La Cité Bienheureuse - Réflexions Sur La Nature Du Lien Social Contemporain

La cité bienheureuse
Réflexions sur la structure inconsciente du lien social contemporain
Benoı̂t Virole
2022-2023
C’est à une véritable intériorisation du modèle du marché que nous

sommes en train d’assister - un événement aux conséquences anthropo-
logiques incalculables, que l’on commence à peine à entrevoir. Du marché
sexuel au marché politique, cette appropriation inconsciente a d’ores et
déjà infléchi une large palette de comportements, mais elle travaille plus
profond. C’est la constitution intime des personnes qu’elle contribue à re-
modeler.
MARCEL GAUCHET La religion dans la démocratie
Résumé
Nous proposons une réflexion sur la structure inconsciente du lien social contemporain. En reprenant la
distinction faite par Marcel Gauchet entre société hétéronome, dont la stabilité est assurée par une ins-
tance externe, et société autonome dont la stabilité se veut interne, nous la mettons en rapport avec la
thèse freudienne du lien social. Applicable aisément aux sociétés hétéronomes du fait de la congruence entre
transcendance collective et fonction symbolique, la thèse freudienne d’une extension au social d’un complexe
patriarcal est moins aisément applicable à nos sociétés occidentales autonomes qui récusent toute trans-
cendance. Une réévaluation des fondements psychiques du lien social contemporain, en particulier par son
rapport au narcissisme et son évitement de la confrontation œdipienne, est donc nécessaire. Si le narcissisme
permet de penser le rapport à l’autre comme étant une déclinaison d’une relation spéculaire, il n’élucide
pas la genèse d’une société. La relation à deux, la concurrence entre les frères et la lutte pour la reconnais-
sance au sens de Hegel, ne peuvent construire une entité holistique. Nous interprétons alors le lien social
contemporain comme tendant vers un réseau construit sur la réciprocité des idéaux du moi associé à un
consensus fusionnant les individus dans une illusion narcissique commune. Il est alors possible d’interpréter
les idéologies contemporaines comme étant nécessaires à l’établissement de ce consensus dont la fonction est
de suppléer à la transcendance fondatrice récusée.
Introduction suicide anomique1 . Malgré les avancées de la sociolo-

gie, la nature du lien social reste une inconnue. Elle
Nous proposons une réflexion sur la structure incons- est l’aporie fondatrice de la sociologie et constitue
ciente du lien social contemporain. Explicitons suc- (ou devrait constituer) son objet de perspective. Mais
cessivement chacun de ces termes. On peut définir le les déterminants du lien social relèvent également
lien social comme étant la fonction assurant la sta- d’autres dimensions. Son interprétation fait l’objet
bilisation d’une société malgré la fragmentation des de recherches multiples en philosophie politique et
mouvements d’individualisation. Nous sommes tous dans les sciences économiques. La division mondia-
reliés ensemble dans des groupes familiaux, natio- lisée du travail et la perte de souveraineté des États
naux, culturels, religieux. Ce lien présente une dyna- par rapport au marché jouent ainsi un rôle majeur
mique : il peut se construire, se relâcher, se défaire. sur le lien social. Solidarités et concurrences sont des
Il peut subir des modifications parfois désastreuses
pour l’individu comme l’a montré Durkheim avec le 1. Durkheim E., Le suicide, étude sociologique, 1897,
1930, Paris, PUF, 2018.
1
La cité bienheureuse Benoı̂t Virole
effets de ces déterminants économiques. L’anthropo- monde de six milliards d’habitants2 . La psychanalyse
logie a révélé la dépendance du lien social des struc- n’échappe pas à ces contraintes. La théorie du lien so-
tures familiales agençant les sociétés (systèmes de pa- cial proposée par Freud en 1921 dans Psychologie des
renté et d’alliances totémiques). L’interprétation bio- masses et analyse du moi est-elle encore valide dans
logique du lien comme relevant d’un instinct grégaire un monde globalisé où la croissance démographique
associé à une composante neurocognitive n’est pas est celle d’un changement d’échelle et où le temps et
dénuée de fondement. Il existe des troubles neuro- l’espace se sont modifiés ? Enfin, le déclin de la fa-
cognitifs attestés, d’origine génétique, qui altèrent la mille patriarcale, ou plutôt la fin consommée ( !) du
sociabilité, soit de façon privative comme dans les primat du père dans les familles occidentales, avec
Troubles du Spectre Autistique, soit de façon aug- ses corrélats sur le rapport entre les sexes, entraı̂ne la
mentative comme dans le syndrome de Williams dont nécessité de penser un lien social qui devrait plus son
les sujets atteints montrent des capacités sociales hors unique genèse à la sublimation du rapport au père.
normes. Mais assimiler la nature du lien social à une Nous écrivons structure, au sens où nous cherchons
compétence biologique est une réduction. Le lien so- à décrire un opérateur psychique dont la fonction
cial est d’un autre ordre que celui de notre nature est de relier l’individu au groupe. Même s’il existe
biologique. L’Homme est certes un animal grégaire des différences dans le statut de l’individu selon les
doté de compétences sociales innées, mais il est aussi cultures, il reste que tout être humain inséré dans
un être utilisant le langage, capable de métalangage, un groupe met en œuvre une fonction psychique lui
manipulant des symboles et dont les sociétés s’avèrent permettant de se coupler avec les codes culturels de
être des architectures constamment évolutives. Même ce groupe. Nous ne traiterons donc pas ici des codes
si le mouvement idéologique actuel tend à diminuer la sociaux éminemment variables mais de l’opérateur
spécificité humaine, il reste que les sociétés humaines constant qui permet l’intégration des codes. Appro-
présentent des caractères propres qui ne peuvent pas cher la définition d’une structure mentale ne signi-
être assimilés aux sociétés animales. Cela ne signifie fie pas que celle-ci soit le facteur déterminant du
pas accorder une précédence absolue à l’Homme, ou lien social et par extension de la structure globale
nier l’idée d’un continuum évolutif, mais d’accepter le d’une société. Par exemple, les idéologies sont pluri
fait observable que les sociétés humaines ont effectué déterminées. Elles servent plusieurs maı̂tres. Fausses
une rupture qualitative en intégrant le symbolique consciences, elles sont les corrélats des rapports so-
dans leur organisation. ciaux et peuvent servir à masquer leurs antago-
Nous apposons au terme de lien social l’adjectif nismes comme l’a démontré la critique marxiste. Mais
contemporain. L’évidence d’une mutation dans nos elles sont aussi des formations mentales réalisant des
démocraties occidentales est révélée par les nouvelles désirs collectifs. Elles sont donc, au sens freudien, des
idéologies et le droit extensif des individus. Cette illusions. Elles sont également des défenses contre l’ir-
mutation est corrélative d’un changement qualitatif ruption d’ éléments inacceptables pour une société, et
du lien social. Nouvelle société, nouveau lien social. donc des formations réactionnelles. Les faits sociaux
Nous changeons d’époque. Globalisation, mondialisa- sont également pluri déterminés mais parmi les mul-
tion, numérisation, croissance démographique, chan- tiples facteurs agissants (économiques, historiques,
gement climatique, dessinent un nouveau paysage et politiques, culturels), existe aussi la mise en acte
nous contraignent à la remise en chantier de nos de fantasmes inconscients. Par exemple, la révolution
modèles de pensée. Rendons sur ce point hommage à française a été déterminée par des changements dans
l’honnêteté de Lévi-Strauss qui, à une question de Di-
dier Eribon, répondait qu’il ne pouvait plus penser un 2. ≪ Quand je suis né, il y avait sur la Terre un milliard
et demi d’habitants. Après mes études, quand je suis
entré dans la vie professionnelle, 2 milliards. Il y en a
6 aujourd’hui, 8 ou 9 demain. Ce n’est plus le monde
que j’ai connu, aimé, ou que je peux concevoir. C’est
pour moi un monde inconcevable. ≫ Interview par Di-
dier Eribon dans Le Nouvel Observateur, Novembre/
décembre, 2009, p.79.
www.benoitvirole.com 2 2022 - 2023

les rapports de production, par l’émergence d’une légitime et c’est elle que nous maintiendrons ici ou-
classe bourgeoise et par le déploiement de l’esprit verte.
des Lumières. Mais elle a pris aussi la forme sym- Nous mentionnerons ici, pour mémoire, trois auteurs
bolique de la mise à mort sacrilège du Roi. Il est parmi tant d’autres qui ont souligné ce lien entre société et
vain de prétendre que l’un de ces déterminants est structure psychique. Pour Georges Bataille, les difficultés
fondamental et les autres superficiels. La complexité qui s’opposent à la révélation des formes inconscientes
des sociétés humaines enchevêtre des dimensions de l’existence sont de même ordre que celles qui s’op-
économiques, historiques, géopolitiques, culturelles, posent à la connaissance des formes hétérogènes présentes
religieuses. Mais toute société impose l’établissement dans une société donnée3 . L’unité du fascisme se trouve
d’une relation entre elle-même, en tant qu’entité, avec ainsi dans sa structure psychologique propre et non dans
les hommes et les femmes qui la composent. Cette re- les conditions économiques qui lui servent de base. Wil-
lation nécessite la présence de ≪ quelque chose ≫ au hem Reich interprète le nazisme comme l’expression de
sein de l’organisation mentale permettant la liaison l’insatisfaction sexuelle des masses et récuse également
entre le collectif et l’individuel. C’est ce ≪ quelque l’interprétation socioéconomique4 . Pour Georges Deve-
chose ≫, cet opérateur psychique du lien social, que reux, il existe un lien de détermination entre structure so-
nous cherchons à décrire. ciale et structure psychique. La société apprendrait ainsi
Nous qualifions cette structure comme inconsciente à l’homme moderne à être schizoı̈de hors des murs de
car l’opérateur du lien social n’est accessible qu’en l’hôpital psychiatrique et par conséquent schizophrène à
prenant en considération le phénomène de l’iden- l’intérieur de ces murs5 .
tification inconsciente. Les sujets se reconnaissent
comme membres d’un groupe par une identification
mutuelle dont ils sont eux-mêmes inconscients. Pour I - Société hétéronome / autonome
la sociologie, et pour l’anthropologie, cette dimen-
Pour aborder la structure inconsciente du lien so-
sion inconsciente est le reflet des structures pro-
cial contemporain, il nous faut nous appuyer sur
fondes sous-jacentes à la constitution des sociétés et
une différence explicite entre les sociétés. Il nous est
qui échappent en tant que telles à la conscience de
nécessaire de disposer d’une typologie des sociétés
l’individu. Pour la psychanalyse, discipline explora-
qui puisse présenter un nombre réduit de concepts
trice de l’inconscient, cette dimension est le reflet
organisés de façon systémique. Ces concepts doivent
d’un travail de refoulement. L’identification mutuelle
présenter des dimensions génériques bien catégorisées
résulte non pas de l’expression directe d’une structure
applicables à toutes les sociétés. La classification pro-
collective sous-jacente mais elle est le résultat d’un
posée par Marcel Gauchet répond à cette attente6 .
refoulement constamment renouvelé chez l’individu.
Gauchet effectue une distinction entre les sociétés
Quelque chose ne doit pas parvenir à la conscience et
dites hétéronomes dont le fondement du lien social
le lien social contribue à maintenir ce quelque chose
est l’adhésion collective à une transcendance fonda-
éloigné. Il existe ainsi une relation forte entre la struc-
trice de la société (par exemple : Dieu ou le Roi) et
ture mentale et la structure du lien social dans une
les sociétés dites autonomes où cette transcendance
société donnée. L’identification inconsciente, au sens
n’est plus apparente. Dans ces sociétés, le lien so-
de la psychanalyse, impose une mise en similitude
cial s’apparente à un conglomérat de réseaux hori-
de deux éléments, le sujet et l’autre, et cette simili-
zontaux associant les individus. Cette distinction est
tude suppose un élément tiers commun. Cet élément
commun est le fantasme inconscient. Identifier ce fan-
tasme inconscient est la tâche d’une psychanalyse ap- 3. Bataille G., La structure psychologique du fascisme,
1933, Gallimard, 2009, p. 17 et p. 54.
pliquée au lien social. Il n’est pas écrit dans le marbre 4. Reich W., La psychologie de masse du fascisme, 1933,
que ce fantasme soit unique et invariant. Faire l’hy- Payot, 1972, 2001.
pothèse d’une relation entre les variations de ce fan- 5. Devereux G., Essais d’ethnopsychiatrie générale, Gal-
limard, 1979, p. 257.
tasme et les variations de structure des sociétés est 6. Pour une présentation synthétique : Gauchet M.,≪ Les
ressorts du fondamentalisme islamique ≫, Le Débat,
2015/3 N°185, p. 63-8.1.

fondamentale. Elle s’explique selon Gauchet par la ceptibilité à toute attaque faite à leur transcendance
dynamique interne aux sociétés. Toute communauté et joue un rôle important dans leurs conflits avec
humaine est en effet soumise à la nécessité d’assu- les sociétés occidentales10 . Dans des États modernes,
rer sa stabilité. C’est l’aporie constitutive de la so- cette transcendance divine n’a pas complètement dis-
ciologie : comprendre la stabilisation d’une société paru. Plusieurs démocraties occidentales conservent
malgré les forces de fragmentation et les mouve- soigneusement la présence d’institutions royales, qui
ments d’individualisation7 . Marcel Gauchet reconnaı̂t ne sont pas de l’ordre du folklore mais de l’ordre de
à l’anthropologue Pierre Clastres, la primauté de la fonction symbolique. Dans d’autres pays, l’État-
cette idée : concevoir le social non pas à partir de nation a pris le relais de Dieu et du Roi comme fon-
l’observation de l’état apparent d’une société mais dement de la société. L’État-nation est alors posé
à partir de sa dynamique interne8 . Pierre Clastres comme une entité externe, dotée d’attributs sym-
avait élaboré cette conception à partir de l’observa- boliques, garants de l’organisation sociétale, au tra-
tion des sociétés amérindiennes, qu’il avait nommées vers de vecteurs comme la notion de patrie, l’es-
sauvages. Celles-ci sont agencées contre le surgisse- prit de la République, l’histoire nationale, l’âme
ment d’un État et maintiennent leur stabilité grâce d’un peuple. Poser une transcendance externe fonda-
aux guerres faites aux ennemis. Gauchet généralise à trice et garante de l’existence d’une société revient
l’ensemble des sociétés l’existence d’une dynamique à positionner une instance actant des interdits et
interne visant à la stabilité. Toute société est donc des droits, posant des valeurs, définissant des rôles.
engagée dans ce que Gauchet appelle une autonomie Les sociétés hétéronomes présentent alors quatre ca-
processuelle, c’est-à-dire un mouvement intérieur de ractéristiques :
changement destiné à assurer sa stabilité.
1. Le rapport à l’origine. La structuration hétéronome
implique la reconnaissance d’un passé fondateur.
L’hétéronomie structurelle La société est assujettie, dès l’origine, à une dette
envers un modèle ancestral. L’ordre hétéronome
L’histoire mondiale atteste que pour l’immense ma- est foncièrement passéiste. Il est conservateur car
jorité des sociétés humaines, cette autonomie proces- l’extériorité métaphysique radicale du fondement im-
plique l’antériorité temporelle du fondement. Les
suelle a engendré une hétéronomie structurelle. Les
sociétés de religion sont ainsi des sociétés de
sociétés ont attribué à une entité externe à elles-
tradition11 . La loi transcendantale qui s’impose à
mêmes le fondement et la légitimité de leur propre tous depuis l’au-delà ne vaut pour telle que dans
organisation. La religion a été, et est encore, la forme la mesure où elle se présente simultanément et
la plus courante de cette hétéronomie structurelle. inséparablement comme toujours déjà en place. Elle
La croyance individuelle n’est donc pas la fonction est l’œuvre dès l’origine des choses ou la mise en
première des religions. Leur fonction centrale est de place primordiale du monde12 .
relier les hommes entre eux dans une société dont 2. Le rapport au pouvoir. Il consiste dans un type de
le fondement est attribué à une transcendance. Les pouvoir réfractant la dépendance envers un fonde-
sociétés islamiques sont des instanciations fortes de ment transcendantal, situé soit dans un au-delà, soit
ces sociétés hétéronomes9. Ce qui explique leur sus- dans un espace sacré, généralement marqué par des
symboles (drapeaux, etc.). Cette extériorité est celle
d’une domination. Les sociétés hétéronomes sont
7. Cf. Descombes V., Le complément du sujet, Gallimard, soumises à cette domination d’une instance externe
2004, pour qui la question du lien social entre les in-
sur les conduites des individus. Ceux-ci ne sont donc
dividus modernes reste hautement problématique.
8. Clastres P., Archéologie de la violence, 1977 L’aube,
poche, 2016. 10. L’affaire des caricatures de Mahomet est exemplaire de
9. En 1933, Georges Bataille écrivait déjà dans la Struc- l’incompréhension foncière entre société hétéronome
ture psychologique du fascisme : ≪ Jusqu’à nos jours, religieuse et société autonome.
il n’existait qu’un seul exemple historique de brusque 11. Gauchet M., ≪ Croyances religieuses, croyances
formation d’un pouvoir total, à la fois militaire et politiques ≫, Gallimard, Le Débat, 2001/3 - n°115 p.
religieux, mais principalement royal, ne s’appuyant 94.
sur rien d’établi avant lui, Celui du Khalifat isla- 12. Gauchet M., L’avènement de la démocratie, la
mique. ≫ Gallimard, Lignes, 2009, p.45. révolution moderne, Gallimard, 2007, I, p. 54-55.

pas libres mais soumis à une obligation non contrac- L’autonomie structurelle
tuelle mais imposée par l’ordre du monde, par la loi
naturelle et/ou la loi divine. Les sociétés occidentales, européennes et nord-
américaines, anciennement hétéronomes, sont ou
3. Le lien entre les individus. Le lien unissant les indi- tendent à devenir des sociétés avec une autonomie
vidus dans les sociétés hétéronomes est celui de l’at-
structurelle. Leur dynamique interne, donc dans le
tache mutuelle entre supérieurs et inférieurs. Il est
donc associé à une inégalité de nature entre les indi-
lexique de Gauchet, l’autonomie processuelle, au lieu
vidus. Pour Louis Dumont, qui a étudié les systèmes d’aboutir à une hétéronomie structurelle tente de
de castes en Inde, la relation hiérarchique est la ma- générer un autre état de stabilité, celui de l’auto-
nifestation d’une transcendance au cœur de la vie nomie structurelle. En Occident, nous sommes en
sociale, qui met en évidence le caractère extérieur train de passer d’une société hétéronome structurée
de ce qui fonde une société. Pour Dumont, le sur la correspondance entre son organisation interne
monde social indien est ainsi organisé selon un prin- et une transcendance externe (Dieu, le Roi, l’État-
cipe hiérarchique : les deux termes d’une opposi- Nation) à une société autonome dont la structure in-
tion ne sont pas à penser comme égaux. L’un des terne ne répond à aucun autre modèle que sa propre
deux est supérieur à l’autre parce qu’englobant le auto-organisation en perpétuelle recherche de stabi-
deuxième terme. L’un des termes représente la to-
lité. Dans un même pays peuvent exister des institu-
talité holistique en même temps qu’une partie de
l’opposition13 . Les individus sont identifiés par des
tions gouvernées par une logique hétéronome et des
différences et les rapports sociaux sont des rapports courants de pensées promouvant une société en au-
différentiels. Il existe ainsi une relation de nécessité tonomie structurelle (aux USA par exemple). Dans
entre différence et transcendance. La transcendance toutes les sociétés en mouvement vers l‘autonomie
implique la différence et inversement. S’il existe un structurelle existent aussi des éléments hétéronomes
rapport différentiel entre deux termes, il existe une résiduels14 . Dans les sociétés en autonomie struc-
instance tierce qui instaure la différence et la main- turelle continuent ainsi à exister des phénomènes
tient. de masse orientés vers des meneurs hétéronomes,
qu’ils soient des idoles médiatiques, des stars, in-
4. L’appartenance communautaire. Enfin, la structura-
accessibles et vivant dans un autre monde mais
tion autonome passe par un type de rapport entre les
individus et leur société à base de subordination des
auxquels les individus s’identifient. Ce phénomène
parties individuelles au tout collectif, soit un holisme est particulièrement observable dans les spectacles
social au sens de Louis Dumont. La société est plus générant des transes collectives autour d’un artiste
que l’adjonction des individus. Elle est une entité, nécessairement inaccessible. La distinction entre les
composée certes de la sommation de ses membres, deux types de société est donc conceptuelle. Dans le
mais advenant par cette sommation à une autre di- réel, elles ne se retrouvent jamais sous une forme pure,
mension, irréductible en éléments, et possédant ses mais sous des formes tendancielles. Dans le lexique de
propres fonctions. Cela a une conséquence sur le lien Gauchet, ce sont des formes processuelles. Sur le plan
social : toute existence individuelle se soumet à la théorique, donc en valeur absolue, les sociétés auto-
coupe de l’appartenance communautaire. Cette sou- nomes présentent des propriétés qui s’opposent point
mission prend la forme du devoir à la patrie, du ser-
par point à celle des sociétés hétéronomes.
vice à la nation, de l’acceptation du sacrifice indivi-
duel. 1. Le rapport à l’origine. Elles refusent la référence au
passé et doivent s’inventer en permanence au présent
pour tendre vers une réalisation à venir. Elles ont
tendance à annuler les références au passé ou à les
13. Dumont L., La civilisation indienne et nous : esquisse dévaluer car elles se doivent de définir une origine
de sociologie comparée, Paris, Armand Colin, 1967.
Exemple : Ève est faite à partir de la côte d’Adam.
14. Cf. la persistance de la royauté en Angleterre, en Bel-
En même temps qu’il y a création d’une altérité il y a
gique et dans d’autres pays européens mais aussi la
affirmation d’une supériorité d’Adam. On peut réduire
présence des anciens présidents de la République au
en terme logique comme suit [Adam / [Adam/Ève] ]
conseil constitutionnel français, le deuil national à la
soit [totalité / parties].
mort d’un ancien président, etc.

dans le moment présent de leur mise en mouve- mises à aucune autre hiérarchie. Le lien unis-
ment. Le déboulonnage des statues des ≪ grands sant les individus égaux ne peut être rattaché à
hommes ≫ de l’Histoire, l’idée d’un reset cultu- aucune instance externe. La conséquence directe
rel par annulation d’une culture passée honnie car est la poussée à la neutralisation des oppositions
légitimant l’esclavage et la colonisation, sont des ma- (différence des sexes, rapports entre générations)
nifestations idéologiques de ce rapport à l’origine. Il fondées sur l’hétéronomie. Chacun doit être l’égal à
s’agit d’annuler un passé jugé - sans nuances et sans l’autre en tout point. L’égalité absolue est présentée
réflexion contextuelle - comme négatif pour y substi- comme une évidence. Cette exigence flirte en per-
tuer le moment inaugural d’un nouvel avenir. manence avec la quérulence généralisée car le droit
2. Le rapport au pouvoir. Dans la société en auto- qui préside à l’égalité est un droit positif, émergent
nomie structurelle, il n’existe plus de transcen- de la société des individus, et non un droit na-
dance, plus d’instance externe, plus de meneur. Les turel. Il est donc toujours remis en question et
présidents élus des démocraties doivent être nor- sa jurisprudence est instable. Dans ce mouvement
maux, simples, ≪ des gens comme vous et moi ≫15 . irrépressible vers l’individualité, il est possible que
La société s’auto définit et se légitimise elle-même. le fait démographique – près de huit milliards d’ha-
La société devient une collection d’individus. Elle bitants sur Terre - soit un facteur déterminant. Nor-
n’a pas de dépendance à un fondement transcendan- bert Elias soulignait que plus nous sommes nom-
tal et doit construire sa propre légitimité. Dans les breux, plus nous sommes enclins à exiger la recon-
démocraties, cette légitimité est représentative. Elle naissance de notre individualité. Elias a proposé une
passe par l’instauration d’une case vide, un lieu oc- loi qui établit la variabilité historique des formes
cupé transitoirement par un ou des individus ayant de la pensée et de la conscience de soi : plus sont
une délégation collective. Ce pouvoir a de moins en denses les dépendances réciproques qui lient les in-
moins de puissance effective sur les rapports entre les dividus, plus est forte la conscience qu’ils ont de leur
individus sauf si ceux-ci choisissent l’obéissance par autonomie17 .
leur libre décision. Ces rapports se concrétisent par
une extension constante du droit positif au détriment 4. L’appartenance communautaire. Chaque individu
du droit naturel16 . Chaque individu, en concurrence existe pour lui-même et n’est pas assujetti à la
avec les autres, met en avant un ensemble extensif de nécessité d’une fusion holistique de tous dans un
droits personnels garanti par l’institution judiciaire tout. Les sociétés autonomes sont des sociétés d’indi-
dont les décisions sont relatives et mouvantes car vidus jaloux de leurs singularités identitaires. L’ap-
fondées sur des contractualisations labiles. La sur- partenance communautaire est donc d’une grande
enchère juridique, l’extension du pouvoir judiciaire, fragilité et nécessite pour son maintien l’instaura-
y compris extra national, sa dominance sur le pou- tion d’un droit de plus en plus extensif. La tendance
voir politique sont des manifestations inhérentes à forte à la judication, comme celle qui amène à devoir
l’autonomie. Le droit individuel tend à devenir uni- rendre compte de ses décisions exécutives devant les
versel et à subvertir les distinctions dans une seule tribunaux alors qu’elles relèvent de la sanction po-
unité, celle de l’individu : qu’il soit adulte, vieillard, litique et non judiciaire, est un indice de cette diffi-
enfant, femme, homme. La qualité de la vie de l’in- culté à maintenir la stabilité dans une société d’in-
dividu et ses choix personnels deviennent des droits dividus. L’appartenance communautaire tend à de-
qui priment sur les devoirs liés à l’appartenance au venir celle du partage d’une idéologie consensuelle.
groupe. Elle se déplace de la soumission volontaire à un
3. Le lien entre les individus. Les relations entre ordre externe (la transcendance) à une adhésion
individus sont nécessairement égalitaires, car sou- à une idéologie identitaire, parfois une adhésion
pétitionnaire. Nous sommes ensemble parce que nous
pensons la même chose, parce que nous revendiquons
15. Cf. en politique française, la phrase de François Hol-
quelque chose, et le plus souvent parce que nous
lande voulant se démarquer par sa stature ≪ nor-
male ≫ de ≪ l’exceptionnalité ≫ de son prédécesseur consommons ensemble les mêmes produits.
Nicolas Sarkozy qui lui rétorque qu’à poste exception-
nel, homme exceptionnel. Échange exemplaire de l’op-
position entre culture de l’autonomie et culture de
l’hétéronomie.
16. Manent P., La loi naturelle et les droits de l’homme, 17. Elias N., La société des individus, 1939, Fayard, 1987,
PUF, 2018. p. 23.

II - Le modèle freudien du lien social être19 . Mais cette haine de l’autre se retourne en une
identification mutuelle.
II. L’identification mutuelle est celle des idéaux du
Cette grande opposition entre société hétéronome et
moi ≪ délégués ≫ à un meneur. Cette identification
société autonome peut-elle être éclairée par la psycha-
mutuelle des individus, ne se réalise pas par une fu-
nalyse ? Récapitulons tout d’abord l’apport freudien
sion indifférenciée de leurs moi réciproques mais par
à la compréhension du lien social. Dans Psychologie
celle de leur idéal. L’idéal de chacun est placé dans le
des masses et analyse du moi (1921), la conception
meneur, garant de la cohésion des identifications mu-
de la masse sociale par Freud est syncrétique. Elle
tuelles. Cette identification mutuelle passe donc par
ignore les distinctions d’échelles entre les types de
la conjonction des idéaux individuels dans un idéal
groupe et néglige l’importance des classes sociales.
collectif. L’idéal du moi est une instance de la per-
Elle projette les dimensions de la vie psychique in-
sonnalité résultant de la convergence du narcissisme
dividuelle sur le collectif. Elle considère toute fa-
(le moi s’aime lui-même comme étant un objet idéal),
mille sur le modèle de la famille patriarcale et ne
et des identifications aux parents, à leurs substituts
tient pas compte des différences entre les systèmes fa-
et aux idéaux collectifs. Le sujet projette devant lui
miliaux qui déterminent des relations intrafamiliales
un idéal de réalisation qui est le substitut du narcis-
très distinctes, en particulier sur la transmission de
sisme perdu de son enfance du temps où il était à lui-
l’héritage18. Pour Freud, les peuples, sont soumis aux
même son propre idéal. L’état enfantin du narcissisme
mêmes passions que les individus. En acceptant ces
(le moi grandiose de l’enfance) est abandonné du fait
a prior i, une psychanalyse du fait social est possible.
de la critique exercée par les parents. Cette critique
On peut la résumer en trois assertions.
est intériorisée sous la forme d’une instance de cen-
I. La masse est stabilisée par l’identification mu- sure et d’auto observation (surmoi). Cette instance
tuelle, qui est le retournement de la haine primitive observe le moi actuel et le mesure à l’idéal20 . Deux
en amour. La masse hérite de certaines propriétés de instances donc, pas toujours clairement différenciées
l’individu qui s’effacent en lui du fait même de la for- dans l’œuvre freudienne, celle d’un surmoi héritier du
mation de la masse. La masse (foule) hérite des pro- complexe d’Œdipe qui censure, réprime et interdit,
priétés de l’enfant (analogon du ≪ primitif ≫). Elle est et un idéal du moi, tout aussi héritier du complexe
irréfléchie, sauvage, surexcitée émotionnellement et d’Œdipe mais qui pousse le sujet sur la voie de la su-
donc potentiellement instable. Comment comprendre blimation. Pour Freud, la structure inconsciente du
alors sa stabilité relative observable ? Des contraintes lien social est la projection des idéaux du moi dans
externes peuvent jouer, comme l’autorité d’un chef un meneur assurant la cohésion du groupe21 . Le sujet
dans l’armée ou une hiérarchie dans l’Église. Mais, abandonne son idéal du moi et l’échange contre l’idéal
pour Freud, il existe fondamentalement une puissance
interne stabilisant la masse. C’est l’amour, au sens de
l’Éros, qui stabilise la masse. Or, cet amour n’est pas
premier. Il n’existe pas sous une forme originaire. Il
est une transformation en son contraire d’une pulsion 19. Le passage des Confessions de Saint-Augustin où il
décrit la haine d’un bébé pour son frère de lait est
agressive à l’encontre de l’autre. C’est bien le désir de célèbre : ≪ J’ai vu et observé un petit enfant jaloux :
supprimer l’autre qui est originaire. On désire tuer le il ne parlait pas encore et il regardait tout pâle et l’œil
frère de lait, notre rival et par extension tout autre mauvais, son frère de lait. [. . . ] Dira-t-on que c’est in-
nocence, lorsque la source de lait coule si abondam-
ment, de ne point admettre au partage un frère dénué
de tout et qui ne peut soutenir sa vie que par cet ali-
ment ? ≫ Saint Augustin, Les Confessions, Garnier
Flammarion, 1964, p.22.
20. Freud S. Pour introduire le narcissisme, 1914, OC,
Puf, XII, 1913-1914.
21. ≪ L’essence de la masse ne saurait être comprise si l’on
18. Cf., Todd E., L’origine des systèmes familiaux, Galli- néglige le meneur ≫, Freud S., Psychologie des masses
mard, 2011. et analyse du moi, OC, Puf, p.58.

de masse incarnée dans le meneur22 . Ce meneur, chef à 5 ans23 . Cette construction phylogénétique freu-
suprême, n’a besoin d’aimer personne d’autre que lui, dienne, compréhensible dans le cadre de la biolo-
il a le droit d’être de la nature des maı̂tres, totalement gie évolutionniste du XIXème siècle, est non seule-
narcissique. Il est en extériorité absolue, autrement- ment alogique, mais elle est erronée. Alogique, car la
dit : en ≪ transcendance ≫. culpabilité des frères menant à l’alliance est expliquée
III. Le meneur des masses est une incarnation d’un par le processus même auquel il doit donner nais-
fantasme originaire. Ce meneur, placé en extériorité sance. Erronée, car selon la paléontologie moderne, il
et assurant la stabilité sociale, ne nait pas ex ni- n’aurait pas existé de horde primitive unique, mais
hilo. Comment expliquer sa permanence dans la vie des sources multiples de peuplement générant des
psychique au fil des générations ? Pour Freud, ce phénomènes de diffusion spatiale dans les différentes
meneur des masses est l’incarnation actualisée du aires géographiques24. Il n’est pas attesté que parmi
père originaire. Ce père originaire des temps my- les premiers groupes humains, proches encore des ho-
thiques empêchait ses fils de satisfaire leurs tendances minidés, l’organisation soit systématiquement sous la
sexuelles : il les a contraint à l’abstinence et ainsi aux dominance d’un mâle fort, prémisse du patriarcat.
identifications mutuelles. Les fils se sont alliés, ont tué Toutefois, d’autres reconstructions contemporaines
le père originaire, l’ont ingéré lors d’un repas canni- s’avèrent assez congruentes avec la thèse freudienne.
balique scellant leur nouvelle alliance. Le lien social Il en est ainsi de la théorie évolutionniste du ≪ group
serait ainsi construit en rapport avec ce meurtre ori- splitting ≫25 . Si une communauté humaine réunie au-
ginaire. Les conduites symboliques des groupes, les tour d’un chef, délégataire d’une religion et/ou d’une
rituels, les sacrifices, s’expliqueraient par la présence pratique symbolique (par la magie), s’avère devenue
inconsciente de ce fantasme répétant la scène ori- trop nombreuse pour les ressources alimentaires dis-
ginaire. L’identification inconsciente serait celle des ponibles, elle doit nécessairement se scinder pour sur-
frères liés par la culpabilité du meurtre du père origi- vivre. Cette scission se réalise par l’émergence d’un
naire et qui chercheraient par la soumission à un nou- nouveau meneur qui entraı̂ne une part de la commu-
veau meneur leur dédouanement. Ils projettent sur nauté dans un exil géographique. Mais pour cela, le
cette incarnation transcendante leurs propres idéaux nouveau meneur doit mettre à bas l’ancien meneur
du moi. et proposer une nouvelle croyance, une nouvelle re-
ligion. L’ancien ordre symbolique doit être détruit
par le nouvel ordre prophétique. L’histoire des reli-
Persistance d’un fantasme originaire gions abonde en exemples de ce type. Il est difficile
de ne pas penser ici à Moı̈se et à l’importance que
Freud explique la persistance de ce fantasme ori- ce personnage prit pour Freud, lui-même créateur de
ginaire par le recours à la transmission lamar- la psychanalyse, discipline nouvelle et disruptive (à
ckienne d’un meurtre réel s’étant réalisé aux temps l’époque !).
premiers de l’humanité. L’être humain conserve- Une explication de nature ontogénétique peut aussi
rait ainsi dans l’inconscient la trace mnésique des être avancée pour comprendre la persistance du fan-
événements du tout début de la construction so- tasme de la mort du père. Les conditions même de
ciale, donc le meurtre originaire, de la même façon la vie familiale conjuguées à l’immaturité de l’en-
que son développement sexuel en deux temps (di- fant font de tout père un rival pour l’enfant. Le
phasage de la sexualité) s’expliquerait par sa des- désir sexuel de l’enfant, bien avant sa puberté phy-
cendance d’un primate ayant sa maturité sexuelle siologique, se fixe sur l’objet le plus proche, le pa-
22. ≪ Une telle masse primaire est un certain nombre d’in- 23. Cf. sur l’épistémologie de la pensée de Freud et son
dividus qui ont mis un seul et même objet à la place rapport à la théorie de l’évolution, Sulloway F.J.,
de leur idéal du moi et se sont, en conséquence, iden- Freud, biologiste de l’esprit, 1979, Paris, Fayard, 1981.
tifiés les uns avec les autres dans leur moi. ≫, Freud S., 24. Cf. Chapais B., Aux origines de la société humaine,
Psychologie des masses et analyse du moi, OC, Puf, Seuil, 2017.
p. 54. 25. Cf. Stevens A., Price J., Evolutionary Psychiatry, A
new beginning, Routledge, 1996.

rent de sexe opposé. Mais ce désir est frustré et d’une transcendance symbolique, fondatrice du so-
cette frustration est rapportée au tiers : le parent cial. Quelle que soit l’explication que l’on donne à
de même sexe. Cette frustration s’accompagne d’une la persistance de ce fantasme originaire, il existe bien
répression éducative, tout spécialement sur la mastur- une heuristique freudienne permettant de rendre in-
bation(avec des fortes variations selon les cultures). telligible la complexité du social. Elle consiste à as-
Dans le même temps, l’enfant a l’intuition de l’exis- sumer la fiction constructiviste de l’existence, dans
tence d’un ≪ commerce ≫ sexuel entre les parents, l’individu et dans la masse, de ce fantasme originaire
ce qui lui est précisément interdit. Le parent de hérité de notre passé phylogénétique et qui reste actif
même sexe apparaı̂t ainsi à l’enfant à la fois comme dans l’inconscient. À partir de ce présupposé, les ac-
l’agent de l’interdit sexuel et comme l’exemple de tions humaines, les formes sociétales, les idéologies, la
sa transgression. Il devient simultanément l’ennemi culture sont considérées comme des expressions sym-
à abattre et le modèle à conquérir. Dans ce cadre boliques, défensives, symptomatiques pour certaines,
explicatif, seule l’existence du diphasage de la sexua- sublimatoires pour d’autres de ce fantasme originaire.
lité est nécessaire. Les différences observables dans C’est bien évidemment une réduction de la com-
l’expression œdipienne relèvent de différences dans plexité des phénomènes à une interprétation posée sur
l’éducation et les rapports de parenté. les bases d’un a priori théorique. Les déterminants
Une troisième explication est inspirée par l’anthro- économiques, politiques, historiques, ne sont pas pris
pologie structurale de Lévi-Strauss. La dimension en compte. L’interprétation freudienne est une sec-
évolutionniste du complexe d’Œdipe serait bien un tion locale dans la complexité du réel, mais elle ap-
mythe, ce que reconnaissait Freud lui-même en par- porte des éléments singuliers pour l’intelligibilité de
lant de mythe scientifique à propos de sa construction la permanence de l’irrationnel dans l’histoire.
lamarckienne. Mais un mythe n’est pas une construc-
tion factice. Il opère une fonction. Un mythe orga- La dimension inconsciente dans l’hétéronomie
nise des éléments d’apparence disparate en un tout
cohérent grâce à la forme narrative. Pour comprendre À la question posée par Marcel Gauchet sur ce qu’il
la persistance du fantasme originaire du meurtre du nomme ≪ le mystère le plus profond de l’histoire hu-
père, il faut alors interpréter ce dernier en regard de maine ≫ :
l’existence du langage26 . Le mot est en lui-même le
≪ pourquoi l’autonomie processuelle constitutive
meurtre de la chose. L’arbitraire du signifiant linguis- des sociétés a-t-elle donné lieu à sa mise en
tique institue ainsi l’ordre symbolique. Celui-ci est forme préférentielle et massive sous les traits de
composé de rapports différentiels insérés dans des ma- l’hétéronomie structurelle ? ≫.28 ,
trices d’oppositions différentielles recensées par l’an-
thropologie structurale. Parmi ces rapports, on place la psychanalyse propose une réponse claire.
la distinction de sexes, la différence des générations, L’hétéronomie est la réalisation sociale de l’al-
les rapports entre les fonctions maternelles et pa- liance des frères après le meurtre du père originaire
ternelles. Pour Pierre Kaufman, suivant Jacques La- et érigeant secondairement une loi transcendante.
can, l’origine de la culpabilité est attribuée à l’ori- Le rapport entre l’individu et la société engage un
gine du langage qui exerce sur le sujet un pouvoir de opérateur fantasmatique dont le noyau est constant
fascination27 . L’utilisation par l’homme du langage sous les variations des expressions de surface. Il
lui rappelle inconsciemment la dépossession du pou- existe certes des variantes culturelles, des expressions
voir de l’être omnipotent. L’agression (le meurtre) et mythiques différentes modelées par les structures
l’amour pour l’être omnipotent s’associent en don- anthropologiques, par les différents systèmes de pa-
nant naissance à la culpabilité. L’être omnipotent, le renté, par les systèmes familiaux, par les conditions
chef, le meneur, le père seraient des instanciations historiques, mais ce fantasme originaire reste présent
26. Lacan J., Le mythe individuel du névrosé, 1952, Seuil, 28. Gauchet M., Préface à Les morphologies du politique,
2007. de Clément Morier, Institut Universitaire Varenne,
27. Kaufmann P., L’inconscient du politique, Vrin, 1988. Collection des thèses, 2018, p. XV.

d’une façon ou d’une autre et c’est lui qui génère la que la culpabilité individuelle devant Dieu32 . Mais
transcendance nécessaire à l’identification mutuelle. on pourrait ramener la honte à une expression so-
La conception freudienne du lien social est aisément ciale d’une culpabilité individuelle ne pouvant être
projetable sur les sociétés hétéronomes construites culturellement exprimée dans ces sociétés, et donc in
sur la transcendance. Le meneur, instanciation du fine à la détermination d’un désir interdit. Ce sont là
père primitif, est placé dans une extériorité de la des questions ouvertes qui intéressent une psychana-
masse. Il incarne la transcendance permettant aux lyse transculturelle mais qui n’invalident pas la portée
individus (les ≪ frères ≫ de la horde primitive29 ) de générale d’une interprétation analytique du lien so-
s’identifier mutuellement. L’organisation œdipienne - cial dans son rapport avec la proposition freudienne
la relation des enfants au père - reflète au niveau in- d’un meurtre originaire. La substitution du rapport
dividuel le rapport des sociétés hétéronomes à leur au Père à l’oncle maternel, à un ancêtre, voire à
propre transcendance. La dynamique de soumission une figure imaginaire, ne change pas le rapport 33
entre
et/ou de révolte du sujet individuel par rapport à l’hétéronomie et une figure transcendante . Dans les
la loi portée par le père, est homologue à la dyna- sociétés hétéronomes, l’axe d’une transcendance de
mique historique des sociétés se soumettant ou s’in- la loi, du fondement de l’ État, et de la fonction sym-
surgeant contre la transcendance fondatrice. Une lec- bolique du Père / Oncle maternel à l’échelle de la
ture des faits sociaux peut alors s’effectuer en psy- famille est donc fait d’un seul et même bloc. Il existe
chologie individuelle. Par exemple, Mai 68 en France, une congruence entre structure familiale œdipienne
fait social total, analysé par les psychanalystes Janine et structure sociale hétéronome. Autrement-dit, les
Chasseguet-Smirgel et Béla Grunberger, dans leur ou- États des sociétés hétéronomes assument une fonc-
vrage l’Univers contestationnaire est rapproché d’une tion parentale, d’ordre symbolique, garante des ta-
révolte agressive anale devant le Père symbolique30 . À bous, incarnée dans le droit civil et dans la transmis-
l’échelle individuelle, le rapport névrotique d’un sujet sion des noms
34
de famille, ainsi que l’a rappelé Pierre
face à son chef, en entreprise, en institution, lors d’un Legendre .
conflit du travail, peut refléter le rapport inconscient
à son père. L’homologie entre transcendance fonda- La dimension inconsciente dans l’autonomie
trice des sociétés et transcendance de la loi symbo-
lique portée par la fonction paternelle permet une in- Qu’en est-il pour les sociétés autonomes ? L’absence
terprétation. Une intelligibilité psychanalytique des de transcendance signifie-t-elle la nécessité de l’aban-
sociétés hétéronomes est alors réalisable. Toutefois, don de l’intelligibilité psychanalytique du social ?
cette intelligibilité est plus aisément recevable pour Ou bien doit-on les considérer comme des sociétés
les sociétés hétéronomes appartenant à l’aire judéo- ≪ post œdipiennes ≫ ? Cela serait absurde. Le com-
chrétienne pour lesquelles la culpabilité est centrale. plexe d’Œdipe perdure bien dans nos sociétés. Nous
Pour les sociétés dans lesquelles l’islam est l’instance ne tuons pas nos pères et nous ne couchons pas
hétéronome, son application est plus délicate car la avec nos mères mais nous continuons à le rêver. Nos
projection du père primitif sur Allah n’est pas aussi sociétés autonomes sont soumises à l’interdit de l’in-
directe31 . Pour les sociétés hétéronomes orientales, le ceste. Comme l’a souligné Castoriadis, l’interdit de
lien social implique plus la honte devant le collectif l’inceste est présupposé institué socialement35 . Plus
qu’un interdit, il est une obligation à l’alliance par
29. On reprend le terme de ≪ frère ≫ utilisé dans le mythe
freudien mais il s’applique ici tout autant aux femmes 32. Hiebert P., Anthropologie culturelle, Deuxième édition
qu’aux hommes. éd. Grand Rapids, Baker Book House, 1983.
30. Grunberger B., Chasseguet-Smirgel J., L’univers 33. Sur la question de l’universalité du complexe d’Œdipe ;
contestationnaire, 1969, Editions in Press, 2004. Le cf. Ortigues M.C, Ortigues Ed., Oedipe africain, Paris,
livre a été critiqué pour son réductionnisme. Il reste Plon, 1966.
que l’analyse des idéologies mises en acte en 68 est 34. Legendre P., Leçons VI, Les Enfants du texte, Ètude
bien redevable d’une interprétation psychanalytique. sur la fonction parentale des Ètats, Paris, Fayard,
31. Benslama F., Psychanalyse à l’épreuve de l’Islam, Au- 1992.
bier, 2002. 35. Castoriadis C., Les Carrefours du labyrinthe, Seuil,
1978,p. 60

l’échange impératif des femmes, écrivait en substance oublie toute existence des autres, cela fait d’ailleurs
Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires de la le désespoir de la nymphe Écho. L’interprétation nar-
parenté, donc une nécessité sociale déjà présente36. cissique du lien social contemporain est donc insuf-
Les familles des sociétés autonomes sont soumises à fisante. Pour essayer de mieux comprendre comment
l’interdit de l’inceste et leurs membres traversent le fonctionne le lien social dans les sociétés autonomes,
complexe œdipien, même si les formes familiales ont nous nous proposons de nous pencher sur les contenus
changé et que le patriarcat est en déclin. caractéristiques des idéologies contemporaines.
Pour un sociologue comme Alain Ehrenberg, la cause
est entendue. La société libérale avancée a destitué
Œdipe pour Narcisse37 . Nous serions entrés dans la
société des individus, chacun devenu une sorte de III - Les idéologies révélatrices
monade narcissique. Il va de soi que cette vision
Définissons tout d’abord ce que nous entendons par
présente une forte cohérence avec ce que donnent idéologie. Une idéologie est un système d’idées par-
à voir les conduites individuelles contemporaines. tagées collectivement qui fixe des valeurs sur un axe
Mais attribuer une dimension purement narcissique thymique orienté entre le mal et le bien, entre le
au lien social contemporain est un paradoxe dia- désirable et le détestable. Cet aspect thymique ex-
chronique. Les sociétés en autonomie structurelle plique la passion qui est liée à la présentation et à la
se définissent elles-mêmes comme progressistes, et défense de sa propre idéologie que l’on ne reconnait
culturellement évoluées, ayant dépassé le stade de jamais d’ailleurs en tant que telle. L’idéologue, c’est
l’hétéronomie, alors que le narcissisme est considéré toujours l’autre. Une idéologie fixe des normes en
par Freud comme une étape antérieure à la phase plaçant des bornes délimitant le possible de l’impos-
œdipienne. L’évolution sociétale irait alors à contre- sible, du licite et de l’interdit, tant dans les pratiques
que dans les pensées. Les idéologies sont véhiculées
sens de l’évolution psychique individuelle. Elle serait
par des institutions, des cultures, des religions. La
donc une régression. Mais cela serait considérer le détermination d’une idéologie, de sa forme et de son
narcissisme sous un angle trop étroit. Car, il existe contenu, croise des ensembles complexes de facteurs,
une réévaluation post freudienne du narcissisme38 . dont il est difficile, voire impossible de dégager les
Le narcissisme n’est pas une simple étape sur la voie parts respectives. Les idéologies sont en effet pluri-
du développement des relations d’objets. Toute rela- déterminées par leurs fonctions que l’on peut classer
tion d’objet possède sa part narcissique. Tout inves- ainsi :
tissement d’objet se réalise, non seulement comme 1. Une fonction politique. L’existence de classes so-
une déclinaison des désirs œdipiens portant sur des ciales, au sens du matérialisme historique, enclenche
objets d’amour et de haine, mais aussi comme une et entretient, des systèmes de pensées et de va-
déclinaison de l’amour du moi par le moi. La cli- leurs qui justifient les intérêts matériels de celles
nique montre à profusion l’existence de ces investis- qui les promeuvent. La critique marxiste permet de
sements d’amour qui, sous les apparences d’amours rendre intelligible la fonction de fausse conscience
objectaux, sont au fond des investissements narcis- des idéologies. Reconnaı̂tre ce fait n’implique pas
l’adhésion à l’ensemble de la pensée marxiste sur la
siques nécessaires à l’équilibre et à la sécurité psy-
détermination de l’histoire, ni sur le partage de l’illu-
chiques. Mais, l’idée d’une société construite sur une sion communiste, autre idéologie.
base narcissique est plus difficile à admettre. Car fon-
2. Une fonction métaphysique issue de l’angoisse hu-
damentalement, le narcissisme est a social. Narcisse,
maine devant le non-sens de la vie et l’inéluctabilité
amoureux de son image reflétée dans l’eau dormante,
de la mort. Ce facteur s’exprime en force dans les
idéologies religieuses mais il est aussi présent sous
36. Lévi-Strauss Cl., Les structures élémentaires de la pa- la forme de déni dans les idéologies matérialistes
renté, Mouton, 1967. consuméristes. Une idéologie sert (en général mal)
37. Ehrenberg A., La société du malaise, Odile Jacob, à supporter le non-sens de l’existence.
2012.
38. Chez Bela Grunberger, Heinz Kohut, et beaucoup 3. Une fonction sociale car une idéologie permet de par-
d’autres auteurs, mais aussi dans une perspective dis- titionner la réalité humaine entre le semblable à soi et
tincte chez Jacques Lacan.

l’étranger, déprécié et honni. L’existence de l’ennemi haine collective de la puissance et les habitus actuels
est ainsi nécessaire à la cohésion groupale. Les fas- dans l’éducation des enfants auxquels on évite toute
cismes sont des expressions extrêmes de cette fonc- confrontation avec des interdits est nette. Il ne peut
tion. plus y avoir d’impératif qui ne soit accepté en tant que
4. Une fonction psychique car une idéologie est tel. Les difficultés actuelles de l’éducation confrontée
une réalisation de désirs mettant en œuvre des à des enfants figés dans une toute puissance sont des
représentations collectives. La réalisation des fan- reflets de cette impossibilité à assumer la limitation
tasmes inconscients apaise, en partie, l’excitation du désir et donc, sur le plan psychique, la castra-
pulsionnelle. Une idéologie peut être aussi une for- tion. L’évanouissement tendanciel de l’esprit civique
mation réactionnelle, c’est-à-dire une défense par
en est une autre manifestation. L’idée d’une nation
contre-investissement dirigée contre le retour d’un
exerçant une puissance tutélaire sur tous les individus
désir refoulé.
est dépréciée vigoureusement. En symétrie, le faible
Ces quatre fonctions interagissent en permanence. devient la valeur primée. Une idéologie victimaire se
Plusieurs idéologies peuvent interférer et se super- déploie en positionnant la puissance comme celle d’un
poser. Toute idéologie peut donc être analysée, non bourreau.
pas dans son contenu ce qui renverrait à une di-
Cette adhésion à l’idéologie victimaire ne peut qu’en-
mension polémique voire dialectique, mais dans sa
traı̂ner un surcroı̂t de violence. Au lieu de se sou-
fonction. On la considérera comme un matériel ma-
mettre à un surmoi représentant intérieurement la
nifeste dont on recherchera la détermination latente.
loi collective, et donc de s’auto contrôler, le sujet
On s’intéressera donc à l’idéologie comme un système
ne peut que se confronter aux puissances instaurées
de pensées dont on ne discute pas la pertinence, mais
(justice, police, institutions étatiques) assurant la loi
dont on cherche à comprendre pourquoi il se déploie
collective par la coercition. Il en résulte une aug-
et à quoi il sert.
mentation constante de la violence entre les indivi-
dus et contre l’État. La révolte de l’individu contre
La haine de la puissance le pouvoir, souvent perçue de façon syncrétique,
prend des formes multiples, parfois clairement pa-
Une des idéologies les plus marquantes des sociétés ranoı̈des (rumeurs, complotisme, défiance contre les
autonomes est la dévaluation de la puissance. Tra- institutions, dénigrement systématique de la police).
duisons ce fait dans le langage du mythe de la horde Elle prend aussi la forme inversée d’un désir secret
primitive. Les frères, refusent l’instauration d’un me- d’une confrontation avec une loi devenue évanescente.
neur externe, représentant le père mort, se mettent La victime crée son bourreau. Le manifestant ultra
à haı̈r collectivement tout ce peut encore rappeler violent - alors qu’il vit en démocratie et peut s’expri-
sa puissance ancienne. La puissance publique de- mer par son bulletin de vote - désire secrètement la
vient ainsi intrinsèquement fautive. Qu’elle soit l’ef- matraque du policier. Il la cherche et la provoque, sur-
fet d’un exécutif politique ou de tout autre acteur tout si son passage à tabac est filmé et passe sur les
collectif, la puissance publique est entachée d’un réseaux sociaux. La haine de la puissance publique
soupçon d’illégitimité. Ce soupçon peut se trans- est ainsi un rejeton de la disparition de la trans-
muer en haine de toute puissance collective af- cendance. Elle est l’indice de sa permanence secrète.
firmée et de ses représentants (armée, police) au Les sociétés autonomes sont ainsi menacées par une
nom d’une indépendance de l’individu jaloux de ses violence endémique entre les individus. La concep-
prérogatives. Il ne peut plus exister d’impératifs tion de Hobbes d’un État garant de la paix civile et
catégoriques auxquels tout citoyen se doit de se sou- protégeant de la guerre de tous contre tous s’avère
mettre sans discussion, ni appréciation de son bien- attestée par la preuve négative. Avec un État faible,
fondé. Tout impératif catégorique émanant de la puis- dont la puissance est récusée, survient la guerre de
sance tutélaire rappelle la castration par le père tous contre tous :
dont les frères se sont libérés. Il est donc insoute-
nable et est rejeté avec force. L’homologie entre cette

≪ . . . pendant ce temps où les humains vivent sans fure, mon tatouage, ma cuisine, ma danse, l’élégance
qu’une puissance commune ne leur impose à tous de ma courbe en trottinette . . . signifie-le à moi et
un respect mêlé d’effroi, leur condition est ce qu’on à tous par un regard, une écoute, une marque de
appelle la guerre ; et celle-ci est telle qu’elle est la reconnaissance (like) et à mon tour je ferais (peut-
guerre de chacun contre tous. ≫39 être) de même pour toi et ensemble avec les autres
qui observent notre commerce, nous ferons société ≫.
L’élection individuelle
Dans les réseaux sociaux, qui sont des concrétisations
Le père étant mort, aucun meneur transcendant de la masse avec ses propriétés (défaut de pensée
n’étant venu prendre sa place, l’individu est libre de réflexive, inflation émotionnelle, clivage, suggestibi-
s’ériger en maı̂tre de sa liberté et de la réalisation de lité), chaque individu contemple la présentation de
son idéal du moi. L’effacement de la fonction trans- soi ou sa production culturelle, artistique, politique,
cendante place les sujets devant la nécessité d’as- technique (etc.) et attend un signe de l’autre (être
sumer la totalité de leur idéal du moi, alors que admiré). Le système numérique externe aux individus
dans l’hétéronomie, une part était déportée sur l’ins- sert de vecteur à ce processus de base. Il effectue le
tance transcendante externe. Il en résulte un risque lien entre les individus qui se réifient en les utilisant.
de confrontation entre tous les sujets, chacun por- Les narcissismes individuels (s’aimer soi-même et être
teur de son idéal, et donc potentiellement rival de admiré) sont collectés et agrégés dans les réseaux so-
l’autre. L’identification mutuelle, qui assurait le re- ciaux. Or, ceux-ci sont des produits du marché des-
tournement de la haine en amour dans l’hétéronomie tinés à faire du profit. Il s’agit donc d’une exploita-
et permettait le lien social, ne peut plus se faire de tion économique non plus de la force de travail du
la même façon car l’instance tierce permettant la salarié pour en générer une plus-value, mais l’exploi-
mise en commun n’est plus disponible. L’identifica- tation économique d’un désir psychique, s’aimer soi-
tion mutuelle va tenter de se réaliser par la réciprocité même, être admiré, pour enclencher des conduites
entre les idéaux du moi. Cette réciprocité prend la de consommation, destinées toujours au profit. La
forme de l’exposition (extimité) de l’idéal du moi. dépendance aux média, qui amènent certains à ten-
Cela est possible car dans l’idéal du moi est déjà ter de s’y maintenir en permanence, dévoile la lo-
encapsulé un rapport à l’autre. Il n’est donc pas gique addictive du narcissisme. Vaincre l’aliénation
une instance purement narcissique mais il contient narcissique - les moralistes parleraient de vanité -
un élément relationnel. Cet élément est l’admiration nécessite l’acceptation de l’inéluctabilité de la cas-
de l’autre, qu’elle soit portée par le regard, l’écoute, tration symbolique : c’est-à-dire l’acceptation de l’in-
l’attention de l’autre, posée sur le sujet et qui vit à complétude de soi. Il est possible que la véritable va-
cet instant la précipitation d’une nouvelle individua- leur éthique qui rehausse l’homme contemporain dans
tion. Le modèle infantile est celui de l’enfant réalisant le désastre de cette société d’exhibition soit, en vérité,
une prouesse quelconque, ou simplement s’exhibant, l’effacement volontaire de l’image de soi.
devant le regard admiratif des parents, projection
de leur propre narcissisme. Le soubassement incons-
cient de la reconnaissance mutuelle est la recherche
La publicité de soi
d’une admiration par l’autre de sa propre élection. La
culture numérique et les réseaux sociaux sont des vec-
Le modèle contemporain du sujet accompli, c’est le
teurs privilégiés de cette reconnaissance réciproque et
modèle de l’individu ayant réalisé son idéal et jouis-
dévoilent leur essence :
sant du plaisir consécutif à cette réalisation. L’idéal
≪ aime mon image, mon message, mon corps, telle est donc placé non seulement comme un possible –
partie de mon corps, ma création, mon œuvre, ma ce qui est déjà une déréalisation – mais comme une
pensée, mon livre, mon film, mon travail, ma coif- exigence. Chacun se doit de le réaliser et s’il n’y par-
vient pas, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même.
39. Hobbes T., Léviathan, 165&, folio essais, 2000, p. 225. La congruence de cette exigence avec les intérêts

du libéralisme est nette40 . Il s’agit bien de faire de une société où s’effritent les sacralités intemporelles,
chaque individu le propre acteur de la réalisation de passe par la consommation. ≫42
soi, ce qui passe par sa soumission à la consomma-
tion. Pour Ivan Illich, le principe de fonctionnement Cependant, la réalisation, même tendancielle, d’un
de la société de consommation réside en la combinai- idéal individuel, même formaté par une culture de la
son de deux règles simples : accroı̂tre au maximum la consommation, ne crée pas un lien. Pour que ce lien se
solvabilité globale du corps social en vue de créer les réalise, il faut que la réalisation de l’idéal soit recon-
conditions d’une consommation de masse en expan- nue comme telle par l’autre. De façon schématique,
sion continue ; ménager au sein de cette consomma- chaque individu expose la réalisation de son idéal à
tion de masse le plus grand nombre de pratiques de l’autre, en attend la reconnaissance sous la forme
surconsommation en vue de créer les conditions d’une d’une admiration et réciproquement. Mais il s’agit
circulation de plus en plus rapide des marchandises41. d’une illusion qui laisse croire que l’agressivité origi-
naire a disparu. Car si la reconnaissance réciproque
Les contenus publicitaires véhiculent ainsi en per- parvient à lier les individus entre eux, chacun comme
manence l’image d’un individu parfait, non pas parce sujet de son propre idéal, cela ne suffit pas à faire
qu’il serait sans défaut – la publicité est devenue trop une société, dont la globalité dépasse la somme des
fine pour chuter dans cette erreur grossière – mais individus et de leurs interactions.
parce qu’il réalise son désir. Sur la publicité, tout a
été écrit magistralement par André Akoun et plutôt
que de le paraphraser, il faut mieux citer ce passage L’assomption des belles âmes
en tous points remarquable :
Pour éviter la confrontation mortelle entre les
≪ frères ≫, la reconnaissance réciproque des idéaux ne
≪ La publicité est la vérité du monde moderne.
Société démocratique (au sens où elle ne se pense

suffit pas. La société autonome est constamment me-
plus fondée en Dieu ou en quelconque ordre onto- nacée par l’instabilité des liens de réciprocité qui ne
logique), la société moderne revendique et affiche parviennent pas à se maintenir. Il est alors nécessaire
une idéologie de l’égalité des hommes. L’espace so- d’instaurer une défense contre la résurgence de la
cial est pensé comme un espace vide, ouvert à tous haine que l’on ressent envers l’autre car l’interdit de
et qu’occupe qui veut (ou qui peut). Paradoxale- l’instance transcendantale n’est plus effectif. Cette
ment, en même temps, elle érige l’individu en ab- défense est alors assumée par la naissance d’une
solu, la société fait de ce même individu une en- idéologie consensuelle qui retourne l’agressivité en
tité abstraite dans un univers sans différences, un son contraire.
univers où chacun égale chacun et rien de plus. Il
en résulte le besoin exacerbé, chez l’individu, de se En référence à une analyse faite par Hegel dans
donner les signes d’une existence propre. Ce jeu, où sa phénoménologie de l’esprit, on désignera cette
s’articulent le souci de la différence et celui de la res- idéologie consensuelle comme l’assomption des belles
semblance, jeu du paraı̂tre quand l’être est devenu âmes. Pour Hegel, chez les belles âmes, l’esprit est
illusoire, c’est celui de la mode, c’est-à-dire de la pu- immédiatement certain du bien. La belle âme est
blicité. Les sujets sociaux, à la fois acteurs et specta- certaine de détenir la vérité morale absolue. La
teurs, ont le besoin de se montrer pour être reconnus, conscience de la belle âme est pure. Le réel est re-
puisqu’il n’y a plus de statut fondé ontologiquement. jeté dans l’obscurité d’une nature indifférente. Mais
Les signes s’épuisent dans leur seule fonction d’os-
la conscience morale se rend compte que ce réel la
tentation, n’ayant d’autres référents que ce renvoi à
eux-mêmes comme signes. Et cette ostentation, dans
laisse, ou non, se réaliser. Elle n’a donc pas d’effecti-
vité. Elle se plaint alors de l’inadéquation entre elle et
l’existence du réel. Après s’être plainte, la conscience
morale se drape dans sa propre jouissance à être pure.
40. Cf. dans Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie,
Climat, 2018, l’analyse critique de la collusion entre le
libéralisme économique et le libéralisme des mœurs. 42. Akoun A., ≪ Société et publicité ≫, Histoire des
41. Cf. Illich I., La convivialité, Seuil, 1973, p. 144. mœurs, II, vol. 1., Folio histoire, 1991, p.533.

Cette analyse s’applique très bien au consensus sus du bien constitue une force fondamentale de la
contemporain du bien. Ce qui nous lie est la cer- cohésion sociale.
titude d’être dans la vérité car elle est associée L’instabilité de la société en autonomie structu-
au bien43 . Cette idéologie consensuelle des belles relle tend à la destruction de toutes les structures
âmes, dont les média sont le véhicule, se donne anthropologiques du passé hétéronome, pour parve-
comme tempérée, tolérante, progressiste, égalitariste. nir à un monde d’individus connectés à un réseau
On pourrait même dire, en reprenant le concept de généralisé et s’identifiant mutuellement dans des illu-
Gramsci, qu’elle vise à l’hégémonie du bien. Elle se sions. Les réseaux sociaux génèrent eux l’illusion
concrétise par le refus de l’existence d’un ennemi exis- d’une existence constamment évaluée quantitative-
tentiel et par l’illusion de la contagion possible des ment. Les média ne sont pas en reste. Les studios
idées bienveillantes à l’humanité toute entière. de télévision sont des décors virtuels placés dans des
Ce consensus du bien dans des sociétés autonomes entrepôts vides. Ils sont la métaphore de l’illusion
occidentales est paradoxal. La valeur du bien est médiatique. Elle consiste à laisser croire que toute
corrélée à son inverse, le mal. Il s’agit là d’un dou- pensée, toute œuvre, tout acte qui n’obtient pas une
blet conceptuel appartenant à la sphère du religieux résonance médiatique n’existe pas. La présence dans
et en particulier à la sphère judéo-chrétienne. Or, un média est une nécessité pour l’existence de soi.
la plupart des sociétés autonomes sont en perte de Faute de cette présence, l’individu chute dans le néant
christianisation. Ce n’est pas le cas de toutes. Des de l’anonymat. Dans les média et les réseaux so-
résurgences religieuses sont observables ici et là. Aux ciaux, l’identification émotionnelle est constamment
États-Unis, la référence au christianisme est ins- majorée. Un visage dominé par une émotion authen-
crite dans la constitution. Mais dans les milieux dits tiquement vécue, éprouvée, vaut plus qu’une ana-
≪ progressistes ≫ travaillant à l’hégémonie cultu- lyse de la situation qui a déterminé cette expres-
relle (gauche libérale), la référence à l’Évangile n’est sion. L’émotion, de joie, de peine, de compassion
pas dominante. Or, l’idéologie du bien, du care, au- est immédiatement ressentie, sans effort cognitif, par
trement dit de la charité est une valeur fondamen- identification immédiate et vaut ainsi comme valeur
talement chrétienne. Ce paradoxe est bien l’expres- absolue de vérité. Si l’émotion est ressentie, alors
sion du mouvement dialectique, décrit par Hegel, où la vérité est présente et elle occulte toute tentative
toute idéologie ne peut être abandonnée qu’après son d’aller au-delà. Les média et les réseaux sociaux ne
expérience réelle44 . Cette hégémonie du bien, bien sont que des amplificateurs de cette identification
évidémment irréprochable et exempte de toute pos- émotionnelle qui existe de façon large dans les va-
sibilité de critique, envahit le champ politique et leurs sociales contemporaines. La part hypnotique de
oriente en permanence le discours des exécutifs. Plus l’image pourrait être incriminée dans ce phénomène
de raison d’État, mais en place la volonté du bien. Les mais il est aussi présent à la lecture de témoignages
politiques connaissent pourtant parfaitement la leçon écrits. Il ne s’agit donc pas d’un effet collatéral de
de Machiavel : entrer dans le mal est une nécessité la domination de l’image dans notre culture mais
dans la conduite politique45 . Mais ils se gardent bien bien d’une recherche d’une identification commune
aujourd’hui d’expliciter les raisons d’État qui mènent par le partage émotionnel. Si ≪ je ≫ ressens quelque
à la nécessité du mal tant la domination du consen- chose en recevant l’émotion exprimée par l’autre,
alors ≪ je ≫ suis vivant, ≪ je ≫ participe d’une com-
munauté humaine et ≪ je ≫ ≪ te ≫ rencontre. At-
43. Cf. Muray P., L’empire du bien, 1991, tempus, 2019, tribuer une vérité à l’émotion n’est pas en soi une
peut-être le premier ouvrage à affronter la face cachée
de cette valeur éminemment consensuelle. Cf. aussi absurdité car l’affect ressenti à toujours une raison
plus tardivement, mais non moins incisif, Michaud Y., (≪ l’affect a toujours raison ≫ écrivait Freud), mais
Contre la bienveillance, Stock, 2016. cette raison n’est pas forcément consciente. Il existe
44. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, VI, L’esprit, L’es-
prit certain de lui-même, La Moralité, Flammarion, p.
ainsi une dissociation entre une émotion ressentie et
539. la représentation inconsciente à laquelle elle est as-
45. Machiavel N., L’art de la guerre, dans Le prince et sociée. Le ressenti émotionnel peut être l’effet d’un
autres textes, Gallimard, 1980.

déplacement d’affect dont la source est inconsciente. entre ce qui est possible de dire et ce qui est im-
C’est là une des données de base de l’expérience ana- possible sur des thèmes à forte implication identitaire
lytique. L’utilisation des émotions partagées dans la (donc sur le lien social) comme l’immigration, l’islam,
construction d’une expérience sociale est ainsi un les rapports entre les hommes et les femmes, l’ho-
leurre. Partager ensemble une joie, une exaltation, mosexualité et les minorités sont des concrétisations
une peine, est certes une expérience consolidant le de cette exigence d’exclusion. Beaucoup d’organes de
sentiment d’une unité collective. Mais elle est aussi presse (Le Monde, France Info. . . ) sont devenus, sans
une illusion et une méconnaissance. toujours s’en rendre compte, les bras vengeurs de nou-
Ce consensus du bien, de la tempérance, de la veaux crimes d’hérésie commis à l’encontre de la sta-
bienveillance, de la prévalence de l’émotion vraie bilité sociale par des opinions divergentes du consen-
et immédiate sur la pensée critique est devenu le sus dominant. Ils sont ainsi devenus les serviteurs
liant des sociétés autonomes. Il s’accompagne d’un d’un ordre moral conformiste, alors qu’ils se croient
mouvement projectif puissant. La négativité est re- encore engagés dans une action progressiste critique
jetée sur le passé. Le mal est celui de l’ordre an- de l’ordre établi. Il existe aujourd’hui une vraie in-
cien, celui de l’hétéronomie, celui qui justifiait les version idéologique dans les média où les penseurs les
distinctions et donc les inégalités. C’est pourquoi plus critiques sur le nouvel ordre moral, et ses effets
cette idéologie consensuelle des belles âmes n’est bien- délétères sur la libre pensée, doivent être recherchés
veillante qu’en surface de discours. Elle ne supporte dans les tribunes du Figaro (Alain Finkielkraut, Pas-
pas la contradiction dialectique, refuse l’ambivalence cal Bruckner, Olivier Rey, Pierre Manent. . . ) dans
inévitable, la complexité des contextes, et ne survit lesquelles sont présents de nombreux intellectuels
qu’en partitionnant le monde en deux clans clivés, juifs. Sans s’en rendre compte, les progressistes sont
ceux qui la partagent et les autres rejetés dans l’op- devenus conservateurs et les journaux conservateurs
probre. À l’égard de ceux qui mettent en critique des havres pour la pensée critique.
ses fondements cachés, elle est d’une rare violence.
Elle ne peut donc qu’échouer à prétendre juguler la La neutralisation
haine et la faire disparaı̂tre. Car tout ce qui rappelle
l’incomplétude, la différence, la puissance publique Dans les sociétés autonomes, l’égalitarisme peut s’ex-
nécessaire, les impératifs catégoriques est rejeté avec pliquer par des déterminants politiques et historiques,
violence. Dans ce nouvel ordre consensuel, définissant mais sur le plan psychique, il est l’effet d’une neutra-
morale, vertu et transgression, la haine de l’autre s’est lisation des rapports différentiels. Sur l’exemple de la
transmuée en exclusion de toute pensée déviante. distinction de sexes, le rapport différentiel homme /
S’auto définissant comme le consensus de la tolérance femme, dont nous ne discutons pas des répercussions
universelle, l’idéologie des belles âmes retourne en son réelles sur le statut inégalitaire des uns et des autres,
sein la haine de l’autre qu’elle était censée neutraliser. tend à être neutralisé, du fait même de l’efface-
Elle est ainsi incapable de transmuer le fond pulsion- ment de l’instance de la loi symbolique portée par
nel humain de la haine de l’autre et le dérive sous les l’instance transcendante. Si on fait l’analogie avec
formes hypocrites que sont le politiquement correct la linguistique, c’est comme si une opposition entre
et les tentatives de redresser le langage. L’idéologie deux phonèmes s’effaçait pour donner naissance à
consensuelle contemporaine peut ainsi être analysée un archiphonème. C’est un phénomène observable
comme une formation réactionnelle devant l’absence dans l’histoire des langues. Il est généralement as-
de transcendance. Elle est destinée à maintenir re- socié à une redistribution de l’ensemble des rapports
foulée la haine primordiale. différentiels entre phonèmes à l’intérieur de la matrice
La société autonome ne conserve sa cohésion que par phonologique. Il est possible que l’idéologie actuelle
une exigence constante d’exclusion et de dénonciation de la neutralisation des différences sexuelles s’appa-
des éléments qu’elle juge hétérogènes au consensus. rente à ces réorganisations structurales. La neutra-
Le politiquement correct, l’auto-censure, le clivage lisation de la différences des sexes n’est pas sans
paradoxe puisqu’elle induit une essentialisation de

chacun par rapport à son ≪ genre ≫. Les idéologies sant qu’un clitoris et capable d’émettre du sperme,
du genre, comme celle de la normalisation de l’ho- mais d’une marque de présence s’opposant à l’ab-
mosexualité, se présentent comme étant le refus de sence au sein d’une structure différentielle incons-
toute discrimination. Elles peuvent être analysées ciente, celle de la différence des sexes. Or, l’incons-
comme des expressions de cette poussée à la neutra- cient, hors du temps de l’évolution des idées et des
lisation des différences. Le trans-sexualisme, autre- mœurs, est, qu’on le veuille ou non, phallocentré. Il
fois considéré comme pathologie mentale grave, au- attribue un primat ontologique à la présence sur l’ab-
jourd’hui considéré comme un choix individuel res- sence. Le déploiement de la sexualité, l’intégration de
pectable, peut se comprendre comme l’effet d’une ses composantes partielles, sa rencontre avec l’orga-
métamorphose induite par la neutralisation structu- nisation œdipienne et ses interdits, est guidé par le
rale, à l’instar des métamorphoses induites par des rapport du sujet, homme et femme, à la castration,
permutations stucturales dans les mythes46 . Toute donc à l’absence ou la présence du pénis, représenté
différence engage en effet la question de son ori- symboliquement comme phallus et érigé comme orga-
gine (d’où vient-elle ? pourquoi existe-t-elle ?) et donc nisateur structural de la différence des sexes. Dès lors,
conduit à introduire la transcendance comme expli- le fait de devenir femme, au sens du développement
cation, la plupart du temps religieuse (la création, générique de la sexualité, impose la reconnaissance
la séparation des eaux et de la Terre, . . . ). Pour se de l’absence de pénis ouvrant la voie à la possibi-
protéger du retour de la transcendance, il faut an- lité d’assumer sa féminité, de recevoir le pénis d’un
nuler le sens des différences, et donc de la structure homme, d’avoir un enfant de lui, de devenir mère.
qui la légitimise. La haine du passé national, la haine Le néo-féminisme refuse ce déterminisme qu’elle juge
du patriarcat, la dévaluation de la masculinité rappe- inégalitaire et renvoyant une image dévaluée d’une
lant le primat phallique, sont des défenses symptoma- femme soumise par essence à l’homme. Il veut al-
tiques pour contrecarrer la persistance de la poussée ler plus loin que la revendication de l’égalité des
hétéronome. droits sociétaux entre hommes et femmes. Il dévoile
Le néo féminisme voulant aller plus loin que la re- alors son fondement inconscient : le déni de la cas-
vendication de l’égalité des droits sociétaux entre tration renversé dans la recherche de la castration
hommes et femmes s’engouffre ainsi dans la voie de l’homme, celui qui est détenteur du pénis, et
régressive de la haine du masculin et dévoile son auquel on attribue sa propre violence projetée. Le
fondement inconscient : le déni de la castration ren- néo-féminisme est l’alliance entre les sœurs contre
versé dans la recherche de la castration de l’homme, les frères identifiés collectivement au père castrateur
celui qui est détenteur du pénis. Sur le plan de mort, associée à l’idéalisation d’une féminité primi-
la vie sociétale, l’énoncé néo-féministe de base qui tive exempte de tout mal.
est : ≪ tous les hommes sont des violeurs en puis- La poussée à la neutralisation s’exerce aussi dans
sance ≫, est équivalent sur le plan individuel à les idéologies animalistes où la distinction homme /
l’énoncé hystérique : ≪ tous les pères sont des abu- animal est amenée à être réévaluée. L’animal étant
seurs sexuels ≫. Sur ces deux plans, la présence des un être sensible, ressentant de la souffrance, son ex-
fantasmes originaires, organisés autour de la struc- ploitation alimentaire par l’homme est inacceptable.
ture œdipienne et donc de la castration, est déniée. La domination de l’espèce humaine sur les autres
Les formations idéologiques substitutives à ce déni se espèces animales est une manifestation de sa vo-
coulent avec aisance et sont amplifiées, réverbérées, lonté de puissance. Idéologie Végan et autres na-
par la nouvelle structuration sociale collective, la turalismes prolifèrent dans nos sociétés prenant ap-
société consensuelle des individus, où la différence pui rationnel sur la dégradation de la nature et sur
sexuelle doit être neutralisée. La haine néo-féministe les dérives de l’industrie alimentaire. Mais, ce sont
envers l’homme dévoile la colère à ne pas être posses- des rationalisations secondaires construites sur un
seur, non pas d’un bout de chair érectile plus impo- déterminant inconscient. Le déterminant profond de
ces idéologies est la poussée à la neutralisation d’une
46. Cf. Lévi-Strauss C., Mythologiques, L’Homme nu,
opposition catégorielle structurant le champ symbo-
Tome IV, Plon, 1971.

lique de l’hétéronomie et qui doit être détruite pour Lacan a proposé le concept du discours du capi-
que se déploie l’autonomie structurelle. talisme pour rendre compte des effets d’aliénation
du sujet dans l’organisation économique visant à la
réification marchande généralisée. Le marché a colo-
La consumation du sujet
nisé l’inconscient et le désir est utilisé dans l’échange
En parallèle de la neutralisation, les rapports entre marchand. Le sujet est réifié dans une économie de-
les individus tendent à être réifiés dans des rapports consommation généralisée. Le sujet divisé est as-
marchands où chacun devient pour l’autre un objet servi au narcissisme qui commande au marché devenu
de valeur47 . Paradoxe d’une société qui valorise la vérité affichée du système, lequel mobilise la technos-
neutralisation des différences et qui exacerbe la va- cience en position de produire les objets susceptibles
leur marchande et donc les différences sociales ! La de compléter le sujet, chose impossible, entraı̂nant
réification extensive des rapports sociaux est corrélée l’illimitation du désir. La société de consommation 49
à l’autonomie structurelle : comme il n’existe plus de consume ainsi le sujet, selon l’expression de Lacan .
valeur suprême transcendante, tout peut s’acheter et Un exemple de cette consumation est donné par le succès
se vendre, y compris soi-même ou l’image de soi. Il d’un jeu vidéo, Pokémon Go, où le sujet est invité à al-
existe bien une relation forte entre le déploiement du ler chercher dans le réel des objets virtuels (des person-
libéralisme et la société autonome. Pour Kart Polanyi nages imaginaires) pour compléter des collections. L’in-
telligence économique du jeu est de placer ces objets vir-
la société occidentale est devenue une simple annexe
tuels dans les galeries marchandes réelles afin de stimuler
du marché, un marché autonomisé du social, quasi
la consommation. Et l’on voit ainsi des hommes et des
transcendant, tandis qu’avec le règne complémentaire femmes errer dans le monde, leur smartphone à la main
et conquérant de la technoscience, l’homme est de- leur indiquant les coordonnées GPS d’objets virtuels pour
venu un élément obsolète48. obtenir de leur captation la complétude de séries imagi-
Une belle illustration de la société libérale est présente naires, et les orienter vers des achats réels. Il s’agit là d’un
dans le film de Ken Loach, Fatherland (1986), où l’on véritable fétichisme de la marchandise, où l’on cherche la
voit un artiste Est allemand, exilé à l’Ouest avant la réalisation de soi dans ses rapports à des objets et non
chute du mur à cause de ses chansons contestant le so- dans ses rapports avec ses semblables, à travers des liens
cialisme réel et les autorités prosoviétiques. Le cinéaste politiques et sociaux50 .
décrit en caméra subjective l’arrivée à l’Ouest et l’on voit Une pensée des plus aigues sur la consumation du
dans les yeux de ce nouvel arrivant toutes les faces de sujet dans la société autonome est celle de Jean Bau-
la société libérale : fêtes, couleurs, modes vestimentaires,
drillard. Sa thèse centrale, présentée dans L’échange
produits de consommation, sexualité libérée, homosexua-
lité affichée, hédonisme, préciosité des attitudes, rires,
symbolique et la mort est que nous sommes entrés
jouissances multiples, cocaı̈ne, chacun devenu ≪ artiste ≫, dans une nouvelle ère, celle de l’économie politique
≪ créateur ≫ dans une économie du surplus mais ou cha- des signes. Dans cette nouvelle économie, les signes
cun est devenu produit dans une économie marchande ne renvoient plus à une réalité effective. Leur fonction
dominée par l’argent et tous incapables de percevoir leur référentielle s’est évanouie au profit de l’expansion
propre aliénation. Ses nouveaux ≪ camarades ≫ ne com- de leur fonction différentielle. Les signes, constitutifs
prennent pas que le héros dissident passé à l’Ouest ne de notre existence sociale, s’échangent, se combinent,
participe pas à la jouissance de sa liberté nouvelle, alors permutent, dans des agencements différentiels perma-
qu’il est immédiatement asservi à un contrat commercial nents, sans aucune référence à la réalité qui se trouve
pour ses futures prestations. Entre le socialisme réel et la dès lors niée, forclose, devenue inefficace. Politiques,
réification généralisée, stade ultime du capitalisme, il n’y
idéologies, modes, esthétiques, média, sont devenues
a pour le réalisateur de ce film guère d’espoir d’un autre
monde.
49. Cf. Jacques Lacan à l’Université de Milan le
47. Cf. sur le concept de réification, cf. Honneth A, La 12 mai 1972, http ://ecole-lacanienne.net/wp-
réification, Petit traité de théorie critique, 2005, Gal- content/uploads/2016/04/1972-05-12.pdf
50. Sur le fétichisme de la marchandise, cf. Pommier, G.,
limard, 2006.
48. Polanyi K., La grande transformation, Gallimard, Les corps angéliques de la post-modernité, Calmann-
1983. Lévy, 2000.

des discours signifiants déconnectés de toute référence à la fragilité d’un surmoi incapable d’émettre des ju-
réelle. gements éthiques et de conduire le refus du moi face à
une satisfaction pulsionnelle. D’un côté, les névroses
≪ Une révolution a mis fin à cette économie ”clas-
sique” de la valeur, une révolution de la valeur elle-

de transfert liées au complexe d’Œdipe de l’autre côté
même qui au-delà de sa forme marchande, la porte des névroses de caractère qui ne présentent plus de
à sa forme radicale. Cette révolution, consiste en ce symptômes ressentis comme étrangers au moi mais
que les deux aspets de la valeur [référentielle et struc- dont le symptôme est la personnalité même.
turale] qu’on a pu croire cohérents et éternellement De nombreux faits sociaux attestent aussi en perma-
liés comme par une loi naturelle, sont désarticulés, nence l’incongruité de la sexualité dans nos sociétés
la valeur référentielle au profit du seul jeu structural
autonomes. L’hypersexualisation des toutes jeunes
de la valeur. ≫51
filles occidentales, l’extimité sexuelle croissante52 ,
Dans cet univers sociétal, tout désir tend à être ac- l’extension de la pornographie, l’utilisation du sexuel
compli au sein d’une société tolérante, permissive et dans l’acte marchand, sont des exemples, parmi beau-
gratifiante. L’angoisse n’est plus liée à l’interdit œdi- coup d’autres, du caractère incongru de la sexua-
pien, liée au nom du Père, vecteur de la Loi, mais lité, même dans des environnements permissifs dits
au fait d’être devenu ce que Baudrillard appelle ≪ la ≪ avancés ≫. Les mouvements de dénonciation des
marionnette vivante du désir de la mère ≫. À cette viols et des abus sexuels des hommes peuvent être
plénitude fusionnelle et manipulatoire, il n’est plus légitimement perçus sur le fond comme des avancées
possible de s’opposer comme il était possible de le de la lutte féministe. Sur leur forme, ils s’appa-
faire face à la loi transcendante du Père. rentent au lynchage et à ce qui est de plus détestable
dans les manifestations de masse. Ils dénotent en
tous cas l’irréductibilité de la sexualité humaine aux
Le droit à la jouissance
normes de la bonne conduite sociale. Ces mouve-
Le père mort, la transcendance détruite, plus rien ments mettent en scène de nouvelles ligues de vertu,
ne s’oppose à la jouissance de l’individu. Il est de- présentées comme agissantes pour la défense des vic-
venu possible de danser sur le cadavre du père et de times, ce qui est incontestable, mais qui dans leurs
laisser libre cours à son désir. Or, à la base du désir outrances, et leurs violences symboliques, dénotent
est la sexualité. Même s’il existe une pudibonderie aussi leur impensé. Car le projet de modifier les
anglo-saxonne, tendanciellement la société autonome conduites sexuelles, fussent-elles insupportables, non
se promeut comme le havre d’une sexualité libérée et par l’application du droit mais par un nouveau
heureuse. Chacun est libre de vivre ≪ sa ≫ sexualité consensus idéologique est une illusion. La sexualité
comme il l’entend et sa satisfaction est un droit que refoulée posait problème aux sociétés victoriennes
ne peuvent contrarier les exigences sociales. Ce droit ou viennoises du XIXème siècle, la sexualité libérée
à la jouissance ne peut évidemment pas être sans li- pose toujours problème aux sociétés avancées, mais
mites. La libre sexualité consentie ne peut concerner de façon inversée. L’absence de limite et de cen-
les enfants. Cet interdit perdure et il est même si- sure ne génèrent pas une sexualité libérée heureuse
gnificativement majoré. Par contre des conduites au- mais une misère sexuelle propice aux addictions, aux
trefois considérées comme perverses sont normalisées dégradations multiples des estimes de soi, et finale-
voire valorisées. Pourtant, dans la société autonome ment à la haine du sexe ≪ opposé ≫.
du libre désir, de la liberté et de l’égalité sexuelles, Le lien social contemporain exige l’exhibition de
la sexualité continue à poser problème. En clinique l’intime sexuel. Les média sont devenus l’agora des
psychanalytique contemporaine, on observe moins les dénonciations collectives, le théâtre des nouvelles
effets névrotiques de la répression sexuelle par l’insti-
tution familiale, que des troubles de la vie sexuelle liés
52. Dorais M., La sexualité spectacle, H&O, 2013. Pour
Dorais, la sexualité bourgeoise se limitait à l’intimité
51. Baudrillard J., L’échange symbolique et la mort, Gal- de la chambre à coucher, aujourd’hui la sexualité est
limard, 1976, souligné par l’auteur. devenue une caractéristique visible du soi, régulée par
un régime scopique de consommation.

ligues de vertu. Les dénonciations médiatiques d’actes extensif du virtuel, à la possibilité d’un exil dans
de pédophilie et d’inceste, datant de plus d’une des mondes imaginaires conformes à nos fantasmes
trentaine d’années, sont prises comme des actes de - ce qui pourrait être la meilleure définition du jeu
vertu consolidant la santé mentale de notre société. vidéo – cette constance de l’illusion produit des effets
Elles sont le reflet de la nécessité d’expurger col- créatifs novateurs. Virtualiser c’est pouvoir négliger
lectivement le mal. Les média désignent les boucs en pensée les contraintes d’un réalité donnée pour
émissaires à la vindicte collective. Le bouc émissaire créer les conditions d’une nouvelle réalité. La publi-
endosse le refoulé de notre société : la sexualité in- cité est pleine de ce message constant :
différente aux normes sociales et perturbant les or-
ganisations établies. Il existe une relation entre la ≪ Imaginez, laissez aller votre créativité sans la res-
treindre par une appréciation erronée de la réalité ;
pseudo ≪ libéralisation sexuelle ≫ et la sensitivité nor-
celle-ci est vouée à la transfiguration par votre
mative en ce qui concerne la sexualité des enfants
créativité ≫.
et l’inceste. Mais au fond, c’est le caractère subver-
sif de la sexualité qui perdure. La sexualité humaine Le fantasme se réalise dans l’économie des signes,
est ainsi retorse aux organisations sociétales quelles dans une néo-réalité où tout désir trouve son objet
qu’elles soient. La psychanalyse n’arrête pas de le rap- potentiel. Le fantasme perd son essence imaginaire,
peler. Peut-être est-ce là son apport fondamental. En en tant que production de désir, puisqu’il s’associe
anthropologie, ce fait est aussi reconnu. Ainsi, pour à la genèse d’un objet de satisfaction produit par
Maurice Godelier, la société humaine a commencé à le marché. Ce mouvement d’externalisation du fan-
exister non pas par le meurtre mythique du père, mais tasme est associé à une redistribution économique
par l’amputation du caractère asocial de la sexua- de la sexualité. Autrement dit, la sexualité génitale
lité53 . Le sacrifice des désirs interdits (en fait inces- normative, hétérosexuée, mènerait à l’impasse de la
tueux) permet le fait social. Toute société doit su- reproduction de l’hétéronomie et du détestable rap-
bordonner la sexualité aux conditions de sa produc- port hiérarchique entre les sexes. Pour changer le
tion et de sa reproduction ce qui entraı̂ne avec elle monde par une nouvelle sublimation sociale inédite, il
un conflit persistant. Il est aussi remarquable de voir faut retourner aux sources antérieures de la sexualité,
aujourd’hui que l’absence de référence à une loi trans- avant l’intégration génitale.
cendante autorise le maintien des satisfactions auto
érotiques et d’une pratique, soit disant déculpabilisée,
des conduites sexuelles partielles. Ce fait s’observe de L’attraction de l’imago de la mère primitive
plus en plus dans les contenus culturels et les articles
de grands média qui se font les apologues de la mas- L’idéologie contemporaine, si elle est une forma-
turbation réciproque, des sex toys et des relations tion réactionnelle contre le retour de la haine laissée
sans pénétration. L’acte génital hétérosexuel com- libre par la récusation de la transcendance, n’en est
plet est dévalué au profit des phases antérieures de pas moins une sublimation d’une imago inconsciente.
l’intégration de la sexualité. Cela a une conséquence Pour la dévoiler, il suffit de suivre la concrétisation
majeure. Dans le développement du sujet, le prin- en pratique des idéologies contemporaines sur la
cipe de réalité s’acquiert par le dépassement du plaisir procréation. La Procréation Médicalement Assistée
autoérotique. Or, le maintien de l’auto-érotisme, et sa pour femme seule ou pour couple de femmes destitue
valorisation normative sociale, induisent une prolon- toute différence des sexes pour mettre à la place une
dualité entre le désir de la femme – un fantasme d’en-
gation extensive de l’expérience de plaisir, retardant
ainsi d’autant la confrontation avec la réalité. C’est fant – et l’objet concrétisé – un enfant réel. En ce qui
pourquoi il est possible que nos sociétés autonomes concerne le garçon, à la toute-puissance du père à la-
favorisent en permanence ce qu’on pourrait appeler quelle chaque fils devait s’affronter pour le vaincre, et
la constance d’une illusion. Associée au déploiement ultérieurement après sa mort symbolique, le prendre
en lui par identification pour devenir père à son tour,
on substitue une toute puissance maternelle. Le fils,
53. Godelier M., Aux fondements des sociétés humaines, objet du désir de la mère, ne peut s’en dégager car il
2007, Flammarion, 2010, p. 159.

est redevable de sa propre existence à cet être unique. tasme vient buter sur un fait réel. La nature est
Nul appui sur le père, puisqu’il n’existe pas ou est abı̂mée, altérée, en danger. Il s’agit donc de la sau-
réduit à l’anonymat d’un éjaculat, pour se dégager ver. Le nouveau consensus, et donc le fantasme in-
de la toute-puissance du désir de la mère. En ce qui conscient, est celui du sauvetage de l’imago mater-
concerne la fille, nul appui non plus sur l’amour du nelle abimée par les prérogatives iniques d’un père
père pour briser l’étreinte fusionnelle de la mère à la mythique, destructeur, abuseur, dont le symbole pri-
fille. Cela ne signifie pas la détermination absolue de mitif pourrait être le soc de la charrue qui retourne
troubles psychopathologiques chez les enfants issus de la Terre. Par le labour (labor : travail), le soc initie la
ces couples. L’enfant ≪ s’adaptera ≫54 . On peut faire culture mais il détruit la nature, tout autant qu’il est
confiance à la résilience humaine pour s’adapter à un symbole phallique. Les idéologies de la participa-
tout. Les prévisions de troubles psychopathologiques tion empathique avec la nature, le retour à la simpli-
dans les Procréations Médicalement Assistées et les cité (supposée) des origines, l’amour du ≪ sauvage ≫,
Gestations Pour Autrui sont ainsi incertaines. Pour mais aussi les illusions de la paix intérieure par la
autant, il est aussi certain que si la toute-puissance du méditation56 sont quelques-unes des manifestations
patriarcat était associée aux troubles névrotiques du de ce mouvement. Il est orienté par le fantasme d’une
fait des conflits de la triangulation œdipienne (père, fusion dans la nature primitive de la complétude
mère, enfant), la toute-puissance du matriarcat sous maternelle, c’est-à-dire le monde d’avant la catas-
sa configuration primaire (mère enfant) ou sous sa trophe du sevrage. L’effacement actif de la transcen-
configuration dédoublée (mère 1, mère 2, enfant) ne dance paternelle s’est ainsi transmué en la quête de
peut être associée qu’à des structures psychopatholo- la transcendance maternelle. Cette quête sous-tend le
giques d’un nouveau genre, dont les troubles narcis- fantasme d’une société harmonieuse, égalitaire, pa-
siques et certaines conduites (addictions, dépressions cifiste, se déployant dans un rapport apaisé avec la
narcissiques, perversions) nous donnent un avant- nature. Fantasme rousseauiste, qui pourrait être aux
goût. À moins que ces troubles ne puissent plus fondements d’utopies sympathiques, si ce retour au
être distingués d’une nouvelle norme d’existence, celle monde d’avant le sevrage ne portait pas en sein ( !)
des êtres nés après la civilisation œdipienne, por- la dénégation de l’existence de la mort n’était por-
teurs de nouvelles aspirations humaines, et saisis teur par là même d’une négativité destructrice. Car
dans un amour absolu pour leur Mère. Nous se- la fusion dans l’imago de la mère primitive est aussi
rions alors en route vers les temps immémoriaux des une rencontre obligée avec la mort57 . Il existe, par na-
Vénus primitives55 . Nous abandonnerions alors le mo- ture, dans l’Homme, une impossibilité à être apaisé
nothéisme marqué par la prévalence du père symbo- par la sollicitude maternelle. Il ne s’agit en aucune
lique pour de nouvelles religions matriarcales et de manière d’une défaillance de la mère réelle mais de
nouvelles magies. la nature même du sevrage qui impose toujours une
Un des avatars de l’imago maternelle est la expérience fondamentale de détresse. Son impact pri-
représentation idéalisée de la nature (la mère nour- mordial n’est pas lié aux contingences de réalité, à la
ricière bienveillante). Le naturalisme en est la ma- durée de l’allaitement, à la qualité du lait ou celle de
nifestation idéologique la plus évidente. Il nous faut la ≪ rêverie ≫ maternelle58 . Il est celui de la rencontre
retourner à la nature pour reconstruire en perma- du sujet avec l’incomplétude même de sa condition
nence une société constamment nouvelle. Mais ce fan- humaine.
56. Dont l’efficacité (très relative) tient à l’utilisation des

54. Un de nos patients issu de ce type de couple s’adapte auto contrôles cognitifs de l’excitation comme défenses
sans difficulté à sa vie scolaire et familiale, excepté contre l’angoisse.
un intérêt fantasmatique persistant pour les courts- 57. Lacan J., ≪ Les complexes familiaux dans la formation
circuits électriques, autrement-dit mettre le + sur le - de l’individu ≫, 1938, dans Autres Écrits, Seuil, 2001.
et inversement. 58. Nous pensons ici à la rêverie maternelle posée par
55. Pour Michel Schneider, le drame de la toute puissance Wilfred Bion comme un opérateur de transformation
maternelle, est qu’elle tend à transformer tout désir en des éléments β discordants en éléments α aptes à
besoin, cf. Schneider M., Big Mother : Psychopatholo- contribuer à la croissance psychique, cf. Bion W. R.,
gie de la vie politique, Paris, Odile Jacob, 2002. Éléments de la psychanalyse, 1963, Puf, 1979.

Le psychisme humain se définit très imparfaitement lisations géographiques des sociétés et l’implication
par les fonctions cognitives. Ce n’est pas la capacité de l’espace dans la diffusion des différents systèmes
du psychisme à permettre une adaptation cognitive familiaux sont aussi des facteurs majeurs59 . Dans la
à la réalité qui le constitue en tant que tel, mais complexité du réel, tous ces facteurs co-agissent et
bien l’échec de ces fonctions cognitives à compenser s’interpénètrent dans des boucles récursives d’où il
l’angoisse liée à l’individuation. Angoisse essentielle est impossible de décréter un point d’origine. Mais il
de l’homme, dont les sources restent énigmatiques, est possible d’opérer des sections dans la complexité,
mais qui peut être hypothétiquement ramenée à la et à partir d’elle de dégager une intelligibilité par-
prématurité d’une naissance que l’on estime anticipée tielle. C’est ce que nous avons proposé ici. Le lien
de plus d’un trimestre, peut-être deux, par l’effet de social nécessite la présence d’un opérateur au sein
l’acquisition de la bipédie dans l’espèce humaine. La de l’organisation mentale permettant la liaison entre
détresse primaire du petit humain ne peut être com- le collectif et l’individuel. La structure œdipienne est
pensée qu’imparfaitement par la sollicitude mater- l’opérateur qui permet la jonction entre la dynamique
nelle, laissant ainsi dans le psychisme la trace durable interne du sujet, son rapport avec les imagos incons-
d’une angoisse de mort, fondatrice de l’interrogation cientes, et la dynamique externe au sujet existant
subjective, et par elle de la constitution même de la dans la société.
subjectivité. Si la figure du bébé repu au sein de la Pour les sociétés hétéronomes, la jonction est
mère est prise comme allégorie publicitaire de la pos- congruente car l’instance transcendante est une ins-
sibilité d’un paradis, il vient après la tension de la tanciation du père, de sa fonction interdictrice et
faim à laquelle il ne peut, de lui-même, répondre. Im- sublimatoire. Mais dans les sociétés autonomes, cet
possibilité fondamentale qui amène tout sujet à ren- opérateur perdure sous une autre forme car la place
contrer la détresse originaire, compagne fidèle tout au de l’instance transcendantale est oblitérée. Cela ne
long de la vie jusqu’au moment ultime de sa fin. Ainsi, signifie en aucune manière l’absence d’effets de cette
le mouvement d’évitement de la transcendance, et instance oblitérée : les idéologies contemporaines sont
donc du complexe paternel, vient s’échouer sur l’illu- des défenses collectives destinées à éviter son retour.
sion de la complétude maternelle. La relation entre Les sociétés autonomes, qui ont destitué la trans-
la pulsion de mort et cette détresse originaire reste cendance, tentent de recréer un lien entre les in-
également énigmatique. Mais il est certain que notre dividus en s’interconnectant avec leurs idéaux mais
société se détourne activement face à la présence de cela ne peut se réaliser car elles ne peuvent trans-
la mort en nous tous. Et ces appels à la bienveillance former la haine primordiale. Elles sont obligées de
universelle cachent mal leurs impuissances à éviter la modifier leurs structures internes en neutralisant les
montée de l’agressivité, déflection secondaire de notre différences que maintenait la transcendance et à
poussée à notre propre destruction et que ne com- générer des idéologies consensuelles qui prennent sa
pensent que très imparfaitement les forces d’Èros. place. Mais, pas plus que les sociétés hétéronomes,
elles ne peuvent se stabiliser. Refusant la solution de
IV - Perspectives la lutte contre l’ennemi extérieur, elles sont amenées
à retourner la haine sur elle-même et ainsi à s’auto
Ces réflexions autour des dimensions inconscientes détruire. La forme de cette auto destruction est sa
du lien social contemporain ne circonscrivent pas fragmentation en micro identités en lutte les unes
l’ensemble de ses déterminants. Le passage de nos contre les autres.
sociétés à l’autonomie structurelle relève de facteurs Cet échec signifie-t-il que toute organisation sociétale
économiques, historiques et culturels qui sont d’un doit toujours, d’une façon directe, inversée ou
autre ordre que les dimensions inconscientes. La re- déplacée, refléter la trancendance du père symbolique
cherche de stabilité de ces sociétés peut relever aussi et donc finalement reproduire dans le réel le mythe
de processus d’auto organisation qui s’imposent se-
condairement aux dimensions psychiques qui sont
59. Todd E., L’origine des systèmes familiaux, Gallimard,
ainsi des produits et non des déterminants. Les loca- 2011.

de la horde primitive ? Ne peut-on décidemment pas régresserait au rang des oiseaux-parleurs ?62 Il n’est
échapper à la domination historique des sociétés pas sûr que la dette à la transcendance puisse être
hétéronomes, et donc à l’emprise du patriarcat et si facilement effacée. Si nous en sommes à nous ins-
de ses inégalités consécutives ? Une société autonome pirer de l’imaginaire de la science-fiction, mention-
est-elle vouée à s’auto-détruire en mettant en acte nons pour finir l’extraordinaire roman visionnaire, de
des utopies destructrices ? Une façon de répondre à Philip. K. Dick, Dr. Bloodmoney, où la société cali-
ces questions serait de nous familiariser avec l’idée de fornienne, détruite par une apocalypse nucléaire, ne
la constitution future d’entités sociales d’un nouveau peut se recréer sous la forme d’une néo-société qu’à
genre, ayant résolu à leur façon leur dette à l’ins- la condition de l’émission radio d’un cosmonaute so-
tance transcendante. De nouvelles formes de sublima- litaire, en orbite permanente et ne pouvant plus reve-
tion sociale pourraient prendre des aspects inédits. nir sur Terre, et que tous les survivants écoutent re-
Il n’est plus réservé à la science-fiction de spéculer ligieusement. Thème paranoı̈aque de la fin du monde
sur l’émergence d’un espace ≪ cybersocial ≫ dans par un auteur à la santé mentale parfois chancelante
lequel se réaliserait un couplage entre le psychisme et dont l’œuvre géniale pourrait être comparée à un
humain individuel et les systèmes numériques col- vaste délire paraphrénique ? Certainement. Mais c’est
lectifs. Ce couplage modifierait en retour non seule- aussi une illustration romanesque éclairante sur la
ment le fonctionnement cognitif du moi mais la façon nécessité d’un ailleurs radical pour le lien social. Elle
dont il s’agrège à d’autres moi dans le lien social. Le nous invite à douter fortement de la pérennité de nos
concept d’enveloppe psychique est particulièrement sociétés autonomes.
adapté pour la description de ce couplage60 . Ces enve-
loppes psychiques coexisteraient et s’entremêleraient
Références
en constituant autant de ≪ mondes ≫. Entre ces
mondes virtuels se déroulerait notre existence et se Akoun A., ≪ Société et publicité ≫, Histoire des
performeraient des ≪ transpositions topiques ≫ pour mœurs, II, vol. 1., Folio histoire, 1991.
reprendre le terme de Jean-Paul Matot en générant Bataille G., La structure psychologique du fascisme,
un soi disséminé entre le moi du sujet et ses ≪ ob- 1933, Gallimard, 2009.
jets ≫ numériques61. Ainsi, nous observons en cli- Baudrillard J., L’échange symbolique et la mort, Gal-
nique des patients pour lesquels l’existence numérique limard, 1976.
- c’est-à-dire l’ensemble de leurs actions virtuelles Benslama F., Psychanalyse à l’épreuve de l’Islam ,
et de leurs cyberliens - est plus investie psychique- Aubier, 2002.
ment que leur existence réelle. Ce qui impose dans Bion W., R., Éléments de la psychanalyse, 1963, Puf,
le cadre psychothérapeutique de se soucier tout au- 1979.
tant de cette existence numérique que des relations Castoriadis C., Les carrefours du labyrinthe, Seuil,
objectales. Le lien social ne serait alors plus pensable 1978.
en termes d’individus et de groupe, mais en termes Chapais B., Aux origines de la société humaine,
d’enveloppes identitaires enchevêtrées, sous-tendues Seuil, 2017.
par des réseaux mouvants de liens numériques. Plus Clastres P., Archéologie de la violence, 1977 L’aube,
de frontières, plus d’entités intégratives, mais des ful- poche, 2016.
gurances d’associations labiles où l’identité d’un su- Descombes V., Le complément du sujet, Gallimard,
jet consumé se cristallise dans les arcs d’un contact : 2004.
≪ tu me reçois ? je te reçois, nous nous recevons, nous
Devereux G., Essais d’ethnopsychiatrie générale,
existons ≫. Fantasme de science-fiction où l’humanité Gallimard, 1979.
62. Cf. Jakobson R., ≪ L’effort en vue d’établir et de

60. Cf. Houzel D., ≪ les modèles topologiques ≫, dans maintenir la communication est typique du langage
Wildlöcher S., Traité de psychopathologie, Puf, 1994. des oiseaux parleurs : ainsi la fonction phatique est la
61. Matot J.P., ≪ Du moi inconscient aux transpositions seule qu’ils aient en commun avec les êtres humains ≫,
topiques ≫, Revue française de psychanalyse, 2016-2, ≪ Linguistique et poétique ≫, Essais de linguistique
pp. 121-127. générale, Paris, Minuit, 1963, p. 217.

Dick K.P., Docteur Bloodmoney, 1963, 1965, Sub- Honneth A, La réification, Petit traité de théorie cri-
stance Rêve, Omnibus, 2007. tique, 2005, Gallimard, 2006.
Dumont L., La civilisation indienne et nous : es- Houzel D., ≪ les modèles topologiques ≫, dans
quisse de sociologie comparée, Paris, Armand Colin, Wildlöcher S., Traité de psychopathologie, Puf, 1994.
1967. Illich I., La convivialité, Seuil, 1973.,
Durkheim E., Le suicide, étude sociologique, 1897, Jakobson R., ≪ Linguistique et poétique ≫, textitEs-
1930, Paris, PUF, 2018. sais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963.
Ehrenberg A., La société du malaise, Odile Jacob, Kaufmann P., L’inconscient du politique, Vrin, 1988.
2012. Kohut H., Le soi, 1971, Puf, 1974.
Elias N., La société des individus, 1939-1886, Fayard, Kojève A., Introduction à la lecture de Hegel, Galli-
1991. mard, 1947, 1968, Tel, 2017.
Eribon D., Interview de Lévi-Strauss dans Le Nouvel Lacan J., ≪ Jacques Lacan à l’Université de Mi-
Observateur, Novembre décembre, 2009, p.79. lan ≫, 12-05-1972,http ://ecole-lacanienne.net/wp-
Freud S., Pour introduire le narcissisme, OC, Puf, content/uploads/2016/04/1972-05-12.pdf
XII, 1913-1914. Lacan J., ≪ Les complexes familiaux dans la forma-
Freud S., Psychologie des masses et analyse du moi, tion de l’individu ≫, 1938, dans Autres Écrits, Seuil,
OC, Puf, XVI 1921-923. 2001.
Gauchet M., ≪ Croyances religieuses, croyances Lacan J., Le mythe individuel du névrosé, 1952,
politiques ≫, Gallimard, Le Débat, 2001/3 - n°115 Seuil, 2007.
p. 94. Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, Garnier
Gauchet M., L’avènement de la démocratie, la Flammarion, 1994.
révolution moderne, Gallimard, 2007, I, p. 54-55. Legendre P., Leçons VI, Les enfants du texte, Ètude
Gauchet M., La religion dans la démocratie, 1998, sur la fonction parentale des Ètats, Paris, Fayard,
Gallimard, 2001 : 118-119. 1992.
Gauchet M., La condition historique, Stock, Paris, Lévi-Strauss Cl., Les structures élémentaires de la
2003. parenté, Mouton, 1967.
Gauchet M., Préface à Les morphologies du politique, Lévi-Strauss C., Mythologiques, L’homme nu, Tome
de Clément Morier, Institut Universitaire Varenne, IV, Plon, 1971.
Collection des thèses, 2018. Machiavel N., L’art de la guerre, dans Le prince et
Gauchet M., ≪ Les ressorts du fondamentalisme is- autres textes, Gallimard, 1980.
lamique ≫, Gallimard, Le Débat, 2015/3 N°185, p. Manent P., La loi naturelle et les droits de l’homme,
63-8.1 Puf, 2018.
Godelier M., Aux fondements des sociétés humaines, Matot J.P., ≪ Du moi inconscient aux transpositions
2007, Flammarion, 2010. topiques ≫, Revue française de psychanalyse, 2016-2,
Gramsci A., T Textes choisis - Antonio Gramsci, Pa- pp. 121-127.
ris, Le Temps des Cerises, 2014. Michaud Y., Contre la bienveillance, Stock, 2016.
Grunberger B., Chasseguet-Smirgel J., L’univers Michéa J.C., Le loup dans la bergerie, climats, 2018.
contestationnaire, 1969, Editions in Press, 2004. Muray P., L’empire du bien, 1991, tempus, 2019.
Grunberger B., Le narcissisme : essais de psychana- Ortigues M.C, Ortigues Ed., Oedipe africain, Paris,
lyse, Paris, Rivages & Payot, 2003. Plon, 1966.
Hegel, Phénoménologie de l’esprit, VI, L’esprit, L’es- Polanyi K., La grande transformation, Gallimard,
prit certain de lui-même, La Moralité, Flammarion, 1983.
2012. Pommier, G., Les corps angéliques de la post-
Hiebert P., Anthropologie culturelle, Deuxième modernité, Calmann-Lévy, 2000.
édition éd. Grand Rapids, Ml : Baker Book House, Reich W., La psychologie de masse du fascisme,
1983. 1933, Payot, 1972, 2001.
Hobbes T., Léviathan, 1651, folio essais Gallimard, Saint-Augustin, Les confessions, Garnier Flamma-
2000 rion, 1964.

Schneider M., Big Mother : Psychopathologie de la

vie politique, Paris, Odile Jacob, 2002.
Stevens A., Price J., Evolutionary Psychiatry, A new
beginning, Routledge, 1996.
Sulloway F.J., Freud, biologiste de l’esprit, 1979, Pa-
ris, Fayard, 1981.
Todd E., L’origine des systèmes familiaux, Galli-
mard, 2011.
Pour citer ce texte :

https ://www.benoitvirole.com/LienSocial.pdf
Annexe
Sur le plan formel, le problème du lien social est de com-
prendre comment se réalise un lien entre au moins trois sujets.
Dans le modèle applicable aux sociétés hétéronomes, un su-
jet A, un sujet B et un sujet C, non affiliés par des relations
familiales, se relient entre eux par un lien social commun, si
le moi de chacun d’entre eux est aliéné par un même objet Figure 1 – Schéma de Freud dans Psychologie des
idéal (l’objet extérieur, le meneur) comme sur le schéma de masses et analyse du moi, 1921, Œuvres Complètes,
Freud de 1921 reproduit sur la figure 1. Pour Freud, ≪ Dans Puf, XVI, 1921-1923, p. 54.
les masses, l’objet extérieur est le meneur, instanciation du
≪ père originaire ≫ inconscient. Il a une fonction stabilisa-
trice sur l’ensemble du réseau : ≪ Un masse primaire est un
certain nombre d’individus qui ont mis un seul et même ob-
jet à la place de leur idéal du moi et se sont, en conséquence,
identifiés les uns avec les autres dans leur moi ≫. Nous propo-
sons sur la figure 2 un modèle plus complexe pour les sociétés
autonomes. L’objet extérieur (la transcendance) est supprimé.
En place, le marché organise des objets de consommation qui
sont utilisés par les idéaux du moi. La stabilité du système
complexe de liens rend nécessaire un ancrage dans un consen-
sus idéologique qui unit les sujets dans une même entité ho-
listique tout en excluant ceux qui ne la partagent pas (ronds
noirs). La société autonome est écartelée entre le marché et
l’idéologie consensuelle L’absence de référence au meneur mo-
difie la structure globale. Chacun des sujets A, B, C possède
une image miroir A’, B’, C’ dans laquelle chacun projette son
idéal, et dont les formats sont modelés par un ensemble de
représentations culturelles. Chaque individu est asservi à des
objets proposés par le marché. Le lien ABC est construit si
l’image miroir de chaque sujet est reconnu (liké) par les deux
autres. Il se constitue alors une unité minimale de réseau com-
portant les liens ABC, les liens A’BC, AB’C, ABC’, et les liens
A’B’C’. Les images miroirs A’B’C’ se substituent à ABC. Ce
processus est tangentiel et ne peut parvenir à se réaliser par-
faitement. Il est intrinsèquement instable. Se rajoute à cette
instabilité l’impossibilité de transformer la haine de l’autre. Le
système nécessite alors une stabilisation externe par l’adhésion
inconsciente des sujets (moi) à une idéologie consensuelle bien- Figure 2 – Représentation schématique du lien social
veillante qui lie les individus mais en exclue d’autres, échouant dans les sociétés en autonomie structurelle.
ainsi constamment dans le maintien d’une autonomie structu-
relle.

La Cité Bienheureuse - Réflexions Sur La Nature Du Lien Social Contemporain

Transféré par

Informations du document

Titre original

Copyright

Formats disponibles

Partager ce document

Partager ou intégrer le document

Options de partage

Avez-vous trouvé ce document utile ?

Ce contenu est-il inapproprié ?

Droits d'auteur :

Formats disponibles

La Cité Bienheureuse - Réflexions Sur La Nature Du Lien Social Contemporain

Transféré par

Droits d'auteur :

Formats disponibles

La cité bienheureuse

Réflexions sur la structure inconsciente du lien social contemporain

C’est à une véritable intériorisation du modèle du marché que nous

Introduction suicide anomique1 . Malgré les avancées de la sociolo-

www.benoitvirole.com 2 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 3 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 4 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 5 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 6 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 7 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 8 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 9 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 10 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 11 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 12 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 13 2022 - 2023

Société démocratique (au sens où elle ne se pense

www.benoitvirole.com 14 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 15 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 16 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 17 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 18 2022 - 2023

sique” de la valeur, une révolution de la valeur elle-

www.benoitvirole.com 19 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 20 2022 - 2023

56. Dont l’efficacité (très relative) tient à l’utilisation des

www.benoitvirole.com 21 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 22 2022 - 2023

62. Cf. Jakobson R., ≪ L’effort en vue d’établir et de

pp. 121-127. générale, Paris, Minuit, 1963, p. 217.

www.benoitvirole.com 23 2022 - 2023

www.benoitvirole.com 24 2022 - 2023

Schneider M., Big Mother : Psychopathologie de la

Pour citer ce texte :

www.benoitvirole.com 25 2022 - 2023

Vous aimerez peut-être aussi