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cahiers de la fondation nationale des sciences politiques n° 190
du même OUf?Mf
dM auteur
L'administration prospective.
Paris, Armand Colin, 1970.
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PRÉFACE IX
INTRODUCTION ..................................................... 9
Les fonctions de la décision, 10 - Décision et illusion, 12 - Un '
' certain malaise, 14 - Des critiques non critiques, 15 - Défense et '
illustration du système classique, 15 - Les niveaux de la résistance,
'
16 - Théorie, pratique, idéologie, réalité, 24 - Pratique de la ,,
théorie critique, 25.
, I. La pré-théorie ............................................... 26
., Justification d'un choix injuste, 26 - Usage pédagogique, 27.
A) La linéarité .............................................. 27
: Les différentes lignes, 28 - La ligne peut être treillis, 29 - Impli-
h" cations, 30 - Conception du temps, 30. "
B) La rationalité ............................................. 32 .>'
Rationalité, ordre des causes, 32 - Un isomorphisme avant la lettre, "
".
33 - Raison réductrice, 33 - Refus des belles causes aristotéli- . .-: ;'/
. ciennes, 33.
34 .
; C) La liberté ................................................ _
. Un axiome indémontrable, le sujet libre, 34. ,
57 .
CHAP. 1: Les pratiques théorisées de la linéarité ............ _.
1. Les théorie.s juridiques ........................................ 59
Position de juriste, 59 - La vision juridique linéaire, 61 - Linéarité
pédagogique et linéarité vécue, 65 - Hauriou, auteur baroque, 66.
II. La eqbernétique ............................................. 70 ;
III. Les spécialiste.s du PPBS-RCB ................................. 72 .
. Le RCB et les fins, 78. 1
. ,;Je; ..:.
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... ... - "
_,
CHAP. II : Les théories critiques de la linéarité ............... 82
'
DEuxIÈME PARTIE
, CRITIQUE DE LA RATIONALITE
' Première caractéristique du mono-rationnel : la linéarité, 154 - Le
progrès, 156 - Profit-efficacité, 158 - Un autre avatar : la norma-
lité, 1.58.
TROISIÉME PARTIE
, CRITIQUE DE LA LIBERTE .
Impact de la critique de la linéarité... 264 - ... et de la mono- .
'
rationalité, 264 - Un scénario injouable : pas de liberté sans sujet,
265 - Pas de sujet sans liberté, 268 - Unification, réduction, 269 ',
Première apparition du surcode, 270.
' , "
'
,
- Pluralisme psychologique de Dhal, 279 - L'ouvrage de Dahl, 281.
I. Le bon sens sophistiqué el Amitai Etzioni ........................ 284
Trois critiques, 286.
Il. Les blocages de Crozier ...................................... 288
Trois libertés, 288 - Le changement, 289.
Ilf. L'impasse de Castells ....................................,..... 291
La problématique de Castells, 291 - L'application des schémas d'Al-
thusser au système urbain, 292 - Critique de Castells, 294 - Un
deuxième Castells, 295.
IV. Le médiateur de Jamous ..................................... 296
Critique de Jamous, 297 - Une ambiguïté, déterminisme ou volon-
tarisme ? 299 - Incertitudes sur le paradigme, 300.
V. Le brio egnique de Forrester ............ , , ........ , , , , , . , , , , 302
Un cynisme non réaliste, 305.
VI. La baleine malade de Pagès ................................. ,306
VII. La vigie d'Ozbekhan ........................................ 307
Absence d'une théorie des forces, 310.
VIII. Conclusion : pour une nouvelle analyse théorique ............. 312
.. PRÉFACE ..
_
Un premier bilan s'impose pour cette nouvelle édition, trois ans après
la publication, six ans après le début des travaux 1.
d'abord ii quelques !
Je répondrai objections.
'
1. On a affirmé que le concept de multi-rationalité n'était qu'un simple
mot et que son analyse a déjà été faite en termes de rationalités juxtaposées
.;, par l'école américaine. Or, tout au contraire, j'ai critiqué en permanence
. cette conception banale.
. Je suggère une nouvelle lecture : les références constantes à l'in-
" l'utilisation de processus dans le démontage de
conscient, analytiques
-' quelques grandes affaires, la critique systématique du sujet, du progrès
'
industriel et de la productivité, de l'efficacité et de la normalité, sont
; autant d'éléments qui mettent en déroute cette première interprétation 2.
2. D'autres, reconnaissant la nécessité d'emprunts il la psychanalyse,
se sont inquiétés des conditions de possibilités de ces emprunts. Je 11('
; changerai rien sur ce point à ma démonstration. Je voudrais simplement
._ . indiquer que mon propos n'a pas surpris les épistémologues. Granger, par
"
exemple, dans Essai d'iiiie philosophie du style, avait montré que la voie
. était ouverte. De même Althusser et Balibar dans Lire « Le Capital n 3.
,
', ' 3. Une objection plus importante : on a voulu interpréter cet ouvrage
"
1 comme l'amorce d'une théorie de l'histoire. Cette théorie du surcode ne
"
conduit-elle pas il une interprétation erratique du système de décision ? l'
Nouvel anarchisme de la chaire qui aurait pour but proposer une nou- ,
1 1
1. J'ai été amené à modifier le texte initial (à p"rlir du chapitre Il de la 3' partie) pour ' "
_ "
tenir compte de l'évolution de mes 1 cchachcs.
2. On m'a fait le reproche d'emprunts à la rive gauche. Je n'avais vraiment pas le choix.
droite, à moins qu'on ne préfère les ..
deux rives conjugécs
Conscillerait-on du Potomac
des emprunts C'est en de
aux ^intcllectucls
effet latout
riveun programme, théoriquement et politi. l' .-,
quement très situé, que je dénonce dans cet ouvrage.
3. « Ce qui rend possible J'analyse des déplacements. c'est un ensemble de concepts théori-
ques qui iouc un rôle analogue R celui de la définition du procès de travail dans l'analyse des .
formes de la relation d'appropriation réelle (« forces productivesa) : activité l objet / moyen de
travail. Ces concepts chez Freud ... son: les concepts de source, Quelle. poussée. Drang, objet,
.,, l)hjekt, W but. Ziel. de la pulsion. Il ne s'agit pas, bim entendu, d'une correspondance entre lus .
, concepts de Freud et ceux de Marx, mais d'un même type d'analyse. donc d'une identité de ,
.__ fonction de ces concepts dans la méthode (tome 2, p 140).
"' IX .
vielle idéologie, une IlOuvdk théorie de l'évollltion des sociétés ? Rien de
tel pourtant dans cet ouvrage. Il s'agit seulement de proposer un cadre
conceptuels critique et une méthode permettant de travailler sur des his-
toires et non pas sur l'histoire. La novatirnt, il est vrai, est inquiétante.
Il ne s'agit plus d'appliquer par une voie descendante des schémas « ma-
cros ». Il s'agit, atl contraire, de partir dit « micro » c·t de rejoindre peu
à peu, avec une pnulence infinie. les macro-évolutions. Dans les années
soixante, Maurice Duverger remarquait déjù la non-rencontre du micro et
du macro dans les phénomènes électoraux, Les mncro-évolutions, <lisait-il,
ne rendent pas compte des mouvements incessants et brouillés repérables
dans les bureaux de vote. De nombreuses études de J'équipe de sociologie
électorale de la Fondation nationale des sciences politiques ont tenté depuis.
et sur certains points réussi, a combler ce rossée Pourquoi faudrait-il
s'étonner que le problème se pose de façon identi(jue dans 1<.s strtictur<.s
décisionnelles de l'Etat 'a5
La critique de la linéarité, de la rationalité et de la lil3erté a déjà été
engagée, et depuis fort longtemps : Nietzsche. Freud, Bataille, Bachelard,
le mouvement actuel de Fantipsychiatrie. Lévi-Strauss dans La pensée
sauvage, autant d'exemptes de critique corrosive et décoiistriletive. Même
les marxistes réputés pour leur rigueur, et justement a cause d'clic, criti-
quent la rationalité prétendument universelle mais, cn réalité, datée et
située.
Faut-il rappeler la préface de Marx il la Cmnlribnlintl à la critique de
l'écollomie politique, qui raisonne en termes de totalité oii chaque partie
renvoie au tout (critique de la linéarité) ? Fatlt-il rappeler la critique par
Marx de la rationalité, c'est-à-dire du volontarisme de la raison éclairée ? e6
Faut-il rappeler encore la critique marxiste de la liberté et du sujet ? Mais
surtout, il convient de se souvenir de la lecture rigoureuse de Althusser et
Balibar dans Lire « Le Capital», Marx a reconnu (iii'il ne pouvait pas
faire la théorie de l'avènement du capitalisme. Balibar en tire les concln-
sions : la révoltttion, on peut la préparer, s'y préparer. Mais elle n'est pas
inévitable. Elle est « collisioli » ou « collusitm » de structures différentes.
Rencontre possible de structures qui entraîne mutation. Théorie macro qui
trouve sa correspondance dans le surcode, théorie micro qui explique les
changements par les collisions brutales ou pliis douces, échanges brouillé,
de rationalités entre sons-systèmes différents.
Ainsi : a) Je retrouve en micro certaines tendances des théories macros.
Cet effort n'avait jamais été entrepris dans ter analyses des circuits de
X
décision de l'Etat. b) J'applictue il un champ, la science politique, ce qui
est largement accepté ailleurs. Tout se passe comme si em acceptait en
général ce qu'on refuse dans sa propre discipline. Attitude touche qui
doit être dénoncée.
« Le principe de la politique est la volonté » disait Marx. Pour se cons-
_
tituer, la science politique doit donc hmrnor le dos il ce principe avoué
de la politique.
, Mais ce changement ne se fera pas sans dotiletir. La science politique
est malade du pouvoir, malade de pouvoir. Elle ne peut pas se détacher
, de ses objets très aimés : le pouvoir, l'influence, la décision, la représen-
tution. Combien de carrières universitaires dans nos disciplines reposent
sur des ambitions politiques refoulées ? Mou accusation est ici très pré-
cise : si la science politique paraît souvent il la traîne, si elle ne s'ouvre
pas vite à la pluri-disciplinarité, si, pour ne prendre que ces deux exem-
ples, marxisme et psychanalyse n'y ont pas encore droit de cité 7, c'est
qu'ette est presque totalement dominée par les conditions qui ont présidé
a sa naissance : les facultés de droit et l'Ecole libre des sciences politi-
ques ont toujours été considérées comme des antichambres du pouvoir. Ne
nous étonnons pas que la distance au vécu y soit rare, et la critique des
fondements mêmes des structures absoute.
La méthode du surcode se proposait d'échapper il ces contraintes. Ce-
pendant, des auto-corrections s'imposent.
La méthode dn sureode a maintes fois prouvé son ntilité pour les
'
découpages des processus. Une telle technique de récolte et de classifi-
cation du matériau permet de mettre l'accent snr les discontinuités et les
'
ruptures tout en respectant les continuités réelles, il l'intérieur d'mt même
'
code, d'un même sons-système ott dune même séquence.
Par là, cette méthode révèle sa finalité. Il ne s'agit nullement de pour-
-
suivre des recherches erratiques, en rangs dispersés. Il ne s'agit pas de
raconter des histoires. Il s'agit, en les racontant, de produire des questions
nouvelles que les théories macros sont impuissantes a suggérer. Quelle est
la part respective drt système d'intérêts conscients et des processus de
l'inconscient dans tel type d opération ? Quelle est la part du symbolique
. alors qu'on sait que l'économique n'est prévalent qu'en dernière instance,
c'est-à-dire, dans certains cas, indirectement et à long terme ? Que se passe-
'
, t-il dans ces confins situés entre les processus primaires et lus élal3orations
secondaires ? Quelle est la part de la reproduction et celle de la produc-
'
tion, la part de l'éternel retour et la part du changement et des mutations ? 1'
Autant de questions et bien d'autres que la méthode du surcode permet,
7. En dépit de quelques rares exceptions. Puis-je dire à mes éminents collègues que je
. connais de nombreux jeunes thésards qui n'osent pas cimr Marx et Frcud de crainte de déplaire ? '?
Ou, mcore. qui les citent sans utiliscr vraimmt leurs concepts ?' Ils vivent alors en schizoïdes
lcur double vie de militants engagés et d'enseignants-chercheurs. .
XI
non pas de résoudre, mais de bien poser à propos d'opérations concrètes
qui résistent aux généralisations souvent abusives. Quant à la classification
initiale du matériau, il paraît difficile de pouvoir emmagasiner une très
grande masse d'informations relatives à des opérations complexes sans
user directement ou indirectement, à un moment ou à un autre, d'une
technique structurale. La décision-récit est un bon moyen « d'attraper »
au filet les processus décisionnels dilués dans le sociétal. Elle constitue
une réponse méthodologique utile à la critique très légitime qui dénie
toute existence a la décision autonome. Mais des questions nouvelles sont
nées de la pratique des recherches.
XII
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Il. Sur les limites de la communication dans les domaines politico-administratifs voir Jacques
CHEVALLIER, L'intérêt général dans J'administration française a, Revue internationale des science.s
administrative.s, 41 (4). 1975, p. 325. Voir aussi Danielle LOTSCHAK, « Principe hiérarchique et par-
ticipation dans la fonction publiqm in Annuaire international de la fonction publique lY75-IY16.
12. Contrat de recherchc avec le Ministère de l'équipement, document ronéoté, 1975, 200 p.
13. Voir la conclusions générale de l'ouvrage, p. 347 et suiv.
14. Jean BAUDRILLARD, L'échange symholique et la mort.
XIV
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rente. La critique avait précédée, mais une critique qui. au fil cles dé-
ceiiiii(?s, avait de moins en moins travaillé sur le corps plein du royaume
et de plus en plus sur l'homme Ù venir. Lame brillante et effilée des Lu-
mières qui. travaillant progressivement sm lcs seuls vides, restait intacte
'
, et rectiligine. Elle a enfin rencontré le trou pur, la fissure béante de l'évé-
nement. C'est celx, je crois, qui s'appelle mutation.
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débloquer partiellement les structures et revenir, mais à un autre niveau,
au rapport de forces précédent. La décision est l'arme légendaire des
gouvernants. Elle appartient à ceux qui disent et qui énoncent, savoir et
pouvoir sont confondus. Ce qui la rapproche de la fonction idéologique du
mythe préservateur du système social et arme du narrateur.
Résistance puissante et fonctionnelle de la décision. Résistance huma-
niste et résistance conservatrice ici confondues. Résistance en tous lieux.
Et en particulier dans l'Etat. Assise et établie au sein même des institutions
publiques dans l'invariable structure chère à Montesquieu. Pouvoir législatif
et pouvoir exécutif sont répartis d'après le schéma dont Montesquieu vantait
les bienfaits, redevables à la culture classique. Les pouvoirs 'sont partagea-
bles ; le moment du choix après la délibération est soigneusement délimité,
contrebalancé, et la réalisation qui s'ensuit est exécutée en un troisième
moment parfaitement isolable qui d'ailleurs est le reflet servile du moment
privilégié de la décision. De même en droit administratif avec les théories
de compétence et de procédure qui fragmentent et partagent le pouvoir
administratif. Délibération, décision, exécution sont le modèle universel de
nos institutions publiques.
. Et pourtant ce tripartisme de l'acte dit « rationnel », parce que la pensée
y précède l'action, dissimule toutes sortes de préjugés qui sont dénoncés
mais dans d'autres domaines. Par exemple en linguistique, où la distinction
traditionnelle entre fond et forme est contestée par les linguistes contempo-
rains qui ont fait bon marché de l'opposition intention/langage 6, ou encore
la distinction entre âme et corps qui renvoie à une philosophie substantialiste
a laquelle chacun - même le croyant - pense avoir renoncé. Mais l'adage,
« ce qu'aucun animal ne peut faire, l'homme décisif le fait » reste debout.
Car alors, dit-on, s'il ne décide rien, comment se fait-il que les institutions
changent, que les lumières progressent, qu'un homme change souvent le visage
de l'histoire ? Pourquoi attend-on les décisions de tel ou tel homme poli-
tique ? Qu'est-ce qu'une personne ou une personnalité s'il n'y a pas de déci-
sion libre ? Sommes-nous des machines ? Jusqu'au sujet du baccalauréat
(session de juin 1970) : « Peut-on jamais sacrifier sa liberté ? ». Ce jamais
est tout un programme. Ce n'est pas seulement une clause de style. Il tient en
lui toute la résistance à une philosophie de la non-décision...
Cependant, si le e rationnel » tient tout entier dans l'indiscutable schéma
traditionnel, délibération-jugement de choix-réalisation qui s'égrène sur une
ligne, de l'origine à l'aboutissement de la décision, n'existe-t-il pas d'autres
schémas philosophiques, économiques ou de science administrative, pour
l'action individuelle ? Il existe, en réalité, d'autres propositions tendant à
mettre en déroute cette simplicité austère et pure de la raison dite carté-
sienne. ,
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6. Sous l'impulsion de Saussure, la langue est considérée comme une institution qui ne
laisse que peu de jeu à l'intention individuelle. Signifié (l'ancien n fond u) et signifiant
- « forme ») sont réunis dans le signe. - ..
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Propositions auxquelles nous aimerions ajouter les nôtres, profondément
critiques à l'égard de ce système de pensée, espérant par notre contribution
aider à ébranler les vieux principes, opinions, croyances qui grèvent forte-
ment toute imagination prospective, toute construction de l'avenir : car
l'image du sujet libre s'appuyant sur la science pour dompter une nature
rebelle, horno sapiens et homo faber dialectiquement dépassé par l'homo
technologicus, libre, optimiste et joyeux, tout ce bloc intellectuel du sujet
imprévisible, rationnel, pragmatique et croyant dans le progrès, résumant la
sagesse traditionnelle, cette image ne favorise pas le travail, bien au con-
traire ; elle résiste par sa linéarité, par sa rationalité, par la place qu'elle
fait à une libre décision, à une constrution systématique, caractérisée, elle,
par des rationalités souples et multiples, par une multi-finalité ouverte que
nos contemporains sont tout à fait fondés à exiger.
La critique de la décision porte sur trois points essentiels :
- La linéarité, à laquelle s'oppose une vision systémique. La critique
permettra d'esquisser les premières propositions d'application de la méthode
structurale.
- La mono-rationalité, à laquelle s'oppose le concept de multi-rationalité
qui ouvre le champ à la multiplicité des avenirs prospectifs. La critique per-
mettra d'esquisser une méthodologie de construction-déconstruction des
scénarios prospectifs.
- La liberté, fondée sur l'existence d'un sujet créateur, mono-finaliste
à laquelle s'oppose la multi-finalité de l'action historique et individuelle. La
critique conduira ici à l'esquisse d'une théorie politique du surcode, pre-
mière esquisse d'explication du changement social.
14 .. '
1
Ce vertige cependant concerne la réalisation du schéma volontariste, non
sa vérité intrinsèque. S'il faut accuser, critiquer, ce sera le monde adminis-
tratif qui sera responsable mais non le principe même de la décision,
mtangible. : .., . ,
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' . '
Des critiques non critiques ,
La critique, à ce niveau, ne critique rien et ne sert qu'à renforcer l'image
idéale d'une décision pure de tout compromis où le face à face administra-
teur/administré serait possible, dans la clarté de l'intelligence.
Le rêve de Rousseau, un Etat où chaque citoyen pourrait librement,
clairement exprimer son avis et où une décision générale serait prise sur la
place publique, est à l'horizon de la critique.
Que signifie alors une critique aussi inefficace, ou, plus exactement, à
quoi tient l'inefficacité de cette critique ? On ne peut répondre à cette
question qu'en sachant comment elle s'exprime, et tout d'abord comment et
où s'exprime la résistance à la critique. :i"
'
'
Défense et illustration du système classique
Première résistance, au niveau de la réaction individuelle, verbale, im-
médiate. Dans l'affaire du RER (réseau express régional), sur laquelle a
porté une large enquête, une question était posée par le chercheur : « Qui
a décidé la construction du RER ? Croyez-vous vraiment qu'un acteur ait
pris la décision, n'est-ce pas plutôt la pression constante d'événements
successifs :1>!Réponse : « C'est moi qui prend les décisions ici, personne
d'autre. Je prends des décisions toute la journée. Je ne crois pas du tout au
déterminisme, etc. p On n'admet aucun doute, pas la moindre nuance, pas la
moindre faille dans l'ordre du schéma traditionnel, l'exécutif, le décisif, est
libre, souverain.
Autre manière de résister, plus fine. « Oui, pour cette question, en effet,
je n'ai pas pris la décision, je reconnais qu'elle était si élaborée quand elle
est venue jusqu'à moi, que je n'ai eu qu'à signer... mais dans le secteur
militaire, par exemple, les grandes décisions ça existe, etc. » Autre réponse :
« Moi, je n'ai pas de pouvoir mais l'autre organisation, l'autre service détient
les clefs de la décision ».
La résistance à la critique s'appuie sur un découpage de secteurs, un
fractionnement des pouvoirs qui peut aussi cacher des secteurs ultra-décisifs,
sorte de modèles idéaux pour les secteurs moins favorisés.
Le fractionnement réel de l'administration, dans une société industrielle,
renvoie à un fractionnement idéologique du pouvoir et de la décision tradi-
tionnelle : un de ces compartiments secrets est le lieu caché où la décision
réside à l'état pur. (Remarquons au passage que c'est presque toujours chez
les militaires qu'est censé résider cette puissance occulte.)
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8. Pour n'en citer que quelques-uns : March et Simon, Cyert et Marcli, Lindblom et
les théories modernes de l'organisation qu'on évoquera plus bas.
16
' .
:
elle a trouvé un lieu pour s'exhiber et des acteurs pour la jouer, de telle
manière que nous persévérons dans la nostalgie de cette exhibition.
Pour ce domaine des réflexions sur la décision, le lieu et le temps de la
pré-théorie paraissent se situer en France au début du xvir siècle. Ici se
développent les thèmes déjà évoqués : discursivité, rationalité, liberté, frag-
mentation des moments de la décision. Pré-théorie donc, tellement digérée
dans l'éducation, l'école, l'église, qu'il est difficile de s'apercevoir même de
son existence. Pour parler le langage de l'épistémologue, elle appartient au
niveau de ces évidences premières qu'il est urgent de remettre en question,
mais que le système préserve et reproduit par tous les moyens en sa posses-
sion, étant à la fois le produit et le fondement de la société qui y trouve son
alibi majeur.
Caractéristiques de cette pré-théorie qu'on retrouve d'ailleurs dans la
- délibéra-
pratique : fractionnement de la décision en plusieurs moments
tion-décision-exécution ; privilège accordé à un des moments, seul mo-
ment noble, celui de la décision ; enfin mépris à l'égard de l'exécution,
moment servile. Bertrand de Jouvenel avait d'ailleurs mis le doigt sur ce
dernier aspect lorsqu'il affirme dans De la politique pure (p. 208) : « Dites-
moi à qui ceux qui prennent officiellement les décisions s'adressent pour
l'exécution de leurs ordres ? De là je tirerai une idée de l'Etat considéré et
mon évaluation des forces avec lesquelles les autorités doivent traiter, la
caractéristique d'un Etat varie selon les institutions et les mécanismes par
lesquels ce qui a été dit arrive à passer dans les faits a..
b) I,cc pratique ,
En effet c'est la pratique quotidienne qui renvoie à cette masse sous-
jacente et qui la nourrit. Pratique institutionnelle, administrative. La seg-
mentation du pouvoir, la différenciation des moments soumis à une tempo-
ralité linéaire se trouve dans la constitution de secteurs comme le législatif,
l'exécutif, le judiciaire. Ainsi de la théorie de la séparation des pouvoirs,
ainsi de toutes les théories de compétence et de procédure en droit adminis-
tratif dont le but est de garantir les libertés, d'éviter la monocratie, et qui
fragmentent donc la décision en de multiples secteurs. Toutes ces pratiques
juridiques sont donc nourries de cette pré-théorie.
Il est vrai que lorsque cette répartition se heurte à la complexité crois-
sante des informations, des domaines d'application, des intérêts, on peut
assouplir le système, soit en le fragmentant de nouveau, soit en concentrant
au contraire des foyers dispersés de décision.
Ces deux phénomènes sont bien connus. On fragmente davantage en
créant de nouveaux bureaux, en escomptant qu'ils puiseront ou créeront une
meilleure information. Ou bien on tente de réduire cettc fragmentation en
constituant de nouvelles unités administratives dont la tâche est de coordon-
ner et de promouvoir (par exemple, la délégation à l'aménagement du terri-
toire, le commissariat au Plan, etc.) _
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Mais nous avons déjà montré que cette coordination n'était qu'un contre-
poids souhaité à l'enchevêtrement fragmentaire des administrations et qu'elle
constitue en fait une source de fragmentations supplémentaires 9.
Les réformes pratiques laissent donc finalement intouchés les principes
de base de la décision classique.
Le malaise croissant et les incompétences demandent à être dénoncés. De
nombreuses analyses scientifiques s'attachent alors au problème, constituant
un centre d'explications des phénomènes en même temps qu'elles prétendent
apporter des solutions pratiques. Ces analyses, qui sont d'un certain côté
« critiques », nous les avons désignées sous le nom de pratique théorisée.
c) La pratique théorisée
Si l'on suit Bachelard (dans La formation de l'esprit scientifique) on
s'aperçoit, en effet, que, dans le développement d'une science, il est un mo-
ment où le « reflet » de la pratique dans la connaissance objective se
/ heurte à un « obstacle épistémologique ». C'est-à-dire que s'il y un point
/ de résistance au niveau théorique, le système entier menace rupture : pour
/ combler cette rupture, nous dit Bachelard, la pensée « théorise en dépla-
çant la question - pour éviter le coûteux effort de réorganiser l'ensemble -
/ ou pire encore en évitant même de poser la question - ainsi feront toutes les
/ typologies et autres classifications. Cette pensée qui comble les obstacles,
qui va donc s'opposer à une critique radicale, et qui est, par sa place même
dans le progrès scientifique, négative, apparaît, puisqu'elle sauve les appa-
f rences, comme positive.
/ Dans le domaine de la décision, cette « contre-pensée », cette résistance,
/ suscite : des typologies qui prennent acte de décisions existantes et les
classent ; des analyses extrêmement détaillées de points mineurs ou de frag-
; ments (quelques théories de ce genre dans les livres de decision making,
i études sur « l'information », les projets, les coûts, etc.)
< Toutes ces études portent la marque d'une pratique théorisée dans la me-
1
< sure où elles reflètent l'idéologie technocratique et son slogan : spécialisation
; du savoir. Ce sont des discours de savoir, et inopérants.
) Ainsi les analyses dites « pratiques théorisées ont-elles pour fonction
d'obturer la brèche que creusent les incohérences d'une pratique adossée à
une théorie vieille de trois siècles.
Comment peut s'opérer le passage à la théorie critique ? Comment créer
la cassure, la rupture épistémologique qui évacuera pré-théorie, pratique, et
pratiques théorisées ?
La réponse se trouve dans l'épistémologie contemporaine. Quelles que
soient ses tendances, l'axiomatisation et le modèle constituent toujours ses
fondements.
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1' .
d) La théorie critique
ALLURE GÉNÉRALED'UNETHÉORIECRITIQUE.Grace à G.G. Granger, on peut
dégager quelques remarques directement susceptibles de servir notre propos.
L'utilité de l'axiomatisation n'est pas évidente. De même que celle de la
modélisation. On exposera donc successivement ces deux problèmes avant de
répondre brièvement à quelques objections. -- ,
_.
UTILITÉ DE L'AXIOMATISATION. Si l'on pouvait traduire en un mot vulgaire
les préoccupations de l'épistémologie moderne on dirait qu'axiomatiser
c'est s'éloigner du réel pour mieux l'attraper. Le réel est diffus, confus,
incohérent. Axiomatiser, formaliser, c'est transposer dans le langage adéquat
une structuration latente. « Les contradictions engendrées par la pratique se
manifestent d'autant plus distinctement que les structures ont été explicite-
ment thématisées, objectivées dans une axiomatique » 11.
Lorsque par l'axiomatisation on opère une réduction drastique du réel,
celui-ci révèle ses contradictions jusque-là atténuées par des prétextes, des
idéologies, des illusions ; la mise à jour de ces contradictions permet de dé-
terminer des champs opératoires qui, au moyen d'hypothèses de travail
adéquates, seront susceptibles de transformation. De sorte qu'on approuve
Granger quand il affirme : « Bien loin d'être un facteur d'immobilisation
académique du savoir, la tendance axiomatisante doit être reconnue de plus
en plus clairement comme l'un des pôles moteur d'une dialectique » 12.
Le langage constitue la base même de toute opération d'axiomatisation.
Partant de manipulations réelles, le langage multiplie les possibilités
d'action par le truchement d'un monde imaginaire. La pensée formalisante
consiste essentiellement dans la construction d'une syntaxe précise à partir
d'une sémantique primitive qui donne un nom à des choses encore mal défi-
nies. « Ainsi le langage permet-il au sein de l'objectivité la différenciation
de plans et de niveaux distincts, ce que ni la perception ni une technique de
manipulation immédiate ne sauraient faire » 13.
Le problème fondamental des sciences de l'homme est la transmutation
fi
des significations objectives. La difficulté radicale pour le chercheur est de
viser des faits pourvus de sens mais d'y parvenir à travers une élaboration
de données qui sont déjà des significations au niveau de la saisie immédiate.
« La double tentation qui le guette est alors de s'en tenir simplement aux
événements vécus ou bien dans un effort mal adapté pour atteindre à la
positivité des sciences naturelles, de liquider toute signification pour réduire
le fait humain sur le modèle des phénomènes physiques 14 ».
Le découpage des faits humains est donc indispensable, mais il ne doit
pas s'opérer de façon naïve, en demeurant tributaire du langage et des idéo-
logies qu'il sous-entend. Dans ce cas l'action ne distingue pas nettement
11. G.G. Pen.sée formelle et science de l'homme, p. 143.
12. Ibid.. _
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13. Ibid., p. 149. , ; .'
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14. 7hM., p. 67. i " .
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sous des représentations variées, à la classe d'équivalence de leurs relations à
tous les autres ».
Le but de l'explication structuraliste est alors d'établir cette correspon-
dance entre les mythes, par la délimitation pour chaque élément de sa
fonction sémantique, définie non comme un fait, une personne, une idée,
mais par sa position relative dans le système. Le jaguar, la sarigue, le déni-
cheur d'oiseaux, la constellation des pléiades ne renvoient pas à des thèmes
déterminés de l'expérience indigène mais à un ensemble de relations à
d'autres éléments qu'est l'invariant véritable.
Il suffit ici de montrer le sens général de cette démarche. On proposera
ensuite des méthodologies plus précises et plus adaptées à la décision. Ces
développements montrent seulement toute l'importance épistémologique et
critique de l'axiomatisation et de la modélisation pour fonder la rupture des
théories critiques.
En termes de théorie critique, c'est l'ensemble du schéma de la déci-
sion qui est remis en question (sa rationalité, sa linéarité, sa fragmentation,
et la vision de l'homme qui sous-tend le système), parce qu'il est démontré
que la théorie de la décision est elle-même une pièce du système politique
où elle joue un rôle nécessaire. Nous verrons lequel.
La théorie critique, par cette question qu'elle applique aux théories
régnantes (pratiques théorisées), dénonce l'opération de cache idéologique
qu'elles assurent. C'est en cela qu'elles sont dites théories critiques, et non
parce que ces théories critiques sont plus récentes (comme s'il y avait progrès
de la science) que les autres.
L'opération de cache est dévoilée ainsi : elle est la caractéristique nu-
méro un de l'idéologie, et, en ce qui concerne la décision, assume trois
fonctions au moins au sein du système.
- Chez le décideur : la pratique théorisée l'assure qu'il est vraiment
l'acteur principal, ce qui lui permet de répondre à sa définition et d'occuper
une place (un poste) dans le circuit. Si jamais l'illusion était dissipée, vou-
drait-il occuper ce poste ? Mais l'administration ne supporte pas de vide, de
place où le manque s'installe. Le système produit donc assez d'illusion pour
ses besoins. '
- Chez le gouverné : cette illusion joue aussi en faveur du système, car
tant que le gouverné s'en prend à celui qu'il croit responsable, il ne remet
pas en cause l'ensemble du circuit. Avoir à faire aux hommes plutôt qu'à
un système le rassure, lui permet d'espérer, d'invectiver et de ne rien changer.
Il y a une sorte de pratique théorisée qui théorise sur les hommes :
typologie des caractères, les grands durs, les faibles, les traîtres, les mous,
les... etc. Les colonnes de journaux sont pleines de moralistes à la
manière des Caractères.
- Le système libéral est lui-même garanti. La fragmentation des déci-
sions évite la monocratie. Idéologie du libéralisme encore satisfaite ici par
le jeu des contrepoids.
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24 ..
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substantiellement devant un sujet connaissant. Mais la réalité de la pratique
se mesure en terme de construction de modèles, d'affinement de ces modèles,
de contrôle de leur mise à jour, d'appréhension critique de leur validité,
confronté avec le système global dans lequel ils fonctionnent : ainsi pour le
domaine de la décision ; un système clarificateur du genre « circuit d'infor-
mation » ne fait que schématiser des données pour rendre leur manipulation
plus aisée. Ce n'est pas en ce sens qu'il faut entendre « modèle ». Mais sera
dit « modèle » tout appareil formel qui, par sa mise en place, renvoie le
schéma (ici « circuit de l'information » à son niveau fonctionnel réel qui est
pragmatique et fait apparaître une structure susceptible d'être travaillée,
critiquée et capable de produire des résultats théoriques : ici, ce modèle,
emprunté aux modèles proppien et lévi-straussien, permet de travailler la
décision comme « l'effet social » d'un certain type de discours.
C'est un travail de mise en forme ; quel type de discours ? Quelles
conséquences ?Comment agit-il ? Dans quel champ ? Que peut-on faire
varier de ce discours pour que changent aussi les effets ? Voici les ques-
tions que nous aimerions au moins avoir tenté de poser.
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LA PRE-THEORIE ..
26
Phénomène de digestion et de déplacement des théories critiques de la
science par l'idéologie.
' '
Usage pédagogique ' ' "' "
Ce schéma somme les chapitres de manuel concernant la volonté, et non
seulement, mais encore il est présent dès la table des matières dans l'ordre
des chapitres : « Désir. Habitude. Volonté. Caractère et personnalité ». De
même les textes de dissertation, par exemple : « Désirer c'est subir l'empire
des choses, vouloir c'est être maître de soi (Vergez et Huisman, Court traité
de l'action, p. 160).
Cette présentation (soi-disant pédagogique) donne les enseignements
suivants : la volonté est le propre de l'homme et, comme telle et comme
union de l'âme et du corps, présente des caractéristiques qui ont des effets
en tous les domaines. En effet, dans la nature, les choses et les animaux sont
incapables, les uns d'agir, les autres d'agir « volontairement », c'est-à-dire
sous l'impulsion de la pensée. L'homme seul représente (et présente) la
qualité de distanciation qu'est le logos, ou raison. Puisque c'est là sa qualité,
l'analyse de cette différence doit le pousser à la cultiver, la développer, la
célébrer.
Vision du monde où une coupure s'installe entre nature/homme, rendant
celui-ci capable de maintenir celle-là par un usage réglé du temps de
réflexion.
Les trois éléments fondamentaux de la décision cartésienne sont la
linéarité, la rationalité et la liberté.
... '
LA LINEARITE
Son étude suppose une analyse du temps de l'acte volontaire. En quoi
consiste ce temps différenciant ? Soit C la conception d'un projet ou désir et
E la satisfaction de ce désir. Il s'établit entre les deux points extrêmes une
chaîne continue d'activités, destinée à freiner la satisfaction de ce désir et
la rendre acceptable par la raison ; ce seront la délibération d et la décision
0 les termes médiats entre les extrêmes.
Si nous exprimons cette suite nécessaire par un graphe, nous obtenons
un « arbre », une linéarité :
.. * *
' . -
' 27 .
1
s ' . , t .
gée suivie de nul choix (3). Mais la « ligne commence toujours où com-
mence le désir (ou conception), jamais hors du sujet. Sujet, désir et commen-
cement sont identiques. '
Les différentes ..
lignes
La ligne est, suivant la maladie, plus ou moins tronquée.
On peut cependant envisager des déviations de la linéarité, à partir du
schéma, toutes autres (figure II).
- Le point de départ est hors sujet, l'exécution commence involontai-
rement ; par exemple, une tâche « involontaire », un mouvement non
contrôlé, un objet naturel : pierre, branche d'arbre susciteront un dessin,
une sculpture, ou encore structure de départ télé-commandant une action.
Dans un tel schéma la fin est prise pour le commencement et l'ordre du
schéma classique se déroule ensuite (1).
- Le point de départ involontaire, et décision-délibération après coup,
puis abandon (2).
- Une autre possibilité casse encore davantage le schéma : la délibé-
ration et l'exécution s'interpénètrent au point que le schéma se concentre
en un point. (Telle est la réduction sartrienne du schéma cartésien (3)). Les
étapes distinguées par Descartes y sont confondues, et c'est en quoi ce
schéma est novateur, mais, et il faut le remarquer, la décision subsiste comme
acte libre du sujet qui en soutient le principe par son existence-même. Le
lien de ce sujet avec son action n'est plus alors un lien de causalité mais
d'expressivité c'est-à-dire un lien bi-univoque, l'action renforçant le statut
du sujet.
FIGURE I. Déviations classiques "
1. la velléité
...
C d  '.
(Présence de C conception, d délibération, A décision, mais absence
de E exécution).
2. la bestialité '
* - /
b
. C E
(Présence de C conception, de E exécution, mais absence de d
délibération et de à décision).
' '
3. l'intellectualisme
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. .
...; . C d ..
(Présence de C conception, de d délibération, mais absence de
décision et de E
exécution).
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. FIGURE II. Autres déviations possibles
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schéma classique reprenant .
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à son compte la conception
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3. Schéma sartrien : ... >
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quasi-simultanéité
Cette
linéarité, consiste en l'obligation, pour atteindre à un point, d'en
passer par les autres, suivant un certain ordre : « L'ordre consiste en cela
seulement que les choses qui sont proposées les premières doivent être con-
nues dans l'ordre des suivantes et que les suivantes doivent être disposées de
telle façon qu'elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent »
(Descartes).
Cette linéarité est le point central du schéma classique.
On peut dire que la linéarité suppose un commencement, une fin de la
« ligne » ; l'acte commence et se termine.
La fin est la réalisation du projet : la décision est comprise entre des
limites définies.
... 29
soit simultanées soit antérieures. Le schéma de la linéarité, projeté sur la
décision, est celui même de la géométrie : il exige une représentation de
l'étendue géométrique, intégralement homogène et isotope, où le mouve-
ment n'est pas traité comme une grandeur vectorielle, mais comme une
grandeur scalaire (le mouvement Mv n'est qu'une trajectoire, dont Descartes
a éliminé les concepts aristotéliciens de potentialité et de dynamisme) 27.
Le « commencement » (désir-conception) semble intervenir ex nihilo ou
du moins, n'a de cause qu'en soi ; le moteur de la décision réside dans la
« nature o de l'homme, sa personnalité ! Il est subjectif, intime, créateur.
Le commencement renvoie à une sorte d'absolu de la volonté humaine, attes-
tant une discontinuité radicale d'avec l'ordre du monde déterminé.
Implications
En somme, et c'est ce qui fait la difficulté du concept de linéarité, il
suppose de la discontinuité, fondamentalement, et une série continue qui
lierait des moments spécifiques, différents.
Ce problème est celui auquel se heurte toute théorie de l'évolution so-
ciale, l'innovation exige en effet qu'il y ait discontinuité dans la continuité :
cependant, une analyse de l'innovation ne peut venir à bout de son objet
que si elle renonce à la linéarité cartésienne qui fait reposer sur le sujet
libre, la faculté de changement et place l'entropie dans la nature, isolant
ainsi deux mondes qu'elle oppose : la conception cartésienne du mouvement,
linéaire, s'interdit de penser le futur.
Conception du temps .
En effet, le fractionnement du temps, l'attribution de temps différents
à des fonctions différentes, avec valorisation de certains vis-à-vis des autres,
est une des conséquences de la linéarité. Conséquence dont la portée n'est
pas seulement scientifique. Le présent seul compte, discontinu, s'efface au
profit du présent nouveau qui advient. Il est tout de suite passé : le passé fait
de présents successifs est digne de foi, le futur par contre n'a pas d'existence
du tout, et tout ce qui a trait à lui ne peut être une science.
Ce point est capital. Descartes porte une grande responsabilité dans la
difficulté de penser l'avenir et de fonder la prospective. Pour lui chaque
moment s'exprime totalement dans le présent. Par un effort critique légitime
en son temps, Descartes entend, en effet, rejeter le principe de puissance
d'Aristote, principe selon lequels les choses disposeraient de sources cachées,
de latences qui ne demandent qu'à s'exprimer. Or ce principe de puissance
était au Moyen Age lié à l'idée d'une vertu cachée, mystérieuse des choses.
Idée incompatible avec une recherche scientifique. Dans son effort positi-
viste et critique, Descartes rejette les deux à la fois, vertu cachée et principe
/ 31
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LA RATIONALITE .
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Rationalité, ordre
des causes
La définition de la ligne 32 suppose une continuité du mouvement, un
ordre de succession et d'engendrement des mouvements que l'entendement
peut percevoir, non pas les sens : car l'ordre est affaire de raison. Si la ligne
est une construction de l'esprit, c'est parce que la raison impose une struc-
ture d'ordre à la discontinuité des points, elle lie, mesure, range, et peut
par là même expliquer (déployer) une chaîne continue entre des moments
discontinus. Cette clarté ordinale se confond avec la « causalité ». Chercher
les causes, c'est en effet expliquer un moment par son antécédent. La
cause se trouve dans l'ordre même de successions. Elle est donc là par
raison : causalité et rationalité dans un schéma linéaire, c'est tout un. Appli-
quée à la décision, la rationalité d'un comportement se confond avec la
clarté des enchaînements de causes. Mon comportement, mon choix est
rationnel si tous les moments de ma motivation à l'exécution sont claire-
ment ordonnés, si chaque moment engendre le suivant de manière à
former une chaîne de déductions transparentes à l'entendement. Causalité
déployée, étalée, mesurée à l'aune de l'idée claire et distincte.
Ainsi peut-on faire remonter la notion de causalité, telle qu'elle opère
dans le champ de la science moderne - nous ne disons pas contempo-
raine - à la causalité linéaire cartésienne liée étroitement à la rationalité, et
donc à la méthode cartésienne dans son ensemble. Cette méthode lie si forte-
ment les différents aspects de ce que nous avons appelé la linéarité, qu'il
est difficile de les délier en empruntant, par exemple, la rationalité et en
refusant la causalité linéaire...
32. DESCARTES, Principes de géométrie. Sur la causalité en prospective voir les intéressantes
remarquesde DECOUFLH,
La prospective.
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Raison réductrice
a) Elle est la seule à pouvoir donner lieu à des idées claires et distinctes.
La cause finale est trop sujette aux erreurs et aux incertitudes du sujet,
sa téléologie est trop simpliste et, de plus, elle est rejetée parce qu'il n'y a
pas de finalité pour Descartes, dans la mesure où tout ce qui est possible,
est. Le présent n'est que la suite d'un passé (de même du mouvement n'est
pas défini par ce vers quoi il tend, Descartes rompt avec la tradition aristo-
télicienne du lieu naturel). La cause formelle est elle-même cause de défi-
nitions du genre : l'opium fait dormir à cause de sa vertu dormitive, tautologie
inopérante.
b) Elle est la seule qui soit, si l'on regarde le schéma linéaire de la dé-
cision, le propre de l'homme. En effet entre M (la motivation) et E (l'exé-
cution), la délibération et la décision représentent ce qui est proprement
« l'agent o ou cause motrice, et les seules étapes qui acceptent en elles-mêmes
une rationalité qui nous pouvons, par la suite, appréhender.
La motivation (cause finale) demeure toujours étrangère à ma raison,
en ce sens qu'elle appartient à la nature matérielle, sensuelle (sensible)
(nous dirions irrationnelle). Quant à l'exécution elle fera jouer des détermi-
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33. ARISTOTE,Métaphysique.
33
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nations dont je ne serai pas maître, bien que nous puissions à la rigueur les
réduire, elles aussi, à leur cause motrice, ainsi la causalité matérielle sera-t-elle
'_ acceptée par Descartes, mais secondairement.
La succession des événements, décrite minutieusement, exposée en ordre
- « cet ordre des raisons o - constitue l'explication causale par excellence.
Limitation de la cause, en dernier ressort, à la cause noble, l'agent
humain.
LA LIBERTE
Un axiome le sujet libre ' '
indémontrable,
La liberté. Cette dernière clause pose la liberté comme condition de toute
rationalité possible : elle bloque la chaîne des événements et lui fournit « un
commencement », un acte créatif qui permet, à partir de lui, d'établir un
ordre linéaire ; faire de l'homme le commencement d'événements qui dépen-
dront de lui c'est lui donner cette domination qu'il souhaite, terrain pour
sa puissance de faire ; terrain aussi pour la puissance de son intelligence,
dans la mesure où rien d'inexplicable (à part ce foyer sombre de la volonté)
ne pourra opposer son opacité à une intelligence déductive. Ce point mys-
térieux où se joue la faculté de vouloir, fait du rapport de l'âme et du corps,
est perceptible aussi à l'intelligence, à condition d'être au dedans de l'acte
lui-même ; l'homme qui décide, sait. Si les raisons de vouloir paraissent
obscures de l'extérieur, car elles paraissent justement se dérouler en une
ligne où l'individu est seul et ne peut communiquer qu'avec lui-même,
cependant en droit et en général elles sont intelligibles puisque chacun
peut faire l'épreuve de sa propre volonté : reconnaître à tout homme ce
pouvoir de décider, c'est la « générosité cartésienne » « La volonté pour
laquelle seule ils (les hommes) s'estiment, et laquelle ils supposent aussi être
ou du moins pouvoir être en chacun des autres hommes (Les passions de
tânw, p. 153 et 154).
L'hypothèse d'un commencement à la ligne, d'une cause première et
arrêtée à une suite d'événements intelligibles, entraîne l'hypothèse d'un
espace infranchissable et intraversable, qu'est un acte de conscience d'une
sorte tout à fait spéciale, connue par l'intuition, à partir de laquelle va
pouvoir s'opérer la déduction.
Ainsi l'acte par lequel le sujet se pose et se connaît est un acte de
volonté et de liberté, exclu de la chaîne déterminée qui lie les événements
de la nature.
La possibilité d'un sujet libre à l'égard de déterminations est exigée
par la théorie rationnelle d'explication linéaire. Cette liberté du sujet permet
de mettre le point final à une déduction, car le recours à une volonté créatrice
individuelle est bien souvent le dernier mot de l'historien : ce oui se uasse
dans la conscience des personnalités, on ne peut en préjuger, mais on peut
faire reposer sur le caractère intime de ce personnage l'explication des événe-
34 .
31
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M. Henri Buch
Dans le Traité de science administrative, Buch présente dans l'ordre
une théorie de la décision et de la décision administrative. Il expose d'abord
consciencieusement une théorie de « la décision en général ».
Empruntant ses définitions au vocabulaire technique et critique de la
philosophie de Lalande, il écrit que « la décision est la terminaison normale
de la délibération dans un acte volontaire » (p. 432). Il ajoute, « ainsi se
trouvent immédiatement mis en relief les deux éléments constitutifs de la
décision, l'entendement et la volonté ».
Ainsi paraît, dès l'abord, le fractionnement du processus, fractionnement
linéaire, fidèle à la pré-théorie cartésienne.
La volonté. C'est l'affirmation d'une tendance avec laquelle le décideur
s'identifie. C'est pour l'auteur un phénomène d'influx, une impulsion, une
34. E. DURKHEIM. Les règles de la méthode sociologique, chapitre 2..
;
36
i
1-
énergie mobilisatrice, non un phénomène d'analyse et de spéculation. < E!!e
exige le courage de l'esprit, c'est-à-dire l'existence d'un esprit résolu » (p. 436).
En somme la volonté c'est la résolution. L'auteur se révèle incapable
de nous expliquer ce que c'est que cet influx mystérieux et mobilisateur.
Comme le plus souvent, la transposition, sans analyse, d'une théorie
ancienne et caricaturée, simplifiée, sortie du contexte du système dans son
ensemble, n'est plus que répétition vide. Chez Descartes, la volonté avait sa
raison d'être dans une vision du monde et de Dieu. Il n'en reste plus que le
lieu commun le plus plat.
L'entendement « c'est concevoir, juger, raisonner ». Pour cela la délibé-
ration est nécessaire et antérieure à l'acte.
Il oppose ici la délibération antérieure, celle de l'administrateur, à la
délibération postérieure, celle du juge. Cette apparente entorse au schéma
cartésien repose sur un oubli : l'auteur confond les faits sur lesquels porte
l'analyse du juge, qui appartiennent bien au passé, et la délibération du juge
qui, elle, est nécessairement tournée vers l'acte de juger, qui est nécessaire-
ment dans l'avenir.
S'il avait été logique avec lui-même, il aurait dû présenter la délibération
du juge comme la délibération de l'administrateur, antérieure à l'acte de
juger et antérieure à l'acte d'administrer. Dans le cadre même de sa théorie
il introduit une confusion supplémentaire. Ce faisant, il ne se pose pas le
problème de savoir si par hasard le juge ou l'administrateur ne s'orientent
pas souvent dans tel ou tel sens avant même d'en avoir délibéré, quitte à
donner ensuite une justification rationnelle à cette orientation. Démarche
fréquente chez l'homme politique et le haut fonctionnaire.
La délibération préalable est donc retenue pour l'administrateur. Elle se
décompose en trois moments : la détermination de l'objet ; l'analyse du
sujet ; la formulation des propositions.
Buch laisse d'ailleurs à ce stade le lecteur sur sa faim. Pourquoi n'a-t-il
pas analysé plus finement chacun de ces sous-éléments de la délibération ?
Par exemple la détermination de l'objet ne pourrait-elle se subdiviser en :
délimitation physique ou psychologique ; critique pour tel faisceau de rai-
sons ; corrections subséquentes, nouvelles délimitations de l'objet, etc.
L'auteur a, semble-t-il, considéré comme un corpus élémentaire insuscep-
tible d'analyse chacun des sous-éléments qu'il a présentés. La raison de sa
démarche est simple. S'il avait pénétré plus subtilement dans ce corpus il
aurait découvert :
- Que chacun d'eux était profondément lié aux autres et qu'il était vain
de les séparer. La formulation d'une proposition et l'analyse du sujet peu-
vent-elles être considérées séparément de la détermination de l'objet ?
- Qu'au sein même de chaque sous-élément, entendement et volonté
sont indissolublement liés, alors que ces éléments sont présentés par lui com-
me des sous-catégories du seul entendement. Par exemple, le mécanisme de
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40 .
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Ou l'administration est subordonnée et donc soumise dans ses activités
aux fluctuations du pouvoir politique. Dans ce cas elle sert les intérêts suc-
cessifs des groupes sociaux au pouvoir : dans un système capitaliste, les
intérêts successifs de diverses fractions de la bourgeoisie, dans un système
socialiste ceux des diverses fractions des couches laborieuses (paysans, ou-
vriers, techniciens, intellectuels, etc.) On voit mal ici comment peut se
défendre l'idée d'une administration désintéressée : par définition l'adminis-
tration est intéressée puisqu'elle agit dans le sens de l'action voulue par les
groupes sociaux dominants.
Ou l'administration n'est pas subordonnée - et c'est notre thèse - elle
est dans ce cas indissociablement liée au pouvoir politique ouvertement et
en fait. Ici encore son désintéressement apparaît un mythe. Pour ne prendre
qu'un exemple, croit-on réellement que le schéma directeur de la région
parisienne et la politique des villes nouvelles, couverte bien sûr officiellement
par le politique, mais en fait élaborée et imposée par une partie de l'admi-
nistration contre une autre partie plus traditionnelle et libérale, sont la
manifestation d'un « désintéressement éclatant ? Il est d'autant moins
permis de l'affirmer que les groupes sociaux concernés ne l'ont jamais entendu
ainsi et que les pressions continuent, longtemps après, pour tenter de tuer les
idées maîtresses du schéma directeur. Curieux désintéressement de l'admi-
nistration.
Prendra-t-on alors « désintéressement a dans le sens de non-profit ? C'est
une thèse du droit administratif traditionnel qui associe l'idée de service
public à celle d'absence de profit. Mais est-il besoin de rappeler que les
meilleurs esprits s'interrogent aujourd'hui en Occident comme en Union
Soviétique sur les bienfaits d'une politique de la concurrence et du risque
qui sont les corollaires de la recherche du profit ? L'intérêt général aujour-
d'hui est mieux servi par la recherche du profit que par celle de la gestion
« désintéressée » : on évoque ici le rapport Nora sur les entreprises publiques
qui montre lumineusement qu'une meilleure gestion, et donc une amélioration
du service public, serait liée à la recherche d'une rentabilité dans les entre-
prises publiques. Et cet exemple pourrait, à notre sens, être étendu à toute
l'administration y compris la plus intellectuelle et spéculative, car la recher-
che ne se développe qu'à travers la concurrence.
On ne développera pas plus ce point. Il suffisait d'évoquer qu'aujourd'hui
l'intérêt général peut être servi par le profit et que le troisième sens, dans
lequel le désintéressement peut être pris, ne peut qu'être écarté.
Mais dans la thèse de M. Buch il y avait également l'idée d'une sépara-
tion possible entre le pouvoir politique et le pouvoir administratif.
C'est l'objet de notre deuxième remarque. On rappellera ici simplement
les développements sur ce point contenus dans notre ouvrage sur L'adminis-
tration prospective (relatifs à une critique de la théorie organique p. 208 et
suiv.)
Mais plus encore on rappellera nos développements sur le dialogue RCB
41
entre l'analyste et le décideur. Dans le cadre de ce dialogue, fait d'allers et
retours ininterrompus, l'administrateur pose les questions relatives aux alter-
natives politiques, et l'homme politique ne néglige jamais dans ses visées
les moyens d'exécution les plus appropriés. Comment, dans ces conditions,
peut-on dire que la décision est faite de la volonté de l'organe politique et
de l'entendement de l'organe administratif comme le fait notre auteur (p.
444) ?
- d'une part, entendement et volonté sont déjà confondus dialectique-
ment, comme le reconnaît M. Buch lui-même (p. 436) ;
- d'autre part, elles sont confondues dans le dialogue RCB, l'un em-
pruntant l'habit de l'autre et réciproquement.
M. Buch écrit : « Si l'entendement est un phénomène interne à l'admi-
nistration, la volonté lui est extérieure D. Si l'on a bien compris, la Datar et le
préfet de la région, la délégation au district, la DGRST et la délégation à
l'informatique sont dépourvus de volonté (mais Dieu merci pourvus d'enten-
dement).
On attire simplement l'attention sur le lien qui existe entre cette théorie
et le fractionnement de la théorie générale de la décision entre entendement
et volonté, qui n'est lui-même qu'un sous-ensemble du fractionnement, déli-
bération, décision, exécution. Toute analyse fractionnée de la décision aboutit
à des absurdités. Et c'est pourtant la démarche que va continuer de suivre
l'auteur. Le fractionnement se répercute, divisant le processus de la déci-
sion administrative dans un mouvement régressif à l'infini : le pouvoir de la
raison, de diviser un problème (etc.) s'atteste ici jusqu'à l'absurde. Mais
c'est bien d'après la pré-théorie un des aspects fondamentaux du rationnel.
Il y a un avant et un après.
L'avant se décompose à son tour en un mouvement interne et un mouve-
ment externe. « Le mouvement interne se rapporte à l'action des forces et
des personnes qui participent à la prise de décision. Le mouvement externe
est celui de la décision dans sa confrontation avec des forces extérieures au
processus même de la prise de décision n (p. 450). Fidèle à sa technique du
remords, qui consiste à immédiatement se contredire pour éviter d'être
totalement faux, il ajoute : « Cette décomposition du mouvement ne doit
pas mener à sa fragmentation. Il y a de toute évidence un rapport entre le
mouvement interne et le mouvement externe ... » (p. 450). On aperçoit mal,
en effet, comment les forces extérieures au processus de décision pourraient
être étrangères à l'action des forces qui se situent au sein du processus. Les
changements intervenus au sein du processus sont-ils indépendants des
changements externes ? L'appétit de changement dans l'administration fran-
çaise est-il réellement dissociable de l'appétit de changement du corps social
1
tout entier ? P
Mais - après son remords - l'auteur continue alors imperturbable-
ment sa route en étudiant de façon séparée le mouvement interne et le
mouvement externe. Son analyse du mouvement interne le conduit alors à des
42
développements purement formels sur les décisions uniques ou séquentielles,
provisoires, préparatoires, ou définitives, à courte, moyenne ou large
échéance, générale ou individuelle, permissive ou interdictive etc. Autant
de typologies en deux pages. A aucun moment le rapport n'est fait avec le
mouvement externe comme si l'activité administrative tournait à vide sans
être au service des intérêts de la société et sans en être l'émanation. La liaison
entre mouvement externe et mouvement interne eut conduit à des observa-
tions plus fécondes qui eussent découlé directement de la complexité de la
vie sociale ordonnée par le pouvoir.
Même analyse fragmentée entre la responsabilité (qui appartient au
ministre) et sa formulation par les bureaux (p. 453). Même remords à cette
occasion lorsqu'il approuve l'idée que la masse des décisions se situe à un
niveau qui n'est ni celui du dirigeant suprême, ni celui de l'exécutant.
Même remords encore lorsqu'il affirme (dans les pages suivantes) : « Si l'on
interprète le terme décision d'une manière formaliste alors qu'apparemment
le fonctionnaire ne prend aucune décision ... Réponse qui heurte le bon sens
et ne correspond d'ailleurs pas à la réalité ». Et d'insister sur le poids des
fonctionnaires, les idées qu'ils tentent de faire prévaloir (alors que l'auteur
avait repris à son compte l'idée d'une administration désintéressée), sur les
délégations de pouvoir conférées par le politique (alors que quelques lignes
auparavant il affirme que les fonctionnaires ne sont pas des décideurs mais
des délibérants) etc. La même technique du remords est encore utilisée dans
l'analyse du citoyen, soit expert - catégorie de l'entendement - soit
représentant social - catégorie de la volonté.
« Il ne serait pas exact, nous paraît-il, d'enfermer les experts dans le
champ de l'entendement et les représentants sociaux dans celui de la vo-
lonté ... Ceci dit, l'expert doit tout de même, pour l'essentiel, apporter sa
contribution sur le terrain... de l'entendement ; tandis que les représentants
sociaux devront s'attacher ... à mettre en lumière les éléments de la volonté
des représentés » (p. 438).
Ces remords montrent, a l'évidence, que la théorie sous-jacente à toute
l'analyse a besoin d'être repensée : les petites réformes partielles, que M.
Buch fait subir à l'ensemble, ont le double désavantage de rendre la totalité
incohérente, et de ne rien changer, en définitive, à l'analyse, diviseuse,
linéaire, d'une rationalité pauvre. L'importance d'une remise en question
théorique apparaît nettement.
_ Or l'idée de systématiser, c'est-à-dire de critiquer le mode de pensée
au sujet de la décision, est insoutenable pour M. Buch à tel point qu'il refuse
même de rendre intelligibles les processus de choix... parce que les déci-
sions sont fonction d'un but politique par essence non systématisable, parce
que, dans le domaine économique, oa la recherche des procédures de choix
est la plus poiissée, le stade de la systématisation n'est pas encore atteint.
Autant de bonnes raisons, en effet ! Pourquoi le politique ne serait-il pas
systématisable La rivalité des intérêts ne peut-elle relever de la théorie des
'
'
.. '. '. ,
\48
jeux ? Enfin dans le domaine économique les modèles ne s'enrichissent-ils
pas peu à peu jusqu'à épouser le réel ? D'ailleurs la RCB et l'analyse de
système, procédures de discussion s'il en est, ne se répandent-elles pas à
vive allure dans l'administration ?
Quant au mouvement externe, l'auteur y consacre exactement une page
de développements sommaires. Enfin l'auteur expose en deux pages
et demie ses idées sur l'exécution des décisions. On lui rendra cet hommage,
qu'ici - sous l'influence d'Yves Chapel - il souligne l'autonomie de
l'administration. « Loin de souligner le caractère subordonné de l'adminis-
tration, la transmission pour exécution fait au contraire ressortir sa véritable
autonomie ». Justes écrits, mais que l'auteur peut d'autant mieux se per-
mettre que, dans la thèse classique sur la décision, l'exécution est chose peu
importante, très secondaire. Il n'est donc vraiment pas grave ici de recon-
naître l'autonomie de l'administration. Le ton de cette partie est d'ailleurs
beaucoup plus moderne.
A la suite de ces développements on comprend aisément que l'auteur se
déclare incapable de présenter une théorie générale de la décision admi-
nistrative !1
Autres bouvarismes
On pourrait d'ailleurs multiplier les exemples. On trouve trace de la thèse
classique dans de nombreux articles ou ouvrages même si elle s'accompagne
de développements plus réalistes et modernes. Il en est ainsi de M. Russo qui
affirme que la distinction entre préparation et décision, qui fut longtemps
une abstraction (?), devient maintenant plus réelle, du fait de la différen-
ciation accrue des fonctions dans la société 40, sans se demander un instant
si cette différenciation ne constitue pas une illusion. De même, dans l'ouvrage
récent de Lesourne, Armand, Lattes, techniciens forts compétents et réalistes
qui évoquent avec émotion la transcendance de la décision (et par essence
ne la définissent pas) 41. De même Frederick Moscher et Salvatore Cimmino
séparent soigneusement les éternelles trois phases de la décision rationnelle 42
et évoquent de même le choix libre entre les hypothèses 43. On n'a aucun mal
à trouver dans toute la littérature administrative des exemples de ce type.
La persistance de ce point de vue témoigne plutôt en sa défaveur : l'admi-
nistrateur ne sait-il pas, au fond de lui-même, qu'un choix est rarement
libre et que les décisions ne sont pas prises en vertu d'une rationalité
fragmentée ? Et pourtant il continue fréquemment d'accepter un tel schéma.
C'est en effet le plus réconfortant. L'illusion de la décision permet en effet
l'action.
'
La thèse de Taylor
On ne peut affirmer exactement que Taylor et ses disciples se sont
intéressés au processus de décision. Et cependant leurs travaux relatifs à
l'organisation scientifique du travail affectent directement le problème. Leurs
présupposés consistent nécessairement dans une conception classique et
hyper-rationaliste de la décision. Taylor 44, et ses disciples ont étudié avant
tout l'emploi des hommes comme auxiliaires des machines dans l'exécution
des tâches de production routinière ; leur objectif étant d'employer l'orga-
nisme humain de la meilleure manière possible dans le processus de produc-
tion, en établissant un programme détaillé de comportement qui transfor-
46 ;
schéma quotidien de la décision avec ses trois caractéristiques de fragmen-
tation en moments (préparation, décision, exécution) du moment privilégié
et libre de la décision (le second) et du peu d'intérêt consacré à l'exécution
(reflet servile de la décision). Seule la critique théorique peut permettre le
décollage du vécu.
Je l'organise, ici, autour des grands axes : linéarité, rationalité, liberté.
"
'Ir 1
.., ...
. ,
PARTIE . '
Critique de la linéarité
A tour de rôle les éléments commandent
tandis que les cycles continuent, ils tètent ·
ce qu'ils sont mais bondissent les uns à
, travers les autres. EMPÉDOCLE D'AGRIGENTE
(De la nature, fragment 26).
49
"'
4 _.
Or s'il est utilisable dans certains cas (car on peut imaginer d'exception-
nelles situations linéaires simples) il ne correspond qu'à une infime fraction
des situations possibles. Il faut, au surplus, remarquer qu'il existe une
gradation dans le linéaire qui va du linéaire simple des schémas en
arbre au linéaire plus complexe des schémas en semi-treillis et que la pra-
tique quotidienne et bon nombre de théories visent seulement le linéaire
simple en arbre.
- '
Arbre, treillis et systèmes
Il est temps d'expliquer cette distinction en arbre et en semi-treillis
qui relève de la théorie des graphes.
On distingue essentiellement deux types de graphes : le graphe en arbre
et le graphe en semi-treillis.
l'".=:
0- '' '
.,
Semi-treillis ..
_
o
, ,
( A et C sonten relation n
A et B sont en relation
B et D sont en relation \
( D et E sont en relation A
\
D et F sonten relation F
. B
On construit un tableau à double entrée et au croisement d'une ligne
et d'une colonne, on met 1 si les deux éléments correspondants à la ligne et
à la colonne sont en relation directe, 0 dans le cas contraire.
.. ABC D E F
'
A1 1 00 0
, B 1 1100 0
. C 1 1 00 0
. .
, D 0 1 0 1 1
E 0 0 0 1 0
" '
, F 0001 0
Une dernière notion importante est celle de connexité. Elle exprime
la densité des relations existant entre les éléments d'un ensemble ; elle se
définit par des graphes où les relations sont antisymétriques, c'est-à-dire
orientées : n
' , D
_.
A ' :. : .. <
C
Dans le graphe représenté on voit que tous les points sont reliés entre eux,
c'est-à-dire qu'on peut aller d'un point à un autre en suivant les flèches,
et ce quels que soient les points choisis. Ce graphe est dit « fortement
connexé Ce n'est pas toujours le cas.
, ......"
B
A '
'
" " . ,,'" <"'
." '' ' cC ..._
' ' . .
' '. 51
, " .
."\.
., ........
Ce graphe montre que C et A ne sont pas reliés dans le bon sens des
flèches. Ce dernier graphe est moins connexe que le précédent ; ce qui veut
dire qu'il y a moins de relations entre les éléments du graphe, ou qu'il est
moins dense en relations.
Pour résumer ces développements on peut utiliser deux axiomes em-
pruntés à un grand architecte contemporain : « Un agrégat d'éléments cons-
titue un arbre si, et seulement si, pour deux ensembles quelconques appar-
tenant à l'agrégat ou l'un ou l'autre est complément contenu dans l'autre ;
ou encore s'ils sont compléments distincts ». « Une collection d'ensembles
constitue un semi-treillis si, et si seulement, quand deux ensembles appar-
tiennent à la collection, l'ensemble des éléments communs appartient aussi
à la collection ..
_
En somme un schéma en semi-treillis est encore linéaire en ce que ses
éléments sont en nombres finis et posés préalablement ; les relations sont
cependant plus fines, révèlent la complexité et les interdépendances. Mais
dans le cas du semi-treillis comme dans le cas de l'arbre ce qui compte
avant tout ce sont les éléments en nombre finis.
A cela s'oppose le système : dans le sysCème ce sont les relations qui
importent et non le nombre des éléments. Dans une famille de quatre en-
fants ce qui importe ce sont les rapports des parents et des enfants et les
rapports des enfants entre eux ; si l'on supprime deux enfants les rapports
de famille demeurent entre les deux enfants restants et leurs parents, et
entre les deux enfants restants eux-mêmes. On dira ici que la famille est un
système.
Les définitions du système sont variables, on peut toutefois en dégager les
caractéristiques communes 2.
Von Bertalanffy, dans son premier exposé synthétique de la théorie
systémique, en 1950, propose la définition suivante : « A system can be
defined as a complex of interacting elements PI,
Hall et Fagen, deux systémistes qui ont préparé, en 1956, pour la
compagnie Bell Telephone, un cours intitulé Systerrts engineering, définis-
sant ainsi le système : « A stjstem is a set of objects togetlaer with relation-
ships between the objects and between the attributs
Tous les auteurs s'accordent sur les traits suivants : pluralité des élé-
ments, relations qui existent entre ces éléments, caractère unifié de l'en-
semble. Les éléments peuvent être à peu près n'importe quoi, que ce soit
dans l'ordre concret ou dans l'ordre abstrait, dans l'ordre naturel ou dans
l'ordre artificiel.
Le système est dynamique si, sous l'un ou l'autre de ces aspects, il subit
52 ..
. ' ., < ..
des changements ; sinon il est statique. Le système est ouvert s'il est
en interaction avec ce qui l'environne ; sinon il est fermé. C'est la notion de
système dynamique et ouvert qui est la plus féconde dans la méthodologie
qu'on appelle <: approche systémique ».
Ouverture et entropie
Les sociologues Katz et Kahn 4, représentant le courant dominant des
systémistes, estiment que le système dynamique et ouvert manifeste les
caractéristiques suivantes :
- Il tire de son environnement certaines formes d'énergie. C'est le
phénomène de l'input.
- Le système ouvert transforme l'apport de l'input. C'est le phéno-
mène de throughput.
- Le système ouvert produit quelque chose dans son environnement.
C'est l'output.
- Le fonctionnement du système ouvert a un caractère cyclique. Le .
produit fourni à l'environnement déclenche une rentrée d'énergie qui
permet la reprise du cycle d'opérations.
- Dans le système ouvert l'entropie est négative. Contrairement à tout
ce qui passe dans tout système fermé - lequel tend vers l'affaissement -
le système ouvert n'est pas soumis au processus de l'entropie. Cela tient au
fait qu'il reçoit de son milieu plus d'énergie qu'il ne lui en communique.
- Le système ouvert est pourvu d'un mécanisme de f eed-back correc-
tif ou d'autoréglage. Ce mécanisme apporte au système certaines informa-
tions concernant les effets de celui-ci dans son milieu ; et grâce à cette
information, le système corrige son fonctionnement. L'introduction de cette
information constitue un input qui s'ajoute à celui que l'on a déjà mention-
né : le premier était un input d'énergie, le second un input d'information.
- Le système ouvert est capable d'homéostasie. En d'autres termes,
il se maintient en état de cohésion dynamique (steady state, dynamic ho-
meostasie). Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de transformations à l'inté-
rieur du système (un système vivant, pour ne mentionner que cet exemple,
est en perpétuelles transformations internes) : l'homéostasie n'est pas immu-
tabilité. Elle n'implique pas non plus que l'équilibre n'est jamais rompu :
dans tout système ouvert, en effet, les apports du milieu viennent rompre
certains équilibres. Mais le système ouvert, malgré les transformations
internes, malgré les ruptures d'équilibre, a le caractère de totalité qui lui
est propre : la cellule, par exemple, conserve son caractère de cellule et
continue à remplir sa fonction de cellule ; l'entreprise (système d'un autre
ordre) maintient son caractère propre, sa capacité de produire.
- Le système ouvert tend à la différenciation. Ses éléments s'organisent
en sous-systèmes pour accomplir des fonctions plus spécifiques, mais toujours
en vue de la fonction globale du système. :
4. In The social ps!lcholoi,,y
of organizations,1966. ' .. _
. ' '" ' 53
. ) .. :, . ' ,
- La dernière caractéristique du système dynamique et ouvert, selon
Katz et Kahn, consiste en ceci que, pour aboutir à un état déterminé, le
système ne doit pas forcément partir d'un point unique et suivre un chemi-
nement unique. Le système ouvert peut aboutir à un même point en partant
de points divers et par des voies diverses.
Les systèmes peuvent être temporels, c'est-à-dire qui fonctionnent dans
le temps. Mais il y aussi des systèmes intemporels : ce sont les systèmes
logiques et mathématiques, dont le fonctionnement ne s'étale pas dans le
temps (par exemple, dans un système de nombre, 3 succède à 2 : cette
c sucression » ne s'étale pas dans le temps). Toutes les caractéristiques
énumérées par Katz et Kahn ne se vérifient pas dans les systèmes logiques
et les systèmes mathématiques. Mais ces derniers ont au moins les trois carac-
tères suivants : la totalité structurée, les transformations internes et l'auto-
réglage qui ne se fait cependant pas par feed-back.
On peut tenter de dresser en un tableau les principales différences et
ressemblances entre le système, la linéarité simple, la linéarité en treillis.
'
S4 .. .
,' !. ..... .
Ce tableau général montre qu'il existe différents schémas de la décision.
Le schéma classique, cartésien, véhiculé par une pratique quotidienne n'est
qu'un des schémas possibles. D'autres existent qui rendent davantage compte
de la comptexité des interdépendances des situations. La causalité n'est plus
envisagée comme linéaire. Les causalités non linéaires ont leur existence et
leur rationalité propres. Mais on est ici aux antipodes du schéma vécu de
la décision. Vécu par les acteurs, vécu par les agis.
La critique de la linéarité est donc un élément fondamental de la critique
des décisions quotidiennes et des théories de la décision.
Cette critique sera conduite dans le cadre tracé précédemment qui tient
compte des différents niveaux de distanciation du sujet par rapport au
vécu, de la moins grande distanciation à la plus grande, de la pratique
quotidienne (déjà décrite p. 14 et suiv.) à la pratique théorisée (p. 18),
jusqu'à la théorie critique (p. 19 et suiv.) 5.
On s'apercevra alors que de nombreuses théories sont à cheval sur deux
niveaux. Pour les unes certains éléments relèvent de la pratique et d'autres
de la pratique théorisée ; pour les autres, certains éléments relèvent de la
pratique théorisée et d'autres de la théorie critique. La plupart des opinions
scientifiques sont hybrides et sont le fruit de mélanges de niveaux différents.
La justification idéologique de l'existant est ainsi plus ou moins grande selon
les doctrines, et dans le cadre d'une même doctrine selon les livres, voire
selon les sections ou paragraphes. Ce fractionnement inouï sera simplifié
dans l'exposé pour des raisons pédagogiques.
5. C'est à ce stade que le concept de linéarité est le mieux mis en lumière : « c'est au
moment où un concept change de sens qu'il a le plus de sens m, BACHELARD,Le nouvel
esprit scientifique, p. 52.
'
i _
' .
- .
57
Finalement quelles sont les caractéristiques de toutes les pratiques
théorisées ? Pour Gaston Bachelard, à qui nous sommes redevables du con-
cept de rupture épistémologique, toute théorie se détermine spécifiquement
par son écart à la pratique, et par sa visée de remise en cause globale des
principes qui sous-tendent la pratique du moment 1.
C'est ce que ne fait pas la pratique théorisée. Une doctrine qui
mérite ce qualificatif ne remet pas globalement en cause les principes
.qui sous-tendent la pratique visée en objet scientifique. Un Simon, comme
on le verra dans la deuxième partie, se réfère à des philosophies surannées
qui sous-tendent la pratique actuelle de la décision. Ses références à Aris-
tote ou Descartes, sans remettre en cause leurs présupposés, confirment
largement ce point de vue. Encore l'exemple de Simon est-il un des moins
critiquables : cet auteur tente précisément de rattacher ses conceptions à
des philosophies plus générales.
Mais il en est d'autres qui avec une certaine naïveté affirment la neutra-
lité et l'impartialité de la science. Leur comportement s'analyse alors de deux
façons : soit comme un refus de poser la question - ainsi de ceux qui opè-
rent des classifications ou des compilations (exemple les nombreuses mono-
graphies « descriptives » ou les apologies naïves d'un Buch) ; soit comme une
substitution d'une question imaginaire à la véritable question scientifique -
ainsi de ceux qui « sectorisent », c'est-à-dire qui font des analyses savantes et
sophistiquées sur tel ou tel aspect du phénomène global qu'est la décision.
Ainsi de nombreux spécialistes du calcul économique ou du PPBS qui refu-
sent de considérer la globalité du système et qui, pour expliquer les insuf-
fisances de leurs résultats, annoncent l'insuffisance de leur information ou de
leur outil conceptuel et ce, sans chercher les vraies causes de leur échec
qui résident dans la non-insertion de leurs recherches dans une conception
théorique globale et critique.
En somme, à la caractéristique essentielle de la pratique théorisée,
et qui vaut dans tous les cas, s'ajoutent deux caractéristiques accessoires et
qui ne valent que dans certains cas : refus de poser la question et substitu-
tion d'une question imaginaire à une question réelle. Telles sont les trois
caractéristiques de la pratique théorisée.
On remarque enfin que cette analyse peut servir de clef à la totalité de ces
développements, mais ne peut servir de cadre d'exposé : souvent un même
auteur refuse de poser la question, substitue une question imaginaire à la
question réelle. Tous d'ailleurs, dans la partie de leur doctrine qui relève de
la pratique théorisée, ne critiquent pas en amont les principes qui sous-
tendent l'objet étudié.
Théoriciens de droit public, cybernéticiens et spécialistes du PPBS-RCB
` ' '
nous occupent tour à tour.
j
S8 ,
. " ' .
,., "
LES THEORIES JURIDIQUES , _
...
On souhaite que soient pardonnées ces simplifications, mais une analyse
scientifique requiert des réductions drastiques et des schématisations.
Mais il faut bien avouer que même cette schématisation admise, recon-
nue et consciente, ces lignes sont particulièrement difficiles à écrire pour
un auteur formé initialement par la discipline juridique. L'arrachement à la
doctrine vécue par les pairs est douloureux et presque impossible. Il est
pourtant nécessaire. Pourquoi ?
Parce que le droit, morale pratique dont on a déjà reconnu la prégnance,
est la principale justification du système institutionnel existant 2. Les données
en apparence les moins idéologiques, les plus techniques, les plus neutres,
sont adossées à l'ensemble du système, n'ont de sens que par rapport à lui.
, La doctrine d'ailleurs, en est consciente : il est de bon ton dans les mi-
lieux non juridiques de vilipender le simplisme des juristes qui utilisent des
catégories sans en connaître les implications, qui manipulent des concepts
sans apercevoir leur insertion dans le tissu social et politique. Ces images
du juriste sont dans l'ensemble fausses ; et il y aurait beaucoup à dire sur
les motivations de certains spécialistes étrangers au droit qui condamnent les
juristes à demeurer dans leur ghetto technique et formel. Vision commode
qui justifie un impérialisme disciplinaire
En réalité les exemples ne manquent pas : de Duguit à Hauriou, de
Vedel à Laubadère, de Rivero à Waline, Reuter ou Pinto, de Auby et Drago
à Weil et Braibant. Les uns et les autres, en un lieu quelconque de leur
oeuvre, ont insisté sur la liaison des données sociales, juridiques, économi-
ques et politiques.
Les analyses d'un Maurice Hauriou, insistant sur la liaison entre la
décision exécutoire et le système politico-administratif français, se sont
largement diffusées dans la doctrine, et un auteur, peu suspect de relever
de l'école de Toulouse, les considère aujourd'hui comme des évidences :
« Ce privilège d'exécution forcée est tout à fait caractéristique de la concep-
tion française du droit administratif, liée à l'idée de régime administratif ;
il contraste avec la conception anglo-saxone dans laquelle l'Etat est soumis
au juge dans les mêmes conditions que les citoyens (Laubadère, Traité
élémentaire de droit administratif, t. 1, p. 276). Les exemples peuvent être
aisément multipliés. On ne se livrera donc pas à une inutile démonstration.
Les juristes-publicistes savent donc très bien que les concepts qu'ils
manipulent se rapportent à des systèmes sociaux. La naïveté simpliste du
juriste est une fable surtout utile pour ceux qui la racontent.
Mais si la doctrine de droit public échappe à ses détracteurs, elle n'en
relève pas moins d'une critique théorique plus poussée.
En effet, si la conscience d'une liaison du concept technique et du tissu
politique est générale, les niveaux de liaison ne sont pas aperçus. Sans éva-
cuer l'économique, l'accent est plutôt mis sur les caractéristiques culturelles
2. Sur ce point voir par exemple Roland et Monique WEYL, La part du droit dans la
réalité et dans l'action. ._ _
'
60 .
"' "
. '1
Maurice Hauriou, par exemple, pense davantage aux causalités du système
français centralisé qu'à celles des structures de production ou de rythme de
développement. Une autre analyse intégrant ces données reste à faire 3.
La décision nous intéresse essentiellement ici et plus particulièrement
dans le cadre de ce chapitre. Une présentation illusoire est répandue : la
linéarité de la décision. Les deux instruments juridiques de la décision ad-
ministrative sont l'acte unilatéral et le contrat. Or l'un et l'autre sont le plus
souvent présentés selon des schémas linéaires « en arbre » et non en « semi-
treillis ».. _ .
3. André HAunrou a entrepris cet effort dans son manuel de Droit constitutionnel et
institution.s politiqués ; voir également Georges BURDSAU, Traité de science politique ; égale-
ment Maurice DuvEpGER,
Institution.spolitiques et droit constitutionnel ;André HAUniOU
et
Lucien Srez, Préci,s d'institutions politiques et droit coustitutionnel ; Roger-Gérard Svvnn'rzEw-
BERG, Sociologie politique. .
_
. ' ' 61
. .
'
1< :
- ' '
..._ Acte administratif en arbre .
Lire de gauche à droite _ ..
"
dérogation
LJoo..Acte
1+Acte formes et procédures, .
procedures, contreseing 1>
organe
compétent-délégation
formalités substantielles
délais, consultations, entrée en application, publi- ,.'...
non substantielles
, _ _ pénale
+ exécution, sanction pénale exécution administrative ou judiciaire, disparition
administrative
'
volonté auteur acte régulier
théorie des retraits –––––––––––––––––)
en dehors volonté auteur acte irrégulier
(causes extérieures ou annulation) . _
62 .
' '
;
'
- La linéarité consciente, délibérée, qu'on peut après coup imposer il.
tout discours pour le mettre en ordre, c'est-à-dire en un ordre différent du
vécu. Cette linéarité théorisée constitue bien un des projets de ce livre.
- La linéarité d'évidence, du bon sens, d'ordre chronologique qui se
dégage de la présentation d'André de Laubadère (naissance, exécution,
disparition de l'acte ou du contrat).
Ces deux linéarités ne se recoupent pas ; mais par une démarche dialec-
tique l'une peut conduire à l'autre ; la linéarité d'évidence, en arbre, peut-
être détruite par un raisonnement en treillis ; ce raisonnement en treillis peut
entraîner la mise en forme ultérieure d'une linéarité théorisée. On peut tenter
de le montrer ici à partir des exemples précédents.
Remarque : Le schéma pose l'acte comme isolé. Sans doute sait-on bien
que l'administration est faite d'une multitude d'actes. Mais ces actes appa-
'
B B
C C
D D
' '
. 68
_
raissent comme parallèles les uns par rapport aux autres. Le schéma linéaire
abstrait de l'acte entraîne l'idée de plusieurs schémas linéaires parallèles
pour tous les actes. La connexité n'est envisagée que dans le cadre de la
théorie du contentieux, cas particulier énoncé dans un paragraphe 436 :
« Il y a connexité entre deux litiges lorsque la solution de l'un des deux
dépend directement et nécessairement de la solution donnée à l'autre ».
L'auteur ajoute d'ailleurs plus loin : « La notion même de connexité est
interprétée par le Conseil d'Etat de manière restrictive ... » (p. 437).
Connexité exceptionnelle du litige, restrictivement formulée par le Conseil et
non-connexité normale et quotidienne de l'action administrative. Un schéma
en semi-treillis montre au contraire les interdépendances. Avec une combi-
naison simple de deux actes administratifs, on aperçoit la complexité extrême
des relations entre les moments de chacun des deux actes. Si l'on suit les diffé-
rents moments de la vie de l'acte administratif : création, entrée en application,
exécution, effet, disparition, si on les codes en A, B, C, D, E, si on appelle
1 l'un et 2 l'autre, on a donc deux séries :
'
1A 1B 1C 1D lE "'.
' '
2A 2B 2C 2D 2E ':
On s'aperçoit de la très grande complexité de relations. La série 1 peut .
modifier la série 2. La création lA peut entraîner la disparition 2E. L'entrée
en application 1B peut avoir des conséquences sur l'exécution 2C ou les
effets 2D. De même l'exécution 1C peut entraîner des conséquences sur 2C,
sur 2D, 2E, etc.
Réciproquement la série 2 peut modifier la série 1 dans les mêmes condi-
tions. Cette connexité extrême, cette indissociabilité totale du schéma en treillis
rendent mieux compte de la réalité administrative quotidienne (voir schéma,
p. 63). Mieux : si l'on prend un seul acte on s'aperçoit que la linéarité en
arbre ne rend pas parfaitement compte des possibilités : la création A peut
avoir des relations directes avec la disparition E sans passer par B, C, D. On
peut imaginer un acte créé et immédiatement rapporté par son auteur, ou
l'entrée en application B peut très bien ne pas être suivie d'exécution C,
encore moins entraîner des effets D. Ces exemples peuvent être multipliés.
Deux conclusions :
- Le schéma linéaire simple en arbre n'est
qu'un cas parmi d'autres. Ce
n'est qu'un cas extrême et rare.
- Le schéma en treillis, par la complexité
qu'il postule et formalise, rend
mieux compte de la complexité de l'administration moderne en particulier de
l'administration économique. Peut-être la linéarité simple de l'arbre corres-
pondait-elle aux premiers balbutiements de l'Etat libéral, avec ses rares inter-
ventions de puissance publique ? Peut-être la linéarité en treillis correspond-
elle davantage aux interactions de l'administration économique, ' aux carrefours
de l'action de la prévision et de la prospective ? 4 .
' '
, . 65
' '
5
sur le plan scientifique. Rapport délicat de la science et de la politique déjà
lumineusement décrit par Max Weber.
Les mêmes observations sont transposables à une autre théorie fonda-
mentale du droit public : la hiérarchie des normes juridiques, en particulier
des actes administratifs. Une présentation ultra classique consiste à partir
de la norme suprême constituante pour aboutir au moindre arrêté d'un
maire en passant par les normes législatives, exécutives centrales (et à l'inté-
rieur de celles-ci toute la hiérarchie qui va du règlement d'administration
publique à l'arrêté ministériel). C'est toujours la même linéarité simple,
toujours la même idée qu'il y a un commencement et une fin, toujours le
même privilège accordé au sujet et en particulier au sujet suprême consti-
tuant. Fragmentation porteuse de la même idéologie. Fragmentation dont la _
fonction latente est toujours la garantie des libertés puisqu'un Etat de
Police confondrait arbitrairement tous les niveaux et qu'en son sein une
norme de l'exécutif pourrait annuler une norme législative c'est-à-dire éma-
nant du représentant de la nation ou du peuple ou même une norme consti-
tutionnelle émanant soit du même, soit directement du peuple ou de la
nation. Fragmentation elle aussi en désaccord avec la vie administrative et
même la jurisprudence.
On remarquera que pour les deux théories de l'acte juridique et de la
hiérarchie des normes, d'autres présentations ont été avancées par des au-
teurs conscients de la complexité des inter-relations et des niveaux.
' .,
Hauriou, auteur baroque
Pour la théorie de l'acte Maurice Hauriou a déjà montré depuis long-
temps la complexité des actes à procédure : « Les actes dits " actes
complexes " tels que les fondations de société, d'association de corporation
etc., ont ceci de commun qu'ils sont accompagnés d'une procédure. Ce
sont des actes nés dans le cadre d'opérations à procédure marqués par des
" phénomènes spéciaux de consentement qui s'y produisent " caractérisés par
l'adhésion au fait plus que par le consentement donné à ces actes ».
Il faut donc définir comment ces adhésions au fait peuvent cependant être
ramenées à l'acte juridique par l'artifice des opérations à procédure. « Si
nous réfléchissons bien nous verrions que les actes des hommes deviennent
rapidement des faits historiques que, par conséquent, le fait nous guette
dans nos actes comme la mort guette la vie. A bien prendre, c'est l'acte qui
apparaît comme une phosphorescence passagère sur la trame obscure des
faits » 6.
Comment dès lors différencier les actes des faits ? Selon une classification
traditionnelle, les actes juridiques sont les faits juridiques volontaires. Les
faits juridiques involontaires étant, par exemple, la naissance, la mort, les
accidents.
..
6. Principes.
6. Principes, l.
p. 1-16.
146. ' / .'
"
66 .
, .. , l'
'
Mais cette classification traditionnelle ne convainc pas le doyen Hauriou
pour la raison essentielle que, dans cette théorie, l'acte juridique a toujours
le caractère d'une manifestation de volonté subjective. Or, on ne peut pas
toujours la rattacher à un sujet. Il existe des actes juridiques d'origine
sociale et collective qui ne peuvent pas être rattachés à une personnalité
morale. Hauriou préfère donc définir l'acte juridique comme « une action en
voie d'accomplissement qui tend à un résultat juridique 7. <: Le fait juri-
dique c'est ce qui est arrivé volontairement ou involontairement, l'acte
juridique c'est ce qui arrive n 8. L'influence de cette nouvelle définition sur
la théorie statuaire est très nette : le pacte étant l'adhésion à un fait, il n'est
pas douteux que le fait, auquel le consentement adhère, a été un acte
volontaire et est tombé dans la catégorie des faits.
Mais d'un autre côté, si l'on explique l'agglutination y du fait à
l'acte, il faut se tourner vers les opérations à procédures.
a) On dit de l'acte juridique qu'il est une manifestation extérieure de
volonté en vue de produire un effet de droit. Mais il faut encore ajouter que
cette manifestation de volonté doit être exécutoire. Une décision exé-
cutoire c'est une décision qui ne sera plus exécutoire lorsqu'elle aura été
exécutée. Si l'acte juridique se confond avec la décision exécutoire, logique-
ment, après l'exécution, il n'y a plus d'acte juridique ; il n'y a plus qu'un
résidu d'acte, un fait juridique. Le recours pour excès de pouvoir marque
bien la différence entre le moment où la décision est encore exécutoire -
délai de deux mois pour l'attaquer par la voie de l'annulation - et le mo-
ment où elle est exécutée. Il n'est plus alors possible de saisir la décision
exécutoire. On ne peut plus l'atteindre que dans le cadre du contentieux de
l'indemnité à l'occasion du fait d'exécution.
b) Ainsi est-il établi que l'acte juridique ne demeure un acte que dans
la période de temps où il est exécutoire et devient un fait juridique quand il
est exécuté. Mais à ce fait de consentement, un consentement actuel peut
venir adhérer. Et même une chaîne d'adhésions successives peut se pro-
duire. On en arrive ici à la théorie de l'acte complexe. <: Sion analyse tous
les éléments hétérogènes de la procédure d'un acte complexe, qui cepen-
dant concourent tous à un même but, on peut constater que chacun d'eux a
été un acte exécutoire en ce sens qu'il a fait avancer la procédure à un
moment ou à un autre puis, qu'après avoir produit cet effet, il est devenu
pour les actes suivants un fait sur lequel ils se sont reposés en y adhérant a
(Principes).
Que peut-on tirer de ces développements quant à la linéarité ?i'
La critique de la linéarité est très nette puisque les actes, qui deviennent
faits quand ils sont morts et auxquels on adhère globalement quand on
adhère à un des éléments de la chaîne, montrent que la chaîne n'a pas de
7. Ibid., p. . _
147..: _,"-. " .. "' "
8. Ibid. _ _ ,'
'
_' , . '. : 67
commencement ; quand on adhère à un élément, on adhère à la totalité des
éléments précédents qui ont concouru directement ou indirectement à
l'élaboration du dernier chaînon. Les éléments précédents ne sont pas en
ligne ; ils viennent plutôt s'inscrire en faisceaux multiples. Dans une bro-
chure intitulée Les idées de M. Duguit, Maurice Hauriou engage une
polémique avec le doyen de la faculté de droit de Bordeaux 9. « Il règne
parmi les sociologues un état d'esprit fait de monisme et de logique pure
dont M. Duguit a été la victime après bien d'autres 1°. Or cet état d'esprit
semble très fâcheux à Hauriou en matières sociales. Si l'on admet l'enchaîne-
ment des actes sociaux en une série unilinéaire, il n'existe plus ni ordre, ni
désordre, ni justice, ni injustice ; il n'y a plus que des phénomènes naturels,
tous également qualifiés et fatalement amenés les uns par les autres. Le
monisme empêche également de comprendre le problème de la finalité
puisque si les actes sont rigoureusement enchaînés, alors il n'y a point de
finalité et il n'y a plus que la causalité. Enfin, le déterminisme unilinéaire
présente un autre inconvénient : il porte à ne chercher l'explication d'un fait
que dans un seul antécédent alors que, dans la réalité qui est très complexe
il y a toujours plusieurs antécédents qui se combinent entre eux. Or, Hauriou
pense que le droit doit être saisi dans sa complexité qui est l'écho de la
complexité sociale et de son universelle contradiction et trouve même dans
les philosophies nouvelles de son temps la justification de son point de vue.
Il cite à cet égard Lachelier et Boutroux qui montrent combien le détermi-
nisme est relatif, le pragmatisme de William James qui a habitué la psycho-
logie à ne pas se laisser fausser par des préoccupations logiques et Bergson
qui attire l'attention sur la spontanéité des êtres. Il cite également Claude
Bernard qui a insisté sur l'importance des lois de but dans l'organisme II.
Ainsi le déterminisme unilinéaire lui paraît battu en brèche. L'action du
milieu n'est plus une explication suffisante et appelle « le complément de
la réaction naturelle de l'être sur le milieu a.
Pas plus qu'il n'existe un commencement, il n'existe une fin : la vie ne
s'arrête jamais, l'acte apparaît comme « une phosphorescence continue sur
la trame des faits 12. Mais cette critique de la linéarité est encore dans la
linéarité : linéarité sans commencement ni fin, mais qui apparaît comme un
chaînon isolé, sans cesse en mouvement du présent au passé, arbitrairement
découpé dans le réel au moment de l'action. Une image pourrait rendre
compte de la théorie de Hauriou : les éléments des génériques de film qui
se déplacent du haut vers le bas occupent une portion de l'écran puis dis-
paraissent à jamais. D'autres alors arrivent suivis d'autres encore. Linéarité
-,',
.....:.. : ' .... ;1 :. ' .. -: .,\,:11.,;,
- v
.. " ' ' r ,.. ' .
_
1";,
.. '
70
certaines fins et même si - par impossible ! - l'automation elle-même
ne serait pas naturellement nocive dans la plupart des cas.
La cybernétique relève des mêmes critiques que la technologie : moteur
d'accélération du progrès, elle entraîne des gains sans mesurer pour autant
ses coûts par rapport à telle ou telle conception de l'homme et de la société.
Ozbekhan a déjà suffisamment critiqué la technologie pour qu'on n'y re-
vienne pas 17.
On insistera pour finir sur les grands mérites de la cybernétique : elle
ne mérite pas les critiques ironiques ou l'ignorance de plusieurs systémistes : i
l'analyse de système repose en grande partie sur des concepts cybernétiques
mais dépassés en une perspective plus globale. En ce qui nous concerne
ici, on remarque la mise en cause radicale de la linéarité simpliste du
schéma classique.
Un exemple d'application de la cybernétique en montre à la fois l'utilité
et les limites.
Robert Spizzichino, dans la revue Environnement 18, affirme que la
cybernétique s'est révélé essentielle pour ses hypothèses théoriques : il
considère que l'environnement « peut être considéré comme un système
complexe de relations entre des processus, eux-mêmes plus ou moins
complexes, ceci pour un espace donné, et quelle que soit l'échelle de cet
espace (de la région à la cellule-logement) ». A titre d'exemple, il cite les
processus qui apparaissent les plus fondamentaux, qui pourraient évidem-
72 .. ,;
Voici un tableau qui présente les « éléments » du PPBS et qui nous
permettra de le décrire.
e
programme test programme
système proposé retenu
' budget
\' budget
prévisionnel
non
-.' - conforme
' , ' budget
réalisé ________
. . , '.'', conforme
,
' ., .... budget
1 prévisionnel
suivant 1
M
Mais, se rendant compte du caractère trop général de sa définition, cet
auteur poursuit : Ce qui distingue l'analyste productif et utile, ce sont ses
capacités : de mettre en forme le problème ; de choisir les objectifs appro-
priés ; de définir l'environnement qui affectera de façon significative les
systèmes considérés ; de juger la fiabilité des coûts et toutes les autres
informations utilisées ; enfin d'inventer de nouveaux systèmes qu'il soumettra
à son évaluation ; cette dernière capacité n'est pas des moindres ».
Effectivement, l'analyse de système permet la circulation dans les deux
sens entre analyste et décideur et le passage des objectifs aux programmes
et aux budgets.
Pour organiser ce passage sept étapes sont nécessaires : la définition du
problème posé ; le repérage des groupes cibles ; l'inventaire des moyens,
leurs coûts, délais de réalisation et résultats attendus ; la recherche des
centres de décisions ; la pondération des avantages ; les critères de choix
classant les différents moyens ; la proposition des résultats 23.
23. Pour la description de certaines de ces étapes, on s'est inspire ici d'une note de la
Direction de la prévision destinée aux stagiaires. On peut consulter «Quelques remarques,
introduction sur le PPBS-RCB n par Geoffroy d'AUMALE, Cahiers de ITAP. 4e trim. 1969.
74 ..
. 1<.. ' .
Delfi pour éviter qu'ils soient conduits par l'un d'entre eux à personnalité
trop forte : dans cette hypothèse, l'inventaire des moyens risque d'être faussé
'
par les préoccupations du leader.
A ce stade de la réflexion, il faut sauvegarder au maximum les capacités
d'imagination des participants. Ils sont donc interrogés séparément. Ils peu-
vent même rédiger telle ou telle proposition susceptible de faire l'objet de
multiples allers et retours entre l'expert et le décideur. On fait alors la
synthèse des propositions qui est renvoyée, assortie de questions nouvelles
aux experts séparément. Ce n'est qu'ensuite, quand toutes les propositions
ont été rassemblées, que les experts peuvent être réunis sans danger pour
leur intime conviction. Rien dans cette étape ne doit être négligé. Rien ne
doit être rejeté sous des prétextes financiers et techniques. L'évolution des
prix, des techniques, des habitudes et des règlements devra être prise en
compte. En particulier, l'analyse des coûts des projets sera capitale et devra
donner une connaissance précise des écarts dans le passé entre coûts prévus
et coûts réalisés.
Les coûts de fonctionnement ne seront pas séparés des investissements.
' '
... . ": ". ,
..,
24. L'administration prospectir:e, p. 12:3-129. ,
25. Note de la Société d'économie et de mathématique appliquées à la CEE, janvier 1967.
75
' .
.' , .
En effet, peu de décisions se réduisent à des choix purement économi-
ques. La plupart incluent des aspects qualitatifs qui ne peuvent se mélanger
avec les précédents.
L'univers est ici pluridimensionnel. Electre est la méthode qui permet de
traiter ces multiples dimensions en même temps, en conservant l'intégrité de
chacune d'elles. ,
Pour parvenir à ce résultat, la méthode ne veut pas être trop ambi-
tieuse : elle permet d'obtenir sur la base d'une règle de surclassement une
partition de l'ensemble considéré en deux sous-ensembles distincts : le
noyau sous-ensemble de dimension réduite contenant parmi sa population
l'objet recherché, et le reste que l'on élimine. Le choix de l'objet le meilleur
se fait ensuite à partir d'une analyse plus fine de la population du noyau en
se servant au besoin de critères moins objectifs.
En somme, cette méthode suppose qu'il est possible de classer les diffé-
rents moyens en présence alors qu'ils sont qualitativement différents. Par
exemple, en matière de transport, classer un programme selon l'économie de
carburant qu'il procure, le temps qu'il fait gagner et la sécurité qu'il assure.
Un moyen est considéré comme supérieur à un autre s'il le surclasse par
un grand nombre de critères. Il peut être considéré supérieur à un autre
même s'il est surclassé par de nombreux critères de celui-ci : la raison en
. serait qu'il disposerait d'un ou deux critères seulement jugés décisifs et
assortis d'un coefficient très important.
En cas d'aléas et d'incertitudes, il suffit d'intégrer la probabilité avec
laquelle chaque événement possible a des chances de survenir dans les
bilans actualisés.
On retient comme critère de choix la somme pondérée par les proba-
bilités des avantages nets liés à chaque événement.
L'ingénieur en chef de l'Estoile présente astucieusement cette formula-
tion en un tableau des avantages par coûts donnés procurés par quatre
systèmes SI, S2, S3, S4, suivant cinq hypothèses sur l'avenir.
'
. , Tableau des avantages
Somme pondérée
hypothèses
hvpotheses
. : " ' ..' Hl H2
HZ H3 Ht Hs
tf5
des avantages
.. ' ' . .- 77
Au contraire, l'analyse de système et la RCB elle-même entraînent une
discussion permanente entre analyste et décideur pour la formulation du
problème à retenir, pour le choix des moyens, pour l'appréciation des avan-
tages et des incertitudes, pour la mise en oeuvre.
Cette discussion permanente peut aboutir à la mise en cause totale des
objectifs poursuivis par le décideur. , .
Est-ce la fin d'un certain pouvoir hiérarchique ? 1'
Est-ce la fin d'une certaine France « terre de commandement» 28 ? p
28. L'expression appartient à Michel Caozxaa (dans son article a La France terre de
commandement n, Esprit, déc. 1957).
29. Yves BAREL, Prospective et analyse de système, p. 82. On ne saurait trop recom-
mander la lecture de cet ouvrage très documenté et qui renferme des mines de réflexions
fécondes.
78 ' .
et en coordonnant l'action indépendamment des acteurs administratifs tradi-
tionnels.
- La RCB entraîne aussi une modification de l'esprit des administra-
teurs 30.
- L'analyse des ressources, des besoins en ressources est facilitée.
Un exemple emprunté à Novick : supposons deux programmes qui
peuvent utiliser conjointement certaines installations. Il faut alors examiner
le coût du système total. Pour ce faire on peut élaborer <: un modèle des
ressources et coûts du programme total intégrant toute la gamme des acti-
vités d'un service ou même d'une constellation de service gérant un pro-
gramme publié » 31.
L'analyse d'efficacité s'ensuit : on peut alors traduire les caractéristiques
d'un programme en estimation de résultats, d'efficacité ou d'avantages.
C'est donc une technique d'aide à la décision.
Mais la méthode PPBS-RCB, au moins telle qu'elle a été appliquée
dans de nombreuses administrations privées ou publiques, américaines ou
françaises, présente deux graves défauts :
- D'une part les spécialistes ne proposent aucun cadre méthodologique
pour la recherche en matière d'objectifs. Ce problème est esquivé : on
considère le plus souvent que les objectifs sont posés hors système. Ainsi le
PPBS-RCB devient un moyen plus sophistiqué d'allocation des ressources.
Le système est cherché, construit, mais imparfait puisque toutes les inter-
actions horizontales sont permises (itérations successives des six points de
la Direction de la prévision) mais l'interaction verticale fin-moyens avec
remise en cause possible des fins est pratiquement écartée 32.
D'autre part à cette critique imparfaite de la linéarité par la construc-
tion de systèmes partiels, s'ajoute une critique insuffisante : dans la linéarité
classique le schéma conception-décision-exécution est exclusif. La fin em-
porte les moyens. Au contraire le PPBS-RCB montre que se sont les coûts
possibles d'une opération préalablement énoncés par le décideur qui fixent
les limites, dessinent les contours, en somme définissent la décision.
Un exemple : pour déterminer la rentabilité des équipements à réaliser
il faut prendre en compte le prix de la vie humaine. Or il faut entendre de
façon précise ce concept : il ne s'agit pas d'estimer la valeur d'une vie
humaine individualisée, ni d'ailleurs la valeur moyenne et statistique de la
vie humaine mise en cause par les accidents de la route, mais de définir la
somme que la collectivité est disposée à dépenser à titre préventif pour
économiser une vie. _
..... ' . ' . , :. :. :. :.
:30. Sur les trois premiers points voir L'administration prospective, p. 135-162.
:31. Prospectire et politique, p. 248.
32. Elle ne l'est pas officiellement et l'on parle toujours d'une dialectique valeurs-moyens
analyse-décideur, mais c'est un pavillon qui couvre une marchandise plus conservatrice. Sur
ce point précis la présentation que nous en avons donnér dans L'administration prospective
était plus un espoir qu'une réalih! . - , ...
,_
". "
. ,
_;
Dans le domaine des équipements routiers, ce genre de calculs est de-
venu habituel, ce qui ne signifie pas sûr et rigoureux, loin de là. On a songé
à se fonder sur les statistiques des compagnies d'assurances en ce qui con-
cerne les décès provoqués par les accidents de la route. On a de même songé
à se fonder sur les versements effectués au titre des assurances sur la vie.
Mais la même objection se présente dans les deux cas : ces deux assurances
protègent la famille de la victime et non la victime elle-même. Si on se tourne
vers un autre procédé d'évaluation, d'autres insuffisances apparaissent :
ainsi du point de vue strictement économique qui conduit à faire le bilan
actualisé de ce qu'un individu aurait rapporté à la société s'il avait continué
à vivre. On y ajoute les préjudices d'ordre affectif frappant les proches de
la victime. La somme de ces divers éléments et leur pondération en fonction
de la structure de la population des victimes a conduit le Ministère de
l'équipement à retenir 150 000 francs par accident mortel évité au moyen
d'investissements routiers.
Mais, comme le remarque très justement l'administration elle-même :
c Il est bien certain qu'il existe une grande marge d'arbitraire dans cette
évaluation et qu'il appartient en dernier ressort aux pouvoirs publics de se
prononcer sur la valeur à attribuer à la valeur humaine, soit explicitement
soit'implicitement, en fixant les grandes masses des crédits affectés à chaque
secteur intéressé » 33.
En d'autres termes, le décideur demande à l'analyste de lui fixer un coût
pour choisir entre différents projets. « Mais le choix est en quelque sorte déjà
fait par la détermination du coût lui-même. C'est le coût qui détermine
le choix et non le choix qui détermine le coût. Par contre, si le décideur
choisit un autre coût de la vie humaine - plus élevé par exemple - il
le fera en fonction de 'considérations exclusivement politiques, totalement
indépendante d'une analyse rigoureuse faite en termes de RCB » (L'admi-
nist-ratzon prospeetive, p. 126).
C'est le moyen qui définit la fin et non réciproquement. Ce sont les
possibilités réelles d'exécution qui définissent la conception et non l'inverse.
Au schéma conception-décision-exécution il faut substituer le schéma exé-
cution supposée-décision-conception-décision d'exécuter-exécution réelle.
Schéma plus complexe qui constitue une critique de la linéarité classique
mais qui demeure encore linéaire.
Seule une conception intégrative permet de dépasser cette linéarité ;
du même coup l'analyse de système deviendra théorie critique que nous
exposerons plus loin.
On peut résumer schématiquement ce qui sépare la RCB d'une véritable
analyse de système intégrative par la présentation du tableau suivant :
.. , .. ' . '
33. Statistiqueset études financières,1969. '
80 ' .
,- .....-'
les différents
ligne des programmes programmes
Q
;::0°
03
'
ligne des objectifs 70
. o
les différents CD
objectifs ,.'
analyse de système ,
00 0
` 00 0
0011 .0011 .0. .
00 0
000 0
programmes objectifs fins
00 0
00 0
o 011 .. o+- ---. 0
00 0
, -.
8
CHAPITRE II ..
1. Pour comprendre le chemin qui mène de l'une à l'autre il faut connaître les idées
ou croyances philosophiques du grand doyen. Voir notre Essai sur la contribution du doyen
Hauriouau droit administratif
français,Introduction
générale.
82
' '
..-'t ,
1 ...
" ,. : . , - r
'' ' ' 1
Il
.
. .'"
tale. Et ce mouvement est maintenu par un équilibre de forces internes :
collectives ou individuelles ; matérielles, idéales ou morales.
En effet, à la base des institutions, il y a souvent des forces brutales, des
besoins, des intérêts pressants. De même, il y a des idées réfléchies souvent
nécessaires au maintien de l'équilibre qui nécessite des « artihces ingénieux
très recherchés et péniblement trouvés Enfin, autour d'une institution se
développent des sentiments moraux et principes de conduite inspirés spé-
cialement par un idéal de justice.
Toutes ces forces de type différent s'équilibrent entre elles. Mais il con-
vient de s'apercevoir qu'il ne s'agit pas d'un équilibre statique analogue à
celui de la balance ; il s'agit de l'équilibre des organismes vivants dans les-
quels les énergies sont maintenues dans leur état de combinaison par la
suprématie de l'une d'elles. Pour qu'une nation constitue un corps politique
(ou institution), il faut que, de toutes les forces qu'elle contient, l'une ait
émergé suffisamment pour dominer toutes les autres et constituer ainsi la
base de l'édifice. Mais ce pouvoir de domination lui-même ne saurait se
maintenir tout seul. Il s'équilibrera lui-même par la séparation des pouvoirs,
< signe extérieur des institutions ». La séparation des pouvoirs se retrouve
d'ailleurs dans les institutions non politiques, corporation, association, etc.)
(cf. notre Essai sur la contribution..., p. 88-90).
84
. f. , , ,
de dieu : « Etant donné que dans la société il y a quelque chose de plus que
les hommes qui la composent, il faut que ce quelque chose soit ou bien la
conscience collective ou bien l'idée objective conçue par les consciences
individuelles mais qui les dépasse ... Sans doute notre âme est-elle faite de
beaucoup de petites vies coordonnées par l'idée centrale et par le gouver-
nement de quelques vies plus énergiques que les autres ». C'est en cela que
son système n'est pas tout à fait un système puisque il est au départ li-
néaire : c'est de dieu que vient tout le reste. « Nous venons de la surnature
et ainsi toute la civilisation que nous créons en vient aussi o (lettre à
Jacques Chevalier du 27 août 1923, Essai sur la contribution..., p. 8). '
Ce premier présupposé religieux en entraîne logiquement un autre :
l'importance qu'il accorde à la volonté de l'homme, reflet de celle de dieu,
et à la personnalité juridique.
L'homme, grâce à sa volonté, recrée constamment le système «institu-
tion ». Sans la volonté continuée de l'homme, l'institution s'effondre. Encore
un point de vue linéaire qui affaiblit le système en tant que système. Les ·
institutions inertes de la catégorie des choses ne possèdent pas. la volonté.
Les institutions vivantes de la catégorie des personnes disposent de la per-
sonnalité juridique. Leur caractéristique est qu'ils ont « des organes ration-
nellement disposés pour produire en leur nom une déclaration de volonté
propre » 8.
La personnalité morale, cadre de l'institution, repose essentiellement
sur le fait qu'un individu puisse émettre une déclaration de volonté ration-
nelle et que cette déclaration ait pour but d'exercer des intérêts comme des
droits propres apposés à ceux d'autrui 9. Cette double idée de la volonté
libre et continuée de dieu et de l'homme est terriblement cartésienne lo.
Elle est datée historiquement, spirituellement et philosophiquement. Comme
toute croyance il est hors de question de la discuter. Mais force est de
reconnaître qu'elle n'a aucun rapport avec la notion de système. Toute
cette théorie d'Hauriou a le grand mérite de révéler au grand jour les
relations de voisinage, de cousinage (et même de filiation directe dans ce
cas précis) de la théorie classique de la décision avec la révérence faite à la
volonté et les présupposés religieux. Hauriou était parfaitement clair sur ce
point. D'autres auteurs feront reposer sans le dire leurs analyses sur des
présupposés religieux laïcisés, sophistiqués mais très prégnants.
On aperçoit toute la difficulté de la théorie critique : même développée
comme ici, elle s'enlise en partie dans une métaphysique que seule une
analyse corrosive peut éliminer. L'analyse d'autres théories critiques mon-
trent qu'elles sont aux prises avec les mêmes difficultés.
'
86
. ". , ;
J
jfzg
'6, . ,
. ' ' "
'
- .: . ', .
..... , _..;:, :.;_.
LA THEORIE SYSTEMIQUE CRITIQUE "" w ", ;:1'0
.... :: .-....:-..
Théorie systémique critique -
_
Le PPBS-RCB se déploie avec aisance dans le domaine de l'allocation
. des ressources. Critique partielle de la linéarité, il est une première ébauche
, d'analyse de système. Mais ce système-là est mutilé, amputé d'une partie
essentielle : l'analyse critique des fins est absente. Les valeurs et les fins
sont extérieures au dialogue analyste-décideur. Elles sont considérées
comme posées là, intouchables.
C'est à partir d'elles, immuables et respectées, que le dialogue se
développe. Ainsi s'expliquent les insuffisances de la planification classique et
la naissance de systèmes intégrés.
, Colloque de Bellagio
C'est sans doute le colloque de Bellagio de 19691 qui a le mieux for-
mulé les insuffisances de la planification classique non intégrative. Ces
développements doivent beaucoup à ce colloque et en particulier à
Ozbekhan, Jantsch, Forrester, Stafford Beer.
Comme le montre Ozbekhan, l'impératif intellectuel traditionnel pres-
crit que des croyances ou idées soient organisées dans un monde rationnel
et deviennent dignes de foi selon les modes prédominants de perception.
'
Or les concepts, valeurs, réflexions familières ne sont plus capables de faire
' entrer le présent dans quelque dispositif intelligible. « Les méthodes tra-
ditionnelles d'observation, d'analyse, de résolution et de classification sont
périmées. Notre logique fondée sur une seule valeur est mal adaptée pour
explorer les profondeurs à valeurs multiples des données reçues par son
sens ; la prédiction explicative, sur laquelle nous nous sommes longtemps
reposés, n'était pas faite pour résoudre les incertitudes que la nature et la
société semblent engendrer par le seul fait qu'elles existent, se déploient et
évoluent
Or le système ancien inadapté à la multiplicité des variables n'a été
remplacé par aucun système nouveau. « On vous dit " faites l'amour mais pas
la guerre ", on vous parle de flower poncer, et de l'importance de voir la
réalité " comme elle est " ; on vous dit " d'être dans le coup " ; on vous
dit que le travail, les rémunérations, l'action, les décisions - spécialement
les décisions - doivent être partagés. Les injonctions faites au petit bonheur
ne font pas au total un nouveau système de valeur 3.
Le gauchisme, le phénomène hippie, l'explosion sexuelle, la revendica-
tion de participation, la civilisation des loisirs et le refus du travail, la
' 1. Qui a donné lieu à la publication Perspectiveand planning plus tard traduit en
Prospectiveet politique.
2. OZBEKHAN, Prospectiveet politique, p. 47.
3. Ibid., p. 48.
87
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88
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Gâteau et paramètre
90
... , . 1 .' 1,
Contre ces tentatives de destruction, l'organisation du système lutte.
Elle lutte sur les deux fronts externes et internes ; elle lutte également, à la
fois contre les routines et pour atteindre à des niveaux élevés d'ordre et
d'hétérogénéité ! Pourquoi ? Parce que cette première dialectique entropie -
non-entropie cache en réalité une deuxième dialectique : homogénéité-hétéro-
généité. Le système est homogène, mais il est composé de sous-systèmes dont
les relations et les conflits prouvent qu'ils sont hétérogènes. Mieux, c'est leur
hétérogénéité au sein do l'homogénéité totale du système qui permet cette
homogénéité. Dans le système parlementaire classique, c'est parce que l'exé-
cutif et le législatif sont différents et entrent en relation conflictuelle, ou de
collaboration, que le système parlementaire existe. Assez hétérogènes pour
fonder le système, assez homogènes pour en faire partie. C'est cette dialectique
de l'homogène-hétérogène qui explique la créativité du système, réponses à
l'environnement, moyens de refus à entropie et à la routine. L'hétérogénéité
des sous-systèmes supprimée, le système périt. Toute l'auto-adaptation (ou
auto-régulation) est fondée sur -ces différences.
Ces différences constituent le dynamisme du système. Chacun des sous-
systèmes entre en relation avec les autres et avec le milieu environnant.
Mais il ne faut pas analyser ces relations comme des interactions. Ces rela-
tions sont simplement le rapport des éléments entre eux. 1
Un exemple emprunté à Von Bertalanffy 8. Il énonce un système
prenant les éléments P,, qui sont en relation R ; et les
valeurs respectives de ces éléments sous un aspect donné. Les éléments va-
rient selon les équations différentielles simultanées :
_.
dQ, ' , . ,
fl (P. Qu)
dt
,
dQ2
' = /.. (p.,
dt
'
' _ dQn _' _ - _
- fn (P. P.... Qn)
P.) ..':
dt
8. In " An outline of general system theory», The British Journal for the Philosopliyof
Sciences,1 (2), 1950, p. 143.
91
sucre ou de farine. Cet énoncé constitue la loi du système. On peut multiplier
ou diviser par deux ou par dix chacun des éléments, la loi restera la même.
Par contre si l'on décide de doubler la portion de sucre ou de farine en ne
doublant pas la portion de bananes ou de levure, on change de système.
C'est d'un autre gâteau qu'il s'agit. Cet exemple trivial du gâteau a illustré
la notion de loi des relations. Mais il illustre aussi la notion d'invariance et
de variables.
L'invariant c'est la loi des rapports. On ne peut y toucher sous peine de
remettre en cause le système. Les variables sont constituées ici par les
proportions. On peut multiplier ou diviser les proportions en respectant la
même loi des rapports, le gâteau restera identique. Il sera seulement plus ou
moins grand. Mais d'autres variables peuvent exister : on ajoutera ou non de
la cannelle ou d'autres épices, on ajoutera de la crème etc., sans changer
fondamentalement le gâteau. Dans ce cas le problème est de savoir à partir
de quel moment ces variables finiront par changer le système. Problème déli-
cat de seuil, que les spécialistes n'ont pas résolu.
On peut seulement affirmer avec Forrester 9 que : .
- Les systèmes sont remarquablement insensibles aux modifications que
subissent un grand nombre de paramètres du système. La vie politique et la
science sociale montrent que le comportement se modifie à peine lorsque les
paramètres sont l'objet de changements multiples. On aperçoit ici les impuis-
sances relatives de la politique à modifier le système social. On peut réelle-
ment parler d'une « nature réfractaire des systèmes sociaux » (Forrester, p.
227) ; quand la politique varie, les niveaux du système se déplacent légère-
ment et présentent un nouvel ensemble d'information au politique et cette
information même donne des résultats à peu près comparables aux précé-
dents. L'ensemble produit une atmosphère d'euphorie ou de fatalisme, réac-
tions du vécu qui ne tiennent pas compte d'un deuxième élément.
- Les systèmes complexes sont, par contre, très sensibles à quelques
paramètres. Si ces paramètres ultra-sensibles enregistrent des pressions de
politique, celles-ci se diffusent très rapidement dans le corps social.
Le problème est de déterminer quels sont ces paramètres ultra-sensibles.
A la fin de l'Ancien Régime, les atteintes à l'égalité (beaucoup plus qu'à
la liberté) telles la pression fiscale inégalitaire ou la règle des quatre
quartiers de noblesse nécessaires à une grande carrière militaire, constituaient
certainement des paramètres ultra-sensibles. Aujourd'hui, selon nous, les
thèmes de la démocratisation du savoir et de la participation constituent
également des paramètres ultra-sensibles. Est-il besoin de rappeler, par
exemple, que, cristallisé par la révolution de Mai, le thème de participa-
tion manipulé maladroitement par le général de Gaulle a entraîné l'échec
du référendum d'avril 1969 et sa chute politique consécutive 10 P ,
. 9.
9. In
In Prospeetiue
Prospective et
et politique,
politique, p. 226 et
p. 226 et suiv.
suiv.
10. Après cette manipulation malheureuse de paramétres ultra-sensibles, deux stratégies.
étaient possibles : soit ne plus y toucher afin de sauver le système ; on se contente
yy (politiques
92 j .
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Valeur non linéaire, l'équifinalité
Deuxième critère : la valeur. Un système intégratif est nécessairement.
finalisé. D'où qu'on se place, chacun des éléments résumés dans la première
partie de la définition sont empreints de finalité. Ainsi la rétroaction est fina-
lisée. Le comportement d'un objet est régulier selon l'ampleur de sa déviation
par rapport à un but particulier. La rétroaction peut n'être pas régulatrice si le
but visé est atteint. On dit alors qu'elle est positive. Elle est régulatrice si elle
est négative, c'est-à-dire s'il existe une telle déviation par rapport au but dont
on s'aperçoit qu'il ne sera pas atteint. Les signaux deviennent négatifs ; ils
s'opposent alors aux outputs qui ne viseraient pas le but. Les signaux négatifs
guident tout le comportement et sa continuité. Alors que la rétroaction positive
accélère en ce qu'elle ajoute aux signaux des inputs pour parvenir au but, la
rétroaction négative freine et corrige.
Comment ces corrections agissent-elles ? Grâce à un codage et à un déco-
dage de l'information. Codage et décodage de l'information sont des éléments
clef du système. Si on considère que l'hétérogénéité des sous-systèmes cons-
titue le déséquilibre interne au système, ce déséquilibre ne peut s'exprimer
que par des flux des sous-systèmes entre eux. Du chaud au froid et du froid au
chaud, de l'inconscient au conscient et du conscient à l'inconscient etc. Ces
flux ne peuvent passer d'un sous-système à l'autre que grâce au codage et au
.
décodage de l'information. Le sous-système A a son code A' et l'information
. ne sera transmise au sous-système B, qui a son code B', que lorsque celui-ci
aura décodé A' en termes de B'.
9à
'
1 ..
Or il est clair que codage et décodage sont nécessairement finalisés. On
ne peut imaginer une information neutre, brute, qui passerait d'un sous-
système à un autre. Il n'y a pas de fait brut, objectif, innocent.
Pour le montrer, il faut rappeler un critère essentiel lui aussi : l'homo-
généité du système. Le système n'est homogène que s'il a une direction, une
fin, une unité fonctionnelle. Les sous-systèmes auront beau être différents,
leur hétérogénéité ne pourra mettre en cause l'hétérogénéité globale. Si
l'hétérogénéité interne devient la plus forte c'est le système lui-même et sa
finalité propre qui éclatent. Et d'autres systèmes naissent, débris du précé-
dent.
Tant que le système n'est pas détruit, une finalité unique domine l'en-
semble et régit tous les rapports des sous-systèmes qui s'effectuent sous
forme de codage et décodage. Ainsi peut-on dire que codage et décodage
de l'information sont nécessairement finalisés.
Cette finalité dominante éclaire ce que certains appellent à tort le non-
déterminisme du système et que nous préférons appeler le non-linéarisme.
Ceci éclaire la notion systémique de causalité. Buckley en donne une
présentation intéressante 11. Le concept d'équifinalité dépasse les formes
traditionnelles de causalité 12. Il les intègre toutes mais, en même temps, il
en modifie les conditions d'utilisation. Buckley montre que la notion systémi-
que de causalité conduit à une analyse différentielle de la causalité socié-
tale : certains secteurs du système social sont en relations plus ou moins
étroites avec d'autres parties ; certains sont plus critiques que d'autres.
L'approche systémique moderne nous révèle « les causes qui s'exercent sur
les phénomènes étudiés, les conséquences possibles de ces derniers, et les
interactions mutuelles possibles de certains de ces éléments, mais aussi le
processus gobal émergeant en tant que fonction possible de feed back
positifs et/ou négatifs qui médiatisent les décisions sélectives ou choix éma-
nant des individus ou groupes directement ou indirectement concernés »
(Buckley).
En d'autres termes il n'y a plus de cause première, il y a une combi-
naison d'interconnexions à plusieurs niveaux. Mais on a toujours le plus grand
mal à abandonner le système intuitif et linéaire des causes premières. La
déclaration de Bellagio sur la planification en fournit un exemple : tous les
auteurs l'ont approuvée et tous les auteurs des rapports avaient préconisé
l'explication systémique non linéaire et intégrative. Cela n'empêche pas la
déclaration solennelle d'inclure le passage suivant : « On constate que le
diagnostic est fréquemment énoncé et que les remèdes proposés se bornent
souvent à supprimer les symptômes au lieu de s'attaquer à la cause pre-
mière ». Lapsus calami révélateur, car il est évident que les rédacteurs vou-
laient dire « détermination réelle o en l'opposant à « symptôme », et non
cause première avec toutes les connotations linéaires et métaphysiques.
94
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L'application à la décision
Les trois remarques qui vont suivre ont pour postulat le refus de la
linéarité. Décision non intuitive, décision diluée dans le sociétal, globalité des
valeurs et leur critique possible, autant d'éléments qui ne se comprennent
qu'à la lumière de la notion de système caractérisée par la causalité non
linéaire.
La première remarque qui s'impose lorsqu'on applique l'analyse systé-
mique à la décision est que la décision, qui est un processus à travers
différents sous-systèmes, n'est pas un phénomène analysable à travers la
seule intuition. Il ressort des données précédentes que les systèmes com-
plexes ne peuvent être perçus par l'intuition et bien plus « contrarient »
l'intuition 14. Ceci dérive directement de leur remarquable insensibilité aux
$5
' - . .' - ..... '
.... ,.
96 .- .
' /,
i
qu'il faut, en conséquence, dégager en fonction d'immuables fin les meilleurs
objectifs possibles et en fonction de ceux-ci les meilleurs programmes 16.
Or, sur quoi repose cette croyance commune ? Sur l'idée que les valeurs
sont nécessairement subjectives, variables, relevant des passions arbitraires
de chacun. Le grand mot est lâché ! Les valeurs sont individuelles, donc
invérifiables, incommunicables.
Mais rien n'est plus discutable que cette conception atomistique.
16. C'estl'opinion, par exemple, d'un de? grands maitres de la science économique
mondiale : a Un économiste, en tant que tel, n'est pas qualifié pour résoudre des questions
préalables relatives à l'opportunité ou l'inopportunité de poursuivre tel ou tel objectif. Celles-
ci ressortissent au domaine de l'éthique et des jugements de valeur ; il appartient à chaque
citoyen de décider lui-même de ces questions et l'expert n'a le droit qu'à un seul vote
comme le premier venu. Tout ce qu'il peut faire c'est de signaler le coût réel impliqué par
telle ou telle décision n ? (Paul A. SAMUELSON, L'économique, tome I, p. 21).
17. Prospective et politique, p. 74.
18. J. BRONOWSKI, Science and human values. ,'.. ,'
' '
· " - 97
7 .' " ,
"
qu'elles peuvent être justifiées par des preuves socialement tenues pour
fondées.
En d'autres termes les valeurs n'ont rien d'individuel, elles sont so-
ciales 19, elles ne relèvent pas du domaine du non décidable puisque leur
valorisation est possible et que leur corrélation avec une société donnée est
mesurable.
Si les valeurs font partie du décidable, si le système est finalisé et fina-
? lisable, il est hors de question d'étudier les décisions autrement que par
référence aux autres décisions, à toute la partie non décisionnelle du
système, à toutes les déterminations possibles.
Du même coup le changement ne peut être que le fruit d'une rupture
globale dans le système général. Rupture qui ne peut se faire qu'au niveau
des valeurs : « Seuls des changements dans la configuration générale des
valeurs peuvent transformer la situation présente Volontarisme qui
crée l'avenir et ne le prédit plus. 'Dans une conception linéaire l'avenir était
causé par le présent. Dans une conception non linéaire l'avenir créé cause
le présent.
' ' ''
L'avenir contraint le présent : la planification 21
Aujourd'hui la planifieation consiste avant tout à élaborer des pro-
grammes séquentiels pour affronter les crises successives. C'est donc une
méthode pour mettre un peu d'ordre dans la complexité présente. Elle
n'est pas encore utilisée pour forger un instrument scientifique qui décide les
fins et dégage les stratégies consécutives.
Instrument fragmentaire, elle est de moins en moins adaptée. Les ins-
titutions changent : ainsi aux Etats-Unis, des armées qui formaient avant-
guerre des institutions distinctes et autonomes à fonctions précises et
différenciées. Aujourd'hui l'armée est devenue le complexe militaro-industriel
qui se transforme même en effort militaire et social (programme d'aide à
l'enseignement, à la pauvreté). Dans ces conditions « les anciennes procé-
dures de planification, qui étaient dépourvues de toute équivoque, donnent
lieu à toutes sortes de programmes indépendants dont le lien avec des fins
' militaires est devenu pour le moins obscur aux yeux des planificateurs de la
vieille école o (Ozbekhan, p. 79).
De même, aux Etats-Unis comme en France, les problèmes de plani-
J fication urbaine, d'aménagement du territoire, etc., mécanisme toujours
répété : tentative de chaque institution d'élargir sa planification aux dimen-
m
sions de l'espace total du système en raison de l'absence d'autres forces
.d'intégration. « Absence destructrice » dit Ozbekhan. On peut en effet cons-
tater que toutes les institutions entrent en concurrence pour combler cette
19. Il est évident que certaines valeurs sont ressenties comme individuelles (je préfère
le bleu au rouge) et d'autres comme sociales (choix globaux et solennels), mais les unes et
les autre; sont vérifiables, communicables selon des processus sociaux.
20. OzBEKHAN, Prospective et politique, p. 89. "
21. On doit cette analyse à OzBEKHAN, ibid., p. 78 et suiv.
98 1
lacune. Chaque institution cherche à développer son hégémonie sectorielle
avec son style propre. De nouvelles institutions coordonnatrices sont donc
nécessaires.
Quels sont les problèmes propres à l'ensemble du système social ?
En voici le tableau présenté par Ozbekhan (p. 81) :
..... ' .
Problèmes critiques continus
.. 99
_
Planification technologique intégrée 22
La technologie, outil grâce auquel l'homme a pu domestiquer la nature,
. est devenue en même temps moyen d'accéder à des stades supérieurs d'une
évolution psycho-sociale qui débouche sur la société complexe et intégrée
d'aujourd'hui.
Elle est fondamentalement ambivalente : moyen prédominant d'agir sur
la nature, sur la société et sur l'homme, elle est aussi moyen de construire
un monde artificiel complétant ou remplaçant la nature. Il semble que la
technologie agit autant parce qu'on n'a agi sur elle que par une rétroaction
positive autonome. Elle devient ainsi source d'aliénations diverses.
Un examen attentif du système nature-homme-société-technologie mon-
7 tre qu'il peut être décomposé en six sous-systèmes bi-polaires dont chacun
l'intégration de deux des quatre éléments de base : nature-
.J1I U- représente
technologie, société-technologie, homme-technologie, homme-nature, homme-
nature, homme-société, nature-société. Cette présentation permettra de faire
' les fonctions diverses de la technologie.
apparaître
Le sous-système nature-technologie.
Première fonction : la domestication de la nature pour servir les buts de
'
l'homme. Succès évident.
Deuxième fonction : la stabilisation écologique ou la conservation des
capacités reproductrice de la nature. On ne peut que reconnaître l'échec
actuel de la technologie en ce domaine.
Troisième fonction : utilisation et mise à disposition d'éléments compo-
sés et matériaux naturels. Il est clair qu'ici la reproductibilité naturelle ne
peut suivre le rythme d'utilisation par l'homme.
Quatrième fonction : l'adaptation physique du milieu naturel. Ici, les
possibilités sont grandes : dessalement de l'eau de mer, air conditionné,
systèmes de transport, etc.
Cinquième fonction : la création d'un paysage humanisé. Le caractère
artificiel du paysage urbain-industriel donne naissance à un sentiment
d'aliénation alors que si on observe « les champs et paturages on éprouve
un sentiment unique celui d'être en paix avec la nature, d'avoir façonné
une nature anthropomorphe » 23. Ici la tâche est immense.
'
100 ..
Le sous-système homme-technologie. Il est fréquemment négligé ou di-
lué dans d'autres. Si on le pose de façon autonome on peut développer
ce que Jantsch appelle la rétroaction négative de la technologie. Les rela-
tions société-technologie ont abouti à limiter la liberté de l'homme (crois- '
sance de la circulation urbaine - abaissement de la mobilité personnelle) à
envahir sa vie privée (bruits), à détériorer son environnement (pollution, etc.)
On ne sait pas encore quels sont les seuils que l'homme ne peut franchir
mais « la neuro-psychologie semble indiquer que nous approchons de cer-
taines limites absolues ou que nous les avons déjà franchies (Jantsch, p.
174). Des fonctions utiles peuvent donc être ici définies : santé mentale,
santé physique, adaptation au milieu psycho-social, intégrité de la person-
ne, etc. Les trois autres sous-systèmes n'incluent pas la technologie.
Le sous-système nature-homme. Le soubassement biologique de l'hom-
me, sa relation psychologique très importante avec la nature montrent
que « l'accomplissement de i'homme " dépend " de la bonne gestion de
sous-système » et « impose du même coup de sérieuses limites au dévelop-
pement d'un univers artificiel par le pur et simple maniement des techno-
logies » (Jantsch, p. 175). .
' Le sous-système Les aliénations
homme-société. sont ici évidentes et
. dérivent le plus souvent de la technologie. L'éducation est une fonction qui
peut corriger cette évolution.
Le sous-système nature-société. Ici Jantsch songe au défi d'une « aven-
ture enrichissante » qui peut être trouvée dans l'observation de la nature
vierge, une fois que la technologie aura trouvé d'autres possibilités d'utili-
sation de la terre que la production alimentaire. La fonction « paysage
humain » interfère ici.
Ce tableau général fait apparaître que les fonctions réagissent de ma-
nière complexe les unes sur les autres et qu'en outre les six sous-systèmes
bi-polaires réagissent entre eux. « Idéalement la planification intégrée
s'efforcera ici encore de passer à un niveau supérieur d'abstraction et de
maîtriser le jeu réciproque des fonctions » (Jantsch, p. 176). Mais la mé-
thode qui permettrait d'appréhender cette totalité n'existe pas encore.
'
102 : . "' . _
:. - :..
En gardant à l'esprit cette fluidité, on peut montrer, à la suite de
Jantsch, le tableau de corrélation entre les deux classifications :
- ..' ". .
Ansoff et Brandenbourg Jantsch
, - les
Les institutions instrumentales constituent cependant une forme histori-
quement importante et représentent, pour certaines entreprises insérées dans
des secteurs stratégiquement stables et fabriquant des produits à peu près
similaires, un mode efficace de gestion.
Dans cette catégorie on peut encore ranger les institutions pragmati-
ques un peu plus évoluées qu'Ansoff et Brandenbourg appellent « à forme
adaptable (gestions des projets) » 29.
Dans ce type d'institutions l'adaptation interne à de nouvelles tâches
est facilitée. Les activités de l'entreprise sont réparties en deux groupes : un
groupe de développement, responsable de la planification stratégique et du
développement et de l'entretien des ressources matérielles et humaines de
la firme ; un groupe des projets responsable de la mise en application des
plans stratégiques et chargé d'exploiter les positions qui en découlent quant
aux produits et aux marchés.
La structure est fluide et flexible. Les directeurs de projet sont nommés
à mesure que l'on pénètre sur de nouveaux marchés, et retournent aux
domaines fonctionnels de leur spécialité quand les projets sont terminés.
Les avantages son évidents : souplesse stratégique, structurelle et opéra-
tionnelle. L'organisation est ouverte, open ended, et peut rapidement
changer de forme. Le changement est d'autant mieux accepté que les
cadres supérieurs de gestion et de logistique ne sont pas affectés en per-
manence.
Les limites de ce sous-type d'organisation sont toujours les mêmes :
absence de critique des fins et sectorisation consécutive.
Les exemples d'institutions instrumentales abondent. Notre adminis-
tration et notre université traditionnelle illustrent cette catégorie. Il en est de
même de nombreuses firmes à pyramides hiérarchiques, adaptées au profit
du capitaine d'industrie du siècle précédent qui faisait tout par lui-même.
'" "
Les institutions pragmatiques ' ':."'
Les institutions pragmatiques à forme divisionnelle décentralisées cons-
tituent un effort pour échapper à l'état précédent.
Elles sont liées à des objectifs définis, compatibles avec une vision à moyen
terme. Mais elles ne se préoccupent pas d'expliciter les résultats de leur action
et de désimpliquer leurs objectifs.
Elles constituent donc des aménagements empiriques pour assurer l'effi-
cacité des tâches de planification technique et d'exécution des plans. Par
exemple, « dans le domaine de l'innovation technologique, on crée des
institutions pragmatiques pour mettre au point des technologies spécifiques
prédéterminées en calculant à l'optimum l'acquisition et la combinaison des
ressources. De telles institutions ont remporté des succès spectaculaires à
propos de tâche à caractère interdisciplinaire, en particulier dans les tech-
niques de pointe (Jantsch, p. 459). , .
'
29. Prospectiveet politique,p. 356. . _. ..
104 "
Les institutions pragmatiques ont donc permis la gigantesque accéléra-
tion du changement technologique ; mais, en même temps, on doit leur
imputer la responsabilité des tendances divergentes qu'elles ont déclenchées.
Elles ont en effet « tendance à pousser à fond certaines stratégies en négli-
geant d'autres options envisageables » (Jantsch, p. 460). Ceci s'explique par
leur fonctionnement linéaire au niveau de la planification. Elles constituent
la technocratie ou les techno-structures des grandes sociétés politiques occi-
dentales.
Comme le montrent Ansoff et Brandenbourg, cette forme d'institution
remédie aux insuffisances de la précédente 30. Le principe de base en est le
groupement d'activités par couples de produits et marchés. Chaque couple
de produit-marché est assigné à un directeur qui a l'entière responsabilité des
décisions stratégiques administratives et opérationnelles dans la sphère
importée 31. Dans les entreprises ayant grandi en taille et en complexité, un
tel système permet de préserver une certaine souplesse. En pratique, , cette
plus grande souplesse a été atteinte. Une plus grande efficacité aussi ; puis-
que le champ individuel de responsabilité de chaque directeur est restreint
et qu'ainsi une attention plus grande est donnée aux questions stratégiques.
On peut indiquer, toujours dans le même sens, que la centralisation persis-
tante des moyens de recherche fondamentale entraîne chaque division à
entrer en concurrence avec les autres pour les efforts de recherche.
Mais les institutions pragmatiques n'ont présenté qu'un progrès limité
dans la souplesse stratégique et structurelle. L'absence de discussion sur les
fins globales entraîne la sectorisation des activités et des préoccupations, le
développement de stratégies concurrentielles souvent stériles 32 visant des
buts quantitatifs et non qualitatifs ; elles sont « les premières responsables
de la dégradation du système au sein duquel l'homme doit vivre et en
particulier des systèmes liés formés par la technologie, l'homme, la société
et la nature (Jantsch, p. 460). La plus grande partie des institutions pri-
vées et publiques, aux Etats-Unis, comme en France, est organisée sous
forme d'institutions programmentales. Dans l'enseignement supérieur, les
IUT en sont une manifestation : caractérisés par une vocation évidente à
l'interdisciplinaire, ils cherchent à créer des spécialistes qui répondent aux
besoins de l'industrie privée. Mais ces spécialistes eux-mêmes engendrent
des solutions séquentielles bloquant les systèmes où doivent vivre l'homme
'
et la société.
La linéarité prédomine toujours.
Autre exemple : les institutions de l'administration prospective. Qu'il
s'agisse de la Datar ou de la Direction de la prévision, des Oream (Organi-
sation des études des aires métropolitaines) ou du Commissariat à la conver-
Les institutions .
auto-adaptables
Les institutions auto-adaptables sont le premier type d'institutions non
linéaires connu et envisageable. Qualifiées par Ansoff et Brandenbourg de
« forme innovatrice » (p. 359), elles impliquent l'adaptation dans leur réac-
tion à l'environnement axé vers le résultat, elles apportent de façon souple
des changements non linéaires et les envisagent dans un contexte de sys-
tème.
Elles permettent de créer des avenirs et savent se situer au niveau des
stratégies et des politiques. Elles incluent des sections organisées sur le mode
pragmatique qui finalement gèrent les projets, mais elles sont dominées par
des cellules auto-adaptables qui examinent tous les objectifs susceptibles de
traductions en stratégies et en tactiques. « C'est uniquement dans un tel
cadre que tout le mécanisme de la planification créatrice d'avenirs peut se
dérouler dans l'interaction entre la planification au niveau de la politique
générale, à celui de stratégie et à celui de la tactique » (Jantsch, p. 462).
La caractéristique essentielle des institutions auto-adaptables est qu'elles
conduisent à une planification et à une action non linéaire. Choisissant parmi
telle ou telle technologie en les confrontant avec le contexte général, elles
chercheront à satisfaire simultanément un certain nombre de critères glo-
baux. Le principe structurel consiste à rassembler les marchés et produits
établis et rentables dans un groupe des activités courantes, current business
group, et de situer tout ce qui concourt à créer de nouveaux marchés et
produits dans un groupe d'innovation. L'introduction de nouveaux produits
ou l'entrée sur de nouveaux marchés sont conçues, programmées et mises en
oeuvre par le groupe d'innovation sur la base d'un projet. « Le groupe de-
meure responsable du projet jusqu'à ce que sa responsabilité d'exploitation
commerciale ait été établie » 33. Cette catégorie des institutions auto-adap-
tables offre de très bons résultats au regard des quatre grands critères de
fonctionnement d'une organisation selon Ansoff : efficience en état stable,
souplesse opérationnelle, stratégique et structurelle.
On attend de ces institutions des méthodes dynamiques et souples per-
mettant de traduire dans toutes les directions les implications des objectifs
et des solutions réalisables et d'« animer », de stimuler la créativité dans la
structure tout entière. « En bref elles satisfont à deux exigences fonda-
mentales. Combiner l'initiative décentralisée et la synthèse centralisée ». Le
"
33. ANSOFF et BRANDENBOURG, p. 361.
' .
106
PPBS a eu ici - quelles qu'en soient les limites - des effets heureux.
Même si au départ certains de ses introducteurs ne souhaitaient pas intro-
duire de dangereuses ou oiseuses critiques des fins, de fil en aiguille et par
la dynamique du système, les praticiens du PPBS se sont posés le problème
des fins. Mais aux Etats-Unis comme en France la situation reste ambiguë.
Si on peut écrire avec Jantsch (p. 463) que le PPBS a conféré un carac-
tère d'institutions auto-adaptables à l'ensemble de l'Etat fédéral, de nom-
breux domaines, comme les affaires étrangères, le commerce, l'agriculture
restent gérés de façon instrumentale. Trait commun avec la France, les
ministères créés récemment comme les Ministères des transports, du loge-
ment et de l'aménagement urbain correspondent davantage à une planifica-
tion intégrative.
En France la situation paraît semblable. L'ambiguïté de l'implantation
de la RCB est pourtant ressentie. Si certaines administrations la considèrent
seulement comme un procédé de calcul économique plus élaboré, d'autres
)P
aperçoivent qu'elle constitue un levain puissant de critique des fins. Ici en-
core les administrations les plus nouvelles (Ministère de l'équipement,
Direction de la prévision ou Datar) comprennent ce souci. Mais elles sont
. immédiatement barrées par les blocages tenant à une politique conservatrice,
à une stratégie concurrentielle inter-administrative ou à la résistance mentale
au changement.
On recoupe ici une observation précédente : la plus grande part de l'admi-
t nistration prospective est à cheval sur la catégorie pragmatique et sur la
catégorie auto-adaptable ; on ne peut même pas écrire en toute infaillibilité
que certaines cellules plus prospectives que d'autres sont exclusivement préoc-
cupées par une vision intégrative et que d'autres le sont par une vision
sectorielle. En réalité, dans le vécu quotidien, il n'y a pas de ligne de partage
des eaux. Chaque structure générale et chaque administration sont partagées
et déchirées entre les deux visions itttégratives et sectorielles 34.
Dans l'enseignement supérieur les orientations pluridisciplinaires pragma-
tiques ont tendance à déboucher parfois sur des structures téléologiques du
type « environnement « urbanisme etc.
Dans l'industrie la situation est différente aux Etats-Unis et en France
(sur ce point voir Jantsch, p. 463).
Aux Etats-Unis, l'industrie connaît un certain degré d'auto-adaptabilité
intra-institutionnelle, c'est-à-dire de cohérence des différents buts, moyens et
structures, et une seule entreprise intrinsèquement considérée. Mais une
conception intégrative exige l'adaptabilité inter-institutionnelle. L'industrie
n'y est pas encore parvenue, mais l'un des changements en cours - souligné
par Forrester 35 - est déjà observable : les objectifs primordiaux de la
34. Et ce, quel que soit le degré de conscience que l'administrateur en a : il suffit par
exemple de procéder à une analyse critique de tel document prospectif de la cellule la plus
spécialisée en planification intégrative. Des préoccupations sectomsantes apparaissent ici et là.
d'une vision en voie '
vertiges scientifique de disparition.
35. Prospective et politique, p. 423-424. _ , ,_
'
.. 107
firme passent de « cette idée déjà bien émoussée, qu'il convient avant tout
d'assurer des dividendes aux actionnaires au concept d'une société dont l'acti-
vité serait principalement consacrée aux intérêts de ses participants. « C'est
un premier élargissement qui pourrait être suivi par un autre : l'ouverture aux
relations inter-institutionnelles intégratives ».
En France c'est à peine si la première étape est envisagée par les esprits :
Ot-un énorme progrès sera réalisé avec l'avènement de l'adaptation intra-
institutionnelle. On est encore loin d'imaginer la naissance de l'adaptation
inter-institutionnelle.
Il faut ajouter, enfin, à cette pyramide, une institution auto-adaptable
par excellence, celle qui accélérera le développement de toutes les autres et
en permettra la compatibilité. L'« institution vigie o de Ozbekhan, appelée
aussi « institut du futur par Helmer. Comme le formule Ozbekhan, la
principale fonction d'une institution vigie sera « de concevoir les futurs pos-
sibles, de créer des standards de comparaison entre ces différents futurs pos-
sibles, de définir les moyens de les atteindre grâce aux ressources physiques
humaines, intellectuelles et politiques que la situation actuelle permet d'éva-
luer Elle devrait déboucher sur des schémas nationaux globaux, voir des
schémas internationaux. Si l'on considère en effet que la surpopulation en
Amérique latine ou en Inde n'est pas un problème latino-américain ou indien
mais bien un problème mondial dont les conséquences se révèlent partout, on
comprend la proposition d'Ozbekhan d'une institution vigie internationale
pour les pays avancés, qui se préoccuperait avant tout de la planification de
problèmes exclusivement solubles dans un cadre mondial, par exemple le
problème alimentaire mondial, la régulation démographique ou la maîtrise de
l'environnement.
Telle est l'extrême pointe du concevable actuellement en matière de
critique institutionnelle de la linéarité : la mondialité des solutions et des
institutions. La plupart des auteurs, préoccupés par le raisonnement intégratif,
ne s'y sont pas trompés. Les institutions sont à ce point différentes que la
plupart des caractéristiques de la gestion et de l'organisation classique ont
disparu.
Forrester a fait dresser le tableau de ces nouvelles caractéristiques orga-
nisationnelles : ainsi de l'élimination du rapport hiérarchique de supérieur à
subordonné, de la naissance de centres de profits décentralisés, de la détermi-
nation objective des rétributions, de la restructuration par l'intermédiaire du
traitement électronique des données, de la latitude d'accès à l'information, de
l'élimination des monopoles internes, de la mobilité de l'individu, de l'ac-
complissement de ses droits par la création d'une constitution au sein de
l'entreprise, de l'enseignement au sein de la firme 37.
36. OzBExHAN, « Concept d'une institutionvigie,, Bulletin Sedeis, octobre 1965, p. 18.
C'est une formule inventéepar Bertrand de Jouvenel.
37. On remarqueraqu'à l'exceptionde la déterminationob;ectivedes rétributionset des
centres de profit décentralisés,toutes les autres caractéristiquescorrespondentà celles qu'on
108 , .
On remarquera cependant que sur un point Forrester reste en arrière ; une
des caractéristiques des nouvelles organisations lui paraît être la séparation
de l'élaboration des politiques et de la prise de décision. « Par politique il
faut entendre ces règles qui orientent les décisions, la politique s'intéresse au
cas général, et définit, tout au moins partiellement, comment il faut prendre
les décisions particulières qui en dépendent Il ajoute : « L'élaboration de
la politique devrait se voir séparée des tâches absorbantes qu'entraîne la
prise de décision au niveau opérationnel : sinon les pressions du court terme
empièteraient sur la dite opération ... 0 39 On est confondu par cette étroi-
tesse de point de vue dans une doctrine aussi avertie ; la même fragmentation
linéaire du politique et de l'administratif réapparaît ici. Séquelle linéaire dans
une conception intégrative 4°. La proposition de Forrester aboutit à séparer
la conception de l'exécution, les tâches de planification des tâches de gestions,
et à faire des premières l'alibi des secondes.
La meilleure réponse est donnée par Jantsch : celui-ci reconnaît bien
que dans un premier stade on assistera à la superposition d'une structure
souple privilégiant l'innovation sur une structure administrative et opération-
nelle plus rigide. Mais il estime que, dans un deuxième stade, il conviendra
d'instaurer une harmonie, voire une identité complète, entre la structure de
planification et la structure opérationnelle 41.
La théorie systémique critique montre ici ses insuffisances, elles appartien-
nent à des niveaux très différents.
On a tenté de les rassembler en les distinguant selon le type de réponse
qui peut leur être donné : les unes trouvent dans l'analyse de système elle-
même des esquisses de solution ; les autres ont visiblement besoin de s'inspirer
de certaines disciplines telles que l'histoire ou la psychanalyse.
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Autre type de difficultés : une partie de l'analyse de système se caractéri-
serait par un certain optimisme méthodologique et une certaine auto-satis-
faction. Il en serait ainsi des pragmatistes du PPBS. Utilisation de techniques
prétendûment neutres et transposables à tout système. Or, ce qui est vrai
des systèmes mécanistes et physiques n'est pas vrai des systèmes sociaux qui
incluent des systèmes physiques (bâtiments, appareils scientifiques, etc.)
et des systèmes humains, domaine d'élection de l'aléatoire et de l'incertain.
Les schémas qui introduisent de l'extérieur le déterminisme classique sont
impuissants à comprendre le système social. A ce type de difficultés répond
la notion systémique de niveaux qui est au coeur du renouveilement de la
pensée scientifique par l'approche cognitive. Bertalanffy, dans General
system theory, fondation, development, applications, montre que
« l'interaction dynamique dans les systèmes ouverts et les mécanismes de feed-
) back sont deux concepts distincts de modélisation qui ont chacun leur " légalité "
6dans leur domaine propre. Le modèle de système ouvert est fondamentalement
non mécaniste et transcende non seulement la thermodynamique classique, mais
aussi le principe de causalité unilinéaire qui forme la base de la théorie classique
en physique. L'approche cybernétique conserve le modèle mécaniste cartésien de
l'organisme, la causalité unilinéaire et les systèmes clés ; mais elle introduit un
élément nouveau ... en particulier les concepts de la théorie de l'information n
(p. 163).
Or un système humain comprendra plusieurs niveaux : le niveau de certains
actes qui pourront être appréciés linéairement ; les niveaux plus complexes
relevant de la causalité non linéaire.
Aucune approche ne devra donc exclure les autres. Toutes, selon les
"
niveaux, devront être utilisées 44.
Les non-réponses
Mais, à la question du seuil, l'analyse de système ne répond rien ;
en effet un système pour être un système doit être homogène. Pour être
système il doit aussi inclure dans cette homogénéité même des sous-systèmes
différents susceptibles d'échanger des informations entre-eux et avec l'envi-
Mais où est le seuil d'homogénéité du système ? Où est le seuil
.?t
- JL?onnement.
d'hétérogénéité des sous-systèmes ? La seconde question dérive de la pre-
mière : il est fondamental de repérer les paramètres ultra-sensibles et critiques
qui permettront de modifier le système. Mais par quelle technique de repé-
rage ? Quels sont les critères de ces paramètres ?
Enfin l'équifinalité - qui est au coeur de la théorie de la causalité globale
linéaire - permet bien de connaître les buts et le point de départ mais
non
44. On est resté ici délibérémentsommaire : il suffisaitde montrer la voie dans laquelle
on peut s'engager pour parer à ce type de difficulté.Bouldingest beaucoup plus précis :
il distingueneuf niveauxde systèmes,classéspar ordre de complexitédu monderéel (voir sa
participationà l'ouvrage collectif, Sociologyand modern system theoril). On en trouve une
bonne descriptiondans BAREL,op. cit., p. 106, et dans un rapport de RoiG, « Analysede
système en science sociale, perspectivesde développementthéoriquerapport aux journées
d'études sur e L'analyse systémique en science politiquen de l'Associationfrançaise de
science politique, avril 1970.
45. Voir sui ce point les pages importantes où Barel décrit le processus d'unification de
la science et ses difficultés (p. 97 et suiv.). Dans ces tentatives la psychanalyse et l'histoire
ne sont pas spécifiquement citées comme disciplines à intégrer. Curieuse absence, alors que
leur méthodologie correspond si bien - à notre avis, le mieux - à l'étude des systèmes
humains complexes.
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. PROPOSITIONS POUR UNE METHODOLOGIE NOUVELLE .
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Freud systémiste
Pour rendre compte de la totalité psychique d'un sujet, Freud a
construit théoriquement un système. Il intègre en un schéma trois sous-
systèmes : l'inconscient, le préconscient conscient, qu'il nomme soitet le
« instances », soit systèmes et qui ont une certaine autonomie les uns par
rapport aux autres. A chacun sa propre fin, son propre « destin » 3, ses lois
de fonctionnement. Les trois sous-systèmes sont liés entre eux et s'articulent
en vue de la survie du sujet, du psychisme dans son ensemble (voir figure I).
Le système freudien est intégratif dans la mesure où les données -
reçues
- sont transformées et à moment l'instance
inputs intégrées chaque par
- -
qui les reçoit et sortent outputs après un traitement spécifique, soit
d'un sous-système à l'autre, soit du système vers l'extérieur (réalité sociale),
soit ne sortant pas du sous-système inconscient (auquel cas, nous n'en
savons rien).
Le traitement des informations diffère selon qu'on a affaire au système
conscient ou au système inconscient. Dans ce dernier cas l'élaboration des
données porte le nom de primaire, dans le premier cas de secondaire
(conscient). Quand nous avons à parler, à discourir, nous ne pouvons
qu'élaborer secondairement, avec les données spécifiques du travail de la
raison, ce qui a été transmis par le système inconscient. On remarque qu'il
y a, par définition, homogénéité de l'ensemble dans la mesure où chaque
sous-système tend à un équilibre et échange de l'énergie.
FIGURE I
/- ICS (inconscient),
S2 : environnement : la
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société, la « réalité
réalité »
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S2 S2 sociale.
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Ce schéma est un peu simpliste dans la mesure où les compromis sont
déjà le fait de l'inconscient où les éléments disparates « s'accordent tant
bien que mal, où la censure, instance inconsciente, refoule les éléments per-
turbateurs et les oblige à se déguiser pour qu'ils puissent se « décharger ». Il
est bien évident qu'il faudrait raffiner ce plan sommaire. Cependant il est
suffisant pour montrer ici que les trois sous-systèmes produisent une équifina-
lité, en ceci que chacun des trois sous-systèmes a sa propre finalité différente
de celle des autres 6 ; et pourtant son action aboutit à une supra-finalité du
système global identique pour tous les sous-systèmes.
115
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La causalité du système analytique n'est pas linéaire. En effet il y a
possibilité de passages multiples des éléments d'un sous-système (jeu de
renvoi entre conscient et inconscient d'un élément censuré) ; possibilité pour
un élément de s'enfouir dans l'inconscient totalement 7 ; possibilité de
passage de l'inconscient à l'extérieur du système sous contrôle du conscient ;
possibilité de passage de l'inconscient au conscient sous déguisements mul-
tiples ; traces laissées dans le discours ou le comportement conscient par
l'inconscient (voir figure II).
Multilinéarité de l'interprétation
Un élément issu de l'inconscient n'est pas la cause, au sens linéaire
classique, d'un symptôme. Le symptôme n'est ni sa manifestation (comme si
l'élément pulsionnel était une substance) ni son effet. Le symptôme est la
pulsion, il y a transport d'un élément dans l'autre ; ce qui change c'est le
décodage.
Mettons que chaque sous-système a son code et que toute information
reçue ne peut l'être que si elle entre dans le jéu du code, c'est-à-dire, d'une
certaine manière, si elle pactise avec le sous-système dans lequel elle appa-
raît. Ainsi au niveau du code » du discours conscient, un lapsus (oubli ou
déguisement d'un mot, association de sons, un mot pour un autre) est,
cependant, pris dans la trame du discours cohérent dont il n'entame pas la '
logique, soit que le sujet se reprenne lui-même, soit que son interlocuteur
décode l'erreur et rectifie. Les traces de l'élément inconscient sont perturba-
trices mais à l'intérieur d'un sous-système bien formé qui en annule l'effet.
Effets de sens qui se produisent à la surface du discours et l'agitent à
peine.
S'il n'en est pas la cause du moins existe-t-il des rapports entre l'élément
du sous-système inconscient et celui, codé autrement, du sous-système
préconscient : or ce nouveau codage implique une transformation telle qu'on
ne peut le reconnaître. Il y a possibilité de :
Condensation de plusieurs éléments condensés ; on peut appeler ce pro-
cessus « causal », une surdétermination.
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inconscient conscient
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Déformation par le code, par une .) 8 point
présentation logique et datée d'un
élément de l'inconscient (qui ne
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inconscient conscient
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Transfert et politique
Les implications idéologiques des concepts tels que ceux de maladie
mentale, de déviation sociale, de cure psychologique sont autant d'insights du
psychanalyste le plus souvent inconscients. Traiter un malade c'est d'une
çertaine manière affirmer et travailler ces concepts. L'engagement personnel
du thérapeute, sa relation au monde, ses orientations politiques sont à pren-
dre en compte dans l'analyse. Sans cette visée politique, un travail de clini-
cien n'est pas « méthodique ». C'est-à-dire qu'il sert le plus souvent un
« idéal sociale déjà là, sans le remettre en question. Le travail de la cure
consiste à lui faire prendre conscience de « l'ensemble » des valeurs dans
lequel s'intègre son traitement.
En effet, à partir de cette quête, on pourrait s'apercevoir des différents
clivages dus aux valeurs et aux objectifs différents du praticien.
En termes de recherches sur la décision on pourrait les classer suivant
qu'ils ont une approche sectorielle ou systémique, empirique ou intégrative,
d'acceptation d'un donné social ou de critique de la société.
Comment étudier la finalité d'un système ? Cette finalité ne risque-t-elle
pas d'être trouvée très subjectivement par l'analyste ? Problème des valeurs
ou de l'idéologie. Problème inévitable.
Il est bien certain que l'analyse variera suivant le but subjectivement
à la pratique. Cependant la méthode pratique du psychanalyste peat
assigné
' encore ici guider : la finalité d'un système est toujours de survive. Pour cela
il faut et il suffit que les différences de structures internes soient respectées.
Un analyste n'a donc pas à se soucier de la plus ou moins grande adaptabilité
à la réalité sociale du système qu'il analyse ni, non plus, aux conséquences
sur cette réalité des actions de son patient, mais seulement d'aider l'organi-
sation à survivre. Admettons que le choix d'une telle pratique soit indivi-
dualiste et néglige l'environnement. Faut-il donner pour fin au système de
s'adapter à cet environnement du au contraire de le faire sauter ? De toute
manière ce seront là des fins ajoutées car, en aucune façon, l'adaptation ni
la destruction ne seraient possibles à un non-système c'est-à-dire à un fou
ou à un mort.
On voit là se poser le rapport du théoricien et du praticien, le rapport
de l'analyse « décisionnelle à l'analyse a cognitive cher à Barel : la
coupure qu'on déplore entre les deux approches vient ici justement s'intégrer.
Le praticien a à connaître des objectifs sectoriels et à planifier, réduire,
accroître et « soigner » tel secteur de décision en vertu d'un objectif global
qu'il ne remet pas en cause. Ainsi l'analyste peut-il soigner un malade :
l'adapter, le normaliser. Mais, ici, il faudra qu'il prenne en compte ce qu'il
et les armes du libéralisme, qui ont en commun une tendance à surestimer la simple cons-
cience de la réalité et à négliger la nature des mécanismes politiques », E. EancsoN, Etitiqite
et ys?channly.se,p. 225.
120
12. Le mouvement actuei de l'antipsychiatrie répond à cette question par une volonté .
de changer la société, alors que le psychanalyste ne va pas jusque-là. _
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1?
Tel psychiatre sera libéral, tel autre sera marxiste, tel autre sera réaction-
naire. Hétérogénéité et « subjectivité » de la société psychiatrique.
Homogénéité relative et « objectivité » de la société psychanalytique. On
croit ainsi avoir répondu à la question : comment déterminer objectivement
les valeurs qui sont nécessairement subjectives et avoir apporté au moulin
d'Ozbekhan une nouvelle force motrice. -
122
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183
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ces fins dans le processus de décision. Non critiquées, ces fins s'imposent à
la totalité du personnel politique. Elles sont donc en bonne partie les mêmes
pour tous. Faut-il rappeler, par exemple, que pour les problèmes de la vie
quotidienne des citoyens, de la famille, des loisirs, de la ville, de l'aménage-
ment du territoire, le programme commun de la gauche - quelles que
soient ses innovations par ailleurs - est peu innovateur par rapport aux
pratiques de la majorité gouvernementale ? P
C'est le système dominant, il est en équilibre très instable : il est écar-
telé entre le retour au non-volontarisme non intégratif (empirisme) et le
volontarisme intégratif révolutionnaire. Fonction essentielle de ce système :
assurer la conservation de l'ordre social global à moyen terme.
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nourricière cependant. Contradiction dont ne sortent pas la plupart des
intellectuels, universitaires, chercheurs, étudiants, psychanalystes. Il faut
d'ailleurs se garder de penser que cette catégorie n'agit pas. Le cognitif agit
à sa façon, secrète ses idées, les diffuse progressivement dans le corps social
et politique. Un exemple parmi d'autres : en 1960, Jean Gottman, éminent
universitaire, frappé par les mégalopolis n américaines écrit de nombreux
livres et réussit au cours de déjeûners mondains d'abord, puis de façon plus
organisée au cours de réunions de spécialistes, à convaincre les grands amé- _
nageurs et planificateurs tels que Paul Delouvrier ou Pierre Massé. Sa
doctrine est une des origines du schéma directeur de la région parisienne.
Un exemple parmi d'autres de l'influence du non-volontarisme intégratif,
système cognitif actif par excellence. Le psychanalyste, qui en est le modèle
professionnel, agit lui aussi comme tous les autres par le discours.
Fonction essentielle de ce système : doute sceptique qui change les
esprits en longue période.
On notera enfin qu'une critique plus radicale opèrera le passage vers
le volontarisme intégratif, c'est de la psychanalyse qu'est issue l'antipsy-
chiatrie.
d) Le non-volontarisme non intégratif ou système politique empirique.
C'est l'empirisme total. C'est le vécu quotidien de la majorité l A la fois on
ne veut pas changer, et la seule appréhension du monde est fragmentaire et
?fl?
pragmatique. « L'électeur apolitique », tous les gestionnaires et quelques
politiques du centre et de droite sont à inclure dans cette catégorie.
Cette catégorie, en période troublée, peut se transformer en volontarisme
de non intégratif : la volonté de changer est donc quelquefois perçue. Mais sa
fonction essentielle est d'assurer l'ordre social à court terme ; police à court
terme fragmentée et quotidienne.
L'intérêt de ces quatre catégories était de mettre en relief des straté-
gies et des attitudes politiques trop souvent négligées ; de permettre des
rapprochements imprévus (communistes, socialistes, Pompidou) d'expliquer
quelques juxtapositions de doctrines incompréhensibles sans cela (juxtapo-
sition au PSU du volontarisme intégratif technocratique d'un Rocard et de
l'anarchisme libertaire de quelques autres : ils font fondamentalement
partie d'un même système volontariste intégratif qui refuse toutes les
différenciations).
On ajoutera que le parallèle entre systèmes psychiatriques, antipsychia-
triques et psychanalytiques a été des plus instructif. Non seulement la con-
tradiction entre le subjectif et l'objectif, le sectoriel et le global, est dépas-
sée dans les systèmes antipsychiatriques et psychanalytiques, mais encore
la contradiction entre approche décisionnelle et l'approche cognitive est
surmontée dans le système antipsychiatrique, système à notre avis purement
provisoire, intermédiaire entre deux systèmes psychiatriques : la création
de nouvelles valeurs ne se fait pas à jet continu. Les valeurs doivent être
d'abord digérées par la société ; et il y a passage inévitable du volontarisme
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libéraux. Le bon noir travaille avec les bons blancs et, ayant assis son pou-
voir, n'en abusera pas parce qu'il est homme de bonne volonté et travaille
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pour la justice. C'est toute l'image que la République Tunisienne (qui s'in-
carne dans le bon-noir-shérif) veut donner d'elle-même. Ce type de western
montre que le niveau Troisième République s'accompagne d'un niveau luttes
raciales - sous-développement, propre à la deuxième partie du xxe siècle.
Enfin le niveau Cinquième République est visible lui-aussi : pouvoirs prési-
dentiels charismatiques, parti unique (mais qui agit plutôt à la manière d'un
parti dominant style UDR), développement rationnel de la principale indus-
trie du pays, le tourisme, avec tout ce que ce développement implique de
notions d'efficacité, de coûts, de rendements, etc.
En conséquence naissance d'une nouvelle couche d'intellectuels techno-
crates, comme il en existe dans les pays les plus modernes. Mais ce niveau
Cinquième République se combine sans cesse avec les deux autres. Ces
temps différentiels s'agrègent pour former la totalité de l'événement, mais
cette agrégation n'est pas identification, plutôt distension pour former, com-
me l'indique Freud, « un compromis », notion radicale et... tunisienne par
excellence. Ici encore un exemple. Les discours de Bourguiba sont situés
exactement entre les trois temps ou niveaux : il s'adresse au peuple sous-
développé dans un langage qui fait sourire quelques intellectuels tunisiens ;
il s'adresse aux cadres du parti et de l'administration, le ton est alors celui
de l'Histoire ; rappelant ses grands mérites passés, il persuade ce type d'au-
diteurs avec un mélange de chaleur radicale (du type de celle des congrès
radicaux d'avant-guerre) et d'autoritarisme jacobin musclé, encore dans la
grande ligne radicale (un peu Mendès France, grand homme et modèle en
Tunisie). Enfin, le président Bourguiba s'adresse à sa nouvelle couche d'intel-
lectuels technocrates gestionnaires dont le principal représentant est aujour-
d'hui M. Hedi Nouira, Premier ministre. Le ton change encore, le discours
crépite de chiffres, les notions d'efficacité pragmatique et scientifique appa-
raissent. L'ensemble forme un compromis original qui satisfait à ses trois
temporalités. Il ne faut d'ailleurs pas imaginer cette situation comme propre
à la Tunisie. Faut-il rappeler ces discours extravagants du général de Gaulle
dans telle sous-préfecture et dans tel village reculé ? Faut-il ajouter que ce
grand faiseur de discours savait aussi s'adresser à l'opinion publique la plus
éclairée, nationale et internationale, dans les termes les plus subtils ? On
pourrait en dire autant des discours du président Nixon.
En somme un bon discours politique national est un agrégateur de temps
différentiels.
Ces différences de temps, qui coexistent au sein de ce qui arrive, per-
mettent d'envisager des rapports entre événements successifs qui ne sont plus
de l'ordre linéaire simple, A - B, A étant antérieur à B, mais qui peuvent
être A .!::; B. Ou encore A - B qui révèle un total renversement des notions
habituelles. A est antérieur à B mais c'est B qui influence A et non l'in-
verse.
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fonde. Car il est de fait que les événements ne sont jamais uniques, ils sont
répétés à l'intérieur de cycles donnés (car l'unique serait l'indescriptible)
mais non d'en tirer des lois (Veyne, p. 209 21)_
Que veut dire « répétition » ? Qu'à une époque donnée les possibilités de
comportement sont limités par les contraintes : il est impossible à un Grec de
penser en termes autres que « barbares » des non-Grecs. La structure du
régime, les lois civiles, l'histoire, le théâtre, les dieux créent une impossibilité
pour une pensée universalisante, c'est un univers de compossibilité, une
« topique ».
Connaître une topique c'est savoir ce qui n'est pas possible pour les gens
d'une certaine époque. C'est connaître et décrire la totalité contrainte et
contraignante d'un siècle, d'une période, d'un peuple, d'un milieu, d'une
classe, etc.
Les séries ne sont possibles que dans les limites de cette topique, car
faire série du capitalisme et de la bourgeoisie en appliquant ces notions à .
l'antiquité et au monde contemporain, c'est déplacer les niveaux, être en
plein malentendu 22. Il ne faut pas confondre mettre en séries et utiliser, pour
couvrir les événements, des concepts vides de sens.
Voici donc la « totalité » de l'historique, et son homogénéité fondée.
Voici ce qu'on attend du discours, et quel est son type de cohérence. Elle
tient au découpage mais, une fois posé, elle s'y tient. Faire le système des
favoris au xvrlIe siècle est possible, à conditions d'énoncer les limites, de
sérier les éléments, et d'utiliser, pour ce faire, toutes les informations possi-
bles. C'est-à-dire de dresser des questionnaires très complets.
Il suffit de reprendre ici ce que nous avons dit de l'événement et du
non-événement, des domaines différents d'apparition des énoncés et des
non-énoncés. Foucault, dans l'Archéologie du savoir et dans Les mots et les
choses, donne des aperçus, indique des voies d'exploration 23.
Etablir un questionnaire de ce type est un travail considérable, mais
c'est aussi aider à la véritable totalisation : l'allongement du questionnaire
c'est l'allongement de la topique, c'est un pas vers la totalité historique.
Transposé en termes de recherche sur la décision, cette condition nécessaire
à la mise en série qu'est une « bonne topique, donc un « bon question-
naire (le plus complet possible) fournit aussi les conditions d'une « bonne »
étude sur la décision. Large topique, questionnaire qui tient compte des
non-énoncés, autrement dit, paradigmatique.
, .1 .: . ; ..' .. ' '
134 .
. ' ' ...
"i, . i ..
'1 . , , ., ,
1M
. ; ' . " ."
_ ..
Outre les lois de cohérence de la langue dans laquelle le récit est écrit
(lexique, syntaxe), outre l'exigence de lisibilité - exposition des faits, dis-
cussion des arguments, présentation en chapitres, en alinéas - outre
l'exigence de recueillir les énoncés des différents niveaux chacun dans sa
propre langue - par exemple la langue du droit civil, des notaires, des philo- ,
sophes, des théologiens, des physiciens, de l'homme « de la rue », etc. -
outre cela, il y a des critères du genre « récit ». Ils sont dégagés avec une
grande netteté par un formaliste russe comme Propp, par un ethnologue
comme Lévi-Strauss, par l'école structuraliste moderne.
Pas de récit en dehors d'acteurs, d'actions, d'équilibre rompu et retrouvé.
Nombre d'actions possibles limité.
Cet énoncé rapide et général semble pouvoir être utilisé en histoire assez
souvent. Les sous-séquences, imbriquées dans les séquences principales,
n'apportant que des décalages au déroulement du « récit ».
Principalement c'est à la décision que nous tenterons d'appliquer ce
schéma.
Pour cela il faut démontrer : que le récit est un système, qu'il en a toutes
les caractéristiques ; que traiter la décision comme un récit c'est venir à
bout d'un certain nombre de difficultés.
24. Sur ce point voir l'introduction générale de ce livre (les fonctions de la décision
comme solution fantasmatique permettant de surmonter deux contraires). .
.
là7
.\" : , ...
Indication précieuse pour la critique idéologique de nos propres sociétés,
critique de rupture, critique discontinue qui seule permet le volontarisme
créatif cher à Ozbekhan. C'est ce type de critique idéologique, qu'on a déjà
amorcé dans le tableau du système politique global (p. 128) et qu'on com-
plètera par une critique de la rationalité et de la liberté, valeurs dominantes
de la décision dans nos sociétés industrielles (voir p. 153 et 263).
, " , L'originalité de notre entreprise consiste à jeter un pont entre la métho-
dologie structurale et la science politique. A saisir ce qui peut être utile dans
cette méthodologie et à y ajouter la critique systémique des fins dans leurs
liaisons avec les objectifs et les programmes d'action. Synthèse difficile mais
' nécessaire.
i 1 La méthode de l'anthropologie structurale : supposons un instant que nous
utilisions l'analyse systémique critique sans nous référer à la méthodologie
structurale. Dans ce cas l'analyse intégrative des fins risque de se perpétuer
p , sans apporter une réponse concrète aux problèmes d'aujourd'hui. Il faut dé-
f*'! couper des secteurs pour nourrir cette analyse. Dialectique du sectoriel et
du global à laquelle on a donné une réponse en s'inspirant des concepts
psychanalytiques.
Or la méthodologie structurale permet de découper ce sectoriel, de
travailler au sein de ce sectoriel. Le modèle psychanalytique a fourni les
concepts et l'orientation générale.Mais il est difficile de tirer du modèle
psychanalytique des techniques concrètes d'utilisation car les domaines ne
:° sont pas les mêmes : le psychanalyste face à son patient n'est pas le cher-
cheur face à la société. Qui oserait se prétendre psychanalyste de la so-
ciété 25 P?
La méthodologie psychanalytique est donc une inspiration constante pour
\ l'étude de nos sociétés complexes, mais la technique structurale est plus
.
directement adaptée au découpage sectoriel dans une perspective intégrative
nouant entre eux les paquets de relations et les liant à leur environnement.
. On peut donc conclure que l'analyse systémique critique et la méthode
structurale sont indispensables l'une à l'autre si l'on veut parvenir à une
véritable approche intégrative nourrie à la fois par la critique des fins et
l'analyse sectorielle.
Comment combiner concrètement ces deux méthodes ? C'est la seule
question aujourd'hui, à laquelle on ne donnera pas de réponse définitive : la
réponse est aux mains des praticiens (praticien chercheur de l'administration
ou praticien chercheur de l'université). Ainsi lorsque les prospectivistes de
la Datar dessinent les horizons de l'an 2000, l'analyse diachronique s'essouffle
parfois : ils « réinjectent » alors une analyse synchronique et immobilisent
/! leurs perspectives à telle date, dans une situation donnée et en essayant
t alors - au sein de l'objet immobilisé - de tirer toutes les conclusions de
,
sens, de relations internes à l'objet. Enrichis par cette analyse ils reprennent
ensuite le fil de leur analyse diachronique. Mais cette pratique n'est pas
25. Marcuse peut-être ? -
138
-, ' -" ' \ -
140
'
,
. '
mais la fonction reste toujours la même. Par exemple pour la fonction XVI,
« le héros et son agresseur s'affrontent dans un combat (définition :
combat), il s'agit dans tel récit d'un combat en plein champ, d'une compé-
tition (ruse, piège, etc.) ou d'un combat aux cartes. Un conte présente une
forme particulière : « Ivan le prince monte avec moi sur la balance pour
voir lequel de nous deux est le plus lourd ».
D'autre part Propp précise que des fonctions différentes peuvent être
exécutées de façon absolument identique ; il s'agit, ici, de l'influence de
certaines formes sur d'autres qu'on peut décrire comme l'assimilation des
manières de réaliser les fonctions. Un exemple simple d'assimilation : la
princesse exige parfois la construction d'un palais magnifique que le héros
bâtit aussitôt grâce à l'objet magique. Il s'agit là d'une tâche difficile et de
son exécution. Mais la construction d'un palais peut prendre une autre
signification. Après tous ses exploits le héros construit un palais en un clin
d'œil et on découvre alors qu'il est un prince. Cas particulier de transfigura-
tion et non-exécution d'une tâche difficile.
Assimilitation évidente de deux formes.
Autre phénomène analogue à l'assimilation : la double signification
morphologique de la même fonction. Ainsi le conte « Le canard bleu : :
le prince sort de chez lui et interdit à sa femme de sortir de la maison ;
vient une femme qui convainc l'épouse de sortir du palais. La princesse sort.
La sortie de la princesse revêt alors une double signification morphologique :
conviction par l'agresseur + transgression de l'interdiction. On aperçoit
ainsi que les mêmes formes s'appliquent à des fonctions différentes.
Entre ces fonctions qui se suivent ainsi, limitées par la recension, limitées
encore par un système de r. topique », c'est-à-dire par une « sphère d'ac-
tion » - telle fonction est incompatible avec tel personnage et avec telle autre
fonction, par contre d'autres sont « compossibles » - entre ces fonctions un
échange doit se faire ; l'élément de liaison est l'information. C'est parce qu'un
élément de la fonction I échange avec un autre élément de la même fonction
une information que la fonction II peut advenir. Le traitement de cette
information commande la fonction suivante.
141
'
,
. , . < ,,
Rétroaction .
Cette liaison
ne suit pas un déroulement linéaire dans la mesure où les
séquences peuvent être décalées les unes par rapport aux autres, où elles
exercent une rétroaction sur l'événement qui ouvre une séquence.
Le RER , ....
142
'' /
. /
31. Voir LÉVI-STRAUSS, L'hommc mi, p. 615 et « The future of kinship studies n,
Proceedingof the Royal AnthropologicalInstitute, Londres, 1965, p. 1466.
32. GRA1<GER,Essai d'une philosophiedu style. ,
143
' '
/ . ,; ' .
Que faire pour être tout à fait sûr de ne rien manquer, de ne rien oublier
dans ce questionnaire ?
On propose de transposer une technique due à Kenneth L. Pike dans son
Language in relation to a uni f iedtheory ofthe structure ofhunwn behavior.
Dans cet ouvrage il applique des catégories linguistiques au comportement
humain. ,
Si la décision est un récit et donc un discours, pourquoi ne pas transposer
sur les comportements humains les découpages structuraux de la linguistique ?
L'analogie entre les unités de langage et les unités sociales le permet et même
y incite le chercheur. Pourquoi ne pas considérer la société (aussi vague soit
la notion) comme un contexte (même confusion et vague de la notion) dont
chaque groupe serait un élément.
Un élément linguistique n'est pas isolable et juxtaposable, mais partie
d'un tout à la manière d'un élément d'une structure, il prend son sens
dans l'ensemble des éléments et dans les sous-ensembles dont le montage
en treillis forme la totalité.
Défini par ses relations, l'élément social peut-être assimilé au mot, cette
unité du langage si difficile à cerner. Il entre dans une proposition, lié aux
autres unités à l'intérieur de cette proposition par une syntaxe .Il est aussi
lié à l'ensemble des propositions formant le contexte par une sémantique.
Sans doute il est trop ambitieux de vouloir faire une grammaire de la
société. Mais est-il impossible de tenter un transport de modèle des unités
verbales sur les groupes sociaux ? Un découpage pertinent (puisqu'il l'est
déjà pour la linguistique) et une méthode se trouvent ainsi proposés : cadre
d'une étude théorique intéressante.
Justification de ce transport ? En voici quelques-unes données par
Kenneth L. Pike au dernier chapitre de son ouvrage déjà cité : ...
la société, comme la langue, est un tout ;
on peut l'observer à l'échelle individuelle ; chacun des individus la
reflète dans son ensemble ;
chaque société est discernable et indépendante d'une autre société
(principe de la synchronie et de la discrétion) ;
elle a une structure relativement stable ; le changement est peu percep-
tible à l'échelle d'une génération ;
elle se distingue dans le temps et l'espace suivant des groupes, sous-
groupes. _.
a) Les modes. Un groupe social peut être étudié de trois points de vue :
du point de vue de sa propre cohérence, de sa propre définition préalable,
feature mode ; du point de vue de son actualité physique - comment il se
présente matériellement, précisément dans le cas étudié - manifestation
mode ; enfin du point de vue de la distribution de ses éléments entre eux et
de l'inclusion du groupe considéré dans la classe à laquelle il appartient,
distribution mode.
''
144
'
,'
Ainsi une telle totalité préalable et découpée pour l'analyse peut être vue
suivant sa distinction caractéristique (dénotation), sa présence réelle (syn-
tagme) et sa classe logique (paradigme).
Appliqué à la société dans son ensemble, ou à un groupe social; ce
schéma est encore trop vague, il ne fournit qu'un plan d'exposé ; mais
appliqué à ce que Pike va appeler une « conduite » il permet de passer à des
'
analyses assez complètes.
b) Les conduites. Une conduite, ou behaviorem, est une unité définie par
et dans un contexte, par contraste avec d'autres comportements, elle est
limitée dans l'espace et le temps, a ses particularités internes - règle de
cohésion - ses foyers (son noyau conceptuel), sa règle de distribution
interne (les rôles sont distribués hiérarchiquement) ; vue de l'extérieur elle
, est intriquée dans un réseau d'autres behaviorems.
Des exemples ? Un service à l'église anglicane, une partie de foot-
ball ou d'échec ou de tennis, un petit déjeuner (breakfast), une décision
administrative, un cours magistral, un séminaire, un discours électoral, un
voyage en commun...
Point commun : toutes ces activités ont un noyau central et des activités
marginales, elles sont faites par un certain nombre de participants. Elles
combinent entre elles des traits verbaux et non verbaux. Elles sont assez
longues pour être intéressantes, assez courtes pour être analysées (discré-
tion et isolement). Enfin elles sont repérables.
145
10
Manifestation
Feature
Distribution Data
33. Ainsi l'étude du trait distinctif pourrait être assimilée à l'étude du morphème ou
monème (appelé par Pike emic motif : le motif caractérisant de manière interne l'unité d'acti-
vité). L'étude du trait physique assimilé au phonème : comment s'articulent ces traits
caractéristiques, cette étude serait celle, pour Pike, de l'actème. Enfin la sémantique : en
effet la hiérarchisation des classes entre elles fait jouer des catégories de sens ; l'unité d'action
ayant sens grâce à son inclusion dans un système de sens, ce que Pike appelle d'une manière
compliquée ; emic-motif-slot-class-correlative.
146
Chaque approche peut, elle-même, être vue par les deux autres ap-
proches. Chaque unité : l'emic motif, l'actème, le motif emic-slot.class,
peut donner lieu à une recherche du point de vue des deux autres modes.
Par exemple : le emic motif, distingué par une approche F (feature mode)
peut être envisagé par une approche M et une approche D. Le fait de
manger un bol de céréale est un emic nwtif distingué par le mode F, dans
le behaviorem breakfast. Il peut donner lieu à une recherche M : comment
se mange ce bol de céréales dans tel breakfast, accompagné de quelles
paroles, de quelle sorte de céréales, avec, sans sucre, avec, sans crème, etc. ?
Puis donner lieu à une approche D : où se passe cet emic motif ? Au com-
mencement, à la fin ? Lois de distribution de cet emic motif par rapport
à tous les breakfasts sur telle surface de l'aire culturelle (voir schéma ci-
après).
behaviorem
DD F, M
où behaviorem
{fi
distinguent des unités -------
e
ou sémantème ..
- ----
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1
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147
- Enfin le problème, encore plus important, de la distributivité en ce
qu'il entraîne à notre avis les deux autres. ,
En résumé, le découpage des unités de conduite à l'aide de catégories
linguistiques nous paraît aussi bien coller avec le genre de problèmes
que l'on rencontre dans l'analyse des actions quotidiennes. S'appliquent-
elles pour autant à ces actions que l'on dit décisives ?
148
.. , ..
_
.
149
„ CONCLUSION
150 .
/
Mais la critique de la linéarité, avec les propositions méthodologiques
nouvelles qu'elle implique, n'est pas suffisante. Elle doit être complétée par
une critique de la rationalité et une critique de la liberté, auxquelles elle
est en partie liée. Car la décision est autre chose qu'un récit.
On pressent en effet déjà que, si la causalité n'est plus linéarité simple
mais en treillis, ou en système intégratif, la rationalité classique s'effrite
et s'effondre. Il faudra alors lui substituer un type nouveau de rationalité
que nous allons tenter d'esquisser maintenant.
, l' e , .- ...
. ,1, .
'
PARTIE
2 ..'
de la rationalité '
Critique
.
, Second trait du schéma de décision courant, la rationalité s'accroche
véritablement à l'acte humain et notre second travail est, ici, de voir en quoi
et pourquoi. Quelles ambiguïtés se cachent sous cette notion qui présente
les « dehors » d'une parfaite clarté, d'une évidence non moins parfaite,
quelle manipulation elle recèle, à quelle organisation sociale elle renvoie i'?
Si l'épistémologie des sciences humaines doit la garder, dans quelle mesure
est-elle indispensable, et, sinon, par quoi peut-elle être remplacée ? Enfin,
comme pour la linéarité, puisqu'aussi bien elle y tient si fortement, de quels
, domaines scientifiques peut-on tirer profit pour construire un concept de
rationalité satisfaisant ?
Bref rappel de la définition « classique o trouvée dans la pré-théorie : le
comportement rationnel de l'homme est celui qui, l'éloignant des sens et des
passions, lui permet d'envisager, avec la lumière de l'intelligence, les meilleurs
moyens d'atteindre un but lui-même rationnel, c'est-à-dire soumis aux exigen-
ces de la raison.
Rappelons que, pour le classicisme, la raison est universelle, que c'est par
son usage que se définit l'homme, en opposition à l'animal, qu'elle suppose
la mémoire et l'ordre, la possibilité de combiner des éléments entre eux de
façon à rendre clair leur enchaînement, en un mot, qu'il n'y a pas de raison
sans méthode.
A l'intérieur de ce cadre, le comportement rationnel de l'homme donne
lieu à l'énoncé suivant : « Un homme est réputé rationnel lorsqu'il poursuit
des fins cohérentes avec elles-mêmes, et qu'il emploie des moyens appropriés
aux fins poursuivies » 1.
Or cet énoncé est celui-là même qui fonde la recherche décisionnelle
contemporaine. Est-il possible de l'accepter ? Maurice Godelier 2 démontre
fort justement qu'il est parfaitement tautologique - en tant qu'il voudrait
rendre compte du comportement quotidien - et, pour le domaine économi-
que, nullement spécifique. Il n'a de sens que pour et dans une philosophie de
la nature, qui pose a priori que la nature est traversée par un principe de
raison ; si on n'admet pas cette transcendance, alors on doit repenser entière-
ment la définition, le sens, la portée du concept de rationalité, au sens de la
« mono-rationalité valable dans le système de référence cartésien mais
incapable de fonder la réflexion dans d'autres niveaux ou d'autres champs.
154
Une critique minimale introduit une « certaine irrationalité » comme
composante de la décision : renoncer à la causalité linéaire, accepter un
certain taux d'irrationalité comme appartenant à la nature humaine et le
« compter » parmi les motivations, douter des « fins » habituellement pour-
suivies.
Cette critique minimale est insuffisante : elle introduit une fausse « mul- ,
tiplicité » dans l'unicité de la raison, elle s'accommode des faiblesses hu-
maines, comme failles du système mono-rationnel.
Cependant maximiser l'irrationnel donne prise à une critique difficilement
réfutable : comment ne pas rationaliser l'irrationnel, dans un discours de
science ? L'intégrer, lui faire sa part, c'est le méconnaître. C'est se livrer à
cette incohérence naïve qu'est l'attitude de l'anarchiste organisé.
Quelle contradiction dans les termes !
Raison raisonneuse antianarchique, organisation ordonnatrice et classifi-
cation antianarchique ! Paradoxe de l'intégration de l'irrationnel dans le
discours rationnel.
Pour dépasser le niveau trop général de cette argumentation, je ferai
encore appel à des méthodologies déjà constituées et qui « fonctionnent »
avec des concepts critiques de la « rationalité ». Celui de multi-rationalité de
l'épistémologie contemporaine, mis à jour en théorie des sciences. On pren-
dra des exemples et des appuis dans la biologie où le concept est très « visi-
ble » 3. Celui « d'irrationnel » lui-même, en voyant comment fonctionne,
dant l'antipsychiatrie, la liaison irrationalité-rationalité 4, soit encore com-
ment fonctionnent, dans l'univers de la fiction, les éléments imaginaires et
les éléments scientifiques, prenant la science-fiction pour exemple.
Ces deux pôles de la critique de la rationalité - celui des rationalités
, locales, à la Bachelard, animées chacune d'une spécificité qui contredisent la
mono-rationalité, et celui de l'irrationalité de l'inconscient, qui, pour avoir des
lois, fonctionne cependant à l'encontre de la rationalité discursive - per-
mettent de classer les différentes théories « multi-rationnelles ».
De la pratique théorisée, qui constate qu'effectivement l'irrationalité
envahit le domaine d'étude, à une critique générale de la rationalité qui est
un programme en elle-même, les nuances sont multiples : nous nous efforce-
rons de les suivre au plus près.
La recherche d'un concept satisfaisant de non-rationalité n'est pas, en
tout état de cause, une recherche sans lien avec l'actualité de la recherche
un revient aux sources de la pensée pré- '
scientifique : mouvement persistant
socratique pour y découvrir, à l'horizon fuyant de la « pensée grecque », la
richesse contradictoire de systèmes antérieurs ; ce mouvement revient,
comme le voulait Nietzsche, à cette pré-philosophie à laquelle mit fin la
pensée socratique et platonicienne, et qui constitue sur notre avant-monde
un horizon d'irrationalité qui serait en train de devenir le nôtre, celui du
155
XXIe siècle : actuellement aussi bien l'analyse systémique que les autres ré-
gions du discours tentent de renouer avec la tradition de « vérité » au sens
archaïque, par delà les thèmes de raison et de progrès. Peut-être que, moti-
vées par ceux du désespoir et de l'absurde, cherchent-elles à dénouer le
lien vérité-science, science-rationalité ?
Car la raison, avec ses connotations - efficacité, utilité, normalité, pro- .
grès, compromis entre désir et réalité, clarté et vigueur, méthode - n'est
pas née, tout armée, d'un chaos initial ; on peut repérer dans l'histoire, des
régions où la formulation que nous disons classique n'existait pas, où la
« parole », logos, n'était pas logique dans son essence, ni dans sa manifes-
tation : première pierre dans le jardin du rationnel nécessaire, et possibilité
d'assigner à ce type de pensée une place dans l'économie d'un système.
L'étude de Marcel Detienne, entre autres, Les maîtres de vérité dans la
Grèce archaïque montre à quel point la pensée rationnelle naît au sein d'une
politeïa, et connote un régime politique où la parole est « équitable », parta-
'
geuse de biens, juridictionnelle, publique. C'est dire qu'elle se détache sur
un fond de pensée non rationnelle, préexistante, qui forme cependant sys-
tème, et qui est repoussée dans l'ombre par le surgissement d'une politique de
la raison. « Le pré-droit offre un état de pensée où les paroles et les gestes
efficaces commandent le déroulement de toutes les opérations : il n'y a que
des procédés ordaliques ... l'avènement de la cité grecque marque la fin de ce
système ... le dialogue triomphe mais l'ancienne parole n'a plus cours ... la
parole dialogue est l'outil politique par excellence, instrument privilégié des
rapports sociaux ». (Détienne, p. 100, 101, 102 ; voir aussi Vernant, Mythes
et pensées chez les Grecs, p. 41).
Cette conclusion du chapitre « Procès de laïcisation » résume l'analyse
de la parole prenant naissance au sein de l'élite guerrière, qui se partage le
butin des jeux,. déposé en méson au milieu de l'arène, de la communauté :
triomphe de la notion d'isonomia : « similitude, centralité, absence de do-
mination univoque », trois caractères que la raison transporte depuis avec
elle. « Ce type de parole est d'emblée inscrit dans le temps des hommes par
son objet même, il concerne directement les affaires du groupe, celles qui
intéressent chacun dans son rapport avec autrui » ('Détienne, p. 94).
Le progrès
156
civilisation égalisante, la parole de vérité avec sa puissance poétique et irra-
tionnelle, de la parole de persuasion, logique, médiatrice, linéaire.
Cette rationalité est d'autant plus impuissante à se mettre en cause
qu'elle se donne comme nature une raison ascendante, tendue vers un
progrès spirituel. Cette clause suffira à faire avorter pendant longtemps
. toute tentative de critique de la rationalité.
On pourra au xvme siècle critiquer l'absolutisme d'un dieu fixiste,
"
renoncer à la théologie et à un certain idéalisme, chercher au xrxe siècle,
l'origine et la fin des choses dans une nature sans Dieu, il n'en restera pas
moins que la liaison pré-établie entre progrès et raison, raison et nature,
raison et science, constituera un capital difficilement attaquable. Si la tech-
nique et la science progressent, c'est que la nature de l'homme est raison, et
la nature de la raison est progrès !
Le système le plus rationnel qui soit - en philosophie, celui de Hegel -
est, tout au long, l'histoire d'un progrès infini de la conscience - sur le plan
phénoménologique - et du concept - au niveau de la logique - culminant
dans la notion de la notion, ou savoir absolu. Le progrès historique et logi- '
.
que se réalisant, en droit et en fait, c'est la rationalité elle-même 5.
Or il est contestable que la science - si par science on entend théorie
d'une expérimentation obéissant à des règles de discours - ait le privilège ,
du tout de la vérité. Et la science de la décision le sait bien qui laisse en '
dehors de son champ le pouvoir de disposer du critère des fins, qui relègue /
cet aspect, pourtant fondamental, au domaine de l'indicible (ce qu'elle 1'
'
appelle l'indécidable), qui restreint donc la vérité à ce qui peut se décider,
démontrer, en laissant les principes mêmes de la démonstration en dehors
de la vérité ! Comme le montre très bien Ozbekhan 6, c'est toute une théorie
des valeurs qui bascule ainsi dans la non-science, du côté de l'irrationnel, et
c'est une non-science qui décide ainsi du décidable : contradiction que les
analyses actuelles ont à résoudre.
Cette vue nouvelle sur le problème de la rationalité vient après des
glissements divers, ou avatars, et que l'on pourrait résumer rapidement en
parlant de : l'avatar platonicien-chrétien. La raison serait du côté de l'esprit, '
dans le salut de l'âme, dans l'abandon du profit matériel pour un projet spiri-
tuel. Comptabilité inversée du créditeur (Dieu) et du débiteur (l'homme) ,
'
où chaque abandon de biens matériels est compté pour solder (sauver,
solvabiliser) la dette infinie de l'imparfait au parfait.
5. On sait que l'idéologie du progrès a été critiquée par de nombreux auteurs tels que
Sorel, Merton, Aron. Une mention particulière doit être faite de la critique d'André-Clément
DÉCOVFtÉ dans Sociologie des révolutions, p. 58-59. Cet auteur considère cette idéologie .
comme rétrograde.
6. Prospective et politique, p. 65 et suiv. ,
Profit-efficacité
Profit-efficacité est l'avatar de la société industrielle, qui ne s'occupe plus
que du « profit » matériel, et pour laquelle la rationalité se mesure en termes
de coûts et d'efficacité. Un comportement rationnel est celui qui réalise des
fins avec un minimum d'efforts et le maximum de satisfaction : un calcul de
« rationalité » s'amorce et le logos est ramené à un débat, à un dialogue poli-
tique sur l'intérêt particulier et l'intérêt général, la demande sociale, les be-
soins individuels : nous sommes en plein « rendement », et les termes de
l'équation sont travail-temps-quantité de production. Une organisation est ra-
tionnelle quand elle est rentable. Un effort est rationnel quand il est payé de
retour. Ce n'est que récemment que cet aspect de la rationalité a été mis à
jour ; qu'il soit lié ainsi à une société de consommation, que sa valeur « scien-
tifique » repose sur un principe aussi matériel choque sûrement les bons-
pensants. Cependant il est un fait que la science économique est construite
sur cette inexplicite collusion entre une « valeur » éternelle et essentielle,
et une variable sociale : raison et profit.
Dans la recherche de ce « profit », une notion est constamment utilisée.
158
moyenne ? La « normalité serait dégagée à partir d'expérience répétées,
et serait la « loi » de ce dont elle est la conséquence ?
Ou, pour échapper au cercle, la loi serait transcendante aux actions :
dieu ou la nature fournissent les normes (au sens de norma) auxquelles
s'ajustent les actions qu'elles fondent, et qui les vérifient en retour.
Ainsi l'empirisme et l'idéalisme sont-ils sollicités par la notion pour la
justifier ou la fonder. ,
Si l'on veut quitter le domaine des idéologies, et utiliser pratiquement
une théorie de la normalité, par exemple, en médecine 7, en psychiatrie 8, en
psychanalyse 9, on se trouve affronté aux difficultés de concevoir le « normal D ..
avec un critère acceptable. En effet maladie/santé ne s'opposent pas selon
la coupure (imaginaire) normal/pathologique : le pathologique n'est pas
« anormal : s'il existe des normes physiologiques, au sens où un organis-
me obéit à certaines lois et contraintes, les écarts autour de cette norme ne
sont pas «anormaux»; « il est nécessaire qu'une variété physiologique
existe, elle est nécessaire à l'adaptation
Si, en médecine, le concept de « normal » est applicable, c'est strictement
du point de vue social : expertise, capacité de travail, incapacité, risque de
mortalité (choix du personnel employé dans l'industrie, dépistage de pré-
disposition aux maladies).
Les mêmes résultats sont indiqués par Foucault : la coupure entre
raison et folie, comportement adapté ou non, est la conséquence d'un
système politique qui dégage une attitude correcte/incorrecte et prend des
mesures pour corriger, redresser le désordre ; la coupure est ici physique-
ment construite (murs des asiles).
Devant un « malade o qu'il s'agit de rendre à la vie sociale, ce n'est
pas l'anormalité qu'il faut soigner, c'est la coupure qu'il faut attaquer,
autrement dit le concept de normalité lui-même tel qu'il est ressenti par le
patient, avec une conscience coupable. Guérir c'est, alors, non pas apaiser,
rendre heureux, redonner un certain bien-être (les tranquillisants, tous
les traitements « calmants », le « retirement » des asiles, les électrochocs,
dans une certaine mesure, obtiennent ce résultat : les patients le savent qui
préfèrent la sécurité de l'asile ou monde extérieur), c'est plutôt détruire le
mur derrière lequel le malade se réfugie, en disant « je suis anormal », c'est
montrer que le normal est inquiétude, angoisse, souffrance, variabilité, non-
normalisation.
A la question : « Votre patient est-il guéri ? r Serge Leclaire répond : :.
« Si on appelle " aller mieux ", être plus vulnérable, plus angoissé donc plus
proche du réel, alors, oui, il fut un peu guéri ».
En sciences sociales, la pratique d'un « concept bien compris » est tout
aussi difficile. Si les statistiques permettent de faire le portrait d'un com- .
. 159
portement « normal », dans une situation historiquement déterminée, on sait
aussi 11 que toute innovation, tout changement dans la société vient des
« marges » de déviance : ce sont les comportements « extra-normes » qui
sont moteurs ; dans le champ de l'innovation, l'efficacité n'est pas consé-
quence d'une action normale et rationnelle dans les deux sens du mot
normal : moyenne et licite.
Merton cite le cas (p. 171) de la compétition sportive : l'usage de
moyens illégitimes est implicitement récompensé ! Ces antirègles, qui ser-
vent à gagner sur le terrain de sport, sont les mêmes qui permettent de
réussir dans les carrières où pouvoir et richesse sont les objectifs (p. 177).
Merton rappelle une savoureuse analyse de Charles Dickens : « L'action
Smaart dissimule, sous une apparence dorée, escroqueries, trahisons, détour-
nements de fonds publics et privés. Elle permet au fripon de tenir, au milieu
de la société la plus respectable, la tête haute, cette tête qui mériterait la
corde ... » (p. 178).
L'effort pour se débarrasser de l'ambiguïté de la notion de norme a
conduit Maurice Godelier, par exemple, à tenter une autre définition de la
rationalité économique, où la normalité - qui connote le profit - cède le
pas. Rationalité qui impliquerait non plus que le rationnel soit la cons-
- truction consciente d'un profit, mais la zone d'intérêt où conscient et in-
conscient totalisent, dans une situation donnée, les possibilités d'action
individuelle en rapport avec la société, « résultats intentionnels d'une acti-
vité sociale » (p. 207, op. cit.).
Un déplacement 12 du concept de rationalité serait donc possible à partir
d'une « essence » de la raison universelle et consubstantielle à la nature
humaine vers une conception phénoménale, sorte de constatation de com-
portements adaptés à des fins, à partir d'un sujet libre, conscient et volon-
taire, vers un individu pris dans une totalité dont les buts sont intériorisés.
Les sciences se déplaceraient de la philosophie religieuse (xvif, xvnf
siècles) à l'économie (xixe siècle) jusqu'à l'anthropologie contemporaine :
strates et glissements, rupture de sens, que reste-t-il de la raison dans la
rationalité moderne ? Comment conduire l'analyse de ces strates et glisse-
ments dans les théories des organisations et de la décision ? Comment se
dégage la rationalité moderne dans ce domaine ?
Ici encore nous distinguerons pratiques théorisées et théories critiques.
Les unes et les autres se différencient toujours par la présence ou l'absence
de pragmatisme. Il s'agit, bien entendu, de deux pôles extrêmes car quel-
1? '
ques pratiques théorisées recèlent des éléments de critique et de rupture ;
de même que quelques théories recèlent des éléments pragmatiques. Par
exemple, comment situer les thèses de Cyert, March, Simon Pragmatiques en
partie, elles sont critiques en partie également.
Dans le cadre des développements sur la linéarité, la différence entre
pratiques théorisées et théories critiques résidait dans le fait que seules les
secondes précisaient les fins.
Dans le cas de ces développements sur la rationalité, la différence
réside dans le fait que seules les secondes évacuent la mono-rationalité ou
rationalité universelle, pour aboutir, plus ou moins consciemment, plus ou
moins explicitement, à ce que nous appellerons tHu?tt-n?MMM?t?, c'est-à-dire
rationalité régionale auto-adaptée à chaque système particulier. Le passage
à la multi-rationalité s'opère par l'évacuation de quatre éléments : la linéa-
., rité, le progrès, l'efficacité-utilité et la normalité.
'
, . _ _
., ' ' ..
... ' ..
n
I -
CHAPITRE
_ les
M. de Peretti distingue toujours très classiquement la préparation et la
prise de décision.
Dans sa préparation l'acte de décision appelle à lui et inventorie des
données initiales qui sont alternées ou complétées par des communications
avec diverses personnes et de multiples groupes. Mais l'auteur fait remar-
quer que « dans la structuration progressive du champ des possibles, il
faut mettre en comparaison les données avec les buts et les rôles de l'orga-
nisation au sein de laquelle on doit décider » (p. 283).
« Structuration progressive », ces termes excellents évoquent l'idée
d'un code, évoquent aussi l'idée d'une fermeture progressive des possibilités
qui constitue une des manifestations du code.
Pour que la décision ne se laisse pas aller à la précipitation, il faut une
stratégie de prévision qui recourt à des modèles permettant de situer les
lieux d'incidences des diverses lignes d'action. « Certains de ces lieux peu-
vent être omis pour des raisons affectives et les modèles peuvent être
élaborés de façon plus ou moins fidèle, les échantillons de personnes
concernées, notamment, pouvant être déformés par des préférences très
personnelles, irréfléchies, et mêmes inconscientes » (p. 283).
La phase ultime de préparation peut également connaître des retours
émotionnels des inerties d'habitudes et des aveuglements affectifs.
L'auteur sépare la prise de décision de la préparation. Mieux, il fixe -
ou tente de fixer - le moment précis du choix « qui porte en lui-même une
levée d'indétermination et un caractère de consécration b (p. 283).
Il peut fuir ce moment douloureux au point de vouloir : « soit s'enfoncer
dans la phrase de préparation ... soit se décider à l'aventure en fuyant l'étude
serrée des faits ! »
Au contraire, il doit compenser les vides qui subsistent dans la trame des
actions et des informations. « Il doit assumer le risque créateur » (p. 389).
Ici, l'auteur évoque la présence « organismique » de Carl Rogers, « péné-
tration des échanges énergétiques de tous niveaux ; et, en même temps,
par une rupture, il y a séparation ... Il se produit alors, au sein d'une in-
tuition, un effet de condensation de possibilités fluctuantes » (p. 285).
Que peut faire l'intervention psycho-sociologique devant la décision ?P
Ici encore, l'analyse rend un son nouveau. Selon M. de Peretti, la psycho-
sociologie peut débusquer sous les processus en apparence rationnels de
nombreux éléments informels et inconscients. Ces éléments d'irrationalité
interviennent : dans les méthodes de recherche de l'information ; dans le
niveau du stockage de l'information.
D'autre part, l'analyse psycho-sociologique peut permettre à un groupe
social d'élucider ses tableaux réels de valeurs et de les confronter plus
objectivement aux visées des autres groupes. Enfin elle peut alerter sur les
tentations permanentes de résorber indûment l'incertitude à chaque niveau
final car la rationalité « ne permettra jamais de diminuer le saut réel dans
l'inconnu où se situe proprement la décision » (p. 285).
164 , .....
La thèse de M. de Peretti est classique : elle sépare arbitrairement pré-
paration et décision ; elle privilégie aussi le moment de la décision ; sa
référence à Rogers et ses développements poétiques sur la condensation au
. sein de l'intuition des possibilités fluctuantes, sa définition de l'intuition
'
(« saut dans l'inconnu ») ne permettent pas de cerner scientifiquement le
problème. C'est une façon plus belle de dire, comme le vieil idéal huma-
niste, que la décision est un flat salvateur, voire rédempteur. C'est peut-être
vrai, mais la décision échappe alors totalement à l'analyse. Conséquence
scientifiquement inacceptable.
En sens inverse, la thèse de M. de Peretti perturbe considérablement
le schéma classique. Il estime en premier lieu, que la décision est ambiguë
puisqu'elle est un processus aussi bien négateur que créateur, médiation
' entre désirs et agissements, préparation de déterminismes toujours insuffi-
samment formalisés et arbitrairement consacrés (p. 282). Par là, le moment
. du choix est renvoyé à l'ensemble d'une histoire qui l'éclaire. Prédétermi-
' nation des choix. M. de Peretti en a d'autant plus conscience qu'il parle en
' deuxième lieu de structuration progressive du champ des possibles (p. 283)
ce qui signifie, qu'en fait, avant la soi-disant « décision » de nombreuses et
capitales mini-décisions ferment progressivement les virtualités.
La décision, dès lors, n'est plus dans la décision mais dans la délibéra-
tion. D'ailleurs les fonctions qu'il assigne à la psycho-sociologie, vont dans
. ce sens. Le dépistage de l'irrationalité au moment de la recherche de
, l'information, l'élucidation par un groupe social de ses présupposés, l'élimina-
. tion des tentations permanentes de résorbtion indue de l'incertitude, autant de
... , fonctions de la psycho-sociologie qui ne se comprennent qu'à travers une
conception historique, globale, de la décision. Ceci exclut la fragmentation ana-
lytique de la thèse classique et l'attention privilégiée données à l'hypothé-
tique moment décisionnel.
En fait, ce qu'on peut dire de de Peretti est assez général en psycho-
. On retrouve des analyses similaires chez K. Lewin, C. Rogers et
' sociologie.
M. Pagès.
. A titre d'exemple, on trouve les mêmes caractéristiques ambiguës chez
., .., ' Lewin 2 : pragmatisme du point de vue qui l'empêche de décoller théori-
: quement, idée de « cristallisation r dont on ne nous explique pas la nature,
. et pour cause ; mais idée très systémique et dialectique d'une décision-
..." _ ,. ,,.
continuum, processus progressif d'engagements connaissant tours et détours,
. . progression et régressions.
." M. Pagès peut encourir les mêmes critiques méthodologiques pour son
' ouvrage La vie affective des groupes. Mais son ouvrage mérite davantage
' '
.. 1.
qu'une appréciation cursive et sa théorie de l'affectivité créatrice sera pré-
.cieuse au moment de l'élaboration de ma propre méthode.
L'utilisation de la théorie psycho-sociologique est aussi ambiguë que les
notions psychologiques vécues elles-mêmes, et le degré et le processus d'uti-
lisation le prouvent à leur tour. _
'
M6 . .
loi psychologique » (General theory, p. 29-30). Observation psychologique
. assez sommaire et compréhension des faits rapportées à l'échelle de l'individu.
Les éléments psychologiques fondent la certitude dans la mesure où le
'
psychologique s'enracine dans le vécu quotidien. Or le vécu quotidien est
pragmatique, a besoin de certitudes pour agir. Le modèle du comportement
quotidien doit être fait de certitude rationnelle. Les longues hésitations ne
sont pas permises. On peut mettre en cause et comparer les moyens ou
même les objectifs. On « pèse le pour et le contre ». On ne mettra pas en
cause les fins et valeurs au nom desquelles on agit. Elles sont données une
fois pour toutes. L'approche psychologique conduit au certain. Mais ces
deux éléments sont liés à un troisième : une conception moniste de la
rationalité.
La suppression de l'approche psychologique conduit au contraire à la
multi-rationalité.
On s'aperçoit que lorsqu'un des trois éléments est absent les deux
.. autres ont disparu, que lorsque un des trois éléments s'atténue sans dispa-
" raître, les deux autres agissent de même.
, Ici, pour ce qui est des pratiques théorisées, aucune n'évacuera totale-
ment la rationalité, la certitude, la mono-rationalité. Le critère de cette
. mono-rationalité est dans la recherche d'une adaptation des moyens aux fins
.. sans mettre en cause les fins elles-mêmes 4. Bon sens commun, non critique,
. dont certaines théories se débarrassent en partie.
,
Quelle classification peut-on proposer ?
- Les unes, les plus psychologiques, considèrent le comportement de
l'homme comme rationnel et doué de certitude : utilitarisme individualiste.
- Les autres, qui évacuent en partie le psychologisme, considèrent ce
167
Il paraît plus utile de démontrer le mécanisme de l'homo economicus 5.
L'honw econom.icus présente trois qualités. Il est complètement informé,
il est infiniment sensible, il est rationnel : complètement informé, en ce qu'il
connaît non seulement tout le cours de l'action qu'il engage mais également
toutes les conséquences ; infiniment sensible, en ce qu'il perçoit toutes les
variations de son environnement, mêmes les plus imperceptibles ; rationnel
dans les deux sens : mettre de l'ordre dans son environnement et faire
des choix de façon à en obtenir le maximum d'utilité.
La mise en ordre implique que s'il préfère A à B et B à C, il préfèrera
nécessairement A à C. '
Ici rationalité signifie aptitude à classer. " ".l", r ' ..
L'utilité maximum signifie en plus que s'il préfère A à B c'est qu'il est
capable de savoir que A est plus grand que B. Choix de la meilleure alter-
native. Ici s'opère la différence entre la théorie des choix sans risques,
domaine naturel de l'homo economicus, et des choix à risques. Dans le pre-
mier cas, il choisit le maximum d'utilité ; dans le deuxième, le maximum
d'utilité escomptée.
Cest l'école des philosophes économistes, dont le père est Bentham,
qui a posé avec le plus de force que le but de l'action humaine est la
recherche du plaisir et l'évitement de la peine. Comme le dit Edwards (op.
cit., p. 16) : « People chooses the alternative, from among those open to them
that leads to the greatest excess of positive or negative utility ». Plus tard,
Jevons, Walras, Menger ont donné l'expression mathématique la plus sophis-
tiquée de cette théorie. De même pour Marshall dans son Principles of
economics de 1890. Ils estiment les uns et les autres que « the utilities of
différent commodities can be combined into a total utility by simple addi-
'
tion » (Edwards, p. 17).
Il faut ici tracer les lignes d'une évolution. '
De Bentham à Jevons on constate l'élimination des concepts hédonistes.
C'est ainsi que l'auteur de Théorie de l'économ.ie politique part de la théorie
des plaisirs mais décide d'en rétenir les seuls caractères économiques, à
l'exclusion des caractères éthiques. Il ne retient finalement que l'intensité
du plaisir. Cet élément est immédiatement objectivé par une projection dans
les choses. Mais cette utilité des objets n'est définie que corrélativement
aux appréciations des sujets : elle est décomposée en deux facteurs : le
degré d'utilité finale, projection de l'intensité du plaisir ; la quantité ou
masse de commodité, projection de la grandeur matérielle et objective
d'une provision de biens. Ainsi Jevons veut-il échapper à la psychologie en
créant une physique des utilités.
5. On s'aide ici d'un article de EDwARns, « The theory of decision making n, Bulletin
of Psychologq, 51, 1954, p. 4. Cet article est aussi contenu dans «Decision marking n,
Penguin Modern Psychology, p. 13 ; voir aussi GRANGER, Méthode économique, p. 187 et
A. NICOLAÏ, Comportements économiques et structures sociales, p. 1333. Sur les comportemenets
certains, probables et incertains on peut consulter utilement la thèse de Jean-Jacques RECOULES,
Eléments pour une science politique décisionnelle, en particulier p. 27 à 114.
1e8 . '
Parvient-il à ses fins ? Il ne le semble pas car un résidu psychologique
demeure « qui, peut-être, constitue l'élément irréductible de ces rationa-
lismes pseudo-physiques ou pseudo-logiques » (Granger, p. 189).
... et le plaisir ,
Le facteur d'intensité est en effet une notion psychologique malgré les
apparences. C'est l'intensité du plaisir procuré par la dernière dose du bien,
dont on dispose, supposé réparti en fractions égales et successivement admi-
nistré. Ceci repose sur la loi de Gossen : la grandeur d'une même satisfac-
tion, quand on la poursuit indéfiniment, va en diminuant jusqu'à la satiété ;
l'application de chacune des unités est désirée avec une intensité décrois-
sante jusqu'à la satiété et jusqu'à ce que le désir se change en répulsion.
« Désir », « satisfaction « satiété « répulsion » autant de données psy-
-
chologiques. Or cette psychologie n'est pas universalisable. On peut ima-
giner le processus inverse d'un acte de satisfaction, dont l'intensité irait en
croissant puis décroissant ou même dont l'intensité irait croissant sans dé-
croître.
Il n'en reste pas moins que cette abstraction schématisante est la pre-
, mière brèche à une théorie utilisatrice et pleinement psychologique.
Le terrain est déblayé pour commencer à penser en termes de proba-
bilités. ;
'
LE COMPORTEMENT PROBABLE ' ;, ,
6. Manuale di economicapolitica. ; _ _ ,
'
, . , 169
fort à propos que la nostalgie pour l'utilité cardinale a été telle que plu-
sieurs mathématiciens ont fait des tentatives pour montrer que l'utilité
marginale pourrait être définie dans un univers d'utilité ordinale (p. 21).
Tentatives avortées. L'économie politique contemporaine est aujourd'hui
loin des boniments cardinaux : les psychologues ont définitivement prouvé
que le comportement n'était pas rationnel. Ceci signifie que même les
courbes d'indifférence et l'ordre ordinal qui en résulte ne rendent pas
compte du réel : « Indifférence curves are likely to be observable as indiffe-
rence regions, or as probability distribution of choice around a central form »
(Edwards, p. 23). Hors ces cas limités, on voit mal à quelle situation ces
courbes peuvent s'appliquer. Psychologie et sociologie ont évacué de
l'économie politique la croyance illusoire en une certaine rationalité.
En ce qui concerne cette démonstration, il n'est pas difficile d'insérer
la doctrine de Pareto dans les schémas probabilistes. Il ne s'agit pas, chez
Pareto, d'une mesure véritable de l'utilité mais seulement d'une mise en
ordre de ses degrés. « L'homme peut savoir si le plaisir que lui procure une
certaine combinaison I de marchandise est égal au plaisir qu'il retire d'une
autre combinaison II ou plus grand ou plus petit » (p. 264). Mais Pareto ne
peut dire si les intervalles de préférence sont eux-mêmes ordonnés. Comme
le dit G.G. Granger, il faut sans doute entendre que « l'ordre ainsi évoqué
n'est pas un ordre véritable, soit qu'il satisfasse une partie seulement des
axiomes de l'ordre, soit qu'il n'ait pas de cohérence. La seconde hypothèse
paraît ici plus convenable pour interpréter la pensée de Pareto. Ainsi la
schématisation d'une psychologie économique aboutit-elle à un refoulement
de l'élément d'incohérence et d'incertitude » (p, 192).
Ces difficultés de l'abstraction schématisante sont générales, et elles
dérivent en droite ligne de l'ambiguïté des théories psychologistes à toutes
les théories probabilitaires. On peut le vérifier à propos de la théorie des
' ...
jeux et de l'approche dite « des relations humaines ».
". '
Théorie des jeux
Alors que Pareto voulait réduire le caractère quantitatif de l'ophélimité
au nombre ordinal, les auteurs de La théorie des jeux et le comportement
économique veulent la rétablir numériquement. Ils élaborent un système
axiomatique rigoureux dont les propositions seraient reliées au monde vécu
par des opérations préalablement catégorisées.
Leur première démarche - comparable à celle de Pareto et de Jevons -
consiste à comparer deux biens entre eux ; son résultat est une mise en ordre
des biens selon leur degré d'utilité. La seconde consiste à apprécier en tant
qu'utilité une combinaison mentale, un événement, alternative exclusive de la
possession d'un bien A avec une probabilité a, et de la possession d'un bien
B avec une probabilité Ia. Cela fournit un schéma de décision expérimen-
tale pour une mesure des différences d'utilité, ce qui suffit alors pour en
7. VONNEUMANN,
Oscar MOAGENSTEAN,
Theory of games and economicbehavior.
.. " ., '
170 .. :_ ,. . "
construire l'échelle numérique complètement quantifiée. Ils donnent l'exem-
ple de la préférence de la tasse de thé, de café, ou d'un verre de lait. On
décidera de la préférence de la tasse de café à une tasse dont le contenu a
une chance sur deux d'être du lait, une chance sur deux d'être du thé. L'af-
firmative signifiera que l'intervalle de préférence café-lait est supérieur à
l'intervalle de préférence thé-café. Par le remplacement de la probabilité ini-
tiale par une probabilité a et sa complémentaire la et par la recherche de la
valeur de a pour laquelle le sujet déclare son indifférence on aura une mesure
acceptable de la différence d'intervalle.
Mise en ordre et pondération probabilitaire participent bien du même
esprit réducteur de l'homo economics incarné par les parétiens. Là encore
on dépsychologise le comportement économique. Comme le dit Granger, ce
point de vue « modifie déjà radicalement l'idée d'une psychologie économi-
que comme théorie des appréciations en l'infléchissant vers une théorie des
décisions et des conduites » (p. 198).
Comment s'opère cette réduction ? Par deux opérations successives qua-
lifiées d'« ensemblistes » et de « probabilitaires » par Granger.
- La première consiste à déployer le jeu dans un espace de combi-
- naisons possibles, dont le mode de division, pour chaque joueur, en zones
connues ou inconnues, donne un sens précis à la quantité d'information dont
il dispose. La structure de ces partitions de l'ensemble complet des infor-
, mations fait jouer les schémas mathématiques de Von Neuman, qui carac-
térisent les articulations des schémas d'information entre eux, et sur les
schémas de choix. Le caractère isolé des coups disparaît. Mais il est clair que
le déterminisme est lié, ici, à l'information complète de tous les joueurs. On
retrouve une des caractéristiques de l'horno economicus : totale information.
- Mais un deuxième processus de réduction intervient. C'est la réduc-
, tion probabilitaire. Il s'agit de diminuer le risque de voir deviner la stratégie.
Le joueur, dans ce cas, peut éviter de la fixer. Il choisira alors, initiale-
. ment, non pas une stratégie mais un système de probabilités coordonnées à
` chacune des stratégies possibles. Dans ce cas, il opèrera une prévision avec
une pluralité de coups possibles, avec, pour chacun d'eux, une probabilité
déterminée, stratégie qualifiée de mixte.
Le passage des jeux à deux personnes, à trois, donne des possibilités
nouvelles. Une coalition sera dite efficace pour une imputation a si elle
procure aux membres de S des gains supérieurs ou aux moins égaux aux
gains des joueurs isolés, dont la somme n'excède pas la valeur de la fonc-
tion de gain pour l'ensemble S :
'
... '
IES IES _.. .
-
Une telle imputation en donne une autre B lorsque : l'ensemble S n'est
pas vide ; S est efficace pour a : ai > Bi pour tout nombre I de S. _..
. '
171
C'est un système de répartition lié à une coalition de telle façon qu'à
l'intérieur du système les imputations ne se déterminent pas entre elles. Il
existe alors toujours une imputation qui domine une imputation extérieure
quelconque. Comme le montre Granger, on abandonne ici l'ordre linéaire
des situations parétiennes. On le remplace par un ordre plus complexe,
172 '.....
Les théories de la bureaucratie ont porté une grande attention aux réponses
inattendues que peuvent donner les membres d'une organisation et contre-
disent certaines des implications rigides qu'on pouvait tirer du taylorisme.
Il en est ainsi de Merton 9, de Zelnick lo et de Gouldner 11.
Comme l'indique March et Simon (Les organisations, p. 32) la structure
générale des systèmes théoriques de ces trois auteurs est semblable : ils
utilisent une principale variable qui est une forme d'organisation destinée à
contrôler les activités des membres dans l'organisation. Représentation
mécaniste du comportement humain.
Merton s'est attaché au dysfonctionnement de l'apprentissage dans les
organisations : les membres d'une organisation donnent des réponses en
généralisant à partir de situations similaires. Conséquences donc imprévues
et non souhaitées par l'organisation. Merton montre que les changements de
personnalité chez les individus-membres proviennent de facteurs déterminés
par la structure des organisations. La hiérarchie dirigeante impose à l'orga-
' nisation une
exigence de contrôle qui prend la forme d'une insistance sur
la régularité du comportement. On institue alors des programmes-types
d'exécution qui facilitent ce contrôle.
Cet accent mis sur la régularité des conduites entraine : un amoin-
drissement des relations individualisées ; l'intériorisation des règles de
l'organisation par les exécutants ; l'utilisation des catégories comme techni-
. que de prise de décision. La recherche réelle des alternatives va décroissant.
Ce comportement devient alors très prévisible ; de même l'esprit de
corps, véritable patriotisme d'organisation, est favorisé. Mais la rigidité ac-
croît les difficultés rencontrées avec les clients d'autant que les subordon-
nés ont tendance à développer l'utilisation des signes extérieurs de l'auto-
rité.
Selznick s'intéresse i la délégation d'autorité. Comme Merton, il veut
montrer les conséquences imprévues d'une technique de contrôle, en l'es-
pèce, ici, la délégation d'autorité.
Elle a plusieurs conséquences : augmentation de la somme de l'entraîne-
ment dans les compétences spécialisées ; tendance à réduire la différence
entre les objectifs de l'organisation et leur réalisation ; création de la dépar-
tementalisation et des divergences d'intérêts qui s'ensuivent.
Ces divergences accroissent les conflits internes et, dès lors, les décisions
' auront tendance à dépendre de la stratégie interne. Chaque groupe cherche
à s'affirmer en intégrant dans sa doctrine les objectifs généraux des orga-
nisations pour légitimer ses exigences. Ceci entraîne une intériorisation des
objectifs subalternes par les participants.
La délégation contribue donc, à la fois à la réalisation des objectifs
généraux et à leur déformation. ' , '.
, ..1
9. Social theory and social structure.
10. An approach to the theory of organisation o, Americatt Sociological Review, 1943.
il. Patterns of industrial bureaucraty. ·
_
' .. 173
Gouldner montre, comme les deux précédents, qu'une technique de
contrôle trouble l'équilibre général. L'emploi de règles générales et im-
personnelles répond aux exigences de contrôle des dirigeants. La conséquen-
ce en est la diminution du caractère patent des relations d'autorité.
D'autre part la réglementation du travail fournit des indications pour
ceux qui dépassent les règles prévues par l'autorité. La définition des con-
duites irrecevables augmente la reconnaissance du niveau minimum des
conduites acceptables. Cette reconnaissance accroît la distance entre les
objectifs de l'organisation et leur réalisation, puisque les membres s'en
tiennent à ce niveau minimum. D'où une minutie de la supervision qui
tend à relever le niveau.
Dans ces trois théories des conséquences inattendues sont apparues à la
suite d'un schéma tendant au contrôle.
'
La satisfaction au travail
c Un peu à contre-cœur, les théoriciens de la motivation industrielle en
sont venus à reconnaître que des satisfactions actuelles sont souvent moins
importantes pour influencer les comportements humains que la perception
d'un rapport entre les possibilités présentes et les situations futures y (March
et Simon, p. 47). .
,
Le plus et le moins ' ' ;; ..
Les auteurs considèrent le schéma suivant (p. 48) :
- Plus faible est la satisfaction de l'organisme, plus grand sera le com-
portement de quête des programmes d'activité de remplacement qu'il entre-
prendra ;
- plus grand sera le comportement de quête, plus élevée sera la valeur
inattendue de la récompense ; , ' ....
- plus élevée sera celle-ci, plus grande sera la satisfaction ;
- plus élevée sera la valeur attendue de la récompense, plus élevé
sera le niveau d'aspiration ;
- plus élevé sera celui-ci, plus basse sera la satisfaction.
Ce schéma permet aux auteurs de montrer que la relation entre la satis-
faction et la productivité individuelle est complexe.
Supposant qu'un employé soit insatisfait et qu'il se mette en quête d'une
activité de remplacement. Trois choix fondamentaux sont oflerts : ou quitter
l'organisation ; ou se plier à ses normes ; ou rechercher des occasions de
satisfactions sans élever la production (faire de la politique et, au besoin,
limiter la production, par exemple : satisfaction évidente). Conclusion :
un niveau de satisfaction élevé per se ne permet pas de diagnostiser une
production élevée.
La productivité
Un individu peut être influencé par : un changement de valeur associé à
des circonstances données ; un changement des conséquences perçues comme
174
résultat d'une autre activité possible ; un changement de l'ensemble des
circonstances qui sont évoquées.
Pour les auteurs, la motivation poussant à produire est fonction du
caractère de l'ensemble évoqué des alternatives, des conséquences perçues
des différentes alternatives évoquées et des objectifs individuels servant de
' ' '. '
critère à leur évaluation.
L'ensemble évoque des possibilités de choix.
De façon générale la disponibilité concrète de choix extérieurs (offre
d'emplois par exemple) entraîne la vraisemblance de l'évocation de tels
choix : l'entourage peut donc donner des indications précieuses.
Mais les exécutants sont soumis à quatre facteurs qui concourent à dé-
terminer les comportements possibles.
- Dans une organisation complexe l'exécutant est réceptif aux indices
venant de la hiérarchie personnelle : « la plupart des études suggèrent que
plus l'on a le sentiment de prendre part aux décisions moins apparaissent
patentes dans l'organisation les différences de pouvoir et que ceci a pour
effet de diminuer en retour l'évocation des possibilités de choix désapprou-
vées par l'organisation » (p. 54). De plus « plus grand sera le sentiment de
participation, plus grand sera le contrôle de l'organisation sur l'évocation
des possibilités de choix et, par conséquent, plus faible sera l'évocation des
; possibilités de choix qui sont refusées par l'organisation o (p. 54). Friedmann
en 195512, Krulee en 195513 et Richmond en 195414 ont vérifié expéri-
mentalement ces hypothèses.
- Facteur tenant au travail lui-même : l'effet de la minutie de la super-
, vision dépendra de la complexité du travail. Si le travail à effectuer est
. simple, plus la supervision est spécifique dans ses instructions, plus l'évoca-
: tion de choix d'activité sans rapport avec l'organisation sera grande.
Il en va différemment, à l'évidence, quand le travail est complexe (March
et Simon, p. 35). '
, - Facteur tenant à l'existence des sanctions positives officiellement pré-
vues pour les emplois. Les systèmes de salaires influencent le comportement
dans le travail. Mais également il faut envisager différentes possibilités de
comportement (March et Simon, p. 55).
- Enfin le facteur tenant au groupe de travail qui donne des renseigne-
ments sur les différentes possibilités d'action des membres du groupe
fournissant les indices. Les normes de taux de production évoquées dans
l'esprit d'un travailleur tendant à refléter la conduite des individus voisins
accomplissant le même ouvrage.
Ainsi des recherches de Wyatt 15 et de Hewitt et Parfit 16.
12. Industrialsociety.
1955,p. 37-47.
13. «Companyaid incentivessystem», Journalof Busine.ss,
' 14. a ConHict
and authorityin industry», Occupationnal 1954,p. 24-33.
Psychology,
15. Incentivesin repetüiveivork.
16. "AA note on workingmoraleand size of groupa, OccupationnalPsychology,
1954,
p. 38-42.
"'
175
Quellessont les conséquencesperçues des possibilitésde choixévoquéesP?
(Marchet Simon,p. 58).
Trois types d'information élaborent les attentes relatives aux consé-
quences de l'activité :
- L'état externe de l'environnement(par exemple, choix potentiels).
- Les pressionsémanant des sous-groupesdans l'organisation(l'influen-
ce du petit groupe de travail auquel l'individu appartient).
- Le système de sanctions positives établi par l'organisation(avance-
ment, primes, salaires,etc.).
Les objectifs individuels servant de base à l'alternative (March et
Simon,p. 65).
'' '
Alternatives comptabilisées
Le postulat suivant est avancé : plus forte est l'identificationd'un indi-
vidu à un groupe, plus il est vraisemblableque ses objectifsse conformeront
à sa perceptiondes normesdu groupe.Les auteurs avancent cinq hypothèses-
fondamentales.
- Plus grand sera le prestige perçu du groupe, plus forte sera la
tendance d'un individu à s'identifierà lui, et réciproquement..
- Plus larges sont les limites dans lesquellesles objectifs sont perçus
commepartagés par les membres du groupe, plus forte sera la tendance de
l'individuà s'identifierà lui, et réciproquement.
- Plus fréquente sera l'interactionentre un individuet les membresd'un
groupe, plus forte sera la tendance de l'individu à s'identifierau groupe et
réciproquement.
- Plus grand sera le nombre de besoins satisfaits dans le groupe, plus
grande sera la tendance de l'individu à s'identifierau groupe et réciproque-
ment.
- Plus faible sera la quantité de compétitionexistant entre les mem-
bres d'un groupe et un individu, plus forte sera la tendance de l'individu à
s'identifierau groupe et réciproquement(p. 66).
Les facteurs affectant l'identificationau groupe sont fonction de la
situation du groupe dans la société et du caractère des normes personnelles.
Les auteurs étudient, alors, les causes et modalités de l'identificationavec
des groupes extérieurs à l'organisation(associationprofessionnelle,groupe
communautaire,famille, syndicat)(p. 71 et suiv.) de l'identificationà l'orga-
nisation (et les sous-groupesde travail) (p. 73 et suiv.).
176 .
- Une organisation est un système de comportements sociaux inter-
connectés entre plusieurs personnes qu'on appelle les participants.
- Chaque participant reçoit de l'organisation des avantages en échange
de certaines contributions.
- Tout participant poursuit sa participation si les avantages offerts
sont égaux ou supérieurs aux contributions exigées.
- Les contributions sont la source des avantages que l'organisation
offre aux participants, ce qui explique qu'une organisation est solvable si
elle dispose d'assez de contributions pour fournir les avantages qui provo-
' queront ces contributions.
Les auteurs présentent une théorie explicative du comportement des par-
ticipants : employés, actionnaires, fournisseurs, distributeurs, consommateurs.
Pour les employés, auxquels les auteurs accordent une importance par-
ticulière, la règle générale est que cel'accroissement du rapport de la valeur
utilitaire des avantages à la valeur utilitaire des contributions diminue la
tendance qu'ont les individus à quitter l'organisation, tandis qu'une dimi-
. nution de ce rapport a l'effet contraire » (p. 92).
L'équilibre avantage-contribution est la jonction de deux composantes
principales : l'attraction ressentie de quitter l'organisation ; la facilité perçue
de quitter l'organisation.
Sur le premier point, trois postulats sont avancés :
- Plus grande est la conformité des caractéristiques de la tâche avec la
caractérisation que l'individu fait de lui-même, plus le niveau de satisfaction
sera élevé.
- Plus il sera possible de prévoir les relations instrumentales au travail,
.
plus le niveau de satisfaction sera élevé.
- Plus les conditions de travail sont incompatibles avec un autre rôle,
plus le niveau de satisfaction sera élevé.
Sur le second point les auteurs estiment (p. 99) que plus grand sera le
nombre de possibilités de choix perçus lors de l'organisation, plus grande
. sera la facilité perçue d'un changement. La perception dépendra : du
nombre des organisations dont l'individu peut reconnaître l'échelon ; de son
niveau par rapport à ces échelons.
D'autre part, les auteurs appliquent aux autres participants les deux
variabler de l'attraction ressentie et de la facilité perçue (p. 105). Tout ,
'
le système repose sur l'équilibre avantages-contributions. Or il faut en tester
_' les éléments. Mesure difficile parce que les valeurs utilitaires individuelles
ne changent que lentement, que les fonctions utilitaires sont univoques
et que les groupes importants d'individus possèdent à peu près les mêmes
fonctions utilitaires. ,
_'' . 177
' , . '
12 ,
conditions de leur naissance, l'appareil d'interaction qui s'ensuit et le résul-
tat du conflit.
Les conflits individuels surgissent de trois façons principales : ' "
- par inacceptabilité : le choix que l'individu préfère n'est pas à un
niveau assez bon de satisfaction ;
- par l'incomparabilité : l'individu connaît la répartition probable des
conséquences, mais ne peut discerner un choix préférable ;
- par incertitude : l'individu ne connaît pas la répartition probable qui
relie le choix d'une conduite aux conséquences provenant de l'environne-
'
ment.
Lorsque le conflit est perçu, une motivation à réduire le conflit est créée.
Si le conflit est né par incertitude, l'individu accentuera sa recherche de
clarification ou de nouvelles alternatives ; si le conflit est né par inaccepta-
bilité, l'individu cherchera d'autres possibilités, sa puissance de motiva-
tion à réduire le conflit dépendant de la disponibilité d'alternatives neutres
et de la pression du temps. Si le conflit est né par incompatibilité, la durée
de prise de décision sera courte et le choix dépendra de l'ordre dans lequel
se présenteront les possibilités.
"
Individu, groupe et alliance
Les conflits de l'organisation se subdivisent eux aussi en deux : les
conflits individuels ; les conflits entre groupes.
Pour les conflits individuels les auteurs distinguent les facteurs concer-
nant l'incertitude et les facteurs concernant l'inacceptabilité.
En ce qui concerne l'incertitude, deux hypothèses sont avancées : plus
grande sera la somme d'expériences passées de prises de décision, moins
il est probable qu'on verra surgir dans l'organisation des conflits inter-
individuels ; plus la complexité .de la situation de décision sera faible, moins
il est probable qu'on verra surgir dans l'organisation des conflits inter-
individuels.
En ce qui concerne l'inacceptabilité, les auteurs avancent que plus sera
grande la divergence entre le niveau d'aspiration et la réalisation, plus la pro-
babilité de conflits inter-individuels sera grande dans l'organisation.
Les conditions nécessaires au conflit entre groupes se résument en trois
variables : l'existence d'un réel besoin, ressenti, de décisions communes ;
l'existence, soit d'une différence d'objectifs, soit d'une différence de per-
ception, ou les deux à la fois.
Comment l'organisation réagit-elle aux conflits ? Quatre processus prin-
cipaux éclairent le problème : la solution des problèmes (recherche d'une
solution satisfaisante aux critères communs) ; la persuasion (les objectifs
individuels ne sont pas considérés comme immuables) ; le marchandage
(le désaccord sur les objectifs est immuable mais on utilise un arsenal de
stratégies) ; politiquement (situation identique à la précédente mais la stra-
'
178 .' , ,
tégie consiste à étendre les parties encore de façon à inclure des associés
virtuels).
Quant aux conflits entre organisations, on retombe dans la théorie des
jeux, posée alors en termes d'organisation. Les deux auteurs posent deux
questions : l'une relative à la structure des alliances, l'autre aux résultats
des négociations.
Von Neumann et Morgenstern 18 admettent que toutes les alliances possi-
bles sont prises en considération, que chaque joueur a une connaissance par-
faite du jeu et un ordre de préférence bien défini et s'efforce de rendre
maximaux les avantages qu'il en attend. Ces hypothèses entraînent des
propositions raisonnables sur la formation des alliances.
Malheureusement de nombreux auteurs ont contesté le réalisme des
hypothèses. La méthode de Nash 19 définit le résultat « juste du mar-
chandage comme celui qui augmente de façon maximum les résultats indi-
viduels, résultat qui dépend de l'attitude des participants envers le risque.
Il a paru utile de présenter d'abord, dans la cohérence de leur totalité,
l'ensemble de ces doctrines en apparence disparates. Pourquoi ?
Parce que la présentation de March et Simon est en elle-même très
'
critique. Leur décodage, en termes extrêmement simples qui font songer
à des recettes de cuisine, est impitoyable. Comme le montre M. Crozier
dans la préface de son ouvrage : « Les auteurs s'étaient assignés comme
objectifs de réduire un article à une proposition de deux lignes, et un livre à
une suite de quatre à cinq propositions équivalentes ... or une telle déflation
du langage littéraire des sciences humaines ramène à des propositions inatten-
dues bien des efforts en apparence séduisants, mais dont la relative incon-
sistance apparaît tout de suite si on les soumet à un tel traitement (p. VII).
On ne saurait mieux dire. Cette déflation aboutit à une présentation
squelettique et quasiment humoristique.
On peut cependant lui reprocher de ne pas expliciter suffisamment ses
reproches.
Ces théories sont toutes très psychologiques et pragmatiques. Il faut
obtenir des résultats concrets pour le plus grand bien des organisations.
Faire de l'utile. Le résultat en est un mélange assez extravagant de truismes
(si vous faites participer un individu aux décisions, il se sentira plus intégré
à l'organisation !) et de corrélations plus scientifiques, si on entend par
science ce qu'en dit Paul Bureau dans La science des nueurs : « On recon-
. naît qu'une discipline est une science en ce qu'elle apporte des résultats
contraires au sens commun ». A cette seconde catégorie se rattachent les
idées de Merton sur les dysfonctionnements de l'apprentissage dans les
organisations, ou de Selznick sur la délégation d'autorité.
Mais on remarquera que dans tous les cas c'est la conception d'un
homme rationnel qui prévaut. Rationnel, pragmatique, de bon sens. Nor-
' ' ' ' '
18. Theory of games and economicbehavior.
19. n The bargainingproblemn, Econometrica,1950, p. 115-162.
' ' .
_ :.' __ . ' ;1%
' ' ' '
_ ,'' . : '
.. ' . , . :' ." ' '
,
mal, en somme. Et cette normalité est significative de la totalité du
système.
'
Qu'est-ce à dire ?
Ces théories ont ceci de commun qu'elles n'envisagent jamais comme
souhaitable que l'individu quitte l'organisation ou la transforme par
une vigoureuse innovation. Elles admettent dans le meilleur des cas un
dialogue entre l'individu et l'organisation. Mais, dans ce cas, c'est l'organi-
sation qui aura le dernier mot. Il est en effet beaucoup moins coûteux pour
l'organisation d'imposer son point de vue par la persuasion que par la
contrainte brutale. Mais, dans les deux cas, le but visé est le même : faire
plier l'individu. Aucune réponse saugrenue n'est admise.
Les postulats d'une « organisation »
Qu'est-ce à dire encore ? Cette attitude de l'organisation - dans le
cadre de ces doctrines - postule un individu satisfait. La normalité c'est
la satisfaction, c'est-à-dire l'adaptation harmonieuse à un environnement.
C'est l'image des publicités bancaires : le jeune cadre dynamique et sou-
riant qui va à la banque pour obtenir du crédit. Pourquoi le crédit ? Parce
qu'il a confiance dans l'avenir, dans le progrès, à la fois collectif et indi-
viduel. Progrès individuel, car l'avenir de sa carrière est nécessairement
radieux dans une société en expansion. Progrès collectif, parce que cette
société en expansion exige une augmentation des ventes de maisons, de
voitures, d'appareils électro-ménagers etc. Le changement rapide des
modèles d'appareils est une des conditions et un des résultats du progrès.
Tout ceci est, bien entendu, lié au crédit et donc à la motivation de l'em-
prunteur, satisfait et souriant.
Voilà toute la philosophie contenue dans ces doctrines. On l'a vérifié. Pas
une de ces doctrines n'y échappe, car pas une n'échappe à la vision d'un
homme normal, satisfait, adapté à la société. Un rapprochement s'impose ici
avec la psychiatrie qui ne reconnaît que l'homme normal, et qui, en pré-
sence de l'anormalité tente chaque fois de la réinsérer dans le milieu, de
l'adapter. La psychiatrie ajuste les comportements anormaux, c'est-à-dire
statistiquement peu fréquentes 20 à l'environnement. Elle ne vise pas à
transformer cet environnement. Impuissante à le faire, il lui restera soit à
réprimer (enfermer), soit à persuader 21. Ainsi des théories de l'organisation
décrites ici. Elles ne mettent pas un instant en cause la légitimité des
valeurs de l'organisation, son bien-fondé à se maintenir, au besoin contre
les individus. Ceux-ci mériteront d'être manipulés mais non véritablement
d'être écoutés.
Cette non-critique des fins est le critère même d'une mono-rationalité :
il n'est pas question d'envisager ici une problématique autre que celle d'une
20. Et ce, à la différencede la psyehanalyscet de l'antipsychiatrie,voir p. 120 et suiv.
21. Après les travaux de Foucaultil est difficile,en 1973, de donner une autre définition.
La psychiatriene peut avoir d'autre fondementque la statistique.Cette réduction drastique
laisse un peu rêveur...
180 '
\
' '
LES DOCTRINES NEO-RATIONALISTES
' Le néo-rationalisme aux En partie sans
échappe-t-il critiques précédentes ?
doute. Sa causalité
plus linéaire, n'est systémique pré- et le raisonnement
. domine. On peut
qu'en dire
ce sens il y a abandon du taylorisme. En un
autre sens le taylorisme est maintenu. Pas plus que Taylor, Simon et March,
Feldman et Kanters ne remettent en cause les valeurs qui sous-tendent
l'activité des organisations et leur propre rationalité. Ils se situent dans le
cadre d'une seule rationalité, la rationalité du capitalisme de leur temps qui
est, en même temps, en
partie, celle du socialisme industriel des pays de
l'Est. Aucune critique de valeur n'est amorcée et ces auteurs n'imaginent pas
un seul instant que d'autres sociétés politiques et administraüves, encore
virtuelles, puissent se développer. Quel que soit leur effort vers l'aléatoire,
. leur marche vers la multirationalité est bloquée par une absence évidente de
' critique idéologique. Cela est vrai des thèses initiales de Simon, de leur
modernisation ultérieure par Simon, Cyert et March, Feldman et Kanters.
C'est en 1945 que paraît pour la première fois l'ouvrage célèbre de H.A.
' Simon, Administrative behavior. Il entend fonder les bases d'une science
. nouvelle : la décision.
'
Selon Simon, le but de la science administrative est de dégager les règles
susceptibles d'améliorer le circuit et la qualité des décisions au sein d'une
organisation (Administrative behavÍol', 243). p. Tous les agents ont des
'
décisions à prendre, soit les décisions d'impulsion des agents supérieurs (ou
même moyens), soit, même, les décisions d'aménagement que prennent les
exécutants. Les uns et les autres sont reliés par un système d'autorité ou
d'influence.
- Autorité, si un individu la décision sans examen
accepte critique
préalable, ce qui peut être vrai naturellement du subordonné placé sous
. ' '
181
'
, .' ' . ,_... ,
l'autorité d'un supérieur hiérarchique ; ce qui peut être vrai, à l'inverse, du
supérieur hiérarchique placé en fait sous l'autorité de ses subordonnés.
- Influence, si l'individu accepte d'être guidé par les choix d'autrui
parce qu'il a été convaincu de l'être. «L'individu accepte les décisions d'au-
trui à l'intérieur d'une zone d'acceptation » 22 qui sera plus ou moins large
selon le caractère plus ou moins volontaire de l'organisation : zone limitée
dans les institutions à adhésion volontaire ; zone très large dans les insti-
tutions à adhésion obligatoire comme l'armée.
Dans l'administration cette zone doit être large parce que l'autorité
permet la coordination des tâches, et fait fructifier la qualification techni-
que des agents qui peuvent travailler de façon cohérente au service d'objec-
tifs définis.
La distinction entre fait et valeur renouvelle la distinction trop sommaire
entre le politique et l'administratif Les rapports entre le politique et l'admi-
nistratif ne peuvent se caractériser par la théorie juridique trop sommaire
de la subordination de l'un à l'autre.
Mais la distinction politique/administratif Simon la fonde sur la dis-
tinction : données de faits/données de valeur, les premières relevant du
monde administratif, les secondes relevant du monde politique (p. 46).
Les valeurs de la société doivent, à l'évidence, gouverner les choix admi-
nistratifs. Le processus de décision peut se décomposer en deux phases : <! la
première aurait trait à l'élaboration d'un système de valeurs intermédiaires
et une appréciation de leur poids relatif. La deuxième consisterait en une
comparaison des lignes d'actions possibles en fonction du système de va-
leurs » (p. 53).
Mais l'auteur reconnaît immédiatement qu'en pratique la distinction est
difficile, car il est impossible de séparer fait et valeur dans une décision,
comme il est impossible d'affirmer que les valeurs relèvent exclusivement du
politique et les faits exclusivement de l'administratif. Mais cette distinction
permet de dégager des caractéristiques afférentes au traitement et aux res-
ponsabilités différentes que ces deux types de données entraînent.
Les institutions démocratiques trouvent leur principale justification dans
la nature des procédures par lesquelles un contrôle est exercé sur les juge-
ments de valeurs. Si bien que la détermination du système de valeurs, qui
servira de base à la gestion, doit être exercée, d'abord, par les organes
22. La décision est composée d'un complexe de buts et moyens, étant entendu qu'un
but pour certains agents est moyen pour certains autres, et que d'ailleurs la décision sera
toujours un compromis entre plusieurs buts et leurs moyens. Simon introduit ici dans la déci-
sion une combinaison de deux données : données de fait et donnée,s de valeurs. Il donne
l'exemple de la construction d'une route nouvelle. Dans ce cas les données de fait sont, par
exemple, les résistances des types de revêtement, des types de route selon le type de circu-
lation qti on veut privilégier, etc. Les données de valeur sont la sécurité des automobilistes
et des piétons (ce qu'on pourrait appeler d'un mot à la mode, aujourd'hui, le coût de la
vie humaine, Ù l'évidence très subjectif, c'est-à-dire le prix que les gouvernements veulent
bien payer pour sauver des vies) ou d'autres considérations de type esthétique, par exemple, .
la décision de construire la route sera le fruit des rapports entre ces deux types de données.
Cette analyse est celle de Chester BARNARD dans The functions of exeeutive. Elle est reprise
ici par Simon.
182 , .
démocratiquement contrôlés. L'auteur appelle ces instances les législateurs,
par opposition aux administrateurs qui, eux, ne se préoccupent que des
données de fait. Mais un clivage absolu est impossible ; dès lors que le
législatif doit avoir à traiter des problèmes factuels, il doit pouvoir dispo-
ser de toute l'information nécessaire au traitement de ces problèmes. Dès que
l'administration est contrainte de porter, dans certains cas, des jugements
de valeur, il lui faut se souvenir avec rigueur de sa nécessaire docilité aux
valeurs communément admises par la société.
L'objet de la science administrative est donc de « constituer un environ-
nement tel que l'individu s'approchera le plus de la rationalité dans les
décisions qu'il prend ». Rationalité entendue dans la double signification :
'
de la cohérence de la décision par rapport aux valeurs du groupe ; de sa
cohérence interne par rapport à l'information disponible.
Comment accroître la rationalité ? P
D'abord, par une meilleure identification de l'individu aux normes et
aux objectifs de l'organisation. L'identification s'opère d'abord par voie d'au-
torité. Par la suite, elle peut s'opérer par voie d'adhésion spontanée. Ceci
peut s'expliquer par l'intérêt personnel de l'agent, au sens large (salaire,
carrière, prestige personnel, amitiés) qui est lié à la croissance et au prestige
de l'organisation ; l'impact de ce faisceau d'intérêts qui habitue l'agent à
concentrer naturellement son attention sur les valeurs sociales mises en jeu
par l'activité de son service, ignorant au besoin d'autres impératifs sociaux ;
l'habitude du chef d'entreprise de faire prévaloir sur tout autre objectif la
croissance de sa firme.
Mais, en contrepoint, du fait de la subdivision des organisations en
service et sous-groupes, les agents ont tendance à se considérer comme porte-
parole de ces sous-groupes qui peuvent aller à l'encontre des objectifs
. généraux de l'organisation.
. En somme les agents possèdent : leur personnalité individuelle ; leur
personnalité d'organisation ; leur personnalité de sous-groupes d'organisation.
Ces deux dernières peuvent entrer en conflit 23.
L'équilibre d'une organisation est donc quelque chose de précaire et les
occasions de conflit sont nombreuses. Pourquoi les individus décident-ils
d'entrer dans une organisation et de subordonner leurs buts personnels
aux buts de l'organisation ? Parce que celle-ci les satisfait dans certaines
aspirations personnelles, matérielles (pécuniaires entre autres) ou psycholo-
giques (idéal, prestige, etc.) En échange ils lui apportent leur dévouement
et une sorte d'équilibre s'établit entre les apports que reçoit l'organisation et
ceux qu'elle procure. Du même coup, il apparaît que les objectifs d'une
organisation sont le résultat d'un compromis entre les intérêts des divers
participants, sans pouvoir coïncider avec l'intérêt individuel de chacun.
Les discussions sont permanentes entre ceux qui sont partisans de sa survie
24. Problème évoqué dans Les organisations,ouvrage plus récent que nous analyserons
ci-dessous.
25. Ces deux fonctionsne sont pas assuréesdans le systèmebureaucratique ;les dysfonc-
tions ont été analyséespar CROZIER dans son Phénomènebureaucratique.
26. Cette théorie des communications
sera raffinéedans Les Q1'ganisatinns.
. '
184 ,
De même, dans The shape ofautomation, il présente les différentes
représentations qu'on peut faire du décideur et il ajoute : « All these images,
have a significant point in common. In them, the decision maker is a man
at the moment of choice, ready to plant his foot on one or another of the
routes that lead from the crossroad. All the images falsify decision by
focusing on its final moment. All of them ignore the whole lenghly complex
process of alerting, exploring and analysing that precede that final moment »
(p. 53).
Dans Administrative behavior il consacre des pages à ce phénomène
(p. 221 à 250). Cela ne l'empêche pas, il est vrai, de fragmenter encore la
décision. Dans The shape of automation il écrit : « Décision making com-
prises three principal phrases : finding occasions for making a decision ;
finding possible courses of action ; and choosing among courses of ac-
tison » (p.54).
'
, Il aggrave d'ailleurs cette fragmentation en distinguant deux types de
décisions : les décisions programmées, les décisions non programmées.
. Les premières se caractérisent par leur routine et par une procédure définie
de façon telle que « they don't have to be treated de novo each time they
occur o (p. 59).
Les secondes ne sont pas structurées pour des raisons diverses. Les
premières sont qualifiées de repetitive decisions, les secondes de one-shot,
ill-structured novel policy decision (p. 62).
En somme dans un cas la fragmentation correspondrait à une structure
prédéterminée, programmed decision ; dans le second cas la fragmentation
ne répondrait à aucune règle.
. Cette analyse est mise au service d'une recherche de la décision ration-
nelle. , , _
. ' .'
Appréciation critique ,,-,-
La lecture de Simon est difficile car son oeuvre est ambiguë. Par un
effort vigoureux il déracine des erreurs, mais il conserve en partie les struc-
tures classiques. En somme, il a une conception systémique non linéaire des
organisations et de la décision mais juxtaposée avec un corps d'idées non
systémiques et linéaires.
H.A. Simon représente un grand changement par rapport à l'école
antérieure non seulement en ce qu'il renouvelle la science administrative de
son temps (1947), mais aussi parce qu'il déracine deux erreurs fondamen-
tales des vieilles théories de la décision.
Le point commun de ces deux erreurs résidait dans la croyance en un
moment privilégié et libre de la décision. Ceci entraînait deux consé-
quences.
. - La décision devenait un problème simple, puisque ramassée en un
moment déterminé et court (et ceux-là même qui la considéraient comme
_' .. ,
185
complexe tout en la décrivant comme condensée en un moment étaient en
contradiction avec eux-mêmes).
- La décision, moment libre, s'arrachait aux prédéterminations de
toutes sortes.
Par l'acte de volonté, l'homme devenait presque égal à Dieu. Préoccupa-
tion humaniste et souvent chrétienne des théories classiques.
" 1 ' ,
Ici les données changent.
- la décision n'est plus un acte simple et un moment, mais le produit
d'un processus complexe étalé dans le temps ;
- la décision n'est plus un moment libre puisqu'elle est le fruit de ce
processus. Egalement, parce que, dans une société donnée, tous les schémas
ne sont pas possibles pour un problème déterminé (Les organisations, p. 31).
Pourquoi ces erreurs ont-elles été déracinées ? Parce que Simon pense
avec son temps en termes systémistes : thème de l'équilibre précaire de
l'organisation qui recèle en son sein de nombreuses occasions de conflits
entre sous-systèmes, qui procure des satisfactions ; qui en reçoit et qui finale-
ment résoud ses problèmes par voie de compromis entre les intérêts des
différents sous-systèmes. Raisonner en ces termes aboutit nécessairement à
poser que la décision n'est pas un acte simple et un moment, mais le pro-
duit d'un processus complexe et continué dans le temps ; c'est poser du
même coup qu'elle n'est pas un moment libre mais le fruit de ce processus.
Autant d'idées neuves en leur temps qui se manifestent dans deux
modèles systémiques : l'un est dû à Robert et l'autre à Simon.
D'après Robert 27 toute organisation est un système de contrôle. Cha-
cune a une ligne de conduite et des objectifs auxquels sont affectés un en-
semble de sous-systèmes de contrôle de plus en plus petits. L'organisation,
et chacun de ses sous-systèmes, peut être représenté par le processus de
feed-back tel qu'il est représenté dans le schéma ci-dessous :
délais
objectifs bruits
structure résistante '
"
t
processus de déci- processus de ..,
sion–––––––––––––? transformation de-résultats réels
.' la décision
""
résultats apparents / circuits d'information .
" '
délais, bruits, biais
27. E.D. ROBERT, Industrial dynamic ; the design of management control systems »,
Management control.
"
_
186 ; ..
,,
' . '
.
La colonne I est celle des résultats virtuels, supposés, apparents. La
colonne II est celle du processus de transformation. La colonne III celle des
résultats réels. La décision suit ici un chemin compliqué. Il y a des résultats
désirés qui conduisent théoriquement à un processus de décision (colonne
I) mais, des délais, des bruits, des résistances de structure transforment le
processus de décision théorique et aboutissent à des résultats réels (colonne
III). Ces résultats sont différents des résultats apparents, mais ne parvien-
nent au décideur qu'à travers un circuit d'information fait à nouveau de
délais, bruits, biais, qui décode les résultats réels en les déformant en
résultats apparents. Grande richesse de ce tableau qui présente l'image de
deux déformations : déformation au niveau de la décision elle-même (le
'
décideur ne peut exactement faire ce qu'il veut) ; déformation au niveau de
' . la conscience
qu'il a du résultat effectif de sa décision (le décideur ne sait
pas exactement qu'elles ont été les conséquences de sa décision).
'
Deux remarques s'imposent : ce système de contrôle fait apparaître les
décisions multiples et leurs interrelations. Il n'y a plus de décision isolée ;
' il
n'y a plus, non plus, de moment isolé de la décision ; schéma d'un feed-
''
back perpétuel, décision-résultats-mesure-évaluation-décision. Chaque élé-
ment du circuit s'inscrit dans un processus.
.
Processus d'établissement d'un modèle par ajustements successifs
d'après H. A. Simon 28
l'agent de décision .
' . ,
(ses objectifs)
)évaluation du modèle I
' modèle Il
nouvelles données
.1 I
évaluation du modèle II ..
1 '
, .. '"' _
adoption du modèle
. iôÎ
L'agent dispose de faits et, au moyen de ses critères de choix, élabore un
modèle ; mais une nouvelle collecte de données intervient qui le pousse à
réévaluer son modèle I ; cette réévaluation ne suffit pas puisqu'une nouvelle
collecte des données aboutit à réévaluer le modèle I et à le transformer en
un modèle II plus sophistiqué et plus adapté. Intervient alors la phase dé-
finitive d'adaptation du modèle II.
C'est un schéma de décision par adaptations successives, reposant sur
l'élaboration d'un système d'information faisant la jonction entre le système
d'opérations et le système de décision.
Sans avoir été expressément formulé en termes de PPBS-RCB, les deux
schémas de Robert et Simon recouvrent exactement le processus PPBS-
RCB. Ils constituent la représentation exacte du processus actuel néo-ratio-
naliste de décision dans les grandes organisations. Ils intéressent directement
la décision dans les administrations publiques.
Le PPBS, appelé en France RCB par M. Debré, constitue la synthèse
provisoire de toutes les approches actuelles, pragmatiques, de la décision.
Synthèse néo-rationaliste qui découpe le phénomène dans ses limites étu-
diables, inclut dans le raisonnement toutes les variables possibles y compris
l'approche des relations humaines et les jeux de stratégie, et qui ne recule
pas devant la formalisation mathématique.
La méthode PPBS-RCB intéresse directement et essentiellement ce
propos : dans le cadre de cette méthode réaliste la décision n'est plus
artificiellement fragmentée en trois phases - délibération, décision, exé-
cution - puisque la décision court tout au long de la délibération et
l'exécution est prétexte à contrôles successifs qui peuvent remettre en cause
les délibérations antérieures. Il n'y a plus de moment, ou de lieu de la déci-
sion. Il n'y a plus de décret de la volonté d'un décideur solitaire ou collégial.
Il y a une série d'allers et retours, dont le principal effet est d'empêcher
totalement de distinguer qui est subordonné et qui est supérieur hiérarchi-
que. Certes, les théoriciens du PPBS américain, Allen Schik ou Novick,
par exemple, ont présenté une vue abstraite selon laquelle les objectifs
proposés par le politique se verraient réalisés progressivement par le tech-
nicien 29.
Mais la pratique du PPBS-RCB a démenti ces augures 30 ; les allers
retours du dialogue analyste-décideur créent une situation enchevêtrée et
inextricable qui rend impossible la distinction du politique et de l'adminis-
tratif. Mieux : le dialogue RCB crée les conditions d'une réelle égalité entre
les participants. Mais il s'agit encore d'une égalité virtuelle, car les struc-
tures et les mentalités résistent vigoureusement à cette médecine de cheval.
On remarquera cependant, que les idées de Simon, qui ont inspiré les
spécialistes du PPBS, sont restés suffisamment ambiguës.
188 " .
Si l'on examine les deux schémas précédents de Robert et Simon, on
apprécie leur caractère systémique ; la décision n'est plus isolée et ponc-
tuelle ; elle fait partie d'un processus de réévaluation constante, mais dans
cette réévaluation les objectifs ne bougent pas. Ils paraissent figés. Si cer-
tains admettent une réévaluation des objectifs, jamais ils ne reconnaissent
,.' une virtualité de critique des buts et des valeurs. Du même coup, Simon
: , et les spécialistes du PPBS se situent encore dans la perspective pragmatique
' de la mono-rationalité ! On est dans un système, on le change de l'intérieur,
on opère sur lui. Mais on ne saute pas d'un système à un autre système. Si
la pratique scientifique du PPBS doit naturellement tendre à une analyse de
système multi-rationnelle, la pratique administrative quotidienne, cautionnée
par Simon et les théoriciens des organisations, reste le plus souvent mono-
rationnelle 31.
Ces modèles systémiques ont permis d'évacuer les erreurs de la théorie
classique. Mais la pensée de Simon reste encombrée par de vieilles séquelles.
Séquelles de la théorie classique ,
Simon n'est pas fidèle à lui-même puisque, tout en considérant la déci-
sion comme un continuum qui se pré- et sur-détermine progressivement, il
fragmente encore la décision. Il la fragmente de trois façons :
1. Il la décompose en phases (par exemple, dans The shape of automa-
tion) : finding occasion for making a decision ; finding possible courses of
action ; choosing among courses of action. Le choosing n'est qu'une des
phases, la dernière. Simon reprend ici le schéma classique comme s'il ne pou-
vait pas se débarrasser définitivement de siècles de tradition : sans doute
peut-on objecter que ses préoccupations sont normatives et non descriptives
et qu'il cherche à augmenter la rationalité et l'efficacité en recomman-
dant une décomposition en phases. Mais il ne fait pas toujours rigou-
reusement une distinction entre descriptif et normatif puisque dans les
. pages suivantes du même ouvrage il présente un tableau général à l'évi-
dence descriptif dans lequel il présente les décisions programmées et non
programmées et leur traitement traditionnel ou non (The shape of auto-
mation, p. 62).
. La même incertitude de niveau entre le normatif et le descriptif se
révèle dans sa distinction entre données de fait et données de valeurs.
2. C'est la seconde fragmentation de la décision chez Simon. S'adossant à
des considérations philosophiques traditionnelles qui séparent jugement de
fait et jugement de valeurs (alors qu'aujourd'hui aucun philosophe, psycho-
logue ou sociologue moderne ne se donne le ridicule de penser en ces
termes), il installe au sein de la décision deux séries de données, les données
de fait et les données de valeurs (exemple de la route). La même incertitude
31. Le plus souvent,maispas toujours.Ainsides méthodesdu groupeSésameà la Datar
ou du groupeProspective long terme agriculturefrançaise,qui tententd'examinertous les
possibles(sur ce point L'administration
prospective,p. 278 et suiv.).Maisellesrestentselon
nous,insuffisamment critiquesau niveauidéologique. , ... , , –. '
189
de niveau entre descriptif et normatif apparaît ici : Simon affirme que
fait et valeur doivent être distingués et il donne l'exemple de la route.
Niveau descriptif évident. Plus tard, après avoir tenté d'en dessiner les
contours, il reconnaît que dans la pratique ces deux types de données sont
difficiles à dissocier (Administrative behavior, p. 49). « Dans la pratique » :
ce qui signifie qu'il parlait précédemment en termes non descriptifs mais
normatifs. Or, tout donnait à penser qu'il s'agissait d'un niveau descriptif
, (exemple de la route, description des sous-éléments de chacune de ces don-
nées). De quel niveau au juste s'agit-il ?P
Plus loin (p. 53 et suiv.) l'auteur reconnaît que si, dans la pratique, les
données sont difficilement dissociables, la distinction fait/valeur, peut être
conservée pour fonder la distinction entre politique et administratif. Après
la brève parenthèse « pratique on retombe alors dans le normatif. Bref,
l'auteur mélange constamment les niveaux.
Or ces données sont :
- Philosophiquement et psychologiquement indissociables ; ne sait-on
pas aujourd'hui, à l'évidence, que tout jugement, soi-disant de fait, est gros
de jugement de valeur implicite ; et, qu'à l'inverse, certains jugements soi-
disant de valeur, peuvent se déguiser en jugement de fait pour triompher
plus aisément. Ne sait-on pas aujourd'hui que cette dialectique fait/valeur
constitue un tissu qu'il serait vain de décomposer ? P 32.
- Administrativement non séparées dans les techniques de gestion
scientifique de style PPBS-RCB. Ici on remarquera que la distinction fait/
valeur, introduite par Simon dans la littérature administrative américaine, est
à l'origine de la conception des théoriciens américains du PPBS. Conception
toute théorique qui n'a rien à voir avec la pratique du PPBS. Les théoriciens
américains par exemple, Novick 33, Wildawsky 34, ont distingué, comme
Simon, fait et valeur dans le dialogue entre l'analyste et le décideur, l'admi-
nistrateur et le politique, le premier se préoccupant des données de fait et
le second des données de valeurs. Or, la pratique quotidienne PPBS-RCB a
prouvé la vanité de ces propos. Sans doute, au départ, l'homme politique
fixe-t-il le ou les objectifs généraux, et demande-t-il à l'administrateur
analyste de travailler sur ces bases. Mais si le travail de celui-ci est bien
fait, il doit dégager des sous-objectifs auxquels l'homme politique n'avait pas
songé, voire des objectifs implicites qui viennent contredire ou accompagner
l'objectif initial. De plus, il montre la corrélation nécessaire entre certains
moyens et les buts poursuivis et les implications de valeurs des données de
fait. Le tout, dans une série d'allers--retours, monte et descend de l'analyste
au décideur et du décideur à l'analyste, la décision étant progressivement
déterminée tandis que le champ des possibilités se ferme peu à peu. Peut-on
. iii
" .
_;
"
"'1 ' .. ' .. ;."., . ,
D'ailleurs existait-il un commencement de parcours ? La fixation initiale
de l'objectif n'était-elle pas déjà le fruit de prédéterminations sociologiques,
économiques, politiques, etc. ? ,
En somme, pas plus qu'il n'existe de « commencement de la déci-
sion, il n'existe une fin de la décision.
A cet ensemble d'analyses s'opposent les thèses de Simon encombrées
encore par les schémas classiques. Le schéma traditionnel persiste toujours
dans sa triple décomposition : en moments successifs, en faits et valeurs, en
organes fragmentés, dont le processus de décision relève de la mythologie
traditionnelle, alors que par ailleurs des pénétrantes observations ont déjà
déraciné les bases classiques.
Ambiguïté de la lecture de Simon. Il nous présente un système, mais qui
n'est pas vraiment un système puisque les valeurs sont coupées du système,
sont extérieures à lui. Une analyse totalement systémique n'aurait pas
séparé fait et valeur au niveau descriptif et même au niveau normatif : on
voit mal comment deux données, par ailleurs jugées indissociables, pour-
raient être séparées même à titre de propositions méthodologiques.
En somme, ces conceptions non linéaires initiales ont été trahies chemin
faisant par de nombreuses fragmentations.
Du même coup la critique de la rationalité classique en a souffert.
Sans doute, des éléments irrationnels sont-ils maintenant intégrés dans les
calculs. Mais ce néo-rationalisme est encore bien plat. Simon défend une
mono-rationalité puisque la rationalité est entendue en son double sens de
cohérence de la décision par rapport aux valeurs ; de sa cohérence interne
'
par rapport à l'information disponible.
C'est toujours à l'intérieur d'une seule rationalité que Simon raisonne
sans se poser un instant la question de savoir si les valeurs elles-mêmes ne
doivent pas être discutées et si de nouvelles valeurs ne pourraient pas entraî-
ner une autre ou d'autres logiques spécifiques à chaque nouveau système.
Dans sa marche du probable vers l'incertain, Simon est allé jusqu'au
bout 37. Mais si une conception aléatoire de la décision ne suffit pas pour
fonder la multi-rationalité, elle est sans doute indispensable pour franchir le
fossé qui sépare mono-rationalité de multi-rationalité, puisqu'elle est la
première condition de la recherche des différents possibles.
Une véritable multi-rationalité exigerait qu'à la conception aléatoire on
ajoute une critique impitoyable sur les valeurs qui commandent le raison-
nement.
Simon s'est arrêté ici en chemin. Sa marche vers la multi-rationalité a été
entravée par ses hésitations constantes. Par l'idée toute simple, en somme,
qu'une organisation doit fonctionner, que le chercheur ne peut se préoccuper
que des conditions d'un bon ou meilleur fonctionnement, que l'innovation
37. Tout au moins dans son ouvrage, Les organisationsen collaborationavec March
(voir p. 204 et suiv.).
192 , .. _ .
_ ,_ .. , ; :. ,
' '
. , '"
/
'
est, sans doute souhaitable, mais dans le cadre des valeurs déjà-là de
l'organisation.
Des questions fondamentales ne sont pas posées : pourquoi une organi-
sation ? Pourquoi devrait-elle fonctionner ? Pourquoi ne pas la détruire 38 ?
Questions illégitimes que ne peut se poser aucun des théoriciens des orga-
nisations sous peine de voir s'effondrer l'objet de son étude et sa propre
' déontologie. Mais ceci explique du même coup qu'aucun théoricien des
organisations ne peut donner de réponse satisfaisante au problème de la
décision. Aucune théorie scientifique et critique de la décision ne peut naître
des théories des organisations.
Il en sera ainsi des thèses de Cyert et March, de la deuxième étape de
la pensée de Simon, de Feldman, Kanters. Et ces remarques expliquent
encore les difficultés d'un Lindblom ou d'un Crozier à développer une véri-
table multi-rationalité !1
'
Apport de Cyert et March ,
Dans son Administrative behavior (chapitre II), Simon étudie les facteurs
psycho-sociaux susceptibles d'expliquer les limites de la rationalité : édu-
cation, milieu social, problèmes affectifs, etc. Il n'a pas encore dégagé le
concept de rationalité limitée qu'il développera avec March quinze ans
plus tard, dans Les organisations. Mais il est déjà très conscient de ce que
les décisions au sein d'une organisation ne peuvent être prises de façon
exclusivement rationnelle par le simple jeu d'un calcul d'intérêt.
Cyert et March vont justement approfondir ce problème dans A beha-
vioral theory of the firm39. Ils nient vouloir présenter une théorie valable
pour toutes les organisations et déclarent ne s'intéresser qu'aux entreprises
privées, relativement grandes et relativement concurrentielles ; aux entre-
prises qui font surtout des affaires aux Etats-Unis ; aux décisions qui se
répètent plus ou moins (prix, investissements, répartitions intérieures).
Prudence nécessaire quoique « des études récentes faites en Europe
occidentale et en Union soviétique laissent entendre qu'il y existerait bien
des similitudes ; il en est de même de certaines études faites aux Etats-Unis
sur la prise de décision dans les administrations d'Etat » 40.
D'autre part ils affirment leurs préoccupations uniquement descriptives
sans chercher à améliorer la technique de décision ou de porter un juge-
ment sur elle. 'Distinction rarement faite. La plupart du temps, en effet, on
s'est attaqué à l'élaboration des décisions en recourant à un modèle lation-
nel d'organisation réalisant un profit maximum « à des fins à la fois des-
,18 . .
. ' i . :.
criptives et normatives L'élaboration des décisions dans les entreprises
américaines », article précité, p. 865).
Le modèle rationnel
Quelles étaient les conceptions classiques de l'entreprise ?
Chaque dirigeant possède à la fois : une connaissance de toutes les
alternatives possibles ; une connaissance de toutes les conséquences de
chacun de leur terme ; une connaissance de la valeur de chacune de ces
conséquences ; une règle idéale de décision lui permettant de choisir.
Les auteurs estiment que cette théorie tire son origine de deux courants :
- La théorie économique traitant de l'entreprise dans une économie
de marché qui part du chef d'entreprise comme personne physique, qui
organise, dirige, recueille les résultats, ses objectifs étant l'accroissement
maximum des profits.
- La théorie traditionnelle de la gestion. Celle-ci attribue au directeur
deux caractéristiques particulièrement frappantes : il exerce son autorité
sur l'organisation et il est l'instrument du propriétaire. Il cherche uniquement
à atteindre les objectifs de l'organisation (c'est-à-dire les buts des action-
naires). Il a toute autorité pour mettre en oeuvre la solution technique, une
fois celle-ci trouvée.
Les auteurs remarquent que ce modèle rationnel est logique si l'on
cherche à établir « le modèle du comportement qui devrait être celui d'une
organisation pour qu'elle exerce à plein une certaine fonction prise comme
critère (article précité, p. 886).
Même si les observateurs de la vie réelle de l'entreprise estiment que ce
schéma ne correspond pas à la description du micro-processus de décision,
les partisans du schéma tentent de faire admettre :-.
- que les procédures qui frnissent par survivre sont les plus rationnelles
par suite d'une sélection naturelle ;
- que la rationalité s'inscrit dans les statistiques ; chaque entreprise à
part peut commettre des erreurs, mais dans leur ensemble les différentes
firment se distribuent de façon plus ou moins régulière autour d'une solution
rationnelle ;
- que, au moins, le modèle rationnel est une première approximation
raisonnable de quelques phénomènes (par exemple, la réaction d'une entre-
prise devant un allègement d'impôts).
Face à ces justifications Cyert et March répondent qu'il est impossible
d'admettre deux idées préconçues :
- l'une selon laquelle ces diverses alternatives seraient toutes connues
et que le problème consiste seulement à faire un choix entre elles ;
- l'autre que la décision est prise par un chef et exécutée par le reste
de l'organisation comme une affaire de routine (article précité, p. 886).
194
'
. ,
' - . '' :. ... .- "
: . :
.. ' _
"
'
Le modèle politique de l'entreprise
Elaboration nouvelle
Les théories précédentes sont, aux yeux de R.M. Cyert et J.G. March,
centrées sur un ensemble de problèmes qui ne sont pas spécifiquement
économiques. Rien n'est dit sur la fixation du niveau de production, des
dépenses de publicité, etc. Ils souhaitent donc élaborer une théorie de
l'entreprise qui ne soit pas « une simple juxtaposition o de la théorie des
organisations et de la théorie classique de la firme, et qui présenterait les
caractères suivants 42 :
- avoir une vue d'ensemble de l'entreprise ; ..
- prévoir les activités de la firme en matière de fixation des prix, de
niveau de production et d'allocation de ressources ;
- insister particulièrement sur les processus réels de décision ; la
décision étant définie comme le choix entre plusieurs alternatives « en
fonction d'objectifs et compte tenu de l'information disponible » 43,
Pour les auteurs, les données externes (marché, conjoncture, concurrence)
ne suffisent pas pour comprendre les décisions de la firme : les données
internes s'ajoutent en fait aux données externes.
Ils élaborent d'abord une théorie des choix. j .;
Les auteurs constatent l'irrationalité fréquente des mesures prises et
trouvent dans un schéma de processus adaptif une explication plus satisfai-
sante. Dans ce schéma, l'entreprise est envisagée comme un système dont
l'équilibre est constamment remis en question du fait des variations subies
par son environnement.
41. Nous sommes en désaccord sur ce deuxième point. On voit mal comment ce modèle
politique marqué par une coalition d'intérêts et de compromis organisés selon des modèles
de marchandage, conserverait l'idée préconçue d'une décision prise à la tête et exécutée
comme routine. Cette deuxième critique est de trop.
42. Cvaxm et MAllcn, A behavioral theory of the firm, p, 19.
43. Ibid.
. MS
En réponse à une rétroaction immédiate du milieu, l'organisation modifie
simplement la décision insatisfaisante en appliquant quelques règles d'action
définies : augmentation des cadences de vente, embauche, etc.
L'entreprise peut, dans un deuxième temps, procéder à une réévaluation
des buts : en cas d'expansion, par exemple, on recrute des cadres de niveau
élevé en renonçant ainsi à la promotion interne des cadres moyens.
Dans un troisième temps, en cas de persistance du déséquilibre, l'orga-
nisation remet en cause ses règles mêmes de décision jusqu'à remettre en
cause le système lui-même.
En somme, une telle suite de décisions ne relève pas d'une analyse ra-
tionnelle mais d'une adaptation successive aux déséquilibres successifs. Ce
schéma adaptatif présente les propriétés suivantes 44 :
- le système peut prendre un certain nombre d'états différents. A
chaque instant, le système, dans un certain sens, préfère l'un de ces états
aux autres ;
- il existe un stimulus externe de rupture ; il est incontrôlable ;
- il existe aussi des variables de décisions internes ;
- chaque combinaison associe les données externes et les données in-
ternes et aboutit à modifier le système ;
- tout type de décision qui conduit à un état préféré, ou non préféré
à un instant, est plus ou moins susceptible d'être utilisé dans le futur qu'elle
ne l'était dans le passé.
En somme, l'organisation accomplit un processus d'apprentissage 45.
L'analyse de ces auteurs conduit à considérer l'entreprise comme un
système qui prend ses décisions sur la base des informations reçues en ce
qui concerne ses résultats passés. « Chaque entreprise entame un processus
de recherche de manière à résoudre des problèmes, lorsque ceux-ci se posent,
et évite un tel processus quand les problèmes ne se posent pas » 46.
Processus de choix et processus de recherche sont intimement liés.
La recherche présente trois caractéristiques : elle est motivée, elle suit une
pensée simple, elle n'est pas objective 47.
Elle est motivée en ce qu'elle survient quand l'organisation ne parvient
pas à atteindre un ou plusieurs de ses buts ; motivée aussi, en ce que les
projets qu'on aime bien (par exemple, des économies dans le département
de quelqu'un d'autre et l'expansion de son propre département) sont axés
sur les crises (par exemple, l'impossibilité de réaliser le profit fixé...)
Elle suit une pensée simple en ce qu'elle reflète des concepts de causa-
lité simple : elle se situe au voisinage des symptômes du problème ; elle
se situe près de l'alternative courante 48. Ceci signifie qu'on estime pouvoir
198
j, ,
: ., , :..:
. . ...... " . ' "' .s., , _
. trouver une cause près de son effet et une solution nouvelle près d'une
ancienne. Quand ce type de recherche à règles causales simples n'a pas de
succès, l'organisation recourt à des recherches plus complexes et, surtout,
introduit la recherche dans les zones vulnérables pour elle ; d'une part,
parce que, en cas de difficultés, la recherche s'oriente naturellement sur les
points faibles ; d'autre part, parce que ces points faibles occupent une posi-
-, tion moins puissante dans les relations de pouvoir.
La recherche n'est pas objective parce que l'en empêchent une série de
facteurs : une formation ou une expérience spéciale, acquise dans certains
secteurs de l'entreprise ; les espoirs et les spéculations ; un système de
communications marqué par des conflits..
.....
Théorie de l'apprentissage
Ces difficultés de la recherche sont au coeur de la théorie de l'apprentis-
sage, qui se décompose en trois éléments 49 :
- Adaptation des buts qui est fonction du but dans la période précé-
dente, de l'expérience de l'organisation à l'égard du même but dans la
période précédente et de l'expérience d'organisation comparable à l'égard
d'un but analogue dans la période précédente.
- Adaptation des règles d'attention. Un exemple : les organisations
apprennent à réserver leur attention à certaines parties de leur entourage
et à en ignorer d'autres. La sensibilité de l'organisation aux compa-
raisons externes est mesurée par un paramètre. Ce paramètre n'est pas
fixe. Il change à la longue, selon que ces comparaisons traduisent, ou non,
des résultats qui satisfont des groupes importants dans la coalition.
- Adaptation des règles de recherche. L'ordre dans lequel on recherche
les différentes solutions à un problème change selon que l'organisation a éprou-
vé des succès ou des échecs dans ses quêtes précédentes. En cas de succès
précédent, elle sera amenée à recommencer le même processus de recherche.
En cas d'échec précédent, elle changera son processus.
Caractéristiques générales 50
La plupart du temps, les organisations ne construisent pas de plans à
long terme mais prennent les décisions en résolvant les problèmes tels qu'ils
se présentent successivement. En fait les organisations cherchent à :
- Eviter l'incertitude par des procédures réduisant le besoin de prévoir
les éléments futurs (par des procédures de décision standard, par exemple) et
par l'aménagement de l'environnement par des relations conventionnelles -
ententes, non-concurrence tacite dans certains domaines, partage du marché.
Jusqu'à Cyert et March, la théorie de la décision a cherché ses solutions dans
des procédures de recherche d'équivalents de l'incertitude (par exemple
la valeur prévue où l'introduction de règles permettront de vivre dans l'in-
197
198 >
_ '
. ,
hypothèses, avec les motivations de chacun détermine en fait la décision.
L'arbitrage entre les alternatives se fait alors en posant les deux questions
suivantes : Est-ce possible ? Est-ce une amélioration ?
La première alternative qui satisfait à ces deux conditions est acceptée.
Théorie des buts 55
Les théories des organisations récusent la réalité d'un décideur unique et
d'un but évident. Elles postulent que les individus adhèrent, après marchan-
dage, à un accord sur le but. La stratégie de Cyert et March infirme ce point
de vue : pour eux, l'accord n'est obtenu que sur des buts ambigus, vagues et
exprimés souvent sous une forme non opératoire. Au-delà, en fait, il existe
de considérables désaccords sur les objectifs concrets, ce qui explique que
les entreprises donnent souvent l'impression de poursuivre plusieurs buts
différents en même temps.
'
Comment se forment les buts ? 56
Ils sont le produit de marchandage entre les groupes. Le profit est un
des buts, mais pas plus important que les salaires. ' '
Comment se stabilisent les buts ? 57
Des membres des coalitions ont tendance à respecter les accords posés ;
les procédures budgétaires, la formalisation des structures administratives ont
tendance à constituer des dispositifs de contrôle mutuel si l'effet général
'
de ces tendances résulte de la stabilisation.
Comment les buts sont-ils mis en ceuvre ? 58
L'attention se porte successivement sur des centres d'intérêts différents
des différents groupes. L'entreprise satisfait l'une après l'autre des exigences
contradictoires.
Cependant, certains facteurs privilégient certains buts : ".
- les difficultés rencontrées par suite de la non-satisfaction d'un but
attirent l'attention sur des buts correspondants ;
- en sens inverse, une solution satisfaisante stimule l'attention vers
les mêmes buts : un service du personnel actif et compétent engendre cons-
tamment des solutions nouvelles et provoque une attention particulière aux
objectifs relatifs au personnel.
La notion d'excédent organisationnel 59 -
Une organisation peut se maintenir tant que les prestations versées aux
différentes coalitions sont suffisantes pour qu'elles y trouvent leurs intérêts.
Mais les imperfections du marché (lenteur de l'information, de l'adaptation,
etc.) entraînent une adéquation des ressources possibles et le minimum de
, paiement exigé pour y maintenir les différentes coalitions. La différence
entre ces deux normes constitue le jeu n ou «excédent organisationnel ».
55. Voir CYERT, MARCH, A behavioraltheory of the firm, p. 26-43.
56. Ibid., p. 29.
57. Ibid., p. 32. , '
58. Ibid., p. 39.
69. Ibid., p. 36 et suiv. '
1M
Cet excédent explique l'adaptation en période de basse conjoncture ; en
1946 Ford a enregistré 50 millions de dollars de perte. Elle avait réussi à
réduire ses coûts de fabrication de 20 millions de dollars. Le jeu est donc
facteur interne d'adaptation et de stabilisation.
C'est dans leur article précité au Bulletin Sedeis que les auteurs donnent
une très bonne synthèse de leur théorie des buts : les contraintes ne sont pas
nécessairement cohérentes et des conflits sont possibles. Ces conflits sont
résolus par trois moyens :
- D'abord la rationalité locale qui réside dans la tendance de chaque
sous-unité à s'attaquer à une série limitée de problèmes et de buts. « A la
limite, on pourrait n'avoir à résoudre qu'un problème unique selon un but
unique. Grâce à la délégation et à la spécialisation des décisions et objectifs,
l'organisation réduit une situation impliquant un jeu complexe de problèmes
et d'objectifs contradictoires à un certain nombre de problèmes simples :> '
(p. 868).
Ensuite des règles situant la décision à un niveau acceptable. Les
organisations fonctionnent en fait avec des règles assurant une cohérence "
faible. Les décisions locales aboutissent à des besoins locaux et amènent une
solution commune satisfaisant tous les besoins.
Enfin l'attention échelonnée pour les buts. Les organisations arrivent à
'
résoudre le conflit entre plusieurs buts en visant ces buts différents à .
différents moments. Il arrive même qu'une organisation politique fonctionne .
en ne répondant nullement à des pressions opposées venues de droite et de
gauche. Ces facteurs expliquent la quasi-solution, des conflits.
Quasi-solution conjuguée avec le désir d'éviter l'incertitude, avec la re-
cherche sur les problèmes et l'éducation de l'organisation sont les pôles dé- '
terminants du schéma de décision présenté dans le tableau suivant.
A quoi sert leur théorie aux yeux des auteurs ? A prédire le comporte-
ment réel des entreprises américaines « avec un certain succès, sinon un
succès complet (p. 873).
Conclusion capitale : il n'y a pas d'ensemble complet d'alternatives d'une
' .
part, et d'exécution, d'autre part. « Il semble, au contraire, qu'une décision
soit un processus d'engagement progressif à entreprendre certaines actions
avec des contributions qui viennent successivement des différentes parties
du système ; celles-ci impliquent des considérations diverses et laissent à
chaque étape beaucoup de confusion et d'ambiguïté o (p. 874).
Les auteurs ajoutent, autre élément capital, que « les alternatives qu'en-
visage une entreprise sont normalement peu nombreuses et leur variété est
limitée ... La plupart d'entre elles ... sont proches des autres ou des pratiques
existantes n (p. 874). D'ailleurs un directeur ne peut faire « tout ce qu'il
devrait faire », faute de temps. Enfin, la survie de l'organisation est une
question très ambiguë en raison de la possibilité de « répondre aux exi-
gences diverses de l'organisation successivement plutôt que simultané-
ment u (p. 874). ,
- .
200 ,
'
," . i
. ' , .. /-
Processus de décision dans une organisation sous forme abstraite
Buts en tant que Procédures de déci- Recherche motivée Adaptation des buts
contraintes indé- sion réagissantaux ri,
pendantes informations sur Recherche fondée Adaptation des rè-
les résultats anté- sur une idée sim- gles d'attention
Rationalité locale rieurs . ple
Adaptation des rè-
Règlessituant la dé- Manque d'objectivité gles de recherche
cision à un niveau dans la recherche
acceptable
Attentionéchelonnée '
aux buts
Observer . '
. les informations
sur
lemilieu
environnant ,
________________ Existe-t-il
une certitude?
"
Oui
Non . ,.
' ' '
Négocier
avec le milieu
'
Le but est-il atteint ? ,
Non
_____;._____ Oui
'
, Pousser!a recherche
Oui plus loin
Considérer
de la même façon
'
les buts 2 et
la décision 2
etc...
- 201
./.
Feldman et Kanters
Feldman et Kanters, dans leur article du Handbook oforganization 60,
présentent des points de vues très voisins, et, visiblement influencés par
Cyert et March. On peut résumer leurs arguments de la façon schématique
suivante.
- Quoique la plupart des décisions soient déterminées par des règles
.d'organisation et des procédures, la plupart des décisions des organisations
ne tombent pas dans la routine et dans la catégorie de la programmation (p.
260).
- Ces contraintes physiques et économiques de la plupart des problèmes
due décision sont telles que les systèmes de décision n'engendrent pas toutes les
alternatives, « most pf the alternatives considered in a decision situation are
slight variations of present choice » (p. 263).
- Les conséquences des différents cours de l'action dépendent du com-
portement du décideur et de son environnement. Le produit de ces contraintes
et ces contraintes elles-mêmes peuvent être représentés dans un arbre, appelé
pay-off matrix. Il convient évidemment de soumettre sans cesse ces éléments
à critique (p. 628).
- Les modèles complexes des décisions dans les organisations montrent
que les organisations sont des coalitions de groupe qui visent chacun des buts
différents et pas toujours compatibles ; si bien que les conflits internes sont
les principaux problèmes des organisations (p. 460).
Les thèses décrites dans ce paragraphe sont certainement plus proches des
nôtres. Elles sont beaucoup plus épurées que les précédentes et moins
encombrées par les mythes traditionnels. Elles sont encore selon nous criti-
cables.
Les points d'accords sont nombreux : .
Les critiques opposées aux thèses rationalistes classiques vont dans le
même sens que les nôtres.
'De même, la volonté de présenter la formation des buts dans les orga-
nisations comme fruits de compromis entre des sous-unités différentes, fruit
vague, ambigu et sans cesse remis en question ; cette ambiguïté même ser-
vant la bonne marche des organisations qui résolvent les conflits en visant des
buts différents à différents moments.
De même, la présentation des organisations comme cherchant à résou-
dre les problèmes au fur et à mesure qu'ils se présentent, comme des corps
de pompiers ; la première solution satisfaisante étant alors retenue, à
l'exclusion de toute solution idéale ou logique.
'
Surtout :
202
- La présentation de la décision comme processus d'engagement pro-
gressif, laissant à chaque étape beaucoup de confusion et d'ambiguïté.
- La présentation des alternatives limitées qui prouvent la faible marge
de liberté dont dispose le décideur, de même que le faisceau des déter-
minismes qui pèsent sur lui.
- Ils nient la séparation entre un chef qui décide et des subalternes
qui exécutent.
Plusieurs de ces thèses seront d'ailleurs reprises par March et Simon
dans Les organisations.
108
' ...
..< _, .... :
quer à une série limitée de problèmes et de buts. Ils comprennent donc l'idée
qu'à l'intérieur d'un système général plusieurs rationalités peuvent coexister,
que cette coexistence se traduit en une série de compromis approximatifs
source de solutions a peu près satisfaisantes.
En somme, eux aussi, sont passés du linéaire au systémique mais de
façon plus franche que le Simon de la première étape ; eux aussi sont passés
de l'idée de certitude et de globalité à l'idée d'aléa et d'incertitude ; mieux,
ils ont affirmé l'idée de rationalités locales justaposées.
Mais eux aussi se sont arrêtés en chemin.
Leur conception systémique est empirique. Leur but est d'obtenir une
photographie aussi exacte que possible du réel. Visiblement ils ne mettent
pas en cause les valeurs mêmes qui sous-tendent la marche des organisations.
Eux aussi considèrent implicitement que les organisations doivent fonctionner
et que le rôle du chercheur est de les aider à le faire.
Perspective pragmatiste qui les freine dans leur effort scientifique critique.
Leur optique n'est pas de rupture prospective mais de continuité prévi-
sionnelle. Leur raisonnement peut s'énoncer ainsi : « Etant donné ce que
nous savons, les organisations fonctionnent à peu près comme cela ». Ils ne se
demandent pas si elles ne pourraient pas fonctionner de façon totalement
différente, ou pas du tout, ou donner lieu à des « mutants institutionnels.
Pour Feldman et Kanters les observations sont similaires. Leur point
de vue mérite d'être approuvé dans l'ensemble. Il est épuré par rapport à
celui de Cyert et March. Mais ils butent sur le même obstacle final : ils
ne concilient pas la totalité du système avec les rationalités locales des
sous-systèmes. Ils admettent la coexistence des sous-systèmes qui décou-
pent et décomposent le projet global. Mais ils ne montrent pas comment
articuler le sectoriel sur le global. Cette absence de recherche intégrative
les conduit à stagner encore dans la mono-rationalité, puisque les rationa-
lités locales ne sont pas testées et sont dépourvues de sources logiques de
communication.
La marche vers l'aléatoire et le multi-rationnel est donc encore hésitante.
204 ,
' ' ' ... - ' '" , ' ._ ..
'. [° ' .'
. 205
. . " .
'
.. i '
Cette analyse conduit tout droit au concept d'absorption d'incer-
titude.
L'absorption d'incertitude
Le vocabulaire technique et les schémas de catégorisation fournissent
à une organisation un ensemble de concepts utilisables pour l'analyse et la
communication des problèmes. Tout ce qui est facilement formulé dans ces
concepts peut être communiqué directement dans l'organisation. Tout ce
qui ne coïncide pas avec ses concepts est communiqué difficilement. « L'im-
portance donnée aux schémas conceptionnels de l'organisation est parti-
culièrement notable dans l'absorption de l'incertitude (qui) se produit
quand les conséquences déduites d'un ensemble de preuves et de déduc-
tions sont communiquées à la place des preuves elles-mêmes. Les étapes
successives de la publication qui transforment les données obtenues d'un
ensemble de questionnaires en un tableau statistique imprimé fournissent
un exemple simple de l'absorption de l'incertitude o (p. 161).
Ainsi, par ce processus, le récepteur de la communication ne peut
juger de son exactitude, il est contraint de faire confiance et doit l'accepter
telle qu'elle est.
Conséquence capitale : « La quantité et la localisation de l'absurption
de l'incertitude est souvent utilisée, consciemment ou non, comme une
technique permettant d'acquérir et d'exercer le pouvoir o (p. 162).
Les auteurs étudient alors les différentes variables susceptibles d'influen-
cer le processus : -.
- les besoins du récepteur à l'égard d'informations brutes et non de
résumés, , ,
- le besoin de corriger les déviations de l'émetteur,
- la distribution de la compétence technique pour interpréter et ré-
sumer les données brutes,
- le besoin de comparer les données issues de deux sources diffé-
rentes afin de les interpréter.
Cet ensemble de variables explique qu'une des techniques principales
d'obtention de l'information consiste à interroger celui qui les possède plu-
tôt que de se mettre en quête d'une façon plus pénible. Il faut donc cher-
cher d'abord celui qui les possède. « Un élément important de la structure
organisationnelle consistera en un ensemble de connivences et d'expecta-
tives de la part des participants afin de déterminer à quel endroit de la
structure se situe telle partie de l'information n (p. 175).
Planification / Innovation
Les longs développements relatifs à la planification et à l'innovation
(p. 169) vont dans le même sens général. Déjà l'absorption de l'incertitude
et la réalisation des buts secondaires avaient indiqué qu'il fallait en finir
avec la théorie de la subordination de l'administratif au politique. Egale-
206
A'-.. : , .........
. ,'
207
,
Appréciation critique
Ces analyses sont encore très modernes. Est-il besoin de préciser le
caractère positif, au regard de nos thèses, de l'affirmation des choix sim-
plement satisfaisants et non rationnels ainsi que de la circonstance aggra-
vante de la prévalence fréquente des buts secondaires et de la latitude dis-
crétionnaire dans l'exécution ? De l'affirmation de l'absorption de l'incertitude .
qui rend le supérieur hiérarchique impuissant comme, d'ailleurs, toute puis-
sante qui ne détient pas l'information brute ? De la théorie de la planification
et de l'innovation qui ne privilégie en rien les instances de direction et qui
révèle un processus enchevêtré d'engagement progressif ? De l'affirmation
de la rationalité limitée qui couronne l'ensemble de l'ouvrage et lui donne sa
coloration P?
Cependant, quelques points importants de désaccord subsistent :
Subsiste l'illusion d'une décision qui pourrait être prise par un individu
isolé. Les auteurs écrivent (p. 149) que la tendance des membres d'une
organisation à évaluer leur action en tennes de buts secondaires, même
quand ceux-ci sont en conflit avec les buts de la grande organisation, est
renforcée par trois mécanismes cognitifs : « Le premier est celui qui se
situe chez celui qui prend une décision individuellement et ... l'inclination
des individus à s'arrêter aux objets qui cadrent avec leur schéma de réfé-
rence établi est bien confinné par la psychologie individuelle. Les perceptions ..
qui jurent avec le cadre de référence sont filtrées avant d'atteindre la cons-
cience ... » Comme si une décision isolée a réellement un sens, sans la
prédétermination des possibilités et des alternatives, sans les systèmes de
procédures, sans la pratique et la jurisprudence qui insèrent la prétendue
décision individuelle dans un faisceau étroit ? 65
Comme le reconnait M. Crozier dans la préface (p. xiv), la connaissance
comme le passage de l'affectivité à la rationalité explique très bien le calcul
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CHAPITRE II , .
'
Elles abandonnent la mono-rationalité et passent à la multi-rationalité en
'ce que, non seulement elles se situent dans une perspective aléatoire -
effort déjà pratiqué par Simon, March, Cyert, Feldman et Kanters - mais
encore critiquent au niveau idéologique les valeurs qui sous-tendent l'acti-
. vité des organisations et leur propre rationalité.
. Si on peut définir ici sommairement la mono-rationalité par ses éléments
. fondamentaux - linéarité, progrès, normalité, utilité - les théories criti-
ques ne les abandonnent qu'avec les déchirements. La linéarité est toujours
' évacuée, mais les autres termes ne le sont souvent qu'alternativement. Les
uns - tels que Lindblom - évacuent le progrès mais conservent l'utilité ;
les autres - tels que Crozier - évacuent en partie l'utilité mais conservent
le progrès. D'autres, visiblement multi-rationalistes, évacuent le progrès,
mais, de façon générale, n'explicitent pas théoriquement leur multi-rationa-
lité (l'école juridique de Maurice Hauriou).
Ces incertitudes et désordres divers prouvent qu'aujourd'hui la critique
de la rationalité n'est pas dans l'ensemble aussi poussée que celle de la linéa-
rité. L'entreprise sera donc plus difficile et ce concept de multi-rationalité,
proposé ici pour la première fois (qui s'inspire de l'idée plus générale de
« rationalisme régional de Bachelard), méritera dans l'avenir d'être redressé
et épuré.
Nous analyserons d'abord les thèses qui sont à l'aurore des théories
critiques ; nous emprunterons ensuite à d'autres disciplines des sources
d'inspirations qui permettront de forcer le barrage épistémologique de la
.
mono-rationalité ; cette évacuation de la mono-rationalité est d'une grande
importance pour l'élaboration des schémas de décisions actuels ou prospectifs.
Nous proposerons alors une méthode multi-rationnelle de construction-déoens-
truction des schémas prospectifs.
t- '
, >;.. ,
. t. ' .
' .. '
1
LE DEBUT DES THEORIES CRITIQUES
Les théories juridiques : un exemple de multi-rationalité,
les conceptions fonctionnelles de Maurice Hauriou et Georges Vedel
Maurice Hauriou, qui était déjà systémiste sans le savoir (cf. p. 82 et
suiv.), en tirait la conclusion de façon très cohérente 1. Il n'y a pas de vérité
en soi. Il y a autant de vérités que ce que l'on veut démontrer dans le cadre
d'un raisonnement déterminé. Contre le monisme instrumental de Duguit, il
défendait un pluralisme méthodologique dans la ligne de ses conceptions sys-
témiques. Comment, en effet, une même doctrine peut-elle défendre une
théorie systémique fondée sur les échanges entre sous-systèmes, sans ad-
mettre en même temps qu'il y a autant d'explications et de modes d'explica-
tion que de sous-systèmes ou même de sous-catégories internes à chaque
sous-système ? Hauriou ne semble pas avoir fait consciemment le lien entre
sa théorie systémique de l'institution et la multi-rationalité de son système.
Il n'utilise d'ailleurs pas les thèmes des théories systémiques et de
multi-rationalité. Les concepts de la philosophie et de la science de son
temps ne le lui permettaient pas. Mais qu'il n'ait pas fait le lien n'empêche
pas qu'il existe. Les mêmes observations valent pour son disciple toulousain,
le doyen Georges Vedel, qui ne théorise pas suffisamment ces catégories
fonctionnelles qu'il a littéralement « inventées » Z dans l'oeuvre d'Hauriou et
qu'il a le premier présentées à la doctrine.
Maurice Hauriou 3. Hauriou, auteur pluraliste, non seulement admet
mais encore considère comme une nécessité une conception fonctionnelle
du droit. L'important n'est plus de construire une théorie parfaite, une
construction caractérisée par une grande rigueur interne ; l'important est
de bâtir une explication qui rende compte de la modification incessante
des faits, qui facilite cette modification dans les directions les plus facile-
ment perceptibles. Si la rigueur vient par surcroît, ce sera préférable. Mais si
la rigueur n'est pas totale, il vaudra mieux jeter dans « le commerce juridi-
que » une théorie vivante et souple qui se modifiera d'elle-même au contact
des faits.
Le monisme dans sa solitude conduisait aux théories conceptuelles, le
pluralisme dans le mouvement de la vie conduit aux théories fonction-
nelles 4. : :
1. Seuls ceux qui ne l'on pas lu ou compris faute d'une formation philosophique suffi-
3ante peuvent encore affirmer l'existence d'un Hauriou génial mais incohérent, profond mais
hétérogène, etc. Du système à la multi-rationalité la ligne est continue. Dix ans après notre
thèse Essai sur la contribution du doyen Hauriou au droit administratif français, nous for-
mulons ce nouvel élément qui converge avec tous les autres.
2. Inventé au sens de l'invention d'un trésor.
3. Ci. notre thèse, p. 273-275.
4. Ce lien entre monisme et conceptuel, pluralisme et fonctionnel, ne semble tias avoir
été relevé par M. Vedel qui, dans « De l'arrêt Septfonds à l'arrêt Barinstein », ne semble pas
émettre d'hypothèse à son sujet.
. '
212
Ainsi s'explique de façon très intime l'attachement d'Hauriou aux
· théories fonctionnelles.
« Il est rare que la réalité se prête à des affirmations tranchantes car elle
est infiniment complexe. Il y a autant de chances de se tromper à dire que les
notions de personnalité juridique et de droit subjectif doivent être chassées de
tout le droit public qu'il y en avait à croire qu'elles devaient y être partout. Il
est infiniment probable que dans certaines matières elles ne doivent pas être
employées, mais que dans d'autres elles doivent l'être, parce qu'elles aboutissent
à des résultats plus satisfaisants et plus justes » 5.
5. Note sous affaire chemin de fer d'Orléans,C.E., 16 juillet 1909, S.p. 97, note d'arrêts
III, p. :111.
6. Il convient de rappeler une anecdote révélatricenarrée par le professeurCharlier :
Mestre qui correspondaitrégulièrementavec Hauriou lui avait une fois écrit pour discuter
d'un arrêt. Hauriou répond consciencieusementdonnant des arguments pour et contre,
construitsa théorie en écrivant : Et si la jurisprudencen'allait pas dans ce sens ?Eh bien
nous aviserons u! La théorie lui importait peu. Il s'agissait avant tout pour lui d'adhérer au
réel. La théorie existe pour jouer un rôle : si elle ne peut le jouer, on ne changera pas
de rôle, on changera la théorie. Un autre exemple caractéristiquede théorie fonctionnelle
réside dans sa conceptionde la puissancepublique. Sur quoi sont fondés les privilègesde
la puissance publique ? Uniquementsur des raisons de nécessité publique. Ce n'est pas
la qualité de l'Etat par elle-mêmequi les entraine, c'est la nécessitéde donner des armes
à l'Etat (note sous l'arrêt Salles, S., 1912, III, p. 179 ; note d'arrêts JII. p. 510).
7. La jurisprudenceadministrativedes circonstancesexceptionnelleset la légalité, p. 107.
.. , . 213
1
. 11. Voir les arrêts C.E., 11 août 1944, Boussac ; C.E., 30 juin 1893, Ongel ; .
S., 1895,
3, 41, note Hauriou ; Gombert, 28 mars 1947, R.D.P. 1947, p. 95, note Waline ; arrêt dit
Radio Andorre, T.C., 2 février 1950, S., 1950, 3, 73 ; concl. Odent, R.D.F., 1950, 410, note
ivaline, J.C.P., 1950, II, 5542, note Rivero.
. 12. Mais G. Vedel note que tout ceci suppose une maturation des problèmes
', qui, elle-
' même, ne dépend pas de facteurs juridiques. ci n ne servirait à rien de vouloir la hâter a.
Cette maturation ne se produit pas à volonté. Sur tous ces points voir VEDEL, articles pré-
.
cités.
.... , ..
,
......,. :... ;
G. Vedel applique cette analyse à la notion de voie de fait, notion qui lui
apparaît fonctionnelle, « son irréductible multiplicité logique » lui semblant
à cet égard un signe infaillible. 'D'une part elle a deux sources possibles
bien difficiles à ramener à l'unité : l'idée du recours à la force dans des cas
autorisés ; l'idée de l'acte administratif quasi inexistant. D'autre part, un
autre signe paraît révélateur : c'est la marge étendue d'appréciation con-
trète laissée au juge 13.
Il n'est pas étonnant qu'en 1950 G. Vedel ait développé cette théorie
des catégories fonctionnelles : dans sa thèse précitée, antérieure de seize
ans, il estimait qu'une unité foncière existe à la base de cette notion : la
cause, c'est la justification du phénomène du droit 14. Prise dans son unité
fondamentale, la cause lui apparaissait comme une fonction de la vie
juridique se réalisant en concepts variés : ceci explique la valeur relative
des définitions purement conceptuelles de la notion de cause. :
« Par son contenu, la cause dépend de la discipline juridique où on
l'envisage, le droit privé la concrétise dans les notions de but ou d'équiva-
lence économique ; le droit administratif on donnerait selon nous une formule
objective : celle des nécessités d'intérêt public. Mais cette traduction cor-
respond toujours à une unité fonctionnelle persistante : la cause, c'est la
justification pour la conscience sociale de l'obligation juridique » 15.
Il existe donc une grande continuité des idées de G. Vedel sur ce point.
Où ce jeune auteur de 1934 avait-il pu trouver les prémices de cette
conception fonctionnelle du droit ? A l'évidence dans l'oeuvre d'Hauriou 16.
On a déjà vu le peu de cas qu'Hauriou faisait des théories cohérentes et
systématiques. Si elles étaient adaptées parfaitement au réel, il les acceptait
en louant leur plasticité. Si, au contraire, leur harmonie interne ne cadrait plus
exactement avec le monde environnant, il n'hésitait pas à les abandonner.
Ainsi s'explique la souplesse de ses analyses.
Bien plus, même si la théorie demeurait adaptée à la réalité sans
produire des effets très utiles, Hauriou lui en substituait une autre moins
exacte au besoin (le problème' lui importait peu) mais qui produisait des
effets plus utiles. En d'autres termes, ce n'est pas le contenu d'une théorie
qui l'intéressait mais les conséquences de son utilisation, le droit étant
conçu comme un instrument au service du réel et non comme un monde
vivant dans une parfaite et harmonieuse autarcie 17.
Ainsi on peut rappeler ici sa conception de la personnalité morale.
La personnalité morale ne sert à rien dans le cadre de l'organisation
13. G. Vedel le relève notamment quant aux droits auxquels l'opération administrative
doit porter atteinte pour constituerune voie de fait. La notion de droit fondamentaljoue
« un rôle certain encore que mal définidans la théorie de voie de fait : le droit de pro-
priété, la liberté individuelle,etc. sont protégéspar la voie de fait.
14. Notre thèse, p. 493.
15. Tout ceci s'explique, on l'a vu, par son intuition des équilibreset sa conception
pluralistedu monde.
16. G. Vedel, consulté, a bien voulu confirmernotre interprétation.Il estime que c'est
bien la lecture d'Hauriou qui lui a suggéré sa conceptiondes catégoriesfonctionnelles.
17. Voir notre thèse, p. 261-283. __ _
'
216 .
interne de l'Etat et c'est d'ailleurs pourquoi elle est de peu de se-
cours en droit constitutionnel. En revanche, elle est très utile chaque
fois que l'organisation entre en relation avec autrui et donc pour une bonne
part elle devient très utile en droit administratif, en particulier dans le
cadre du contentieux de pleine juridiction. Mais pour une part aussi elle
est inutile chaque fois que l'administration agit par la voie de la décision
exécutoire 18.
Cette conception peut paraître très fâcheuse à un esprit cartésien
qui aurait tendance à affirmer : ou bien la personnalité morale de l'Etat
existe ; ou bien elle n'existe pas.
Mais cet esprit ajouterait qu'il est impossible d'affirmer en même
temps qu'elle existe dans certains cas et disparaît dans d'autres cas. Et cette
objection est d'autant plus grave que Maurice Hauriou avait, un des pre-
. miers, défendu la théorie de la réalité des personnes morales 19.
' .
Une certaine logique
'
Mais tout le système d'Hauriou tend à répondre : peu importe si ce
'" . n'est pas logique. Laissons une certaine logique à certains. Le droit est un
art de dosages nuancés. Il n'est pas indispensable que les théories soient
. -
logiques, il suffit qu'elles servent. Peut-être alors la cohérence nous sera-t-elle
; donnée par surcroît.
<: Ces constructions juridiques exigent plus que de la technique, elles
réclament de l'intuition artistique et le construit est une oeuvre d'art, non
pas une œuvre de technique
M. Vedel également - comment ne pas constater la parenté étroite de
points de vue - affirme : <: En nous montrant des concepts juridiques enra-
cinés dans la psychologie et dans la morale, la théorie de la cause tend à
nous faire douter de la théorie pure du droit ... Loin de placer le droit
dans une position subordonnée, cette constatation donne à l'art et à la
science juridique tout leur sens » 2I.
: Il est facile de multiplier les exemples : l'oeuvre d'Hauriou fourmille de
théories fonctionnelles 22.
Est-ce à dire que l'originalité de M. Vedel est nulle sur ce point ? Cette
affirmation serait peu conforme à la réalité. Sans doute, tout le système
juridique d'Hauriou postule une conception fonctionnelle du droit. Cette
conception n'est pas seulement implicite, elle est exprimée clairement à
plusieurs reprises 23. Mais il n'éprouve pas touiours le besoin d'expliciter
18. Sur ces points voir ibid, p. 128-134.
19. o La personnalitécomme élément de la réalité sociale», Recue générale de droit,
I&98.
20. « L'ordre social, la justice et le droit n, Revue trimestriellede droit, 1927, p. 82.3.
21. Vedel, thèse précitée, p. 495.
22. Voir, dans notre thèse précitée, par exemple,en matière de responsabilité,sa théorie
de l'assurancequ'il abandonneau profit de celle du risque non parce que la premièreétait
fausse, mais parce que la seconde avait des résultats plus av?ntageux ;première partie,
chapitre II, section III.
. _: 23. Sur tous ces points, ibid.
. . -'"" . 217
,
' '
. +' .
24. M. Pi<'ERO dans sa thèse sur Les mesures d'ordre intérieur administratives ne semblait
pas avoir interprété ces actes d'une autre manière.
25. NICZAND, La jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles et la
légalité, p. 129.
219
... >
rement descriptif et méthodologique. Encore la description ne se veut-elle
pas totale et compréhensive mais limitée aux seuls ensembles ou sous-
ensembles étudiables, compte-tenu des moyens dont on dispose. C'est C.E.
Lindblom qui, dans son article précité, a le mieux théorisé cette conception,
successive limited comparaisons-branch, en l'opposant à l'ancienne, rational-
comprehensive-root.
Lindblom présente un tableau d'une très grande importance qui oppose en
cinq points les caractéristiques des deux approches.
Commentons avec Lindblom ce tableau : .
' ' '
Tableau comparatif
220 ....
d'un grand prix dans telle circonstance, d'un prix différent dans une autre.
En fait, comme le montre Lindblom, le problème des valeurs se résoud
pratiquement toujours comme un problème d'ajustement à la marge.
En fait les administrateurs incapables de formuler d'abord les principales
valeurs et de choisir ensuite les politiques susceptibles de la réaliser,
choisissent directement entre les alternatives politiques qui présentent des
combinaisons marginales.
En somme deux aspects prédominent : dans la réalité les administra-
teurs choisissent en même temps, par le même acte, valeurs et alternatives
concrètes ; dans la réalité ils ne peuvent faire autrement que de choisir
entre de faibles marges.
'
b) Les relations entre moyens et fins (Lindblom, p. 49). Dans l'approche
traditionnelle la prise de décision est formalisée comme une relation fins-
. ' moyens. Les moyens sont conçus pour être évalués et retenus en fonction
. des fins choisies de façon indépendante et avant les moyens. Processus pos-
sible pour des valeurs dominantes et stables. Ici rien de tel puisque moyens
et fins sont choisis en même temps. C'est en quelque sorte le choix des
moyens qui emporte la fin.
C'est exactement ce que dit le père Dubarles dans son article « Ethique
et décision rationnelle » 28. Selon cet auteur, « par hypothèse, le savoir de la
finalité, qui permettrait de juger, n'est pas et ne peut pas être là, disponible
. à celui qui prend l'initiative de l'action. Ce qu'il y a de nouveau par rapport
à la problématique traditionnelle de l'agir moral, c'est qu'il faut entreprendre
et qu'il faut en outre attendre après avoir entrepris pour avoir quelque
savoir de la valeur des agirs, ce savoir qu'ordinairement, raisonnemeuts et
, théories de la moralité présupposent acquis avant le geste de l'initiative
agissante ».
En somme, l'action n'est pas bonne, parce que reconnue bonne au départ,
. mais
par ses résultats. Ama et fac quod vi.s : vieille formule augusti-
nienne. Ces développements conduisent directement au troisième point :
le test d'une bonne politique.
c) Le test d'une bonne politique (Lindblom, p. 59). Dans l'approche
traditionnelle une décision est correcte, bonne ou rationnelle si l'on peut
montrer qu'elle atteint quelques objectifs spécifiques.
Ici, dans la méthode des comparaisons limitées et successives, le test
réside dans l'accord sur la politique elle-même, qui reste possible même si
' l'accord sur les valeurs n'existe pas. Ainsi l'accord permanent du Congrès
des Etats-Unis sur la politique d'assurances sociales pour les vieillards
procède de la volonté libérale d'augmenter le programme du bien-être et de
la volonté des conservateurs de réduire les demandes de pension privée.
« This is an excellent démonstration of the case with which individuals of
différent idéologies often can agree on concrete policy p (Lindblom, p. 60).
28. Projet, mars 1969, p. 332-S33.
_
221
.. ' ..
Ainsi l'accord sur la politique elle-même devient accord sur le seul test
praticable pouvant mesurer la correction d'une politique. Perspective très
modeste : là où la méthode traditionnelle exigeait l'accord sur les éléments
constitutifs des différents objectifs, la nouvelle méthode se contente d'un
accord là où elle peut le trouver.
, .. ,,
La critique technique d'Etzioni .
Mais déjà techniquement les idées de Lindblom entraînent d'importantes
réserves. Ainsi Amitaï Etzioni dénonce-t-il avec raison ses insuffisances 31,
En premier lieu les décisions visées par la méthode « incrémentale »
reflètent les intérêts des plus puissants puisque les demandes des non-privi-
légiés et politiquement non organisés sont sous-représentées.
En second lieu l'incrémentalisme tend à négliger les bases des inno-
vations sociétales puisqu'il se concentre sur le court terme et ne cherche que
des variations limitées à partir des politiques passées. Même si l'on admet
qu'une accumulation de petits pas peut conduire à des changements, il n'y
a rien dans cette approche qui guide l'accumulation. Petits pas circulaires,
désordonnés ou en ligne droite ? Boulding compare cela à la démarche d'un
homme ivre 32.
En troisième lieu l'incrémentalisme semble sous-estimer son impact sur les
gouvernants. Comme le dit Dror : « Quoique les thèses de Lindblom incluent
un certain nombre de réserves, elles sont insuffisantes pour altérer leur
, principal impact en tant que renforcement idéologique de l'inertie et des
forces anti-innovatrices » 33.
Etzioni souligne que les incrémentalistes tiennent à ce que le processus
de la décision choisisse entre deux sortes de modèles de décisions, les
décisions fondamentales et les décisions incrémentales. Mais, en réponse, il
estime, avec raison, que la plupart des décisions incrémentales anticipent les
décisions fondamentales et que la valeur cumulative des décisions incrémen-
tales est grandement affectée par leur rapport avec les décisions fondamen-
tales.
Il propose alors sa méthode, The mixed-scanning approach, interrné-
diaire entre la méthode incrémentale et la méthode globale : la mixed-
scanning approach suppose deux regards, l'un qui couvrirait le ciel dans sa
totalité mais non dans ses détails, l'autre qui plongerait ses regards sur les
aires concrètes d'analyse souhaitée. Va et vient et juxtaposition des regards.
Il ajoute qu'il faut bien distinguer les décisions fondamentales et les déci-
sions incrémentales, et que celles-ci doivent être étudiées dans le contexte
plus général des décisions fondamentales qui les gouvernent. Du même coup
il estime que les valeurs ne peuvent être écartées de l'analyse et qu'elles sont
à classer et à ranger. Enfin il précise qu'à ses yeux il n'est pas possible
d'évacuer le point de vue structural, car « nous reconnaissons que les bases
de la décision ne peuvent être étudiées par la seule classification des valeurs
et l'examen extensif de la réalité » 34, permis par la mixed-scanning appmach.
La perversion de Lindblom - ..
Ce qui est séduisant chez Lindblom c'est le coup d'oeil lucide sur la
société politique et les siences humaines de son temps. Coup d'oeil ironique
et décapant. Coup d'œil cynique et qui n'est pas dépourvu de charme.
' - -
35. Id est, je suppose, des Etats-Unis.
36. Il ne semble pas que Lindhlem ait consacré des développements systématiques au
progrès ; mais on peut facilement :es déduire de sa problématique. Nous voyons mal en
effet comment le progrès pourrait résister u cette décapante analyse des « petits pas n qui
emportent les fins.
. 225
' "
15 :
premier à évacuer la linéarité et le progrès, deux concepts clefs de la mono-
rationalité 37.
Mais il n'évacue pas le troisième : l'utilité. Et cet oubli entraîne une
très grande perversion. Les valeurs humaines classiques - le progrès, la
croyance dans l'avenir de l'homme - constituaient des idéologies qui aidaient
à vivre, qui adoucissaient la cruauté des articulations et mouvements so-
ciétaux. Au nom du progrès nous supportons mieux la pollution, la circula-
tion excessive, la vie des grands ensembles, la publicité assommante au sens
fort du terme 38. Aspect purement légitimateur de l'humanisme classique.
Mais les valeurs classiques sont aussi partiellement désintéressées. Elles
portent vers la connaissance, la culture, les arts, Dieu.
En supprimant les valeurs classiques, Lindblom supprime ces deux
aspects en même temps. Or en conservant l'utilité, en glorifiant le pragma-
tisme, en favorisant un gain de temps, résultat d'une recherche des alter-
natives très voisines, il empêche toute possibilité de décollage par rapport
au vécu ; du même coup il empêche tout changement. Son allure très mo-
derniste est un paravent derrière lequel se dissimule un formidable conser-
vatisme. Son cynisme décapant est une légitimation du déjà-là. C'est la
perversion de Lindblom : séduisante sirène d'une technocratie sans passion,
il nous entraîne avec lui pour nous perdre dans le marais des alternatives
limitées. Si nous suivions son structuralisme pragmatique nous nous condam-
nerions à ne pas comprendre comment et pourquoi les changements se pro-
duisent ; nous nous condamnerions à planifier au jour le jour sans effort
prospectif, sans action réelle sur les choses et les hommes, sans espoir.
L'abandon de la linéarité et de l'utilité par Crozier
L'école de Michel Crozier a contribué de façon capitale à la construction
d'une théorie des organisations envisagées comme modèles culturels. Quand
Michel Crozier s'intéresse aux chèques postaux ou aux manufactures de
tabac, quand Jean-Claude Thoenig s'intéresse au Ministère de l'équipement,
ou Je.in-Pierre Worms au préfet et à ses notables, cet intérêt n'est pas celui,
pragmatiste et à court terme, de l'ingénieur-conseil qui doit résoudre un
problème immédiat d'efficacité de l'organisation. Le but de ces auteurs est
plus théorique. Ils dépassent largement le cadre des pratiques théorisées
justificatrices. Leur vision des organisations renvoie sans cesse au système
social dans son ensemble, qui renvoie à nouveau aux organisations, le tout
dans une perspective globalisante. Au fond, avec Cyert, March et Simon,
.,'
..
Ansoff, on en restait encore partiellement à une perspective taylorienne en ce
que les buts restaient en partie pragmatiques (obtenir un meilleur fonction-
nement des entreprises) et la théorie des organisations n'était pas insérée ex-
plicitement dans une conception générale du système social.
Ici nous pouvons dire que Taylor est complètement abandonné. Les
analyses fécondes de l'école de Crozier avaient inspiré en partie L'adminis-
tration prospective, et les, sciences administratives et les sciences politiques
mondiales lui doivent davantage que des éloges courtois.
Mais, dans la longue marche vers la multi-rationalité, l'école de Crozier
achoppe sur un point, le progrès, notion qu'elle conserve et qui vient alour-
dir et fausser nombre d'analyses. Lindblom avait rejeté la linéarité et le
progrès mais conservé l'utilité ; Crozier rejette la linéarité et l'utilité mais il
conserve le progrès.
'
Les caractéristiques statiques
Crozier évacue totalement la linéarité. Il n'a pas, comme Simon, des
remords et ne revient en aucune façon sur une conception fragmentaire de la
décision. Décrivons brièvement les caractéristiques statiques et dynamiques de
son modèle appliqué à la France 39.
Le système français est extrêmement centralisé mais pas au sens où il
concentrerait un pouvoir absolu au sommet, mais en ce qu'il place une dis-
tance ou un écran protecteur entre ceux qui prennent les décisions et ceux
qui en sont affectés. Cet écran est un moyen de protection pour les supérieurs
. qui n'ont pas à pâtir des conséquences de leur décision et pour les subor-
donnés qui n'ont pas à redouter l'intrusion de leurs supérieurs dans leurs
problèmes.
Deuxième caractéristique : la stratification. Les administrations sont
fortement stratifiées selon des lignes fonctionnelles, mais surtout hiérar-
chiques. Les passages inter-catégories sont très difficiles et, à l'intérieur des
catégories, la règle égalitaire prévaut et la pression du groupe sur l'individu
est considérable. Un tel système est stable et prévisible. Mais il est très
rigide et secrète la routine : les subordonnés ont intérêt à bloquer les infor-
mations ; les supérieurs n'ont donc pas les informations utiles pour agir. Leurs
décisions s'appuieront donc sur des règles abstraites ou s'autoriseront de
précédents. Le système qui repose sur un tel cercle vicieux ne peut corriger
ses erreurs.
Pour parer aux difficultés les dirigeants doivent s'efforcer de tout prévoir
. et de tout régler à l'avance. Mais, c'est impossible, ils sont contraints de
tolérer de nombreuses exceptions. D'où des frustrations et une passion vio-
lente contre le favoritisme de la part de ceux-là mêmes qui en sont les
agents indirects. Enfin puisque toute adaptation locale n'est qu'une exception
et un palliatif dérisoire et « non une tentative de réforme susceptible d'appor-
' 39. Sur ce point, un bon résumé dans La société bloquée, p. 94 et suiv.
' 221
ter un progrès, le changement ne peut se produire que quand la somme des
erreurs et des inadaptations est devenue si considérable qu'elle menace sinon
la survie du
moins l'équilibre de l'ensemble du système. Le changement
prend alors la forme d'une crise qui ébranle l'ensemble du système mais
maintient ses principes et sa rigidité 4°.
... : .. 2......- ... ' ,
'
Les caractéristiques dynamiques .
Dans l'ensemble politico-administratif français, les prises de décision 41
parviennent de trois sources différentes, de trois sous-systèmes inter-dépen
dants mais très distincts :
'
40. La société bloquée, p. 96.
41. Sur ce point, voir les p. 307 à 342 du Fhénomène hureaucratique.
42. C'était déjà l'idée de Maurice Hauriou qui insistait sur la prédominance de la cons-
titution administrative sur la constitution politique et qui raisonnait lui aussi, on l'a vu, en
termes de système ; c'était aussi l'idée de Tocqueville.
43. Voir Jean-Pierre \VORMS, u Le préfet et ses notables Sociologie du tracnil, iii-irs
1966.
228 .. _
des privilèges entre tous les groupes qui participent au système, ils ne peu-
vent facilement jouer un rôle novateur même a long terme car ils ne sont
pas en mesure d'aider à régler les conflits de manière dynamique. Mêmes
observations pour la totalité du monde administratif des grands corps clui
ne peuvent jouer un rôle cohérent d'innovateur.
En somme, pour changer, le système administratif doit faire appel à
l'extérieur c'est-à-dire au système politique délibératif.
'
.., 229
'
. ' "" , ... ' , : .
ces deux moments contrastés du même système général ont quand même
une caractéristique majeure commune : ils permettent, l'un et l'autre, d'éviter
les rapports face à face et les conflits directs. Ils sont tous deux techniques
de fuite, soit dans la complexité d'un jeu réservé à des spécialistes, soit dans
la simplification brutale qu'impose le recours à des explosions irresponsables.
Les trois sous-systèmes entretiennent une inter-dépendance directe qui
donne son équilibre à l'ensemble. Le système administratif repousse les
décisions à un niveau si élevé que le système délibératif s'isole de plus en
plus des problèmes qui créent des conflits entre groupes de citoyens. Gou-
vernement et Parlement deviennent impuissants. Mais plus le système
délibératif se rapproche du système administratif, plus il doit laisser de place
au système extra-légal dont les violences conduisent à renforcer le système
administratif et empêche tout progrès en matière de participation et de
décentralisation des responsabilités.
L'équilibre entre les trois sous-systèmes dépend de plusieurs facteurs et
en particulier du rythme des changement sociaux et économiques. Quand
le changement devient la règle générale dans une société dont le rythme de
croissance est dès maintenant qualitativement différent, l'équilibre d'en-
semble est remis en cause. Le système extra-légal ne peut répondre qu'à
des situations de crises, n'est efficace que s'il demeure l'exception. Si le
changement doit s'accélérer, un recours régulier au système extra-légal ten-
dra à lui faire faire perdre ses qualités : si tous les groupes recourent à de
telles tactiques, le gain sera de plus en plus faible pour chacun d'eux.
Impuissance des groupes sociaux à changer ; impuissance aussi du déci-
deur : comme Crozier le réaffirmait dans Ltc société bloquée : <: Pour garder
sa liberté de décision, le décideur se fait protéger par une série d'écrans
mais, s'il reste libre, il n'a plus de connaissance concrète, il est coupé des
mécanismes essentiels qui vont opérer dans les situations qu'il va affecte.
Malgré ces apparences autoritaires, cette orientation bureaucratique n'aboutit
qu'à affaiblir les décideurs (p. 214).
Refus du linéaire
Il est inutile d'en dire plus : les conceptions de Crozier sont totalement
systématiques, admettent une interconnection de tous les sysèmes, à tous les
niveaux, à tous moments. Il a complètement évacué la conception linéaire
et, ce faisant, il a contribué de façon importante à déblayer le terrain doc-
trinal de la décision de nombreuses scories. Mieux. Il propose une intéres-
sante interprétation du système décisionnel français.
Mais il ne se contente pas de refuser le linéaire, il refuse aussi l'utilité.
Qu'est-ce à dire ?
'
Refus de l'utilité
Le pragmatisme intellectuel de la mono-rationalité supposait une spé-
cialisation du savoir, une fragmentation de celui-ci. « La sagesse tradition-
" .
;
nelle de notre époque », pour reprendre le terme de Galbraith, généralement
fascinée par les besoins immédiats, combat la culture classique mais sans
rien proposer à sa place.
C'est l'occasion pour Crozier de montrer que les réformateurs moder-
nistes français n'ont pas encore découvert que la demande de culture géné-
rale est plus forte que jamais, et que c'est justement à cause de cette de-
.i' . mande que notre culture classique doit absolument être transfornlée 45 : au
'
' lieu de reconvertir la culture générale classique en une culture moderne
mais toujours générale, la loi Fouchet poussait la spécialisation étroite au
point le plus extrême ; et, selon Crozier, le triptyque d'Edgar Faure ne
bouleverse ce modèle que de façon lyrique ; la combinaison langage mathé-
matique - langue française - langue étrangère peut demeurer tout aussi
abstraite et formaliste que la combinaison classique 46. Pourquoi cette orien-
'
tation rétrograde ? Parce qu'elle permettrait d'accroître l'indispensable mise à
jour technique des enseignants, que les progrès de la science bouleversent,
sans toucher au complexe traditionnel du lycée : littérature-mathématique-
'
,,' philosophie, qui constitue notre base classique et autour de laquélle se sont
retranchés tous les droits acquis des catégories universitaires dominantes.
« La révolte de mai a exprimé... la révolte des étudiants dans ce dilemme
imposible : culture formaliste ou spécialisation étroite » (p. 153). En somme
. Crozier est hostile à la fragmentation du savoir au pragmatisme de la
connaissance liée à une spécialisation technicienne bornée. Il est favorable à
une culture générale d'un nouveau type qu'il ne définit pas mais qui est
'
certainement globalisante.
' '_ La marche vers la multi-rationalité est ici évidente : évacuation du
linéaire et évacuation de l'utilité se combinent et poussent Crozier à formu-
ler le souhait d'une rationalité d'un nouveau type Il veut explicitement
en finir avec le raisonnement taylorien du one best tvmj (la fin étant choisie
il n'y a qu'une seule voie pour la réaliser). Il appelle de ses voeux
' une nouvelle forme de rationalité (p. Plus nous avançons dans
la connaissance des paramètres qui définissent un champ d'action, moins
nous avons besoin d'être rigides dans nos définitions d'un problème et plus
'
nous sommes capables d'accepter que les moyens ne doivent pas être
séparés des fins et que la vue la plus rationnelle est celle qui compare des
48. Voir les développemcnts précités d'OZBEKHA" dans Prospective et politique ; voir
aussi Paul Vry-,E, Comment on écrit l'hi.stoire.
'
232 .. '
première expérience il est alors inutile de s'engager dans une seconde course
alors que la première n'a pas maîtrisé nombre de points tels que l'inégalité
sociale et culturelle, les problèmes de l'environnement et de la pollution,
etc. La notion de progrès est connotée avec tout le pragmatisme industriel
des grandes nations modernes. Connotée aussi avec la révérence pour le
travail. Pourquoi travailler puisque la société nous donne déjà beaucoup ?
Herman Kahn ne prévoit-il pas qu'en l'an 2000 les deux tiers de la popula-
tion ne seront pas actifs et vivront aux crochets du troisième tiers ?P
Crozier ne s'explique jamais sur cette notion de progrès et de changement
qui est une des bases de son système.
, Vainement objecterait-il que nous versons dans une utopie millénariste
rêvant à un âge d'or pré-industriel. Car, en réalité, nous n'anticipons rien,
nous restons avec Herman Kahn dans le cadre d'une simple prévision mo-
. ' deste qui se contente d'amplifier un déjà-là. Crozier contestera-t-il l'existence
d'une contestation mondiale du travail, de l'argent, du progrès, de la techno-
logie, de l'innovation, du pragmatisme ? Ne s'agit-il pas là de forces qui
, _ existent et qui doivent être réinsérées dans l'analyse si l'homme de science
. cherche réellement une perspective intégrative sans véhiculer autre chose
. qu'une idéologie consciente et déterminée ?
., \
Crozier, auteur prévisionniste
Crozier ne se pose pas ce problème : ce faisant il est resté prévisionniste.
Il accompagne les événements, en l'occurrence l'accélération du « progrès »
industriel sans se demander si cette accélération n'engendre pas des contra-
. dictions et des freins de forces hostiles à ces valeurs. Il n'a pas la vision
. prospective de rupture, de critique des fins qui seule peut expliquer le chan-
gement lui-même. On remarquera que Crozier parle beaucoup de résistance
au changement, mais non de changement lui-même. C'est qu'expliquer le
. changement amène à rompre avec les habitudes prévisionnistes ; c'est
rompre avec des valeurs libérales auxquelles Crozier tient tant qu'il ne songe
,, , même pas à les expliciter 49.
'
La marche vers une multi-rationalité déjà entravée par le vague de sa
recherche intégrative du passage du sectoriel au global s'enlise ici définiti-
vement dans l'idéologie.
Peut-on en dire autant des nombreux disciples de Crozier, rassemblés
dans le centre de sociologie des organisations ? Les réponses varient suivant
les individus ; si l'on prend Jean-Claude Thoenig dont les travaux paraissent
d'une richesse exceptionnelle, l'idée de progrès semble encore maintenue,
dans La planification et les voies du changement dans les administrations
publiques françaises (Jacques Lautman et Jean-Claude Thoenig, Paris, 1966)
en ce que la critique de la notion de changement n'est pas amorcée. De
même il semble difficile d'approuver les quelques lignes en exergue à son
49. Nous sommes également opposé èi la qualification rétrécissante d'utopie millénariste
!La société bloquée, p. 78 et suiv. et p. 161) qui nous parait relever davantage d'une polé-
mique journalistique que d'une appréciation cognitive......
"
. 233
nouvel ouvrage, La création des directions départementales au Ministère de
l'équipement (Jean-Claude Thoenig et Erhard Friedberg, Paris, 1970) :
« La tâche du sociologue se situe ailleurs : plus limitée dans son approche,
contrôlée par une méthode qui écarte doctrine et théorie pour s'en tenir à
l'analyse, à l'empirie ... 1> (p.3).
Refus de la théorie, défense de l'empirisme, autant d'idées reçues qui sont
le reflet d'une société bureaucratique pragmatiste et fragmentaire qui déteint
sur le chercheur. Idées à la mode que Thoenig plaque artificiellement dans
une introduction pour les oublier soigneusement par la suite.
Car La création des directions départementales au Ministère de l'équi-
pement constitue davantage qu'une pré-enquête et plus qu'une monographie.
Cet ouvrage est un tournant important pour la pensée de Thoenig et l'école
de Crozier : la marche vers la multi-rationalité semble ici achevée (dans
l'état actuel des réflexions critiques sur ce point). Pourquoi ? Parce que
Thoenig commence à poser le problème en termes différents. Pour lui,
l'observation concrète conduit à constater que le succès des hauts fonction-
naires réside moins dans le fait qu'ils occupent des postes politiques, para-
politiques ou économiques, tant dans le secteur public que dans le secteur
privé qui leur donnent le moyen d'influencer les décisions, que dans les
composantes mêmes de l'organisation et de l'idéologie professionnelle du
corps auquel ils appartiennent (p. 5).
La critique de l'idéologie est un élément important dans le raisonne-
ment : ayant ici pour objet le corps des ingénieurs des Ponts et celui des
ingénieurs TPE, Thoenig est amené à remarquer l'importance de la techni-
que en tant qu'idéologie et en tant qu'instrument de la conquête du pouvoir
par le corps. Du même coup, implicitement, la notion de progrès, qui est
sous-jacente, est mise en question : « progrès colporté par des corps rivaux
conquérants de l'Etat, progrès évacué. Nous ne pensons pas lire abusivement
Thoenig car il s'explique très précisément sur la rationalité : <: Les notions
mêmes de rationalité et de rationalisation apparaissent floues et sans grand
fondement en matière d'urbanisme. La ville est essentiellement une affaire de
, relations entre des groupes multiples, et d'affrontement entre des perspec-
tives antagonistes. Or, si les ingénieurs des Ponts veulent apparaître aux
yeux de la société locale comme des arbitres et comme des hommes de la
synthèse entre divers groupes et intérêts en présence, ils le doivent en large
partie à la capacité de rationalisation qu'on leur prête, ou dont ils préten-
dent être les porteurs ? (p. 288).
En somme la rationalité n'est plus si universelle ; elle est un instrument
de conquête du pouvoir ; d'autres peuvent donc avoir une autre conception
de la rationalité, reflet d'une autre place dans l'échiquier des stratégies.
Toutes les rationalités peuvent se chevaucher 50.
50. Voir aussi son dernier ouvrage L'ère des technocrate.s. On peut ainsi prendre l'exemple
de P. Grémion et J.-P. Worms qui, dans une note de 1970 non publiée (mais rapportée dans
l'ouvrage Prospective et société par A.-C. DJÓCOUFLÉ et A. NICOLON, p. 39), considèrent avec
234 . ,. , .. ,
On peut, peut-être, reprocher à Jean-Claude Thoenig de ne pas théori-
ser son point de vue. S'il l'avait fait, il n'aurait sans doute pas écrit que les
notions de rationalité sont sans fondement en matière d'urbanisme, mais
seulement qu'un certain type de rationalité administrative est inadéquat à
l'urbanisme et que d'autres rationalités sont encore à inventer. Mais on peut
difficilement en demander autant à un rapport de pré-enquête. Il suffit de
noter que Thoenig a une conception systématique et multi-rationnelle et
.qu'il a évacué à la fois la linéarité, le progrès et l'efficacité. La multi-ratio-
nalité est constatée. Plus que pressentie, elle est cernée et délimitée. Mais
son contenu reste vague et surtout (c'est la même idée) elle n'est pas pra-
tiquée. Constater n'est pas pratiquer.
Comprendre n'est pas faire et, faisant, comprendre encore différemment.
Thoenig est ici indissociable de Crozier. Conseillers féconds l'un de l'autre, ils
ne décloisonnent pas suffisamment les différentes disciplines. Ils n'utilisent
, pas en même temps la sociologie, la sémiologie, la cybernétique et la psycha-
nalyse, voire la science-fiction. Ils séparent le discours scientifique de la
fiction. Ils occupent une place dans la théorie des organisations qui les
rapprochent de celle de Bachelard dans l'épistémologie. Découverte de ratio-
nalités locales juxtaposées 51. Novation importante mais dont on ne peut plus
se satisfaire aujourd'hui car elle appelle d'autres questions et d'autres
réponses : l'idée de rationalité locale entraîne à s'interroger sur le processus
logique de chaque rationalité localisée, sur le fait que ces processus peuvent
être très différents les uns des autres. Car, après tout, les rationalités parti-
culières d'intérêts, de classes et de castes peuvent camoufler dans leurs
conflits une homogénéité fondamentale, et Crozier lui-même a été le
. premier à souligner la prégnance de certaines normes culturelles permanentes
qui traversent conflits et intérêts et leur donnent leur style spécifique (par
- exemple resa crise, solution à la française par excellence). Mais juste-
ment ici la question qu'il ne pose pas est celle que notre conception particu-
lière de la multi-rationalité nous commande 52 : derrière toute opération
rationnelle - même formulée en termes de normes culturelles très pré-
.gnantes - il y a tout un jeu de l'irrationnel, toute une série de processus
relevant de l'inconscient 53. Les analyses de l'école de Crozier sont à un seul
, niveau : le niveau sociologique sans aucune autre épaisseur, en particulier
d'ordre psychanalytique.
Notre construction, au contraire, est une architecture à plusieurs niveaux,
qui se renvoient l'un à l'autre leurs jeux de vérité jusqu'à épuiser progressi-
vement (et sûrement pas complètement) le réel 54.
235
De la constatation à la pratique critique de la multi-rationalité
Jusque-là la multi-rationalité est tout au plus constatée, mais elle n'est
pas encore pratiquée. De la constatation à la pratique le fossé est grand et
non encore franchi.
Déjà Cyert, March, Simon avaient amorcé un changement et développé
une néo-rationalité ; Crozier est allé plus loin, et sa néo-rationalité évacuant
la linéarité, le fractionnement pragmatique du savoir, a constaté la multi-
rationalité tout comme Lindblom et Hirschman qui, eux, avaient évacué la
linéarité et le progrès. Thoenig, enfin, fait une percée : il abandonne les
trois éléments de linéarité, utilité, progrès, et se contente de constater une
nouvelle forme de pensée. Il n'en fait pas la théorie et, ainsi, se prive
de la pratiquer 55. Il constate et amène son lecteur à constater l'utilisation qui
est faite de la rationalité, les manipulations dont elle est l'objet de la part
de groupes à la recherche de pouvoir. Il remarque que la rationalité classi-
que ne répond pas aux exigences de l'urbanisme 56, ce qui amène à supposer
d'autres rationalités, donc à se poser le problème de leur juxtaposition. En
somme, au passage de ses enquêtes empiriques et grâce à une extraordinaire
acuité de vision vécue, il photographie la multi-rationalité.
Mais il y a loin de la photographie de la multi-rationalité à la pratique
de la multi-rationalité, c'est-à-dire à sa manipulation lucide et délibérée.
Les vues de Thoenig - comme celle de l'école de Crozier - restent
prévisionistes. La recherche des possibles est absente. On ne trouve pas chez
ces auteurs l'idée d'un champ illimité de possibles concevables et énonça-
bles. L'empirisme prédomine encore : aucune recherche théorique des no--
tions comparées de mythe, d'utopie, de prévision, de prospective, de mer-
veilleux, de fantastique, de science-fiction, n'est opérée. Foin des théories,
dira-t-on ? Mais ces auteurs ne cherchent-ils pas eux-mêmes une théorie de
la décision ? Qu'on démontre alors qu'une science théorique de la décision
peut naître sans la conceptualisation des différents types de discours, sans
la formalisation et la sérialisation ? Faiblesse des sciences humaines -
humble ou orgueilleuse, on ne tranchera pas - qui refuse selon les cas et les
moments les recherches conceptuelles ou l'empirisme, la philosophie ou
l'enquête, les mathématiques ou la psychanalyse (voire l'antipsychiatrie),
l'histoire ou le droit, la science-fiction (genre peu sérieux, n'est-ce pas ?) ou
l'économie.
En fait une recherche en matière de décision nécessite une démarche
conceptuelle théorique et pluri-disciplinaire. Ici, en l'occurrence, la manipu-
lation consciente de la multi-rationalité ne deviendra possible qu'en s'ins-
pirant des sciences étrangères à la décision et à la politique, de sciences
55. Thoenig relève de l'école de Crozier ; on peut donc considérer que sa théorie cons-
titue le dernier état de la pensée crozierienne.
56. C'est du moins ainsi que nous le décodons : il dit que la rationalité n'a aucun
fondement en urbanisme. Comme on ne peut admettre que l'urbanisme échappe aux lois
de l'entendement humain il faut en déduire que d'autres rationalités lui correspondraient
mieux.
. 237
la rationalité que la science politique a le plus grand intérêt à utiliser. Assez
proche en même temps pour être utilisable, la biologie est relative à des
systèmes vivants, organisés qui peuvent être puissamment suggestifs pour
l'étude des systèmes politiques.
b) La rationalité du sens s'impose, c'est elle dont nous avons fait le por-
trait dans la pré-théorie, en ce qui concerne le comportement humain.
Pour qu'il y ait du sens, il a fallu que s'opère une révolution (galiléenne)
qui ferme le système corporel sur lui-même, en assignant aux éléments une
place et des rapports internes : que le corps devienne semblable à une
machine - « la machine du corps » dit Descartes - où les rouages s'em-
boîtent. Nulle intervention externe ne peut donner du sens à une machine ï
elle a son propre mécanisme.
Engrenage mécanique, rationnel, où les pièces fonctionnent clairement,
« structure visible 57 L'invisible et son cortège de fantasmagories est relé-
gué. Chaque « corps » est un tout isolé, moteur, roues, machination. Système
un peu court, qu'à son tour une rationalité du langage vient bouleverser.
2U , .
sition et l'agencement des composés, leur place dans la hiérarchie matérielle
ou leur degré de complexité » 58.
Ainsi la parole (le code) est percutée au coeur de la structuration visibles
je ne la vois pas mais je peux la « parler », et c'est la langue qui guidera
(exemple et moyen à la fois) l'explication ; nombre limité d'éléments, syntaxe
impitoyable.
Cette rationalité langagière, installée par Lavoisier à la naissance de la
chimie, renverse encore une fois le « tableau de commandes scientifiques.
Le schéma suivant montre ces renversements successifs des rationalités :
' '
... 239
qui fait loi ; avec la notion de modèle statistique, s'il y a bien un inva-
riant et des variations, ce n'est plus comme autour d'un idéal, des copies
non confoimes, mais les simples fluctuations des distributions inhérentes à
tout système so.
A chaque génération, dit Jacob, chaque caractère. parcourt « la série
continue des écarts autour de la moyenne t.
' ' ' '
Les monstres intégrés ,
Ce nouveau type de rationalité inverse radicalement le problème (pour
citer un exemple) des monstres : exorcisés au xvie siècle, rationalisés comme
trace du péché, puis comme erreur de la nature, toujours en dehors des voies
par lesquelles la finalité se manifeste, ils s'intègrent au système en fournissant
les écarts dont la moyenne est tirée.
Ceci est important pour mon propos, puisqu'on y voit l'irrationnel du
système antérieur devenir le noyau de la rationalité.
Le modèle statistique avec son noyau invariant et ses variations repousse
aussi bien le système fixe des vivants, ordonné immuablement par un
être éternel, que le progrès nécessaire où s'accomplit la nature, déesse
créatrice aux vertus ordonnées.
La critique de la notion de progrès, de finalité de la nature rend tout
système vivant « aléatoire » : mais il ne faut pas confondre critique d'un
progrès finalisé et croyance en une non-évolution ; il y a une irréversibilité du
temps biologique, entraîné par les variations et les sélections ; une contrainte
de la « variation libre o est que les organismes poursuivent leur différen-
ciation dans la direction esquissée. Décrire cette orientation est difficile, elle
n'a pas de critère, et Jacob (p. 329) ne voit guère que l'assouplissement
dans l'exécution du programme génétique qui puisse caractériser « l'évolu-
tion ». Ni utilité donc, ni non plus micro-événements survenant chacun au
hasard, mais complication de la reproduction par le sexe et la mort.
'
. Il y a donc « organisation », « interprétation par quoi s'affirme une
évolution ; et la rationalité du xx" siècle est celle du système évoluant vers
une intégration de plus en plus complexe. Le changement est disjoint du
progrès, de l'utilité et de la continuité. Il peut y avoir changement (évolution)
sans aucune de ses implications.
Ces remarques et analyses nous forcent à nous interroger sur le rapport
de la rationalité avec ces trois notions.
._ _ ri .
Le futur et le rationnel
a) Rationalité et continuité du temps. De la continuité du temps, la criti-
que de la linéarité nous avait déjà débarrassé : le présent n'est pas la con-
tinuité du passé dont une analyse complète et pertinente pourrait livrer le
) secret, expliquant, par là même, les circonstances actuelles ; vision mécaniste,
\ que la prévision exploite, quelle soit certaine, risquée ou incertaine. Que le
60. F. JACOB, La logiquedu vivant,p. 191 et suiv. ' '"
/ temps soit, justement, brisé, rompu, qu'il n'y ait pas de progrès linéaire,
exclut une rationalité simple et prévisionniste. On sait maintenant que ce
présent que nous jugeons en continuité, commandé utilement par l'adapta-
tion de l'organisme aux nouveaux besoins, n'est qu'un des « possibles »
réalisés. Toute la différence entre prévision et prospective vient de ce que
l'une, la prévision, considère le futur comme une dépendance linéaire d'un
état de choses, et que l'autre envisage (ou essaye) un futur coupé du pré-
.
sent, brisé, un possible dans l'éventail des possibles, et développe ses
recherches sans liaison avec l'état de choses, quitte, si son avenir lui appa-
raît souhaitable, à revenir sur le présent pour préparer cet avenir.
La difficulté d'imaginer ces avenirs est évidente. On le voit bien dans la
science-fiction, où rien, aucune contrainte scientifique ne vient contrecarrer
l'invention d'espaces imaginaires, et qui n'arrive à envisager qu'une pro-
jection du présent. Un exemple : dans Ubik, de Philippe Dick, une jeune
femme, Pat Conley, a la possibilité de remonter le temps pour changer le
tableau des possibles dans l'esprit d'un individu quelconque. Elle favorise
. une des possibilités qu'elle fait apparaître, la rendant plus claire, plus lumi-
neuse. Aussitôt l'individu influencé choisit ce possible et le réalise : le présent
" n'est pas effacé, remplacé. Or cette « vue n de Pat Conley est une vue qui
correspond au schéma le plus classique de la décision où la vue intellectuelle
.' d'une solution détermine la réalisation. L'invention (remonter dans le temps)
"'
tombe dans le trop connu ; en revanche dire avec Jacob que le présent,
, réalisé, est jugé par l'évolution, est une vue prospective.
'
De cette non-continuité, l'histoire des sciences, l'histoire tout court,
nous avait instruit : dégager, opérer la disjonction entre changement et
"
continuité. ...
241
Niveaux de rationalité
Boulding va dans le même sens puisqu'il propose neuf niveaux qui au-
raient chacun leur rationalité.
1. Le niveau des structures statistiques ou trames (anatomie et géogra-
phie de l'univers, système solaire).
2. Le système dynamique simple. Exemple, l'horloge. La structure théo-
rique de la physique, de la chimie, de l'économie, tomberait dans cette
catégorie.
3. Les systèmes cybernétiques ou mécanismes de contrôle. La transmis-
sion et l'interprétation de l'information est une part essentielle du système.
L'équilibre du système n'est plus seulement donné par les équations, mais
le système peut se modifier pour maintenir n'importe quel équilibre donné à
l'intérieur de limites déterminées.
4. Les systèmes ouverts au self-maintaining là où la vie se différencie de
la non-vie (cellule). Capacité de maintien et de reproduction (racine, feuille).
5. Systèmes génétiques sociétaux caractérisés par l'apparition de la
division du travail entre cellules. Mais la capacité d'accueil de l'informa-
tion est faible. , ..
61. Voir l'exemple de la communauté Amatenargo, cité par GODELIER, Rationalité et
irrati,onalité en économie, p. 206.
62. Voir f<Général theory of systems, application to psychology )1, Les sciences sociales,
problèmes et orientations, p. 163.
M2 . '.:. .'
6. Systèmes animaux : mobilité accrue. Le comportement devient téléo-
logique. Apparaissent des récepteurs d'information spécialisés (cerveau,
perfectionnement du système nerveux). Le comportement cesse d'être une
fonction linéaire et constante du stimulus. La causalité devient structurale
et globale.
7. Les systèmes humains. Ils possèdent la self consciousness. L'homme
sait et sait qu'il sait. Langage ; symbolisme. Vue élaborée du temps ;
prospective.
8. Les systèmes sociaux. Niveau difficile à distinguer du précédent, car il
est impossible pour un individu de se penser hors de la société. C'est le
« rôle x qui est la base du système et non plus l'individu comme dans le
système précédent.
" 9. Enfin les systèmes transcendantaux regroupant les éléments systémi-
ques encore inexplicables (mystère de la vie et de la conscience des hom-
"' mes) 63.
Enfin François Jacob, dans La logique de vivant, présente au moins trois
. niveaux ayant chacun leur rationalité. (p. 337 et suiv.) :
. Un niveau où le cadre de l'hérédité est très rigoureux et rigide. Centre
de « punition p chez le rat, centre de « plaisir ». Porteur d'électrodes conve-
' '
nablement implantées et disposant du moyen d'activer lui-même ce centre à
. volonté, un rat se donne du plaisir jusqu'à tomber d'épuisement 1
'
' Un second niveau avec le développement du système nerveux, avec
l'apprentissage et la mémoire. Ici se relâche la rigueur de l'hérédité. Dans
le programme génétique qui sous-tend les caractéristiques d'un organisme
'
, un peu complexe, il y a une part fermée dont l'expression est strictement
fixée ; une autre ouverte qui laisse à l'individu une certaine liberté de ré-
, ponse. C'est ainsi que, si pour certains oiseaux l'identification de l'espèce
est déterminée avec rigueur par le programme génétique, chez l'oie au con-
traire l'identification se fait de manière souple : la jeune oie suit le premier
objet qu'elle rencontre et l'adopte pour mère, même s'il s'agit de Konrad
Lorenz ! Mais cette souplesse comporte des limites : même pour l'homme
qui dispose du pouvoir d'apprendre, de comprendre, de parler n'importe
quelle langue, il lui faut se trouver dans un milieu favorable durant une
certaine époque. Passé ce temps il est trop tard pour apprendre.
Enfin, avec l'accroissement des échanges au cours de l'évolution,
' apparaissent des systèmes de communication qui fonctionnent non plus à
l'intérieur de l'organisme, mais entre les organismes. Ainsi des réseaux de
'
, relations entre individus de la même espèce. Tendance à l'intégration tou-
, 243
jours croissante qu'autorise le développement des moyens de communica-
tion 64.
En somme, la multi-rationalité nous enseigne la coexistence à des ni-
veaux différents de rationalités incompatibles entre elles. La fragmentation
du savoir en c régionalismes met-elle en question la cohérence du domaine
scientifique ? Question que Bachelard se posait déjà - résolvant l'irrationa-
lité en coupures, en déplacement de question, en négociations « positives »
- au sein d'un progrès constant de la scieiitificité (lire, la rationalité) elle-
même. Il semble que cette vue, optimiste au sens du triomphe de la
« raison », et finalement « régionale puisse être conjurée par des pratiques
très différentes : l'antipsychiatrie, dont nous avons déjà parlé sous l'angle
. systémique, nous apparaît comme une pratique pilote en ce sens qu'elle
fournit un modèle pour l'articulation de l'irrationnel dans le champ du ra-
tionnel.
L'activité antipsychiatrique
L'activité de médecin psychiatre classique se marque le plus souvent par
la « réduction » des états psychiques anormaux. Réduction théorique : on .
classe les maladies, d'après des symptômes « rapportés » par l'entourage,
et on soigne de la manière « appropriée ». Réduction pratique : on réduit
le « malade » aux dimensions de sa maladie, on réduit son espace physique,
sa parole, sa dimension psychique.
64. Cette classification paraît beaucoup plus subtile que celle de Boulding, puis-
qu'elle ne considère pas l'homme comme le sommet de la hiérarchie, que l'animal se
trouve dans les trois niveaux et l'homme dans les deux derniers. L'anthropomorphisme est
absent, les deux nivaux paraissent posséder une vertu heuristique supérieure.
244 .. ' .
contraintes concernant la réponse, que l'enfant ne peut résoudre que par une
autre voie. Logique malade, réponse « à côté ». Par exemple, le père (ou le
professeur) demande à son fils (élève) de lui dire qu'il est paresseux, men-
teur, lâche, etc., chose qu'il est incapable de dire dans le système familial
en cours. Il est évident que demander une réponse en l'interdisant en
même temps n'est pas une demande facile à résoudre. L'attitude irrationnelle
du patient est un « possible » parmi d'autres.
Le possible (la schizophrénie), la famille le choisit pour le patient (c'est
elle qui va trouver le psychiatre, elle qui propose cette solution à son fou).
Le psychiatre lui, propose une « étiquette ». Encore une fois l'alternative
oui (j'accepte l'étiquette) non est une alternative impossible : ou bien accep-
ter la norme ou la refuser ; la refuser, c'est être nié comme malade simple
, et refoulé dans une catégorie « inférieure » (fou, dangereux).
'
« Nier le fait que son irrationalité soit au vrai une antilogique néces.
saire et non pas du tout une logique malade, le fait que la violence du
, patient soit une nécessaire contre-violence ne peut que trop facilement être
négligé » (David Cooper, L'antipsychiatrie, p. 45). Autrement dit la ré-
ponse dite irrationnelle est une parmi d'autres réponses dont quelques-unes
. sont jugées rationnelles ; tenter de résoudre l'irrationnel en rationnel est une
solution castratrice, linéaire qui réduit le champ des réponses d'une manière
tellement répressive qui rien ne peut plus se passer dans une société bloquée
. -' à l'alternative santé/maladie, adapté/inadapté, rationnel/irrationnel.
. L'antipsychiatrie laisse subsister la réponse de son patient et essayc de
, la faire accepter par son entourage : elle rétablit une communication coupée,
soigne l'interaction malade/famille/individu par une interaction critiquée
milieu hospitalier/antipsychiatrique/individu 65. Elle propose donc une autre
vue du monde : non binaire, non manichéenne où l'individu aux prises
'
avec des communications moins ambiguës, moins « faussement ration-
nelles » 66, moins hiérarchisées, qui a la possibilité lui aussi de questionner,
donc de susciter des réactions, peut s'exercer à trouver un équilibre indivi-
. duel hors norme et hors contrainte. A ce moment, dans un groupe constitué
ainsi, on voit une sorte d'« irrationalité diffuse » on pourrait aussi bien dire
. de « talent » diffus dans le groupe, en réponse aux incitations extérieures,
il n'y a plus un individu « anormal », un « déplacé », un « enfermé », mais
un individu ayant trouvé un « autre » mode de communication, ou, si l'on
veut, une modalité de comportement encore non répertorié.
. , , ,
' '
Créativité du groupe ; ."..
Cette analyse est aussi celle de Max Pagès qui insiste sur l'existence
d'une créativité diffuse dans le groupe 67. Pagès rejoint en partie les posi-
tions de l'antipsychiatrie. Il critique, en effet, la psychanalyse en tant que
créatrice de distance entre analyste et analysé, en tant que constitutive de
hiérarchie et manipulatrice. Recours à un langage privilégié et interpréta-
tion rationnelle correspondant à une construction hypothétique de la résis-
tance et du conflit, tout un système de contraintes sous la forme de sugges-
tions positives et d'interdictions qui canalisent vers ce langage l'activité
du thérapeute et du patient, fixation des structures du traitement : autant de
caractérisiques de la psychanalyse qui, selon Pagès, expriment la crainte
et le refus du psychanalyste d'une relation authentique avec son patient.
Refus concomitant de la vulnérabilité et de l'amour. Au contraire la métho-
dologie qu'il cherche à construire n'exclut aucune forme de langage dans
un dialogue spontané, n'entraîne aucune fixation unilatérale de règle.
Cette méthodologie psycho-sociologique « fusionniste » permet le change-
ment et la créativité grâce à la libération des forces inconscientes 68.
Décision et rationalités multiples
Si nous appliquons cette analyse à la décision, nous relevons les points
suivants : une décision se prend souvent en raison d'un scénario « pro-
gressiste », le décideur pense aller dans le sens du progrès, aider l'homme
à accomplir son destin qui est la suprématie de l'homme sur les autres
espèces animales et sur la nature, que ce progrès soit spirituel ou matériel ;
il ne s'agirait que d'une distinction (moyens contemplatifs, moyens techni-
ques) pour une domination du monde. La critique du progrès, dont nous
avons trouvé l'exemple en biologie, permet de critiquer cet aspect de la
rationalité. Rien ne prouve que le dernier état « humain » soit le seul néces-
saire où nous ait conduit (sous-entendre guidé) l'histoire ; rien ne prouve non
plus qu'il ne puisse que s'améliorer (conception de Teilhard de Chardin).
La domination de la matière 'par l'esprit s'accentuant jusqu'à ce que l'esprit
des hommes soit capable, sans autre intermédiaire, d'agir sur la matière à
distance (et aussi sur les esprits de ces congénères).
On rétorquera que sans cette motivation il serait difficile de prendre
des décisions et que, pour essayer de changer l'état des choses présent pour
un avenir meilleur, la croyance au progrès est indispensable. Mais à cette
critique un argument opposable est la présentation des autres scénarios pos-
sibles : « décadences, statu quo, ou périodes critiques ». Chacun de ces
67. Voir La vie affectivedes groupes,
68. Op. cit., p. 451 et suiv. Pagès n'est pas exactementantipsychiatrique.Sa théorie
critique de la psychanalysel'est. Mais cette fusion du thérapeuteet du patient qu'il préconise
ne l'est pas. Dans l'antipsychiatrieil y a bien vie communedu psychanalysteet de son
patient au sein d'une communauté.Mais le psychanalyste« reprend ses billesn, au moment
de ses entretiens avec le patient, seul moyen selon lui d'obtenir une libérationde l'incons-
cient. Le psychanalystecritique Pagès car il estime que les explicationsdonnéespar le thé-
rapeute dans l'échange pagésien freinent cette libération de l'inconscientpar le patient et
empêchentle transfert et son évolution.
° ' .
246 ' ..
autres scénarios permet le processus de décision. La perspective « ration-
nelle :. du progrès n'est pas liée au changement. La critiquer c'est élargir les
possibilités d'action ce n'est pas les entraver. Excellent exercice de disjonc-
tion.
Le second point est celui qui juge de la rationalité d'un comportement
. eu égard à son utilité (efficacité). Ici encore la critique de l'efficacité menée
à travers l'économique conduit à disjoindre décision et « rendement », c'est-
à-dire introduit l'idée de valeurs accordées au but : de multiples valeurs, en
dehors du rendement 69 (lui-même lié à l'idée de progrès), pourraient être
proposées : cette vue relativisant l'efficacité à l'aide de scénarios « anti-
rationnels » élargit le champ des décisions à venir. Enfin la normalité,
ou comportement dit rationnel parce que réglé par les normes habituelles,
, . , n'est pas suffisamment critiquée par l'introduction d'une relativité histori- ,
que : oui, le normal, aujourd'hui et. ici, est l'anormal d'hier et d'ailleurs, mais
il y a plus ; le concept même de normalité a été attaqué par l'antipsychiatrie.
On a vu comment les comportements hiérarchisés soignant/aide et soignant/
soigné reproduisent l'opposition des classes dans la psychiatrie traditionnelle,
et l'exclusion du désordre au profit d'une conception de la « sélection »
(le progrès + efficacité = sélection), les plus adaptés sont normaux, les
autres s'appellent inadaptés, handicapés, fous.
L'antipsychiatrie en critiquant cette coupure supprime la référence au
« normal » et, du même coup, critique elle aussi la rationalité : elle rend,
au champ des possibles, des comportements jugés traditionnellement déli-
' rants ; ce faisant, pour ce qui concerne la décision, elle ouvre encore plus
grand l'éventail des choix. Un comportement « irrationnel est parfois la
meilleure réponse à une situation donnée et un décideur doit avoir cette
donnée présente à l'esprit. Cette remarque peut changer complètement une
situation. La décision « folle » n'est pas l'ennemi numéro 1 à éviter à tout
prix, sorte de référence négative, ou même pour des administrateurs énervés
et amers, solution du genre « voir Rome enfin détruite et mourir de plaisir ».
Ce qui ne signifie pas nécessairement qu'une décision folle réussit toujours.
Décision folle certes, mais critique. L'absence de réduction critique conduit
à l'échec
, 247
Qu'on nous permette, ici, de présenter un modèle où fonctionnent à la
fois, et à plusieurs niveaux : rationalité et irrationalité, progression et non-
progression continuité et non-continuité, conscient et inconscient, causalité
et non-causalité, nature et surnature... _ .
., , ., . , -\ .' ,
La fiction .
Il s'agit du récit ; merveilleux, fantastique ou de science fiction, il
pourrait nous servir à plusieurs fins :
- Montrer comment fonctionne l'articulation rationnel-irrationnel sur
un exemple précis et relativement facile à analyser. Plus précis et moins
« résistant » que le domaine de l'antipsychiatrie, encore mal connu et peu
rodé, mais qui nous aura servi de science pilote.
- Essayer de transposer cette analyse au domaine de la décision ;
existe-t-il une telle articulation au sein des « discours de décision » ? Peut-
on traiter de la décision comme on traite d'un « discours » ? Existe-t-il des
types de décisions qui s'apparenteraient aux types (ou genres) littéraires ?
Pour répondre il nous faut analyser ce que nous entendons par récit fictif
' .
et discours de savoir. .-
, , .
Récit fictif et discours de savoir
Classiquement la répartition de tout discours est faite suivant un axe
séparant la réalité de son contraire, l'irréalité. Tout discours se rapportant
à la réalité est dit réel, tout discours se rapportant à ce qui n'est pas dans
la réalité est dit « imaginaire » ou de fiction. Ainsi un roman, un conte de
fées, une nouvelle, seraient-ils « imaginaires », en revanche, le livre de
Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, serait discours de savoir.
Cette bipartition ne « tient » pas très longtemps devant les critiques.
Nombre de romans réalistes empruntent leur contenu à la « réalité », jus-
qu'à l'intrigue fournie par un fait divers ou par « l'histoire ». Où les situer ?
Quant aux éléments imaginaires du « discours de savoir », ils sont repérés
tout au long de l'histoire des sciences, on les appelle « erreurs ». La fron-
tière ne passe donc pas dans cette distinction réalité/irréalité. En d'autres
termes le « référend » d'un discours n'indique pas à quel type appartient ce
discours, il n'a aucune action sur le système interne, ne peut servir de critère.
Disons que « réel et/ou imaginaire » est une connotation utile, assignant
un « domaine » à chacun des deux types de discours, et permettant une
lecture appropriée.
La distinction peut-elle se faire par la coupure rationnel/irrationnel ? P
Le rationnel recouvrant la catégorie du discours de savoir et l'irrationnel
celle du discours de fiction ?P . ,
la plus vraisemblable de ce phénomène d'auto-intoxieition semble résider dans le fait que
les militaires partisans de l'Alp,,érie française ne pouvaient pas supporter l'idée d'une Algérie
indépendante. Déçus, amers, ils foncent en avant, quels que soient les risques et avec une
intuition a<sez forte d'un échec probable (de Gaulle avait déjà repris en mains l'armée. Il
lui avait suffi de deux ans depuis 1958). On monte dès lors un magnifique mécanisme
d'illusion qui camoufle le sentiment d'impuissance et permet l'action.
'
248
<
L'étude du concept de rationalité nous a montré qu'il est axé sur la
linéarité, le progrès, l'efficacité, la normativité. Appliqué à un discours, le
concept de rationalité exige que ce discours soit pédagogique et codé : la
linéarité discursive indique que les propositions s'enchaînent, l'une causant
l'autre à la manière des théorèmes.
Un discours rationnel vise le progrès : celui que le lecteur accomplit en
le parcourant. Au terme de sa lecture le voilà plus savant, mieux renseigné,
ou convaincu. L'accumulation du matériel fait boule de neige : la progression
, linéaire sert le progrès. Que le discours soit non linéaire - redites, retours
en arrière, sauts brusques d'un argument à l'autre, « mauvaise o classifica-
tion, terminologie confuse - et le lecteur ne retire rien de sa lecture.
Ainsi la notion de linéarité et celle de progrès se trouvent-elles avoir
comme répondant discursif la notion de pédagogie.
La normativité d'un comportement rationnel signifie que ce comporte-
'
ment obéit à des normes (qui sont à définir pour chaque société et chaque
époque) et est lui-même porteur de normes, suivant l'adage kantien : « Que
la maxime de ton action puisse être érigée en principe universel ». Le
correspondant de la « norme n de conduite est le code discursif.
Le discours rationnel obéit à un code strict et dicte le code : qu'il soit
traité de sciences politiques, ou d'histoire des sciences, un discours « ration-
nel » respecte le code lexical, syntaxique et sémantique de la langue verna-
culaire 71 et celui, plus précis encore, de la langue scientifique en usage dans
son domaine. D'autre part ce discours sert lui-même de code aux discours
à venir, aussi bien sur le plan sémantique (domaine des significations) que
sur celui du lexique : terminologie affinée, néologismes.
Enfin, le critère d'efficacité a pour correspondant la communicabilité :
. un discours n'a d'efficacité que pour autant qu'il est lu et compris ; ce
. caractère est en rapport avec la notion de pédagogie et celle de norme.
Car un discours n'a de chances de lectures que pour autant qu'il est claire-
ment perceptible et assimilable (linéaire et progrès) donc pour autant qu'il
correspond aux normes de perception, c'est-à-dire à la conscience possible
de son utilité.
Si, à l'aide de ces trois critères, on essaye de distinguer discours fictif/
_ discours de savoir, on est amené à faire les remarques suivantes :
Bien souvent un livre scientifique répond aussi peu aux critères de com-
municabilité qu'un poème abscons : pas de conscience possible, c'est-à-dire pas _
de niveau de perception possible ; lexique, syntaxe et sémantique sont du
« chinois ».
Puisque nous avons éloigné le rapport au « réel » comme critère perti-
nent, que ce peu de communicabilité soit dans un cas « utile à la science »,
et dans l'autre « inutile » ne paraît pas devoir être retenu ; le fait est que
pour un lecteur non prévenu ils sont inutiles l'un et l'autre. Combien d'ad-
' '
. 249
ministrateurs et de politiques tiennent pour inutiles tout autant les théories
politiques et administratives que les romans. Le critère doit donc être
évacué. Quand un livre scientifique est communicable (vulgarisé), il l'est
autant qu'un roman respectueux d'une certaine linéarité, il transgresse aussi
peu le lexique, la syntaxe, la sémantique communs que peut le faire un
best-seller. Et le plus souvent un tel livre scientifique est lui-même un best-
seller.
Pour la pédagogie on ne peut ignorer qu'un récit de fiction, le plus
« absurde » qui soit, est toujours démonstratif. Il suppose le lecteur non
indifférent à ce qu'il montre et se propose de l'éduquer à sa manière, par
des choses trompeuses, semblables ou vraies 72.
72. Citation d'un maître à penser présocratique, m DETIENNE, Les maitres de vérité dans
du Grèce archaïque.
25C
L'irrationnel s'articule donc au rationnel, en tout discours, cependant cette
articulation ne se fait pas de la même manière dans le récit fictif et dans le
discours savant.
Le récit laisse jouer assez librement l'irrationnel à la surface de son
dire. Il utilise son expressivité pour ses propres fins : séduire, troubler,
inquiéter. Ce qui est interdit par le code peut se donner libre cours dans
le récit : déplacement, condensation, non-identité, a-chronologie.
La progression narrative est hésitante, on ne peut pas la prévoir, elle
ouvre sur des alternatives de choix non prévisibles ou contrecarrées, ou qui
. se détruisent ; sa démarche est heuristique plus que pédagogique. L'art du
narrateur est d'ouvrir les possibilités de réponses des personnages à une
situation donnée, ou de renverser, transformer, déformer les réponses. Ou
encore de présenter des situations a-logiques, insolubles où les personnages
sont affrontés. Cela n'est faisable qu'au niveau du récit, c'est-à-dire par le
jeu du langage, son ambiguïté, les modalités des temps et des pronoins,
les jeux de mots.
.
Mais la fiction procède de l'autre, la science du même
La progression du discours, qui se fait linéairement dans l'exposition
. scientifique, échappe dans le récit à une linéarité stricte : retours en arrière,
coupures, sauts dans le temps ou simultanéité du temps, fin qui remet le
lecteur au commencement, cycles répétés. Le récit casse une certaine rigi-
dité mais substitue à la progression académique la succession d'intrigues ou
séquences. Les séquences sont des unités du récit dont la succession structure
la trame temporelle : une séquence se décompose elle-même en actions.
Quelques auteurs comme Propp 73 ont déterminé le nombre d'actions possi-
ble (qu'il appelle fonction) pouvant composer une séquence. Quels que soient
leur nombre et la nécessité de leur ordre à l'intérieur de chaque séquence
- il y a polémique à ce sujet - il n'y a pas de récit sans succession plus
ou moins réglée de fonctions séquentielles.
Dans les limites et à l'intérieur de la rationalité, dont les points de
repère sont toujours le progrès, l'efficacité et la linéarité, l'irrationnel joue
librement de ses propres catégories.
Par contre le discours rationnel critique et tient en laisse les fantasmes
qui le sous-tendent. Il oppose à la plurivocité, à l'association libre, une
construction rigide, univoque, seule susceptible de procurer le savoir. Un
appareil logique tient en place grâce à un lexique et une syntaxe très stricts :
il est non ambigu. Il ne veut rien savoir des sollicitations de l'inconscient.
Evidemment le niveau critique atteint par le discours, n'est pas absolu, mal-
gré la construction rigide, le désir parle à sa manière, le fantasme' se dé-
guise.
Nous voici affrontés au problème de la décision-récit. Où la classer ? Ici
encore il faut distinguer des nivaux. ,
73. Voir ci-dessus, p. 140 et suiv. '"''' .'
;
'
· 251
Le discours scientifique, rationnel, dans son expression la plus stricte et
la plus austère (peut-être la plus classique) pourrait se définir :
- comme la vérité scientifique (c'est-à-dire le progrès) ;
- par une méthode contrôlée (règles logiques) ; '-
' . ' '
- par une langue appropriée ;
- par opposition aux opinions fantastiques (la vérité étant définie comme
réalité), changeantes, irréelles - selon la vieille opposition science (épis-
têmê)/opinion (doxa).
Son domaine de validité comme le passé et le présent (l'avenir en est
exclu, puisque des futura nous ne pouvons rien dire de certain) ; son degré
de vérité obtenu étant la certitude. C'est un discours normatif et sélectif.
Or ce premier type de discours ne peut être retenu pour la décision. On
sait en effet que le discours de décision n'est pas linéaire, ne se situe pas au
niveau de la certitude (la one best a été critiquée), s'occupe des futura
aussi bien que du passé (facta) ; le discours scientifique classique ne peut
donc lui convenir dans sa rigueur. Aucune décision ne peut donc se situer
dans le cadre du certain.
Faut-il dire pour autant qu'il ne peut être scientifique ? Nous avons
vu, quand il s'agissait de distinguer le fictif du savant, que l'un comme l'au-
tre pouvait être critiqué et que c'est le niveau de conscience critique qui fait
« différence ». Il paraît donc possible d'explorer les catégories du récit non
certain et d'y trouver un genre correspondant au discours de décision.
Quels sont les champs de « vérité » qu'un discours peut atteindre. A part
le certain il y a encore le probable et l'iricertaiu.
Nous avons vu que le probable est la catégorie de ce qui peut se pro-
duire.
La catégorie de discours qui est fondée non sur le probable mais sur l'in-
certain est depuis quelques temps à l'honneur.
Invraisemblable, elle entend rompre avec le connu, le crédible, opérer
une rupture avec le quotidien. Pour des raisons qu'il serait intéressant d'ana-
lyser, le nombre de ces récits s'accroît actuellement, après avoir « commen-
cé » dans leur forme proprement narrative au xvW siècle.
L'invraisemblable de l'invention
Ces discours « invraisemblables » opèrent un travail de rupture avec
le discours rationnel, un jeu sur la linéarité : retours en arrière, sauts brus-
ques de plusieurs chaînons du temps, explorations lointaines (antérieure et
postérieure), feed back ; la fin en commencement 74, la brusque condensation
de plusieurs temps différents (le vivant est déjà mort).
Ils atteignent ainsi une irrationalité qui se manifeste aussi par les inter-
ventions de force explicable : rupture de niveau avec le monde linéaire et
positiviste, légalisé !t
74. Ainsi de nombreux héros de ces récits retournent à un état préhumain » : Fisliead
de ConB ou The dark chamber de CLINE (cités par LoVECnaFT, Epouvante et surnaturel en
littérature).
'' ' ' '
252
Cependant ce travail sur la linéarité, ces ajouts de forces explosives, le
retournement du temps, une certaine fatalité antihumaine, ne suffisent pas à
faire d'un récit fictif un pur invraisemblable ou, pour parler plus communé-
ment, un « fantastique ».
Il y a des récits « dits fantastiques qui n'ont que la marque extérieure
d'une véritable rupture avec le probable : des éléments sont surajoutés (soit
comme travail de la forme, soit comme contenu) à une trame parfaitement
vaisemblable ?5.
L'invraisemblable est une catégorie qui recouvre tout récit fictif (qu'il
. s'agisse d'une reconstruction invraisemblable du passé, ou d'une construction
invraisemblable du futur) qui est
en rupture avec des
valeurs reconnues. Du
« surprenant » au « très surprenant » on s'éloigne des « données » et de la
projection de ces données, de la prévision, pour s'aventurer dans des scéna-
rios créatifs.
Si on applique les critères de « l'invraisemblable » au scénario de l'an 2000
d'Hermann Kahn, on obtient les résultats suivants : H. Kahn propose une
lisite de 100
innovations techniques très probables pour le dernier tiers du
xxe siècle, puis de 25 possibilités moins probables, enfin 10 possibilités loin-
taines qu'il nomme « peu sensées » (traduisons invraisemblables).
Que se passe-t-il entre les 100, 25, 10 « prévisions » ?
Les100 sont probables (prévision linéaire), les 25 autres sont plus ou
moins vraisemblables, les 10 dernières invraisemblables. De la prévision à la
prospective le vraisemblable s'éloigne du probable. L'invraisemblable coupe
avec les données présentes, saut brusque, invention non seulement dans un
domaine mais dans tous les domaines, et surtout dans celui des valeurs. En
effet si on prend les 10 possibilités peu sensées de H. Kahn :
75. Dans ce genre de récit, le « héros est un parfait humaniste, Dracula trouve une
mort affreuse et l'ordre est rétabli pour le meilleur, même quand on évite la fin « explicative »
et moralisante des romans de Ann Radcliffe et souvent de Jules Verne : l'explication finale
qui rend possible tout le processus (l'électricité rendant possible l'apparition de la fiancée
morte, comme dans le château des Carpathes) est moralisante. La discrimination qu'opère
immédiatement la rationalité, quand elle intervient avec sa a lumière propre » dans une
situation confuse, permet de mettre à leur place bons et méchants, inventeurs fous, déme-
surés,
temps mais non pas
lui-même, la démoniaques.
Planète des Unsingesrenversement
nous montredu unenvers
envers met
qui pas
vaut enl'endroit,
péril l'ordre
d'autant
du
qu'il le répète, reduplicant l'histoire reçue. Aucune valeur n'est attaquée.
Même un personnage démoniaque avec ses débordements ne met pas en cause la morale
du spectateur, qui, s'identifiant au héros, pur, pourchasse le mal et le vainc. Fiction rassu-
rante, sécurisante où la peur n'a été qu'un intermède à un faire valoir de notre situation
confortable. Aussi bien la peur ressentie à la lecture (ou à la vue) d'une fiction dite fantas-
tique n'est pas le critère de sa fantasticité, comme le voudraient les spécialistes de l'honneur
(Lovecraft en particulier) mais au contraire le résultat sans cesse compromis par le mécanisme
du refoulement, de la perte des valeurs communes. A partir de ces constatations on peut
énoncer l'anthropophagie comme déviation, interdit violé qui fait horreur ; mais elle n'est
pas fantastique. Par contre l'anthropophagie considérée comme loi universelle est une fiction
« fantaatique
fantastique »
H.. _ _. _,
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6. énergie électrique disponible à 0,12 francs le kilowatt.
7. usage effectif des phénomènes extra-sensoriels
8. création plantes, animaux
9. immunité contre toute maladie
10. colonies lunaires et/ou autres planètes
1
, hors nature est alors un élément fort de la structure du fantastique. Non pas
en tant que contenu d'images (zombies, château fort, alambics, cercueils,
planètes ignorées) mais en tant qu'agent de liaison-coupure entre deux
mondes, l'un vraisemblable, l'autre invraisemblable, auquel l'événement
fantastique donne la possibilité d'apparaître. Il joue ainsi le rôle de « boîte
noire x de la théorie systémique.
Plutôt que d'analyser certains mécanismes, il est plus rapide de faire
un cache sur ce mécanisme et d'analyser les « effets », o-utputs, subis par des
événements, inputs, avant leur passage à travers le mécanisme transforma-
. teur.
C'est ainsi que les scénarios prospectifs de la Datar montrent à peu près
quel peut être le contour de l'an 2000 en différents domaines. Mais ils sont
actuellement incapables de montrer les cheminements qui y conduisent.
L'évolution de l'existant à l'an 2000 devra se faire par des mutations dont on
. ignore la date et même le style (réformisme, révolution politique classique,
" révolution culturelle de type chinois ou mai 1968).
La boîte noire
'
La boîte noire a permis de dépasser la difficulté : de même le fantastique
intervient et transforme sans qu'on sache de quoi est faite au juste cette
intervention.
Appliqué au domaine de la décision, le fantastique, l'invraisemblable, cette
coupure entre deux systèmes (catastrophe planétaire) permettrait de reposer
le problème des valeurs.
Dans la prospection des avenirs possibles : catastrophe insolite, change-
ment radical des pouvoirs, invasion par d'autres planètes, autant de points de
départs des romans de science-fiction qui font appel à cet élément pour
construire d'autres mondes. La science-fiction utilise bien « la boîte noire »
du fantastique et en tire les conclusions en ce qui concerne le passé, Rous-
seau en faisait tout autant pour fonder les origines de notre société : hypo-
, . thèse d'une catastrophe réduisant les espaces habitables, rappelant la dis-
persion humaine : hypothèse de science-fiction pour explication d'un état de
choses. Discontinuité qui sert de liaison, irrationnel explicatif.
En somme la décision peut être prévisionniste à la manière de l'utopie 79
ou encore prospective à la manière du conte fantastique et de quelques récits
< , - . ;
de science-fiction. A condition que l'événement « fanstastique p opérateur de
rupture agisse effectivement comme critique sur le système entier.
On y insiste ! Si le fantastique et la science-fiction agissent à la façon
de la boîte noire systémique et opèrent des discontinuités irrationnelles et
explicatives, ils ne suffisent pas à fonder une véritable prospective en tant
que genre scientifique. Celle-ci n'est possible à ce titre que si elle corroie le
fantastique par une critique idéologique impitoyable., Saut en avant grâce
au fantastique, saut en arrière grâce à la critique idéologique.
C'est le double mouvement que n'opère pas Herman Kahn. -
Saut en avant
Dans le « récit prospectif fantastique d'Hermann Kahn nous repérons
immédiatement des éléments critiques, de véritables « sauts », mais aussi des
défauts appartenant à la prévision ; son discours appartient donc à deux
genres ; vraisemblable et fantastique. Dans la liste des inventions, quatre
appartiennent au vraisemblable :
- la limite entre les mondes de l'espace est franchie : colonie lunaire
(prévision linéaire) ;
- la notion de « colonie » elle-même appartient à notre système capi-
taliste ;
- l'immunité contre la maladie et l'allongement de la durée de la vie
(prévision linéaire) ;
- le coût de l'énergie réduit ; l'idée même de coût en régression à la
fois prévision linéaire, à la fois valeur conservée.
' '
Trois appartiennent au fantastique :
- la limite entre matière et esprit est franchie, la télépathie, les phéno-
mènes extra-sectoriels ;
- la vie éternelle (limite franchie entre vie et mort) ;
- la création d'animaux et de plantes (limite franchie entre être et
néant). ' " ' '
Trois sont hybrides : ' .
' ' ' ''
- le contrôle génétique ; .
' ' ' . .
- l'espèce humaine modifiée ;
- le coût de l'énergie réduit (car ce dernier point peut aussi donner une
critique de la valeur travail).
Il y a là un saut : la valeur de l'individu sur laquelle est fondée la
« morale a actuelle est supprimée ; mais d'un autre côté l'idée d'une amé-
lioration de l'espèce humaine renvoie au progrès.
On voit ici ce que H. Kahn ne fait pas. Il ne critique pas ses propositions
et prend pour prospective sans discrimination ce qui lui paraît nouveau. Or la
conscience de la nouveauté est tout à fait subjective, elle n'est pas un
critère suffisant.
qui est censé faire un pont sur la coupure vie/mort, esprit/matière.C'est donc un élément
que l'on pourrait qualifier de fantastique. Mais le mythe n'inclut aucune critique de ce
fantastique, ce qui le différenciede la prospective.
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256 , , .
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257
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de séparation ; que Bethel donne aux participants des possibilités de vivre
une expérience authentique, d'entreprendre, de découvrir et d'établir des
relations ; que les motivations ainsi développées sont appliquées pour pro-
mouvoir le changement social à l'extérieur du groupe, dans la société amé-
ricaine.
Mais Pagès constate aussi qu'il est accueilli comme un immigrant, que sa
culture européenne est tout simplement ignorée, que Bethel est une société
qui remplit des fonctions importantes de préservation de la société améri-
caine : préservation de la hiérarchie sociale et du pouvoir (pas nécessaire-
ment de ceux qui sont en place).
En d'autres termes, Bethel, initialement construit pour critiquer la société
américaine et susciter de nouvelles valeurs, défend finalement l'idéologie
dominante faute d'une attitude critique vis-à-vis de son propre rôle de
groupe.
Un détail significatif parmi d'autres ; Bethel apparaît comme un grand
magasin spécialisé dans l'amour. « Les clients viennent pour " avoir ", ache-
ter certains produits manufacturés dont la matière première est l'amour.
appelés groupe de base, exercice corporel, rêverie ... Bethel est ainsi
inconsciemment « contaminé'par l'idéologie de marché de la société capita-
liste, dont elle fait partie » 80.
La critique de l'idéologie dominante est ici à l'évidence absente. Totalité
de la critique et mise en doute de l'idéologie dominante, deux pratiques
critiques nécessaires à toute prospective pour éviter que son décollage ne soit
en réalité porteur des continuités présentes.
Mais ce n'est là qu'une esquisse. Et ce n'est pas chose facile que l'inven-
tion critique.
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CONCLUSION
X9
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3. Ainsi du mélange de If niveaux que l'on trouve dans Lewis Carrol : « Et le jeu
commença, Alice pensait qu'elle n'avait jamais vu un aussi curieux terrain de croquet de sa -
vie : les boules de croquet étaient des hérissons vivants, et les maillets des flamants vivants,
les soldats devaient se plier en deux et rester arqués sur les pieds et leurs mains, pour faire
les arceaux. La plus grande difficulté qu'Alice rencontra d'abord fut de diriger son
flamant ... » A ce compte la petite victorienne rationnelle qu'est Alice, peut dire, épuisée :
« Je ne trouve pa; ce jeu drôle du tout ... personne ne peut s'entendre parler, ils ne semblent
avoir aucune règle en particulier et, s'il y en a, personne ne s'en occupe ... n
Ainsi l'ordre du jeu a réel n (celui auquel Alice est habituée) est transformé par la logique
de la rèlçle en un jeu absurde n, mais qui a sa propre logique : celle du vivant. Rationa-
lités superposées, coexistences incompatibles. Au même moment deux systèmes peuvent exis-
ter, relativisant la norme.
260
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saire d'en suivre l'imbrication, soit que ces différentes « raisons » s'annulent,
se gomment, s'entaillent, soit que par un effet de surcode, ce surcode que
nous essayerons d'analyser en détail, dans la troisième partie de cet ouvrage,
elles produisent des effets de sens indépendants.
Reste un problème théorique fondamental : la multi-rationalité dérive
directement d'une conception systémique puisqu'elle dérive de l'idée de
juxtaposition des rationalités propres à chaque sous-système. Mais, en même
temps, la multi-rationalité est en contradiction totale avec l'idée d'un système
intégré. Comment préconiser à la fois une recherche intégrative comme je
l'ai fait en première partie et une recherche multi-rationnelle par définition
hétérogène ? Le résultat de l'action combinée de toutes ces rationalités ne
parvient-il pas finalement à une sorte de rationalité unique qui est celle du
système tout entier ? Mais, dans ce cas, comment expliquer le passage de
l'hétérogénéité à l'homogénéité ?
Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre autrement que
par une esquisse : il est de la nature du système d'être intimement contra-
dictoire. Le système est nécessairement intégratif, mais son intégrativité
même repose sur le mouvement et les échanges entre sous-systèmes qui ont
chacun leur rationalité. Cette hétérogénéité des rationalités explique les
déséquilibres de niveaux, et le déséquilibre est indispensable aux échanges.
Un système clos est entropique précisément parce que les rationalités de
chacun des sous-systèmes deviennent progressivement identiques. Elles ten-
dent donc à « s'aplatir » au même niveau. Un système ouvert est dynamique
et créatif précisément en raison des échanges entre sous-systèmes eux-
mêmes liés à la différence des rationalités. En somme le système ne vit
(intégratif) que par les raisons qui le rongent jusqu'à la mort (multi-ratio-
nalité).
Drame épistémologique dont les protagonistes ne peuvent pas être
séparés. Il est impossible d'aller plus loin dans l'interprétation sans bascu-
ler, légitimement ou non, dans la théologie.
Un problème demeure alors non résolu : si le système vit de cette méca-
nique complexe qui le ronge, que reste-t-il à la liberté humaine de l'indi-
, vidu ou du groupe ? Quelle part reste-t-il à la nécessité ? Je tenterai de
prendre la mesure de ces deux parts en esquissant un critique de la liberté.
7
1 - .\ 1 .' ; ' 1' ., '
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1 ' .,,
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PARTIE _.
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3
. Critique de la liberté
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"
Sirène : soi-disant animal marin, lisons-nous
brutalement dans un dictionnaire ... L. Bon- _
CES (Manuel de zoologie fantastique).
283
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position théorique, qui sont indémontrables, et par là difficilement atta-
quables.
... et de la mono-rationalité
La critique de la rationalité, elle, permet de poser le problème de la
7
décision libre sur un autre plan que celui du sujet se posant en décidant :
en effet l'irrationalité, ou les multiples rationalités contradictoires, font d'une
décision la solution d'un conflit entre ces rationalités : il faudra préciser ce
que nous entendons par là. Disons, déjà, que ces conflits paraissent se situer
au niveau du passage entre structure et signification.
La structure interne d'un système est en effet affectée d'une signification
par les rapports qu'elle entretiént avec les systèmes voisins : autrement dit,
c'est la collusion de plusieurs systèmes qui est signifiante. En ce sens une
décision qui se produit à l'intérieur d'un système - rapport de sens -
transforme le rapport de ce système à ses voisins - rapport de signification
- et ce jeu entre sens et signification définit le domaine où peut s'exercer
une certaine liberté. Voici donc que le champ on la liberté peut vouloir dire
quelque chose est singulièrement restreint. C'est l'objet d'une critique de la
liberté de le restreindre, de l'évaluer, de le faire varier autour de la notion à
critiquer ; ce sera aussi notre premier travail dans ce chapitre : travail sur
le sens. . 1 .
Le second travail sera de confronter avec ce sens les théories actuelles
de la décision libre : elles nous paraissent se distribuer, suivant le plan déjà
dégagé, en théories non critiques, appliquant la notion de liberté classique,
connotée de valeurs éthiques, et les théories s'efforçant à une critique radi-
264
'
... , .
"
cale, en opérant, par la méthode des modèles, une coupure avec le moral et
le psychologique.
Cette démarche, nous la connaissons bien puisqu'elle nous a guidé dans
les deux premiers chapitres pour aller de la pré-théorie à la théorie critique.
Si nous n'employons pas les catégories précédentes - pratique théorisée
et théorie critique - c'est qu'en ce domaine le vécu ne peut être totalement
critiqué : d'ailleurs le sentiment de la liberté résiste (et peut être un mobile)
plus que celui de la raison ou de la progression rectiligne. On touche ici à
une sorte de tabou physiquement ressenti : l'individualité, le caractère, la
personne ; qui d'entre nous se résignerait à n'être rien ? Perinde ac cadaver ?P
Ce qui subsiste de l'ancienne liberté est peut-être le sentiment de sa pro-
pre « valeur n et aucune théorie ne peut passer outre. En indiquant seulement
la démarche critique on a voulu ouvrir la voie à une vision plus juste de la
a décision », perdue dans le brouillard des faits, possibilité hasardeuse de
changement, au même titre que des millions d'autres, et dont la seule
« chance réside dans le travail sur le langage qu'une décision, suivie d'ef-
fets, a été dans l'obligation de fournir. Toute sa puissance tient en son énon-
cé, et, disons-le encore une fois, en son style.
Ici une remarque essentielle. Le champ sémantique de la décision « li-
bre a (pré-théorique) est transformé par les deux analyses précédentes. La
décision « libre », d'après le portrait classique, appartient à un sujet. Cette
théorie du sujet, implicite ou explicite, gouverne les dernières résistances.
Elle pourrait trouver une formulation adaptée, il me semble, dans les deux
propositions suivantes : pas de liberté sans sujet, pas de sujet sans liberté.
Quoi qu'il paraisse, ces deux propositions ne sont répétitives, ne s'impli-
quent pas l'une à l'autre et leur juxtaposition est à analyser attentivement,
à la lumière des résultats de nos précédentes critiques.
265
. - 1 < . · - . _.
à-dire connaissance scientifique, avec ses limites, mais ces limites sont dûes,
non à la résistance de l'objet, à sa transcendance, qui se situerait hors de
portée de notre entendement, mais à notre propre opacité, que les progrès
de la science pourraient vaincre un jour peut-être. Une nature impersonnelle,
sans intention, subsisterait telle quelle, si les sujets humains disparaissaient,
eux. Ce monde sans homme, imperturbable, continuerait à fonctionner si
toutefois un monde sans homme est pensable par un homme, et si ces lois
que nous tirons de l'expérience présentaient quelque réalité en dehors d'une
`
expérience imaginable. Une mythologie de la nature aveugle est le double
de la mythologie de la conscience libre. En effet, elle sert à construire, par
antithèse, le scénario d'un imprévu voulu, vécu, créateur qui aurait sa source
dans le sujet. Ce qu'on appelle « hasard pour la nature s'appellera « liberté »
pour la conscience, et la théorie des grands nombres, qui est inscrite dans le
projet scientifique, n'a pas son correspondant subjectal puisqu'il ne peut y
avoir de connaissance, épistêmê, de la liberté 2, mais seulement pratique
individuelle, concrète, unique. Une (fausse) correspondance s'établit ainsi,
de telle sorte que l'extérieur s'oppose à l'intérieur et que les valeurs in-
ternes du sujet puissent être transportées à l'extérieur dans le but de mora-
liser la nature (ou la dominer, si on préfère).
Cette coupure a plusieurs effets pratiques : elle fait de l'homme le porte-
flambeau de la nature, seul capable d'opérer des changements intentionnels
dans le cours fixe et rigide des lois.
Cette transformation volontaire de la « nature », par une décision libre
issue du sujet, rend compte des dominations successives de l'homme qui, au
lieu de subir les déterminismes naturels, peut quelquefois en imposer « d'ar-
tificiels ». Cependant cette domination ne concerne pas les grandes lois :
espèces, durée de la vie, matérialité. Aussi bien la théorie du sujet opposé à
la nature, tend-elle à établir une sorte de compromis, limitant l'action hu-
maine, reconnaissant la « force des déterminismes et faisant du désir et de
la volonté le mobile du changement. Mobile soumis aux fluctuations psycho-
logiques et passionnelles ce qui explique la relative étroitesse de la zone
influencée.
Pour nous résumer, la théorie du sujet libre repose sur une distinction
d'essence homme/nature, sur une coupure entre la science de l'homme -
psychologie, morale - et les sciences de la. nature : physique, chimie, etc.
D'après nos analyses précédentes on voit combien est criticable cette
bipartition.
Les lois de distribution du hasard s'appliquent aussi bien à la chance
d'apparition de l'homme dans les espèces naturelles qu'à la réalisation des
avenirs qu'il projette.
2. Kant dit bien qu'il ne peut y avoir de théorie de la liberté, car elle ne se connaît
pas par l'entendement
mais par la raisonpratique,qui est volonté.Ainsil'intervention
de
l'homme dans le jeu des phénomènes ne peut être que « morale ».
266 . , ,
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267
Pas de sujet sans liberté
L'autre volet du dyptique entraîne une politique que nous allons
essayer de mettre à jour : étant bien entendu que le sujet s'oppose, par son
libre arbitre (décision volontaire, rationnelle) au mécanisme de la nature,
tout homme ne peut être sujet : s'il est lui-même un pur mécanisme aveugle,
dénué de raison, il n'aura pas l'usage de sa liberté et ne sera qu'un élément
de cette nature qu'il devait transcender. Tout homme peut être sujet (il suffit
de mûrir, d'être responsable, raisonnable) et, à ce compte, ne peut échapper
à sa liberté, comme devoir. On imagine assez bien - d'autant que cette
imagination est facilitée par les faits passés et contemporains - que nul
n'est maître de décider de sa propre liberté, puisqu'elle est relative au degré
de raison et d'éducation ; et qui décide du mérite et de l'éducation d'un
peuple, d'un groupe ou d'un enfant, si ce n'est le « système » d'éducation
lui-même ? Epreuves après épreuves c'est ainsi qu'une hiérarchie s'établit
entre l'homme immaturé et l'homme adulte, le peuple qui doit mûrir pour sa
liberté - selon l'expression de Kant - et ceux qui naissent tout armés.
Tout homme est éducable pour devenir sujet. Et on ne se fait pas faute
de l'éduquer. Les systèmes des « valeurs » reposent pour la plupart sur cet
a priori que la liberté humaine est une pratique ouverte à toutes les
influences, et que, parce que elle est à la fois la valeur la plus haute et la plus
inaliénable (donc la plus indécidable) elle doit être inculquée - paradoxe
dont on s'étonne peu.
Cette hiérarchie d'après le critère de la « liberté » se trouve réalisée
pratiquement dans le droit, où les citoyens majeurs donc responsables sont
pourvus de « droits ». Elle se trouve avoir sa correspondance dans une
théorie de la hiérarchie des espèces (l'homme en haut de l'échelle des
valeurs) et des sciences (Comte installe au sommet des sciences celle de
l'homme en société puisqu'elle comprend aussi l'étude des valeurs qui échap-
pent aux sciences de la nature).
Or une telle politique du sujet est inconciliable avec la théorie systémi-
que aussi bien avec celle d'une articultion de l'irrationnel sur le rationnel.
Les difficultés d'une théorie juridique de la responsabilité en font foi.
On voit bien ici l'importance du problème : si le sujet doit être évacué du
champ de la liberté, comment expliquer alors qu'il existe des sujets supé-
rieurs aux autres, que sont posées des hiérarchies entre les mondes, les êtres
et les choses. Seuls certains sujets sont capables de liberté, les autres...
En somme, si dans le système les finalités doivent être prises en compte,
en aucun cas elles ne pourront être déduites théoriquement d'une « pratique >
morale qui est celle de l'ethique occidentale contemporaine dont la préten-
tion est de valoir pour l'universel.
Cette critique de l'homme blanc, majeur et civilisé, est toujours à l'ordre
du jour.
Les finalités auraient à être élaborées au contraire par un effort de déco-
dage, de rupture d'avec ce qui existe, par une recherche de la multiplicité des
268
. .
,
fins, aussi bien synchroniques qu'historiques. Car les fins sont moins inten-
tionnées qu'on ne croit généralement. Toute interprétation mono-finaliste est,
: a posteriori, comme si la finalité résultante avait été délibérément cherchée.
Or, on sait que la plupart du temps la « fin d'une action est démentie par
son résultat. Les exemples abondent dans l'histoire contemporaine. Ainsi,
aux yeux de l'armée et des français d'Algérie, l'appel du général de Gaulle
de 1958 était fait dans une visée « Algérie française ». Objectivement les
scènes de fraternisations de mai-juin 1958, la restauration de l'Etat, la
reprise en mains consécutive de l'armée et la neutralisation de la classe poli-
tique étaient interprétées par les auteurs du 13 mai comme autant de moyens
de réaliser leurs vues. On sait ce qu'il advint.
De même une partie des élus du Front populaire en 1936 allait investir
quatre ans plus tard le maréchal Pétain. Ainsi peut-on dire que le champ
sémantique de la décision « libre » se trouve singulièrement ouvert par rap-
port à la classique finalité naturelle qui prendrait l'homme (un certain type
d'homme « éthique comme le dernier fleuron. La multi-rationalité du
système admettrait une multi-finalité. Des images très différentes de l'homme
seraient profitables, aucune ne devant être écartée a priori ; chacune pouvant
être proposée comme « fin ». Aussi bien c'est à la prospective de nous four-
nir ces images (l'espèce pourrait être transformée, la durée de la vie allongée,
le pouvoir psychique - télépathie - considérablement agrandi, comme le
proposait H. Kahn dans son scénario « peu sensé »). Ou encore à la philoso-
phie.
Prenons pour exemple celle de Nietzsche 4 dans son effort pour dé-
gripper l'image traditionnelle judéo-chrétienne de valeurs acceptées et
pour en proposer une autre, le surhomme : il fut incompris. On le jugeait
par rapport à l'image type « humaniste ». Or nous commençons à saisir qu'il
inaugurait un temps où l'effort théorique se porterait sur l'avenir, et radi-
caliserait la coupure. Thèmes prospectifs d'un monde sans compétition, sans
durée (éternité présente), non prévisionnel (il ne s'agit pas d'évolution con-
sentie) où chaque partie (surhomme) pourrait être plus grande que le tout ;
c'est l'insupportable « irrationalité du surhomme dont « multiple », « ha-
sard » et « devenir » sont les affirmations les plus joyeuses.
La multi-finalité paraît être le concept clef de la décision libre telle que
nous l'avons critiquée à partir de la théorie classique.
Unification, réduction .
Le champ sémantique se trouve ainsi unifié et réduit. Unifié parce que
réduit. Si la « nature o ne fournit plus un type - l'homme éthique - si la
décision n'est plus déduite d'une essence, fonction d'un sujet qui doit en être .
- qu'on commenceà s'apercevoir
' nous pourrionsl'imaginer dans un
4.
que La
l'image qu'ilactuelle
mode nous de
a donnée à tient
Nietzsche lire est
est telle
telle que
à ce
crrort pour rompre avec le présent (transmutation,transvaluation).La prospectiveaurait tout
avantage à y puiser des modèles. Coïncidencesintéressantes : les trois concepts clefs de
Nietzschesont ceux de la prospectivemoderne : multiple,hasard, devenir.
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269
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5. Essai d'une philosophiedu style ; voir tout le chapitre VII, « L'effet d'individuation
naîtrait de cette virtualité de structures multiples. Nous ne prétendons pas bien entendu
rendre ainsi compte d'une individuationmétaphysique,énonçant des caractères de l'être,
ni non plus décrire un sentiment ... « ,
270
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N'est-il pas possible de penser qu'une décision, contrainte par l'ensemble
du système historiquement déterminé par son mode de production même
(les circuits administratifs) est cependant « libre dans la mesure où, jouant
sur plusieurs niveaux à la fois (multi-rationalité, multi-finalité), elle s'indi-
vidue par « surcodage » ? C'est ce que nous essayerons de montrer.
Donnons, cependant, ici, quelques indications et exemples pour ouvrir
la voie.
Si je prends une photo d'un événement (commémoration, salut au dra-
peau ...) je me situe dans un système que je pense clos : l'actualité politique
(par exemple) ; ma décision de prendre cette photo concerne ce système,
et ne devrait avoir à faire qu'à lui. Cependant le « code » photographique
impose des contraintes propres à l'actualité « donnée », la photo reproduira
tous les accidents de l'événement, y compris ceux qui n'ont rien à voir avec
l'événement visé : c'est ainsi qu'on peut voir dans les photos des manifes-
tations en URSS, en 1917, plus de soldats et de femmes que d'ouvriers, ou,
dans une manifestation « populaire, l'indifférence ou le rire de quelques
passants « attrapés ? par l'objectif : le code photographique lié à la prise de
vue ou à la mise en page se superpose à la décision première de prendre la
photo et lui donne une signification particulière individuelle. Et on ne peut,
dans ce cas, prendre conscience du surcodage que cinquante ans après, une
fois la ferveur religieuse de 1917 retombée. On peut alors « voir » les photos
et remarquer la relative absence des ouvriers dans l'une et les quolibets des
passants dans l'autre 6. En somme, quand les contraintes spécifiques d'un code
s'ajoutent aux contraintes spécifiques d'un autre code, l'effet est imprévible et,
sur l'instant, invisible. C'est cela le surcode.
Une décision n'a de « valeur », de « style » que parce qu'elle décolle
de la « réalité » présente et donne des connexions inattendues. La déci-
sion de rejoindre les Forces françaises libres, prises par obéissance à un
code de l'honneur, ou la décision de servir le maréchal Pétain, qui pouvait
correspondre à un même code de l'honneur, s'individuait par les connexions
différentes qu'elle établissait avec d'autres champs structurés, acquérant ainsi
des nouvelles significations.
En effet le « code de l'honneur o pouvait s'interpréter comme obéissance
inconditionnelle au chef prestigieux, vainqueur de 1914-1918 : code intégral,
passéiste, hiérarchique, univoque ou bien surcodé par d'autres systèmes : la
France éternelle, le refus de la défaite, le « rien n'est impossible », le systè
me d'alliance outre-Manche s'interprétaient alors, s'individuaient en départ
pour l'Algérie ou pour la Grande-Bretagne.
271
\
Une décision « libre renvoie à une complexité ouverte où les systèmes
échangent de l'information.
Nous verrons dans le chapitre II, consacré aux propositions pour une nou-
velle méthodologie, comment cette définition peut nous guider dans l'inter-
prétation de décision prise ou à prendre. Mais nous exposerons d'abord de
façon critique quelques théories actuelles des organisations et de la décision,
qui tentent de résoudre le difficile problème de la liberté.
' " ' '
. ,".,,:,._ , , , '\, . -
' ., " ,'
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... _ . : . ; , .
. ' .
Les théories actuelles de la liberté
- . ' .. 273
'
18 ' .
;_ ,,
initiatives. Une responsabilité très atténuée encouragerait les négligences...
De justice enfin : si le fonctionnaire doit supporter les conséquences de
- fautes normalement évitables il n'en est pas ainsi des « conséquences d'appré-
ciations délicates sur lesquelles il peut être appelé à prendre parti dans son
service o (p. 604). Cette troisième considération est le début d'une mise en
cause du système. Mais la mise en cause s'arrête là.
Si, en effet, on met de côté un certain nombre de cas où un simple bon
sens quotidien aurait évité la faute, tout le reste, c'est-à-dire l'énorme majo-
rité des actes de l'administràteur et surtout les plus importants, relève
« d'appréciations délicates sur lesquelles il peut être appelé à prendre parti
dans son service ». Croit-on réellement aujourd'hui que les grandes et petites
options de l'administration économique prévisionnelle et prospectives relè-
vent de la catégorie de fautes « normalement évitables » ? André de Lau-
badère réserve l'autre catégorie dans un mouvement impartial qui signifie :
, « Je couvre la totalité du système en imaginant les deux séries de situations
Mais cette impartialité est d'un faible secours. Elle est incapable de répondre
théoriquement aux questions suivantes :
- qu'est-ce qui différencie les fautes normalement évitables et les
appréciations délicates non constitutives de fautes ?
- à quel fondement philosophique et sociologique renvoie cette catégorie
«appréciations délicates » ? ?
A la première question il n'existe pas de réponse théorique. Les juristes
répondent qu'en pratique, en s'aidant de la jurisprudence, on peut énumérer
les cas de fautes normalement évitables. En s'aidant de cette liste on peut
en déduire quelques principes pratiques circonvenant cette catégorie : l'ingé-
niosité des juristes se déploie alors de génération en génération, de Duguit à
Chapus. Mais, lorsqu'il s'agit d'administration économique cette ingéniosité
s'estompe. Un grand principe apparaît : il faut laisser à l'administration le
maximum de latitude d'appréciation de l'opportunité d'une politique écono-
mique. Il est bon de lui donner de temps en temps quelques limites. Mais
pas trop. D'ailleurs le juge est-il vraiment compétent dans ces domaines
complexes où les experts les plus avertis se perdent quelquefois ? Autant
d'arguments couramment employés et tombés dans le domaine public de la
doctrine administrative. En somme on ne peut écrire qu'il n'existe pas de
jurisprudence administrative économique. Mais on est contraint de recon-
naître qu'elle ne pénètre pas dans le domaine de l'opportunité des grandes
décisions économiques de l'Etat (et même des petites). Quels que soient les
efforts d'un Braibant, la jurisprudence administrative économique a plutôt
pour fonction de garantir la liberté d'action de l'administration que de la
contourner.
Cette démission doctrinale et jurisprudentielle a un double résultat :
- Le critère de différenciation entre faute évitable et
appréciation déli-
cate non constitutive de faute ne peut être prouvé. Tout se passe comme si
la doctrine s'arrêtait timidement sur le seuil d'un labyrinthe trop complexe
4. Par exemple FOUCAULT dans Archéologie du savoir et LÉVI-STRAUSS dans L'homme nu.
5. Sur tous ces points voir LAUBADÈRE, op. cit., p. 604 et suiv.
-. 277
r
280 .
sur le leadership dans la cité n'est pas à dédaigner. Elle devient critiquable si .
elle prétend couvrir le champ de la politique dans son ensemble.
, -, , "
, ., , ,..,,..,
"' " '
L'ouvrage de Dahl
. Ce qui est le plus marquant dans le livre de Dahl c'est son « pluralisme
psychologique ». J'emploie cette expression puisque c'est la sienne, à tout
prendre (« pluralisme démocratique »). De même (p. 298) « liste des moti-
vations Dahl aligne cinq « motivations » absolument différentes comme
niveaux :
- identification, renvoie à la
psycho-sociologie, tendance analytique ;
- niveau d'information : technocratie, PPBS ;
- optimisme/pessimisme, renvoie à une catégorie américaine qui n'est
pas critiquée et dont le contenu n'est pas précisé ; ,
" ' '
- prédispositions (psychologie obscure) ; '
- objectifs et valeurs : seul niveau qui est acceptable et contrôlable.
Cette liste hétérogène et absurde reflète l'hétérogénéité des sept ques-
tions fondamentales des niveaux (p. 13 et 14).
1 re question : Les inégalités dans les moyens d'influence sont-elles
cumulatives ou non cumulatives ?
2e question : Comment en fait sont prises les décisions politiques im-
portantes ? P
3e question : Quelles sortes de personnes ont le plus d'influence sur ces
décisions ?P
'
'' : 4e question : Le leadership est-il de type oligarchique ou pluraliste ?
. 5e question : Quelle est l'importance relative de la ressource politique le
plus largement répartie : le droit de vote ?
6e question : Les modèles d'influences sont-ils durables ou changeants ?
7e question : Quelle est l'importance de l'adhésion quasi universelle au
crédo américain de la démocratie et de l'égalité ?
On ne trouve dans cet ouvrage aucune théorisation de ces sept ques-
tions qui constituent pourtant le squelette de son ouvrage. Elles ne sont
reliées par aucun fil directeur susceptible de les corréler et ... de les mettre
en question. On pourrait tout aussi bien en ajouter cinq ou en retrancher
trois. Ce qui frappe essentiellement c'est leur hétérogénéité :
La première se situe au niveau de l'enquête empirique.
La seconde est à un niveau historique non critiqué, donné une fois
pour toutes. Le concept de décision importante n'est pas cerné. Importante
par rapport à quoi ? Les petites décisions, insignifiantes, ne peuvent-elles
avoir un très grand rôle dans une société ? La question n'est pas posée.
Idéologie de la macro-décision transformatrice de société.
La troisième est à un niveau psychologique : « Qui décide ? r Aucune
question ici sur les conditions de la contribution de la psychologie à la déci-
sion et dans quelles limites. La question n'est pas posée.
. 281
' '" " \ '
>..÷.' ,, .' .,
La quatrième question se situe à nouveau dans un cadre d'enquête
empirique : enquête sur le comportement des leaders.
La cinquième question est au contraire à un niveau théorique. Hypo-
thèse : les citoyens n'emploient pas toutes leurs ressources. Théorie non
explicitée de ce qui est latent par rapport à ce qui est réel. Non-explicitation
théorique du passage de l'un à l'autre et des conditions de ce passage.
La sixième question se situe à nouveau à un niveau théorique. Recours
au passé pour « expliquer » causalement le présent. Dahl utilise ici - sans
l'expliciter - une conception linéaire de l'histoire qui est totalement remise
en cause par les historiens modernes.
La septième question est encore théorique : le crédo américain comme
explicatif de l'ensemble.
On peut donc conclure à une non-explicitation systématique et à une ex-
trême hétérogénéité et confusion de niveaux. Si l'on ajoute,' avec Pierre
Birnbaum, que jamais les notions de pouvoir, d'influence, de décision ne
sont cernées et délimitées les unes par rapport aux autres, on a une vision
très exacte de la vacuité théorique de cet ouvrage.
Ce « pluralisme » se situe aussi au niveau des constatations empiriques ;
chacun est différent ; ces différences sont nombreuses, affectent tous les
niveaux, et sont facteur de stabilité. On peut résumer sa thèse ainsi... Ce
pluralisme « hardi » a sa source dans la psychologie, et se conforte par
l'analyse des rapports entre leaders et citoyens.
Le raisonnement est le suivant : si la démocratie américaine subsiste,
ce n'est certes pas parce qu'elle fait le consensus sur son contenu (inexis-
tant), ni par le degré de politisation des citoyens (nul), ni par les décisions
des politiciens généraux (contradictoires), ni par le poids des partis (vides de
contenu) mais par le lien affectif qui lie les citoyens et leurs élus locaux.
C'est donc ces liens affectifs qu'il faut analyser : d'où une étude du
leadership. ,' . ,
'
Celle-ci va comporter plusieurs parties :
Le leadership est basé sur l'influence qu'une catégorie de citoyens exerce
sur les autres. Acquisition et conséquence de cette influence. Les « ressour-
ces politiques » et leur utilisation (statistiques aidant). D'où viennent (cou-
che sociale) les différents leaders. Degré d'intérêt politique.
Evolution historique du leadership ; les différents notables historiques
écartés : l'homme « nouveau » n'est ni un notable social ni un notable
économique. Cette évolution est un progrès linéaire, prévisionnel, naïf. Il
devrait se poursuivre suivant une loi d'ailleurs non exploitée par Dahl :
l'intérêt politique croît en raison inverse de l'influence négative. Celui qui ne
peut rien faire d'autre, fait de la politique : exemple les noirs (p. 298).
Deux sous-systèmes : celui des individus qui veulent de l'influence et
les autres. Dahl pose le problème de la composition de ces deux masses.
Proposition : Le rapport entre les deux détermine la politique d'ensemble
(ou non ?), c'est ce qu'il ne dit pas. _
282
L'influence se situe dans un système de marchandage (exemple du maire
Lee, nouveau notable). Une décision est un marchandage puisqu'elle est
basée sur l'influence des individus. Le jeu du leader est basé sur deux varia-
bles : le coût minimum et la valeur de la démocratie. Il fera pencher la
balance à condition que son autorité ne soit pas remise en cause (coût mini-
mum de sa carrière) et que le dénominateur commun minimum (valeur de la
démocratie) soit maintenu.
Un point mérite d'être particulièrement souligné : le psychologisme
relativiste de Dahl (voir p. 295 et suiv.).
Le lecteur apprend ainsi successivement les « découvertes » de l'auteur :
la mesure dans laquelle les individus utilisent leurs ressources pour gagner de
l'influence sur les décisions varie selon : le cycle de la vie ; les événements
(qui sensibilisent plus ou moins) ; les différents domaines (qui intéressent plus
ou moins) ; les genres d'individus (certains restent « froids devant la poli-
tique). Du concept de froideur pour expliquer la décision...
Sans doute les différences objectives existent-elles. Selon qu'on est riche
ou pauvre (on appréciera la rigueur de la distinction), qu'on habite dans des
taudis ou dans des quartiers résidentiels, les réactions seront différentes.
Dans une inoubliable formule, Dahl affirme que ces différences « auront bien
des chances de se manifester d'une façon ou d'une autre sur une longue
période de temps 298). , ', , .
En résumé : _'
Linéarité : histoire - évolution progrès ; , , .."
"'
théorie du sujet : psychologisme leader - influence ; " '
efficacité, rendement : marchandage - coût minimum ;
credo : croyance - forme affective des valeurs.
Le concept principal semble être celui d'influence (jamais explicité).
Il oppose une étude de l'influence à une étude des décisions (le réputationnel).
La distinction renvoie à une vieille séparation : ombre et réalité, épaisseur
du réel et fragilité de l'illusion. Cette distinction, de même que celle de
latent/réel, est le reflet d'une théorie substantialiste sur la nature des choses.
Les critères de l'influence sont cherchés (mais pas trouvés), mais la notion
d'influence et ses rapports avec une idéologie de la personnalité efficace
(situation de Dahl par rapport à cette idéologie), une théorie du pouvoir (les
influences se balancent), et une théorie du changement, ne sont en aucun
cas déterminés.
Reste ce qui peut raisonnablement être porté au crédit de Dahl.
Qui gouverne ? est une étape importante pour le développement de la
science politique. Ce passage à un empirisme exacerbé présente au moins un
avantage. C'est la première fois qu'on porte une attention très grande sur un
focus très localisé pendant de nombreuses années.
Besoin exigeant de savoir ce qui se passe réellement au-delà des textes
formels et des théories ethérées sur la politique. Au service de ce besoin une
enquête empirique minutieuse dans une ville déterminée prétendant saisir
. .
non le pouvoir en général mais le processus précis de la décision. Les résul-
tats empiriques sont attrayants, amusants et on suit sans peine les aventures
des novateurs. Mais on ne peut demander davantage. Qui gouverne ?
renvoie trop - au départ même de l'analyse et par définition - à une
conception psychologique et empirique pour fonder une théorie du pouvoir
dans les sociétés industrielles. Sa principale mystification consiste à faire des
personnes les agents principaux de l'action tout en prétendant les insérer dans
un processus. Le maquillage s'opère par de nombreux croquis, dessins et
courbes.
Psychologie du sens commun, empirisme quasi total, non-évacuation du
sujet : autant de caractéristiques qui empêchent le décollage par rapport au
vécu et qui font de cet ouvrage un remarquable exemple de pré-théorie
politique.
° ' .. 2M
,." .;.
...' .
Or, ce non-décollage théorique ne lui permet pas, exemple parmi d'au-
tres, de mettre en cause sa propre place en tant qu'instrument de la repro-
duction ou de la production du savoir, et d'évacuer l'illusion de l'écrivain
neutre et impassible qui « observe ». Au fond, Etzioni, malgré sa volonté de
critique corrosive, ne critique aucun des référents de sa pensée. Ici trois
critiques fondamentales.
Trois critiques . _, . , _ , ,
Etzioni, et c'est là notre première critique, ne met pas suffisamment
en cause la non-universalité du système politique des Etats-Unis. Lorsqu'il
affirme que 30 personnes (l'élite informée de la Maison-Blanche) gouvernent
200 millions d'Américains et indirectement une grande partie du monde, il
répond à un réflexe d'ethnocentrisme culturel qu'il faut dénoncer vigoureu-
sement. D'autres systèmes politiques existent et qui ne sont pas fondés sur
les mêmes structures de pouvoir. Les Etats-Unis sont un vaste pays - on
l'admet - mais ils ne sauraient s'identifier à la totalité du monde. Bel
exemple d'impérialisme culturel.
Un deuxième référent n'est pas critiqué : Lindblom et les incrémenta-
listes. Ce plateau théorique n'est-il pas trop limité ? Il lui permet de se définir
par rapport à eux. Il l'empêche de se définir par rapport à d'autres. Il cite à
peine une fois Crozier et Touraine et quelquefois Aron, mais ces tentatives
s'apparentent davantage à une coquetterie d'auteur important qui entend
prouver allusivement son savoir, qu'à une étude systématique et critique. Du
même coup, son décollage n'est que partiel, uniquement limité à ses rapports
avec les incrémentalistes.
Un troisième référent fondamental n'est pas critiqué : sa propre place de
chercheur dans la société. Il établit une confusion extrême dans l'établisse.
ment de sa propre méthode : celle du mixed scanning system ou système
du double examen ; elle consiste à prôner l'emploi de deux méthodes suc-
cessives pour obtenir un bon repérage du terrain : regarder de près, regarder
de loin, aller à petits pas pour balayer le champ.
Soit, mais regarder quoi ? Le champ politique, certes. Mais pourquoi
faire alors ? Est-ce pour agir en tant que conseil au décideur (comme le
font croire de nombreuses métaphores militaires), ou en tant que chercheur ?
Les deux niveaux sont totalement confondus. Or, dans le premier cas, il
donne de bons conseils frappés au coin du bon sens. Dans le deuxième cas,
sa méthode apparaît d'une extrême banalité. Il faut vraiment être naïf - ou
n'avoir jamais lu Descartes - pour répéter, trois cents ans après, des
règles de méthode innovatrices au xvie siècle. Analyser, faire la synthèse,
isoler et résoudre ; « diviser, conduire par ordre, dénombrer » disait Descartes.
Regarder de près et plusieurs fois, aussi regarder de loin, balayer le champ
de deux façons, dit Etzioni.
La nouveauté, on le voit, n'est pas grande. '
Plus gravement, la confusion est faite entre recherche critique et pratique
286 ..
théorisée d'ingénieur conseil. La question n'est pas posée : est-ce a dire
que philosophe et roi c'est tout un ? 17
Ce manque de critique - toujours malgré la place reconnue à un fonda-
mental criticisrru (p. 182) - et donc de théorisation fait verser l'ouvrage
d'Etzioni dans la catégorie des pratiques théorisées.
Mais il n'interdit pas la constitution de concepts intéressants qui pour-
raient conduire à une critique généralisée 18. Ainsi du concept d'engagement
des assets (c'est-à-dire des ressources dont nous disposons et que nous pou-
vons mobiliser dans nos entreprises de changement social) ; ainsi de la
notion de conversion en pouvoir, le com,rnitment ; ainsi des notions de con-
trol et de maintenance ; ainsi du coût de cette maintenance qui est le vérita-
ble critère d'une société en mouvement (est-il élevé ? il indique alors une
société qui va vers l'entropie et qui se désagrège lentement).
De même des intuitions ; le souci de toujours scruter l'entrecroisement
des over laying, le sentiment qu'il existe entre les différents acteurs sociaux
une sorte de « filtre b qui opacifie et tord le message (mais dont il n'expli-
que pas le mécanisme, ce qui est ici notre ambition) ; enfin l'intuition qu'il
existe des groupes d'acteurs définis par leurs positions et non par leurs in-
tentions psychologiques. Il se situe de façon très mixte :s'il répugne à parler
en termes d'acteurs psychologiques et si la liberté du sujet est évacuée
totalement, il n'en demeure pas moins que l'élément volontariste est requi§
pour le changement, ce qui le rapproche du volontarisme d'Ozbekhan.
Volontarisme qui est lié à l'allocation autoritaire de valeurs et à « l'élite »
considérée comme « sujet ». Il réinvestit ainsi cet accent d'human ratio que,
par ailleurs, il dissimule soigneusement. Retour galopant du refoulé.
- Finalement on peut qualifier la théorie d'Etzioni de bon sens sophis-
tiqué : bon sens extraordinairement banal qui nous présente comme des
nouveautés des vieilleries cartésiennes, innovatrices en leurs temps. Bon
sens non totalement critique.
Mais, au détour de sa recherche, il trouve des concepts passionnants,
un peu vagues, pas toujours cohérents mais stimulants et « actifs C'est
'
un bon sens sophistiqué.
17. Présupposé technologique dont Etzioni se défend. Il faut, dit-il, séparer les fonctions
pour assurer à chacun la sécurité (p. 173). Séparation qui doit cependant s'appuyer sur des
arguments empiriques, et n'est pas fondée théoriquement, et du même coup, la confusion
subsiste dans la méthode elle-même. Il nous semble que cette non-critique d'Etzioni est le
reflet - un de plus - d'une situation purement américaine de confusion des niveaux
dont l'idéologie université-industrie est un des plus beaux fleurons. Cette idéologie a tendance
à gagnerl'Europe.En particulieren France,malgréde nombreuses résistancesqui tiennent
au passéculturelqui séparele publicet le privé,la rechercheet l'enseignement, la production
industrielleet l'université,le cléricalet l'anticlérical,vieux fossé libéral repris par les
partisansde la laïcité de l'enseignement, repris en tant qu'instrumentde lutte par les
marxistes et les jacobins.Et ü est clairque si cettenon-critique
d'Etzionirenvoieau système
américain,notre résistanceà cette non-critiquerenvoieà un contextecontinentalet en
particulier français.
18. Voirles remarquesélogieuses de BALANDIER, Senset puissance,
p. 95.
o''''' . ' ' '.
'
, , ,
'' - "
Le changement
'
19. Sur ces valeurs voir FORRESTER, Urban dynamics.
20. Dans son article « Le rationalisme de Michel Crozier n, Sociologie dit travail, 2, 1964.
21. Mais ici encore on ne voit pas très bien comment l'apprentissage peut créer des
valeurs nouvelles en l'absence d'une analyse en termes de rapports de classes, ou encore, ce
qui revient au même, de rapports de déviance créatrice par rapport au royau traditionnel.
." 289
,
' ' ' ' ' '
19
Perspective idéaliste, car si la société recèle des blocages, elle recèle aussi
des forces de déblocages et de prodigieux supports de changements. Mais
Crozier ne raisonne pas en termes de forces, mais en termes d'organisations
et d'individus insérés dans des catégories administratives. Il s'interdit du
même coup d'examiner le processus social en dehors du modèle culturel
français qu'il a dégagé de ses analyses sur la société bureaucratique. Jean-
Daniel Reynaud, dans sa préface à l'ouvrage de Haroun Jamous Sociologie
de la décision, confirme cette critique. Il fait remarquer
« qu'il y a de bonnes raisons ici de ne pas vouloir suivre de trop près le modèle
proposé par Michel Crozier. Même si l'on peut constater dans le système hospi-
talier, et surtout dans le système universitaire, l'existence d'un cercle vicieux,
il y aurait quelque abus à le traiter de bureaucratique ... Un système féodal
peut être un admirable exemple de système auto-entretenu ; il n'en est pas pour
autant bureaucratique ... Bien plus, il s'exerce en grande partie contre des pres-
sions bureaucratiques cherchant à défendre des particularismes locaux, les privi-
lèges et droits acquis, les pouvoirs des prépondérants contre les tutelles adminis-
tratives. C'est donc seulement l'hypothèse culturelle de Crozier qui s'appliquerait
ici : elle permettrait de comprendre, en en donnant une nouvelle illustration, les
rapports très particuliers des citoyens français avec.leur Etat ... Mais, et là nous
rejoignons l'auteur (Jamous),' ces remarques expliquent en partie le style de la
décision, elles n'expliquent pas la décision elle-même » z2,
On peut approuver cette critique : le modèle culturel français tiré de
l'analyse du système bureaucratique ne peut qu'expliquer le style de cer-
taines décisions. Fruit de certaines traditions - d'ailleurs inégalement
répandues dans le processus social - il ne permet à la rigueur que la com-
préhension des décisions auto-adaptatives du système. Il ne rend pas
compte d'interventions extérieures, du changement et de la multiplicité des
possibles. La critique de la théorie du changement chez Crozier rejoint la
critique de sa théorie de la rationalité : encore classique, non totalement
multi-rationnelle, elle empêche de prendre en compte les possibles mutations
des valeurs et du même coup de la société.
Si, chez Crozier, il y a code (le système) et surcode (les possibilités d'adap-
tation), ces dernières sont minoritaires et ne servent qu'à renforcer le code.
Ne pratiquant pas la multi-rationalité et l'ayant seulement constatée,
Crozier a une conception encore mono-finaliste et en un double sens : il
n'a pas une théorie de l'avenir possible qu'il pourrait opposer au présent
(comme Ozbekhan), encore moins l'idée qu'il pourrait exister plusieurs
avenirs simultanément possibles (comme nous-même). Un paradoxe : l'in-
suffisance de la critique idéologique de Crozier l'empêche de construire une
théorie des mutations. La critique idéologique impeccable de Castells le
conduit cependant au même résultat. Ces deux auteurs, diamétralement
opposés, ont ceci de commun qu'ils ont tous deux immobilisé le phéno-
mène. Remarquables et complémentaires analyses synchrones de la société
d'aujourd'hui qui ne parviennent pas à réinjecter le changement.
22. Op. cit., p. 12-13. : _.
-. u .
290
'' . '
......." '.:;i;. .,i,
' ' ....
L'IMPASSE DE CASTELLS
..; ' ...,' : ; .. -.. i :\<. ";
'
23 '' . .. " ' . ' " ""' ' '"
La problématique de Castells
23. Voir son article « Vers une théorie sociologique de la planification urbaine u, Sociologie
du travail, 4, 1969, p. 413 et suiv. ; également La question urbaine. Il est clair que nous n'en-
tendons pas ici présenter ime analyse critique de la totalité des thèses marxistes sur les pro-
cessus décisionnels ; le très intéressant ouvrage de J. Lojy-HD?E,La politique urbaine en région
pari.sienne, a paru au moment où notre livre était sous presse. Les travaux très riches de Topalov,
de Nlingasson et de son équipe ne sont pas encore publiés. Autant d'auteurs, autant d'analyses
marxistes différentes, qui relèveront d'autant d'appréciations différentes.
24. M. CROZIER,Pour ? une analyse sociologique de la planification française », Reiiue
française de sociologie, VI, 1965, p. 147.
' ': ' . ZM
'
.f:,, _ _ .
Quel est donc le schéma proposé par Castells ? Et d'abord son cadre
théorique de référence ?
C'est l'ensemble conceptuel élaboré par Louis Althusser et les chercheurs
de l'Ecole normale supérieure à partir de la lecture du Capital 25, Castells
rappelle donc que dans ce cadre il existe le mode de production ; que dans
tout mode de production il y a un système dominant variable que sa place
dans la structure caractérise ; que dans tout monde de production il y a un
système déterminant en dernière instance qui lui est invariant : c'est l'éco-
nomique ; que dans le système économique il y a trois éléments : la force de
travail, les moyens de production (objet et moyen de travail) et le non-
travailleur ; que les caractéristiques du mode de production capitaliste
(MPC) sont les suivants : la relation de propriété et la relation d'appro-
priation sont homologues. Le non-travailleur est propriétaire de la force de
travail et des moyens de production et à la fois contrôleur du processus
technique de la production. Le système économique n'est pas seulement
déterminant mais dominant ; qu'enfin une distinction sépare structures et
pratiques, les pratiques étant « les rapports entre les différents éléments
et les différentes structures », et les agents « ri étant que le support de ces
rapports structurels ».
Castells en conclut que « la planification urbaine est, en général, l'inter-
vention du système politique sur le système économique au niveau d'un
ensemble socio-spatial spécifique, afin de régler le processus de reproduc-
tion de la force de travail (consommation) et de reproduction des moyens de
production (production) en dépassant les contradictions suscitées dans l'in-
térêt général de la formation sociale dont il assure la subsistance » (p. 422).
Idée essentielle : il y a pour Castells autonomie de la planification par
rapport aux groupes sociaux spécifiques et asservissement à la matrice
sociale dans laquelle elle s'insère ; « elle apporte les retouches nécessaires aux
articulations non essentielles pour préserver la bonne marche p (p. 422).
25. Par exemple Louis ALTHUSSER, Pour Marx ; Louis ALTHUSSER et E72I1Ile BALIHAR,
Lire « Le CapitalIl; POULANTZAS,
Pouvoir politique et classessociales.
' '
292 , .
Les acteurs sont définis par leur insertion dans une série de dichoto-
mies fondamentales que l'on retrouve dans le système urbain, opposition
entre production et consommation, P/C, opposition à l'intérieur de C
(processus de politique dans le système urbain) entre domination et subor-
dination, ce qui correspond à la gestion investie d'autorité (A) ou exercée
par des organisations (0) : A/0 ; différenciation des niveaux entre la
spécificité du système urbain (niveau local) et l'ensemble de la structure
(niveau global) G/L,.
L'auteur propose à titre d'exemple des expressions concrètes de ces
combinaisons définissant des acteurs réels engagés dans une opération urba-
nistique. '
Castells nous présente un tableau (p. 424) :
Critique de Castells
La critique idéologique de la liberté est ici au premier plan puisque le
sujet est évacué, n'est plus que le support de contradictions et d'interac-
tions.
L'analyse systémique est évidente mais au niveau de l'ensemble de la
société, et non spécialement de l'urbain. Le système de Castells reproduit
fidèlement le modèle marxiste revu par Althusser, et aboutit finalement à
une conceptualisation simple mais fortement structurée et reposant sur une
définition d'ensemble et un champ théorique cohérent.
On peut lui reprocher de ne pas donner une place spécifique à l'urbain.
Cest pour lui le lien où s'exercent des tensions politiques et de gestion pour
rétablir l'équilibre quand il est mis en péril par l'ensemble du système.
C'est donc un domaine plus qu'un système - et c'est justement ce qui
fait l'intérêt de ce point de vue. La ville n'est que la manifestation concrète
d'une inquiétude ; ce n'est pas le but final comme chez Forrester 26. Les
agents sont dépersonnalisés. Ils ne sont plus que l'articulation particulière
des rapports entre éléments. Définition critique qui exclut le psychologisme
de Jamous.
Mais cette critique idéologique impitoyable et digne d'approbation
s'accompagne d'un silence total (un auteur est aussi intéressant par ce qu'il
ne dit pas que par ce qu'il dit) sur la théorie du changement : on voit mal
comment le code invariant de l'économique, dans le mode de production
de
capitaliste, peut changer quelque chose puisque chaque fois qu'il y a des
difficultés il y a restructuration des éléments du système. Récupération et
adaptation constante du système. Ce pessimisme de Castells rejoint celui de
Forrester. Pas de possibilité de jouer. Le système se guérit de lui-même. Le
seul système étudié est celui du capitalisme industriel des années 1970.
On ne peut, grâce à Castells, accéder à la connaissance et à l'élaboration
pratique d'un autre système. Pas de prospective possible. Aucun dépasse-
ment des limites du code. Le critique marxiste ne veut pas « savoir il
critique seulement. Il a la bonne conscience d'avoir « purgé le moteur ».
Aucun changement n'est possible sauf (mais Castells ne le dit pas, même
s'il incline inéluctablement à le penser) la révolution 27, mutation brutale qui
permettrait de passer d'un code à un autre. Le grand soir. Mais même dans
cette hypothèse Castells n'indique pas comment on passe d'un code à un
autre, ne se demande pas un instant si dans le code capitaliste il n'existe pas
des éléments qui, par une prise de conscience progressive, changeraient un
jour radicalement le système... Conception ici encore mono-finaliste. N'existe
294 .
qu'un présent dénoncé. Castells ne s'intéresse pas à l'avenir, encore moins à
la multiplicité simultanée des avenirs possibles. La multi-finalité est totale-
ment absente.
j de Castells : il se situe aux antipodes de la pensée de Crozier,
Paradoxe
puisqu'il opère une critique idéologique en s'appuyant sur l'invariance du
; code économique, mais il aboutit à la même impuissance en ce qui concerne
) le changement. Dans les deux cas, la société est bloquée ; on peut même ,
affirmer que Crozier tente par divers procédés de la débloquer alors que
Castells, visiblement impressionné par la prégnance des déterminismes et
des auto-adaptations ne propose en rien l'esquisse d'une théorie de change-
ment. Mais il tente de proposer une pratique du changement.
'
, , M5
j
'
, ,
,1. .
C'est un virage vers le schizo-analyse : couper les flux, couper la circula-
tion, enrayer ou tout au moins faire remarquer et montrer les trous, jeter le
trouble. Ces quelques points désignent réellement comme lieu d'attaque possi-
ble une opération clef : l'usage de l'image comme moyen de pression, l'exhi-
bition en contrepoint de la « nouvelle société » d'une contre, d'une sous-
société inquiétante.
Mais cette nouvelle orientation de Castells n'infirme en rien nos critiques
à l'égard de son système d'interprétation ; je dirais même qu'elle vient à
l'appui de cette critique. Car c'est bien en dehors, à côté de son analyse et
par d'autres voies que le changement est évoqué ; encore cette voie est-elle
négative.
Jamous, qui paraît se situer entre les deux systèmes opposés de Castells,
Althusser et de Crozier, propose une théorie originale et mixte qui, par une
évacuation limitée du sujet, va tenter de prendre en compte le problème
du changement. ;; _
'
. _
LE MEDIATEUR DE JAMOUS
Selon Jamous 29 l'explication crozierienne en terme de crise et de solu-
tion à la française laisse pendants des éléments du processus : « L'activité
du groupe des jeunes médecins au sein d'un parti politique spécifique ;
leur nomination dans des cabinets ministériels, l'initiative qu'ils prennent en
faisant appel à une autorité supérieure certes, mais dont les idées interven-
tionnistes et les positions idéologiques ne sont pas fortuites ... »
Il existe ici une dynamique volontariste orientée par des valeurs poli-
tiques dont ne rend pas compte « la solution à la française » qui met plutôt
en avant les dysfonctions qui portent atteinte à la suivie du système.
L'étude du cas réforme médicalo-hospitalière révèle qu'il a fallu : qu'au
sein du système les dysfonctions soient stigmatisées par une nouvelle
catégorie professionnelle, née en ressentant le décalage entre ses apports au
système et le faible bénéfice qu'elle en retirait ; que soit élaboré par quel-
ques représentants un ensemble cohérent de solutions techniques ; que ces
solutions reflètent des orientations profondes et des attentes de certaines
couches nouvelles de la société globale ; qu'enfin les visées qu'impliquaient
la solution rencontrent une volonté convergente au sein des institutions et
des hommes chargés de gouverner.
Jamous insiste beaucoup sur le fait que « l'alternance crozierienne de
routine et crise coïncide avec l'apparition et l'émergence de nouvelles valeurs
et de nouveaux groupes sociaux » (p. 140).
« Les dysfonctions ne peuvent être posées comme causes du change-
ment », mais comme « des instruments au service de volontés et de groupes
sociaux » (p. 141). Les dysfonctions de Crozier sont ici reléguées dans le
tiroir des instruments : elle ne provoquent le changement qu'au moment où
29. Dans Sociologiede la décision, « La réforme des études médicaleset des structures
hospitalièresIl. ,.. ;
'
296 .
la convergence de deux volontés favorables, l'une émanant du pouvoir, l'autre
de la société, manipule des dysfonctions pour transformer le système.
On peut résumer la pensée de Jamous par un extrait de son livre : « La
décision autoritaire ici étudiée ne se ramène donc pas à un retour du balan-
cier comme le donnerait à penser Crozier. On ne transforme pas l'ensemble
en se fondant sur les valeurs et les objectifs quasi immuables d'un système
tendant automatiquement vers la rationalité 30.
Mais Jamous estime que, dans cette réforme, ce rôle de la personnalité
de Robert Debré a été considérable. Et le choisissant, les jeunes médecins
ont choisi le maximum d'ambitions mais aussi le maximum de difficultés,
et bouleversé les règles du jeu du système par un coup de force (p. 152). Il
rejoint les thèses wéberiennes sur le pouvoir charismatique et le rôle des
fortes personnalités. Jamous tente une synthèse Marx-Weber : il montre que
l'analyse des deux tendances de la bourgoisie - l'une libérale, défendant
les règles du jeu qui l'avantagent, l'autre jacobine et étatiste - est capitale
pour comprendre l'action du charisma : « Celui-ci n'a pu opérer et aboutir
que lorsque les problèmes scientifiques et techniques pendants depuis de
longues années ont pu se traduire à travers cette dualité ou cette contradic-
tion sociale (p. 156).
Cet auteur est incontestablement dans une direction nouvelle : sans
considérations générales et fumeuses, il réfléchit sur la décision en elle-
même, dans ses composantes, à partir d'une étude empirique 31 ; il a une
vision non illusoire de, la décision ; il insiste à plusieurs reprises sur les déter-
minations objectives qui font que la décision n'est pas libre.
Par exemple il écrit : « Les conditions socio-historiques énoncées ont
provoqué avec une forte probabilité, le choix de cette personnalité réfor-
matrice et déterminé la forme et la nature de la décision (p. 161) ; il
utilise les notions de syntagme et de paradigme chères à la linguistique
moderne. C'est-à-dire qu'il emprunte à une autre discipline les moyens d'or-
ganiser sa théorie de la décision.
Mais il n'a fait aucune analyse théorique susceptible de fonder son
analyse et d'expurger définitivement certaines erreurs, contradictions et
incertitudes.
Critique de Jamous
La théorie de Jamous opère une critique idéologique efficace mais par-
tielle. Efficace en ce qu'il montre que les dysfonctions crozieriennes ne sont
que les instruments et non les causes du changement et que, seules, les
nouvelles valeurs portées par de nouvelles couches sociales sont causes de
changement et se servent des dysfonctions à cette fin. Partielle en ce qu'il
30. P. 147. Jamousrejointici mes critiquessur les blocagesde Crozierdus à son refus
de miseen causedes valeursdominantes, ce qui conduitinéluctablementà des objectifsim-
muablesde mono-rationalité(voircet ouvragep. 232 et suiv.).
31. Mais la réformemédicalo-hospitalière
a joué un rôle beaucoupplus grand dans la
de sa théorieque le RERdans la mienne.
constitution
297
'
.. '
conserve en partie le sujet par son appel aux théories charismatiques. Cha-
risma prédéterminé par les conditions socio-historiques mais charisma dont il
n'explique pas exactement les mécanismes. Que les personnalités jouent un
rôle dans l'histoire est une évidence. Mais qu'est-ce à dire ? Pourquoi le
héros de certains eoeurs féminins était Gary Grant en 1950 et le hyppie en
1970 ? Pourquoi le charisma du général de Gaulle portait sur certaines caté-
gories et pas d'autres ? Pourquoi ce même charisma a-t-il été impuissant en
mai 1968 ? En d'autres termes, le sujet est peu de chose en cette affaire, et
l'important est la charge sociale et culturelle de son impact. Le rôle du
sujet réside moins dans ce qu'il apporte par lui-même que par ce que la
société, à un moment donné, lui prête, et fortifie donc en lui.
Rôle des personnalités, certes. Mais les partisans des théories charisma-
tiques sont incapables de prédire les types de personnalités adaptés à la
situation politique ou professionnelle de telle catégorie en l'an 2000, ou en
11an 2050, car ils ne connaissent pas exactement les conditions socio-histori-
ques d'avènement de ces catégories futures. Il manque une prospective
sociologique du charisma. Ce serait faire preuve d'un « tonus x épistémolo-
gique quelque peu atténué que de résoudre le problème par une dialectique
personnalité-catégorie. Car, si cette dialectique est réelle une fois que la
catégorie est née, elle est dépourvue de signification lorsqu'elle est en train de
se construire. Jamous le montre bien lorsqu'il retrace l'histoire de cette
catégorie nouvelle des jeunes médecins qui n'avait pas encore rencontré des
exigences favorables de la société politique. On peut affirmer exactement
que ceux-ci se sont servi de Robert Debré au moment où les conditions
objectives rendaient possible cette utilisation : nécessité d'une action de force
pour charger un système auto-entretenu. Serait-ce la thèse de Jamous ? Pas
exactement : Jamous insiste sur l'importance du charisma et du réenchante-
ment du monde. Il ne se demande pas si l'importance de Robert Debré
dans cette affaire ne correspond pas à un modèle culturel très particulier :
importance de la catégorie du grand homme pendant la période gaulliste,
personnalisation considérable du métier de mandarin (mais c'est un système
qui a sa cohérence, pourquoi y ajouter l'analyse du charisma ?) D'autres
exemples de personnalisation peuvent être trouvés dans l'histoire politique
des pays sous-développés. Besoin pour le peuple tunisien de cristalliser
ses espoirs en Bourguiba au moment de la lutte pour l'indépendance natio-
nale ; besoin pour les révolutionanires soviétiques de se cristalliser en
Lénine ou en Staline... Il faudrait plutôt analyser ce besoin, en dessiner les
contours, les structures, que d'opérer la fuite en avant dans l'analyse qui
est le recours au charisma du sujet.
C'est si vrai, qu'aujourd'hui, dans un pays du bloc socialiste - par
exemple - ce n'est pas à un homme fort à qui on ferait appel pour changer
un sous-système auto-entretenu mais au parti unique qui, par un jeu de
forces très prégnant, contraindrait le sous-système à s'incliner. Il en est
ainsi, en Union soviétique, des rapports de l'Etat-parti avec l'union des
298 .
f' '
écrivains. Le modèle de Jamous n'est donc pas universel. Il est le reflet du
modèle culturel dominant en France durant le règne gaulliste. L'exemple de
Paul Delouvrier, en région parisienne, rentre dans le cadre de ce modèle :
là où le régime politique installe à son sommet un grand de Gaulle, le
régime politico-administratif se servait de mini de Gaulle efficaces chacun
à leur échelon. La Quatrième ou la Troisième République avait produit
d'autres modèles de hauts fonctionnaires à l'image atténuée et déplacée des
chefs politiques du moment. L'avènement de Georges Pompidou a encore
modifié les choses et le haut fonctionnaire des années 1972-1973 présente
encore d'autres caractéristiques à l'image du chef du moment.
Jamous ne peut donc faire une théorie générale à partir de son cas. Mais
surtout il ne peut traiter son cas comme une dialectique du charisma de
Robert Debré et de la catégorie des jeunes médecins exploités et voulant
changer le système. En fait Robert Debré renvoie autant à son fils Michel,
Premier ministre, qu'à l'image du père régnant sur la société politique.
Cette analyse eut permis à Jamous de penser la décision en termes de
processus particularisé selon un système social, une époque, etc., de la
juxtaposer avec d'autres types de processus et d'en dégager un modèle
général plus complet. Son psychologisme, sa fuite en avant weberienne
l'en ont empêché. ".. j. , , _ ,
' '
Une ambiguïté, déterminisme ou volontarisme ?
En ce qui concerne la liberté dans la décision, la position de Jamous est
déterministe. Mais visiblement plein de respect (légitime !) pour Robert
. Debré, il insiste par ailleurs sur le volontarisme de cette décision. Volon-
tarisme du paradigme qu'il énonce ainsi : « C'est la considération de l'aspect
volontariste qui porte, là encore, à privilégier l'indépendance de ces deux
variables » (p. 176). « C'est-à-dire la variable état du système et la variable
volonté politique. La volonté politique serait donc indépendante de l'état
du système ». Il parle encore dans le même sens de l'aspect « volontariste
_ du paradigme » (p. 177). Passons sur la tautologie qui consiste à imposer par
la propre volonté du chercheur un volontarisme à la décision, et admirons
cette résurgence de la volonté individuelle ou d'un groupe pour un auteur
qui se réclame à la fois de Marx et de Weber.
Jamous écrit (p. 167) qu'il entend privilégier le volontarisme afin d'évi-
ter de tomber dans un déterminisme simpliste et mécaniste. Il estime qu'il est
toujours possible à un groupe de décideurs de tourner au profit d'une valeur
donnée (volonté politique) un système dont l'état par ailleurs est déterminé.
Immédiatement après, il ajoute que cette volonté politique s'exerce dans
le sens de la plus grande probabilité, toutes les combinaisons n'étant pas
équiprobables. Même raisonnement (p. 169) pour le choix de la personnalité
représentant du groupe. Mais Jamous reconnaît que, de toutes façons, cette
personnalité devait être : de l'ancien système ; vieux et honoré dans cet
.. 299
' '
. ,. _ _
ancien système ; prêt, n'ayant rien à perdre, à aider les jeunes ; muni
d'appuis politiques.
Il aperçoit bien la nécessité de dégager des données qu'il appelle varia-
bles ; il en isole quatre : l'état du système, la solution de rechange, le type
d'exigence, l'état du pouvoir. Il fait utilement varier ces éléments les uns
par rapport aux autres. C'est un véritable code qu'il établit.
Curieuse résurgence de la liberté pour un auteur qui écrit et répète que
les conditions socio-historiques ont provoqué avec une forte probabilité :
le choix de la personnalité réformatrice, la forme et la nature de la déci-
sion.
On insiste sur ce point : dès lors que l'exigence de changement était
forte, dès lors qu'il s'agissait d'un système auto-entretenu avec des grands
patrons à la tête du système qui sont en même temps des notables très
importants de la société globale, c'était nécessairement l'un d'eux qui pouvait
x faire passer la réforme ».
Parmi les deux ou trois grands patrons réformateurs, le plus réformateur
et le plus efficace de tous a été choisi : c'était le père très vénéré du
Premier ministre en exercice. Dira-t-on que cette paternité était un hasard ?
Vision superficielle et rapide. En réalité dans un système auto-entretenu de
grands mandarins il est inévitable qu'à ce niveau les relations soient très
étroites et familiales entre : grands patrons, grande bourgeoisie d'affaires,
monde politique au niveau le plus élevé. Si Robert Debré n'avait pas été
le père de Michel Debré, il en aurait été l'oncle, le cousin, le beau-père ;
ou encore il aurait été l'ami d'un ou de plusieurs ministres importants.
Et ce raisonnement, valable pour le choix de la personne, vaut égale-
ment pour la forme et le contenu de la décision. Ce qu'écrit, d'ailleurs,
l'auteur. Pourquoi dès lors réintroduire le volontarisme désuet de la vieille
pensée humaniste ? Parce que Jamous a craint qu'on ne lui reproche une con-
ception trop mécanique. Ne disposant pas de notions de codage et de
surcodage, il se révèle incapable d'expliquer le changement autrement que
par le recours à un homme providentiel doué de charisma, dont il nous dit
d'ailleurs qu'il était prédéterminé par les conditions socio-historiques.
.; . ,. ,..
'
Incertitudes sur le paradigme
Faute d'une présentation théorique rigoureuse, l'auteur utilise des no-
tions - syntagme, paradigme - dont il déforme le sens. Et ce, sans nous en
avertir. Selon Saussure, dans le syntagme les termes sont in presentia, dans
le paradigme au contraire ils sont in absentia. De son côté Barthes précise
dans < Eléments de sémiologie 32 que le syntagme correspond à un axe
linéaire ou horizontal de la parole : la parole ou la chaîne parlée et le
paradigme correspondent à l'axe vertical ou associatif : ensemble de termes
3M
blème du changement. Nous choisirons Urban dynamics car cet ouvrage
constitue un cadre commode et précis de discussion critique.
Forrester part d'une conception psychanalytique du système : pour lui la
nature des systèmes complexes fait souvent apparaître une cause possible
proche des symptômes, mais cette cause apparente n'est qu'un système
de plus et non un levier sur lequel on peut agir sur le problème fondamen-
tal, « quand nous agissons pour faire disparaître une série de symptômes nous
en faisons réapparaître une autre série. C'est le système lui-même qui déter-
, mine l'ordre d'apparition des contraintes et des difficultés et qui guide les
gens d'une décision vers la suivante, chaque décision en fait ne faisant que
provoquer le malaise suivant » 37.
Ces idées ont visiblement inspiré l'ensemble des participants du colloque
de Bellagio puisque la déclaration finale constate que < le diagnostic est
fréquemment énoncé et que les remèdes proposés se bornent souvent à
supprimer les symptômes au lieu de s'attaquer à la cause première »
(Prospective et politique, p. 7).
r"- Or le système urbain s'insère dans cette analyse : c'est un système
' / complexe, c'est-à-dire un système dont le comportement est dominé par des
processus de feed-back non linéaires aux boucles muJtiples. Et ici l'analyse
j mathématique ne servirait à rien, car les propriétés non linéaires sont très
( difficiles à traiter analytiquement. Le seul moyen est l'expérimentation sur
le système lui-même ou en simulation sur la représentation du système.
Nécessité donc d'un modèle. Le modèle Urban dynamic répond au pro-
blème par l'étude des causes de la décadence des villes et de la concentra-
tion du sous-prolétariat. Le centre du problème est l'énumération et la
description de la multitude des conditions qui influencent la migration et le
changement de catégories socio-économiques. Forrester est donc amené à
étudier le concept d'attrait nécessaire à la compréhension du phénomène
migratoire.
Un autre aspect essentiel du modèle est la description des facteurs qui
déterminent la vitesse à laquelle les gens changent de catégories socio-
économiques et quittent la catégorie des sous-employés pour celle des
travailleurs ou celle des travailleurs pour celle des cadres et des dirigeants.
Quels premiers enseignements se dégagent des simulations du modèle ?
Ces systèmes sociaux s'opposent à tous les efforts pour les modifier
venus de l'extérieur : Forrester montre comment un programme de forma-
tion professionnelle peut augmenter le chômage ; comment une aide finan-
cière extérieure peut faire monter le niveau des impôts qu'une ville sera
obligée de percevoir sur ses habitants, ou encore comment un durcissement
des normes et des restrictions peut, en fait, faire monter le nombre de ses
logements.
37. Extrait de a Toward a national urban consensus », mars 1970 in Max STERN, François
BURSAUY,op. cit.
303
Autre constatation : un changement de politique dans un système social
produit en général un effet à court terme opposé à l'effet à long terme.
Des actions qui écartent dans l'immédiat un type d'inconvénients peuvent
ultérieurement produire des effets inverses et une dégradation de la situation
et des contraintes plus pénibles : un programme de formation professionnelle
commence par réduire le nombre de gens n'ayant pas un emploi correct
avant de l'augmenter dans un deuxième temps.
/* En somme, des motifs et courants humanitaires font prendre des mesu-
' ; res à effets fugitifs qui, provoquant une amélioration à court terme, sont
suivis de détériorations, y compris du groupe précis en faveur de qui on avait
) cru agir. Quelques exemples : l'argent n'est pas tout et une aide financière
accrue ne peut que repousser le jour où l'on doit affronter les véritables
causes de la dégradation et qu'elle peut d'ailleurs accélérer. Ainsi de la len-
teur de la circulation qui justifie le financement d'une voirie nouvelle dans
le centre des villes, qui fera croître la circulation qui, à son tour, fera croître
demande de parkings, amènera plus de gens au centre-ville, densifira et
la
finalement ralentira la circulation. Plus nous courons, plus nous prenons du
retard.
De même les droits d'enregistrement, la taxe à la valeur ajoutée, le
glissement des impôts des personnes vers les entreprises pénalisent les élé-
/ ments les plus mobiles de la population urbaine. Il en résulte un processus de
/ sélection qui attire vers le centre-ville les gens et activités qui ne se
)r suffisent pas à eux-mêmes, et repousse ceux dont on aurait le plus besoin
pour conserver une communauté hétérogène, une stabilité sociale et une
vitalité économique. En sortant des limites des villes pour profiter, en
,
banlieue, de l'aide des impôts suburbains et de l'Etat, on est sur le point de
'
transmettre la crise à l'ensemble de la nation américaine. Début de la spirale
de dégénérescence du tissu urbain ; concentration des gens dont les res-
sources sont faibles au Nord-Est en remplacement de ceux qui s'en vont,
modification continuelle dans le mauvais sens de la répartition socio-
économique de la population, départ accéléré de ceux qui le peuvent.
De même encore, la désintégration des communautés, l'augmentation
des crimes rendent nécessaire la protection de la police. Mais le développe-
ment des forces de police diminue la nécessité d'une discipline interne des
communautés et indirectement le nombre des délits augmente.
Les plans directeurs et prévisions d'aménagement affirment que tout
sera meilleur et plus abondant pour chacun. Buts impossibles à atteindre. Si
on imagine une ville moins peuplée et moins polluée, qui a plus d'emplois,
plus de logements à faibles loyers, avec des salaires élevés, tout le monde
s'y précipitera jusqu'à ce que les prix montent et que ses fonctions soient
si surchargées qu'elle n'ait plus aucune supériorité.
Chaque amélioration est obligatoirement accompagnée par un phénomène
de compensation négatif.
'
"-"3M
Quelles sont donc les propositions de Forrester pour échapper à ces
cercles vicieux ?
Il propose de démolir les logements insalubres sans en reconstruire de
neufs en leurs lieux et places. Il y aura moins de logement pour autant d'ou-
vriers et même pour davantage. En effet, l'augmentation concomitante de
l'activité industrielle et les possibilités de formation sociale rendent la zone
très attractive pour les classes défavorisées, et cela bien que les possibilités
de logement soient diminuées.
Solution à l'évidence cynique puisque Forrester ne s'intéresse nullement
à deux catégories défavorisées : ceux qui en raison de la pénurie de loge-
ment ne pourraient accéder à la ville malgré l'attrait nouveau qu'elle exerce
sur eux ; ceux qui dans la ville ne pourraient, ou ne voudraient, en raison de
leurs capacités (ou de leur système de valeurs différent), faire la course à la
promotion sociale et seront plus défavorisés encore.
Un cynisme non réaliste < .
Ceci constitue la première critique qu'on peut faire à Forrester. Il est
cynique » mais est-il tellement réaliste ? Ces catégories non prises en
compte dans son modèle ne risquent-elles pas d'en fausser l'application ? Il
« oublie » délibérément non seulement ceux qui ne pourront pas suivre le
cours de la concurrence mais encore ceux qui ne le voudront pas en raison
des changements de valeurs. Ozbekhan et Hermann Kahn, qui sont plus
réalistes, ont montré le changement radical des valeurs qui s'amorce dans
certaines catégories sociales des sociétés sur-développées. Les raisons de <
l'attrait de la ville - promotion, salaire, logement - sont les valeurs uti-
litaires traditionnelles de la société industrielle. Or ces valeurs tendent à
décliner. Le modèle de Forrester est au contraire fondé sur leur perma-
nence, et son programme d'action sur leur persistance. Supprimez la volonté t
de travailler, de gagner de l'argent et de vaincre : vous faussez totalement
le programme de Forrester, vous l'empêchez d'aboutir. Comme d'ailleurs
vous supprimez l'attrait pour les villes et donc le cercle vicieux initial dé-
noncé par l'auteur.
Deuxième critique : le concept de ville et l'attrait qu'elle exerce (qu'elle
doit exercer) ne sont pas mis en cause. Il y a là une sorte d'anthropomor-
phisme,la ville est une personne avec ses contradictions et sa dégradation.
L'analogie est trop poussée. Forrester ne se pose pas un instant une question
plus en amont : pourquoi des villes, après tout ? Pour des raisons économi-
ques de main-d'oeuvre industrielle ? Lee scénario de l'inacceptable de la
Datar (Documentation française, juillet 1971) montre justement de façon
intéressante, dans la France de l'an 2000, le déclin de certaines villes, la
liaison intime assurée avec la campagne, etc. Amorce d'une critique de la 't
ville à laquelle Forrester reste totalement étranger. Il prend la ville comme
un donné définitif et les catégories qui l'habitent avec leurs valeurs domi-
nantes. Sa vue réaliste, par sa synchronie même, tombe dans l'irréalisme. Il
. . -;.. _ M5
' ' - '' ' '. '
211
n'aperçoit pas les forces souterraines que secrète le système et qui brise-
ront (ou aideront les technocrates à briser) le cercle vicieux de l'inaccep-
table.
Conception synchrone et mono-finaliste puisqu'il n'envisage pas un autre
avenir possible que celui qui continue le présent.
Les cercles vicieux de Forrester font songer à ceux de Crozier : la
dégradation est, dans les deux cas, toujours plus avancée et se traduit par des
crises.
Mais, dans le cas de Crozier, la critique idéologique est plus poussée.
Crozier, on l'a vu, ne raisonne plus en termes de mono-rationalité. Sa
solution (investissement dans l'apprentissage institutionnel) est différente
de la solution de Forrester. Mais Forrester présente un avantage : son
cynisme le conduit à -évacuer le sujet. Il l'évacue, il est vrai, de deux façons.
L'une réaliste : « c'est l'ordre d'apparition des contraintes et des difficultés
qui guide les gens d'une décision vers la suivante, chaque décision en fait
ne faisant que provoquer le malaise suivant 38. Point de vue sérieux dont
on peut se servir dans une nouvelle théorie de la décision. L'autre, cynique
et donc irréaliste lorsqu'il évacue certains typés de défavorisés et certains
types de valeurs portées par de nouvelles catégories. En termes traditionnels,
le sujet risque ici de porter un démenti cinglant à l'abstraction de l'analyse.
Dans les termes nouveaux d'une théorie nouvelle de la décision, Forrester
dispose d'une redoutable et efficace théorie du codage mais est totalement
dépourvu d'une théorie du surcodage, liberté que se donne le système de
changer ses contraintes. , ._ .,
C'est dans La vie affective des groupes que Max Pagès expose ses idées
sur le changement. Il serait extrêmement maladroit de tenter de résumer les
concepts de Pagès. Pagès adopte en effet une conception expérimentale de la
recherche. Son livre est partagé en deux parties : l'historique du groupe de
la baleine ; l'esquisse d'une théorie des relations humaines.
Or les deux parties sont indissociablement liées. Mieux vaut donc ren-
voyer à son livre et en particulier à une lecture attentive des procès-verbaux
commentés des quatre journées du groupe de la baleine.
Nous nous contenterons ici de résumer en style télégraphique les idées
de Pagès sur les problèmes :
- Du changement ; vision optimiste. Le changement social est
possible
grâce à la créativité du groupe.
- Du sujet ; évacué en partie car il n'a de sens
que dans la relation
d'amour mutilé avec le groupe. Relation d'angoisse qui peut se résorber
dans un processus de fusion.
.
....:.,.,:, _, _.j . :, j:': . ,.
38. Toward a national urban consensus. _-va: ..
'°6 "
,
- De la critique idéologique ; critique partielle puisque l'évacuation du
sujet est partielle, mais critique efficace en ce que les valeurs sont mises en
doute, comme elles le sont par les psychanalystes et plus encore par l'anti-
psychiatrie. Pagès critique la distance entre médecin et malade et préconise
la fusion. Critique qui reste partielle cependant car le sujet n'est pas conçu
comme le support des interactions sociales. Les rapports de classes ne
sont pas évoqués. La critique du progrès et de la rentabilité n'est pas amorcée.
- Des solutions ; la solution de Crozier ne déplait pas à Pagès. Mais il
estime que Crozier pose le problème en termes de pouvoir (contrôle de la
source d'incertitude), ce qui n'explique rien. Il faut éclairer l'analyse de
Croziei par la question : qu'est-ce qui explique le pouvoir ? Le pouvoir
n'est pas une donnée première et irréductible. Pour Pagès, la relation de
pouvoir est une réaction de défense contre l'incertitude (« Nous disons l'an-
goisse de la séparation », p. 411). Avant donc de pratiquer l'apprentissage
institutionnel croziérien, Pagès propose l'analyse de groupe comme moyen
de se libérer de l'angoisse de la séparation. Ce traitement psycho-sociologique
commande tout traitement sociologique ultérieur.
Pagès possède donc, à l'évidence, une théorie du code (le sujet dans le
groupe) et du surcode, la créativité du groupe, liberté que se donne le
groupe de changer son comportement et le comportement individualisé de
chacun des membres en profondeur. On peut même se demander si sa con-
ception de créativité du groupe ne permet pas une multiplicité des avenirs
possibles et donc une multi-finalité. Mais Pagès ne s'est pas expliqué sur ce
point. La critique idéologique pagésienne, seulement partielle, l'empêche
d'orienter cette créativité de groupe vers un volontarisme créatif, discontinu
et épuré des concepts idéologiques dominants des sociétés industrielles :
.
progrès et utilité 39.
LA VIGIE D'OZBEKHAN .
Pour Ozbekhan le changement est provoqué seulement par l'individu.
<: Seul l'individu peut provoquer de tels changements dans les valeurs »
(Prospective et politique, p. 89). De « tels changements signifient non des
changements apparents par substitution ou aménagement (tel que la décou-
verte de l'étrier, de la presse à imprimer ou du bateau à vapeur) mais des
changements qui entraînent un redéploiement radical des valeurs. Or, ce
deuxième type de changement naît « sous forme d'idées nouvelles dans le
cerveau d'un individu et se socialise ensuite dans la société. Ozbekhan
prend la précaution de préciser qu'il ne s'agit pas là d'élitisme... Ces
inventions ne sont pas prévisibles et sont discontinues. « Les changements
de valeur se présentent toujours comme des idées, réactions ou intuitions
individuelles et il y a progrès dès qu'elles se diffusent dans une partie
39. Sur ce point voir cependant sa note sur les 'T groups américains déjà citée en 2e
partie, chapitre 2. , _ ,
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Absence d'une théorie des forces
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CONCLUSION : POUR UNE NOUVELLE ANALYSE THEORIQUE
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CHAPITRE II _
Esquisse d'une 1
théorie politique
w du surcode
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L'approche systémique nous a appris qu'une décision était liée d'une
multitudes de manières à l'environnement (culturel, politique, social, géo-
graphique, etc.), que ces liens, loin d'être causaux et simples réagissent y
les uns sur les autres et ne pourraient en aucun cas être analysés comme
des chaînes déductives ordonnées selon une loi de la rationalité. Autant de
liens, autant de rationalités. De plus, la critique du sujet, de son autonomie,
non seulement a conduit à suspecter une finalité que le sujet proposerait
pour lui, mais à la déplacer (il vise ceci mais en réalité il poursuit cela) à
la condenser : il poursuit ceci et cela (sans même s'en douter, surtout quand
les deux fins sont contradictoires). Ou encore à la suspecter radicalement,
c'est-à-dire à la nier, pour la remplacer par de multiples finalités que l'on
pourrait nommer celles du hasard, et pour lesquelles l'homme serait une
pièce du jeu, parmi d'autres, son apparition, sa conservation et sa repro-
duction, nouées dans une histoire des mondes en extension... :
Dans un cas (finalité déplacée) on peut donner l'exemple du lapsus,
de l'acte manqué, des infimes détails non coordonnés dans nos conduites et
nos discours : le discours dans son élaboration vise une fin, que le lapsus
dément, indiquant par là une autre finalité, visée par le système psychique
dans son ensemble.
L'analyste qui est à l'écoute de ces diverses voix parlant en même temps,
sait discerner, comme le musicien exercé à la polyphonie, les divers fils
conducteurs dans l'unité apparente du discours.
Les spécialistes de science politique n'ont pas manqué de percevoir, dès
septembre 1958, l'extraordinaire ambiguïté du texte constitutionnel proposé
au pays. Il contenait une diversité de discours en surimpression. On peut,
par commodité, les réduire schématiquement à deux : il y avait le discours
1. Dans L'antt-Œdtpe, Deleuze parle de surcode. Son surcode n'a aucun rapport avec
le nôtre. Le surcode de Deleuze est un super-code, celui de l'Etat qui lie tous les autres
codes et tente de les dominer. Au contraire notre surcode n'est pas un code, c'est un passage,
un mouvement créatif de code à code. ''' =
'
..... ' 313
parlementaire propre à convaincre la classe politique de Paul Reynaud à
Guy Mollet. Les politiciens en ont tiré la conclusion que le Premier mi-
nistre responsable devant le Parlement restait le chef du gouvernement.
Il y avait aussi le discours présidentiel, propre à rassurer les gaullistes, avec
les responsabilités particulières du Président et ses possibilités de recours
,direct au référendum. Ce discours-là, lu par les dirigeants du Parti socialiste
autonome et par Pierre Mendès France était irrecevable. Deux discours, l'un
sous l'autre. Deux lignes qui se démontent. Deux finalités avec deux
écoutes et donc deux effets différents. Finalité déplacée ici en raison de
l'ambiguïté du discours qui entraîne des interprétations différentes z.
Mais en dehors de l'ambiguïté du discours, la finalité peut être encore
déplacée : le texte de la Constitution de 1958, déjà ambigu en lui-même,
s'insérait dans une ambiguïté plus fondamentale encore : les français ont-ils
approuvé ce texte ou plutôt l'appel que le général de Gaulle leur lançait
- dans une conjoncture nationale difficile ? La finalité avouée du texte -
donner une nouvelle Constitution à la France - en cachait une autre :
donner les pleins pouvoirs au général de Gaulle afin d'éviter la guerre
civile. Finalité déplacée ici par l'influence de l'environnement sur la ques-
tion officiellement posée.
La notion de finalité déplacée a été évoquée par l'école américaine
(Hirschman, Lindblom) tout au moins d'une manière implicite : en effet,
les recherches de Hirschman sur le développement économique 3 et celle
due Lindblom sur l'action 4 tendent à prouver qu'une attention flottante, une
« sage et salutaire négligence », étaient plus utiles pour la résolution d'un
problème qu'une méthode visant l'équilibre et une programmation dé-
taillée : l'application à une politique de développement, qui vise l'accroisse-
ment de production, de ce qu'on pouvait appeler une finalité flottante, est
plus rentable que la méthode classique.
Hirschman pense qu'une croissance déséquilibrée qui vise tantôt un
objectif, tantôt un autre, suscite une mobilisation accrue des ressources,
provoque des pénuries et des troubles qui seront compensés par une produc-.
tion en expansion : ces objectifs changeants, qui se recoupent ou se ren-
voient les uns aux autres, peuvent faire penser à une sorte de finalité mul-
tiple : on pourrait cependant répondre que malgré tout, la finalité visée,
dominant l'ensemble, est celle du rendement accéléré - finalité qui, elle, ne
se déplace pas - et que la notion de finalité multiple n'est qu'un sous-
produit pratique et n'est pas théorisée.
Chez Lindblom, la théorie d'une finalité non simple, non unique est plus
travaillée ; il n'est pas simplement constaté que la pratique est décousue,
2. Denis Maldidiera montréque les discoursdu général de Gaulle, lus par six quotidiens
parisiens, correspondenten fait à six interprétationsdifférentes (Langue française, février
1971, p. 34).
3. Strategyof economicdevelopment,trad. française,Editionsouvrières,1964 ; du même
auteur, Face au déclin des entrepriseset des institutions.
4. The scienceof muddlingthought. " .
314 .
mais qu'il est impossible théoriquement de penser en termes d'objectif clair
et distinct, totalement perçu : l'impuissance de notre entendement, le man-
que d'information, l'impossibilité de tenir présent à l'esprit un grand nombre
d'indications, de prévoir toutes les conséquences d'un projet font qu'il est
inutile de viser « grand et large » ; il faut donc restreindre, fragmenter,
latéraliser les objectifs jusqu'à les oublier pour ne s'intéresser qu'aux moyens.
« Prendre les moyens pour les fins, et l'arbre pour la forêt ». Ces proposi-
tions, qui sont généralement entendues comme reproches, subissent un
retournement qui en fait des axiomes.
Les deux auteurs de cette critique de la mono-finalité, suivis en cela par
Klein et Meckling, attaquent donc les notions d'économie équilibrée, de
prévision, de direction centralisée, et de vision intégrée au départ d'une
décision : ces critiques sont intéressantes, bien que peu théorisées en ce qui
concerne Hirschman, et bien qu'elles n'entraînent pas Lindblom à envisager
une notion de finalité différente et positive. En effet, une sorte de pessi-
misme à la manière kantienne trace les limites négatives de la finalité
classique, mais ne permet pas d'y échapper autrement que par un relativisme .
individualiste : Lindblom prêche l'action individuelle avec son intérêt propre
(sa finalité) exacerbé (le manque de théorie positive, nous l'avions vu pour
Forrester, conduit souvent au cynisme).
Il est intéressant de noter l'utilisation de cette finalité dispersée, en de-
hors de l'emploi qu'en font les théories de l'organisation, par les récits d'ac-
tion comme la Bible : le deuxième livre de Samuel, où est racontée l'histoire
de David, donne de la conduite de ce roi une idée assez proche d'un mar-
ginalisme décousu : ses serviteurs poursuivent des finalités que David ignore
ou refuse vigoureusement - « fallait-il donc qu'Abher mourut comme
l'impie ? » - mais qui se trouvent servir admirablement sa gloire.
On lit en quelque sorte la volonté - insconsciente - de David de
devenir devenir le roi à travers les finalités adverses, partielles de ses ser-
viteurs et surtout de Joab, comme on lit, sous les discours officiels, clairs et
rationnels des hommes politiques, en filigrane, un tout autre discours composé
de leurs lapsus, de leurs oublis, de leurs hésitations.
Tout autre est la finalité condensée. La condensation de finalités diffé-
rentes et inverses peut être illustrée par l'exemple de la fuite « sur place »
de l'adolescent. Ces conduites névrotiques, compulsives, que sont les « fu-
gues », sont très bien décrites par le docteur Laing 5 comme « nceuds » qui
se resserrent de plus en plus quand on essaie de les tirer dans un sens :
je veux fuir ma famille parce qu'elle m'insupporte et me prive de toute
personnalité, mais je la fuis pour un endroit où je serais en sécurité, et
l'endroit où je suis le plus en sécurité (et heureux) c'est ma famille.
Des exemples de décisions publiques qui répondent à ce schéma sont
nombreux. Ils ont souvent l'allure compulsionnelle des fugues d'adolescent.
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5. Voir L'administration prospective, p. 221 à 262..
' . .
" 315
Ainsi du processus de réforme administrative par la création de nou-
veaux organes chargés de coordonner l'action enchevêtrée des anciens :
fuite en avant qui ne résoud rien car cette coordination surajoute son propre
enchevêtrement à l'enchevêtrement précédent. De là la nécessité d'autres
déblocages, etc. Faut-il rappeler aussi que Saint-Just était très hostile à la
peine de mort, était opposé à toute forme de terreur et que, pour lui, le triom-
phe de la justice ne pouvait être assuré que par la persuasion bienveillante
de la vertu ?Et que jamais les révolutionnaires de 1917 n'ont voulu établir le
pouvoir de la bureaucratie et de la dictature ?
Autant de comportements étranges et compulsionnels qui poussent exac-
tement à établir ce à quoi on veut tourner le dos.
Ces différentes critiques de la finalité interdisent toute idée de création
finalisée répondant au but ou aux vœux d'un individu, voire d'une classe,
d'un milieu, d'un gouvernement. Vue parfaitement irréaliste que celle qui
consisterait à poser un objectif en pensant le réaliser à plus ou moins brève
échéance, même en introduisant, dans le processus de réalisation, plus ou
moins de délais, bruits et déformations. En terme de mislti-finalité, la fin
visée n'est peut-être pas celle que je crois moi-même, elle peut être double,
ou inverse, ou encore elle peut servir une finalité toute autre qui la phago-
cytera. Ainsi, par exemple, de la « récupération » ; une « avant-garde » qui
prône la destruction de l'objet esthétique est récupérée, c'est-à-dire détournée
de sa finalité par une finalité supérieure, de la manière suivante : on « ex-
pose dans les galeries les déclarations « contre-esthétiques-», ou encore
les « destructions d'objet », et, ce faisant, on les réinstalle dans leur situation
d'objet d'art. La condensation de finalité, et sa « contradiction » sont vécues
intensément par les professeurs et étudiants qui entendent « changer le
système en y restant, c'est-à-dire attaquent l'éducation, la fonction de
l'université, etc. en se servant de leur place dans cette université, et en
espérant, contrairement à toute rationalité (mais pourquoi pas ?), que la
finalité de leur propre sous-système triompherait de la finalité globale du
système. Toujours en termes de multi-finalité, cette vision n'est pas irréaliste
car leur propre objectif peut rencontrer des objectifs parallèles et s'y allier
en dehors du système universitaire (ouvriers, syndicats, paysans) comme
cela a été le cas en mai 1968. Déplacement, phagocytose, condensation
donnent à la finalité un nouveau visage que nous avons nommé multi-
finalité.
Est-ce à dire que la multi-finalité équivaut à une négation de toute
finalité, dirons-nous, positive ? Toutes ces visées se combattant, se « dou-
blant », aboutiraient-elles à une anarchie ? L'objectif effectivement atteint
n'ayant plus rien d'un objectif mais étant une boule sortie au hasard d'un
concasseur ? A ce compte, un fatalisme découragé s'installerait à la racine
de toute action et toute entreprise devrait être abandonnée. Or nous pensons
que cette finalité éparse et multiple n'est pas une négation de toute finalité,
qu'elle est justiciable d'une analyse et que, pratiquement, l'utilisation de la
"
316 .
méthode linguistique permet de construire un modèle pour la décision,
analogue aux modèles qui servent, dans le domaine esthétique particulière-
ment, à distinguer les différents niveaux ou interviennent les finalités, à les
faire jouer entre eux et à déterminer par quelle sorte de mécanisme l'effet
produit (par le tableau, par le texte) a été obtenu.
Encore une fois nous voici amené à utiliser des techniques, des métho-
des empruntées à des domaines de sciences humaines voisins.
Que nous apprend la réflexion sémiologique 6 concernant un tableau, un
texte, ou généralement une oeuvre ? Que les différents codes, à l'aide duquel
il peut être analysé en éléments, donnent la possibilité à l'émetteur comme
au récepteur d'un surcodage assez souple : autrement dit non seulement
permet de dégager une multi-finalité, mais encore montre que c'est ce
« surcode » qui donne à l'oeuvre - on serait tenté de dire - sa valeur, mais
on dira seulement son style.
'
Le code et ses usages
Qu'entendre par code et surcode ? .
Dans son acception la plus stricte, le code est arbitrairement construit :
grâce à lui on répartit une série linguistique (phonèmes, ou voyelles, ou
éléments quelconques d'une série) suivant une dichotomie, de telle manière
que l'ancienne suite soit établie de manière unique. Coder, en ce sens, c'est
remplacer une suite par une autre dont les éléments sont définis selon une
même règle d'opposition : ainsi la suite des voyelles A E 0 U E A 0 peut
être codée : 00 01 11 10 01 00 11, si l'on l'on a choisi comme code :
A D00, EA, 01, 0 à 11, UA 10 : il ne nous a fallu que deux signes pour éta-
blir une information effective et 14 bits pour développer la série. Il est
évident que je peux attribuer trois signes à chaque voyelle, au lieu de deux,
ou un signe : en cela mon code est arbitraire, mais en tout cas il doit être
explicite ; il ne peut être transgressé puisqu'aussi bien il ne servirait plus
à rien (cela reviendrait à dire qu'il existe une loi de commutation en mathé-
matique, mais qu'elle peut être transgressée...) Autour de ce sens du terme
code utilisé en cybernétique, s'en construisent d'autres, utilisés fréquemment
et de manière à la fois laxiste et divergente. Le code garde son arbitraire
et sa connotation de contraignant : les linguistes et les épistémologues l'em-
ploient quand ils veulent indiquer un cadre de contraintes mesurables que la
structure exerce sur les éléments du système.
Quand Mounin ou Martinet (Elé?nents de linguistique générale, t. 18)
disent que le code est le stock dans lequel on choisit entre les unités pour
construire des messages ou énoncés, ils désignent par là aussi bien le lexique
6. La sémiologie, dans ce sens, est la science des sens et des significations qui peuvent
être dégagés d'un système, quand il est analysé d'un point de vue linguistique. Ainsi on
parlera d'une sémiologie des mythes (Lévi-Strauss), d'une sémiologie picturale (Marin), d'une
sémiologie de la mode (Barthes). 'Le sens de cette définition ne recoupe pas celui que donne
G.G. Granger dans Essai d'une philosophie du style, ou plus exactement il le condense et
le résume. En négligeant les différences que Granger établit entre sémiologie I, II et III
(voir i6id., p. 140 et suiv.).
317
que la syntaxe c'est-à-dire l'ensemble contraignant de la langue, à partir de
laquelle est chiffré (ou codé) chaque élément. Ce qu'on peut retenir de cette
définition c'est la contrainte, un certain arbitraire donné. Quand le récep-
teur du message comprend ce message il a décodé (attribué un ordre, fait
correspondre structure et éléments) les éléments du message. Ainsi la notion
de code sert à décrire l'opération de mise en rapport (émetteur) comme
celle du déchiffrage (receveur) ; elle sous-entend qu'il y a un système clos,
structuré selon certaines règles.
Quand l'ensemble à déchiffrer n'est plus une langue, mais un analogue
de la langue, une hypothèse de travail, le système doit être fabriqué, c'est-à-
dire délimité, pour que puissent fonctionner des éléments différentiels
repérables et qu'une structure contraignante puisse être décrite. C'est ainsi
que l'on peut repérer des unités distinctes et différentielles dans un espace
auquel seront liées des significations : le système de transcription musicale
obéit à un code (linéaire, sur le modèle de l'écriture) ; le système de repré-
sentation graphique obéit à un code visuel très précis (et très bien connu
depuis les analyses de Bertin) 7.
Plus le code construit s'approche de la définition de l'informatique, plus
il est univoque et ne peut être « transgressé » : en somme, mieux le domaine
étudié est connu, délimité, réduit à ses éléments, plus il est arbitraire, plus
il est contraignant : il est évident qu'un code graphique ne peut
être transgressé sous peine de réduire à néant l'effort de construction du
code lui-même, et la lisibilité de l'ensemble 8.
Pour une langue, la difficulté de clore le système lexical, de stabiliser
l'usage (les modes, l'argot, les néologismes, la destructuration continuelle de
la langue par la parole) rend le problème du code plus complexe. Ce stock
dans lequel on puise, contrairement à un code que l'on définit soi-même,
n'est pas entièrement connu. A ses limites il est même plus que nébuleux,
la plupart du temps il est traité par analogie, tâtonnements, subit en retour
les réactions que son emploi douteux a produites. Ainsi les enfants font-ils
« l'expérience v des mots vides de sens et que remplissent peu à peu les
réponses des grandes personnes. Perdant sa construction arbitraire, il perd de
son aspect oppressif, il devient souple. La langue, en contact avec d'autres
systèmes de communication - gestuel (domaine du visuel et du tactil),
expressif (domaine du vocal, visuel, tractil et olfactif) - ne peut s'en tenir
à un code strict, elle emprunte et convoie d'autres codes, dès qu'elle se
parle, code dont elle ne possède pas le chiffre en elle-même. Ainsi le ton
de la voix n'est pas un élément du code, de la langue et aucune règle ne
prévoit, ne codifie de quel ton (chaud/froid, passionné/plat, etc.) je dois dire
tel ou tel énoncé.
318
De cette constatation naît la notion de la diversité des codes en jeu dans.
la langue parlée pour que soient véhiculés effectivement un message et la
possibilité de variations de l'information par variations dans la proposition
des codes. , . , ' ..
".': ,: . ;... " .... -.. ,, ".. , .
Définition du surcode , ,. .
-
Quand il s'agit d'autres langages et non plus de langues, la pratique
de la sémiologie suppose cependant comme hypothèse de travail : que l'objet
de l'étude soit un système dont on puisse repérer les éléments (système de
sens) ; qu'il soit en rapport avec les systèmes voisins, de telle sorte que des
relations entre systèmes puissent être aussi repérées et analysées (système
d'interprétants ou de signification).
Or, le plus souvent, le système de sens n'obéit pas à des lois spécifiques
qui n'auraient pas de lien avec celles d'autres systèmes voisins. Au contraire
la plupart du temps un système a pour contrainte les lois d'un autre
système. Ainsi, un tableau fait jouer une série de codes : code perceptif, qui
permet de reconnaître « quelque chose », une figure sur un fond, un code
figuratif qui permet de reconnaître un motif, une figure non quelconque,
et un code représentatif qui assigne des limites à la reconnaissance.
Or chacun de ces codes ajoute une contrainte, mais aussi des significa-
tions supplémentaires. Aussi bien, les rapports qui lient chaque système de
sens à son voisin - système perceptif, système figuratif, système représen-
tatif - sont-ils des rapports de signification.
Autrement dit, chaque système prend une nouvelle valeur en acceptant
d'être codé par le système voisin. Une interpénétration des différents sys-
tèmes au niveau des significations, telle est la définition du surcode.
. -. 319
,, ...; . ,
l'entend G. Deleuze. Dans L'anti-Oedipe, Deleuze parle de l'Etat surco-
dant ; le surcode de l'Etat serait une sorte de police du sens, un super-
système récupérant les flux pour leur donner une place, enrayant toute ten-
tative de s'échapper hors sens. Rattraper les finalités diffuses, pour les faire
servir au système global, tel serait le surcode de l'Etat. Un super-code.
Pour nous, bien au contraire, le surcode est un passage, un mouvement
de code à code. Ce qui arrive de surcroît, latéralement, marginalement, est
dû au travail des codes entre eux. Comme le notait Lévi-Strauss lo : « Les
propriétés dynamiques sont liées à la superposition des systèmes : leur ina-
déquation et torsions provoquent les changements ».
Superpositions inexactes, en porte à faux, décalées, et qui « font sens ».
On peut parler ici de « surmessages ». L'effet produit, dépassant le niveau
où il a été déterminé pour se produire à un niveau de totalisation plus grand,
donne lieu à une interprétation générale.
C'est ici le moment - après la théorie - de présenter de façon systéma-
tique la méthode du surcode, en tant que méthode opératoire de traitement
du récit, de traitement structural du message (repérage du changement et
théorie de la déviance), de traitement analytique des opérations (étude du
changement). La méthode du surcode est composée de trois étages : le
traitement séquentiel du récit ; le surcode structural ; le surcode analytique.
Le premier est l'étage séquentiel. Il part d'un postulat commode ; le
chercheur ne peut avoir affaire qu'à un récit le plus complexe possible de la
décision. Dans ces conditions, il paraît utile d'appliquer à cette catégorie
particulière de récit la technique sémiologique habituellement appliquée au
récit. Ce premier étage permet de repérer ces séquences et les actants de
situer leurs jeux de stratégie et de les classer. Il produit un matériau plus
élaboré que le récit brut qui dérive des documents et interviews.
Le second étage est celui du surcode structural. Il traite le matériau du
, précédent selon une démarche qui lui permet de localiser le changement à
l'endroit où les sous-systèmes se frottent entre eux, biaisent leur information
et tordent leur message. C'est en ces lieux brouillés par définition que se
situe le changement.
Le surcode analytique est le prolongement du précédent. Le surcode
structural localise le changement. Le surcode analytique étudie intrinsèque-
ment le changement avec ses lois internes de développement.
Mais surcode structural et surcode analytique sont intimement liés.
Repérer les différents codes qui agissent sur l'ceuvre : déceler les
contraintes qu'ils exercent les uns sur les autres, voir en quoi les significa-
tions sont des effets de sens, c'est-à-dire en quoi un système de sens peut
« signifier » quand il est sollicité par un autre système de sens, quelque
chose de différent, d'éloigné, de déplacé de son sens d'origine, voilà la pre-
mière recherche à effectuer. Ce que nous appelons « surcode » est le résul-
' .
320
tat de cet entrecroisement de sens. Mais pour repeser le lieu de la signifi-
'
cation, encore faut-il pouvoir décrire les systèmes internes, leurs contraintes, 1
leur objet, leurs buts : alors seulement on pourra voir de quelle manière ils ...v
exercent une poussée sur le système voisin... ,
_ Pour donner un exemple simple, la poésie d'un texte 11, son aspect nou-
veau, le changement qu'il apporte dans la prose quotidienne suppose qu'on
puisse « mesurer l'écart, car on connaît le système interne de la langue
quotidienne, on peut donc situer où se produit le changement, entre quels
systèmes vient se placer le poétique : « La terre est bleue comme une
orange » se situe à l'intersection des systèmes voisins (mappemonde, terre, -'
ciel, orange - le fruit -) qui est un système de sens connu, et du système .'
(ciel, bleu/orange - couleur -) qui interfère avec le premier. Ce repérage ,'
`
n'explique pas pour autant comment s'est produit le passage.
C'est à la recherche de ce moment, à la recherche de la transformation, .
"
des opérations de transformation que le surcode analytique voudrait se ,'
lancer : toute transformation suppose un flux d'origine et des opérations . ""
'
qui changent cette énergie primitive, l'emploient, l'usent et quelquefois
l'épuisent. Changement dans le flux, les objets. Pour l'étudier, on aura recours .
à l'hypothèse que l'énergie dont il s'agit est semblable à celle que Freud a ,
baptisée du nom de « pulsion ». En suivant le modèle « économique » freu- ' '
dien, on aura ainsi tout un jeu de concepts signifiants.
A l'intersection des systèmes, le changement suivra des lois : celle, par '
exemple, si difficile à comprendre, du « retour du refoulé », ou, au contraire, ,
du surinvestissement qui empêche ce retour. Des hiatus, des erreurs, des
contradictions s'expliquent par le jeu contrarié de la pulsion et de la réalité .
'
extérieure...
Mais nous insistons avec Roger Bastide sur un point : « Pas de psycha- ..
nalyse sans une préalable connaissance des milieux sociaux » 12. Le surcode .
'
structural et le traitement séquentiel doivent nécessairement précéder le
surcode analytique même s'ils entrent ensuite avec lui dans des interrela-
tions. '
En une certaine mesure Roger Bastide, qui le premier en France s'est '
intéressé aux problèmes des rapports entre sociologie et psychanalyse, légi- .
time par avance la méthode du surcode : « les choses de la nature (sociale ou .
physique) étant susceptibles de plusieurs significations en particulier d'or- .,'.
dre sociologique ou d'ordre analytique, le rôle du savant est d'entrer dans
le jeu dialectique des corrélations entre ces diverses sémantiques, complé- .
mentarité ou opposition, transformations ou échanges, interpénétration ou
stratification à des niveaux différents de profondeur, chronologie ou inver-
sion » 13,
Surcode structural - repérage du chargement - ct surcode analytique
321
'
21 .
- étude changement - scmt donc Ù la fois indissociables et complémentaires
l'un de l'autre. On s'aidera donc successivement de l'un et de l'autre. Nfais
au préalable le matériau devra être travaillé sur le mode séquentiel.
322
, ;
LE SURCODE STRUCTURAL
. 323
, ..: ' ''' . .
. '.
,
temporaine, quitte, par la suite, à reconnaître ses limites. En termes de
systèmes et de sous-systèmes, on peut percevoir chaque partie prenante
d'une « décision » comme ayant son propre code, correspondant à la ratio-
nalité de son système : objectif, mode d'organisation, composition sociale,
place dans le système global, définissent un « comportement » caractéristi-
que qu'on appellera « code ». Une série de règle internes d'interdits et de
filtres forment la structure de ce code, qui anime lui-même une langue
spécifique. Le pouvoir, dans ses différentes instances, parle un certain
langage qu'on peut reconnaître, une sorte d'interdiscours 16 qui se diversifie
et se spécifie en « dialectes » quand il est parlé par l'Equipement, le Plan,
les Finances, la DATAR ou le pouvoir local. '
. Parlant entre elles, les différentes rationalités des actants d'une déci-
sion ne se contentent pas de juxtaposer leur dialecte, elles n'échangent pas
seulement des informations sous forme de messages, elles se livrent à une
activité de traduction qui est torsion, trahison, véritable opération de trans-
formation : la décision finale sera la résultante d'un travail de falsification
dont le simple enregistrement additif de messages ne peut pas rendre
compte.
Aucune langue ne sort intacte de l'opération de traduction, ni la langue
source, ni la langue cible. L'illusion de transparence d'une langue à l'autre
règne cependant encore dans le domaine de la traduction, elle est un des
corollaires du naturalisme et de la neutralité, de l'objectivisme qui ont
caractérisé la science rationaliste du xrx' siècle.
Modestie du traducteur et de son opération, qui s'effacent tous deux,
la communicabilité de deux systèmes n'étant pas mise en cause, comme si
les « milieux » historiques, culturels, déterminés des deux langues en pré-
sence étaient effacés. Cette illusion de la transparence et cette occultation
de l'opération traductrice caractérisent de la même manière les analyses
crozériennes des rationalités : elles parlent entre elles, et se juxtaposent
sans problème... L'évacuation de la production historico-sociale de ces
rationalités, en tant qu'élément du milieu qui les détermine, est complète.
Or, une langue est indissociable de sa culture, et... « la relation de traduc-
tion entre deux domaines linguistiques-culturels produit, dans la langue
d'arrivée, un matériel syntaxique et sémantique facteur de développement
de certaines propriétés de cette langue La traduction est installation
d'un nouveau rapport, qui ne. peut qu'être modernité, néologie.
Ne pas reconnaître ces effets de sens de la traduction, ce remaniement
du système linguo-culturel dans son ensemble, c'est ramener la polysémie
à la monosémie, la culture à la langue. Le reconnaître c'est définir ce tra-
vail comme décentrement, re-énonciation spécifique d'un sujet historique.
16.«Interdtscours concept
": emprunteà l'analysede Jacques'GUU.rtntlMOUet de son équipe
dans« Idéologie, en 1793", D/?/fC/t?M?,
discourset conjoncture novembre1975.
17.H. MESCttorrratc, pour
« Propositions une pratique de la ,,, Langagesn° 28.
traduction
324 '
'
;
... : ; ,
.. , .
'
'_ 18. Voir Albert COHEN, La déviance, et MERTON, Eléments de méthode sociologique, le chapitre
Structure sociale, anomie et déviance a : L. SFEZ, n Pour une marge politique a. Projet, 1974,
Pour une autre dimension, voir P. LeGENDRE, qui, dans L'amour du censeur, montre très bien .
la production de la normalité.
'
326
Ainsi milieu de la drogue était, il y a peu de temps, suffisamment
connu et accepte en tant que. si on nons pertnet l'expressiou, déviance nor-
malc (un «fausse)) » déviance). La liberté que lc pouvoir laissait à ces
« déviants » servait de soupape en quelque sorte à la rigidité des lois du
sous-système J.
Cette question de la fausse déviance est celle de la normalité même,
négligée par la plupart des spécialistes des organisations. Elle ne peut se
comprendre qu'a travers la critique de la demande sociale, des besoins
« objectifs )) prétendument installés de toute éternité dans les aspirations
« naturelles p de l'homme. Or, la critique des besoins est déjà largement
entamée. Les efforts de Althusser, Baudrillard, Godard, Bourdieu, Touraine,
ceux des tenants de l'économie libidinale (Lyotard. Deleuze) l'ont enfin per-
mise 19. Pas plus que la prostitution et le « milieu », les criailleries secto-
rielles tendant à une meilleure d'partition du « gâteau » économique ou à
une simple augmentation quantitative des l'quiI1<'llH'nts collectifs, ne cons- .
tituent des cas de déviances. Fausses déviances dans tous ces cas puisque
les normes actuelles du socius ne sont pas mises en doute.
327
Quelle est la réponse institutionnelle a ce type de demandes ? Le projet
du maire était de faire un stade couvert avec vestiaire chauffé, salle de
douches,.saDeomnisport, projet grandiose qui lui semble répondre en les
unifiant aux besoins fragmentaires de la population. La grandeur du projet.
le fait qu'il soit hygiénique (curatif) et neutre sport est neutre) au-dessus
de toute option politique et (1(, tout {'1itisllH' (Je. sport est populaire) est la
réponse totale aux besoins.
Cette réponse est extrêmement qui justifie la construction
nouvelles maisons, et l'aide des promoteurs devient indispensable pour
en réaliser l'équipement. On perçoit très bien la fonction principale (IL-
t'idéotogie des besoins en système capitaliste. Elle assure la reproduction
de la machine du profit ; l't, conclusiou i)npressionnai!te. vérifiée parie
matériau, les couches populaires se i-?illi(-iit au discours de besoin des ('lites.
Pourquoi donc D'autres efforts théoritjues avec d autres mé-
thodes nous oriei?tet)t dans la même voie.
328
,
329
l
, la violence particulière d'une situation de conflit de personne à personne
'
plutôt que la violence générale et anonyme. Ainsi l'abandon au mode du
voir revient a la constitution et aa renforcement du Se déprendre,
se libérer, être soi, être seule, être muette, lutter contre tout ce qui lui
.
prend sa vie pour la distribuer, sur l'ensemble urbain à son gré. Mais quel
' en est l'effet ? Un élément de plus dans l'immense machine qui tourne au
_- gré des phares et des feux, qui circule en voiture, qui hante les cafés, qui
consomme aux endroits où il faut, qui parle, qui anime cette nuit, morte
. de trop d'animation.
-
Le dispositif « stop » déplace, c'est vrai, mais en surface. Il invente un
... autre jeu, mais avec les mêmes pièces de l'échiquier. Jeu de cartes plat,
château de cartes dont s'émerveille Alice au petit jour. Pour reprendre un
des caractères énoncés par Gilles Deleuze dans la Logique du sens, le non-
sens de M... étire l'espace, déplace les signes, allonge le temps en un avant-
après qui revient sur ses pas ; mais ces déplacements sont infimes, mini-
événements aussitôt effacés et qui ne dérangent qu'un peu l'ordre des
choses.
. '
b) Le.s déviances partielles
. Il y a deux types de déviance partielle.
Premier type. Il y a déviance partielle quand il y a mise en cause d'un ou
plusieurs sous-systèmes (par exemple le milieu on l'on habite, ou encore on
l'on travaille ; ou encore oa l'on se divertit) sans remise cu cause des rapports
dominants des sous-systèmes entre eux, qui sont les rapports de production.
Point n'est besoin d'être déviant total pour être créatif, pour opérer un
changement. Le phénomène hyppie, la contestation culturelle, la contestation
des valeurs travail et prornotion : autant de déviances partielles et créatives
de nouvelles valeurs. Autre exemple, aujourd'hui, dans l'administration ou
dans la politique, les surcodcurs sont des déviants partiels, déviants par rap-
port à un ou plusieurs des sous-systèmes sans êtrc déviants par rapport aux
rapports de production. Mais cette déviance partielle par rapport a tel ou tel
sous-système leur permet de transformer ces sous-systèmes. Exemples : de
Gaulle ou Delouvrier.
Peut-on identifier pour autant déviance partielle et surcodage, déviants
partiels et surcodeurs ? En fait, s'il est possible d'écrire que tout sur-
codeur est un déviant partiel, il est impossible d'admettre qu'à l'inverse
tout déviant partiel est un surcodeur transformateur. Le surcodeur est un
déviant partiel d'un type particulier : il est plus déviant encore qu'un dé-
viant partiel ordinaire, car il est pluri-déviant. Le surcodeur ne peut opérer
des transformations que s'il est placé à la marge de plusieurs sous-systèmes
a la fois, tout en gardant un contact et une connaissance rigoureuse du code
de chacun d'entre eux. Un pied dedans, un pied dehors. Et comme il s'agit
< de plusieurs sous-systèmes en même temps, il faut admettre que le surcodeur
est multipode... Ainsi d'un. de Gaulle ou d'un Delouvrier. De Gaulle qui ma-
330
/
331
Pourtant, pour des raisons historiques connues, il manque, en 1945-1946,
sa grande opération de cassure de la classe politique, opération que sa
déviance pennettra de réussir en 1958-1962.
La cassure et la création d'une élite politique tout à fait nouvelle
n'ont été possibles qu'en raison de son absence de liaison et donc de com-
promis avec le noyau de la classe politique traditionnelle.
Nous venons de lier surcodage, périphérie et déviance. Nous avons
donné l'exemple d'une déviance transformatrice, celle de de Gaulle. Nous
pouvons également présenter un deuxième type de déviance entièrement
différcnt.
Deuxième type. Mais, à l'inverse, on peut imaginer un second type de
déviance partielle : la déviance seulement relative par rapport aux rapports
de production. C'est le cas du Parti communiste et d'une partie du Parti
socialiste (Le programme comwun). Il est clair qu'ici aussi cette déviance
est créative : elle conduit ;i remettre en cause les rapports de production
et certains grands circuits financiers (par exemple, nationalisation des ban-
ques d'affaires), en somme la société capitaliste, mais non la société indus-
trielle avec ses sous-produits mesurables en termes de rôles, statuts et
valeurs.
Que pourrait être une déviance totale tendant il créer les conditions
d'une société nouvelle post-iiidtistrielle ? La combinaison des deux types de
déviances partielles entre elles, c'est-à-dire la déviance par rapport aux
différents sous-systèmes d'habitat, de profession, de loisirs, etc., ajoutée à la
déviance relative aux rapports de production. Ce serait la déviance totale.
c) La déviance totale
Elle paraît bien tentante. Si la déviance partielle transforme, la déviance
totale devrait transformer encore plus. Elle devrait entraîner une mutation
totale ... Or le surcode structural nous apprend qu'il n'en est rien. La déviance
totale est plutôt une « lafencc' » , Sa situation est tellement ex-centrée qu'elle
ne peut envoyer de message déchiffrable du lieu ou elle se trouve : tels les
immigrants, incapables de transformer le système en dehors duquel ils sont
placés ; tels, il n'y a pas longtemps encore, les fous, situation existentielle
d'éloignement. Différence radicale et irrécupérable qui ne peut donner nais-
sance cIu'à une aliénation ressentie. La position structurale de la déviance
totale est celle qui est caractérisée par le concept de différence, distinct de
celui d'opposition. L'opposition est réglable, la différence ne l'est pas.
Différence et opposition
Ce qui domine actuellement le système global est une opposition insti-
tuée : pouvoir d'Etat contre pouvoir syndical, représentant la masse « pro-
létarienne ». Le balancier de ces deux pouvoirs, avec les résultats positifs/
négatifs - plus ou moins d'heures de travail, plus ou moins de productivité,
332
de pouvoir d'achat - cat l'élément central d'un système que la classe ou- .-
'
vrière ne remet pas en question. Les buts des syndicats étant les mêmes que
les buts du patronat : une vie économiqucment meilleure et l'accès au
pouvoir. '
Le système entier fonctionne sur cette opposition structurale et cette '
opposition est dans le noyau. ,
La différence, elle, est marginale. Elle refuse l'opposition car elle refuse
ce sur quoi elle est fondée : le rapport économique. Si l'opposition est
'
utile au bon fonctionnement., à l'équilibre d'un système de sens, comme le
montre bien le structuralisme (par exemple une structure figurative n'est
.
possible qu'à partir d'un système d'opposition haut/bas, droite/gauche, ou
encore nn système linguistiquc ù partir d'oppositions phonétiques ouvert/ "
'
fermé, grave/aigu...) la différence, elle, est vraiment contestataire en ce sens
'
qu'elle creuse un fossé entre l'actuellement existant et les propositions « mar- ,
ginales ». Entre le noyau et la marge, il n'y a pas opposition mais différence.
L'anarchie n'est pas tellement un refus d'ordre qu'une différence dans la con-
ception de cct ordre, différence si importante qu'elle ne peut s'exprimer .
dans les structures existantes. L'écart entre le noyau et la marge « n'est pas :
celui de deux termes placés dans un même plan, inscrits sur le même sup- ' Ô
port, à la limite réversibles selon certaines conditions opératoires, mais au ..
contraire la relation de deux états hétérogènes et cependant jouxtés dans une
anaehronie irréversible » 23.
(conférence prononcée au CREDAP en janvier 1972) : « Une société en évolution semble être ,
'
une société en crise qui utilise des formes destructurantes pour restructurer ... » On peut en
conclure qu'une société qui n'évolue pas doit s'interdiro la destructuration.
333
gouvernement ? Qu'un coup de frein brutal est donné par le congrès de Tours
séparant les sympathisants de la révolution de 1917 et les autres ; que les
premiers, les communistes, refuscnt d'entrer dans le système jusqu'en 1936,
y entrent pour lutter contre le fascisme par un soutien au gouvernement
de Front populaire ? Et que, depuis, à travers toutes les péripéties de la
Résistance, de la Libération, de leur éviction en 1947, de l'avènement de
la Cinquième République, ils se définissent désormais officiellement comme
parti de gouvernement ? *?
En d'autres termes, la lutte qui s'est longtemps définie dans la différence .
s'est enfin installée dans l'opposition, dans le noyau irréductible du système
qui distingue pouvoir d'Etat et pouvoir de l'opposition (c'est bien le même
terme, terme vulgaire et terme technique en même temps).
Le système politique français est fondé essentiellement sur cette opposi-
tion (au sens technique). Il vit d'elle 25, et même, à l'évidence, pour les
commentateurs politiques les mieux avertis, il ne survit que par elle depuis
mai 1968 6.
334
/ .
335
pense d'énergie engagée « pour le plaisir », gratification intellectuelle (noto-
riété, mandarinat, influences). Ainsi le « long détour scientifique se double-
t-il d'une sécurité parfaite et d'un mépris pour l'agitation concurrentielle
du « privé ». A ce beau mépris d'intellectuel s'ajoute l'option politique
« radicale », vive opinion laïque institutionnelle : séparation de l'Eglise (le
subjectif, l'industrie, le privé) et de l'Etat... Amertumc et méfiance réci-
proques : les industriels pensent être utiles au bien commun, traitent les
universitaires d'égocentriques, parallèlement, l'université se croît neutre et
objective et parle des intérêts privés « égoïstes » ... Différences de menta- ·
lités ? De représentations mentales ? Surtout lieu d'existence fondamenta-
lement (ayant un fond) spécifiquement différent.
D'un lieu à l'autre on se parle, mais plutôt dans un semblant de repré-
sentation scéniclue (gueuletons, rencontres, banquets), message tout aussitôt
tordu au point d'être éradicé.
La coupure privé-public est quelquefois insurmontable. Université et
industrie sont apparues, dans cette affaire, comme portées par deux pla-
nètes, deux galaxies différentes. Cette hétérogénéité radicale explique l'échec.
partiel de l'opération. La France n'est pas les Etats-Unis. L'idéologie amé-
ricaine de la route 128 avec ses passages fluides dans les deux sens du
privé et du public n'est pas directement transposahle à la situation fran-
çaise de 1960-1970.
336
- .
= '
, .,'
_
taquiner les passants. Le zoo lui aussi avait disparu. Nouveau brouillage : .
' '. c'cst en fait des animaux sauvages en liberté qu'ils voulaient. Animaux dans ' t
la forêt, dans le village. Apprivoisements et rugissements. Craintes surmon-
".
tées et insurmontables. Volatiles exotiques. Murmures et rêveries 29. ,
. Il est clair qu'un discours de cc type n'est pas susceptible " ..
aujourd'hui
. d'être écouté par les instances dirigeantes. Ni écouté, ni compris, ni ap- "
prouvé, ni même contesté. Un autre ordre se dégage, celui des constella-
"j
tions symboliques, la ou s'élabore la culture et qu'il faudra bien prendre
en compte, un jour, en science politique 30.
- -
29. Les immigrés, lei petits commerçants archaïqucs ont présenté d'autres discours d'exis- _
tence, aussi peu recodab1csque celui des enfants.
30. Voir Jean BAUDRILLARU, L'échange ,\',\'mholique et la mort, également Pierre KAUFMANN, _
Paychunaly.te et théorie de la culture.
31. Alain TOURAINF dans La société po.st-industrie(le indiqm que la contestation transfor-
matrice ne vient pas de la marge mais des éléments centraux qui participent déjà à la direction
du système. Ainsi des cadres, des experts. Nous ne sommes pas du tout sûr que ces éléments .
gement dans nos sociétés. Ces catégories sociologiques ont trop de substance. Pour nous, encore
une fois, c'est en tant qu'éléments marginaux refusant le code du noyau central, catégorie vide ·
- de refus, que les déviants sont source de changement. On exclut alors du d'analyse,
champ
- en tant que faussement déviants, toutes ces catégories de « pauvres ,. d'immigrants... qui n'ont
seul but. se faire dans la société les accueille, et. ce -
qu'un agréer qui pour faire, acceptent
-
. d'emblée les codes dominan?s et leurs contraintes.
. 337
22
'
1'
.
\
'
_ dre. Cette position marginale des corporations, dans le système féodal, est
, devenue peu à peu, en se transformant en classe, le noyau d'un système
' non féodal. La corporation, devenue « centrale », aura elle-même sa marge :
', journaliers, plèbe non instruite, étrangers vis-à-vis d'une association forte et
instituée. La classe en marge est alors une sorte de prolétariat (cf. l'analyse
de Marx dans L'idéologie allemande).
, LE SURCODE ANALYTIQUE
ETUDE DES LOIS DU CHANGEMENT
32.Sur cettedémonstration
voirp. 113et suiv. ' ' -
338
fiquement déterminés, obéit à ce principe de méthode. De même, on peut
emprunter à un ensemble épistémologique déterminé un corps de concepts
qui soient signifiants pour et dans un autre ensemble : c'est là la condition
du changement dans une science ; les emprunts d'une science à une autre
se traduisent généralement - c'est un lieu commun de le rappeler - par
un saut bntsque de la science qui emprunte. C'est fort de ce « nouvel esprit
'
scientifique p, que nous avons tenté d'emprunter à la psychanalyse des con-
cepts qui mettraient un peu de clarté dans la description des phénomènes.
Les déplacements de finalité, les condensations d'accent, tout ce jeu de va-et-
vient, et d'aller et retour nous a parti relever d'un ensemble de concepts
opératoires : celui qu'emploie l'analyste devant un ensemble confus.
Mais nous ne sommes pas seuls dans cette aventure. Lacan déjà a voulu
faire ce passage mais dans l'autre sens : traduire les processus dynamiques
découverts par Freud en termes de rhétorique. Les mécanismes de conden-
sation et de déplacement deviennent chez lui métaphore et métonymie, et
cette traduction révèle au lecteur que les lois stntcturales qui régissent
l'inconscient sont d'essence linguistique.
C'est la démarche inverse que nous poursuivons ici : la transposition de
catégories analytiques dans le domaine social afin que ces leviers nouveaux
découpent autrement le réel. Démarche que Paul Ricoeur comprend claire-
ment : « La psychanalyse aborde le vaste domaine des effets de sens à partir
d'un modèle initial dont elle cherche les analyses dans tous les registres de
la culture ... Ce qui est important ce n'est pas ce qui est dit sur le désir
mais sur les procédés susceptibles de figurer comme analogues du dépla-
cement, de la condensation, de la translaboration secondaire, de la mise
en scène 33.
Comme le dit encore Roger Bastide, la sociologie analytique de demain
sera moins celle du décryptage du libidineux dans le social que la décou-
verte des lois de transformation d'une structure ou d'un système dans une
autre, ou un autre ; que ce procédé de l'analogie n'est pas la réduction d'une
structure sociale à une autre psychique. Il met en relief les divergences
autant que les convergences 34.
339
inconscient a de quoi surprendre 53. Si l'on tient compte cependant de la
force engagée dans un système et qu'on essaye d'en suivre le passage, on
peut faire usage du schéma de la pulsion inconsciente cherchant sa voie à
travers les censures. On obtiendrait, approximativement, l'esquisse de cet
affrontement que nous pouvons localiser aux frontières du système. Les
déformations successives que subit la poussée initiale, sa fragmentation, ses
'
glissements entre différents objectifs quelquefois contradictoires se compren-
nent mieux si on sait, d'une part, que la pulsion est diffuse, indéfinie et que,
d'autre part, la réalité extérieure érigée en systèmes fournit un objet à la
pulsion qui l'investit mais de manière comme indifférente, investissement
mobile sans cesse changeant d'objet, renouvelant la représentation. « Chaque
représentation peut transmettre tout son quantum d'investissement à une
autre » 36. Cette mobilité de l'objet de la pulsion est ce que Freud appelle
déplacement. En retour, « une représentation peut s'approprier tout l'inves-
tissement de plusieurs autres » 37, et c'est là toute l'opération de la conden-
sation.
Or, nous avons, tout au long de notre analyse, rencontré ces deux no-
tions : déplacement de finalités, changement d'actants, irrationalité et non-
linéarité, but diffus, objectif sans cesse renouvelé. Un projet est traversé,
latéralisé par le système voisin. Cependant il se réalise... par la bande.
De même, un désir se réalise par une voie ou une autre, par la substi-
tution d'objet. Mais le substitut, dit Freud, renvoie toujours au refoulé, ce
qui signifie que derrière une décision « étonnante » subsiste l'énergie de la
pulsion primitive, refoulée.
C'est en termes de flux d'énergie, d'investissement, que cette substitution
(déplacement et condensation sont des figures de cette substitution) doit
être étudiée.
En effet, l'investissement c'est la pulsion s'engageant dans un objet,
mais cet investissement de l'objet n'est jamais « pur » de tout contre-inves-
tissement. Autrement dit, il n'y a jamais de « projet créateur » engagé tout
entier dans son oeuvre suivant le schéma classique. Car la pulsion se heurte
toujours à cette rationalité sectorisante qu'impose la réalité extérieure. Ainsi
est-il toujours contre-investi, c'est à-dire en partie refoulé.
« Le contre-investissement choisit dans le représentant de pulsion le
fragment sur lequel pourra être concentré tout l'investissement » (Freud,
« Pulsion et destin de pulsion », D-Téictps?cholngie).
On peut considérer que le contre-investissement se situe à l'intersection
des deux systèmes conscient et inconscient, au lieu même de la lutte entre
340
pulsion créatrice et réalité extérieure qui contraint la pulsion et l'infléchit,
la tord, la déplace ou la condense.
Deux forces en présence donc, l'une issue du système inconscient, l'autre '
issue des systèmes organisés à l'extérieur, rationnels, refoulants.
Le CREDAP a travaillé analytiquement plusieurs affaires décisionnelles,
et la dernière étape de la méthode du surcode a fourni des orientations ,
intéressantes à la plupart des cas traités.
Ainsi de l'étude sur Saint-Nom déjà citée : on peut comprendre <: struc-
turalement » que le maire propose, en réponse aux discours d'urbanisation, ."
une opération de prestige réunifiant tous les « discours », globalisant les
demandes en les déplaçant. Mais l'interprétation analytique permet peut-
être de saisir pourquoi cette opération a pris la forme d'un projet de stade
omnisport : le stade peut être vu comme le noyau d'un « moi » en cons-
truction dans la mesure oir le village est en quête de son identité. En effet,
- par le stade et ses jeux compétitifs il s'affirmera face aux communes avoi-
sinantes comme centré sur une activité de lutte, et préservé par une défi-
- nition du moi « contre » l'agression locale voisine (les communes « soeurs »)
et « pour » une intégration à la société globale (le système des équipes
sportives s'intègre peu à peu et hiérarchiquement jusqu'au niveau national).
En déplaçant toutes les demandes (maison des jeunes et des vieux,
centre d'animation, garderie d'enfants, etc.) sur le stade, le maire de Saint-
Nom donne à la fois une réponse latérale et un « supplément ». Toutes
les images projetées se condensent cn une seule : le nombril de Saint-Nom, .
la scène éducative, la matrice.
Pour l'affaire Rangueil-Lespinet, la vocation de Toulouse pour «l'aéro- .
spatiale » est redevable aussi d'une interprétation analytique. Ici le surcode '
analytique permet d'interpréter le choix du lieu d'implantation de la décen-
, tralisation du complexe aéro-spatial. Sans doute la décentralisation était
l'objectif, et nous pouvons en rendre compte structuralement en faisant état
de tous les intervenants agissant les uns sur les autres. En revanche, le
choix de Toulouse ne s'impose que par rapport à un passé historique qui
tend à retrouver sa forme primitive.
Opération qui viendra fixer la première, lui présentera un objet pos- '
sible, que la décentralisation captera à son profit, faisant d'une possibilité '
un « donné » réel, le positivant, l'empêchant de « bouger », le rendant, en
quelque sorte, le but de la pulsion - alors, comme nous l'avons vu, qu'il ,
n'en est que l'objet.
'
Cette opération parallèle, qui se déroule ailleurs, en province, c'est ce
que nous avions appelé, dans la présentation séquentielle, de même que
dans le surcode structural : l'investissement libidinal ht'stnnt/MC.Quand nous .:
en avions parlé, l'investissement avait une (ou des) causes historiques,
. existence d'un passé « aérien », d'une stratégie de guerre, d'un manque de
développement du Sud-Ouest : trois facteurs historiquement situés qui
341
expliquaient le choix de Toulouse, et son choix comme préétabli, pré-donné.
Ce caractère quasi inéluctable ne nous avait pas échappé.
L'analyse devait nous permettre d'expliquer mieux, par le développement
du terme « libidinal », quelle est la sorte d'investissement, et comment il
peut agir sur l'ensemble de l'affaire. Cet investissement nous paraît se pla-
cer sous le signe de la répétition.
La répétition, en tant qu'elle est un concept analytique, doit se dis-
tinguer de la répétition d'un besoin qui renaît après avoir été assouvi.
Dans ce dernier cas, la faim ou la soif se répète, effectivement, inlassable-
, ment, après la satisfaction : il ne s'agit pas d'une telle répétition. Celle
qui nous occupe ici est liée il la perte d'un objet, et à la ré-assurance de
· l'objet perdu par un « jeu », un mime, un leurre, destiné à combler le vide
laissé par la perte. C'est le fort/da freudien qui sert ici de modèle : l'enfant
qui mime le départ de sa mère avec la bobine qu'il jette hors de son
lit, pour la reprendre aussitôt, objet de remplacement nostalgique pulsion-
nel. La répétition, ici, est ce jeu même : présence imaginaire et déplacée,
ré-inventée, et qui provoque une satisfaction en dehors et à côté du but
de la pulsion primitive. Toulouse, ressentant la perte de son temps héroï-
que, après la grande période où les aviateurs prestigieux prenaient leur vol
(période de l'aéro-spatiale) suscite ce fantasme d'un retour, ce leurre d'une
revi-viscence : dans le vide de l'absence ressentie se dessine l'objet sou-
haité : une autre aéro-postale, une autre ère de grandeur, un second envol.
Et c'est le moment, ici, de marquer le « lieu » de ce fantasme ; j'entends,
ce lieu imaginaire qui, lui-même, suscite tant de rêveries actives, l'air :
lieu de l'envol et du survol, enjeu de forces qui s'expriment comme à
loisir, la conquête du ciel, pour des raisons, certes économiques, mais acti-
vées par une énergie particulière - dont on voit la manifestation dans
toutes les affaires qui s'y attachent (un exemple : les batailles d'option en
tout ce qui concerne le Concorde). Il y a là un terrain favorable à tout ce
qui peut se rapprocher du fantasme. Simple remarque, de style bachelar-
dien, mais qu'il ne faut pas négliger pour autant.
Opération de répétition donc à l'état latent à Toulouse qui ne deman-
dait qu'à endosser une énergie extérieure, qu'à se manifester (ou à être
manifestée). Rencontre de cet état nostalgique et du « drang o de la décen-
tralisation : coup de foudre, investissement engagé. Paris ne se demande
pas s'il s'agit d'une répétition, au sens libidinal, il ne voit que cette possi-
bilité exploitable, il endosse le fantasme, il s'appuie sur le manque, la porte
et fixe sa pulsion : objet trouvé, qui n'est en l'occurrence qu'un objet retrouvé.
Ce faisant, d'une part la décentralisation partialise son objet et le fixe,
d'autre part, elle répond au désir de Toulouse, double opération conjointe.
Encore un exemple, celui de la décision de l'aérotrain (dont on trouvera
toute l'analyse en annexe), affaire fort intéressante du point de vue du
'
surcode analytique, car elle nous a permis, dans ce cas, de mettre à jour
une donnée occultée par les décideurs eux-mêmes : l'existence (oubliée)
342
d'un projet plus économique, plus « rationnel », laissé pour compte de la
décision... en vertu des lois de l'investissement libidinal. Le terme même
d'aérotrain pousse à la liaison - au jeu de mots : aérotrain-aéroport. Pre-
mier investissement. Premier choix d'un objet. Il y a déjà déplacement et
substitut, car la poussée technicienne désirait une réalisation de manière
comme indifférente, indéterminée, illimitée (premières investigations du côté
de la province, puis choix dc la région parisienne, enfin acceptation de la
localisation « aéroports »). A cet invcstissemcnt, déjà travaillé par le contre-
investissement, va s'opposer durement le veto du système des finances :
l'objet sera encore une fois déplacé. Ici intervient un épisode extrêmement
difficile à comprendre : l'objet « liaison cntre aéroports », qui avait été
inventé à la fois par la pulsion techniquc et contre-investi par le système
rationnel, va devoir se déplacer encore en un autre point de possibilités.
Cergy - Défense sera le nouvel objet : à nouveau, déplacement, con-
densation car le nouvel objct représente à la fois la pulsion primitive et
l'ancien objet, en concentre les finalités, en superpose les figures 38.
Mais, peut-on se demandcr, pourquoi ne pas avoir investi un objet plus
proche du premier, phus proche de la figure « aéroports » ? N'y avait-il pas
quelques projets à la fois plus économiques et plus simples que Cergy -
Défense, satisfaisant plus, en tout cas, la rationalité des principaux acteurs,
par exemple Orly - Joinville ou Joinville - Roissy ? P
C'est le phénomène du désinvestissement qui est à évoquer dans ce cas
-
précis. Le déplacement qu'entraîne le veto du système des finances se fait
douloureusement au prix de la destruction qui enfourait le premier objet.
Par contagion, peut-on dire, les représentations proches de l'objet sont refou-
lées aussi et c'est tout un jeu de décision qui tombe dans l'oubli pendant
quc surgit une figure nouvelle.
Nouvelle ? Non, pas tout à fait, puisqu'elle représentera à la fois toutes
les autres figures refoulées. Contradiction dans son surgissement même, elle
sera cependant gardée car ellc garantit contre l'émergence de la représenta-
tion refoulée et de tous ses corollaires.
Ce faisant, le système rationnel se joue à lui-même un mauvais tour
puisqu'il va préférer un objet mauvais à un objet « bon » qui aurait des
liens avec ce qu'il veut refouler. Mais, de ce travail de refoulement, il ne sait
rien. Toute l'opération se fait à son insu. Les interviews n'obtiennent pas
de réponse à la question : « Et pourquoi n'avoir pas repris les projets pro-
ches du projet liaison entre aéroports ? » Les définitions freudiennes des
opérations par lesquelles un objet se déplace par rapport à la pulsion prin-
cipale vont permettre de mesurer l'ampleur du phénomène de substitution,
, de glissement, de lacunes que l'on peut voir à l'oeuvre dans la décision. On
ne peut traiter ces glissements de « bruits » ou « d'erreurs » (voir note sur
343
Edgar Morin, p. 334). C'est plutôt le fruit d'une véritable opération, d'un
travail dont le modèle est fourni par Freud.
Ce travail entre systèmes, ce « surcode analytique » ne signifie pas que
la configuration des systèmes donnés respecte un « code », toujours le
même. Tel système, qui joue le rôles de poussée devant les systèmes qui font
barrage, peut jouer dans une autre configuration le rôle de barrage pour une
pulsion d'un autre type. La poussée technique qui, dans l'aérotrain, était
l'énergie motrice, devient, dans la figure du machinisme du xix'' siècle, la
censure impitoyable il laquelle se heurtent les ouvriers casseurs de machines.
Dans tout cela aucune entreprise de psychanalyse sociale. Ce serait pré-
maturé. Et si telle était l'orientation, tous les pièges nous attendraient. Mais
simplement ici l'utilisation - conforme il la direction pluri-diseiplinaire de
cet ouvrage - d'emprunts à des modèles disciplinaires différents, et leur
transposition au système social de décision. Levier de la recherche, instnl-
ment et levain. C'est le domaine du « tout se passe comme si 39. ,
Le surcode analytique ouvre donc sur une recherche qui se renouvelle
du fait même que les figures dessinées par les décisions sont multiples ;
qui se renouvelle aussi du fait que les notions mêmes du travail inconscient
doivent être adaptées au domaine propre de la décision.
Surcode analytique, surcode structural et traitement séquentiel, ces
trois étages se combinent donc étroitement pour former une théorie radica-
lement nouvelle du champ décisionnel. Présentés ici de façon successive et
linéaire, les trois étages se combinent en fait étroitement dans la recherche.
Allers-retours et transformations réciproques des étages entre eux, inter-
connexion constante des niveaux. Nouveaux cônes de développement d'une
théorie du changement social.
39. Roger Bastide qui, le premier, a pensé dans cette direction, c;timc qu'on peut aller
au-delà d'un fondement par l'analogie. Dans son article : a La pluridixiplinidad puede
ensefiarse? », Revista de Esiudios sociales, avril 1972. il propose la constitution d'un véritable
modèle pluridisciplinaire.
CONCLUSION
,
CONCLUSION
Et l'avenir ? .
347
Mise en scène réglée qui ne néglige aucun détail, même et surtout s'ils
paraissent importuns. Véritable mise en scène que cette étape séquentielle :
car les acteurs y croient inventer les rôles qu'ils jouent, et font de bon
coeur le travail des rationalités qu'ils représentent, ne sachant pas qu'ils
sont des « actants » plutôt que des acteurs.
Le récit conduit alors tout naturellement à structurer les rôles, c'est-à-
dire à les mettre en place : ù quels sous-systèmes appartiennent-ils Com-
ment se définissent ces sous-systèmes en présence ? Quelle sorte de torsion
les rationalités des actants ont-elles a subir pour parler entre elles ? Nous
avons suffisamment montré que cette étape de la méthode, l'étape du sur-
code structural, était en somme la critique du récit vécu et de ses illusions.
Déjà redistribué temporellement suivant des axes dominants, le récit perd
ici ses derniers liens avec le vécu. Il rend compte déjà des effets de stntc-
ture et de la dimension synchronique obligatoire pour un tel montage. Mais,
à ce niveau, l'analyse structurale conduit il une représentation abstraite.
Dans une certaine mesure, la décision se mécanise et laisse de côté les
aspects énergétiques. La rationalité globale d'une décision, même composée
de mttlti-rationalités en contact, paraît presque trop pure. Une quantité
d'effets irrationnels tombent à côté de la grille séquentielle et structurale :
il y a « du reste » irrécupérable en termes de structure, même complexes.
Une approche psycho-analytique des processus (et non des sujets humains)
nous permet alors de comprendre, en les interprétant, les lacunes et les
ratés de la démarche décisionnelle dans les cas concrets que nous étudions ;
ce sont les opérations que nous soumettons à l'analyse : répétitions, cen-
sures, retours du refoulé, contre-investissements, jeux de mots, glissements
de sens consécutifs à des détournements ou des déplacements d'objet, qui
permettent d'élucider certains points restés obscurs. Car il y a des déci-
sions obsessionnelles, des démarches compulsives, des décisions mélancoli-
ques, des retraits d'investissement ... toutes choses qui échappent à l'ap-
proche structurale. Loin de vouloir tendre sur l'hétérogène et le confus le
filet rassurant d'une rationalité dominée, le surcode tente de comprendre
les jeux de surface, les compromis créatifs ou les causes d'une reproduction
mécanique. En n'éloignant ni la demande sociale ni les structures en place,
l'analyse qui est tentée par la méthode du surcode essaye de prévoir ou
tout au moins de pointer les lieux du changement possible : ces minus-
cules zébrures où « ça » ne marche plus très bien.
Cependant, cette fusée à étages, qui aide à repérer les décisions qui
changent et les sociétés qui mutent, est elle-même immobile.
Je veux dire par la qu'elle répond bien sur le champ théorique à cer-
taines questions dont les théories et les méthodes d'analyse classiques ou
néo-classiques ne pouvaient venir à bout. Constntite sur le champ théori-
348
v t .." ' .
' '
que, elle menace effectivement la position encore dominante du moi déci-
deur ; appliquée à la pratique de l'analyse décisionnelle, nous pensons qu'elle
est efficace, et qu'en développant les points d'application, elle pouvait
s'enrichir considérablement : une « Politologie structurale » est à monter,
, où les décisions liées les unes aux autres se répondraient entre elles, comme
les mythes se parlent entre eux. En étudiant ces décisions par grappes , "
(décisions d'aménagement du territoire, décisions parlementaires, décisions ._
. des partis politiques, décisions culturelles, etc.), on pourrait reconstruire un >
ensemble, une morphologie générale et dresser un tableau du système
"'
. politico-administratif français, voire, avec un peu d'ambition, étranger. Cha-
que étude peut en effet faire apparaître une opération, un montage nou-
veau qui éclaire en retour une décision voisine. La méthode du surcode s'y .
"
éprouve et s'y affine.
'
Il reste, bien entendu, que cette vision d'ensemble, même suivie et véri-
fiée par les premiers résultats de la méthode, peut se trouver en butte à '
des phénomènes imprévisibles. '
Qui dira si l'énergie qui tient en place le système ne va pas se déplacer ?
Si des phénomènes transgressifs, des mutations ne vont pas surgir ? Quelque
imagination prospective qu'on puisse solliciter, quelque latitude d'opération
.
que donne le surcode, qu'il soit structural ou analytique, arrivera-t-on â
établir des lois de transformation si souples et si réglées qu'elle viennent : ' .
à bout de transgressions importantes ? A l'horizon de la recherche, existe '-.
' .
cette inquiétude, qui la fonde.
'
En effet, s'intéressant aux problèmes du changement qu'elle est appelée
à analyser, refusant et critiquant toute explication qui n'en tient pas compte, ;.
la théorie du surcode change-t-elle quelque chose pratiquement ? ':
'
Une première réponse - quelque peu perverse - consiste à dire
qu'une nouvelle analyse paraissant dans le champ théorique cause des '
perturbations importantes à long terme. Elle jette quelque doute sur la '-'
linéarité sereine de la décision. Les administrateurs interrogés avouent .
'
qu'effectivement la décision est le résultat d'un surcodage intensif. Moment '-
de réflexion qui influe peut-être sur leur propre pratique ; mais ne nous
racontons pas trop d'histoires. Tout en sachant qu'il vaut mieux regarder
à côté de l'objet visé, la tentation est trop forte de continuer à viser l'ob-
jectif en ligne droite. La réflexion de .1. Lacan : « Une étoile de cinquième
ou de sixième grandeur si vous voulez la voir, ne la fixez pas tout droit.
C'est précisément a regarder un tout petit peu à côté qu'elle peut vous
apparaître » 1, enchante l'esprit, pour autant qu'elle n'influence pas la pra-
tique de la majorité. ;
- D'autre part, la méthode du surcode proposée pour analyser des déci-
sions déjà prises, comme explication avancée, n'est pas normative : elle ne .
, dit pas comment prendre une décision, et refuse - d'après ses propres ,.
'
1. Jacques LACAN, « Du regard », Séminaire XI, p. 94.
349
.
ANNEXES
'
, 353
' .
23
' " -
..... '
c'est-à-dire le fuselage des avions. Tout ce qui a trait aux propulseurs et aux équipe-
ments se trouve à Paris (notamment la SNECMA).
La vocation aérospatiale relève donc de l'imagerie populaire : Ader, Mermoz,
Caravelle, Concorde, mots évocateurs liés à Toulouse. Il faut noter la puissance de
ce thème. Il est admis par tous, personne ne le critiquera. Aucune alternative de
localisation ne sera recherchée.
Toulouse, ville en déclin. La ville de Toulouse semble avoir été, tout au long
de l'histoire, le lieu de prédilection des crises. Si cette ville est finalement devenue
et restée capitale, cela aura été au prix de la plus grande incertitude, dans la plus
grande fragilité : catharisme, croisade contre les Albigeois, Inquisition, journées
huguenotes, inondations, épidémies, émigration. Comment s'étonner que Toulouse
soit la ville .où l'on compte le plus grand nombre de couvents et de monastères ?
Ainsi, depuis le xixl siècle, l'Aquitaine a subi une série de crises agricoles, paral-
lèlement au déclin de ses entreprises artisanales. En quatre-vingt-dix ans, presque
tous les cantons ruraux ont perdu plus d'un tiers de leur population. En 1954, le
département du Lot est deux fois moins peuplé qu'en 1850. Après la première guerre
mondiale, une forte immigration vendéenne et bretonne, mais surtout italienne
et espagnole, a été enregistrée ; nombre de fermes sont ainsi reprises, l'immigrant
montrant au Gascon la richesse de son pays.
Après la seconde guerre mondiale, et selon J.-F. Gravier : «...Le redressement
démographique n'a pas été décisif..., sans immigration, les effectifs adultes seraient
moins nombreux ou à peine plus nombreux en 1965 qu'en 1954 dans la majeure
partie de la région ».
La DATAR, dans le schéma prospectif de la France en l'an 2000 (octobre
1969), réaffirme : « Le taux de croissance annuel moyen de la population a doublé
dans la période 1962-1968 (1 %) par rapport à la période 1954-1962 (0,5 %).
Cette augmentation est due uniquement à l'augmentation du solde migratoire :
le taux de croissance migratoire moyen annuel est passé, en effet, de 0,2 % à 0,7 %,
alors que le taux de croissance annuel est resté constant (0,3 %) ». De plus, le
développement économique toulousain fut tardif, la bourgeoisie régionale préfé-
rant le commerce à l'industrie, et sans doute les « belles lettres » à toute activité
lucrative.
Les plus grands doutes pèsent actuellement sur le développement de cette cité.
Que la relance ait été recherchée dans l'accroissement du potentiel aéronautique
semble tout naturel au regard du signifiant affectif que nous dénoncions plus haut.
Troisième investissement : l'idéologie de l'aménagement du territoire. L'essentiel
de la philosophie de l'opération de Rangueil-Lespinet est contenu dans l'ouvrage
Paris et le désert français de J.-F. Gravier. Prêchant la revitalisation de la province,
J.-F. Gravier en vient à rechercher les éléments moteurs de ce renouveau, éléments
« capables d'entraîner le renversement souhaité de la tendance par une sorte de
réaction en chaine ». Il faudra donc des activités motrices qui ont pour trait commun
de « susciter une espérance collective », « un choc psychologique ». D'où la conclu-
sion : « L'élément qui détermine, le plus directement, la croissance économique
régionale est la présence d'un centre universitaire et spécialement d'un centre scien-
tifique ». « La concentration, à Toulouse, des organes directeurs de l'aviation
française (délégation technique du Ministère de l'air, centres d'essais, École supé-
rieure de l'aéronautique, etc.) permettrait une décentralisation plus complète des
usines parisiennes, notamment de la construction des moteurs et des ateliers sous-
traitants ».
J.-F. Gravier n'est pas seulement un visionnaire, il est acteur du processus de
décision. Nous n'en voulons pour preuve que le livre de M. Olivier Guichard
(alors délégué général de l'Aménagement du territoire) : Aménager la France.
L'auteur, dans un chapitre consacré aux métropoles d'équilibre, déclare : «Enfin,
354
, ... v, · . .
par les liens directs et indirects qui existent entre la recherche et l'industrie, il
apparaît essentiel pour les métropoles qu'elles disposent d'états-majors de cher-
cheurs, de laboratoires universitaires et privés ». Plus loin l'auteur écrit : a Le
processus d'industrialisation peut être encouragé par la décentralisation d'organis-
mes publics ou semi-publics ayant un pouvoir d'entraînement élevé. C'est le cas,
par exemple, des établissements d'enseignement supérieur ou de recherche dont la
localisation influence de façon certaine le comportement des entrepreneurs, et
'
peut contribuer dans certaines régions à la naissance ou au renforcement d'une
' vocation industrielle déterminée ». « C'est dans cet esprit qu'a été décidé le transfert,
à Toulouse, de plusieurs écoles (ENAC, Sup-aéro, et du Centre national d'études
spatiales). Ainsi sera réalisé, avec l'Université, un complexe de très haute valeur
scientifique, capable d'animer l'industrie aérospatiale dans le Sud-Ouest ».
. Toulouse, capitale de l'aéronautique, Toulouse ville en déclin, duel Paris-
province, tels sont les trois éléments isolables que l'histoire a forgés avant que la
décision de création à Toulouse d'un complexe aérospatial n'entre dans une phase
active. Ces trois énoncés sont là, en attente d'une utilisation objective ; mais déjà
agissant, poussant à la décision. La décision ne prendra corps que lorsque leur
synchronisation sera enfin assurée. Mais n'anticipons pas : nous sommes en 1955.
b) Énoncés de principe (1955-1963). Par décret-loi du 30 juin 1955, le gouver-
', nement met en place un Comité de décentralisation composé de deux sections,
l'une ayant la charge du secteur privé, l'autre du secteur public. Une double mission
est affectée à cet organisme : bloquer la croissance de la région parisienne, proposer
au gouvernement des mesures de décentralisation propres à contrevenir à la ten-
'
dance actuelle d'accumulation en région parisienne. La section du secteur public
embrassait presque exclusivement ce second aspect et devait plus précisément
faire l'inventaire des organismes pouvant sortir, sans faillir à leur mission, de la
région parisienne. Mission on ne peut plus large, presque naïve par son étendue.
. Cet inventaire devait, en fait, se concentrer sur les grandes écoles puisque le gouver-
nement avait inscrit cet objectif au programme fixé au Comité. La liste publiée
'
en 1958, par décret, ne comprend pas moins que toutes les grandes écoles ayant
leurs établissements à Paris. Toutes sauf une : Polytechnique, et nous verrons
'
par la suite combien cette absence devait peser sur la stratégie du décideur. Mais,
fait intéressant, Toulouse n'apparait toujours pas. Aucune étude sur la localisation
'
future des éléments décentralisables n'est effectivement entreprise.
La DATAR a vu le jour le 14 février 1963. La décision a été prise en comité
. interministériel du 31 juillet 1963. Avant 1963 et sans la DATAR, Rangueil-Lespinet
n'est qu'une constellation d'opérations ponctuelles ; de plus, il semble que le dossier
n'avance que lentement vers l'étape des réalisations. Les acteurs du processus cher-
chent sans trop y croire une solution minimale satisfaisante pour tous. La technique
semble ici être la sous-évaluation des obstacles et la réduction, même illogique,
de la taille de l'opération. Les Finances concluent un accord avec les Armées afin
de limiter le coût de la décentralisation des écoles aéronautiques. Pour que l'opé-
ration atteigne le niveau articulé de « complexe tertiaire il il va falloir attendre
l'énoncé des enseignants de l'ENSA et l'apparition, dans le jeu administratif, de la
DATAR.
C'est, en effet, du côté de l'ENSA que la solution est apparue. Les enseignants ..
de l'école, tout d'abord opposés à sa décentralisation, ont, dans un second temps,
compris tout l'intérêt qu'ils pouvaient en tirer. D'une position de principe ils évoluent
vers une attitude plus réaliste de négociation. Contraints et forcés, les enseignants
présentent un programme de revendications à satisfaire pour que tout se passe
sans histoires. Le Ministére des armées doit donc créer 20 postes d'enseignants à
plein temps, moderniser le matériel, mettre sur pied deux laboratoires de recherches...
L'élargissement des points de vue est consigné dans une note de la DATAR,
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356
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Envisager un transfert à Toulouse c'était donc couper l'école de ces concours extérieurs.
M. Donnadou propose trois types de solutions : reconstituer à Toulouse le contexte
existant à Paris ; créer une école dotée d'un corps enseignant propre (mais cette
solution est onéreuse) ; enfin une solution mixte consistant à utiliser les moyens
intellectuels existant à Toulouse. C'est cette troisième solution qui finalement re-
cueillera le plus de suffrages. Les besoins en personnel enseignant sont toutefois
évalués par M. Donnadou à 276 personnes, dont 101 professeurs et 175 assistants.
Mais là n'est pas la seule inflation : un autre poste, la recherche, est considéra-
blement gonflé. L'école ne demande pas moins que la création d'un centre de recher-
ches aéronautiques doté des moyens les plus modernes. Comment débloquer le ,
processus ? La DATAR s'en chargera dans la séquence suivante.
Problème du CNES et de quelques laboratoires. Cette question interfère à
trois niveaux : au niveau de la définition d'une politique de la recherche, au niveau
de la création du CNES, enfin au niveau du CNRS et de la localisation des la-
boratoires propres du CNRS.
- Une politique de la recherche. Définir une politique générale de la recherche
en France, telle est la mission fondamentale de la DGRST, organisme placé auprès
du Premier ministre et dont la création remonte au 28 novembre 1958. Chargée
tout d'abord de synchroniser les efforts de recherche des différents ministères, la
DGRST s'est rapidement constituée comme organisme d'étude pour tout ce qui a
trait à la recherche, mais aussi comme organisme de gestion d'actions prioritaires.
Elle dispose dans cette perspective de fonds propres mais intervient aussi dans la
répartition annuelle de l'enveloppe budgétaire consacrée à la recherche. La DGRST
a donc joué ici un rôle important. Tout d'abord en cherchant à mettre sur pied une
politique de localisation de la recherche, ensuite en proposant un programme de
recherches spatiales d'où est sorti le CNES.
C'est au titre de la programmation des investissements et dans le cadre de la
préparation du Cinquième Plan que la DGRST a commencé véritablement à se
poser le problème de la répartition régionale des moyens. Il s'agissait là d'une
approche nouvelle dans la mesure où la seule préoccupation de cet organisme
avait jusqu'alors simplement été de savoir s'il fallait ou non faire tel ou tel type
de recherche et quelle serait l'équipe capable d'obtenir les meilleurs résultats. Le
problème de la localisation de la recherche lui était tout à fait étranger. Toute-
fois, pour la DGRST, Toulouse présentait des caractéristiques intéressantes.
L'Université était dynamique et de bonne qualité ; plusieurs laboratoires, dont
le LGE, effectuaient des recherches de haute qualité ; enfin, sur le plan économique,
on pouvait arguer d'une vocation particulière. Pourquoi ne pas y transférer des
laboratoires du CNRS, pourquoi ne pas y transférer le CNES ?
- La création du CNES. L'ENSA n'accepte de partir à Toulouse que si son
environnement intellectuel est garanti. Le déplacement du CNES à Toulouse cons-
titue sur ce point une des grandes garanties. Toutes les pressions ministérielles
s'exercent pour que le CNES se déplace. Mais cet actant résiste. Pourquoi ? Ici,
quelques mots sur sa brève histoire. Le CNES a été institué par une loi du 19 dé-
cembre 1961. C'est un établissement public scientifique et technique rattaché au
Premier ministre, qui fait suite à une action concertée, lachée quelques années
auparavant par la DGRST. La question s'était posée, en effet, de savoir si la France
devait disposer d'organismes de recherche dans le domaine spatial. Deux facteurs
ont contribué à rendre la réponse affirmative : un extraordinaire enthousiasme pour
la recherche en ce début des années 1960, la présence d'une volonté présidentielle
dans la perspective d'un satellite français. La création du CNES entérinait ce mou-
vement.
Finalement, en très peu de temps, le CNES investit 35 millions de francs à
357
. -
_ ,
Brétigny. Il s'installera finalement sur 30000 m2 de terrains (alors que le CIAT
lui avait interdit de dépasser 10 000 m2). Comment envisager qu'il acceptât de
bon cceur un déplacement encore plus onéreux et qu'il lui aurait fallu financer par
lui-même ? Les pressions se font de plus en plus fortes et, le 31 juillet 1963, le
comité interministériel, conscient du problème, lie en une même décision la cons-
truction du complexe aérospatial à Toulouse et l'interdiction de tout développement
ultérieur du CNES à Brétigny, en limitant, aux 10000 m2 déjà exploités, les terrains
utilisables par le CNES en ce lieu.
- La localisation des laboratoires du CNRS. C'est surtout sous la forme de
laboratoires propres du CNRS que réponse sera donnée aux opposants du transfert.
Recherche et environnement intellectuel se matérialiseront en laboratoires propres
du CNRS. Les projets du CNRS à Toulouse comprennent : la création d'un labo-
boratoire d'automatique spatiale ; le transfert et l'extension du laboratoire d'aéro-
nomie. La DATAR, créée en février 1963, va peu à peu saisir les fils du dossier.
Elle débloquera la situation dans la séquence qui suit.
c) Exécution difficile (ler août 1963-1973). On perçoit ici l'existence de deux
sous-périodes, successives ; l'une qui va du 1? août 1963 à la fin 1964, et qui est
caractérisée par les déblocages administratifs opérés par la DATAR ; l'autre, à
partir de 1965 jusqu'à nos jours, caractérisée par des réalisations séduisantes mais
très partielles à tel point qu'on peu parler d'un échec relatif.
La DATAR débloque les dossiers (Ir août 1963-fin 1964) : le dossier ENSA-
grandes écoles. L'ENSA a fait monter des enchères durant la séquence précédente.
Le mécanisme est assez simple. Le corps professoral, l'association d'anciens élèves
refusent de partir à Toulouse. Ils craignent d'abord une perte de prestige.
Tous se passe ici comme si la DATAR s'était servie de l'attitude des opposants
de l'ENSA qui croyaient bloquer le processus en avançant des conditions très dif-
ficiles à réaliser et un coût financier élevé. Frein devenu moteur selon le processus
suivant : l'ENSA fait monter les enchères en croyant tout bloquer. La DATAR
prend la balle au bond et considère comme « raisonnables des revendications en
apparence excessives. Elle les défend et trouve les ajustements financiers indis-
pensables à la réussite de l'opération. Déblocage d'ensemble grâce au blocage
partiel d'un acteur.
C'est en novembre 1963 qu'éclate le conflit. En apparence la DATAR n'est pas
en cause. C'est un conflit Finances-Armées (ministère qui défend les revendica-
tions de l'ENSA). Les Finances refusent de payer les investissements supplémen-
taires sur le fonds de décentralisation. Leur thèse est simple : décentraliser n'est
pas créer. Toute création doit être imputée sur le budget des Armées. Le fonds de
décentralisation ne saurait financer que les transferts et pas les créations. Les Finan-
ces menacent de remettre en cause l'accord de base de 1961. Menace de rupture.
Même chose en mars 1964: les Finances refusent pour les mêmes raisons de finan-
cer la création du CERT (Centre d'études et de recherches techniques) pourtant
indispensable à la satisfaction de la revendication « environnement intellectuel ».
A nouveau, menace de rupture.
Le dossier CNES. Il s'énonce simplement. Déja développé à Brétigny avec de
coûteux investissements (35 millions de francs), le CNES fait la sourde oreille
lorsqu'on lui propose une décentralisation à Toulouse. Déjà en décembre 1963,
le Ministère de la construction avait proposé que le FNAFU prête au CNES les
sommes nécessaires à condition qu'il les rembourse effectivement par la suite. Pour
l'instant, le CNES freine.
Recherchant le compromis, la DATAR marque la volonté d'aller vite. D'où, dès
sa création, la réunion de nombreux conseils interministériels d'aménagement du
territoire, de comités restreints, de conférences interministérielles à la DATAR
358 .
'
' ' '
, , ,
par les chargés de mission. Dans cette même perspective, des pouvoirs accrus
sont donnés au préfet pour accélérer les procédures d'acquisition des terrains ;
un délai de six mois étant fixé pour l'achèvement des actions. La DATAR coupe
tous les circuits administratif traditionnels, efface tous les problèmes.
En mai 1964, la DATAR débloque le dossier avec les propositions suivantes :
1. elle propose un échéancier financier nouveau, indispensable en raison des inves-
tissements supplémentaires ENSA ; 2. elle propose d'engager la participation du
. FNAFU (en particulier pour un emprunt pour le CNES incapable avec ses propres
' fonds de financer sa décentralisation); 3. condition nécessaire de réussite du projet:
le CNES doit impérativement être décentralisé à Toulouse. Par cet énoncé global,
.. où chaque sous-système répond aux autres, elle ligote les participants.
.
Les Finances, dans un premier temps, répondent par la négative au nouvel échéan-
. cier. Mais la participation effective du FNAFU les rend non pas favorables, du moins
. silencieuses. Elles acceptent même d'augmenter de 35 à 44 millions l'engagement
, du fonds de décentralisation. Il n'y a plus d'obstacle financier. Dans ces conditions,
le CNES ne peut plus faire cavalier seul. Il est contraint d'accepter le principe de
la décentralisation. La DGRST n'est plus favorable, ni défavorable, puisque sa
rationalité est seulement celle du développement de la recherche.
Parallèlement, au niveau local, les énergies s'étaient tendues. Déjà la ville de
Toulouse avait décidé, le 3 février 1964 (vote du conseil municipal), l'octroi d'une
subvention d'un million de francs pour l'ENSA. De son côté, le préfet de région
.. multipliait les contacts au niveau régional et central et accélérait la constitution
du dossier d'acquisition des terrains.
Alors que les « ténors » étaient encore embarrassés et n'avaient pas trouvé la
, solution, les acteurs locaux facilitaient le processus. Ils dressaient des structures
, d'accueil permettant de « recevoir » la décision parisienne. Ils le feront : en montrant
' la richesse de l'Université de Toulouse ; en achetant un terrain, la propriété Courtois
' de Malleville. M. le doyen Durand, doyen de la Faculté des sciences, auteur de la réno-
vation de la Faculté de Toulouse, promet tout d'abord la création de plusieurs chaires
. pour les professeurs parisiens, ensuite une active collaboration des professeurs
toulousains aux enseignements des écoles d'ingénieurs. Il est de fait que cette faculté
pouvait apporter une importante contribution dans l'enseignement des sciences fonda-
mentales, domaine vers lequel elle était plus particulièrement orientée, mais aussi
en matière d'application de certaines disciplines à l'industrie.
Le doyen Durand disposait d'un allié sûr en la personne de M. Escande, direc-
teur de l'École nationale supérieure d'électronique et d'hydraulique de Toulouse
'
(ENSEHT) qui, lui aussi, mettra ses laboratoires à la disposition de l'école. Nous le
voyons, un réseau dense d'argumentations était développé par l'Université de Tou-
louse. Mais ce n'était pas le seul atout des n régionaux n. Le n coup » était gagné si
"
l'on parvenait à faire acheter par l'État la propriété de Maleville forte de 90 hec-
tares bordant le canal du Midi de l'autre côté de la Faculté de Rangueil. Proche
de Rangueil, le complexe aérospatial devait bénéficier du grand renom de la Faculté
de Toulouse, s'enrichir de maisons nouvelles tant pour les enseignants que pour
les élèves.
A la suite d'une procédure complexe le terrain est acheté. Pour finir, l'industrie
aéronautique toulousaine se mettait à la disposition des écoles supérieures : Sud-
aviation, forte de 212 ingénieurs dont 174 sont affectés au bureau d'études et parmi
lesquels se trouvent onze anciens de Sup-aéro ; Bréguet, avec 40 ingénieurs spécia-
lisés dans les domaines du calcul, du dessin, de la technologie et des plastiques ;
Potez, Latécoére, Turboméca aussi se proposaient de venir au secour de l'ENSA
pour reconstituer cet environnement parisien dont elle avait peur de se séparer.
Des réalisations partielles : un échec relatif (1965-1972). L'ENSA a été décen-
tralisée à Toulouse. La première pierre a été posée en octobre 1966 ; la première
3$9
rentrée date d'octobre 1968, et le transfert de septembre 1970. Les deux premiéres
tranches ont coûté 100 millions de francs (1 million, la ville de Toulouse; 38 millions,
le fonds de décentralisation ; 61 millions de FIAT). Mais à Paris, dans les locaux
mêmes qu'elle a abandonnés, boulevard Victor, s'est installé l'ENSTA qui regroupe
quatre corps : Génie Maritime (X), Poudres (X), Armement (X), Télécoms d'arme- .
ments (X). Avant 1966 il existait cinq corps : les quatres précédents plus le corps
des ingénieurs de l'air (X + civils). Aprés la réforme de 1966, il n'y a plus qu'un seul
corps : le corps des ingénieurs de l'armement.
Les quatre premiers relévent de l'ENSTA installée à Paris, le cinquième de
l'ENSA transférée à Toulouse. Choc psychologique très dur pour les élèves et les
professeurs de l'ENSA. On a déjà perçu dans la séquence précédente leurs résis-
tances et leurs craintes. Elles se trouvent ici vérifiées : les ingénieurs de l'ENSA sont
les seuls à avoir fait les frais de l'opération. Les autres restent à Paris et bénéficient
du prestige de Polytechnique et des grandes écoles d'application. Les ingénieurs
de l'ENSA se sentent frustrés et déclassés. D'autant plus que la décentralisation
du CNES est très limitée et les transferts et créations de laboratoires également.
L'environnement intellectuel est donc très défaillant. Et la décentralisation de
l'ENAC et l'ENICA ne suffisent pas à l'évidence à compenser ce manque.
La direction des programmes du CNES est restée à Brétigny. Or ce département
était essentiel à la condition de bon environnement intellectuel.
Les échecs et les difficultés en matière de laboratoires. En fait, il n'y aura dans
l'opération de Rangueil aucun transfert de l'aboratoire du CNRS. Le seul qui ait pu
faire l'objet d'une telle mesure était le laboratoire d'aéronomie installé au fort de
Verrières, mais dont la prégnance des liaisons avec le CNES interdira tout dépla-
cement. Pourtant, son directeur y songera un moment, mais déçu par l'accueil
toulousain, ébranlé par les événements de mai 1968, il abandonnera cette perspec-
tive. Aujourd'hui une place vide sur l'aire de Rangueil-Lespinet attend toujours sa
venue.
Il n'y aura plus de création pure car il ne faut pas croire que l'actuel LAAS,
de M. le professeur Lagasse, qui se trouve sur l'aire de Rangueil, est le LASS réclamé
par le général d'Aubigniére et le professeur Coulomb. Il s'agit en fait d'une partie
du laboratoire du Génie électrique interne à l'ENSETH dont l'activité a été fraction-
née. Il est surtout axé sur les problèmes d'automatique et de ses applications à l'es-
pace. Quant au CESRE du professeur Cambous, il vient lui aussi du fractionnement
de l'Université de Toulouse.
Donc, pas de transfert, pas de créations véritables, les laboratoires bâtis sur
l'aire de Lespinet sont tous de Toulouse.
Les industries presque absentes. Nous avons vu que la décision Rangueil-Lespinet
avait changé de signification au cours du temps. A la simple décentralisation du
départ s'était adjointe une problématique faite des revendications des enseignants
et d'une stratégie de la DGRT. Avec la DATAR, mais quelques années après sa
création seulement, un énoncé en termes de développement devait être formulé.
Pour obtenir un impact économique, il ne suffit pas de placer sur le campus des
grandes écoles liées sans doute à l'industrie mais incapables de jouer face à elles
un rôle attractif, ni d'y mettre des laboratoires universitaires dont on sait le mépris
pour la recherche appliquée. En fait, il ne restait comme moteur que le CNES. C'est
peut-être là que se trouve la raison de l'incroyable acharnement de la DATAR
à vouloir décentraliser le CNES.
C'était simplement oublier les caprices des Finances. En période de réduction
des dépenses de l'État, le premier poste à être visé est sans doute l'enveloppe spatiale.
On dit même que le Ministère des finances éprouvait une forte aversion pour le
programme spatial français. La question posée par le CNES à la DATAR, et par le
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3. MM. Borgoltz,Braun, Houé, Pujal. Séminairedu 3' cycle dirigé par MM. Henri Donzet, Robert
et LucienSfez,complétépar uneenquêtede LucienSfez.
Spizzichino
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public de Cergy - Ville nouvelle se rendent à Orléans et « découvrent l'aérotrain ».
Très favorablement impressionnés, ils pensent à son utilisation au bénéfice des
nouveaux centres urbains restructurateurs. M. Richard prépare un rapport som-
maire sur les avantages que pourrait escompter la ville nouvelle de Cergy d'une
ligne Cergy-Défense, heureux complément de ce qui est prévu par le schéma direc-
teur. Paul Delouvrier prend connaissance du dossier qui « voyage » et est transmis
à Piquard notamment (son ancien collaborateur du district). Le responsable des
activités tertiaires à la DATAR est convaincu de la nécessité de desserrer le ter-
tiaire dans la région parisienne et surtout en province.
En janvier 1971, l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région pari-
sienne (IAURP) est chargé par la DATAR de préparer un rapport plus fourni
sur une liaison Cergy-Défense par aérotrain et sa complémentarité par rapport
aux autres modes de transport. Le comité interministériel siège et décrète :
- la priorité aux transports en commun dans la région parisienne ;
- dans le cadre des efforts pour l'amélioration du confort et de la rapidité,
l'engagement de construire une ligne commerciale d'aérotrains. Ce but est lié au
développement des techniques modernes de transport.
Il faut réaliser la première ligne commerciale d'aérotrain de façon à pouvoir
permettre la promotion en vraie grandeur de cette technique française de trans-
port de pointe. A cette occasion on mentionne les lignes envisagées : « Orly-Roissy,
Paris-Roissy, Paris-Orléans et éventuellement une liaison avec les villes nouvelles ».
Le 29 mars 1971, aucun choix ferme : déception de la société aérotrain.
M. Pompidou confirme l'engagement du gouvernement dans cette affaire d'intérêt
national, tout en laissant entendre que la localisation n'est pas de son ressort.
La lutte se circonscrit bientôt à trois projets sur les sept « sérieux ", soit : Orly-
Roissy par : '
1. Joinville _' 1
2. La Défense ..
'
3. Porte Maillot
4. Etoile .
'
5. Paris-Roissy
6. Etoile-Orly ' '
7. Roissy-Saint-Denis '
Les trois retenus : _
1. Orly-Défense-Roissy '
2. Orly-Joinville-Roissy
'
3. Orly-Etoile-Roissy.
On va se convaincre petit à petit qu'Orly-Joinville-Roissy est la seule bonne
première ligne.
Les arguments sont les suivants. Pour la société de l'aérotrain il faut :
- faire la preuve technique de l'aérotrain dans des conditions d'exploitation
et de tracé minimisant les risques d'une réussite sans éclat,
- avoir une « vitrine internationale » (argument de M. Esambert, conseiller
technique du président de la République),
- arriver à faire la preuve financière de sa rentabilité sur un trajet où le tarif
ne joue pas 4,
- donner une réponse à l'approche du centre des villes très rapide par une cor-
respondance RER.
4. On notera dès ce moment du processusl'embarrasdu Premier ministre qui veut concilier les
exigencesdu prestigede l'Elysée,sa propre politiquesocialeet les exigencesde rentabilitédes Finances.
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363
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La direction de la SNCF publie dans Le Moniteur des TP ses projets de des-
sertes nouvelles dans la région parisienne (contre-attaque au « sucrage » prévisi-
ble des crédits de la Nancelle ?). Arguments : la réussite des villes nouvelles dépend
de la qualité de la desserte avec le centre de Paris. Les travaux vont commencer, dés
la fin de 1971, pour une mise en service fin juin 1974 en ce qui concerne Cergy : les
lignes ferrées prévues ont un financement assuré dans le Sixième Plan et la prépara-
tion préalable à la réalisation est achevée.
Le 29 juillet 1971, le conseil interministériel (avec la DATAR et le syndicat
des transporteurs parisiens) décide la liaison Cergy-Défense par aérotrain en rem-
placement de la voie ferrée prévue immédiatement; le tracé évite la forêt de Saint-
Germain. L'application de cette mesure reste soumise à l'accord du conseil d'ad-
ministration du district de la région parisienne. Celui-ci exige alors que les tarifs
soient sociaux et que l'Etat prenne à sa charge la différence. Le Premier ministre
s'y engage par une lettre confidentielle. Le conseil d'administration du district
vote alors les crédits en septembre 1971.
Sur dossiers, l'Etablissement public d'aménagement de la Défense (EPAD),
et l'Etablissement public Cergy admettent la possibilité technique d'insertion du
projet dans les infrastructures existantes et futures.
L'IAURP admet l'intérêt de l'aérotrain pour Cergy mais démontre également
l'urgence prioritaire de la voie ferrée sur l'aérotrain. La conclusion est changée
au dernier moment. Raisons : l'aérotrain permet d'excellentes liaisons de type af-
faires entre Défense et Cergy, et vraisemblablement le développement d'une ville
tertiaire liée aux sièges sociaux de la Défense (idée bi-pôle). Il met en péril l'urbani-
sation prévue à Cergy et peut uniquement renforcer la Défense (ville dortoir). Les
dépenses supplémentaires consenties par le gouvernement risquent de se faire au
détriment d'autres opérations indispensables dans d'autres secteurs de la région
parisienne. Sa conclusion défavorable, le 7 juillet, est remplacée par « oui pour le
pari ». Les autres actants se rallient 6.
La société de l'aérotrain trouve le projet plus difficile à réaliser et à exploiter
mais « il faut être content qu'une décision ait été prise ».
Mais une campagne de presse se développe. La décision apparait trop « ir-
rationnelle », y compris sur le plan financier.
Par ailleurs, le changement de localisation de l'aérotrain dans des zones for-
tement urbanisées exige un changement de moteur, beaucoup plus difficile à réaliser
et qui retarde d'autant le calendrier des opérations. L'affaire marque le pas. Paral-
lélement, au niveau « macro », la conjoncture n'est pas bonne. Une crise économique
importante s'annonce. Giscard d'Estaing devient président de la République. Or il
avait déjà manifesté ses réserves dans cette affaire. Le nouveau président annule
définitivement le projet en 1974.
6. Il faut noter que certains actants toujours favorablesà Orly-Roissy,préparent un dossier pré-
voyant le passageà l'Est par la ville nouvellede la vallée de la Marne.Ce projet est le pendantexact à
l'Est du projet Cergy-Défense à l'Ouest.Il a lui aussi sa rationalitésocialeet peut convaincrele Premier
ministre.Mais le projet est trop tardif pour être retenu. La décisiondevait être prise fin juin ou au plus
tard finjuillet,en raisondes menacesde retraitdes banquiers.
IV. Analyse des deux récits : RER et aérotrain 7 .
a) Traitement séquentiel
Application au RER
1. TABLEAUDES TRANSFORMATIONS
DES ACTANTSPRIMAIRESEST-OUEST
Actants
Demande Actants secondaires Transformations .
sociale primaires (lemédiateur)
II. TABLEAUSQUELETTIQUE
D'ÉVOLUTION .
367
,,
étrangers au monde administratif traditionnel, qui ne posent plus le problème en
termes de surcharge de transport mais en termes urbanistiques globaux. Dans
ce cadre, la solution RER change de sens: elle n'est plus un simple dessin d'ingé-
nieur mais une ligne structurante. Solution particulière d'une conception d'ensem-
ble incluse dans le PADOG, qui est alors facilement acceptée par les pouvoirs
publics en 1960-1961.
Résultat : la RATP chargée de la construction et de la gestion de la ligne Est-
Ouest se transforme et, sous l'impulsion vigoureuse de son nouveau directeur
général, M. Weil, crée une direction des travaux neufs et devient progressivement
capable (après de nombreuses difficultés surmontées et grâce à elles) de répondre
à la situation. Dans ce moment-là, un deuxième médiateur s'est substitué au premier :
c'est l'IAURP-district-Delouvrier. La SNCF, elle, ne change pas : elle est encore
en dehors des événements. Elle n'a pas encore décodé le message de la demande
sociale et donc s'immobilise.
2. Commentaire du tableau des séquences. C'est le résumé synthétique de l'en-
semble ; modèle très abstrait qui révèle la structure interne identique de tous les
autres modèles :
'
- demande sociale faible : pas de solution ;
- demande sociale forte : solution de principe ; .
- difficultés d'exécution : tendant à remettre en cause le principe.
Pour l'Est-Ouest et la Nord-Sud, les trois séquences se suivent dans cet ordre
et s'articulent rigoureusement.
La décision est partagée en séquences qui s'articulent rigoureusement l'une sur
l'autre et dont la structure interne est toujours identique : demande (manque)-quête-
réparation. Cette trilogie revient toujours. '
A l'évidence dans la première séquence :
- demande faible ;
- quête ;
- réparation faible (purement intellectuelle et sur le plan pratique ne débouche
pas).
A l'évidence dans la deuxième séquence :
- demande forte ;
- quête ;
- réparation (solution pratique trouvée et énoncé de principe adopté) ;
et dans la troisième séquence :
- demande de réalisation ; .
- quête (difficile tension) ;
- réparation (réalisation opérée et tronçon central finalement décidé).
La décision est agie par des actants principaux et secondaires.
Principaux : les héros (RATP, SNCF), falots au départ, sont transformés en
héros valeureux à la fin. Situation qu'on retrouve dans beaucoup de contes ou de
mythes.
La princesse ou le trésor que recherchent les héros dans les mythes est, bien
entendu, le RER lui-même.
Secondaires : présence d'alliés ou d'ennemis. Mais surtout apparition de l'étran-
ger, ni chair ni poisson, ni ciel ni terre, qui n'appartient pas à la hiérarchie admi-
nistrative traditionnelle, et, donc, peut transformer plus facilement que tous les autres
les données. Mais qui non plus n'est pas coupé de cette hiérarchie. L'équipe du
SARP-Gibel et l'IAURP-district-Delouvrier appartiennent à l'administration,
mais les fonctions de coordination (faibles pour SARP-Gibel et puissantes pour
IAURP-district-Delouvrier) permettent de casser la hiérarchie traditionnelle de
l'administration.
368
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8. Anthropologie
structurale,
p. 248. ,
'
369
24 ,'
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O Pour Contre
.. .Compagnies aériennes '
1 _
/ Jfinistérc des Transports, etc. _ ,
Cergy-Défense 1 Aéro p ort S.N.C.F. Î
1 -
1. A. U. R. P. 1
Roissy Datar FIR'.4\'CES
F/A'.4.YCE'S "
/ R.A.T.P.
Orly Société Aérotrain 1 .
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10. Il était égalementexclu de prolongerle métro intra-murosen dehors de Paris. La RATP voulait
absolumentun tarif difiérenciéà partir des portesde Paris, ce que le prolongement
du métro aurait empêché.
I1. Une directionde la banlieuea été créée à la SNCF et confiéeà un importantdirecteur,en 1970...
372 , .
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' . >' >l . , ..
Est-Ouest a donc été prise au croisement de ces deux torsions : première torsion
issue elle-même du croisement des deux sous-systèmes demande sociale et aména-
gement, deuxième torsion issue d'une erreur de la SNCF.
Le résultat de ces torsions diverses ne pouvait être qu'ambigu et multifinalitaire :
la ligne Est-Ouest est un peu structurante à l'Est (satisfait donc un peu la finalité
initiale des aménageurs), répond à la pression sociale des zones déjà urbanisées
(le poujadisme des riches est ici satisfait), répond à l'angoisse de la RATP (qui
aurait pu doubler sa ligne n° 1 mais qui trouve ici une satisfaction minimum)
et répond à l'angoisse de la SNCF (qui ne trouvait pas à l'époque d'autre solution).
Finalités flottantes en surimpression qui se sont toutes cristallisées sur la ligne
Est-Ouest.
Reste à expliquer le déclic : ce détonateur de l'opération sera l'aménagement
de la Défense lui-même inscrit dans le PADOG. C'est toujours le même surcodage
urbanistique, mais ici au niveau du déclenchement des opérations : nécessité d'une
liaison ultra-rapide Défense-Etoile. Le comité interministériel de 1960 (voir récit)
prend alors la décision de réaliser un métro « à grand gabarit » entre Etoile et la
Défense. « Grand gabarit » signifie refus du métro intra-muros, signifie donc première
portion d'un tracé RER. Mais personne ne le dit si tout le monde y pense. Inévita-
blement, un an plus tard, le même comité décide la ligne Est-Ouest.
On a pu apercevoir ici tout l'intérêt de la méthode du surcode pour localiser
le changement. Le surcode signifie que le changement intervient aux lieux de frot-
tement entre les codes, frottements qui emportent des torsions qu'on appelle vulgai-
rement création. Ceci implique que le changement n'est pas localisé dans le noyau
du système (illusion du juriste ou du politiste exclusivement préoccupé par le jeu
politique). Pas plus n'est-il localisable en dehors du système, grande illusion gau-
chiste dont les événements ont raison. Le changement se situe dans ces zones
intermédiaires, zones marginales où chacun des sous-systèmes se frottent entre
eux. La décision RER a démontré et à la fois enrichi la théorie : surcodage de la
décision de principe grâce au PADOG surcodeur. Surcodage de la pression sociale
qui détourne le PADOG des finalités initiales. Surcodage de l'erreur de la SNCF
qui « cloue » le choix et empêche toute autre possibilité d'intervenir. Surcodage
enfin de l'opération Défense latérale par rapport à l'opération RER et qui va en
être l'amorce. Cette latéralisation de la décision est un des critères les plus sûrs
du surcode. Les intentions vécues des acteurs sont dans un certain sens linéaires.
L'intervention d'un, deux ou plusieurs sous-systèmes étrangers latéralise la déci-
sion et l'effet final est tordu et surprenant. Cette latéralisation du surcode éclaire
la décision aérotrain.
Le repérage du changement dans la décision aérotrain.
Ici encore, la méthode du surcode prouve sa fécondité. Si l'on admet que le
changement intervient au lieu de frottement des sous-systèmes et de leurs torsions,
il devient facile de repérer ces torsions dans la décision aérotrain.
Première torsion : un message émane du milieu technique. C'est la poussée
de la société aérotrain qui le canalise. Cette poussée exclut la province (peu ren-
table et peu propice à l'opération « vitrine internationale »). Cette poussée finit
par le mieux s'imposer dans la liaison entre ces deux aéroports Orly-Roissy. Cette
solution est la figure idéale pour la société aérotrain. Mais le message est tordu
par le gouvernement à son niveau le plus élevé. Le comité interministériel et
Georges Pompidou personnellement prennent acte du rôle de l'aérotrain pour le
prestige international de la France. Ils constituent ainsi à eux seuls une poussée
autonome politique de prestige ». Cette poussée traduit le message société aérotrain
non plus en termes de figure idéale mais en termes de « il faut faire un aérotrain
quelle que soit sa localisation ». Déjà donc la solution aéroport bat de l'aile à rai-
373
son du silence même des gouvernants. Ce changement est intervenu ici au croise-
ment même des deux sous-systèmes.
Deuxième torsion : le ministre des Finances reçoit le message de la figure idéale,
le rejette comme trop onéreux. C'est une torsion tellement tordue qu'elle aboutit
ici à l'annulation du message. La société de l'aérotrain et les aéroports c ravalent ..
leur message.
Mais les finances ont reçu également le message du gouvernement. Elles ne le
tordent pas car il est impératif. On trouvera donc une autre solution.
Troisième torsion : les aménageurs (DATAR, IAURP, préfecture de région,
mission ville nouvelle de Cergy) tordent alors à nouveau le message technique de
la société aérotrain. Celle-ci avait exclu la province de ses préoccupations. Or la
décision sera prise en raison notamment de la pousée des aménageurs (décentrement
du tertiaire et branche Cergy-Roissy, premier tronçon d'un futur aérotrain Paris-
Cergy-Le Havre). De plus, autres préoccupations d'aménagement : création d'un
bipôle Cergy-Défense. Finalité générale ici, l'aménagement, qu'il s'agisse de la dé-
centralisation ou du desserrement de l'étau de la région parisienne.
Le message technique était principal : création d'une vitrine internationale
favorable au développement d'une technologie de pointe. Il devient accessoire
à une opération d'aménagement et n'arrive même à se réaliser qu'à travers elle.
C'est encore au croisement des deux sous-systèmes, aménagements et aérotrain,
que le changement intervient.
Quatrième torsion : le message du RER en sa branche Nord-Sud est tordu au
point d'être annulé dans ses principaux effets. Le RER Nord-Sud dérivait de la
nécessité de rapprocher par une liaison ultra-rapide la ville nouvelle à Paris. Or
l'affectation des crédits de cette branche du RER à l'aérotrain fausse totalement
le message. Les capacités de l'aérotrain ne sont pas les mêmes ; il ne conduira d'ail-
leurs pas les usagers de Cergy à Paris ; enfin, le transport sera plus onéreux (et
trop onéreux pour les catégories sociales défavorisées rejetées à la périphérie).
Mais c'est une solution qui « arrange bien des acteurs, solution qu'en termes
de théorie des jeux on pourrait appeler du « moindre regret ». Pour tous, c'est une
divine surprise. L'aérotrain pourra voir le jour, les crédits sont là, présents sans
qu'il faille s'inquiéter.
C'est encore à l'intersection des deux sous-systèmes RER-aérotrain que se
traduit la torsion créatrice de changement.
Cinquième torsion : le Premier ministre de la nouvelle société tente de justi-
fier la décision Cergy-Défense par des préoccupations sociales. Il est vrai que la
liaison Cergy-Défense est plus « sociale » que la liaison entre aéroports destinée
à une riche clientèle internationale. Il est vrai qu'une fois la décision de principe
aérotrain prise, il valait mieux, au regard des critères sociaux, la faire servir à des
buts d'aménagements entre villes nouvelles. Mais il est également vrai que des deux
hypothèses RER Nord-Sud ou aérotrain, c'est la solution aérotrain qui est la moins
sociale. C'est donc par un énorme paradoxe que le Premier ministre a pu justifier
socialement la décision.
Mais cette justification idéologique a sa logique propre : dès lors que l'aéro-
train est censé provisoirement remplacer une ligne sociale, le conseil d'adminis-
tration du district va exiger à cet égard des garanties : les tarifs sont sociaux. La
promesse en est formellement faite par le Premier ministre dans une lettre confi-
dentielle. Le CA du district peut donc approuver finalement la décision. Cette
torsion supplémentaire et en apparence purement idéologique aura donc emporté
un changement supplémentaire dans la gestion du futur aérotrain. Ici encore, c'est
au croisement des sous-systèmes politiques du Premier ministre et de la décision
Cergy-Défense.
Les latéralisations successives de la décision sont aussi évidentes dans le cas
374 .
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de l'aérotrain. Mieux, on l'a vu, ces deux décisions se latéralisent l'une l'autre.
C'est la méthode du surcode qui permet à la fois le découpage structural du réel
et l'interprétation des torsions créatrices des messages.
Mais la méthode du surcode présente encore des possibilités supplémentaires.
On peut en effet remarquer qu'elle a seulement servi jusque-là à localiser le change-
ment. Mais l'étude du changement en lui-même, avec ses lois et ses structures
propres, n'a pas été abordée. La méthode du surcode fournit ici encore un instru-
ment d'analyse utile.
c) L'étude de changement : le surcode structural. On travaillera ici sur trois
opérations de l'inconscient.
Le déplacement.
Une définition sommaire. Le déplacement : opération pour laquelle l'investis-
sement se transporte d'une représentation à une autre ». Suivant la définition même
de Freud que nous rapportions tout à l'heure, le déplacement peut se repérer dans
les décisions RER et aérotrain à plusieurs niveaux :
- la figure (l'objet de la décision) se déplace ;
- les actants échangent (déplacent) leurs finalités ;
- des justifications a posteriori déplacent les finalités des actants pour conso-
lider la figure.
Comment peut-on appliquer cette opération aux décisions RER et aérotrain ?
1. Le RER Est-Ouest. Cette décision est le fruit d'au moins deux déplacements.
Le premier est l'effet de l'intervention de la demande sociale : il est clair que la poussée
technique (projet d'ingénieur) n'était devenue crédible qu'en raison de la médiation
urbanistique du RER-ligne structurante. Mais cette structuration n'avait de sens
principalement et par priorité que dans l'axe Nord-Sud. Par définition, l'axe Nord-
Sud n'avait encore aucune pression sociale pour le soutenir. Au contraire, l'axe
Est-Ouest était poussé par la pression sociale. C'est l'axe Est-Ouest qui est décidé.
La finalité initiale - celle-là même qui a permis à la décision de principe de voir
le jour - disparaît en partie. Des satisfactions partielles à la poussée libidinale du
départ demeurent cependant : d'abord, l'Est-Ouest est partiellement structurant
(dans sa branche Est). Ensuite, le fait même d'avoir décidé l'axe Est-Ouest signifie
que l'opération RER est engagée, et qu'en conséquence un jour l'axe Nord-Sud
sera réalisé. L'axe Nord-Sud s'est v4 indûment remplacé par l'axe Est-Ouest. Mais
cette substitution (classique dans le modéle psychanalytique) cache en fait l'objet_
substitué. La Nord-Sud est tapie derrière l'Est-Ouest. Elle était déjà là un peu der-
rière l'Est-Ouest. Elle devient un jour inéluctable grâce à l'Est-Ouest et quelles
que soient les périphéries ultérieures.
Deuxième déplacement : il est dû à l'intervention de la SNCF et à sa fausse
prévision. Le premier déplacement n'était pas suffisant pour entraîner la décision.
Qu'on en juge : celle-ci n'était devenue possible qu'à raison de l'émergence d'une
finalité nouvelle. Or, cette finalité s'était elle-même affaiblie en bonne partie. On
voit mal comment une poussée peut être à la fois énergétique, efficace et mutilée.
D'autant qu'une solution de remplacement existait : le doublement de la ligne
n° 1, Vincennes-Neuilly, réponse à l'angoisse de la RATP, réponse seulement
partielle au problème d'ensemble, mais réponse possible si on la combinait avec
une amélioration, en confort et en rapidité, des chemins de fer de banlieue à l'Est
et à l'Ouest de Paris.
Cette solution aurait pu voir le jour sans la fausse prévision de la SNCF qui
a latéralisé une seconde fois la décision : dès lors que la gare Saint-Lazare allait
- pensait-on - craquer, le doublement de la ligne n° 1 n'était pas une réponse pos-
sible. La seule réponse donnant une satisfaction libidinale minimum aux trois
systèmes, aménagement, RATP, SNCF, était donc la solution RER Est-Ouest.
Elle décongestionnait la gare Saint-Lazare par la création d'autres gares dans
' "
375
Paris (satisfaction SNCF). Elle décongestionnait la ligne n° 1 puisqu'elle était
une ligne parallèle à elle (satisfaction RATP). Enfin, elle permettait de structurer
partiellement la banlieue Est de Paris (satisfaction pas totale mais minimum de
l'aménagement). L'effet en fut, on l'a vu, la création d'un axe à multi-finalités
flottantes analogues à certaines productions de l'inconscient.
2. L'aérotrain. Cette décision est traversée au moins par deux déplacements.
Premier déplacement : le premier dérive du transfert de crédits d'un tronçon
RER Nord-Sud à l'aérotrain. Mesure technique qui a permis, on l'a vu, directe-
ment la décision finale. En apparence, l'opération est anodine. Analysée en termes
de déplacement elle devient capitale. L'aérotrain était envisagé comme une opéra-
tion secondaire permettant la création d'un bipôle Cergy-Défense. Le RER Nord-Sud
était l'opération principale permettant de lier Cergy au centre de Paris à des con-
ditions de vitesse et de confort acceptables pour des masses de voyageurs voyageant
à des tarifs sociaux. L'affectation des crédits RER à l'aérotrain modifie la figure :
de secondaire qu'elle était, la ligne devient principale. L'autre est provisoirement
annulée. L'aérotrain est devenu figure de substitution du RER. Cette substitution
n'assure pas les satisfactions précédentes : vitesse et confort seront peut-être plus
grands, mais ce n'est plus Paris qui est relié à Cergy, c'est la Défense ; ce n'est
plus pour des masses de voyageurs ; l'aérotrain ne pourra pas en transporter beau-
coup ; enfin, les tarifs sont ici en principe plus élevés car la technique l'exige.
Mais cette figure de substitution cache ici encore la figure substituée puisque
le gouvernement, conscient de cette insatisfaction partielle, a tenté de la réduire :
les tarifs seront sociaux, c'est-à-dire très voisins de ceux qu'aurait exigés la technique
RER. C'est le gouvernement qui paiera la différence.
Or, ce passage substitutif du secondaire au principal est très connu dans le
modèle psychanalytique. Ce rapprochement permettra par la suite de nouvelles
analyses.
Deuxième déplacement : les actants ont tous dans cette affaire changé partiel-
lement de finalité. Il en est ainsi de la DATAR à finalités flottantes depuis le départ
(technologie de pointe ? prestige international de Paris ? aménagement du territoire
et décentrement du tertiaire ? 12), de la société de l'aérotrain (se développer à tout
prix, certes, mais la décision finale est objectivement la moins favorable pour elle
et sa satisfaction n'est que partielle), des aéroports (dont la finalité a été déplacée
et tordue au point d'être annulée 13), de Cergy (peu motivée au départ, à finalité
de bipôle avec la Défense par la suite), du gouvernement lui-même (technologie
de pointe et prestige international de la France, mais mâtinée d'une finalité sociale
supplémentaire qui a des effets directs en matière de tarifs). On pourrait multiplier
les exemples. Les déplacements de finalités sont innombrables dans cette affaire.
La condensation.
Une définition sommaire. La condensation qui concentre les investissements de
plusieurs représentations sur la représentation privilégiée par le contre- investissement
la condensation est, elle aussi, repérable à plusieurs niveaux :
- condensation de figures (l'objet de la décision est un multi-objet : l'aéro-
train Cergy-Défense est aussi le RER et aussi l'antenne ferrée) ;
- condensation des finalités des actants.
12. On peut ajouter que la finalité principaleDATAR dans cette affaire était la recherche-dévelop-
pement. Cette finalité pouvait emporter l'idée d'investissements considérablessans rentabilitéimmédiate.
Raisonnementinacceptablepour les Financesqui ont surajoutéà la finalitéinitiale celle de moindreprix
et de rentabilitéimmédiate.Dans toute cette affaire,les finalitésmultipleset nottantesde la DATAR l'ont
plutôtdesservie.Elleest apparueà la fois puissanteet irrésolue.
13. L'aéroportde Paris sembleimpuissantà imposerses stratégies.Qualifiésouventde « hautain et «trop
richeil il est isolé dans la configurationadministrativeet perd, semble-t-il, systématiquement dans ce
type de jeu. Toute une étude de l'aéroport de Paris mériteraitd'être poussée :elle expliqueraitses dif-
ricultésavecl'environnementadministratif.
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- Orly-Etoile-Roissy ; '
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- Orly-Maillot-Roissy ; , .."
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- Etoile-Roissy ; ...
- Etoile-Orly ;
- Roissy-Saint-Denis ; .
- Joinville-Orly (ou Joinville-Roissy).
Le veto des Finances élimine Orly-Joinville-Roissy. Il restait donc théorique-
ment toutes les autres possibilités. Comment se fait-il qu'aucune d'entre elles
(ou fraction d'entre elles) n'ait été réétudiée par la suite ?
Sans doute, peut-on éliminer les quatre premières solutions : elles se ressem-
blent : de ce groupe de quatre, la liaison par Joinville avait été retenue comme
la moins coûteuse, la plus rentable et permettant le mieux des vitesses de pointe
démonstratives de la technique nouvelle. La solution la meilleure ayant été rejetée,
il est naturel que les trois autres l'aient été ipso facto.
On comprend encore l'élimination automatique de Etoile-Orly et Etoile-Roissy :
on sait en effet que la liaison totale Orly-Roissy par Etoile coûtait 1 100 millions,
soit presque le double du coût de Orly-Joinville-Roissy. Par conséquent, Etoile-
Orly, coûtant 600 millions (de même qu'Etoile-Roissy), soit le prix même de la liaison
Orly-Roissy par Joinville, on comprend bien que celle-ci, refusée pour des raisons
financières sur la totalité du parcours à l'Est, n'allait pas être acceptée sur la moitié
du parcours à l'Ouest. D'ailleurs, les promoteurs n'acceptaient de s'engager que
sur le parcours Est et refusaient d'envisager le passage par l'Etoile. Enfin, la
solution par l'Etoile était fort gênante pour les responsables de Paris (travaux dans
le Bois de Boulogne, protestations des élus, etc.).
On comprend encore l'élimination de la solution Roissy-Saint-Denis, solu-
tion farfelue préconisée un moment, sans beaucoup de conviction, par le Ministre
des finances. Solution économique, sans doute, mais peu utile : on voit mal des
voyageurs internationaux s'arrêter à Saint-Denis et y supporter une rupture de
charge.
On comprend encore que la solution Joinville-Roissy n'ait pas été retenue.
Les calculs n'avaient-ils pas montré qu'elle ne serait réellement rentable qu'à partir
de 1985 ?
Mais on ne comprend plus du tout que la solution Joinville-Orly n'ait pas
été retenue : elle aurait coûté seulement 300 millions de francs et aurait permis
de relier un aéroport existant au RER Est. C'eût été le premier tronçon de la liai-
son Orly-Joinville-Roissy qui est toujours reconnu souhaitable aujourd'hui par
le comité interministériel.
Sans doute explique-t-on la solution Cergy-Défense par la nécessité de trouver
des crédits déjà existants dans l'enveloppe Ministère des transports, dans son enve-
loppe région parisienne.
Mais cet argument est inopérant puisque les crédits RER auraient pu être
affectés aussi bien à l'opération Joinville-Orly qu'à l'opération Cergy-Défense 14.
On remarquera également que la Nord-Sud est toujours prévue, si bien qu'on
devra trouver les mêmes crédits une seconde fois. Finalement, l'idée de mettre
l'aérotrain à la disposition des populations, à des tarifs sociaux coûte très cher au
gouvernement qui subventionnera chaque année la société gestionnaire 15.
De même, le projet Orly-Joinville-Roissy n'a pas été éliminé. Il est en instance
et on affirme dans les milieux autorisés qu'il se fera un jour. Encore un coût sup-
plémentaire. Un argument de plus : la ligne Cergy-Défense traversera des zones
14. N'oublionspas en effet que Cergy-Défense ne remplaceen rien l'opérationRER. Elle ne relie
pas Cergyà Paris :pas au mêmeprix,pas les mêmespopulations,etc.
15. Il la subventionnera au moins tant que la Nord-Sudne sera pas effectivement
construite.Cinq ans
au moins,peut-êtredix ans...
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378
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plus urbanisées que les zones de l'Est du projet Orly-Roissy. Résultat simple : le
moteur à hélice carénée trop bruyant doit être remplacé par un moteur à turbine,
changement coûteux.
Finalement, l'opération Cergy-Défense, déjà non inéluctable, coûte plus cher
que l'opération par Joinville. On ne comprend donc pas rationnellement la décision
Cergy-Défense.
Le fractionnement en deux de l'opération Orly-Roissy-Joinville aurait proba-
blement été plus intéressant pour le Ministère des finances que la solution Cergy-
Défense : certainement, plus encore, pour la société aérotrain et le gouvernement
(vitrine spectaculaire), et bon pour l'un des aéroports (alors que la solution Cergy
est tout simplement irrecevable pour les aéroports).
La solution Joinville-Orly était possible et souhaitable pour de nombreux
actants. Cette solution a été écartée initialement une fois au profit de la « belle »
liaison Roissy-Joinville-Orly et n'a jamais été réétudiée par la suite, aprés l'échec
de la solution retenue. Pourquoi ? Aucune explication satisfaisante, « rationnelle »
au niveau du vécu n'a pu intervenir qu'en raison de la médiation des aménageurs
c'est expliquer le choix de la solution Cergy et non l'élimination de solutions
comparables ou même meilleures au regard de la rationalité des acteurs déjà engagés.
On avance alors ici une hypothèse : est-il possible de revenir en arrière ? N'est-
ce pas très « coûteux » affectivement ? Il y a eu désinvestissement sur les deux
projets en question. N'était-il pas là un phénomène fréquent dans le modèle psycha-
nalytique ? Et ne préfère-t-on pas dans ce cas une fuite en avant dans une troisième
solution plutôt qu'un retour affectivement coûteux à des hypothèses anciennes ?
Réinvestissement douloureux et impossible sur une même personne après un
amour malheureux : réinvestissement douloureux et impossible d'un auteur sur
un livre déjà écrit et qu'il ne peut transformer, préférant souvent une autre voie ;
réinvestissement douloureux et encore impossible dans de nombreuses décisions
politico-administratives et les exemples historiques ne manquent pas. Hypothèse
séduisante dont il faut tracer les contours, les limites, les conditions d'exercice :
il y aurait probablement des cas où le réinvestissement est possible. Quel serait
alors le seuil ? On aperçoit ici le champ de recherche ouvert.
Appliquée à la décision aérotrain, cette hypothèse éclaire des aspects assez
incompréhensibles sans elle.
Le fait d'avoir choisi Cergy-Défense sans avoir réétudié la solution mentionnée 16.
Le fait que la solution Cergy finalement choisie par la fuite en avant ne satis-
fait finalement que peu d'actants et les satisfait partiellement (sauf Poniatowski,
député du Val d'Oise).
En effet :
- la mission de la ville nouvelle de Cergy était loin d'être unanime (elle a été
hésitante dans cette affaire : Cergy ville-dortoir) ;
- le préfet du Val d'Oise était hostile pour la même raison ;
- l'établissement public de la Défense ne gagnait pas tellement à cette affaire.
Il craignait au surplus la concurrence de Cergy pour les bureaux. Enfin il ne savait
pas où placer la gare ;
- la société de l'aérotrain a bien été obligée d'accepter car sa situation financière
était délicate. Mais l'aspect spectaculaire de la vitrine internationale s'est beaucoup
atténué avec la solution Cergy. Au surplus il fallait refaire tous les calculs (réin-
vestissement douloureux sur une autre chose) ;
- les aéroports ont tout perdu (provisoirement au moins) ; .
- la SNCF a perdu son antenne ferrée (provisoirement au moins) ;
- le Ministère des transports, fougueux partisan de la liaison entre aéroports
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379
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y
favorisant le mieux la technologie de pointe, a beaucoup perdu ;
- le gouvernement a eu beau justifier après coup par sa politique sociale : la
solution Cergy-Défense est cependant moins sociale que la solution antenne ferrée
RER Nord-Sud ;
- le Ministère des finances n'a pas obtenu la solution la moins coûteuse (la
Nord-Sud se fera quand même et les tarifs sociaux Cergy-Défense coûteront cher) ;
- le schéma directeur de la région parisienne n'est pas respecté dans une préoc-
cupation essentielle : le rééquilibrage à l'Est.
Une objection. On fait remarquer ici que Cergy-Défense n'est pas vraiment
une décision à l'Ouest. Ce serait une sorte de super-Ouest ou d'extra-Ouest. On
ajoute que d'ailleurs les villes nouvelles de la région parisienne n'offraient pas de
possibilités illimitées et que Cergy, l'une des plus avancées, était donc une bonne
solution.
'
Raisonnement serein et justificateur qui ne résiste pas à une constatation :
on remarque une fois de plus que l'Ouest est objectivement avantagé, que cette
avance objective de l'Ouest dans l'élaboration des villes nouvelles a conduit naturel-
lement a l'avantager encore par une liaison aérotrain. Les raisonnements les plus
« naturels comme les plus subtils ne feront pas oublier que la ligne Cergy-Défense
est à l'Ouest et non à l'Est de Paris.
La DATAR a justifié la décision par l'aménagement du territoire (premier
tronçon d'un aérotrain Paris-Rouen-Le Havre). C'est peut-être ici que la justifi-
cation semble la plus authentique. Mais on remarquera que les finalités de la
DATAR ont été depuis le départ multiples et flottantes (défense initiale de Cergy-
Défense, défense de Etoile-Roissy, prestige international de Paris, défense de Orly-
Joinville-Roissy, prestige international de la France, projet rentable).
Pourquoi dés lors la DATAR a-t-elle choisi la finalité aménagement du ter-
ritoire plutôt que telle ou telle autre qui ressortirait de son champ de préoccupa-
tion ? C'est toujours notre hypothèse qui éclaire ce choix.
L'IAURP : nul n'ignore que cet organisme était plutôt défavorable à la solution
retenue, mais a changé le texte de son rapport à la dernière minute et sur ordre.
L'attitude de la préfecture de région était également très mitigée : cet actant s'est
lui aussi rallié en bout de course.
Il est vrai que la branche Orly-Joinville n'était pas très facile car elle couvrait
la zone la plus urbanisée (bruit, expropriations, autant d'inconvénients). Mais a-t-on
seulement réexaminé le problème, refait les calculs ? C'est précisément ce qui
n'apparaît pas dans l'étude qui a été conduite.
Le seul argument en apparence défavorable à l'hypothèse réside dans l'existence
de l'étude Cergy-Défense depuis le départ (décembre 1970, janvier 1971, IAURP).
Comment expliquer qu'on ait réinvesti sur lui ? Nous ne croyons pas cette objec-
tion convaincante : c'était le premier projet, mais il était le plus éloigné dans le
temps. Il avait été vite oublié. Il pouvait apparaître cinq mois plus tard comme
nouveau et faciliter ainsi la fuite en avant. Au contraire, les projets non réétudiés
venaient d'être éliminés un mois plus tôt. Au surplus - autre emprunt au modèle
psychanalytique - ils avaient été affectés par contagion dans l'échec de la solution
liaison entre aéroports. Car on remarquera que toutes ces solutions avaient en
commun de lier des aéroports à Paris.
Un échec sur l'une d'entre elles ne pouvait qu'affecter - infecter - les autres.
Au contraire, la solution Cergy apparaissait totalement différente : elle ne reliait
plus les aéroports entre eux ; elle ne reliait plus les aéroports - ou un aéroport -
à Paris ; elle ne reliait d'ailleurs plus rien à Paris.
Elle reliait un point totalement étranger à la solution précédente à un autre
point encore étranger à la même solution. Cette extranéité permettait donc mieux
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380 .
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17. Vraiment,dira-t-onici, t'affectationdes crédits RER s'expliquepar le cousinagedes opérationsRER
Cergy-Pariset aérotrainCergy-Défense. Cergy, dans un cas, est relié à Paris selon certainesconditionsde
fréquenceet de nombrede voyageurs.Cergy,dans l'autre,est relié à la Défensedans des conditionstotalement
différentes.Le seul cousinageest dans le point de départ. Le point d'arrivéeest différent.Les conditionsde
parcoursdiffèrent.Les fonctionsaussi. Il ne faut pas chercherà justifieraprès coup de façon rationnelleune
telledécision.
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CROZIER(M.) : 78, 179, 184, 193, 208, FOUCAULT(M.) : 124, 133 et suiv., 159,
211, 226 et suiv., 288 et suiv., 296, 180, 238, 277.
302, 306, 307. 1.
FOUCHET(C.) : 231. '
CYERT(R.M.) : 16, 161, 193 et suiv. FREEMAN(L.) : 279.
226. FREUD (S.) : 113 et suiv., 331et suiv., 348.
-
FRIEDBERG(E.) : 234.
FRIEDMANN 175.: , , .
DAGONET(F.) : 239, 322. ,
' -
DAHL (R.) : 279 et suiv.
DARBEL(A.) : 40. GAULLE(C. de) : 16, 92, 269, 314, 325 et
DAVID(A.) : 70. suiv., 339.
DEBRÉ(M.) : 188. GIBEL :339, 353.
DERRÉ(R.) : 297 et suiv., 344. GODARD(F.) : XII..
DÉCOUFLÉ(A.-C.) : 32, 157, 234. GODELIER(M.) : 154, 160, 242. '
DELEUZE(G.) : 113, 124, 245, 313, 320. GOLDSCHMIDT 1.
(V.) : 239, 301.
DELORS(J.) : i 1 10. GOULDNER :173.
DELOUVRIER (P.) : 16, 126, 325, 339, GRANGER(G.G.) : 10, l9, 20, 21, 22, 143,
341, 344, 354, 355. 166 et suiv., 238, 270, 317, 331, 345.
DELVOLÉ(P.) : 276. GRÉMION(P.) : 234.
DESCARTES 26, : 32, 34, 35, 58. GWLHAUMOU (J.) : 324.
DETIENNE(M.) : 156,250.
DICK (P.) :241.1..
DONZET(H.) : 354. HALL : 52, 90.. .
Dos PASSOS :130. HARTLEY :165. _
DROR :224. HAURIOU(A.) : 61. 1.
DUBANIS(L.) : 218. HAURIOU(M.) : 59, 60, 66 et suiv., 82 et
DUBARLES221. : suiv., 211, 212 et suiv., 277, 278.
DUGUIT(L.) : 60, 274, 276, 278. HAYEK 207.:
DURKHEIM(E.) : 36. HELMER :108.
DUVERGER(M.) : X, 61. 1. HEWITT :175. -
DUVIGNAUD (J.) 350. : HIRSCHMAN223, : 236, 314.
HITCH(C.) : 72,73.
HOFFMANN(S.) : 229.
EASIIB (D.) : 127, 129. '*°UÉ 354.
EDGEWORTH 169. : HUISMAN27. :
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EDWARDS :168 et suiv.
EISENMANN (C.) : 276. IRIBARNE(P. d') : 96. '
ELLUL (J.) : 10, 96.
EMPEDOCLE D'AGRIGENTE 49.:
ERIKSON(E.) : 119, 120. JACOB(F.) : 31, 238, 240, 242.
ESTOILE(de l') : 76. JAMOUS(H.) : 290, 296 et suiv., 344.
ETZIONI(A.) : 224, 225, 284 et suiv. JANTSCH(E.) : 87, 100 et suiv., 104, 155.
JEVONS :168, 170.
. JOUVENEL(B. de) : 17, 72, 108, 237, 310.
FAGEN 52,90.
: IULIA(D.) : 322. '_
1.
FAURE(E.) : 231.
FELDMAN :181, 190, 202 et suiv.
FERRERO(T.) : 279. KAFKA : 14.
FERRO(M.) : 271.
1. KAHN : 53, 54.
FORRESTER(J.W.) : 12, 87, 92. 95. 101,
1, KAHN (H.) : 233, 253, et suiv., 269, 30.
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160, 285, 289, 294, 302 et suiv. KANT :266, 268.
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KANTERS :181, 193, 202 et suiv. MENGER :168. -
KATZ : 53, 54. MERTON :157, 160, 173, 179, 325.
KAUFMANN(P.) : 337. MESCHONNIC(H.) : 324. -.
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KEYNES :166. MESTRE :213.
KLEIN :223, 315. MOLLET(G.) : 314.
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KOSIK(K.) : 31.1. MONOD(J.) : 248, 267.
KRULEE(G.) : 175. MORGENSTERN 170, : 179. ' _
MORIN(E.) : 328.
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MOSCHER :45, 190.
LACAN 349.
: MouNtN : 317.
LACHAUME(J.-F.) : 69. Mouy (P.) : 30. '
LAING(R.) : 122, 315.
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LANCELOT(A.) : X.
LANGE(O.) : 259. NASH : 179. ,
LATTES :45. NEUMANN(A.) : 170, 171, 179.
LAUBADÈRE (A. de) : 57, 60, 61, 273, et NEwcoMB : 165.
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suiv., 279. NICOLKI(A.) : 168. , '
LAUTMAN(J.) : 96, 110, 233. NICOLON(A.) : 234.
LECLAIRE(S.) : 159. NIETZSCHE(F.) : 269.
LECOURT(D.) : 18. NIXON(R.) : 127.
LEFEVRE(H.) : 31. 1. NIZARD(L.) : 154, 213, 218.
LEGENDRE(P.) : 326. NOVICK(D.) : 79, 188, 190.
LEIBNIZ 55.:
LESOURNE 45. :
LÉvI-STRAUSS(C.) : 20, 22, 136 et suiv., ODENT(R.) : 276.
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LÉVY (E.) : 110.
LEWIN(K.) : 165.
LEWISCAROLL :260.
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LINDBLOM (C.) : 12, 193,196, 211, 219, 19, suiv. '
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LOTSCHAK(D.) : XIV. -
PARFIT : 175.
LOVECRAFT 252. : ' .
PERETTI(de) : 164 et suiv. ,
PÉTAIN(P.) : 269.
LYOTARD'' ' ' 327
PIKE (K.) : 143 et suiv.. "
PINTO (R.) : 60.
POMPIDOU : 127. ,
MALDIDIER (D.) :314.
POULANTZAS (N.)292. : 292. ,'
. MANARD : 46.
PROPP(V.) : 136 et suiv., 139 et suiv., 251,
1,
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MARCH(J.-G.) : 16, 46, 161, 172 et suiv., .
329.
PUJAL : 354.'
181 et suiv., 226.
'
MARIN(L.) : 255. , _
MARSHALL(A.) : 166, 168. .
QUADE :73.
MARTINET317. :
'
MASSÉ(P.) : 126. ' '
MCKEAN : 72. RECOULES(J.-J.) : 168.
MECKLING :223, 314. REUTER(P.) : 60.
MEHL (L.) : 70. REVEL(J.) : 322.
MENDÈSFRANCE(P.) : 314. REYNAUD(J.-D.) : 290, 301.1 .
'
391
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. ' - VEBLEN(T.) : 166.
SAINT-JUST : 316. VEDEL(G.) : 39, 60, 212 et suiv., 278,
SAUSSURE 13,: 300. _ 335.
SCHNAPPER(D.) : 40. VERGEZ :27. '
SELZNICK :173, 179. VERNANT(J.-P.) " '
SESAME(groupe de) : 189. VEYNE(P.) : 133 et suiv.
SIMIAND(F.) : 166.
SIMON(H.) : 16, 46, S8, 161, 172 et suiv., '
'
181 et suiv., 226. WALINE(M.) : 60, 278.
SOMBART(W.) : 166. WALRAS :168.
SOREL :157. WEBER(M.) : 66, 297, 301. 1.
SPINOZA :9, 265. WEIL (P.) : 60.
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SPizmcHiNo (R.) : 71, 72, 354. WEYL(R. et M.) : 60.
STEGEMERTEN46. : WIENER(N.) : 70,90.
STERN(M.) : 303. WILDAWSKY (A.) : 190.
STOURDZÉ(Y.) : 350. WYATr : 175.
STUMPF :26.. . WoRMS : 226, 228, 234.
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, - .. - ENSEPTEMBRE
LA FFRTÉ-BERNARD 1976
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