Vous êtes sur la page 1sur 12

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFP&ID_NUMPUBLIE=RFP_674&ID_ARTICLE=RFP_674_1389

“ Essai de psychologie contemporaine ” de Marcel Gauchet

par Yves LEBEAUX

| Presses Universitaires de France | Revue française de psychanalyse

2003/4 - Volume 67
ISSN 0035-2942 | ISBN 2130535658 | pages 1389 à 1399

Pour citer cet article :


— Lebeaux Y., “ Essai de psychologie contemporaine ” de Marcel Gauchet, Revue française de psychanalyse 2003/4,
Volume 67, p. 1389-1399.

Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .


© Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
« Essai de psychologie contemporaine »
de Marcel Gauchet1

Yves LEBEAUX

Il n’est pas si courant de voir un historien s’intéresser, dans l’optique qui


est la sienne, à la psychologie, à la psychopathologie et à la psychanalyse.
Tout l’intérêt de l’article de Marcel Gauchet réside dans cette tentative de
mise en perspective historique de réalités et de processus dont psychologues,
psychiatres et psychanalystes traitent habituellement d’une façon qui ne prend
pas en compte la dimension de l’histoire. Trois thèmes principaux ont retenu
l’attention de l’auteur : la nature et la spécificité de l’individualisme contem-
porain ; le type de personnalité auquel il correspond et la particularité des
troubles psychopathologiques qui s’y rattachent ; l’évolution, dans ce
contexte, de la pensée et de la pratique de l’inconscient. Se trouve ainsi
engagée une réflexion qui devrait permettre aux « psy » de mieux comprendre
la manière dont leur intervention s’inscrit dans la société et se situe dans
l’histoire. À charge pour eux de discuter et d’interroger les analyses de
l’historien quand elles leur semblent méconnaître ou ne pas prendre en
compte le plus vif de l’expérience qu’ils ont de leurs pratiques. C’est à la
poursuite de ce débat que ces quelques notes de lecture voudraient en tout cas
contribuer.
« Mise en perspective historique du présent » : le propos de Marcel Gau-
chet est d’abord de faire appel à l’Histoire pour mieux comprendre la
période que nous vivons et identifier les enjeux des évolutions considérables
qui se sont produites dans le dernier quart du XXe siècle. Par rapport aux
décennies qui précèdent, il apparaît ainsi que nous sommes entrés dans un
âge d’apaisement, de réduction massive des tenions. La chute du mur de

1. « Essai de psychologie contemporaine » de Marcel Gauchet, I : Le nouvel âge de la personnalité


in Le Débat, no 99, 1998 ; II : L’inconscient en redéfinition, no 100, 1998.
Rev. franç. Psychanal., 4/2003
1390 Yves Lebeaux

Berlin a marqué la fin de la guerre froide et l’éloignement de la menace d’un


conflit armé de grande ampleur. Le projet révolutionnaire, en même temps
que le style et le type d’homme qui lui correspondaient, est en voie
d’effacement. Il en va de même de la révolte adolescente et du conflit des
générations qui avaient occupé une place si spectaculaire dans nos sociétés
– la disparition d’un style autoritaire d’éducation et la permissivité sexuelle
n’étant sans doute pas étrangères à cette évolution. Les résultats de la crois-
sance antérieure en termes de prospérité globale et le développement de
l’État-providence font que la crise économique de grande ampleur traversée
par nos sociétés n’a pas eu les effets déstabilisateurs de celle de 1929.
L’importance accordée au problème de l’insécurité démontre a contrario une
plus grande sensibilité aux manifestations de violence physique et une
moindre tolérance à leur endroit. De l’âge de l’affrontement, nous serions
globalement passés à l’âge de l’évitement. C’est dans ce contexte qu’il
convient de situer le développement de l’individualisme contemporain et de
chercher à comprendre sa spécificité Le point décisif serait ici le changement
qui est intervenu dans la façon dont s’opère – ou ne s’opère plus – la
socialisation. La famille a cessé d’être une institution imposant aux indivi-
dus des normes, des rôles et des fonctions préétablis les inscrivant dans un
ordre social plus large et les préparant à y occuper leur place. Elle est
devenue une affaire privée dont le fondement et les finalités sont essentielle-
ment affectifs alors qu’elle était demeurée très longtemps le lieu où
s’effectuait l’entrée de l’individu dans le réseau symbolique d’échange et
d’alliance qui constituait la base de l’être-en-société. L’État tend à devenir de
plus en plus la seule instance qui assure et garantit l’existence du lien social,
l’inscription dans un ensemble institutionnel. L’individu n’a plus à se soucier
de cette dimension de son existence, à se construire par intégration person-
nelle de normes et de traditions lui préexistant et imposant leur autorité. Les
rapports avec autrui ne sont plus régis par des codes de civilité et des règles
assignant à chacun une place préétablie. Cette mise en perspective historique
permet de mieux comprendre la spécificité de l’individualisme contemporain.
Aux changements dans la socialisation correspondent des transformations
dans l’économie de la vie psychique individuelle. Les conflits internes entre
normes et désirs tendent à s’estomper, puisque c’est de plus en plus
l’individu lui-même qui détermine le sens et la valeur de ce qu’il accepte
comme norme et qu’il fait de plus en plus appel à des procédures juridiques
pour régler les problèmes que fait inévitablement surgir la coexistence des
libres désirs. La confrontation à la Loi n’a plus la place centrale qu’elle
occupait, ou du moins ne se fait plus de la même façon. En cessant d’être le
représentant institué comme tel d’une autorité sociale plus large, le père se
« Essai de psychologie contemporaine » 1391

trouve dépouillé de ses attributs traditionnels et doit redéfinir personnelle-


ment sa fonction.
Pour éclairer cette évolution, Marcel Gauchet nous propose alors, à titre
d’hypothèse, un modèle permettant de différencier trois types de personnalité
qui correspondraient aussi à trois périodes successives de quelque chose comme
une histoire du sujet. Au départ, il y aurait « la personnalité traditionnelle ».
L’individu se détermine et se structure ici par l’incorporation des normes de sa
société d’appartenance par l’identification ignorée mais agissante à l’ordre sym-
bolique (comme ensemble ordonné de représentations, de règles, d’idéaux, de
statuts et de coutumes) qui structure le collectif. Donc, pas d’écart ni de conflit
entre le point de vue de l’individu et celui de l’ensemble. Pas d’inconscient indi-
viduel vraiment significatif non plus, puisque la même symbolique régit les pro-
cessus sociaux et les processus intrapsychiques. Mais une grande solidité et une
grande autonomie de l’acteur individuel qui dispose de références sûres, qui
porte en quelque sorte en lui la collectivité, et peut ainsi déployer en toute sécu-
rité sa spontanéité à l’intérieur du cadre de références qu’il s’est incorporé. « La
personnalité moderne » ou « l’individu bourgeois », qui s’affirme de manière
privilégiée entre 1700 et 1900, continue de se référer à un collectif qui le pré-
cède, à tout un ensemble de traditions, de normes et d’idéaux dont il n’est pas le
créateur. Mais il lui revient de s’approprier personnellement, d’intérioriser (et
pas seulement d’incorporer), d’accepter lucidement et de vouloir librement ce
qu’il a d’abord reçu. C’est l’âge de la conscience, de la responsabilité, de la cul-
pabilité. Car c’est l’âge du conflit inévitable entre une tradition et une autorité
socialement instituées qui continuent de déterminer les vérités les normes et les
idéaux auxquels il convient de se référer – et un individu dont la capacité de
discernement rationnel et de libre engagement est désormais pleinement
reconnue, un individu auquel il revient de reconnaître en conscience et
d’affirmer librement la supériorité du point de vue de l’ensemble sur les désirs,
les perceptions et les sentiments qui lui sont particuliers. L’inconscient devient
alors le lieu hautement significatif où se représentent et s’élaborent les contra-
dictions non résolues entre le symbolique traditionnel auquel la société
continue de se référer et une réalité sociale concrète dont le fonctionnement fait
de plus en plus appel à des procédures purement scientifiques, techniques ou
juridiques – entre la part des normes collectives que l’individu parvient effecti-
vement à intérioriser et tout ce qui leur demeure antinomique, tout ce qui reste
irréductiblement particulier dans les désirs individuels. La résolution du conflit
psychique passe alors nécessairement par son élucidation, par une exploration
de l’inconscient permettant au sujet de reconnaître ses contradictions internes,
d’accéder à une certaine vérité de lui-même et par là à une plus grande liberté.
En cette fin de XXe siècle, nous assisterions à l’émergence de « la personnalité
1392 Yves Lebeaux

contemporaine ». Celle-ci n’est plus structurée par la référence au collectif et à


sa précédence, elle n’est plus fondée sur l’appartenance. Bien entendu,
l’individu « contemporain » sait qu’il appartient à une société, mais ce n’est
plus cette inscription sociale qui le détermine en tant que sujet. Il ne s’agit plus
que « d’être soi-même », de ne pas être entravé dans l’utilisation des opportuni-
tés d’épanouissement qui se présentent de rester « branché » sur les réseaux sus-
ceptibles de favoriser le développement personnel. Dans cette perspective, le
point de vue de l’ensemble devient inintéressant et non pertinent. L’élucidation
de l’inconscient, en tant qu’exigence de vérité et condition de liberté, n’apparaît
plus d’emblée comme une nécessité et une valeur. S’imposent plutôt une
recherche pragmatique d’efficacité thérapeutique et une élimination des symp-
tômes qui font obstacle à une utilisation satisfaisante de l’environnement.
Surtout s’il est « psy », le lecteur commence à avoir envie de poser des
questions et de demander des précisions à l’auteur. La modélisation proposée
est à coup sûr éclairante. Mais comment faut-il entendre la succession de ces
trois âges de la personnalisé ? Entre le deuxième et le premier, on voit bien qu’il
y a simultanément conservation de la structure antérieure et introduction d’une
dimension nouvelle, source de conflictualité interne. S’agissant du passage du
deuxième au troisième âge, les choses sont moins claires. La rupture semblerait
plus radicale, l’organisation de la personnalité « contemporaine » n’ayant plus
grand-chose à voir avec celle de la personnalité « moderne ». Le propre de
toute modélisation est certes de dégager des types purs et de mettre l’accent sur
les différences, sans perdre de vue le fait que la réalité concrète présente des
transitions, des compositions et des variations d’une infinie multiplicité. Mais
on peut se demander si la relation entre personnalités « moderne » et « contem-
poraine » n’est pas structurellement plus étroite que ne semble le suggérer Mar-
cel Gauchet. Dans sa pratique, le « psy » est en tout cas quotidiennement con-
fronté à la coexistence, chez le même individu, de structures et de processus
psychiques qui ne cessent d’osciller entre les trois polarités définies par la
modélisation : incorporation non réfléchie de références imposées par le collec-
tif, intériorisation et tentative d’appropriation personnelle de ces références,
détachement et déconnexion par rapport à elles. Les réflexions de Marcel Gau-
chet sur les évolutions qui se produisent aujourd’hui dans le champ de la psy-
chopathologie sont à coup sûr éclairantes. Le fait est que la souffrance psy-
chique tend à se manifester de plus en plus sous la forme de troubles de
l’identité subjective, de difficultés dans la relation à l’autre, de conduites qui
s’appuient sur l’agir et la réalité pour pallier un défaut de structuration interne
et d’organisation fantasmatique. L’interprétation proposée est intéressante.
Dans la mesure où il s’affirme lui-même de manière privilégiée dans le moment
de la rupture, de la déprise et du changement, l’individu « contemporain » est
« Essai de psychologie contemporaine » 1393

effectivement plus exposé qu’un autre à « une incertitude radicale sur la conti-
nuité et la consistance de soi » (p. 178). L’indépendance qu’il a acquise par rap-
port au collectif et aux règles socialement instituées fait qu’il risque toujours
soit de perdre l’autre et de se retrouver dans une solitude invivable, soit d’être
envahi par un autre dont la proximité devient redoutable dans la mesure où la
distance par rapport à lui n’est plus assurée ni réglée par des statuts et des
normes préétablis assignant à chacun une place. Étant de moins en moins
l’expression d’une intériorité structurée et de plus en plus le moyen de s’affir-
mer en devenant autre que soi, de s’inventer soi-même, l’agir va facilement bas-
culer dans une fuite en avant qui fait courir au sujet le risque de se perdre en
route par défaut du minimum de continuité permettant l’élaboration d’une
véritable histoire personnelle. Encore une fois la description de cet ensemble de
phénomènes est assez irrécusable et l’interprétation proposée éclairante. Mais
le « psy » se pose la question de savoir si ces formes contemporaines de souf-
france psychique sont analysables et modifiables sans la mise au jour des rela-
tions structurales qui continuent d’exister entre les trois types de personnalité
dégagés par le modèle de Marcel Gauchet. Peut-il y avoir sujet sans émergence
d’une cohérence et d’une responsabilité qui ne vont pas sans l’appropriation
personnelle de références supra-individuelles ? Et ce sujet n’est-il pas toujours
amené à se reconnaître précédé par une « époque » de lui-même dans laquelle il
s’est constitué par incorporation de normes et de modèles reçus de l’envi-
ronnement ? On peut penser que l’effacement des figures instituées de la Loi
rend aussi possible la reconnaissance de la nécessité interne et structurale d’une
instance de cet ordre ; que les évolutions récentes de la famille ne l’empêchent
pas de demeurer le lieu privilégié de la confrontation à la différence des sexes et
des générations, à l’interdit de l’inceste et à la dimension de la culture. Il faut
sans doute reconnaître avec Marcel Gauchet que les changements intervenus
dans la socialisation ne sont pas sans modifier le sens et les modalités des pro-
cessus identificatoires ; il n’est pas évident qu’ils modifient de manière radicale
la fonction centrale qui est celle de l’identification dans la construction du psy-
chisme humain.
On est ainsi conduit à s’interroger sur la manière dont la pensée et la pra-
tique de l’inconscient peuvent être affectées par les mutations intervenues dans
« l’inscription psychique de l’être-en-société » et par l’apparition de cette nou-
velle figure de l’individu que constitue « la personnalité contemporaine ». Au
regard de l’histoire, la psychanalyse apparaît en effet inséparable du contexte
social, scientifique et culturel dans lequel elle est née et s’est développée. C’est
justement sa particulière adaptation à ce contexte qui lui a assuré la position
de référence privilégiée qu’elle en est venue à occuper durant le XXe siècle dans
le domaine de la psychopathologie et des sciences de l’homme en général. On
1394 Yves Lebeaux

voit mal comment une mutation historique aussi profonde que celle que nous
sommes en train de vivre ne l’obligerait pas à se redéfinir et à évoluer. Et
d’abord à se confronter aux questions qui, à l’intérieur de la théorie analy-
tique elle-même, sont restées non résolues, non abouties. Marcel Gauchet en
relève trois. Il y a d’abord la question de la psychose sur laquelle la théorie
analytique a toujours été un peu courte, dans la mesure où elle s’est surtout
construite à partir de l’interprétation et du traitement des névroses. Il lui reste
encore à penser de manière plus radicale ce que la psychose et la possibilité de
la folie révèlent sur le processus de construction de soi dont le sujet humain
est le fruit, sur les contradictions que la normalité permet de faire tenir
ensemble d’une manière vivable. Une deuxième limite interne de la théorie
analytique concernerait l’articulation entre l’affectif et le cognitif. La psycha-
nalyse a bien mis en lumière les relations existant entre affect et représentation
dans la détermination de toute une série de phénomènes psychopathologiques,
mais l’inconscient freudien est pour l’essentiel resté un inconscient affectif, en
ce sens que la théorie analytique continue de rattacher le fonctionnement pro-
prement cognitif de la psyché aux processus secondaires et à la pensée cons-
ciente. Il resterait à rendre compte du fait que la signification se constitue à
un niveau où la pensée est inséparablement affect, dans une globalité qui fait
toute la différence entre les opérations du cerveau humain et le traitement
purement analytique de l’information par l’ordinateur. Il conviendrait égale-
ment de faire sa place, dans la définition de l’inconscient, à l’impensé qui
détermine l’activité cognitive du sujet de par sa participation aux présupposés,
aux références, aux problématiques d’une culture, d’une société, d’un moment
historique donnés. La théorie analytique repose en troisième lieu sur une
conception de la genèse et du développement de l’individualité qui se trouve
remise en question par toute une série de découvertes récentes. L’idée n’est
plus tenable d’une indifférenciation première, d’une fermeture originelle de la
monade psychique qui aurait ensuite à s’ouvrir à la réalité et à la culture. Il y
a dès le départ dialectique entre fermeture et ouverture, entre différenciation
individuelle et indistinction des frontières. « Nous sommes d’emblée pris dans
le langage, dans l’élément de la signification », exclus par là de la plénitude
d’un sens qui nous précède toujours et que nous ne pouvons nous approprier
que de façon partielle. Sur ces trois points, la théorie analytique est contrainte
à des reformulations dont l’ampleur ne les empêche pas de se situer dans la
ligne et la logique de la découverte freudienne.
D’autres facteurs de changement, en revanche, pèsent de l’extérieur, vien-
nent de l’environnement culturel, de l’histoire, et remettent en question la
structure, l’équilibre interne de la synthèse freudienne. En s’édifiant sur et à
partir du traitement des névroses, celle-ci était en prise directe sur l’un des
« Essai de psychologie contemporaine » 1395

phénomènes les plus significatifs de la fin du XIXe siècle – « un objet... ramas-


sant sur le vif des mutations de la condition subjective sous l’effet de l’indi-
vidualisation » (p. 196). D’où la puissance de la théorie analytique qui s’avère
alors capable de synthétiser toute une série de données jusqu’alors hétérogènes
et donne « le moyen de s’orienter simultanément dans au moins trois sec-
teurs : elle apporte une réponse au problème de l’organisation du champ psy-
chopathologique ; elle fournit une solution au problème des moyens d’action
psychothérapique ; elle paraît enfin rendre compte de façon plausible de la
teneur de l’expérience de l’altérité dans une certaine configuration de la cul-
ture » (p. 196). Dans ces trois secteurs, les mutations qui se produisent à notre
époque (et qui ne sont pas sans rapports avec l’existence et le développement
de la psychanalyse) font que la synthèse freudienne est menacée de dissolu-
tion. La différence névrose/psychose ne suffit plus à organiser un champ psy-
chopathologique qui semble retourner au chaos. Occupent de plus en plus de
place des troubles de la personnalité dont les manifestations sont difficilement
classables – toxicomanies, alcoolisme, violences gratuites, comportements cri-
minels, anorexie, boulimie, etc. –, en même temps que se multiplient les
« états-limites » dont la caractéristique est justement de rendre problématique
la différence tranchée entre névrose et psychose. La nosographie psychiatrique
officielle en vient à mettre en cause la notion même de névrose qui se trouve
démembrée en syndromes cliniques centrés par exemple sur des manifestations
d’angoisse paroxystique ou des troubles de la pensée traités en tant que tels.
Le concept de perversion se voit à la fois étendu et remis en cause du fait
notamment de la revendication homosexuelle du droit à la différence en
matière de « choix » sexuel. La théorie analytique se révèle ainsi incapable de
continuer à organiser l’ensemble du champ psychopathologique, de détermi-
ner les principes de son articulation. La référence au fantasme, en particulier,
ne peut plus avoir la même fonction structurante et la même valeur heuris-
tique, la particularité de bon nombre des « nouvelles pathologies » étant de
s’inscrire dans le registre de l’agir et de la réalité en court-circuitant une orga-
nisation fantasmatique défaillante, voire inexistante.
En tant que méthode thérapeutique et « cure de parole », la psychanalyse
s’était montrée capable de surmonter les impasses symétriques de l’hypnose et
du traitement moral, de proposer une solution qui intégrait les acquis de ces
deux pratiques tout en corrigeant et en expliquant leurs insuffisances. Il se
trouve que l’hypnose revient au premier plan, en même temps que les thérapies
cognitives, comme si la synthèse réalisée par la psychanalyse se défaisait et que
les différentes polarités qu’elle avait su réunir – l’influence du thérapeute et le
travail du patient sur lui-même, l’ouverture à l’inconscient et l’action directe
sur les « superstructures » conscientes – reprenaient leur autonomie et révé-
1396 Yves Lebeaux

laient des potentialités insuffisamment prises en compte par la théorie analy-


tique. Le fait est en tout cas que se multiplient des pratiques psychothérapiques
dont l’orientation et les références psycho-pathologiques n’ont plus grand-
chose à voir avec celles de la psychanalyse. En tant que tel, le constat semble
assez irrécusable. Mais on aimerait que Marel Gauchet soit ici plus explicite sur
l’interprétation qu’il en propose, sur les enjeux idéologiques des évolutions qui
se produisent dans le champ de la nosographie psychiatrique et des pratiques
thérapeutiques. On peut faire l’hypothèse que le relatif déclin de l’influence de
la théorie analytique ne correspond pas seulement à une reconnaissance plus
lucide de ses limites, mais aussi au développement d’une approche résolument
positiviste et opératoire des troubles psychiques, la recherche de l’efficacité
allant souvent de pair avec le refus de prendre en compte les dimensions du
phénomène humain qui ne seraient pas susceptibles d’un traitement purement
empirique, appuyé sur les seules données de l’observation, de la statistique, de
la neurobiologie et de la pharmacologie. L’originalité de la psychanalyse a tou-
jours été d’essayer de conjoindre une approche scientifique des phénomènes
psychopathologiques et une recherche de la signification des symptômes pour
le sujet, la reconnaissance des conditionnements neurophysiologiques de la vie
psychique et l’ouverture aux enjeux spécifiquement humains de ses dysfonc-
tionnements. On a le sentiment que le mouvement psychanalytique se trouve
actuellement dans la position inconfortable d’être contesté sur deux fronts :
– du côté d’une psychiatrie officielle de plus en plus dominée par l’orientation
positiviste qui vient d’être évoquée, – et du côté des méthodes de psychothé-
rapie et de « développement personnel » qui proposent des réponses directe-
ment adaptées aux demandes de changement d’épanouissement, voire de spiri-
tualité et de religiosité qui se manifestent avec vigueur dans la société
contemporaine. C’est dans ce contexte que la théorie analytique est appelée à
s’approfondir et à affirmer l’originalité de son approche du sujet humain.
Elle ne pourra pas le faire sans s’engager dans une réinterrogation assez
radicale de l’expérience même de l’inconscient, des conditions et de la signifi-
cation de cette expérience au regard de l’histoire. C’est sur ce point que les
réflexions de Marcel Gauchet, à la fin de son article, semblent les plus origi-
nales et les plus stimulantes. L’hypothèse est donc que « nous voyons se dessi-
ner un nouveau mode de l’expérience de l’altérité qui déstabilise la figure
accréditée de l’inconscient, son repérage culturellement établi » (p. 200). Si
l’expérience de l’inconscient est expérience de la présence et de l’action de ce
qui, à l’intérieur de soi, échappe à l’intentionnalité et à la maîtrise de la cons-
cience, elle s’inscrit dans quelque chose comme une condition anthropolo-
gique fondamentale en vertu de laquelle la reconnaissance de soi est insépa-
rable de la confrontation à une altérité à soi – l’interprétation de cette
« Essai de psychologie contemporaine » 1397

condition n’étant jamais purement personnelle, mais socialement et culturelle-


ment déterminée. Historiquement c’est l’interprétation religieuse qui a été pré-
valente sur la longue durée, l’altérité à soi étant déterminée comme altérité du
divin, l’invisible revêtant la figure d’un diable ayant le pouvoir de prendre
possession du corps ou d’un Dieu révélant une vérité inaccessible à
l’entendement humain, l’ensemble du monde se trouvant structuré et organisé
par cette référence à une instance transcendante. La découverte de l’in-
conscient freudien s’inscrit ainsi dans le cadre d’une mutation historique
considérable à la faveur de laquelle l’altérité à soi a pu devenir altérité de soi,
manifestation d’un invisible qui ne renvoie plus aux figures socialement insti-
tuées du divin, mais à une part de la personnalité qui échappe à la conscience
et à la volonté tout en représentant et en fondant le plus intime, le plus irré-
ductible de l’être-sujet. Il est possible de situer cette reconnaissance d’un
inconscient personnel dans l’histoire européenne moderne et de la comprendre
comme l’aboutissement de toute une série de métamorphoses qui ont trans-
formé le sens de l’expérience de l’altérité à soi – depuis l’épisode de la sorcel-
lerie en passant par l’épisode convulsionnaire et prophétique, par l’épisode
magnétique et enfin par l’épisode hystérique. On voit comment la nature sup-
plante peu à peu la surnature, comment l’autre en soi devient de plus en plus
un autre de soi-même, et comment l’inconscient freudien représente une étape
décisive dans cette évolution : l’altérité avec laquelle l’être humain est aux pri-
ses n’est plus située ailleurs que dans le sujet lui-même, l’invisible se délie de
toute référence immédiate à la transcendance. Si, dans son principe, cette
mutation peut être considérée comme accomplie aux alentours de 1900, elle
n’entraîne pas la disparition pure et simple de la structuration fondamentale-
ment religieuse des sociétés occidentales. Pendant la plus grande partie du
XXe siècle, la lutte contre la religion, comme forme instituée de la référence du
monde humain à un ordre divin, va de pair avec une persistance cachée de la
religion, repérable en particulier dans ces « religions séculières » qui ont
déplacé sur le terrain de l’histoire et de la société l’espérance d’un accomplis-
sement intégral des aspirations de l’humanité, l’exigence d’une conformité
totale au point de vue et aux exigences du collectif, la croyance en l’existence
d’une vérité ultime du devenir historique. De même, la passion pour l’occulte,
les postures avant-gardistes dans le domaine de l’art et certains courants de la
sociologie des religions peuvent être compris comme autant de manifestations
de la présence active d’un « religieux hors de la religion » tout au long du
XXe siècle. C’est dans ce contexte que s’inscrivent la naissance et la diffusion
de la théorie analytique. Si Freud en a fait un instrument de contestation viru-
lente de la religion, on peut s’interroger sur les ambiguïtés de cette relation
polémique, en même temps que sur l’intensité de l’investissement dont la psy-
1398 Yves Lebeaux

chanalyse aura été l’objet de la part des croyants. Dans la culture occidentale,
la pensée et la pratique de l’inconscient pourraient avoir contribué à redonner
du sens à cette relation du visible à l’invisible qui constitue l’un des fonde-
ments anthropologiques fondamentaux de la religion.
Mais l’hypothèse de Marcel Gauchet est justement que nous sommes
entrés, depuis quelques vingt-cinq ans, dans une nouvelle et décisive mutation
historique qui nous ferait sortir pour de bon de la religion, qui marquerait la
fin des réaménagements du religieux hors de la religion. Le symptôme le plus
frappant en est l’effondrement des « religions séculières » : l’avenir ne peut plus
« faire l’objet d’une foi au sens strict » ni être le support d’une quelconque
utopie ; « il a acquis un statut d’inconnu dissolvant pour la croyance » (p. 204).
Le fonctionnement de nos sociétés est devenu totalement indépendant de tout
fondement religieux, de toute référence à un principe d’organisation transcen-
dant les interactions individuelles et leur imposant son hétéronomie. On a vu
comment le développement de l’ultra-individualisme contemporain était la
manifestation de cette dissolution de la transcendance et posait dans des termes
radicalement nouveaux la question du lien social, « de l’inscription psychique
de l’être-en-société ». Marcel Gauchet considère que la disparition de la fonc-
tion sociale de la religion n’entraîne pourtant pas l’évanouissement du reli-
gieux, mais fait apparaître quelque chose comme son socle ou son noyau an-
thropologique : « On bute sur des propriétés de notre esprit qui nous
déterminent à voir de l’autre dans les choses et en nous-mêmes », qui autorise-
raient à « parler de religieux sans la religion » à partir de « tout ce qui place
notre expérience du monde et de nous-mêmes sous le signe de l’autre invisible
et de la relation d’inconnu » (p. 205). Si un changement aussi profond s’est pro-
duit dans la culture qui est la nôtre, on conçoit en effet qu’il « ne peut pas ne
pas retentir sur ce que nous pouvons percevoir et nous représenter comme un
inconscient », et que la mutation en cours « nous emmène loin de là où nous
étions en matière d’approche de cet autre en nous, qui avait nom d’inconscient
et qui recevra demain, peut-être, un autre nom » (p. 206).
Puisque rien de plus ne nous est dit sur la forme que pourrait prendre le
devenir de la théorie analytique dans ce contexte, risquons-nous à formuler
quelques hypothèses pour prolonger le débat ouvert par Marcel Gauchet. Il
paraît d’abord probable que la psychanalyse n’occupera jamais plus la place
dominante qui a pu être la sienne à un moment où la crise généralisée des
croyances de tous ordres en a fait la voie d’accès privilégiée à la vérité cachée
de l’être humain. Le génie de Freud aura été de rendre un temps pensable la
coïncidence entre un savoir résolument scientifique du fonctionnement psy-
chique et une méthode psychothérapique permettant au sujet de transformer
son rapport à lui-même. Les évolutions qui se sont produites dans notre cul-
« Essai de psychologie contemporaine » 1399

ture rendent de plus en plus impossible cette synthèse. En tant que pratique
du singulier et de la relation intersubjective, la psychanalyse a des critères de
vérité et de rigueur qui, d’un point de vue épistémologique, se différencient de
plus en plus nettement de ceux du savoir scientifique. Et si la découverte freu-
dienne s’était faite sous le signe de l’application au domaine de la vie psy-
chique du paradigme de la causalité physicaliste, il paraît évident que la psy-
chanalyse tend à chercher ses références et ses modèles plutôt du côté des
théories de l’information et du chaos, des systèmes ouverts à capacité d’auto-
organisation, des logiques de la complexité. On peut penser que la théorie
analytique ne restera vivante que dans la mesure où elle assumera résolument
cette relation de voisinage polémiqué qui la situe entre le savoir scientifique et
le vaste domaine des multiples pratiques psychothérapiques d’inspiration plus
ou moins humaniste. Il est probable que cela n’ira pas sans une reformulation
assez profonde de ce que la psychanalyse peut avoir à dire sur le corps, l’acte,
la pensée, sur les rapports entre la psyché individuelle et le groupe, la société,
la culture, sans une reconnaissance plus précise des limites du champ analy-
tique. On peut se risquer à prévoir que les indications de « cure type » iront
encore en se réduisant, au fur et à mesure que deviendront plus rares les orga-
nisations psychopathologiques auxquelles elles sont adaptées. Mais on peut
aussi penser que les principes fondateurs de la théorie analytique sont loin
d’avoir épuisé leur fécondité potentielle. Si, par exemple, la précédence de la
signification et du langage ainsi que la confrontation inéluctable du sujet
humain à l’autre de soi ont la place décisive que leur accorde à juste titre
Marcel Gauchet, le concept d’identification a encore un bel avenir devant lui.
Ce n’est pas parce que la famille n’est plus une institution et que la société ne
détermine plus des rôles et des statuts préétablis que le sujet humain cesse de
se construire en s’identifiant à des places, des fonctions, des figures ou des
modèles qu’il reçoit de son environnement, qui modèlent son imaginaire et
nourrissent ses fantasmes, qui inscrivent de l’inconscient au plus intime de son
identité, du rapport qu’il entretient avec lui-même. Ce n’est pas parce que
l’histoire a rendu problématique un certain type de socialisation que la ques-
tion du lien social et de la citoyenneté ne se pose plus. On n’échappe certes
pas à l’histoire et à tout ce qu’elle détermine, mais il n’y a pas d’histoire sans
sujet, sans la dialectique toujours à l’œuvre entre ce que le passé-présent nous
impose et ce que nous en pensons, imaginons, voulons, faisons.

Yves Lebeaux
8, rue Bernard-de-Clerveaux
75003 Paris

Vous aimerez peut-être aussi