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L’évolution psychiatrique 86 (2021) 329–337

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Article original

Post-vérité, un symptôme du lien social ?夽


Post-truth, a symptom in the social bond?
Mario De Vincenzo (Psychologue clinicien, Docteur en
Recherches en psychanalyse et psychopathologie) ∗
Université de Paris, CRPMS, 2, rue Amelot, 75011 Paris, France

i n f o a r t i c l e r é s u m é

Historique de l’article : Objectifs. – Ce travail se propose de comprendre sur un plan subjectif


Reçu le 31 décembre 2020 et sociétal les processus psychiques impliqués dans le phénomène
Accepté le 11 février 2021 de l’émergence et de la prolifération de constructions narratives
post-factuelles.
Mots clés : Méthode. – La prise en compte des aspects inconscients qui contri-
Post-vérité
buent à la construction des narrations et des croyances au sein
Discours
des groupes humains et la mise en perspective de ces jalons théo-
Récit
Inconscient
riques avec les concepts psychanalytiques de vérité psychique, de
Processus psychique construction et de besoin de croire nous conduira à problématiser
Complot notre compréhension de la post-vérité.
Construction Résultat. – L’étude de ce phénomène à la lumière des conceptions
Croyance psychanalytiques de la construction délirante, de l’élaboration des
Culture croyances religieuses et des constructions dans l’analyse nous amè-
nera à comprendre les régimes discursifs relevant de la post-vérité
comme des productions de l’inconscient collectives pouvant mettre
en forme des noyaux de vérité psychique qui ne sont pas élaborés
socialement.
Discussion. – Cette lecture du phénomène complotiste nous per-
mettra alors de prendre en compte comment ces « narrations
alternatives » viennent solliciter des dynamiques inconscientes
chez ceux qui y adhèrent, car elles peuvent représenter une manière
déformée et déplacée d’exprimer ce qui ne trouve pas un espace
d’énonciation dans les discours et dans les récits partagés.

夽 Toute référence à cet article doit porter mention : De Vincenzo M. Post-vérité, un symptôme du lien social Evol Psychiatr
2021; 86 (2) : pages (pour la version imprimée) ou URL [date de consultation] (pour la version électronique).
∗ Auteur correspondant.
Adresse e-mail : ma.devincenzo@gmail.com

https://doi.org/10.1016/j.evopsy.2021.02.004
0014-3855/© 2021 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
M. De Vincenzo L’évolution psychiatrique 86 (2021) 329–337

Conclusions. – En tant que symptôme au sein du lien social, ce phé-


nomène interroge les formes d’échec du travail de la culture et
la crise des structures de sens partagées. Cette exploration nous
rappelle la nécessité de maintenir ouverte la possibilité de penser
critiquement à nos propres constructions et à nos paradigmes.
© 2021 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

a b s t r a c t

Keywords: Objectives. – This work attempts to understand, on a subjective


Post-Truth and societal level, the psychic processes involved in the phenome-
Discourse non of the emergence and proliferation of narrative constructions
Story concerning the post-truth.
Unconscious
Method. – Taking into account the unconscious aspects that contri-
Psychic process
bute to the construction of narratives and beliefs within human
Conspiracy
Construction groups, and putting these theoretical milestones into perspective
Belief with the psychoanalytical concepts of psychic truth, construction,
Culture and the need to believe will lead us to problematize our conception
of post-truth.
Result. – The study of this phenomenon in the light of psychoana-
lytical conceptions of the delusional construction, the elaboration
of religious beliefs, and constructions in analysis will lead us
to understand the discursive regimes of post-truth as collective
unconscious products that can give a form to nuclei of psychic truth
that are not fully developed by the social.
Discussion. – This interpretation of the conspiratorial phenomenon
will allow us to take into account how these “alternative narratives”
could solicit unconscious processes of the people who adhere to
them, because the post-truth may represent a deformed and inap-
propriate way of expressing that which does not find a place of
enunciation in shared discourses and narratives.
Conclusions. – As a symptom in the social bond, this phenomenon
questions the forms of failure of the work of culture and the crisis
of the structures of shared meaning. This exploration reminds us
of the necessity of thinking critically about our own constructions
and paradigms.
© 2021 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

1. Introduction

Déjà un des mythes fondateurs de l’épistémè occidentale comme le mythe de la caverne de Pla-
ton posait l’épineuse question de comment l’homme qui vit dans l’illusion des croyances liées à sa
condition peut se libérer en allant vers la connaissance de ce qui l’emprisonne.
Le phénomène de l’émergence de ce que l’on désigne sous le terme de post-vérité nous amène à
prolonger cette réflexion avec les outils issus de l’expérience psychanalytique, autrement dit à repenser
ce complexe phénomène de la construction, de la croyance et des vérités alternatives qui se déploient
entre la vie psychique de l’individu et celle des groupes.
En inscrivant notre démarche dans le sillage freudien, c’est-à-dire en suivant la tentative de dépas-
sement du clivage épistémologique entre la psychologie individuelle et la psychologie collective [1],
nous nous proposons dans ce travail de problématiser le rapport que le sujet et le socius entretiennent
avec l’élaboration et l’émergence des formes de croyances relevant de la post-vérité.

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2. Perspective épistémologique et méthodologique

Bien qu’il s’agisse d’un phénomène complexe qui engage une réflexion au carrefour des sciences
humaines et sociales, l’apport de la science de l’inconscient nous paraît incontournable. En effet, la psy-
chanalyse comme praxis clinique et la psychanalyse en tant que méthode de connaissance de tous les
phénomènes humains traversés par l’inconscient (culturels, sociaux et historiques) s’éclairent mutuel-
lement ; leur articulation contribue à l’intelligence plus profonde de notre objet de connaissance. C’est
pour cela que nous essaierons de réaliser une application extra moenia de la psychanalyse à partir de
cette forme singulière du malaise dans la culture [2] liée à l’émergence et à la réception de régimes
discursifs relevant de la post-vérité.
Les difficultés épistémologiques de l’articulation du niveau subjectif et du social sont à notre sens
fécondes, car ces deux niveaux ne peuvent pas s’ignorer réciproquement sans payer le prix d’une ampu-
tation heuristique qui méconnaîtrait l’unité de notre objet : l’humain dans ses productions psychiques,
ses formations socioculturelles et les articulations transsubjectives qui les unissent.
Selon cette perspective, le psychanalyste devrait prendre en compte les mécanismes sous-jacents
aux phénomènes de la croyance et de la construction de ce qu’on appelle les post-vérités. Autrement
dit, nous ne chercherons pas à comprendre en quoi le sujet contemporain croit, mais nous nous inté-
resserons à la fonction et au rôle de ces croyances dans son fonctionnement psychique et dans le lien
social. Le niveau d’analyse que nous privilégierons implique donc de penser ce phénomène à partir
d’un vertex transubjectif, car nous retenons que les enjeux cliniques de ces constructions dans la cure
individuelle ne peuvent pas être pleinement compris sans prendre en compte l’articulation des nœuds
psychiques individuels et leurs ancrages groupaux et socioculturel.
Ces réflexions préliminaires nous permettront de comprendre comment l’émergence de diffé-
rentes narrations du réel élaborées par les sujets et par les groupes — avec leurs inévitables degrés de
déformations — peut exprimer une forme singulière de malaise dans la culture.

3. Hypothèse

Le Janus bifrons de la post-vérité, grâce à sa face sombre de déni d’une partie de la réalité et à l’autre
face de la composante maniaque propre à toute croyance et idéologie [3], nous conduit à élucider les
fonctions et les avatars de ces constructions tant sur le plan subjectif que sur celui transsubjectif.
L’histoire nous apprend que les achoppements de la pensée et du travail de la culture peuvent se
manifester dans le champ social à travers des formes de déni plus ou moins subtiles de ce qui n’est pas
élaboré par le collectif. L’émergence des cultures complotistes ou négationnistes — et de leurs envers
positifs sous forme d’idéologies basées sur la confiance illimitée vers l’avenir d’une idéologie, d’une
religion, ou d’une croyance — nous rappelle sans cesse la nécessité des individus et des sociétés de
traiter et de dénier l’impensable du réel.
D’autre part, l’expérience psychanalytique nous a aidés à comprendre que les modalités de traite-
ment psychique et de mise en forme des expériences sont toujours tributaires du travail psychique
de l’autre. L’autre au sens de l’objet primaire, mais également de l’autre en tant que groupe, société
et culture. De manière complémentaire, les formes de déni et de construction-déformation opérantes
dans toute narration s’ancrent toujours sur les modalités d’élaboration et de construction de la réalité
opérantes dans la psyché de l’autre, du groupe, du socius et de la culture [4]. Nous entendons donc
mettre en évidence que certains éléments du réel plus ou moins traumatiques risquent de ne pas
parvenir à se lier aux représentations partagées dans le social et dans la culture, car ils réactualisent
des nœuds historiques et fantasmatiques qui n’ont pas trouvé un espace d’élaboration dans le socius.
Cette dimension transsubjective du phénomène de la post-vérité est d’autant plus évidente si nous
considérons que les formations culturelles collectives et les alliances inconscientes, comme les pactes
dénégatifs, les idéologies et les croyances ne sont pas seulement des systèmes de défense propres
aux sujets faisant partie d’un groupe ou d’une société, mais ils peuvent représenter la raison d’être
du lien entre les individus ; les groupes, les institutions et les sociétés se structurent pour faire face à
l’Hilflosigkeit consubstantielle à la condition humaine et pour élaborer les expériences traumatiques.
Autrement dit, les sujets établissent des liens sur la base de ce qu’ils nient ou dénient et sur le besoin

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de maintenir certains degrés d’illusion groupale. Cela nous permet de comprendre que les alliances
inconscientes et la constitution de croyances groupales sont pensables comme des métadéfenses
visant à traiter quelque chose d’impensable pour les sujets du lien.
Nous voyons ainsi comment la fonction métadéfensive des idéologies et des croyances permet aux
narrations collectives de se constituer comme des apparats discursifs contre les angoisses paranoïdes
et dépressives qu’un groupe traverse lorsqu’il est confronté à des moments de crise ou à des évé-
nements extrêmes. Ces mouvements primitifs risquent de se cristalliser sous la forme de narrations
alternatives qui visent à évacuer l’irreprésentable du réel suivant un schéma que psychanalytiquement
nous pourrions décrire comme l’évitement de la position dépressive et la recherche d’une causalité
extrinsèque sur un autre persécuteur.
Selon cette perspective, tous les processus de construction de l’histoire, des mythes et des religions
ainsi que les trous et les déformations des narrations partagées, fonctionnent comme des systèmes
symboliques collectifs pour donner une forme intégrable à certains aspects de la réalité ou à certaines
vérités psychiques.
En effet, la psychanalyse nous apprend que le ciment du lien social n’est pas seulement ce qui
se transmet en positif dans la culture et dans les groupes sous forme de contrats narcissiques, car
chaque mythe, chaque narration et chaque système culturel contient en creux une face négative qui
se transmet à travers les pactes dénégatifs et les formes d’interprétation-déformation de la réalité. Ces
formations sont censées protéger les sujets du lien de cette partie d’impensable sur laquelle se scelle
la positivité de l’alliance narcissique et du pacte social [5].
Comme l’histoire nous l’enseigne, les constructions historiques et idéologiques nées à la suite
d’événements extrêmes (terrorismes, catastrophes, guerres et génocides) montrent, à des degrés
différents, l’émergence de formes du déni et de narrations alternatives instituées dans des subcul-
tures qui tentent de dénier ou de déformer une partie de la réalité. Les irruptions sur la scène sociale
d’événements extrêmes qualifiés comme des crises, comme les attaques du 11 septembre 2001, les
attentats du 13 novembre 2015, la montée des terrorismes, des dérégulations des systèmes éco-
nomiques, la diffusion du SIDA ou la récente pandémie de la COVID-19, sont souvent suivies par
l’émergence de théories complotistes. Ces narrations alternatives sont censées démasquer les méca-
nismes des roueries exercées par un autre-jouisseur et agissent comme une autre mise en forme de
l’événement permettant de passer de la passivité extrême de l’effraction traumatique subie à l’activité
de ceux qui à travers la construction d’un récit alternatif aspirent à dévoiler les rouages mis en œuvre
par un autre-persécuteur, souvent identifié avec les classes dominantes. En ce sens, l’affrontement de
ces discours sur le réel peut être compris comme révélateur d’aspects déniés qui structurent le lien
social, comme les formes de domination symbolique, l’exercice de ce que Michel Foucault appelait le
biopouvoir et la biopolitique ou des clivages du corps social.
L’usage public de l’histoire révèle comment la construction des narrations devient un champ de
bataille dans lequel certaines représentations aspirent à devenir porteuses d’un savoir absolu au-
delà de la castration propre à tout processus épistémique. Nous retenons qu’il n’est pas possible de
comprendre ce phénomène de la post-vérité en méconnaissant ce terrain de luttes politiques et de
controverses philosophiques sur la définition de la vérité. De fait, la définition de la réalité politique
et sociale est intrinsèquement traversée par des logiques inconscientes et des dynamiques de pouvoir
[6].
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Michel Foucault ([7], p. 11–12) pointait avec une
proverbiale lucidité ce champ de lutte constitué par les discours « je suppose que dans toute société
la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain
nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser
l’événement aléatoire ». Il précise : « puisque le discours — la psychanalyse nous l’a montré —, ce n’est
pas simplement ce qui manifeste (ou cache) le désir ; c’est aussi ce qui est l’objet du désir ; et puisque —
cela, l’histoire ne cesse de nous l’enseigner — le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes
ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à
s’emparer ».
En effet, l’opposition du vrai et du faux n’est pas sans rapport avec les logiques du pouvoir et avec
les formes de domination symbolique qui sont supportées par des institutions et par les discours.

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Nous dirions que ce que Piera Aulagnier conceptualise comme « la violence de l’interprétation » [8]
est également exercée, à différents niveaux, sur un plan social et politique à travers des systèmes
discursifs et institutionnels qui ordonnent le réel et établissent les lignes du partage entre le vrai et
le faux, le bon et le mauvais, la normalité et la folie. En ce sens, chaque système discursif, qu’il soit
complotiste ou « officiel », est traversé par des logiques inconscientes et de pouvoir qui peuvent donner
lieu à des fermetures du sens et à l’abolition de la conflictualité dialectique indispensable à la vie de
la Polis.
Nous constatons que le fait complotiste met en évidence que la narration des faits reprend une
certaine liberté — pour le meilleur et pour le pire — lorsque le discours véhiculé par les institutions est
en crise. Cela n’a rien de nouveau. En revanche, l’analyse des raisons de cette crise des récits partagés
et de la méfiance vers le discours officiel nous oblige à un examen de ce véritable symptôme du lien
social afin de reconnaître le « noyau de vérité » autour duquel s’agglutinent et se multiplient les récits
complotistes. Certains sujets iraient chercher des vérités « ailleurs », justement au dehors de ce qui
est officiel, car le champ institutionnel a échoué à constituer un véritable « ailleurs politique » au-
dedans. Cette crise des formes de la représentativité, du politique et des médias peut induire ainsi à
l’élaboration d’autres récits ou de croyances avec les conséquences sociopolitiques que nous apprenons
à connaître.

4. Discussion

4.1. Besoin de croire et fantasme de vérité

Le tenace athée que fut Freud se méfiait grandement des croyances, fussent-elles religieuses, idéo-
logiques, philosophiques, car il constatait l’inextricable lien entre illusion et croyance [9]. Le génie
freudien dénonçait que le besoin de croire est un puissant moyen de mobilisation de l’inconscient
et de manipulation des sujets. Ce besoin s’ancre sur la difficulté de l’homme à renoncer à ses objets
œdipiens protecteurs idéalisés et à accepter ce que Weber appelait le « désenchantement du monde ».
Freud écrit : « Les foules n’ont jamais connu la soif de la vérité. Elles réclament des illusions auxquelles
elles ne peuvent renoncer. Chez elles, l’irréalité a toujours le pas sur la réalité. » ([10], p. 136).
Comme les théories sexuelles infantiles et le roman familial des névrosés [11], nos croyances et
les post-vérités visent également à préserver les illusions ; le besoin de croire individuel et collectif
se bâtit donc sur ce besoin d’éviter le gouffre du doute et de la désillusion de la position dépressive.
Qu’il s’agisse d’un système philosophique ou religieux ou d’une construction subjective sur sa propre
histoire, l’essentiel est de saturer ce manque de savoir.
En effet, le paradoxe de ce que constitue le cœur des croyances prétendant dévoiler la vérité est
que malgré la dénonciation de la manipulation du discours officiel, elles sont alimentées par un fan-
tasme de vérité sans médiation [12], d’un fantasme inconscient de la révélation qui dénie la place
du sujet construisant un discours autour de l’événement. En ce sens, le « péché épistémologique »
de cette forme discursive consiste dans le fait de prétendre de dévoiler la réalité de l’événement en
ignorant que nous ne pouvons que forger des représentations de la chose. Le déni de l’écart entre la
représentation et l’événement porte à méconnaître que tout acte représentatif institue inévitablement
une différence entre la représentation et la chose représentée. Toute narration-interprétation tend à
expliquer et décrire la réalité sans jamais pouvoir la saisir entièrement. Au contraire, là où le récit est
hypostatisé comme une certitude monolithique, cet écart est balayé par des croyances inébranlables
qui affirment la correspondance entre le fait réel et nos représentations-interprétations. Ces formes
discursives visent donc à méconnaître toute médiation symbolique nécessaire à la construction d’un
discours et revendiquent d’en dévoiler la vérité ultime. Les narrations post-factuelles sont ainsi carac-
térisées par une confusion entre le récit et la réalité qui le fonde, dans une sorte de télescopage entre
intérieur et extérieur qui sature l’écart aporétique propre à toute narration. Ces tentatives de dévoiler
la réalité opérées par les complotismes permettraient à certains sujets de retrouver des équivalents
des croyances inébranlables de l’enfance au-delà des désillusions.
Les narrations s’inscrivant dans le régime de la post-vérité s’érigent comme des structures narra-
tives qui prétendent dévoiler ce réel qui nous échappe en court-circuitant ainsi le travail psychique qui
rend toute narration ouverte à une dialectique de la pensée. Au contraire, le caractère polysémique et

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indéterminé d’autres formes de narrations qu’Umberto Eco [13] appelait œuvre ouverte — comme les
mythes ou les fictions — engage le sujet dans un travail psychique d’interprétation jamais achevé. Nous
dirions que ces autres formes de récit peuvent favoriser un travail d’appropriation subjective parce
qu’elles ouvrent de nouveaux processus générateurs de liens et de sens, alors que la cristallisation
d’une version hypostatisée de l’histoire enferme le sujet et le groupe dans la rigidité d’une croyance
inébranlable.

4.2. Vérité psychique et vérité narrative

Si nous considérons l’enchevêtrement de plusieurs registres conscients et inconscients dans le


processus de construction de la vérité, alors nous pouvons mieux comprendre un des enseignements
princeps de l’expérience analytique sur ce point ; les matériaux sur lesquels se constituent les nar-
rations et les discours se composent toujours de conglomérats de fantasmes, théories infantiles et
restes archaïques d’expériences primaires qui agissent comme des socles des premières certitudes.
C’est ainsi que le savoir analytique nous amène vers une complexification de la notion de vérité en
établissant la distinction entre la notion de vérité historique et celle de vérité psychique tissée par le fil
du désir inconscient et par les fantasmes [14].
En effet, le séisme épistémologique de la découverte freudienne de la réalité psychique — dans
laquelle s’élabore une coalescence de fantasmes et restes des expériences vécues — inscrit la visée
freudienne de la recherche de la vérité dans un horizon plus subtil : Freud écrit qu’« il n’existe dans
l’inconscient aucun indice de réalité, de telle sorte qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre la
vérité et la fiction investie d’affect » ([15], p.191).
Dans toute narration, la vérité historique est objet des nombreux remaniements après-coup et
d’un travail de construction tissé par l’action du fantasme. Ce « sang-mêlé » de la vérité subjective —
entre vérité psychique et vérité historique — se dégage progressivement de la « nue réalité », tout en
entretenant avec celle-ci des liens assurés par ces grains de sable de vérité autour desquels le sujet
fabrique dans l’après-coup sa réalité psychique, entre fantasmes inconscients et réalité. Dans tout
récit, nous avons donc toujours affaire à des noyaux de vérité plus ou moins déformés par la force
des pulsions qui colorent l’expérience. Par conséquent, les noyaux de réalité historique ne peuvent se
manifester qu’à travers des formations de compromis, c’est-à-dire par le biais de déformations et de
mises en forme différentes comme le symptôme, les mythes, les rêves, le délire ou les croyances.

4.3. Construction et vérité

Le chantier théorico-clinique inauguré par Freud en 1937 [16] mettait au cœur de la pensée psy-
chanalytique une conception conjecturale de la vérité ; cette dernière est toujours le fruit d’un travail
de construction visant à approcher une réalité historique à jamais inaccessible. La problématique qui
apparaît en filigrane du texte freudien est celle du statut particulier de la vérité en psychanalyse. Cette
dernière serait plutôt du côté d’un horizon idéal jamais complètement atteint, mais toujours partiel-
lement approchable grâce aux « noyaux de vérité » présents dans les constructions individuelles et
collectives.
C’est justement ce caractère intrinsèquement inatteignable de la vérité historique qui fait de
« Constructions dans l’analyse » un lumineux saut épistémologique. Le paradigme de la construction
introduit dans la pensée freudienne une perspective post-kantienne de la connaissance : la réalité
« en soi » demeure non connaissable dans son essence ultime, elle ne se manifestera qu’à travers les
représentations que nous nous en forgeons, même si ces dernières entretiennent toujours un rapport
avec un réel inatteignable qui nous échappe et dans lequel nous sommes pris. Les mots de Freud sur
ce point sont testamentaires. Il écrit dans l’Abrégé de psychanalyse [17] que « La réalité demeurera à
jamais inconnue », car l’être humain ne peut pas avoir accès à la connaissance de l’expérience en soi ;
il ne peut qu’en connaître les émanations, des aspects phénoménaux qui impliquent que la réalité de
l’expérience est inaccessible du fait même de notre système psychique incapable de saisir la réalité.
Cette dernière se manifeste donc toujours à travers la médiation des sens et des formes.

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En ce sens, pour Freud toute construction n’est pas la recherche « naïve » d’une réalité historique
objective ni la production d’une narrativité libre de tout référent réel, mais c’est la constitution d’une
médiation à mi-chemin entre monde interne et monde externe.

4.4. Construction délirante et construction post-factuelle

La prolifération de la post-vérité ainsi que les différentes formes de construction de faits alterna-
tifs sont alors compréhensibles comme des tentatives, singulières et collectives, de mettre en forme
et d’exprimer des aspects de l’expérience comparables à des noyaux de vérité. Une opération qui
se confronte toujours au fond inconnaissable de l’expérience dans ses aspects fantasmatiques et
historiques qui s’entremêlent à des dynamiques inconscientes subjectives et groupales.
Si l’expérience psychotique nous enseigne que des noyaux de vérité inaccessibles peuvent resurgir
sous la forme d’une construction délirante — forme ultime de récupération d’un fragment de vérité
subjective déniée — alors nous pourrions affirmer que le travail de construction et de figuration opéré
par les narrations et par le psychanalyste dans les situations limites — à l’instar du délire du psychotique
— permet de faire émerger à travers une autre voie ce pan de vérité subjective ou historique qui a été
déniée.
La comparaison entre ces formes de construction et la post-vérité gagne en clarté si nous observons
que toute construction, théorique, délirante ou analytique peut être comprise comme une « tentative
d’explication et de restauration » à partir d’un grain de vérité historique ([18], p. 272). Si, pour ce qui
concerne la psychose, Freud dit que « l’analyste doit reconnaître avec le patient, le noyau de vérité
contenu dans le délire » ([18], p. 280), alors nous pourrions penser que ce noyau de vérité subjective est
analogue au noyau irreprésenté que le sujet tente de saisir à travers les autres formes de construction.
En effet, Freud écrit :

« Les délires des malades m’apparaissent comme des équivalents des constructions que nous
bâtissons dans le traitement psychanalytique, des tentatives d’explication et de restitutions, qui
dans les conditions de la psychose, ne peuvent pourtant conduire qu’à remplacer le morceau
de réalité qu’on dénie dans le présent par un autre morceau qu’on avait également dénié dans
la période d’une enfance reculée. De même que l’effet de notre construction n’est dû qu’au fait
qu’elle nous rend une partie de l’histoire vécue, de même le délire doit sa force convaincante à
la part de vérité historique qu’il met à la place de la réalité repoussée. » ([18], p. 280)

Nous en déduisons que la construction subjective — fut-elle symptomatique ou post-factuelle —


contient en creux ce pan de réalité psychique que le sujet et le groupe tentent de récupérer et exprimer
à travers la construction d’une narration alternative ou l’adhésion à celle-ci. Comme le délire contient
un grain de vérité historico-subjective inaccessible, l’émergence et la diffusion des narrations post-
factuelles pourraient être comprises comme un symptôme du lien social.
La construction post-factuelle — à l’instar d’un rêve, d’un mythe [19] ou de toute construction —
permet de faire surgir à travers des mécanismes de déformation et de déplacement ce qui n’est pas
énoncé dans les régimes discursifs partagés. Plus précisément, l’émergence d’une narration alternative
peut être comprise comme une tentative de traitement et de liaison d’un événement à travers la
constitution d’une production de l’inconscient dans laquelle s’entremêlent fantasmes, noyaux de vérité
déniés et les restes de ce qui n’est pas élaboré dans le collectif.

4.5. Un symptôme des nouvelles formes du malaise dans la civilisation

L’hypothèse que nous privilégierons consiste à problématiser le phénomène de la post-vérité —


dans ses enjeux subjectifs et collectifs — comme l’issue de dynamiques inconscientes à travers lesquels
les sujets ou le collectif s’engagent dans un processus de construction d’un autre récit des événements.
Ce travail de construction introduit ainsi un autre degré de déformation et exerce l’action des méca-
nismes de défense (déplacement, déformation, projection, identification projective, idéalisation) afin
d’essayer de constituer une production de l’inconscient transsubjective capable de mettre en forme
— de manière déplacée et déformée — un noyau de vérité qui ne trouve pas de place dans l’espace

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social. En ce sens, l’émergence de la post-vérité nous révèle des tentatives d’appropriation subjective
du réel, car tout travail de construction narrative agit nécessairement comme une mise en forme d’un
conglomérat de dimensions réelles et fantasmatiques. Nous dirions que malgré sa fonction de liai-
son, la construction post-factuelle témoigne de l’échec de la constitution d’une véritable formation de
compromis au sens freudien de rejeton de l’inconscient capable de satisfaire parallèlement les exi-
gences des défenses et celles des forces pulsionnelles. Il s’agit plutôt de productions de l’inconscient qui
tentent de traiter et de signifier des restes de l’expérience, comme celles décrites par Freud dans son
essai de 1907 Le délire et le rêve dans la Gradiva de Jensen, où il précise que : « Les symptômes du délire
— fantasmes et actes — résultent ainsi d’un compromis entre les deux courants psychiques » ([20], p.
78). Ici le terme allemand « bildung » utilisé par Freud pour désigner les formations de compromis est
à entendre de façon essentiellement dynamique comme un processus qui tend vers la symbolisation,
avec des issues plus ou moins heureuses.
Ce type de narration partagée, fût-elle complotiste, s’inscrit de cette manière dans le champ social
et politique de l’Agora comme un objet intermédiaire [21] entre monde interne et monde externe, dans
lequel sont condensés et trouvent une figurabilité les fantasmes et les vérités subjectives qui circulent
dans l’espace social et dans la psyché. Le récit post-factuel, à l’instar du mythe, réactive chez ceux
qui y adhèrent des constellations affectives primaires et un besoin de croire qui trouvent leur force
convaincante dans le fait que ces représentations opèrent comme une véritable « re-présentation ». Il
s’agit d’une manière de « rendre présent » et de faire surgir sur une autre scène des vérités subjectives
ou historiques, comme celles des formes de dominations et d’exclusions, qui n’ont pas trouvé une
possibilité d’énonciation dans les discours élaborés par le socius.
En ce sens, l’émergence de la post vérité serait comme un symptôme du lien social contempo-
rain marqué par la crise de confiance et de la représentativité entre certains groupes et les dispositifs
institutionnels et symboliques producteurs de discours sur le réel et sur le vrai et le faux [22]. Ce phé-
nomène peut être compris comme le signe du besoin de construire d’autres narrations afin d’énoncer
— de manière déformée et déplacée — des noyaux de vérité psychique, comme la réalité des clivages
sociaux ou des nouvelles formes d’exclusion et de domination symbolique.
Les narrations relevant de la post-vérité pourraient donc remplir la fonction laissée vacante
par l’effondrement des grands récits partagés et par les systèmes symboliques qui organisaient
l’expérience singulière et collective. En ce sens, nous pouvons affirmer que si la pensée psychana-
lytique nous a permis de comprendre que ces mêmes processus de construction d’une autre vérité
sont à l’œuvre dans la construction délirante ou dans la création fictionnelle du créateur, alors nous
pourrions attribuer l’émergence de narrations alternatives au sein du collectif aux échecs du travail
de la culture liés à la crise des structures de sens partagés et des garants métapsychiques [23] qui
assuraient les fonctions pare-excitante et d’élaboration du réel.

5. Conclusion

Si les exigences du travail de la culture et le besoin de construire des narrations trouvent leurs
raisons d’être dans l’impérieuse nécessité de donner du sens et élaborer le réel, alors nous devrions
admettre que des restes de non-savoir sont inévitablement produits par les limites intrinsèques de
chaque système culturel et de pensée. Ce sont justement ces restes impensés qui peuvent pousser un
système culturel à aller vers un mouvement virtuellement infini de dépassement de ses limites et de
ses illusions, ou au contraire, à s’ériger comme un système idéologique qui exerce à sa guise une forme
de saturation de la fécondité du non-savoir.
Le phénomène de la post-vérité nous rappelle inexorablement qu’en tant qu’analystes et en tant
que citoyens nous devrions être vigilants à ce devoir éthique de problématisation et d’ouverture de
la pensée. Il s’agit d’une entreprise ardue, mais incontournable, car comme l’écrit Pierre Fédida [24]
« C’est là où achoppe la pensée qu’il faut persister dans la pensée ». Et dans une perspective freudienne
du Kulturarbeit [25], c’est la prise en compte de nos formes de déni, individuelles et collectives, qui
dévoile la possibilité même de penser les impensés au prix d’un dérangement qui déloge les limites
de nos paradigmes et de nos narrations saturées de certitudes.

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M. De Vincenzo L’évolution psychiatrique 86 (2021) 329–337

Déclaration de liens d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

Références

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[18] Freud S. Constructions dans l’analyse (1937). In: Résultats, Idées, Problèmes, tome II. Paris: PUF; 1985. p. 269–81.
[19] Freud S. L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939), Paris. In: Œuvres Complètes, tome XX. Paris: PUF; 1985.
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[23] Kaës R. Le Malêtre. Paris: Dunod; 2012.
[24] Fédida P. Humain–déshumain. Paris: PUF; 2007.
[25] Zaltzman N. De la guérison psychanalytique. Paris: PUF; 1998.

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