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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFP&ID_NUMPUBLIE=RFP_674&ID_ARTICLE=RFP_674_1389
2003/4 - Volume 67
ISSN 0035-2942 | ISBN 2130535658 | pages 1389 à 1399
Yves LEBEAUX
effectivement plus exposé qu’un autre à « une incertitude radicale sur la conti-
nuité et la consistance de soi » (p. 178). L’indépendance qu’il a acquise par rap-
port au collectif et aux règles socialement instituées fait qu’il risque toujours
soit de perdre l’autre et de se retrouver dans une solitude invivable, soit d’être
envahi par un autre dont la proximité devient redoutable dans la mesure où la
distance par rapport à lui n’est plus assurée ni réglée par des statuts et des
normes préétablis assignant à chacun une place. Étant de moins en moins
l’expression d’une intériorité structurée et de plus en plus le moyen de s’affir-
mer en devenant autre que soi, de s’inventer soi-même, l’agir va facilement bas-
culer dans une fuite en avant qui fait courir au sujet le risque de se perdre en
route par défaut du minimum de continuité permettant l’élaboration d’une
véritable histoire personnelle. Encore une fois la description de cet ensemble de
phénomènes est assez irrécusable et l’interprétation proposée éclairante. Mais
le « psy » se pose la question de savoir si ces formes contemporaines de souf-
france psychique sont analysables et modifiables sans la mise au jour des rela-
tions structurales qui continuent d’exister entre les trois types de personnalité
dégagés par le modèle de Marcel Gauchet. Peut-il y avoir sujet sans émergence
d’une cohérence et d’une responsabilité qui ne vont pas sans l’appropriation
personnelle de références supra-individuelles ? Et ce sujet n’est-il pas toujours
amené à se reconnaître précédé par une « époque » de lui-même dans laquelle il
s’est constitué par incorporation de normes et de modèles reçus de l’envi-
ronnement ? On peut penser que l’effacement des figures instituées de la Loi
rend aussi possible la reconnaissance de la nécessité interne et structurale d’une
instance de cet ordre ; que les évolutions récentes de la famille ne l’empêchent
pas de demeurer le lieu privilégié de la confrontation à la différence des sexes et
des générations, à l’interdit de l’inceste et à la dimension de la culture. Il faut
sans doute reconnaître avec Marcel Gauchet que les changements intervenus
dans la socialisation ne sont pas sans modifier le sens et les modalités des pro-
cessus identificatoires ; il n’est pas évident qu’ils modifient de manière radicale
la fonction centrale qui est celle de l’identification dans la construction du psy-
chisme humain.
On est ainsi conduit à s’interroger sur la manière dont la pensée et la pra-
tique de l’inconscient peuvent être affectées par les mutations intervenues dans
« l’inscription psychique de l’être-en-société » et par l’apparition de cette nou-
velle figure de l’individu que constitue « la personnalité contemporaine ». Au
regard de l’histoire, la psychanalyse apparaît en effet inséparable du contexte
social, scientifique et culturel dans lequel elle est née et s’est développée. C’est
justement sa particulière adaptation à ce contexte qui lui a assuré la position
de référence privilégiée qu’elle en est venue à occuper durant le XXe siècle dans
le domaine de la psychopathologie et des sciences de l’homme en général. On
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voit mal comment une mutation historique aussi profonde que celle que nous
sommes en train de vivre ne l’obligerait pas à se redéfinir et à évoluer. Et
d’abord à se confronter aux questions qui, à l’intérieur de la théorie analy-
tique elle-même, sont restées non résolues, non abouties. Marcel Gauchet en
relève trois. Il y a d’abord la question de la psychose sur laquelle la théorie
analytique a toujours été un peu courte, dans la mesure où elle s’est surtout
construite à partir de l’interprétation et du traitement des névroses. Il lui reste
encore à penser de manière plus radicale ce que la psychose et la possibilité de
la folie révèlent sur le processus de construction de soi dont le sujet humain
est le fruit, sur les contradictions que la normalité permet de faire tenir
ensemble d’une manière vivable. Une deuxième limite interne de la théorie
analytique concernerait l’articulation entre l’affectif et le cognitif. La psycha-
nalyse a bien mis en lumière les relations existant entre affect et représentation
dans la détermination de toute une série de phénomènes psychopathologiques,
mais l’inconscient freudien est pour l’essentiel resté un inconscient affectif, en
ce sens que la théorie analytique continue de rattacher le fonctionnement pro-
prement cognitif de la psyché aux processus secondaires et à la pensée cons-
ciente. Il resterait à rendre compte du fait que la signification se constitue à
un niveau où la pensée est inséparablement affect, dans une globalité qui fait
toute la différence entre les opérations du cerveau humain et le traitement
purement analytique de l’information par l’ordinateur. Il conviendrait égale-
ment de faire sa place, dans la définition de l’inconscient, à l’impensé qui
détermine l’activité cognitive du sujet de par sa participation aux présupposés,
aux références, aux problématiques d’une culture, d’une société, d’un moment
historique donnés. La théorie analytique repose en troisième lieu sur une
conception de la genèse et du développement de l’individualité qui se trouve
remise en question par toute une série de découvertes récentes. L’idée n’est
plus tenable d’une indifférenciation première, d’une fermeture originelle de la
monade psychique qui aurait ensuite à s’ouvrir à la réalité et à la culture. Il y
a dès le départ dialectique entre fermeture et ouverture, entre différenciation
individuelle et indistinction des frontières. « Nous sommes d’emblée pris dans
le langage, dans l’élément de la signification », exclus par là de la plénitude
d’un sens qui nous précède toujours et que nous ne pouvons nous approprier
que de façon partielle. Sur ces trois points, la théorie analytique est contrainte
à des reformulations dont l’ampleur ne les empêche pas de se situer dans la
ligne et la logique de la découverte freudienne.
D’autres facteurs de changement, en revanche, pèsent de l’extérieur, vien-
nent de l’environnement culturel, de l’histoire, et remettent en question la
structure, l’équilibre interne de la synthèse freudienne. En s’édifiant sur et à
partir du traitement des névroses, celle-ci était en prise directe sur l’un des
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chanalyse aura été l’objet de la part des croyants. Dans la culture occidentale,
la pensée et la pratique de l’inconscient pourraient avoir contribué à redonner
du sens à cette relation du visible à l’invisible qui constitue l’un des fonde-
ments anthropologiques fondamentaux de la religion.
Mais l’hypothèse de Marcel Gauchet est justement que nous sommes
entrés, depuis quelques vingt-cinq ans, dans une nouvelle et décisive mutation
historique qui nous ferait sortir pour de bon de la religion, qui marquerait la
fin des réaménagements du religieux hors de la religion. Le symptôme le plus
frappant en est l’effondrement des « religions séculières » : l’avenir ne peut plus
« faire l’objet d’une foi au sens strict » ni être le support d’une quelconque
utopie ; « il a acquis un statut d’inconnu dissolvant pour la croyance » (p. 204).
Le fonctionnement de nos sociétés est devenu totalement indépendant de tout
fondement religieux, de toute référence à un principe d’organisation transcen-
dant les interactions individuelles et leur imposant son hétéronomie. On a vu
comment le développement de l’ultra-individualisme contemporain était la
manifestation de cette dissolution de la transcendance et posait dans des termes
radicalement nouveaux la question du lien social, « de l’inscription psychique
de l’être-en-société ». Marcel Gauchet considère que la disparition de la fonc-
tion sociale de la religion n’entraîne pourtant pas l’évanouissement du reli-
gieux, mais fait apparaître quelque chose comme son socle ou son noyau an-
thropologique : « On bute sur des propriétés de notre esprit qui nous
déterminent à voir de l’autre dans les choses et en nous-mêmes », qui autorise-
raient à « parler de religieux sans la religion » à partir de « tout ce qui place
notre expérience du monde et de nous-mêmes sous le signe de l’autre invisible
et de la relation d’inconnu » (p. 205). Si un changement aussi profond s’est pro-
duit dans la culture qui est la nôtre, on conçoit en effet qu’il « ne peut pas ne
pas retentir sur ce que nous pouvons percevoir et nous représenter comme un
inconscient », et que la mutation en cours « nous emmène loin de là où nous
étions en matière d’approche de cet autre en nous, qui avait nom d’inconscient
et qui recevra demain, peut-être, un autre nom » (p. 206).
Puisque rien de plus ne nous est dit sur la forme que pourrait prendre le
devenir de la théorie analytique dans ce contexte, risquons-nous à formuler
quelques hypothèses pour prolonger le débat ouvert par Marcel Gauchet. Il
paraît d’abord probable que la psychanalyse n’occupera jamais plus la place
dominante qui a pu être la sienne à un moment où la crise généralisée des
croyances de tous ordres en a fait la voie d’accès privilégiée à la vérité cachée
de l’être humain. Le génie de Freud aura été de rendre un temps pensable la
coïncidence entre un savoir résolument scientifique du fonctionnement psy-
chique et une méthode psychothérapique permettant au sujet de transformer
son rapport à lui-même. Les évolutions qui se sont produites dans notre cul-
« Essai de psychologie contemporaine » 1399
ture rendent de plus en plus impossible cette synthèse. En tant que pratique
du singulier et de la relation intersubjective, la psychanalyse a des critères de
vérité et de rigueur qui, d’un point de vue épistémologique, se différencient de
plus en plus nettement de ceux du savoir scientifique. Et si la découverte freu-
dienne s’était faite sous le signe de l’application au domaine de la vie psy-
chique du paradigme de la causalité physicaliste, il paraît évident que la psy-
chanalyse tend à chercher ses références et ses modèles plutôt du côté des
théories de l’information et du chaos, des systèmes ouverts à capacité d’auto-
organisation, des logiques de la complexité. On peut penser que la théorie
analytique ne restera vivante que dans la mesure où elle assumera résolument
cette relation de voisinage polémiqué qui la situe entre le savoir scientifique et
le vaste domaine des multiples pratiques psychothérapiques d’inspiration plus
ou moins humaniste. Il est probable que cela n’ira pas sans une reformulation
assez profonde de ce que la psychanalyse peut avoir à dire sur le corps, l’acte,
la pensée, sur les rapports entre la psyché individuelle et le groupe, la société,
la culture, sans une reconnaissance plus précise des limites du champ analy-
tique. On peut se risquer à prévoir que les indications de « cure type » iront
encore en se réduisant, au fur et à mesure que deviendront plus rares les orga-
nisations psychopathologiques auxquelles elles sont adaptées. Mais on peut
aussi penser que les principes fondateurs de la théorie analytique sont loin
d’avoir épuisé leur fécondité potentielle. Si, par exemple, la précédence de la
signification et du langage ainsi que la confrontation inéluctable du sujet
humain à l’autre de soi ont la place décisive que leur accorde à juste titre
Marcel Gauchet, le concept d’identification a encore un bel avenir devant lui.
Ce n’est pas parce que la famille n’est plus une institution et que la société ne
détermine plus des rôles et des statuts préétablis que le sujet humain cesse de
se construire en s’identifiant à des places, des fonctions, des figures ou des
modèles qu’il reçoit de son environnement, qui modèlent son imaginaire et
nourrissent ses fantasmes, qui inscrivent de l’inconscient au plus intime de son
identité, du rapport qu’il entretient avec lui-même. Ce n’est pas parce que
l’histoire a rendu problématique un certain type de socialisation que la ques-
tion du lien social et de la citoyenneté ne se pose plus. On n’échappe certes
pas à l’histoire et à tout ce qu’elle détermine, mais il n’y a pas d’histoire sans
sujet, sans la dialectique toujours à l’œuvre entre ce que le passé-présent nous
impose et ce que nous en pensons, imaginons, voulons, faisons.
Yves Lebeaux
8, rue Bernard-de-Clerveaux
75003 Paris