamentale de la DGRST, organisme placé auprès
du Premier ministre et dont la création remonte au 28 novembre 1958. Chargée
tout d'abord de synchroniser les efforts de recherche des différents ministères, la
DGRST s'est rapidement constituée comme organisme d'étude pour tout ce qui a
trait à la recherche, mais aussi comme organisme de gestion d'actions prioritaires.
Elle dispose dans cette perspective de fonds propres mais intervient aussi dans la
répartition annuelle de l'enveloppe budgétaire consacrée à la recherche. La DGRST
a donc joué ici un rôle important. Tout d'abord en cherchant à mettre sur pied une
politique de localisation de la recherche, ensuite en proposant un programme de
recherches spatiales d'où est sorti le CNES.
C'est au titre de la programmation des investissements et dans le cadre de la
préparation du Cinquième Plan que la DGRST a commencé véritablement à se
poser le problème de la répartition régionale des moyens. Il s'agissait là d'une
approche nouvelle dans la mesure où la seule préoccupation de cet organisme
avait jusqu'alors simplement été de savoir s'il fallait ou non faire tel ou tel type
de recherche et quelle serait l'équipe capable d'obtenir les meilleurs résultats. Le
problème de la localisation de la recherche lui était tout à fait étranger. Toute-
fois, pour la DGRST, Toulouse présentait des caractéristiques intéressantes.
L'Université était dynamique et de bonne qualité ; plusieurs laboratoires, dont
le LGE, effectuaient des recherches de haute qualité ; enfin, sur le plan économique,
on pouvait arguer d'une vocation particulière. Pourquoi ne pas y transférer des
laboratoires du CNRS, pourquoi ne pas y transférer le CNES ?
- La création du CNES. L'ENSA n'accepte de partir à Toulouse que si son
environnement intellectuel est garanti. Le déplacement du CNES à Toulouse cons-
titue sur ce point une des grandes garanties. Toutes les pressions ministérielles
s'exercent pour que le CNES se déplace. Mais cet actant résiste. Pourquoi ? Ici,
quelques mots sur sa brève histoire. Le CNES a été institué par une loi du 19 dé-
cembre 1961. C'est un établissement public scientifique et technique rattaché au
Premier ministre, qui fait suite à une action concertée, lachée quelques années
auparavant par la DGRST. La question s'était posée, en effet, de savoir si la France
devait disposer d'organismes de recherche dans le domaine spatial. Deux facteurs
ont contribué à rendre la réponse affirmative : un extraordinaire enthousiasme pour
la recherche en ce début des années 1960, la présence d'une volonté présidentielle
dans la perspective d'un satellite français. La création du CNES entérinait ce mou-
vement.
Finalement, en très peu de temps, le CNES investit 35 millions de francs à

357

. -
_ ,
Brétigny. Il s'installera finalement sur 30000 m2 de terrains (alors que le CIAT
lui avait interdit de dépasser 10 000 m2). Comment envisager qu'il acceptât de
bon cceur un déplacement encore plus onéreux et qu'il lui aurait fallu financer par
lui-même ? Les pressions se font de plus en plus fortes et, le 31 juillet 1963, le
comité interministériel, conscient du problème, lie en une même décision la cons-
truction du complexe aérospatial à Toulouse et l'interdiction de tout développement
ultérieur du CNES à Brétigny, en limitant, aux 10000 m2 déjà exploités, les terrains
utilisables par le CNES en ce lieu.
- La localisation des laboratoires du CNRS. C'est surtout sous la forme de
laboratoires propres du CNRS que réponse sera donnée aux opposants du transfert.
Recherche et environnement intellectuel se matérialiseront en laboratoires propres
du CNRS. Les projets du CNRS à Toulouse comprennent : la création d'un labo-
boratoire d'automatique spatiale ; le transfert et l'extension du laboratoire d'aéro-
nomie. La DATAR, créée en février 1963, va peu à peu saisir les fils du dossier.
Elle débloquera la situation dans la séquence qui suit.
c) Exécution difficile (ler août 1963-1973). On perçoit ici l'existence de deux
sous-périodes, successives ; l'une qui va du 1? août 1963 à la fin 1964, et qui est
caractérisée par les déblocages administratifs opérés par la DATAR ; l'autre, à
partir de 1965 jusqu'à nos jours, caractérisée par des réalisations séduisantes mais
très partielles à tel point qu'on peu parler d'un échec relatif.
La DATAR débloque les dossiers (Ir août 1963-fin 1964) : le dossier ENSA-
grandes écoles. L'ENSA a fait monter des enchères durant la séquence précédente.
Le mécanisme est assez simple. Le corps professoral, l'association d'anciens élèves
refusent de partir à Toulouse. Ils craignent d'abord une perte de prestige.
Tous se passe ici comme si la DATAR s'était servie de l'attitude des opposants
de l'ENSA qui croyaient bloquer le processus en avançant des conditions très dif-
ficiles à réaliser et un coût financier élevé. Frein devenu moteur selon le processus
suivant : l'ENSA fait monter les enchères en croyant tout bloquer. La DATAR
prend la balle au bond et considère comme « raisonnables des revendications en
apparence excessives. Elle les défend et trouve les ajustements financiers indis-
pensables à la réussite de l'opération. Déblocage d'ensemble grâce au blocage
partiel d'un acteur.
C'est en novembre 1963 qu'éclate le conflit. En apparence la DATAR n'est pas
en cause. C'est un conflit Finances-Armées (ministère qui défend les revendica-
tions de l'ENSA). Les Finances refusent de payer les investissements supplémen-
taires sur le fonds de décentralisation. Leur thèse est simple : décentraliser n'est
pas créer. Toute création doit être imputée sur le budget des Armées. Le fonds de
décentralisation ne saurait financer que les transferts et pas les créations. Les Finan-
ces menacent de remettre en cause l'accord de base de 1961. Menace de rupture.
Même chose en mars 1964: les Finances refusent pour les mêmes raisons de finan-
cer la création du CERT (Centre d'études et de recherches techniques) pourtant
indispensable à la satisfaction de la revendication « environnement intellectuel ».
A nouveau, menace de rupture.
Le dossier CNES. Il s'énonce simplement. Déja développé à Brétigny avec de
coûteux investissements (35 millions de francs), le CNES fait la sourde oreille
lorsqu'on lui propose une décentralisation à Toulouse. Déjà en décembre 1963,
le Ministère de la construction avait proposé que le FNAFU prête au CNES les
sommes nécessaires à condition qu'il les rembourse effectivement par la suite. Pour
l'instant, le CNES freine.
Recherchant le compromis, la DATAR marque la volonté d'aller vite. D'où, dès
sa création, la réunion de nombreux conseils interministériels d'aménagement du
territoire, de comités restreints, de conférences interministérielles à la DATAR

358 .
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par les chargés de mission. Dans cette même perspective, des pouvoirs accrus
sont donnés au préfet pour accélérer les procédures d'acquisition des terrains ;
un délai de six mois étant fixé pour l'achèvement des actions. La DATAR coupe
tous les circuits administratif traditionnels, efface tous les problèmes.
En mai 1964, la DATAR débloque le dossier avec les propositions suivantes :
1. elle propose un échéancier financier nouveau, indispensable en raison des inves-
tissements supplémentaires ENSA ; 2. elle propose d'engager la participation du
. FNAFU (en particulier pour un emprunt pour le CNES incapable avec ses propres
' fonds de financer sa décentralisation); 3. condition nécessaire de réussite du projet:
le CNES doit impérativement être décentralisé à Toulouse. Par cet énoncé global,
.. où chaque sous-système répond aux autres, elle ligote les participants.
.
Les Finances, dans un premier temps, répondent par la négative au nouvel échéan-
. cier. Mais la participation effective du FNAFU les rend non pas favorables, du moins
. silencieuses. Elles acceptent même d'augmenter de 35 à 44 millions l'engagement
, du fonds de décentralisation. Il n'y a plus d'obstacle financier. Dans ces conditions,
le CNES ne peut plus faire cavalier seul. Il est contraint d'accepter le principe de
la décentralisation. La DGRST n'est plus favorable, ni défavorable, puisque sa
rationalité est seulement celle du développement de la recherche.
Parallèlement, au niveau local, les énergies s'étaient tendues. Déjà la ville de
Toulouse avait décidé, le 3 février 1964 (vote du conseil municipal), l'octroi d'une
subvention d'un million de francs pour l'ENSA. De son côté, le préfet de région
.. multipliait les contacts au niveau régional et central et accélérait la constitution
du dossier d'acquisition des terrains.
Alors que les « ténors » étaient encore embarrassés et n'avaient pas trouvé la
, solution, les acteurs locaux facilitaient le processus. Ils dressaient des structures
, d'accueil permettant de « recevoir » la décision parisienne. Ils le feront : en montrant
' la richesse de l'Université de Toulouse ; en achetant un terrain, la propriété Courtois
' de Malleville. M. le doyen Durand, doyen de la Faculté des sciences, auteur de la réno-
vation de la Faculté de Toulouse, promet tout d'abord la création de plusieurs chaires
. pour les professeurs parisiens, ensuite une active collaboration des professeurs
toulousains aux enseignements des écoles d'ingénieurs. Il est de fait que cette faculté
pouvait apporter une importante contribution dans l'enseignement des sciences fonda-
mentales, domaine vers lequel elle était plus particulièrement orientée, mais aussi
en matière d'application de certaines disciplines à l'industrie.
Le doyen Durand disposait d'un allié sûr en la personne de M. Escande, direc-
teur de l'École nationale supérieure d'électronique et d'hydraulique de Toulouse
'
(ENSEHT) qui, lui aussi, mettra ses laboratoires à la disposition de l'école. Nous le
voyons, un réseau dense d'argumentations était développé par l'Université de Tou-
louse. Mais ce n'était pas le seul atout des n régionaux n. Le n coup » était gagné si
"
l'on parvenait à faire acheter par l'État la propriété de Maleville forte de 90 hec-
tares bordant le canal du Midi de l'autre côté de la Faculté de Rangueil. Proche
de Rangueil, le complexe aérospatial devait bénéficier du grand renom de la Faculté
de Toulouse, s'enrichir de maisons nouvelles tant pour les enseignants que pour
les élèves.
A la suite d'une procédure complexe le terrain est acheté. Pour finir, l'industrie
aéronautique toulousaine se mettait à la disposition des écoles supérieures : Sud-
aviation, forte de 212 ingénieurs dont 174 sont affectés au bureau d'études et parmi
lesquels se trouvent onze anciens de Sup-aéro ; Bréguet, avec 40 ingénieurs spécia-
lisés dans les domaines du calcul, du dessin, de la technologie et des plastiques ;
Potez, Latécoére, Turboméca aussi se proposaient de venir au secour de l'ENSA
pour reconstituer cet environnement parisien dont elle avait peur de se séparer.
Des réalisations partielles : un échec relatif (1965-1972). L'ENSA a été décen-
tralisée à Toulouse. La première pierre a été posée en octobre 1966 ; la première
3$9
rentrée date d'octobre 1968, et le transfert de septembre 1970. Les deux premiéres
tranches ont coûté 100 millions de francs (1 million, la ville de Toulouse; 38 millions,
le fonds de décentralisation ; 61 millions de FIAT). Mais à Paris, dans les locaux
mêmes qu'elle a abandonnés, boulevard Victor, s'est installé l'ENSTA qui regroupe
quatre corps : Génie Maritime (X), Poudres (X), Armement (X), Télécoms d'arme- .
ments (X). Avant 1966 il existait cinq corps : les quatres précédents plus le corps
des ingénieurs de l'air (X + civils). Aprés la réforme de 1966, il n'y a plus qu'un seul
corps : le corps des ingénieurs de l'armement.
Les quatre premiers relévent de l'ENSTA installée à Paris, le cinquième de
l'ENSA transférée à Toulouse. Choc psychologique très dur pour les élèves et les
professeurs de l'ENSA. On a déjà perçu dans la séquence précédente leurs résis-
tances et leurs craintes. Elles se trouvent ici vérifiées : les ingénieurs de l'ENSA sont
les seuls à avoir fait les frais de l'opération. Les autres restent à Paris et bénéficient
du prestige de Polytechnique et des grandes écoles d'application. Les ingénieurs
de l'ENSA se sentent frustrés et déclassés. D'autant plus que la décentralisation
du CNES est très limitée et les transferts et créations de laboratoires également.
L'environnement intellectuel est donc très défaillant. Et la décentralisation de
l'ENAC et l'ENICA ne suffisent pas à l'évidence à compenser ce manque.
La direction des programmes du CNES est restée à Brétigny. Or ce département
était essentiel à la condition de bon environnement intellectuel.
Les échecs et les difficultés en matière de laboratoires. En fait, il n'y aura dans
l'opération de Rangueil aucun transfert de l'aboratoire du CNRS. Le seul qui ait pu
faire l'objet d'une telle mesure était le laboratoire d'aéronomie installé au fort de
Verrières, mais dont la prégnance des liaisons avec le CNES interdira tout dépla-
cement. Pourtant, son directeur y songera un moment, mais déçu par l'accueil
toulousain, ébranlé par les événements de mai 1968, il abandonnera cette perspec-
tive. Aujourd'hui une place vide sur l'aire de Rangueil-Lespinet attend toujours sa
venue.
Il n'y aura plus de création pure car il ne faut pas croire que l'actuel LAAS,
de M. le professeur Lagasse, qui se trouve sur l'aire de Rangueil, est le LASS réclamé
par le général d'Aubigniére et le professeur Coulomb. Il s'agit en fait d'une partie
du laboratoire du Génie électrique interne à l'ENSETH dont l'activité a été fraction-
née. Il est surtout axé sur les problèmes d'automatique et de ses applications à l'es-
pace. Quant au CESRE du professeur Cambous, il vient lui aussi du fractionnement
de l'Université de Toulouse.
Donc, pas de transfert, pas de créations véritables, les laboratoires bâtis sur
l'aire de Lespinet sont tous de Toulouse.
Les industries presque absentes. Nous avons vu que la décision Rangueil-Lespinet
avait changé de signification au cours du temps. A la simple décentralisation du
départ s'était adjointe une problématique faite des revendications des enseignants
et d'une stratégie de la DGRT. Avec la DATAR, mais quelques années après sa
création seulement, un énoncé en termes de développement devait être formulé.
Pour obtenir un impact économique, il ne suffit pas de placer sur le campus des
grandes écoles liées sans doute à l'industrie mais incapables de jouer face à elles
un rôle attractif, ni d'y mettre des laboratoires universitaires dont on sait le mépris
pour la recherche appliquée. En fait, il ne restait comme moteur que le CNES. C'est
peut-être là que se trouve la raison de l'incroyable acharnement de la DATAR
à vouloir décentraliser le CNES.
C'était simplement oublier les caprices des Finances. En période de réduction
des dépenses de l'État, le premier poste à être visé est sans doute l'enveloppe spatiale.
On dit même que le Ministère des finances éprouvait une forte aversion pour le
programme spatial français. La question posée par le CNES à la DATAR, et par le
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privé au CNES était la suivante : « Êtes-vous en mesure de nous assurer, et pendant


combien de temps, un montant de commandes capables d'amortir nos frais de dé-
centralisation, puisqu'ils ne sont pas payés par l'État ?» La DATAR, après avoir
fait le tour des partenaires, s'est rendue compte des dilficultés presque insurmon-
tables qu'elle avait soulevées. S'il est toujours question de décentralisation du CNES,
on ne pense plus qu'au centre technique. Le seul impact obtenu par la présence
d'une partie du CNES à Toulouse est la venue d'un fabricant de plastiques pour
ballons sondes ; encore venait-il de Rochefort.
Le moteur du développement régional recherché par la DATAR dans la présente
décision, énoncé déterminant, n'a pas encore fonctionné. Seules Motorola et la CII
sont effectivement venues à Toulouse. Toutes deux n'ont aucun rapport avec le
complexe, sinon, pour Motorola, d'avoir comme directeur un ancien maitre-assistant
de la Faculté des sciences de Toulouse qui travaillait avec le professeur Lagasse.
Bien sûr, la DATAR pourra toujours arguer de l'implantation récente de deux
entreprises, Motorola et la CII, en région toulousaine, mais il lui reste difficile de
tenir à ce propos un discours clair.
La traduction urbaine et architecturale de l'échec. Le complexe aérospatial de
Rangueil-Lespinet se trouve à quelques kilomètres au Sud-Est du centre de Tou-
louse. Il est curieux de constater combien la Faculté des sciences de Rangueil livre
une image opposée à celle de Lespinet. Le trajet par la rive du canal du Midi et
l'avenue de Rangueil est sinueux, bouillonnant, humain. Pas de rupture, la transition
entre la ville et la nouvelle faculté étant assurée par nombre de constructions ré-
centes. Sans doute y a-t-il « colmatage u du tissu urbain, mais jamais on n'y éprouve
la sensation de traverser un no man's land identique à celui qui prélude au complexe
de Lespinet. A l'encontre de Lespinet, la Faculté de Rangueil vit en liaison avec son
environnement, elle semble avoir sa place dans le tracé de la ville. Lespinet prend
dès lors le caractère d'une mauvaise imitation de Rangueil ou bien celui d'une
excroissance anormale. La grandiose froideur du complexe aérospatial accentue
l'artificialité de la réalisation.
Tout, à Lespinet, évoque la majesté, qu'il s'agisse de la voirie, large, silencieuse,
bordée d'arbres et de pelouses, doublée d'allées piétonniéres, de l'urbanisme aéré,
mais glacial en sa conjugaison construction - espace vert ; de l'architecture assez
basse des bâtiments ; ou enfin, de l'immensité laissée aux cours d'honneurs des
différentes écoles. A Lespinet, on a sacrifié au monumental. En fait, l'espace est,
ici, compartimenté à tel point que le badaud n'éprouve jamais le sentiment d'être
« danse le complexe mais entre l'ENSAE et l'ENAC ou le CREPS. Couvrant une
superficie de quelque 120 hectares, le complexe de Lespinet semble immense. Sans
doute, pour une fois, a-t-on vu grand, mais en créant un mode inappropriable : pas
de piétons, les distances sont à la dimension des machines. Si Lespinet est mono-
chrome (tout y est peint en gris), Rangueil ne possède pas deux bâtiments de la
même teinte. Autant Lespinet semble désert, autant Rangueil apparaît en effervescence.
Bilan sommaire. Les aspects positifs. Un certain nombre d'éléments sont effecti-
vement parvenus jusqu'à Toulouse - ainsi de l'ENICA, de l'ENSAE, et de l'ENAC -
et dans de bonnes conditions. Des laboratoires ont été créés - LAAS, CERT et CESR -
mais qu'ont-ils de spatial, et ne seraient-ils pas venus sans autre forme de procès ?
Enfin, le centre technique du CNES pour ce qui a trait à l'assemblage des fusées
(décision du transfert pratiquement prises). Au niveau des retombées économiques :
Motorola et la CII. La liaison n'est pas apparente mais a joué, c'est du « positif ».
Les aspects négatifs. Si l'ENSAE est aujourd'hui à Toulouse, ses anciens locaux
ne sont pas restés inoccupés : l'École nationale supérieure des techniques avancées
(ENSTA), chère à Louis Armand, lui a succédé. Dès lors, tous les doutes sont
permis quant à l'avenir de l'ENSAE. Pour le CNES, la direction des programmes
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est restée à Paris. Mieux, la superficie construite à Brétigny est passée de 10 à


30000 m'. Le laboratoire d'aéronomie reste totalement en région parisienne, quoi-
que fractionné depuis 1968 en plusieurs laboratoires autonomes. Quant à l'industrie
aéronautique et aérospatiale, elle n'a pas bougé d'un pouce.
, Que dire de l'articulation recherchée entre les divers éléments regroupés sur
l'aire de Lespinet ? A l'image de certains de nos interlocuteurs, on peut douter de
la collaboration escomptée. Les interpénétrations sont formelles, des professeurs
passent d'une école à une autre (ENSAE à ENAC). La fusion recherche, université,
industrie, grandes écoles ne semble pas avoir beaucoup progressé.

Il. Le récit RER 2


Jusqu'à la première guerre mondiale la banlieue parisienne n'était que lieu de
pique-nique pour Parisiens en goguette. Relativement encore peu peuplée, elle
disposait d'un réseau peu dense de voies ferrées qui la reliait à la capitale ; trains
du dimanche.
Après la première guerre mondiale, la banlieue se peuple de plus en plus. Le réseau
précédent se révèle insuffisant, un besoin naît. De grandes capitales, comme Londres
et New York, ont déjà résolu ce problème par des métro-trains ultra-rapides des-
servant des cottages éloignés du centre de la ville, mais, dans cette évolution, Paris
1est en retard : Paris à peuplement très dense, Paris séparé de sa banlieue par des octrois.
C'est en 1931 seulement que l'idée de RER se manifeste, dans une plaquette
publicitaire du métropolitain, parue à l'occasion de l'Exposition coloniale et rédigée
en partie par un jeune ingénieur nommé Langevin. Il est assez isolé à la RATP.
La SNCF, grande dame vouée aux grandes distances nationales et internationales,
se désintéresse de la banlieue, objet médiocre pour elle. Plus tard, en 1936, un
autre ingénieur du métropolitain, Rulhmann, émet la même idée avec quelques
graphiques et réflexions comparatives dans une thèse des facultés de droit.
Parallélement, les projets d'aménagement de la région parisienne sont remis
à différents comités qui discutent sans aboutir à des réalisations. Pendant ce temps,
la banlieue se peuple de plus en plus et les transports sont totalement inadaptés.
La pression sociale devient très forte. En 1945, le gouvernement propose à la SNCF
de reprendre globalement le réseau de la RATP. La SNCF refuse.
Sur le plan général, la situation stagne ainsi jusqu'en 1956, date du début du
PADOG (Plan d'aménagement et d'urbanisme de la région parisienne) animé par
M. Gibel et son équipe du SARP (Service d'aménagement de la région parisienne).
Mais l'idée du RER se développe et se précise avec les conférences Langevin et
Deviller (du métropolitain), de 1944 et 1950, qui inspirent directement les travaux
du Deuxième et Troisième Plan (commission Transports). La SNCF continue à se
désintéresser totalement de la banlieue et céderait volontiers ses lignes à la RATP.
Elle refuse à nouveau la proposition de reprendre le réseau grand gabarit de la RATP.
Le RER, simple dessin d'ingénieur, devient peu à peu ligne structurante sur le
plan urbanistique. Si bien que le PADOG, qui aménage la totalité de la région
parisienne, la retient en ses deux branches qui se croisent, Est-Ouest et Nord-Sud.
Le PADOG proposait par ailleurs l'aménagement de la Défense et, en 1960, un
comité interministériel décide de relier la Défense à l'Étoile par un métro à « grand
gabarit », formule qui signifiait l'abandon sur ce tronçon du métro intra-muros
au profit d'une voie ferrée régionale. Mais la décision n'est pas prise clairement ;
ce n'est qu'un an après que le comité interministériel décide la création d'un réseau
express régional (branche Est-Ouest) : le comité répond ainsi à l'angoisse de la
SNCF qui craignait une surcharge de la gare Saint-Lazare et de la RATP qui
2. Le texte est le résumé d'une recherchede Lucien SFEZ,Une étudede décisionle: RER, IY70.
250p. ronéotées.

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craignait une surcharge de la ligne n° 1, Vincennes-Neuilly. Dans les deux cas,


le RER était une réponse libératrice. Les travaux sont entrepris par la RATP et
rencontrent de très grandes difficultés. Un retard important se produit : la capacités
techniques et administratives de la RATP sont mises en doute, en particulier par le
Ministère des finances.
Mais la RATP trouve un bon avocat dans le district animé par M. Paul Delouvrier
qui s'est donné pour tâche d'élaborer le schéma directeur de la région parisienne,
successeur du PADOG.
Les équipes de la RATP sont changées. Finalement les deux extrémités de la
branche Est-Ouest sont construites avec un grand retard, et la décision relative au
tronçon central qui doit les relier est prise en octobre 1970. Pendant ce temps, la
branche Nord-Sud piétine, d'autant plus que son tracé dans Paris intra-muros
n'était pas fait.
Elle a le plus grand mal à sortir des dossiers, bien qu'elle soit prévue comme
ligne structurante par le schéma directeur de la région parisienne. D'une part, sur
le plan financier, la branche Est-Ouest, avec ses avatars, absorbe tout, d'autre
part, la SNCF ne s'intéresse que tardivement à la branche Nord-Sud et n'échappe
que progressivement à son dédain de la banlieue. C'est elle qui est chargée de cons-
truire la ligne Nord-Sud, revendiquée pourtant par la RATP. Celle-ci se retire
du jeu et se lamente.
Dans le budget de 1971, un élément de la Nord-Sud, reliant Cergy-Pontoise
à Paris, avait été prévu. Mais la décision aérotrain a décidé d'affecter ces mêmes
crédits à une liaison aérotrain de Cergy-Pontoise à la Défense. La Nord-Sud mar-
que le pas. Le besoin persiste cependant, en fonction des préoccupations mêmes
du schéma directeur de la région parisienne, dans sa volonté de création des pôles
extérieurs à Paris mais liés à la capitale par des liaisons ultra-rapides.

III. Le récit aérotrain "


Ce récit est emprunté à un mémoire d'étudiants du 3' cycle Dauphine 3.
De 1965 à 1969, la société aérotrain, développant son brevet de déplacement
sur coussin d'air, complète ses études et met au point une ligne expérimentale
d'aérotrain fonctionnant en vraie grandeur. Les recherches ont été largement sub-
ventionnées par des crédits prévus au Cinquième Plan pour le Ministère des trans-
ports et la DGRST. En 1970, aucune aide spéciale n'a été prévue pour le Sixième
Plan. On compte sur l'exploitation commerciale de « l'invention 77 et l'exécution
des contrats-options pris sur l'utilisation du procédé à l'étranger. Ces derniers
restent cependant conditionnels et sont liés à la réalisation d'une ligne-test opération-
nelle. En septembre 1970, un groupe de travail, animé par M. Bruté de Rémur et
réunissant - sous l'égide du cabinet - la société de l'aérotrain, les Finances, la
Direction des transports terrestres, étudie la localisation. Les Finances affirment
tout de suite : « Ce sera pris sur l'enveloppe « transports u quitte à augmenter l'en-
veloppe spéciale transports aériens ». La Direction des transports terrestres se
déclare hostile à cette technique.
Beaucoup d'inconnues subsistent sur les conditions du fonctionnement réel.
Un intérêt très vif est porté au procédé. En France, la zone de choix pour l'éven-
tuelle localisation des premières lignes d'aérotrain se restreint à la région pari-
sienne. C'est l'opération « vitrine internationale » qui l'impose.
En décembre 1970, MM. Roulier et Richard, respectivement secrétaire général
du groupement central des villes nouvelles et directeur adjoint de l'établissement

3. MM. Borgoltz,Braun, Houé, Pujal. Séminairedu 3' cycle dirigé par MM. Henri Donzet, Robert
et LucienSfez,complétépar uneenquêtede LucienSfez.
Spizzichino

M3

,
public de Cergy - Ville nouvelle se rendent à Orléans et « découvrent l'aérotrain ».
Très favorablement impressionnés, ils pensent à son utilisation au bénéfice des
nouveaux centres urbains restructurateurs. M. Richard prépare un rapport som-
maire sur les avantages que pourrait escompter la ville nouvelle de Cergy d'une
ligne Cergy-Défense, heureux complément de ce qui est prévu par le schéma direc-
teur. Paul Delouvrier prend connaissance du dossier qui « voyage » et est transmis
à Piquard notamment (son ancien collaborateur du district). Le responsable des
activités tertiaires à la DATAR est convaincu de la nécessité de desserrer le ter-
tiaire dans la région parisienne et surtout en province.
En janvier 1971, l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région pari-
sienne (IAURP) est chargé par la DATAR de préparer un rapport plus fourni
sur une liaison Cergy-Défense par aérotrain et sa complémentarité par rapport
aux autres modes de transport. Le comité interministériel siège et décrète :
- la priorité aux transports en commun dans la région parisienne ;
- dans le cadre des efforts pour l'amélioration du confort et de la rapidité,
l'engagement de construire une ligne commerciale d'aérotrains. Ce but est lié au
développement des techniques modernes de transport.
Il faut réaliser la première ligne commerciale d'aérotrain de façon à pouvoir
permettre la promotion en vraie grandeur de cette technique française de trans-
port de pointe. A cette occasion on mentionne les lignes envisagées : « Orly-Roissy,
Paris-Roissy, Paris-Orléans et éventuellement une liaison avec les villes nouvelles ».
Le 29 mars 1971, aucun choix ferme : déception de la société aérotrain.
M. Pompidou confirme l'engagement du gouvernement dans cette affaire d'intérêt
national, tout en laissant entendre que la localisation n'est pas de son ressort.
La lutte se circonscrit bientôt à trois projets sur les sept « sérieux ", soit : Orly-
Roissy par : '
1. Joinville _' 1
2. La Défense ..
'
3. Porte Maillot
4. Etoile .
'
5. Paris-Roissy
6. Etoile-Orly ' '
7. Roissy-Saint-Denis '
Les trois retenus : _
1. Orly-Défense-Roissy '
2. Orly-Joinville-Roissy
'
3. Orly-Etoile-Roissy.
On va se convaincre petit à petit qu'Orly-Joinville-Roissy est la seule bonne
première ligne.
Les arguments sont les suivants. Pour la société de l'aérotrain il faut :
- faire la preuve technique de l'aérotrain dans des conditions d'exploitation
et de tracé minimisant les risques d'une réussite sans éclat,
- avoir une « vitrine internationale » (argument de M. Esambert, conseiller
technique du président de la République),
- arriver à faire la preuve financière de sa rentabilité sur un trajet où le tarif
ne joue pas 4,
- donner une réponse à l'approche du centre des villes très rapide par une cor-
respondance RER.

4. On notera dès ce moment du processusl'embarrasdu Premier ministre qui veut concilier les
exigencesdu prestigede l'Elysée,sa propre politiquesocialeet les exigencesde rentabilitédes Finances.
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Pour les aéroports de Paris et les compagnies aériennes, il faut : ' .


- assurer le prestige de Paris, plaque tournante internationale de l'air, , "...
- réduire les coûts de fonctionnement par rotation des équipes d'entretien
et des équipages,
- garantir l'avenir d'Air-Inter.
A l'Est, le projet est moins cher et, donc, a les meilleures chances de succès.
La société de l'aérotrain et le lobby aérien trouvent les financements complémen-
taires privés (20 %). Mais le trafic sera-t-il suffisant ? Les Finances ne veulent pas garan-
tir aux banques un taux de recettes minimum.
Différentes instances se prononcent, par exemple la DATAR ou la Chambre
, de commerce et d'industrie de Paris. Ces avis ne convergent pas. Mais, fin avril,
le Ministère des finances demande un complément de financement privé, les ris-
ques étant pour lui trop grands, même en ce qui concerne la solution la moins
onéreuse Orly-Joinville-Roissy. Le champ apparent des disponibilités tourne encore
fin avril autour de la desserte des aéroports. Trés rapidement, les exigences du Minis-
tère des finances limitent le choix à Orly-Joinville-Roissy. Le Ministère des finances,
devant l'impossibilité de trouver un financement privé complémentaire, oppose
un veto catégorique à un engagement de l'Etat aussi important que celui présenté
par le projet Orly-Joinville-Roissy. Il est néanmoins prêt à étudier d'autres pos-
sibilités moins onéreuses. Le Ministère des transports insiste sur l'urgence d'une
solution. Les banquiers de la société de l'aérotrain font un ultimatum. Ils se retirent
du jeu si une solution n'est pas trouvée fin juin.
Le chargé de mission auprès du Premier ministre, M. Gérondeau, responsable
de ces problèmes à Matignon, reprend le projet Cergy-Pontoise existant et pense
à la possibilité d'un financement dans le cadre du Sixième Plan, par transfert des
crédits SNCF prévus pour l'antenne de La Nancelle-Cergy sur la ligne d'aérotrain 5.
De nombreuses réunions ont lieu à Matignon. Les cabinets de Matignon et de
l'Elysée sont en désaccord. Matignon est plutôt en faveur de Cergy-Défense, de
même que le secrétariat interministériel des villes modernes. La préfecture de la
Seine est en faveur de l'opération Roissy-Orly. Elle est appuyée par un membre
du cabinet de l'Elysée (M. Esambert), mais sans que M. Pompidou s'engage per-
sonnellement.
Mais les choses sont encore plus compliquées que ne le laisse croire le schéma
précédent. Matignon connaît des divisions en son sein : tandis que M. Gérondeau
est partisan de Cergy-Défense (et l'emporta), M. Worms est partisan de Roissy-
Orly. Quant au secrétaire des villes modernes, et à la ville nouvelle de Cergy, ils
sont en faveur de Cergy-Défense uniquement parce qu'ils croient que l'opération
aérotrain n'exclura pas la liaison ferrée. Exclusion qui deviendra réalité. Mais il
sera trop tard pour revenir en arrière. Finalement le Premier ministre tranchera en
faveur de Cergy-Défense au nom de sa politique sociale. Mais, en attendant, l'es-
sentiel est de ne pas placer M. Pompidou en position d'arbitre suprême. Il n'aime
pas cela ; il faut donc décider en dehors de lui. Un comité interministériel, le 11 juin,
ne tranche pas tout de suite ; il fait la balance égale entre les deux projets. En fait
c'est la première fois que le projet Orly-Roissy se voit concurrencé sérieusement.
C'est le début de son échec.
Le 15 juin, le préfet du Val d'Oise et le président du conseil général du Val
d'Oise sont consultés à titre personnel. La société de l'aérotrain se reconvertit à
contre-coeur et doit étudier les possibilités techniques du projet (tracé et spécifica-
tions techniques face aux besoins escomptés). On demande aussi aux villes nou-
velles s'il est possible techniquement de résoudre le problème de l'insertion dans le
tissu urbain de la ligne et des gares.
5. Certainsestimentque l'idéeest née à la DATAR. _

363
" ' ..
.. , ' ' '
"-
,
La direction de la SNCF publie dans Le Moniteur des TP ses projets de des-
sertes nouvelles dans la région parisienne (contre-attaque au « sucrage » prévisi-
ble des crédits de la Nancelle ?). Arguments : la réussite des villes nouvelles dépend
de la qualité de la desserte avec le centre de Paris. Les travaux vont commencer, dés
la fin de 1971, pour une mise en service fin juin 1974 en ce qui concerne Cergy : les
lignes ferrées prévues ont un financement assuré dans le Sixième Plan et la prépara-
tion préalable à la réalisation est achevée.
Le 29 juillet 1971, le conseil interministériel (avec la DATAR et le syndicat
des transporteurs parisiens) décide la liaison Cergy-Défense par aérotrain en rem-
placement de la voie ferrée prévue immédiatement; le tracé évite la forêt de Saint-
Germain. L'application de cette mesure reste soumise à l'accord du conseil d'ad-
ministration du district de la région parisienne. Celui-ci exige alors que les tarifs
soient sociaux et que l'Etat prenne à sa charge la différence. Le Premier ministre
s'y engage par une lettre confidentielle. Le conseil d'administration du district
vote alors les crédits en septembre 1971.
Sur dossiers, l'Etablissement public d'aménagement de la Défense (EPAD),
et l'Etablissement public Cergy admettent la possibilité technique d'insertion du
projet dans les infrastructures existantes et futures.
L'IAURP admet l'intérêt de l'aérotrain pour Cergy mais démontre également
l'urgence prioritaire de la voie ferrée sur l'aérotrain. La conclusion est changée
au dernier moment. Raisons : l'aérotrain permet d'excellentes liaisons de type af-
faires entre Défense et Cergy, et vraisemblablement le développement d'une ville
tertiaire liée aux sièges sociaux de la Défense (idée bi-pôle). Il met en péril l'urbani-
sation prévue à Cergy et peut uniquement renforcer la Défense (ville dortoir). Les
dépenses supplémentaires consenties par le gouvernement risquent de se faire au
détriment d'autres opérations indispensables dans d'autres secteurs de la région
parisienne. Sa conclusion défavorable, le 7 juillet, est remplacée par « oui pour le
pari ». Les autres actants se rallient 6.
La société de l'aérotrain trouve le projet plus difficile à réaliser et à exploiter
mais « il faut être content qu'une décision ait été prise ».
Mais une campagne de presse se développe. La décision apparait trop « ir-
rationnelle », y compris sur le plan financier.
Par ailleurs, le changement de localisation de l'aérotrain dans des zones for-
tement urbanisées exige un changement de moteur, beaucoup plus difficile à réaliser
et qui retarde d'autant le calendrier des opérations. L'affaire marque le pas. Paral-
lélement, au niveau « macro », la conjoncture n'est pas bonne. Une crise économique
importante s'annonce. Giscard d'Estaing devient président de la République. Or il
avait déjà manifesté ses réserves dans cette affaire. Le nouveau président annule
définitivement le projet en 1974.

6. Il faut noter que certains actants toujours favorablesà Orly-Roissy,préparent un dossier pré-
voyant le passageà l'Est par la ville nouvellede la vallée de la Marne.Ce projet est le pendantexact à
l'Est du projet Cergy-Défense à l'Ouest.Il a lui aussi sa rationalitésocialeet peut convaincrele Premier
ministre.Mais le projet est trop tardif pour être retenu. La décisiondevait être prise fin juin ou au plus
tard finjuillet,en raisondes menacesde retraitdes banquiers.
IV. Analyse des deux récits : RER et aérotrain 7 .

a) Traitement séquentiel
Application au RER
1. TABLEAUDES TRANSFORMATIONS
DES ACTANTSPRIMAIRESEST-OUEST

Actants
Demande Actants secondaires Transformations .
sociale primaires (lemédiateur)

Conscience RATP,SNCF :partage Comité RA TP : .


faible. deszoneset indif aménagement nechangepas
Manque. férenceà banlieue. dela région SNCF : ,
Réparation parisienne ne change pas
absente. et lesautres. ,

Conscience RATP,SNCF:forte SARP-Gibel RA TPgraves


: difficultés
forte. angoissemaisnechan- District-De/ouvrier techniques, changement en
Manque. gepas. profondeur (directiontra-
Réparation. vauxneujs)..
SNCF :nechangepas car
' nelaitrienpourleRER,
n'embraye pas surleréel..
. Changeraen 1 9 W ets'in-
téresseraà la Nord-Sud.

II. TABLEAUSQUELETTIQUE
D'ÉVOLUTION .

1930 Pas de solution 1956 Solutionde principe 1960 Exécution 1970


1 1
Demandesociale Demandesociale Difficulté.
faible forte tenant
à la remise en cause
du principe
1. Commentaire du tableau de transformation des acteurs. Une remarque con-
ceptuelle préalable : qu'entend-on ici par demande sociale ? On sait que ce concept
est très critiqué, qu'il a été l'objet d'innombrables débats et que les spécialistes ne
sont pas prêts aujourd'hui à élaborer une théorie cohérente de la genèse des besoins
et de la demande organisée dans les sociétés industrielles.
On se contentera de raisonner ici en termes systémiques. La demande sociale
n'est rien en elle-même. C'est un sous-système qui ne peut être pris en compte que
si elle est assez forte pour être décodée par d'autres sous-systèmes. Son message
est alors assez fort pour être traduit en d'autres langages sous-systémiques. Tel
est le cas ici de l'accroissement démographique de la banlieue : demande sociale
enfin décodée par les sous-systèmes décideurs.
On remarque qu'en période de demande sociale faible les deux héros princi-
paux sont inquiets, ne tentent pas sérieusement de trouver des solutions. Les actants
secondaires ne les poussent pas beaucoup dans ce sens. Ils restent assez médiocres.
En période de demande sociale forte, les deux héros sont fortement angoissés (crainte
de surcharge ligne n° 1 et Saint-Lazare). Mais l'angoisse les bloque et ils ne peuvent
pas, par eux-mêmes, trouver une solution. Ici interviennent des actants extérieurs,

7. On en donne une analysetrès sommaire.Pour plus de détailsvoir notre articledans L'Annéesociolo-


gique, 1974,La. méthodede surcode :applicationaux décisionsRER et aérotrain -p. 71,article qui reprenait
et complétaitdes élémentsd'analysecontenusdans la premièreéditionde cet ouvrage.

367

,,
étrangers au monde administratif traditionnel, qui ne posent plus le problème en
termes de surcharge de transport mais en termes urbanistiques globaux. Dans
ce cadre, la solution RER change de sens: elle n'est plus un simple dessin d'ingé-
nieur mais une ligne structurante. Solution particulière d'une conception d'ensem-
ble incluse dans le PADOG, qui est alors facilement acceptée par les pouvoirs
publics en 1960-1961.
Résultat : la RATP chargée de la construction et de la gestion de la ligne Est-
Ouest se transforme et, sous l'impulsion vigoureuse de son nouveau directeur
général, M. Weil, crée une direction des travaux neufs et devient progressivement
capable (après de nombreuses difficultés surmontées et grâce à elles) de répondre
à la situation. Dans ce moment-là, un deuxième médiateur s'est substitué au premier :
c'est l'IAURP-district-Delouvrier. La SNCF, elle, ne change pas : elle est encore
en dehors des événements. Elle n'a pas encore décodé le message de la demande
sociale et donc s'immobilise.
2. Commentaire du tableau des séquences. C'est le résumé synthétique de l'en-
semble ; modèle très abstrait qui révèle la structure interne identique de tous les
autres modèles :
'
- demande sociale faible : pas de solution ;
- demande sociale forte : solution de principe ; .
- difficultés d'exécution : tendant à remettre en cause le principe.
Pour l'Est-Ouest et la Nord-Sud, les trois séquences se suivent dans cet ordre
et s'articulent rigoureusement.
La décision est partagée en séquences qui s'articulent rigoureusement l'une sur
l'autre et dont la structure interne est toujours identique : demande (manque)-quête-
réparation. Cette trilogie revient toujours. '
A l'évidence dans la première séquence :
- demande faible ;
- quête ;
- réparation faible (purement intellectuelle et sur le plan pratique ne débouche
pas).
A l'évidence dans la deuxième séquence :
- demande forte ;
- quête ;
- réparation (solution pratique trouvée et énoncé de principe adopté) ;
et dans la troisième séquence :
- demande de réalisation ; .
- quête (difficile tension) ;
- réparation (réalisation opérée et tronçon central finalement décidé).
La décision est agie par des actants principaux et secondaires.
Principaux : les héros (RATP, SNCF), falots au départ, sont transformés en
héros valeureux à la fin. Situation qu'on retrouve dans beaucoup de contes ou de
mythes.
La princesse ou le trésor que recherchent les héros dans les mythes est, bien
entendu, le RER lui-même.
Secondaires : présence d'alliés ou d'ennemis. Mais surtout apparition de l'étran-
ger, ni chair ni poisson, ni ciel ni terre, qui n'appartient pas à la hiérarchie admi-
nistrative traditionnelle, et, donc, peut transformer plus facilement que tous les autres
les données. Mais qui non plus n'est pas coupé de cette hiérarchie. L'équipe du
SARP-Gibel et l'IAURP-district-Delouvrier appartiennent à l'administration,
mais les fonctions de coordination (faibles pour SARP-Gibel et puissantes pour
IAURP-district-Delouvrier) permettent de casser la hiérarchie traditionnelle de
l'administration.

368
.< , .. .... ;..; .

Celle-ci se vengera d'ailleurs en évacuant successivement ces équipes de média-


teurs. Le raisonnement peut être étendu à toutes les techno-structures qui prolifè-
rent aujourd'hui dans l'État ; ni chair ni poisson, ni administratives ni politiques,
dans la hiérarchie traditionnelle (la DATAR n'était-elle pas soumise à l'autorité
du Premier ministre ?), mais cassant cette hiérarchie pour créer un mode d'adminis-
tration nouveau, plus dynamique.
Ces médiateurs sont les tricksters des mythes américains. Dans son article
< La structure des mythes », Lévi-Strauss s affirme que ce rôle est dévolu presque
toujours au coyote ou au corbeau. « La raison de ce choix apparaît, si l'on reconnaît
que la pensée mythique procède de la prise de conscience de certaines oppositions
et tend à leur médiation progressive ».
Ces animaux sont des charognards. Le charognard est à la fois comme un
prédateur (consommant de la nourriture animale), mais aussi comme un produc-
teur de nourriture végétale (il ne tue pas ce qu'il mange) ; il est donc médiateur
entre la vie et la mort, entre l'agriculture et la guerre, etc. «Et cette fonction exprime
qu'il retient quelque chose de la dualité qu'il a pour fonction de surmonter ». D'où
son caractère ambigu et équivoque. Ce schéma s'applique exactement aux techno-
structures médiatrices entre l'administration traditionnelle et l'administration de
demain. Etrangères à la hiérarchie traditionnelle, elles sont en même temps dans la
hiérarchie. Leur position même les fait agents de transformation. Ainsi des méditateurs
particuliers qui apparaissent dans l'histoire du RER : transformateurs des données
brutes (posant autrement le problème), ils transforment du même coup les héros
médiocres en héros valeureux, et trouvent la solution.

Application à la décision aérotrain. '


I. Commentaire du tableau des séquences.
· Projet D.A.T.A.R. Barrage
` Cergy-Défense Finances _
, Décision
. ' -
de principe Projets
Délai technique de construire de localisation Décision
de sensibilisation sans Orly-Roissy- de localisation
desesprits localisation Joinville Cergy-Défense
1 -
1965 Décembre Mars Mai Juillet
1970 1971 1971 1971

Ce tableau des séquences révèle l'existence de trois grands moments :


Une période de latence de 1965 à 1970 nécessaire à la sensibilisation des esprits
et aux mises au point techniques de l'invention de 1965.
Une séquence de décembre 1970 (projet Cergy-Défense de la DATAR) à mars
1971, date à laquelle une décision de principe est prise par le gouvernement. Entre
ces deux dates, le gouvernement, sans trancher sur la localisation, acquiert progres-
sivement la conviction que cette technique de pointe fortifiant le prestige de la
France doit être réalisée à tout prix.
Une séquence de mars 1971 à juillet 1971 correspond à la période de matura-
tion définitive sur le projet de localisation. Elle se répartit elle-même en deux mo-
ments. De mars 1971 à mai 1971, les projets de ligne entre les deux aéroports
fleurissent, se cristallisent finalement en un seul, Orly-Roissy par Joinville. Mais
ce projet est jugé trop onéreux - surtout sans financement privé. C'est le veto du
Ministère des finances en mai 1971. Deuxième moment, mai 1971 -juillet 1971 :
période pendant laquelle une solution de rechange est envisagée et progressivement
adoptée sous l'influence des aménageurs (DATAR, Mission Cergy-Préfecture

8. Anthropologie
structurale,
p. 248. ,

'
369

24 ,'
,/

région IAURP). La décision Cergy-Défense est alors prise en juillet 1971. 1.


2. Commentaire des tableaux de variations des actants. Au cours des différentes
étapes les actants changent fréquemment de place et de finalité.
- Etape 1, décembre 1970. L'IAURP rédige une étude favorable à l'opération
Cergy-Défense. Mais face au grand engouement en faveur de l'opération liaison
entre aéroports (très belle vitrine internationale, clientèle riche qui paiera). Chacune
se rallie aux autres actants au cours de l'étape 2.
- Etape 2, de décembre 1970 à mars 1971. Tous les actants sont favorables
à la solution liaison entre aéroports. Seul le Ministère des finances est circonspect
et même hostile. Une décision de principe non localisée est prise en mars 1971.
- Etape 3, de mars 1971 à mai 1971. « Liaison entre aéroports ne veut
rien dire. Cette solution en cache au moins sept : . _
- Roissy-Joinville-Orly (1) ; '
.. - Roissy-Défense-Orly (2) ; - Orly-Etoile (5) ;
- Roissy-Etoile-Orly (3) ; - Roissy-Etoile (6) ;
- Roissy-Maillot-Orly (4) ; - Roissy-Saint-Denis (7).

O Pour Contre
.. .Compagnies aériennes '
1 _
/ Jfinistérc des Transports, etc. _ ,
Cergy-Défense 1 Aéro p ort S.N.C.F. Î
1 -
1. A. U. R. P. 1
Roissy Datar FIR'.4\'CES
F/A'.4.YCE'S "
/ R.A.T.P.
Orly Société Aérotrain 1 .
1 ,

Oj 3,1 3,2 3,3 3,4


Joinvillc Défense Orly-Etoile
1 ) Eto\le
X\ 1 Roissy
Roissy Orly 1 Roissy Orly Roissy 'Orlv
Orly Roissv-Etoile
.
1
1
X\ '
Mêmes acteurs que E.P A D D.A.T.A.R.
'D.A.T.A.R. D.A.T.:1.R.
D.A.i,:1.R.
1
D.A,l.A.R. ...1se –– 1
(prestige inter- 1 Aeroport
national de Paris; 1 _
.
t '
.:
Solution la moins .
onéreuse 1' .

@ VETO FINANCES = MAI 197t


Rolss?·-
" 1 Contre : ..
/ \ De nombreux acteurs )
Mêmes actants surtout lcs : j Aéroports,
mais se rallie
Cergy ---1. Société Acroh'ain très déçue
Schéma :J.\ a Ponintowski 1 mais ralliée aux pour
éliminé les 3 autres (député 1
du 1
j .

' '
370 .
.. , _ - . -, '
..a' '
. - ' ..' '/ ..'
' ,

. ' "
-;

En faveur du n° 2: l'EPAD (Etablissement public d'aménagement de la Défense)


qui se ralliera au n° 1.
En faveur du n° 3 : la DATAR qui se ralliera au n° 1.
En faveur du n° 4: la Chambre de commerce de Paris (favorable parce que
cela dessert et rentabilise son hôtel de la porte Maillot) qui se rallie au n° 1.
En faveur du n° 5 : la DATAR qui se rallie au n° 1 (ibid. pour le n° 6).
En faveur du n° 7 : le Ministère des finances (qui ne se rallie pas au n° 1, mais
accepte d'en discuter la possibilité).
- Etape 4. Pourquoi le n° 1 l'emporte-t-il ? Parce que cette solution est la
meilleure au regard de l'étranger. Elle satisfait le mieux à la démonstration écla-
tante de l'existence d'une technologie de pointe française. Elle est en même temps
la plus rentable. Tous les actants (sauf les Finances, mais même cet acteur essaie
de trouver une solution financière à cette solution-là) sont ralliés à l'hypothèse
Roissy-Orly-Joinville. Mais finalement le veto des Finances intervient (mai 1971).
Il faut trouver une autre solution.
- Etape 5. C'est la solution Cergy-Défense qui est retenue en juillet 1971.
Les actants sont tous ralliés à cette solution qui satisfait particulièrement les
Finances et les aménageurs (la DATAR qui y voit une branche d'un futur aéro-
train Paris-Rouen-Le Havre ; la mission de Cergy à l'évidence). L'IAURP, un moment
hostile, se rallie. La société de l'aérotrain, très déçue, se rallie. Mieux vaut cela
que rien pour une société soumise à de très grandes difficultés financières.
M. Poniatowski, député du Val d'Oise, est très favorable. Les aéroports, eux,
restent hostiles. Ils perdent tout dans cette décision.
Le traitement séquentiel a permis le repérage des actants, des actions, des sé-
quences.
On pourrait arrêter ici la description. Nous savons déjà beaucoup grâce au
récit. Pourquoi donc poursuivre plus avant ? Parce que nous percevons que toute
analyse behavioriste de ce type laisse passer des résidus importants, que son filet
n'attrappe souvent que des squelettes d'actions. Comme le dit Roger Bastide :
« Ce qui nous préoccupe, si petite que soit sa place, c'est justement ce résidu qu'un
structuralisme d'origine linguistique laisse obligatoirement aussi bien en sociologie
qu'en psychanalyse » 9. Surcode structural et surcode analytique vont tenter de
travailler ce résidu.
b) Le repérage du changement : le surcode structural. On examinera ici suc-
cessivement les deux décisions RER et aérotrain selon l'hypothèse de base de sur-
code structural : c'est à l'endroit où les sous-systèmes se frottent que se produit
le changement. C'est donc le lieu où l'information est la plus biaisée, mutilée,
tronquée. Torsion et brouillage des messages sont le lieu des transformations.
Le repérage du changement dans la décision RER.
Visiblement, rien ne se produit tant que les schémas restent des dessins d'ingé-
nieurs. Le Ministère des finances n'écoute pas (encore un jouet coûteux !), l'opi-
nion publique ne comprend pas. La demande sociale est encore relativement faible.
Lorsque, au contraire, les dessins d'ingénieurs s'insèrent dans un grand projet urba-
nistique et d'aménagement (le PADOG, 1956-1960), ils deviennent crédibles. Ils
sensibilisent l'opinion, ils deviennent possibles aux yeux du Ministère des finances
(même si l'ensemble coûte finalement beaucoup plus cher, mais le Ministère des
finances est toujours très soucieux de la cohérence d'un projet). La demande sociale
est devenue beaucoup trop forte pour qu'on feigne de l'oublier.
C'est donc par le surcodage urbanistique que la décision de principe intervient.
Urbanisme et aménagement de la région parisienne médiatisent la poussée techni-
'
9. R. BASTIDE,
Sociologie
et psychologie,
p. 207.
"
371
cienne et lui donnent une force irrépressible. Le changement trouve ici son origine
dans l'intervention d'un tiers extérieur aux parties, mais aucune décision formelle,
officielle n'intervient. C'est que les responsables hésitent sur le choix de la branche.
Faut-il réaliser la branche Est-Ouest ou la branche Nord-Sud ? C'est la branche
Est-Ouest qui sera choisie. Et ce, à la suite de plusieurs déviations ou torsions.
La première torsion tient à la pression sociale. Logiquement, dès lors que le
RER s'était imposé dans les esprits non plus en tant que projet d'ingénieurs mais
en tant que ligne structurante sur le plan urbanistique (ligne autour de laquelle se
seraient créés des pôles d'urbanisation), c'est la Nord-Sud qui aurait dû l'emporter.
Traversant des zones relativement peu urbanisées, elle aurait joué avec force son
rôle structurant. Mais c'est une demande sociale seulement virtuelle prévue par
les planificateurs, qui existait ici. Cette demande, encore dans les limbes, ne disposait
d'aucune poussée énergétique. Elle ne pouvait s'imposer. Au contraire, le pôle
Est-Ouest déjà urbanisé n'avait pas besoin d'un facteur structurant supplémen-
taire, mais par définition faisait pression pour obtenir une liaison ultra-rapide et
confortable avec le coeur de Paris. Pression d'une demande sociale existante qui
devait nécessairement l'emporter sur une demande sociale virtuelle. Détourne-
ment visible des finalités initiales d'aménagement. Qu'on apprécie ici le véritable
viol intervenu : l'idée de RER ne se serait jamais imposée sans la médiatisation de
son rôle structurant sur le plan urbanistique. Or c'est précisément la ligne qui
1
jouera le moins (ou pas du tout) un rôle structurant qui sera choisie !1
Telle est la première torsion : torsion issue du frottement des deux sous-systèmes
de la demande sociale et de l'aménagement.
La seconde torsion trouve son origine dans le comportement de la SNCF. RATP
et SNCF, les deux héros principaux de cette affaire, sont fortement angoissées. La
ligne n° 1, Vincennes-Neuilly, est surchargée. Elle va craquer, dit-on à la RATP.
La gare Saint-Lazare est surchargée. Des incidents violents pourraient un jour
y naître, dit-on à la SNCF. Celle-ci fait une prévision qui apparaitra dans l'avenir
totalement erronée : prévision d'une croissance exponentielle du trafic à Saint-
Lazare, simple calcul d'ingénieur sans aucune compétence sociologique. Cette
prévision « ignorait » simplement que toute la zone Saint-Lazare - Saint-Germain
avait pratiquement atteint sa saturation sur le plan urbanistique, et qu'en consé-
quence le trafic devait vite se stabiliser.
L'angoisse de la RATP aurait pu trouver sa solution dans le doublement de
la ligne n° 1, solution peu coûteuse au regard de l'énorme investissement qu'impo-
sait le RER. Mais l'angoisse reposant sur des données fausses, la SNCF n'y eût
pas trouvé son compte. Restait donc seulement la solution du RER 10.
Cette erreur de la SNCF n'est pas intervenue « par hasard >J. En fait, jusqu'à
une période récente (1970), cette grande organisation n'avait jamais considéré
son rôle en termes d'aménagement mais exclusivement en termes de transport.
Aucune analyse intégrative des prises de positions sectorielles et techniques.
La SNCF, grande dame des transports internationaux ou des grandes lignes na-
tionales, avait toujours un peu méprisé les problèmes des banlieues il, lignes non
« honorables H et peu rentables. Tout ce qui sortait de programmations d'horaires,
de nombres de wagons ou de trains était totalement ignoré d'elle.
Par suite, elle se condamnait à ne rien comprendre aux données les plus élé-
mentaires de sociologie urbaine. Les sous-systèmes sociaux étaient absents des
épures d'ingénieurs. La fatale erreur est donc intervenue. La RATP fut contrainte
de se rallier. Deuxième torsion issue, elle, du milieu technicien. La décision ligne

10. Il était égalementexclu de prolongerle métro intra-murosen dehors de Paris. La RATP voulait
absolumentun tarif difiérenciéà partir des portesde Paris, ce que le prolongement
du métro aurait empêché.
I1. Une directionde la banlieuea été créée à la SNCF et confiéeà un importantdirecteur,en 1970...

372 , .
- ,
... ,
' . >' >l . , ..
Est-Ouest a donc été prise au croisement de ces deux torsions : première torsion
issue elle-même du croisement des deux sous-systèmes demande sociale et aména-
gement, deuxième torsion issue d'une erreur de la SNCF.
Le résultat de ces torsions diverses ne pouvait être qu'ambigu et multifinalitaire :
la ligne Est-Ouest est un peu structurante à l'Est (satisfait donc un peu la finalité
initiale des aménageurs), répond à la pression sociale des zones déjà urbanisées
(le poujadisme des riches est ici satisfait), répond à l'angoisse de la RATP (qui
aurait pu doubler sa ligne n° 1 mais qui trouve ici une satisfaction minimum)
et répond à l'angoisse de la SNCF (qui ne trouvait pas à l'époque d'autre solution).
Finalités flottantes en surimpression qui se sont toutes cristallisées sur la ligne
Est-Ouest.
Reste à expliquer le déclic : ce détonateur de l'opération sera l'aménagement
de la Défense lui-même inscrit dans le PADOG. C'est toujours le même surcodage
urbanistique, mais ici au niveau du déclenchement des opérations : nécessité d'une
liaison ultra-rapide Défense-Etoile. Le comité interministériel de 1960 (voir récit)
prend alors la décision de réaliser un métro « à grand gabarit » entre Etoile et la
Défense. « Grand gabarit » signifie refus du métro intra-muros, signifie donc première
portion d'un tracé RER. Mais personne ne le dit si tout le monde y pense. Inévita-
blement, un an plus tard, le même comité décide la ligne Est-Ouest.
On a pu apercevoir ici tout l'intérêt de la méthode du surcode pour localiser
le changement. Le surcode signifie que le changement intervient aux lieux de frot-
tement entre les codes, frottements qui emportent des torsions qu'on appelle vulgai-
rement création. Ceci implique que le changement n'est pas localisé dans le noyau
du système (illusion du juriste ou du politiste exclusivement préoccupé par le jeu
politique). Pas plus n'est-il localisable en dehors du système, grande illusion gau-
chiste dont les événements ont raison. Le changement se situe dans ces zones
intermédiaires, zones marginales où chacun des sous-systèmes se frottent entre
eux. La décision RER a démontré et à la fois enrichi la théorie : surcodage de la
décision de principe grâce au PADOG surcodeur. Surcodage de la pression sociale
qui détourne le PADOG des finalités initiales. Surcodage de l'erreur de la SNCF
qui « cloue » le choix et empêche toute autre possibilité d'intervenir. Surcodage
enfin de l'opération Défense latérale par rapport à l'opération RER et qui va en
être l'amorce. Cette latéralisation de la décision est un des critères les plus sûrs
du surcode. Les intentions vécues des acteurs sont dans un certain sens linéaires.
L'intervention d'un, deux ou plusieurs sous-systèmes étrangers latéralise la déci-
sion et l'effet final est tordu et surprenant. Cette latéralisation du surcode éclaire
la décision aérotrain.
Le repérage du changement dans la décision aérotrain.
Ici encore, la méthode du surcode prouve sa fécondité. Si l'on admet que le
changement intervient au lieu de frottement des sous-systèmes et de leurs torsions,
il devient facile de repérer ces torsions dans la décision aérotrain.
Première torsion : un message émane du milieu technique. C'est la poussée
de la société aérotrain qui le canalise. Cette poussée exclut la province (peu ren-
table et peu propice à l'opération « vitrine internationale »). Cette poussée finit
par le mieux s'imposer dans la liaison entre ces deux aéroports Orly-Roissy. Cette
solution est la figure idéale pour la société aérotrain. Mais le message est tordu
par le gouvernement à son niveau le plus élevé. Le comité interministériel et
Georges Pompidou personnellement prennent acte du rôle de l'aérotrain pour le
prestige international de la France. Ils constituent ainsi à eux seuls une poussée
autonome politique de prestige ». Cette poussée traduit le message société aérotrain
non plus en termes de figure idéale mais en termes de « il faut faire un aérotrain
quelle que soit sa localisation ». Déjà donc la solution aéroport bat de l'aile à rai-

373
son du silence même des gouvernants. Ce changement est intervenu ici au croise-
ment même des deux sous-systèmes.
Deuxième torsion : le ministre des Finances reçoit le message de la figure idéale,
le rejette comme trop onéreux. C'est une torsion tellement tordue qu'elle aboutit
ici à l'annulation du message. La société de l'aérotrain et les aéroports c ravalent ..
leur message.
Mais les finances ont reçu également le message du gouvernement. Elles ne le
tordent pas car il est impératif. On trouvera donc une autre solution.
Troisième torsion : les aménageurs (DATAR, IAURP, préfecture de région,
mission ville nouvelle de Cergy) tordent alors à nouveau le message technique de
la société aérotrain. Celle-ci avait exclu la province de ses préoccupations. Or la
décision sera prise en raison notamment de la pousée des aménageurs (décentrement
du tertiaire et branche Cergy-Roissy, premier tronçon d'un futur aérotrain Paris-
Cergy-Le Havre). De plus, autres préoccupations d'aménagement : création d'un
bipôle Cergy-Défense. Finalité générale ici, l'aménagement, qu'il s'agisse de la dé-
centralisation ou du desserrement de l'étau de la région parisienne.
Le message technique était principal : création d'une vitrine internationale
favorable au développement d'une technologie de pointe. Il devient accessoire
à une opération d'aménagement et n'arrive même à se réaliser qu'à travers elle.
C'est encore au croisement des deux sous-systèmes, aménagements et aérotrain,
que le changement intervient.
Quatrième torsion : le message du RER en sa branche Nord-Sud est tordu au
point d'être annulé dans ses principaux effets. Le RER Nord-Sud dérivait de la
nécessité de rapprocher par une liaison ultra-rapide la ville nouvelle à Paris. Or
l'affectation des crédits de cette branche du RER à l'aérotrain fausse totalement
le message. Les capacités de l'aérotrain ne sont pas les mêmes ; il ne conduira d'ail-
leurs pas les usagers de Cergy à Paris ; enfin, le transport sera plus onéreux (et
trop onéreux pour les catégories sociales défavorisées rejetées à la périphérie).
Mais c'est une solution qui « arrange bien des acteurs, solution qu'en termes
de théorie des jeux on pourrait appeler du « moindre regret ». Pour tous, c'est une
divine surprise. L'aérotrain pourra voir le jour, les crédits sont là, présents sans
qu'il faille s'inquiéter.
C'est encore à l'intersection des deux sous-systèmes RER-aérotrain que se
traduit la torsion créatrice de changement.
Cinquième torsion : le Premier ministre de la nouvelle société tente de justi-
fier la décision Cergy-Défense par des préoccupations sociales. Il est vrai que la
liaison Cergy-Défense est plus « sociale » que la liaison entre aéroports destinée
à une riche clientèle internationale. Il est vrai qu'une fois la décision de principe
aérotrain prise, il valait mieux, au regard des critères sociaux, la faire servir à des
buts d'aménagements entre villes nouvelles. Mais il est également vrai que des deux
hypothèses RER Nord-Sud ou aérotrain, c'est la solution aérotrain qui est la moins
sociale. C'est donc par un énorme paradoxe que le Premier ministre a pu justifier
socialement la décision.
Mais cette justification idéologique a sa logique propre : dès lors que l'aéro-
train est censé provisoirement remplacer une ligne sociale, le conseil d'adminis-
tration du district va exiger à cet égard des garanties : les tarifs sont sociaux. La
promesse en est formellement faite par le Premier ministre dans une lettre confi-
dentielle. Le CA du district peut donc approuver finalement la décision. Cette
torsion supplémentaire et en apparence purement idéologique aura donc emporté
un changement supplémentaire dans la gestion du futur aérotrain. Ici encore, c'est
au croisement des sous-systèmes politiques du Premier ministre et de la décision
Cergy-Défense.
Les latéralisations successives de la décision sont aussi évidentes dans le cas

374 .

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de l'aérotrain. Mieux, on l'a vu, ces deux décisions se latéralisent l'une l'autre.
C'est la méthode du surcode qui permet à la fois le découpage structural du réel
et l'interprétation des torsions créatrices des messages.
Mais la méthode du surcode présente encore des possibilités supplémentaires.
On peut en effet remarquer qu'elle a seulement servi jusque-là à localiser le change-
ment. Mais l'étude du changement en lui-même, avec ses lois et ses structures
propres, n'a pas été abordée. La méthode du surcode fournit ici encore un instru-
ment d'analyse utile.
c) L'étude de changement : le surcode structural. On travaillera ici sur trois
opérations de l'inconscient.
Le déplacement.
Une définition sommaire. Le déplacement : opération pour laquelle l'investis-
sement se transporte d'une représentation à une autre ». Suivant la définition même
de Freud que nous rapportions tout à l'heure, le déplacement peut se repérer dans
les décisions RER et aérotrain à plusieurs niveaux :
- la figure (l'objet de la décision) se déplace ;
- les actants échangent (déplacent) leurs finalités ;
- des justifications a posteriori déplacent les finalités des actants pour conso-
lider la figure.
Comment peut-on appliquer cette opération aux décisions RER et aérotrain ?
1. Le RER Est-Ouest. Cette décision est le fruit d'au moins deux déplacements.
Le premier est l'effet de l'intervention de la demande sociale : il est clair que la poussée
technique (projet d'ingénieur) n'était devenue crédible qu'en raison de la médiation
urbanistique du RER-ligne structurante. Mais cette structuration n'avait de sens
principalement et par priorité que dans l'axe Nord-Sud. Par définition, l'axe Nord-
Sud n'avait encore aucune pression sociale pour le soutenir. Au contraire, l'axe
Est-Ouest était poussé par la pression sociale. C'est l'axe Est-Ouest qui est décidé.
La finalité initiale - celle-là même qui a permis à la décision de principe de voir
le jour - disparaît en partie. Des satisfactions partielles à la poussée libidinale du
départ demeurent cependant : d'abord, l'Est-Ouest est partiellement structurant
(dans sa branche Est). Ensuite, le fait même d'avoir décidé l'axe Est-Ouest signifie
que l'opération RER est engagée, et qu'en conséquence un jour l'axe Nord-Sud
sera réalisé. L'axe Nord-Sud s'est v4 indûment remplacé par l'axe Est-Ouest. Mais
cette substitution (classique dans le modéle psychanalytique) cache en fait l'objet_
substitué. La Nord-Sud est tapie derrière l'Est-Ouest. Elle était déjà là un peu der-
rière l'Est-Ouest. Elle devient un jour inéluctable grâce à l'Est-Ouest et quelles
que soient les périphéries ultérieures.
Deuxième déplacement : il est dû à l'intervention de la SNCF et à sa fausse
prévision. Le premier déplacement n'était pas suffisant pour entraîner la décision.
Qu'on en juge : celle-ci n'était devenue possible qu'à raison de l'émergence d'une
finalité nouvelle. Or, cette finalité s'était elle-même affaiblie en bonne partie. On
voit mal comment une poussée peut être à la fois énergétique, efficace et mutilée.
D'autant qu'une solution de remplacement existait : le doublement de la ligne
n° 1, Vincennes-Neuilly, réponse à l'angoisse de la RATP, réponse seulement
partielle au problème d'ensemble, mais réponse possible si on la combinait avec
une amélioration, en confort et en rapidité, des chemins de fer de banlieue à l'Est
et à l'Ouest de Paris.
Cette solution aurait pu voir le jour sans la fausse prévision de la SNCF qui
a latéralisé une seconde fois la décision : dès lors que la gare Saint-Lazare allait
- pensait-on - craquer, le doublement de la ligne n° 1 n'était pas une réponse pos-
sible. La seule réponse donnant une satisfaction libidinale minimum aux trois
systèmes, aménagement, RATP, SNCF, était donc la solution RER Est-Ouest.
Elle décongestionnait la gare Saint-Lazare par la création d'autres gares dans
' "
375
Paris (satisfaction SNCF). Elle décongestionnait la ligne n° 1 puisqu'elle était
une ligne parallèle à elle (satisfaction RATP). Enfin, elle permettait de structurer
partiellement la banlieue Est de Paris (satisfaction pas totale mais minimum de
l'aménagement). L'effet en fut, on l'a vu, la création d'un axe à multi-finalités
flottantes analogues à certaines productions de l'inconscient.
2. L'aérotrain. Cette décision est traversée au moins par deux déplacements.
Premier déplacement : le premier dérive du transfert de crédits d'un tronçon
RER Nord-Sud à l'aérotrain. Mesure technique qui a permis, on l'a vu, directe-
ment la décision finale. En apparence, l'opération est anodine. Analysée en termes
de déplacement elle devient capitale. L'aérotrain était envisagé comme une opéra-
tion secondaire permettant la création d'un bipôle Cergy-Défense. Le RER Nord-Sud
était l'opération principale permettant de lier Cergy au centre de Paris à des con-
ditions de vitesse et de confort acceptables pour des masses de voyageurs voyageant
à des tarifs sociaux. L'affectation des crédits RER à l'aérotrain modifie la figure :
de secondaire qu'elle était, la ligne devient principale. L'autre est provisoirement
annulée. L'aérotrain est devenu figure de substitution du RER. Cette substitution
n'assure pas les satisfactions précédentes : vitesse et confort seront peut-être plus
grands, mais ce n'est plus Paris qui est relié à Cergy, c'est la Défense ; ce n'est
plus pour des masses de voyageurs ; l'aérotrain ne pourra pas en transporter beau-
coup ; enfin, les tarifs sont ici en principe plus élevés car la technique l'exige.
Mais cette figure de substitution cache ici encore la figure substituée puisque
le gouvernement, conscient de cette insatisfaction partielle, a tenté de la réduire :
les tarifs seront sociaux, c'est-à-dire très voisins de ceux qu'aurait exigés la technique
RER. C'est le gouvernement qui paiera la différence.
Or, ce passage substitutif du secondaire au principal est très connu dans le
modèle psychanalytique. Ce rapprochement permettra par la suite de nouvelles
analyses.
Deuxième déplacement : les actants ont tous dans cette affaire changé partiel-
lement de finalité. Il en est ainsi de la DATAR à finalités flottantes depuis le départ
(technologie de pointe ? prestige international de Paris ? aménagement du territoire
et décentrement du tertiaire ? 12), de la société de l'aérotrain (se développer à tout
prix, certes, mais la décision finale est objectivement la moins favorable pour elle
et sa satisfaction n'est que partielle), des aéroports (dont la finalité a été déplacée
et tordue au point d'être annulée 13), de Cergy (peu motivée au départ, à finalité
de bipôle avec la Défense par la suite), du gouvernement lui-même (technologie
de pointe et prestige international de la France, mais mâtinée d'une finalité sociale
supplémentaire qui a des effets directs en matière de tarifs). On pourrait multiplier
les exemples. Les déplacements de finalités sont innombrables dans cette affaire.
La condensation.
Une définition sommaire. La condensation qui concentre les investissements de
plusieurs représentations sur la représentation privilégiée par le contre- investissement
la condensation est, elle aussi, repérable à plusieurs niveaux :
- condensation de figures (l'objet de la décision est un multi-objet : l'aéro-
train Cergy-Défense est aussi le RER et aussi l'antenne ferrée) ;
- condensation des finalités des actants.

12. On peut ajouter que la finalité principaleDATAR dans cette affaire était la recherche-dévelop-
pement. Cette finalité pouvait emporter l'idée d'investissements considérablessans rentabilitéimmédiate.
Raisonnementinacceptablepour les Financesqui ont surajoutéà la finalitéinitiale celle de moindreprix
et de rentabilitéimmédiate.Dans toute cette affaire,les finalitésmultipleset nottantesde la DATAR l'ont
plutôtdesservie.Elleest apparueà la fois puissanteet irrésolue.
13. L'aéroportde Paris sembleimpuissantà imposerses stratégies.Qualifiésouventde « hautain et «trop
richeil il est isolé dans la configurationadministrativeet perd, semble-t-il, systématiquement dans ce
type de jeu. Toute une étude de l'aéroport de Paris mériteraitd'être poussée :elle expliqueraitses dif-
ricultésavecl'environnementadministratif.
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376 -
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Comment appliquer cette opération aux décisions RER et aérotrain ?


1. Le RER Est-Ouest. Une condensation constitue ici le dénotateur final qui
permet la décision : l'aménagement de la Défense exigeait une liaison rapide Etoile-
Défense. C'est le premier tronçon du RER qui est alors décidé alors que tout le
monde y pense et que personne ne le dit. Ce premier tronçon condense dans sa
figure plusieurs figures en surimpression :
- la poussée technique initiale des ingénieurs ;
- la médiatisation urbanistique des aménageurs ; '
- la poussée de la RATP en raison de la surcharge de Saint-Lazare ;
- à nouveau la poussée des aménageurs dont l'opération Défense est un élément
important du programme ; .
- enfin, la Nord-Sud, objectif toujours vivant et figure substituée.
Ce tronçon à lui seul condense toute l'histoire précédente du RER.
2. L'aérotrain. La décision finale condense tout le processus et une grande partie
des finalités. En surimpression, cachées les unes par les autres et se dévoilant les
unes les autres, apparaissent les finalités multiples, errantes, qui ont trouvé enfin
un lieu de fixation :
- défense de la technologie de pointe ;
- défense du prestige international de la France ; ' '
- défense du social ;
- défense de l'aménagement du territoire à l'Ouest. -
Intérêt du concept de condensation de finalités flottantes : on peut alors justi-
fier la décision de plusieurs façons correspondant chacune à des rationalités dif-
férentes et à des intérêts différents. C'est dans la droite logique de l'UDR, catch
all-par1Jv.
Cette condensation finale était inévitable dans la mesure où le Ministère des
finances ayant joué son rôle de censure de la solution liaison entre aéroports (comme
la censure du modèle psychanalytique), il ne restait plus qu'à trouver une autre
solution : les deux poussées de base, la poussée technique et la poussée prestige
de la France, demeuraient très fortes, trop fortes pour que les pulsions reviennent
à leur point de départ.
Or, il existait des figures impossibles :
- Paris-Orléans (mais cela ne répondait pas à la satisfaction aménagement
du territoire et schéma directeur de la région parisienne) ;
- un changement technique (impossible, inenvisageable en 1971, sous peine
de détruire la finalité essentielle du projet) ;
- pas de décision et la vente du brevet à l'étranger (impossible pour le prestige
international d'une France post-gaullienne et tentant de démontrer la continuité
du gaullisme).
Ces poussées demeurent et de nombreuses figures sont impossibles. La décision
Cergy-Défense apparaît comme la seule condensation envisageable des finalités
minimum de chacun des principaux actants (aéroports exclus).
Pourquoi ? Alors que d'autres alternatives restaient peut-être possibles ?
La théorie du désinvestissement esquisse une réponse à cette dernière question.
Le contre-investissement.
Une définition sommaire. Le contre-investissement : « la dépense en refoulement
du système conscient se mesure au contre-investissement mis en oeuvre ». Ce contre-
investissement conduit à la formation d'un substitut, mais aussi « investit à l'en-
semble de l'environnement associé à la représentation substitutive » (Métapsychologie).
C'est cette double opération qui nous paraît visible dans les remarques suivantes.
Application à la décision aérotrain. La décision entre les aéroports avait été
progressivement dégagée parmi plusieurs possibilités :
- Orly-Joinville-Roissy (ou par démembrement
Joinville-Orly ou Joinville-Roissy) ;
- Orly-Défense-Roissy ;

... 377

25 ..
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- Orly-Etoile-Roissy ; '
,
- Orly-Maillot-Roissy ; , .."
'
- Etoile-Roissy ; ...
- Etoile-Orly ;
- Roissy-Saint-Denis ; .
- Joinville-Orly (ou Joinville-Roissy).
Le veto des Finances élimine Orly-Joinville-Roissy. Il restait donc théorique-
ment toutes les autres possibilités. Comment se fait-il qu'aucune d'entre elles
(ou fraction d'entre elles) n'ait été réétudiée par la suite ?
Sans doute, peut-on éliminer les quatre premières solutions : elles se ressem-
blent : de ce groupe de quatre, la liaison par Joinville avait été retenue comme
la moins coûteuse, la plus rentable et permettant le mieux des vitesses de pointe
démonstratives de la technique nouvelle. La solution la meilleure ayant été rejetée,
il est naturel que les trois autres l'aient été ipso facto.
On comprend encore l'élimination automatique de Etoile-Orly et Etoile-Roissy :
on sait en effet que la liaison totale Orly-Roissy par Etoile coûtait 1 100 millions,
soit presque le double du coût de Orly-Joinville-Roissy. Par conséquent, Etoile-
Orly, coûtant 600 millions (de même qu'Etoile-Roissy), soit le prix même de la liaison
Orly-Roissy par Joinville, on comprend bien que celle-ci, refusée pour des raisons
financières sur la totalité du parcours à l'Est, n'allait pas être acceptée sur la moitié
du parcours à l'Ouest. D'ailleurs, les promoteurs n'acceptaient de s'engager que
sur le parcours Est et refusaient d'envisager le passage par l'Etoile. Enfin, la
solution par l'Etoile était fort gênante pour les responsables de Paris (travaux dans
le Bois de Boulogne, protestations des élus, etc.).
On comprend encore l'élimination de la solution Roissy-Saint-Denis, solu-
tion farfelue préconisée un moment, sans beaucoup de conviction, par le Ministre
des finances. Solution économique, sans doute, mais peu utile : on voit mal des
voyageurs internationaux s'arrêter à Saint-Denis et y supporter une rupture de
charge.
On comprend encore que la solution Joinville-Roissy n'ait pas été retenue.
Les calculs n'avaient-ils pas montré qu'elle ne serait réellement rentable qu'à partir
de 1985 ?
Mais on ne comprend plus du tout que la solution Joinville-Orly n'ait pas
été retenue : elle aurait coûté seulement 300 millions de francs et aurait permis
de relier un aéroport existant au RER Est. C'eût été le premier tronçon de la liai-
son Orly-Joinville-Roissy qui est toujours reconnu souhaitable aujourd'hui par
le comité interministériel.
Sans doute explique-t-on la solution Cergy-Défense par la nécessité de trouver
des crédits déjà existants dans l'enveloppe Ministère des transports, dans son enve-
loppe région parisienne.
Mais cet argument est inopérant puisque les crédits RER auraient pu être
affectés aussi bien à l'opération Joinville-Orly qu'à l'opération Cergy-Défense 14.
On remarquera également que la Nord-Sud est toujours prévue, si bien qu'on
devra trouver les mêmes crédits une seconde fois. Finalement, l'idée de mettre
l'aérotrain à la disposition des populations, à des tarifs sociaux coûte très cher au
gouvernement qui subventionnera chaque année la société gestionnaire 15.
De même, le projet Orly-Joinville-Roissy n'a pas été éliminé. Il est en instance
et on affirme dans les milieux autorisés qu'il se fera un jour. Encore un coût sup-
plémentaire. Un argument de plus : la ligne Cergy-Défense traversera des zones

14. N'oublionspas en effet que Cergy-Défense ne remplaceen rien l'opérationRER. Elle ne relie
pas Cergyà Paris :pas au mêmeprix,pas les mêmespopulations,etc.
15. Il la subventionnera au moins tant que la Nord-Sudne sera pas effectivement
construite.Cinq ans
au moins,peut-êtredix ans...
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378
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plus urbanisées que les zones de l'Est du projet Orly-Roissy. Résultat simple : le
moteur à hélice carénée trop bruyant doit être remplacé par un moteur à turbine,
changement coûteux.
Finalement, l'opération Cergy-Défense, déjà non inéluctable, coûte plus cher
que l'opération par Joinville. On ne comprend donc pas rationnellement la décision
Cergy-Défense.
Le fractionnement en deux de l'opération Orly-Roissy-Joinville aurait proba-
blement été plus intéressant pour le Ministère des finances que la solution Cergy-
Défense : certainement, plus encore, pour la société aérotrain et le gouvernement
(vitrine spectaculaire), et bon pour l'un des aéroports (alors que la solution Cergy
est tout simplement irrecevable pour les aéroports).
La solution Joinville-Orly était possible et souhaitable pour de nombreux
actants. Cette solution a été écartée initialement une fois au profit de la « belle »
liaison Roissy-Joinville-Orly et n'a jamais été réétudiée par la suite, aprés l'échec
de la solution retenue. Pourquoi ? Aucune explication satisfaisante, « rationnelle »
au niveau du vécu n'a pu intervenir qu'en raison de la médiation des aménageurs
c'est expliquer le choix de la solution Cergy et non l'élimination de solutions
comparables ou même meilleures au regard de la rationalité des acteurs déjà engagés.
On avance alors ici une hypothèse : est-il possible de revenir en arrière ? N'est-
ce pas très « coûteux » affectivement ? Il y a eu désinvestissement sur les deux
projets en question. N'était-il pas là un phénomène fréquent dans le modèle psycha-
nalytique ? Et ne préfère-t-on pas dans ce cas une fuite en avant dans une troisième
solution plutôt qu'un retour affectivement coûteux à des hypothèses anciennes ?
Réinvestissement douloureux et impossible sur une même personne après un
amour malheureux : réinvestissement douloureux et impossible d'un auteur sur
un livre déjà écrit et qu'il ne peut transformer, préférant souvent une autre voie ;
réinvestissement douloureux et encore impossible dans de nombreuses décisions
politico-administratives et les exemples historiques ne manquent pas. Hypothèse
séduisante dont il faut tracer les contours, les limites, les conditions d'exercice :
il y aurait probablement des cas où le réinvestissement est possible. Quel serait
alors le seuil ? On aperçoit ici le champ de recherche ouvert.
Appliquée à la décision aérotrain, cette hypothèse éclaire des aspects assez
incompréhensibles sans elle.
Le fait d'avoir choisi Cergy-Défense sans avoir réétudié la solution mentionnée 16.
Le fait que la solution Cergy finalement choisie par la fuite en avant ne satis-
fait finalement que peu d'actants et les satisfait partiellement (sauf Poniatowski,
député du Val d'Oise).
En effet :
- la mission de la ville nouvelle de Cergy était loin d'être unanime (elle a été
hésitante dans cette affaire : Cergy ville-dortoir) ;
- le préfet du Val d'Oise était hostile pour la même raison ;
- l'établissement public de la Défense ne gagnait pas tellement à cette affaire.
Il craignait au surplus la concurrence de Cergy pour les bureaux. Enfin il ne savait
pas où placer la gare ;
- la société de l'aérotrain a bien été obligée d'accepter car sa situation financière
était délicate. Mais l'aspect spectaculaire de la vitrine internationale s'est beaucoup
atténué avec la solution Cergy. Au surplus il fallait refaire tous les calculs (réin-
vestissement douloureux sur une autre chose) ;
- les aéroports ont tout perdu (provisoirement au moins) ; .
- la SNCF a perdu son antenne ferrée (provisoirement au moins) ;
- le Ministère des transports, fougueux partisan de la liaison entre aéroports

16. Les acteursconcernésne conserventaucunsouvenirde ce réexamen.De plus, il n'en existeaucunetrace .


dans les dossiers. _

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379

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. ".
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favorisant le mieux la technologie de pointe, a beaucoup perdu ;
- le gouvernement a eu beau justifier après coup par sa politique sociale : la
solution Cergy-Défense est cependant moins sociale que la solution antenne ferrée
RER Nord-Sud ;
- le Ministère des finances n'a pas obtenu la solution la moins coûteuse (la
Nord-Sud se fera quand même et les tarifs sociaux Cergy-Défense coûteront cher) ;
- le schéma directeur de la région parisienne n'est pas respecté dans une préoc-
cupation essentielle : le rééquilibrage à l'Est.
Une objection. On fait remarquer ici que Cergy-Défense n'est pas vraiment
une décision à l'Ouest. Ce serait une sorte de super-Ouest ou d'extra-Ouest. On
ajoute que d'ailleurs les villes nouvelles de la région parisienne n'offraient pas de
possibilités illimitées et que Cergy, l'une des plus avancées, était donc une bonne
solution.
'
Raisonnement serein et justificateur qui ne résiste pas à une constatation :
on remarque une fois de plus que l'Ouest est objectivement avantagé, que cette
avance objective de l'Ouest dans l'élaboration des villes nouvelles a conduit naturel-
lement a l'avantager encore par une liaison aérotrain. Les raisonnements les plus
« naturels comme les plus subtils ne feront pas oublier que la ligne Cergy-Défense
est à l'Ouest et non à l'Est de Paris.
La DATAR a justifié la décision par l'aménagement du territoire (premier
tronçon d'un aérotrain Paris-Rouen-Le Havre). C'est peut-être ici que la justifi-
cation semble la plus authentique. Mais on remarquera que les finalités de la
DATAR ont été depuis le départ multiples et flottantes (défense initiale de Cergy-
Défense, défense de Etoile-Roissy, prestige international de Paris, défense de Orly-
Joinville-Roissy, prestige international de la France, projet rentable).
Pourquoi dés lors la DATAR a-t-elle choisi la finalité aménagement du ter-
ritoire plutôt que telle ou telle autre qui ressortirait de son champ de préoccupa-
tion ? C'est toujours notre hypothèse qui éclaire ce choix.
L'IAURP : nul n'ignore que cet organisme était plutôt défavorable à la solution
retenue, mais a changé le texte de son rapport à la dernière minute et sur ordre.
L'attitude de la préfecture de région était également très mitigée : cet actant s'est
lui aussi rallié en bout de course.
Il est vrai que la branche Orly-Joinville n'était pas très facile car elle couvrait
la zone la plus urbanisée (bruit, expropriations, autant d'inconvénients). Mais a-t-on
seulement réexaminé le problème, refait les calculs ? C'est précisément ce qui
n'apparaît pas dans l'étude qui a été conduite.
Le seul argument en apparence défavorable à l'hypothèse réside dans l'existence
de l'étude Cergy-Défense depuis le départ (décembre 1970, janvier 1971, IAURP).
Comment expliquer qu'on ait réinvesti sur lui ? Nous ne croyons pas cette objec-
tion convaincante : c'était le premier projet, mais il était le plus éloigné dans le
temps. Il avait été vite oublié. Il pouvait apparaître cinq mois plus tard comme
nouveau et faciliter ainsi la fuite en avant. Au contraire, les projets non réétudiés
venaient d'être éliminés un mois plus tôt. Au surplus - autre emprunt au modèle
psychanalytique - ils avaient été affectés par contagion dans l'échec de la solution
liaison entre aéroports. Car on remarquera que toutes ces solutions avaient en
commun de lier des aéroports à Paris.
Un échec sur l'une d'entre elles ne pouvait qu'affecter - infecter - les autres.
Au contraire, la solution Cergy apparaissait totalement différente : elle ne reliait
plus les aéroports entre eux ; elle ne reliait plus les aéroports - ou un aéroport -
à Paris ; elle ne reliait d'ailleurs plus rien à Paris.
Elle reliait un point totalement étranger à la solution précédente à un autre
point encore étranger à la même solution. Cette extranéité permettait donc mieux

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380 .
... -.. ' .""' ; ; -

de considérer Cergy-Défense comme radicalement nouvelle, se prêtant à un inves-


tissement affectif facile 17.
Cette hypothèse du contre-investissement ne manquera pas d'irriter ceux qui
ont prix la décision et qui - n'est-il pas vrai ? - estiment être les seuls à en disserter
en connaissance de cause. On tentera de se faire pardonner en rappelant que le
travail du sociologue est de se mettre à l'écoute des faits sociaux tout comme le
médecin écoute le langage du corps, « mais que ce langage des faits sociaux, dont
le sociologue veut découvrir les lois grammaticales, peut n'être pas compris. Il ne
l'est pas par exemple par le malade qui en propose au médecin un pseudo-sens,
car tout pénétré de subjectivité d'être-englué-dans-la-maladie. La méthode clinique
propose une technique scientifique pour passer des sens subjectifs qui ont du
« manifeste u au sens objectif qui est du « caché » 18.
On s'est servi ici de « leviers » scientifiques qui paraissent extravagants au
niveau de la conscience claire, vécue, quotidienne. Mais ces leviers ont produit
des résultats et découpé de façon radicalement nouvelle le champ du réel. Ce qui
entraine à préciser que le chercheur n'est pas « contre " ta ville nouvelle de Cergy
et les avantages qu'elle tire ou croit tirer de l'opération, pas plus qu'il ne serait
« pour n les aéroports. On a simplement tenté de montrer qu'il existait d'autres
possibilités qui ont été écartées pour des raisons étrangères à la rationalité claire
et visible du vécu, qu'en revanche une solution a été retenue qui ne s'explique que
par une rationalité invisible dégagée par le procédé de l'analogie.
On peut résumer ici la contribution importante de ce surcode analytique qui
succède au surcode structural.
L'analyse du déplacement a permis :
- De poser le déplacement comme un des éléments essentiels de la mécanique
du changement. Voudra-t-on à l'avenir repérer le changement, il sera localisé
au lieu du surcodage et de la torsion des messages (surcode structural, 21 partie)
et sera caractérisé nécessairement par des déplacements.
- De mieux étudier le système de satisfactions partielles. ' .
- De percevoir pour la première fois dans la décision RER, que seule la fausse
prévision de la SNCF avait rendue inévitable, l'avènement du RER Est-Ouest.
Sans elle, une autre solution moins coûteuse serait intervenue.
- De mieux faire paraître dans la solution aérotrain que la figure substituée RER
continue d'exister dans l'aérotrain (tarifs sociaux), comme dans l'affaire RER,
la Nord-Sud est tapie derrière l'Est-Ouest.
L'analyse de la condensation a permis : :
- De poser la condensation comme un des éléments essentiels de la mécanique
du changement. Localisé sur le lieu du surcodage et caractérisé déjà par des dépla-
cements, le changement se caractérise encore par une ou plusieurs condensations.
- De montrer comment un morceau, une étape d'une décision, peut résumer
la totalité de celle-ci, à condition de savoir la « lire u grâce à la grille analytique.
- De montrer la correspondance entre la surimpression de multifinalités flot-
tantes en un seul point et l'utilisation de cette surimpression par un catch
L'analyse du contre-investissement a permis :
- D'expliquer pourquoi des solutions comparables et peut-être meilleures ont
été totalement « oubliées ».

'
17. Vraiment,dira-t-onici, t'affectationdes crédits RER s'expliquepar le cousinagedes opérationsRER
Cergy-Pariset aérotrainCergy-Défense. Cergy, dans un cas, est relié à Paris selon certainesconditionsde
fréquenceet de nombrede voyageurs.Cergy,dans l'autre,est relié à la Défensedans des conditionstotalement
différentes.Le seul cousinageest dans le point de départ. Le point d'arrivéeest différent.Les conditionsde
parcoursdiffèrent.Les fonctionsaussi. Il ne faut pas chercherà justifieraprès coup de façon rationnelleune
telledécision.
..
18. R. BASTIDE,op. cil.,

.- 381
: ..... ,

..

- D'expliquer pourquoi la solution intervenue qui ne satisfaisait totalement


personne et partiellement très peu d'actants a été retenue.
Mais un dernier point reste en surplus. Le nouveau président de la République
a annulé définitivement le projet en 1974. Le projet marquait le pas techniquement
(nouveau matériau difficile à réaliser). La conjoncture économique s'annonçait
très mauvaise. Autant de raisons tenant aux intérêts conscients des actants et qu'il
ne faut pas négliger.
Mais il ne faudrait pas négliger non plus les aspects analytiques de cette ultime
décision. Ne s'explique-t-elle pas également en raison des échecs et difficultés
successifs des investissements, investis, désinvestis, contre-investis, ayant du mal
à s'investir à nouveau (changement de moteur)? Les cas cliniques de fin définitive
de l'investissement à la suite de détournement de pulsions ne manquent pas, et
suggèrent cette hypothèse. Mais c'est une tout autre recherche. Elle n'a pas encore
été faite.

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.- -1 1 ,. III
. , ... ' , .

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' . INDEX DES NOMS CITÉS

ALEXANDER 52. : ' BRAIBANT(G.) : 60.


'' '
ALLAIS(M.) : 1 54. BRAHMS(L.) :327.
ALTHUSSER(L.) : IX, X, 267, 292 et suiv., 359. BRANDEBOURG102 : et suiv.
ANSOFF : 77, 102 et suiv., 227. BRAUN 354.
:
'
ANTHONY(R.) : 223. BRÉMOND142. :
ARISTOTE :33, 35, 5 8. BRETON(A.) : 1 1 8...
ARMAND :45. BRINTON(C.) : 88.
ARON (R.) : 133, 157. BucK (H.) : 36 et suiv., 58. , _.
ATLAN 328.
: '
BUCKLEY94..:
AUMALE(G. d') : 72,74, 77. BURDEAU(G.) : 6 1, 1 22...
BUREAU(P.) : 179.
BACHELARD (G.) : 18, 55, 58, 135, 155, BURSAUX(F.) : 303. <.
211, 235, 244.
BAILLEUX(J.-F.) : 353.
- '
BALANDIER(G.) : 287. CANGUILHEM30,159. :
BALIBAR (E.) : IX, X, 292,' 359. CAS TELLS (M.) :291 et suiv., 302. -_ _.
'
BALTZ(C.) : 350. CAUQUELIN(A.) : XIII, 318, 353.
BAREL (Y.): 31, 78, 110, 111, 112, 120, CERTEAU(M. de) : 322.
243, 348. CHAPUS(R.) : 274, 276.
' ' ' -
BARNARD(C.) : 176, 182, 207. CHARLIER(R.E.) : 213.
BARTHES(R.) : 300, 317. CHESNEAUX(J.) : 254.
BASTIDE(R.) : 321, 331 et suiv. CHEVALLIER (J.) : XIV.
BAUDOT(J.) : 31. 1. CHEVALLIER (J.-J.) : 85,86. ',
BAUDRILLARD (J.) : XIV, 337. CHEVÈNEMENT125. :
' ' '
BEAUJOUAN (G.) : 132. CHURCHMANN 110. :
BEER(S.) : 87, 101, 110. CIMINO 45,
: 190. ·
BENTHAM :168. CLINE :252. , -
BERGER(G.) : 31. 1. COBB 252.
: .. , "
B ERTALANFFY52, : 91, 1 1 1, 242, 243. COHEN(A.) : 324. ;'
BERTIN 31H.
: COHEN(J.) : 321..
BESTOUJEV-LADA 31.: COLLIARD(C.-A.) : 122.
BIRNBAUM(P.) : 280. COMTE(A.) :268.
' - .
BLOOMBERG (W.) : 279. , COOPER(D.) : 124, 155, 244, 245. .
'
BORGÈS(L.) : 263. COT (J.-P.) : 172. ,
'
BoRGOLTZ 354.
: COT (P.) : 326. ..
BOULDING :111, 242, 243. COUFFIGNAL7O. :
BOULET(L.) : 36,44,45. COURRIÈRES(Y.) : 247.
' '
BOURGUIBA 131 : et suiv., 298. CREDAP(groupe du) : 22, 323, 327. ' ..

.. ' 3K9
CROZIER(M.) : 78, 179, 184, 193, 208, FOUCAULT(M.) : 124, 133 et suiv., 159,
211, 226 et suiv., 288 et suiv., 296, 180, 238, 277.
302, 306, 307. 1.
FOUCHET(C.) : 231. '
CYERT(R.M.) : 16, 161, 193 et suiv. FREEMAN(L.) : 279.
226. FREUD (S.) : 113 et suiv., 331et suiv., 348.
-
FRIEDBERG(E.) : 234.
FRIEDMANN 175.: , , .
DAGONET(F.) : 239, 322. ,
' -
DAHL (R.) : 279 et suiv.
DARBEL(A.) : 40. GAULLE(C. de) : 16, 92, 269, 314, 325 et
DAVID(A.) : 70. suiv., 339.
DEBRÉ(M.) : 188. GIBEL :339, 353.
DERRÉ(R.) : 297 et suiv., 344. GODARD(F.) : XII..
DÉCOUFLÉ(A.-C.) : 32, 157, 234. GODELIER(M.) : 154, 160, 242. '
DELEUZE(G.) : 113, 124, 245, 313, 320. GOLDSCHMIDT 1.
(V.) : 239, 301.
DELORS(J.) : i 1 10. GOULDNER :173.
DELOUVRIER (P.) : 16, 126, 325, 339, GRANGER(G.G.) : 10, l9, 20, 21, 22, 143,
341, 344, 354, 355. 166 et suiv., 238, 270, 317, 331, 345.
DELVOLÉ(P.) : 276. GRÉMION(P.) : 234.
DESCARTES 26, : 32, 34, 35, 58. GWLHAUMOU (J.) : 324.
DETIENNE(M.) : 156,250.
DICK (P.) :241.1..
DONZET(H.) : 354. HALL : 52, 90.. .
Dos PASSOS :130. HARTLEY :165. _
DROR :224. HAURIOU(A.) : 61. 1.
DUBANIS(L.) : 218. HAURIOU(M.) : 59, 60, 66 et suiv., 82 et
DUBARLES221. : suiv., 211, 212 et suiv., 277, 278.
DUGUIT(L.) : 60, 274, 276, 278. HAYEK 207.:
DURKHEIM(E.) : 36. HELMER :108.
DUVERGER(M.) : X, 61. 1. HEWITT :175. -
DUVIGNAUD (J.) 350. : HIRSCHMAN223, : 236, 314.
HITCH(C.) : 72,73.
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'
EDWARDS :168 et suiv.
EISENMANN (C.) : 276. IRIBARNE(P. d') : 96. '
ELLUL (J.) : 10, 96.
EMPEDOCLE D'AGRIGENTE 49.:
ERIKSON(E.) : 119, 120. JACOB(F.) : 31, 238, 240, 242.
ESTOILE(de l') : 76. JAMOUS(H.) : 290, 296 et suiv., 344.
ETZIONI(A.) : 224, 225, 284 et suiv. JANTSCH(E.) : 87, 100 et suiv., 104, 155.
JEVONS :168, 170.
. JOUVENEL(B. de) : 17, 72, 108, 237, 310.
FAGEN 52,90.
: IULIA(D.) : 322. '_
1.
FAURE(E.) : 231.
FELDMAN :181, 190, 202 et suiv.
FERRERO(T.) : 279. KAFKA : 14.
FERRO(M.) : 271.
1. KAHN : 53, 54.
FORRESTER(J.W.) : 12, 87, 92. 95. 101,
1, KAHN (H.) : 233, 253, et suiv., 269, 30.
- .
160, 285, 289, 294, 302 et suiv. KANT :266, 268.
..,
390
' , ' '
, 1 , ' ' _ :
'
'
KANTERS :181, 193, 202 et suiv. MENGER :168. -
KATZ : 53, 54. MERTON :157, 160, 173, 179, 325.
KAUFMANN(P.) : 337. MESCHONNIC(H.) : 324. -.
'
KEYNES :166. MESTRE :213.
KLEIN :223, 315. MOLLET(G.) : 314.
'
KOSIK(K.) : 31.1. MONOD(J.) : 248, 267.
KRULEE(G.) : 175. MORGENSTERN 170, : 179. ' _
MORIN(E.) : 328.
'
MOSCHER :45, 190.
LACAN 349.
: MouNtN : 317.
LACHAUME(J.-F.) : 69. Mouy (P.) : 30. '
LAING(R.) : 122, 315.
'
LANCELOT(A.) : X.
LANGE(O.) : 259. NASH : 179. ,
LATTES :45. NEUMANN(A.) : 170, 171, 179.
LAUBADÈRE (A. de) : 57, 60, 61, 273, et NEwcoMB : 165.
,
suiv., 279. NICOLKI(A.) : 168. , '
LAUTMAN(J.) : 96, 110, 233. NICOLON(A.) : 234.
LECLAIRE(S.) : 159. NIETZSCHE(F.) : 269.
LECOURT(D.) : 18. NIXON(R.) : 127.
LEFEVRE(H.) : 31. 1. NIZARD(L.) : 154, 213, 218.
LEGENDRE(P.) : 326. NOVICK(D.) : 79, 188, 190.
LEIBNIZ 55.:
LESOURNE 45. :
LÉvI-STRAUSS(C.) : 20, 22, 136 et suiv., ODENT(R.) : 276.
139 et suiv., 149, 150, 153, 255, 317, OZBEKHAN(H.) : 87 et suiv., 97 et suiv.,
320, 341. 108, 124, 157, 191, 237, 285, 287, 290,
- 305, 307 et suiv.
LÉVY (E.) : 110.
LEWIN(K.) : 165.
LEWISCAROLL :260.
p, 258, 306 et.
LINDBLOM (C.) : 12, 193,196, 211, 219, 19, suiv. '
et suiv., 227, 236, 285, 286, 314, 315.
P. 170.
LOTSCHAK(D.) : XIV. -
PARFIT : 175.
LOVECRAFT 252. : ' .
PERETTI(de) : 164 et suiv. ,
PÉTAIN(P.) : 269.
LYOTARD'' ' ' 327
PIKE (K.) : 143 et suiv.. "
PINTO (R.) : 60.
POMPIDOU : 127. ,
MALDIDIER (D.) :314.
POULANTZAS (N.)292. : 292. ,'
. MANARD : 46.
PROPP(V.) : 136 et suiv., 139 et suiv., 251,
1,
?§£O§' ' , j j j
MARCH(J.-G.) : 16, 46, 161, 172 et suiv., .
329.
PUJAL : 354.'
181 et suiv., 226.
'
MARIN(L.) : 255. , _
MARSHALL(A.) : 166, 168. .
QUADE :73.
MARTINET317. :
'
MASSÉ(P.) : 126. ' '
MCKEAN : 72. RECOULES(J.-J.) : 168.
MECKLING :223, 314. REUTER(P.) : 60.
MEHL (L.) : 70. REVEL(J.) : 322.
MENDÈSFRANCE(P.) : 314. REYNAUD(J.-D.) : 290, 301.1 .
'
391

' . '
.
.<*' 1 .
'
- ' ..
_ , ....

REYNAUD(P.) : 314. " SUNSHINE(M.) : 279. \ .


RICHMOND :175. '
SWANSON 165.
:
1.
331. - SWARTZENBERG 1.
,, (R.-G.) 61.
RIVERO(J.) : 18, 40, 60, 278. '
ROBERT(E.D.) : 186, 188. '
,'
ROBERT(J.) : 122. '
. _ TAYLOR : 36, 45, 57, 1 81, 227.
ROBINSON :166. TEILHARDDE CHARDIN :246.
ROCARD(M.) :125. THOENIG(J.-C.) : 226, 233 et suiv.
,.
ROGERS :165. '
TODOROV254.
RoIG (C.) : 243: , TOURAINE(A.) : 329.
Russo : 45.

'
. ' - VEBLEN(T.) : 166.
SAINT-JUST : 316. VEDEL(G.) : 39, 60, 212 et suiv., 278,
SAUSSURE 13,: 300. _ 335.
SCHNAPPER(D.) : 40. VERGEZ :27. '
SELZNICK :173, 179. VERNANT(J.-P.) " '
SESAME(groupe de) : 189. VEYNE(P.) : 133 et suiv.
SIMIAND(F.) : 166.
SIMON(H.) : 16, 46, S8, 161, 172 et suiv., '
'
181 et suiv., 226. WALINE(M.) : 60, 278.
SOMBART(W.) : 166. WALRAS :168.
SOREL :157. WEBER(M.) : 66, 297, 301. 1.
SPINOZA :9, 265. WEIL (P.) : 60.
'"
SPizmcHiNo (R.) : 71, 72, 354. WEYL(R. et M.) : 60.
STEGEMERTEN46. : WIENER(N.) : 70,90.
STERN(M.) : 303. WILDAWSKY (A.) : 190.
STOURDZÉ(Y.) : 350. WYATr : 175.
STUMPF :26.. . WoRMS : 226, 228, 234.

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ACHEVÉ D'IMPRIMER PAR L'IMCRIMERIE HEL.LANGER ET FiLS

, - .. - ENSEPTEMBRE
LA FFRTÉ-BERNARD 1976

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1. .-'
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. La décision, acte linéaire, rationnel. libre :


telles sont les trois caractéristiques essentielles de la décision à travers
les théories traditionnelles des organisations de la planification et de
la décision. « Critique de la décision prend alors tout son sens : grâce à
une critique idéologique et épistémologique sévère. l'ouvrage soupèse.
les unes après les autres, les théories des organisations et de la décision
au moyen des trois concepts de multi-linéarité, multi- rationalité
et multi-finalité du système. (1 opère ensuite un-saut critique "en '
rupture avec les théories existantes et propose une théorie
nouvelle d'appréhension du phénomène décisionnel, la théorie du
' « surcode » :si les décisions sont diltiées dans le système socié-
tal, à la limite elles n'existent plus. Dès lors. comment les appréhender ? °
On peut d'ahord les considérer comme des récits
auxquels l'auteur applique les catégories sémiologiques h<ibituellement
appliquées au récit. On peut ensuite et surtout les considérer comme
des sous-systèmes dont les rationalités juxtaposées travaillent entre elles
de façon créatives. C'est le « surcodage ».

, C'ouverture : Philippe Billois


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