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Sociologie générale 2.

Partie I.
Rapport à l’altérité : introduction et cadre théorique

Introduction

Extraits d’entretiens :

“Ceux du Mexique, c’est des Mexicans mais ici, ils les appellent Latinos, Mexican pour moi
sonne tellement raciste, je ne sais pas pourquoi. Si quelqu’un me dit tu es mexicaine, c’est
comme s’ils le disaient avec une connotation raciste. Et je suis sur ma défensive mais s’ils
disent que je suis Latina, c’est normal […] je préfère être appelée Mexican-American car
Mexican-American sonne plus... j’appartiens aussi à ce pays parce que je suis américaine,
mexicaine montre que je n’en fais pas partie.

[…]

Quand ils me demandent, je dis que je suis mexicaine, ça me fait bizarre mais c’est ce que je
répond et j’ai peur qu’ils ne vont pas m’aimer. Mais je ne peux pas répondre Latina, ça sonne
bête, et je ne sais pas si c’est juste de dire que je suis Mexican-American, c’est stupide aussi
je pense. Je suis mexicaine car je viens du Mexique.”

Zaira, 20 ans, « Mexicaine », Boulder, USA

Ces extraits incitent à se poser les questions suivantes :

- Sur quels éléments les gens se basent-il pour dire que Zaira vient d’ailleurs ?
- A quoi est due la peur d’être identifiée ?
- Pourquoi utiliser autant de termes pour se définir ?
- Pourquoi cette confusion dans les termes utilisés ?
- Quel sens donne Zaira à toutes les catégories nominales qui désignent les Mexicains ?
- Que veut dire blanc pour Zaira ?
- Quelle est cette différence entre blancs et autres groupes que perçoit Zaira ?
- Comment se fait-il que son comportement change en fonction de l’origine des amis
fréquentés ?
- Quel type d’expériences ont vécu les minorités aux Etats-Unis ?

Ces questions découlent de la lecture d’un extrait d’entretien au sein duquel la locutrice
manipule des catégories discursives pour parler d’elle et des autres. Pour répondre aux
questions ci-dessus, il faut resituer la construction des catégories dans un contexte macro-
sociologiques. Pour ce faire, l’étude de cas du recensement de population montrera comment
se sont constituées les diverses catégories de population. Avant cela, il est nécessaire de
construire un « cadre théorique » qui permettra d’analyser les divers processus en cause.

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Un cadre théorique intégré1

La réflexion qui va suivre cherche à répondre aux questions nées de la lecture des entretiens
en resituant la problématique dans un contexte théorique plus large. Elle ne vise toutefois pas
seulement à répondre aux interrogations posées au départ, elle a pour but de proposer un cadre
théorique cohérent qui soit en mesure de servir de base d’analyse pour l’étude de la
construction des catégories de l’altérité en général. C’est la raison pour laquelle nous
commençons par discuter des propositions générales pour les affiner progressivement et
arriver aux discours des individus quant à leur présentation de soi. Par ailleurs, étant donné
l’orientation plutôt constructiviste de la démarche adoptée, nous avons choisi de ne pas définir
au départ les catégories de l’altérité mais de les constituer au cours du travail.

Au cœur de notre réflexion, on trouve donc la construction et l’expression de l’altérité : le fait


de dire l’autre. Si, en effet, il est une catégorie sociale qui est perçue et se perçoit comme
autre et pour laquelle dire et être dite revêt une importance capitale, c’est bien celle constituée
par les populations qui nous occupent, à savoir les étrangers, les immigrés, les ethniques, les
non-nationaux, les Italiens, les Mexicains, les Latinos, etc. S’il semble en apparence facile de
concevoir l’existence d’un autre, il apparaît toutefois moins évident de lui donner un nom,
l’énumération qui précède étant symptomatique de la difficulté de le désigner.

C’est par conséquent autour de l’acte de nommer, pouvant paraître au prime abord anodin,
que se construit le cheminement théorique à venir. La construction théorique qui suit – parce
que c’en est aussi une – part d’affirmations relatives à un niveau d’abstraction élevé ; elle se
fonde sur cinq postulats d’ordre général qui montrent l’articulation et l’interdépendance entre
les catégories de pensée et du langage et la réalité sociale qu’elles désignent. Nous jugeons
important de discuter des paradigmes et concepts sur lesquels reposent nos postulats quand
bien même ils font partie des « classiques » de la sociologie. Si pour ceux qui se reconnaissent
comme tenants de ce point de vue, il tombe sous le sens de dire que la réalité est construite,
rares sont ceux qui s’appliquent à expliciter les mécanismes qui y participent. Cette dernière
démarche apparaît comme incontournable si on souhaite travailler avec un cadre théorique qui
peut avoir une certaine emprise sur les faits observables et qui n’est pas uniquement un
discours rhétorique sur le monde social.

Ainsi, en développant les postulats et en affinant progressivement notre cadre théorique pour
isoler les processus et les éléments propres à notre objet de recherche, nous parvenons à un
« modèle explicatif » qui soit un instrument pertinent pour penser la production des catégories
sociales de l’altérité. Pour mener à bien cet exercice, il est indispensable d’opérer une
sélection des concepts en fonction de leur cohérence et consistance intrinsèque mais aussi et
surtout en fonction de la pertinence qu’ils recouvrent pour notre problématique. C’est
principalement les écrits de Pierre Bourdieu2 qui ont inspiré notre réflexion, en particulier sa
théorie sur les « luttes de classements sociaux ». Cette dernière a toutefois été complétée,
enrichie, nuancée – parfois critiquée – grâce à l’apport d’autres auteurs parmi lesquels Berger
et Luckmann.

1
Tiré de Francesca Poglia Mileti, construction sociale des catégories d’alterité et identité des populations migrantes.
Réflexion théorique et étude de cas, 2001, version électronique

2 On trouve chez Pierre Bourdieu une théorie sociologique complexe qui donne à voir la réalité dans son ensemble et dont la
portée permet de dépasser les classiques oppositions entre structure et individu et entre positions objectiviste et subjectiviste.

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Construction sociale des catégories d’altérité

Connaître, c’est construire


- La connaissance que l’on a du monde social participe à la construction de ce monde.

Ce postulat d’inspiration clairement constructiviste affirme le rôle de la connaissance et,


partant, des schèmes de pensée et de langage dans le processus de construction sociale de la
réalité. La connaissance, à savoir la vision – construite – que l’on a du monde, contribue à la
construction même du monde. Si les catégories et les classifications qui divisent le monde
social sont construites socialement au travers de processus d’institutionnalisation, elles n’en
deviennent pas moins vraies aux yeux des acteurs. En découpant et structurant le monde
social, elles fournissent un ancrage aux modèles d’interprétation de la réalité : en ce sens elles
constituent des systèmes de classification et des typologies qui rendent possible l’interaction,
elles se présentent comme des stocks de connaissances mobilisables et disponibles pour
l’individu et forment des grilles de référence qui permettent l’identification à un collectif.

On naît où on est
- Les catégories sociales naissent et prennent sens dans un contexte social et historique.

Le deuxième postulat met en lumière une autre facette de la dynamique reliant connaissance
et réalité sociale. La connaissance n’est pas appréhendée uniquement comme le lieu d’ancrage
des processus d’institutionnalisation mais elle est le produit d’interactions sociales
historiquement et socialement situées. Les représentations, classifications – ou visions du
monde – sont donc imbriquées dans des rapports sociaux liés aux contextes au sein desquels
elles sont générées, maintenues et légitimées. C’est pourquoi les classifications, en tant que
résultats mais aussi comme processus, constituent des enjeux de luttes sociales, c’est-à-dire de
luttes symboliques autour de la définition des ensembles sociaux, de leurs frontières, des
positions respectives de celles-ci et de la place des individus en leur sein.

Les mots pour le faire


- Le langage participe à la construction de la réalité sociale.

Il faut accorder au langage un statut particulier au sein du répertoire que constituent les
schèmes d’interprétation de la réalité. C’est, en effet, le système de signes le plus élaboré de la
production humaine et, en tant que tel, il contribue à définir, à maintenir et à légitimer la
réalité sociale. Le langage rend possibles les schèmes de classification qui servent à
différencier les objets. Il n’est pas qu’un canal, un support ou un « emballage » qui
permettraient de reconnaître les catégories et d’en lire les composants, il contribue pleinement
au processus de construction de la réalité sociale3. Les noms désignant des catégories sociales
(ce qui nous intéresse) sont une objectivation du système de signes que constitue le langage.
En vertu de la dimension systémique du langage, tout nom traduit une vision du monde
particulière ; donner un nom, c’est dire ce qu’est la catégorie mais aussi ce qu’elle devrait être
en vertu des représentations sociales, des stéréotypes4, des lieux communs, des
représentations officielles qui lui sont attachés. Ainsi, l’acte de nommer (ou la nomination),

3
Sur la relation entre le concept de catégorie et le langage, se référer, entre autres, à Fradin et al.(1994).
4
Pour ce concept, nous nous référons à Cecilia Oesch Serra et Bernard Py (1993 : 157) qui, reprenant l’idée de
Uta Quasthoff (1987), définissent le stéréotype comme « l’attribution d’une propriété à un groupe, à un de ses
membres ou à un objet ou institution qui sont considérés comme emblématiques de ce groupe ». Cette définition
se distingue de celle de nombreux auteurs qui considèrent les stéréotypes comme des jugements ou des attitudes
négatives à l’égard d’individus, de groupes ou de catégories de populations.

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du fait qu’il impose une signification à une catégorie sociale, joue un rôle essentiel dans la
configuration cognitive du monde social et, en vertu du premier postulat, de son existence.

On n’est – naît – pas autre, on le devient


- L’autre est le fruit de rapports sociaux qui produisent l’altérité.

Mettre en exergue la dimension construite et relationnelle des catégories sociales est


particulièrement pertinent pour la catégorie « autre » remarquablement incarnée par
l’étranger, l’immigré, l’ethnique, etc. Contrairement à l’évidence première qui tendrait à
produire une vision essentialiste de l’autre – par définition autre car d’essence différente –
nous postulons que l’autre est toujours celui que l’on définit comme tel. Et c’est au sein des
relations dites interethniques, qui sont tout d’abord des relations sociales, que l’on peut
identifier les processus de catégorisation, de classification et de stigmatisation présidant à la
création de l’altérité. Il s’agit d’une création circonstanciée parce qu’elle est toujours située
dans un contexte historique de rapports entre les ensembles sociaux.

Il y a des voix plus fortes que d’autres


- Le processus de construction des catégories est enraciné dans des contextes sociaux au sein
desquels le pouvoir est inégalement réparti.

Tout en soutenant les premiers postulats, cette dernière affirmation tempère leur élan
constructiviste. Elle introduit l’idée de l’existence de rapports de force qui s’enracinent dans
une structure sociale. Cela signifie que le pouvoir de dire, de faire reconnaître une vision du
monde et par conséquent de créer et de construire ce monde n’est pas également réparti entre
les individus et les groupes qui composent une société. La position occupée dans la structure
sociale, et en conséquence les ressources mobilisables en relation à cette dernière, sont en
étroite corrélation avec le pouvoir d’imposer ou non sa conception du monde. L’imposition, et
conjointement la reconnaissance de perceptions et de catégories de perception, sont le fait de
« luttes de classement », dont la dénomination d’un groupe en termes ethniques ou nationaux
constitue un cas particulier.

Postuler l’existence d’inégalités sociales – parce que c’est bien de cela qu’il s’agit –c’est
affirmer sans ambages notre appréhension de la réalité sociale et des mécanismes qui la
gouvernent. Si nous avons d’entrée de jeu introduit cette dimension de type structuraliste,
c’est parce qu’une réflexion portant sur les populations immigrées ou minoritaires ne peut
faire l’économie des concepts de domination et d’inégalité. En supposer, a priori, l’existence
n’empêche pas de comprendre au travers de quels mécanismes elles s’exercent et quelles sont
les stratégies adoptées par les acteurs pour y faire face, le cas échéant pour s’en défaire.

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Catégories

La notion de catégorie et la question des classements est ancienne, a été et est encore au
centre de nombreux débats. Quelques définitions simple basiques (issues de disciplines
différentes) permettent de poser des jalons pour penser les catégories.

Approches

Approche taxinomique (Aristote) :

Classement d’éléments dans des classes ou catégories d’appartenance. Répartition en fonction


de telle ou telle propriété, en fonction de certaines similitudes entre éléments.

Approche praxéologique (Kant) :

Catégories sont des principes de classement ; ce qui prime c’est l’activité logique de sélection
plutôt que la répartition d’objets, de choses en des classes.

Approche « sociologique » : Durkheim, Mauss :

Catégories de pensées et principes de classement ne sont pas innées ou naturelles mais


relatives aux contextes sociaux

Approche « psychologique » Tajfel :

Catégorisation sociale comme processus psychologique qui tend à ordonner et découper


l’environnement en catégories.

Pour notre réflexion, toutes ces approches sont utiles car elles montrent comment les
disciplines appréhendent les catégories.

• les éléments répartis dans des catégories


• les principes de classement
• l’histoire sociale et les conditions de production des catégories
• les processus psychologiques

Fonctions des catégories

Si on considère les catégories sous l’angle du rapport entre individu et monde social, on peut
les relier à 5 fonctions principales

• compréhension : les catégories permettent de découper un environnement complexe,


de trier les informations de sorte à ce que cet environnement soit accessible,
compréhensible
• adaptation : connaître comment les catégories sont organisées, comment elles
découpent l’environnement permet de s’adapter aux situations nouvelles.
• communication : les relations sociales inter-individuelles ou intergroupes se basent sur
la connaissance et le consensus des catégories ainsi que le sens partagé de ces
dernières (sens commun). Exemple : le langage.

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• action : les catégories de pensée fondent l’action, la reconnaissance du monde
environnant, le sens partagé autorise l’action et la projection dans l’action à venir.
• Le monde environnant devient accessible, il apparaît comme allant de soi, « naturel »,
« normal ».

L’utilisation de l’adjectif « normal » doit faire réagir tout sociologue dont le travail est de
chercher à comprendre ce qui fait que certaines choses apparaissent comme naturelles,
normales aux individus. Derrière cette démarche, il y a l’idée que la réalité sociale s’est
constituée dans et par les relations sociales.

Plasticité des catégories

Postuler qu’il n’y a pas de « catégories naturelles », signifie aussi admettre la plasticité des
catégories. En effet, que l’on parle de principes de classements, d’imputation d’éléments à des
catégories ou classes – pour le sociologue – les catégories changent selon :

• Les individus
• Les groupes
• Les lieux
• Les sociétés
• Les époques,

Construction des catégories

• différences et limites
• critères de classements
• référents symboliques
• indices de classements
• rites d’institution
• normativité et rôles sociaux

« Lutte des classements » (P. Bourdieu)

• champs
• enjeu
• classifications et classements
• acteurs (agents)
• violence symbolique
• importance du langage

Luttes des classements

- « Luttes symboliques autour de la définition des classes, de leurs frontières, de leurs


positions respectives les unes par rapports aux autres ou de la place qu’y occupent les
différents individus ».

Le concept de lutte des classements permet de comprendre en quoi la délimitation des


frontières, la question des limites (de même que des référents symboliques, représentations y
relatives) sont au centre d’enjeux sociaux, politiques, idéologiques, économiques. Si ces luttes

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de classements sont d’ordre symboliques, elles n’en sont pas moins réelles. Elles adviennent
dans des contextes sociaux et historiques particuliers. Si l’acte de classer5 constitue un enjeu
social, c’est parce que les processus impliqués recouvrent non seulement une fonction
descriptive mais aussi un élément d’évaluation sociale, très souvent normatif, qui ont des
effets sociaux. Les classements et les luttes de classements sont par conséquent « toujours
subordonnés à des fonctions pratiques et orientés vers la production d’effets sociaux »
(BOURDIEU, 19 : 135). Ce faisant, on attache une évaluation sociale à chaque catégorie
fonctionnant dans un contexte particulier. Dès lors toute référence à une catégorie de
classement mobilise un ensemble de pratiques, de normes, de règles et de savoirs sociaux qui
ont des conséquences réelles et bien concrètes sur les institutions et les individus touchés.

Pour mieux comprendre le lien entre luttes symboliques (lutte de définition des catégories,
des classements, de la place de chacun) et contextes réels, il est utile de se référer à quelques
notions développées par Pierre Bourdieu, comme celles de « rites d’institution » (pas traitée
ici), de « champ social » et de « violence symbolique ». Ces concepts sont présentés de
manière très brève puisqu’ils ont déjà fait l’objet d’enseignements plus approfondis dans
d’autres cours.

Rites d’institution

Pour Pierre Bourdieu la « magie sociale parvient toujours à produire du discontinu avec le
continu», à créer des catégories discrètes qui, sont légitimées ou consacrées par une limite
arbitraire, et de fait apparaissent comme légitimes ou même naturelles. Cette magie sociale
dont parle souvent Pierre Bourdieu touche à tous les rites de nomination, d’institution mais
aussi à tous les gestes classants qui sont reconnus comme légitimes. Les rites d’institution
peuvent être des nominations officielles mais aussi tous les gestes quotidiens au travers
desquels on indique à l’autre ce qu’il est, la position qu’il occupe dans l’espace social et
comment il doit se tenir à la place assignée.

Ex : rites d’institution liés à des lois : politique migratoire


Ex : rites liés à des institutions (organisations) : école, église
Ex : rites liés à des institutions au sens large (manière de faire et d’agir constituées en
systèmes) : famille (père/mère)

Champ

Sphère de la vie sociale qui s’est progressivement autonomisée au cours de l’histoire autour
d’une activité spécifique et d’enjeux particuliers. Les enjeux sont spécifiques à chaque champ
même si les champs fonctionnent tous sur le même mode (homologie des champs)6.

Ex : champ de l’éducation, champ académique, champ journalistique, etc. Le champ politique


pour Pierre Bourdieu serait celui qui englobe les autres.

5
Le flou qui entoure les notions de classements et de catégories est pour l’heure utile à notre réflexion, il amène
une flexibilité que n’auraient pas des définitions plus arrêtées.
6
Le débat portant sur la définition et notamment sur la délimitation du champ reste ouvert et oppose une vision qui estime que
les champs existent en réalité puisqu’ils sont définis par les acteurs alors que l’autre conception insiste sur la constitution du
champs par l’activité de définition scientifique.

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Le champ peut être défini comme un espace social défini par un enjeu spécifique au sein
duquel les agents engagés cherchent au travers de luttes, de négociations et de stratégies
particulières de se placer et de définir la situation à leur avantage.

Les acteurs ont plus ou moins de ressources à leur disposition (capitaux, économique, social,
symbolique). Analogie du jeu (cartes, atouts). Avec en réalité une dimension supplémentaire,
celle du pouvoir.

Un enjeu particulier : les luttes de classements (il y en a d’autres, qui lui sont liés, comme
s’approprier les ressources, contrôler certaines institutions, etc.). L’enjeu est constitué par la
définition de la place de chacun dans la société (pas seulement dans les représentations, dans
les schèmes de pensées, mais dans la réalité). On a vu que la définition des catégories impose
des conduites (ou tout au moins défini des attentes).

Ex : définition de la catégorie « étranger » est au centre de la lutte des classements. Où met-on


les frontières ? dans le champ politique, les agents (individuels, collectifs) luttent pour la
définition de la situation (délinquance, problème social, enrichissement, etc.) et sa définition.
UDC prône une vision très exclusive basée sur l’opposition à la catégorie nationale (critères
restrictifs), etc.

Dans d’autres champs (ex : de la musique), la définition de l’étranger est fondée sur d’autres
critères et la définition différente (exotique, différent et en même temps rassembleur, etc.
« world music »).

La construction des catégories est un enjeu des luttes de classements. On ne peut toutefois la
comprendre sans faire référence au concept de « violence symbolique » et au rapport de
pouvoir qu’il implique.

Violence symbolique

Imposition d’une signification comme légitime. Le dominant fait accepter la signification


d’une situation, d’un rapport social, d’un comportement, etc. comme légitime (juste selon la
morale, conforme à ce qui doit être) en lui assignant un caractère naturel, normal et non-
arbitraire. Pour Pierre Bourdieu, la violence symbolique est une violence douce et masquée,
c’est un moyen de « naturaliser les différences »

La particularité du concept de violence symbolique est qu’il montre comment les dominés
deviennent en quelque sorte « complices » du processus de domination. Pourquoi ? non pas
parce que « les dominés » aiment être dominées mais parce qu’ils ont intériorisé la
signification du monde qui leur a été imposée et voient leur situation légitime (juste,
normale). Leur vision du monde (lunettes pour voir le monde) est celle que leur ont construit
les dominants. « Les dominés appliquent à toute chose du monde, et en particulier, aux
relations de pouvoir dans lesquelles ils sont pris, aux personnes (…) à eux-mêmes, des
schèmes de pensées, impensés, (…) » (Pierre Bourdieu, 1990 : 10) qui font apparaître ces
relations de pouvoir comme naturelles .

L’imposition d’une part et l’intériorisation d’autre part, des schèmes de pensées distinctifs
entre hommes et femmes se fait au travers de l’éducation des corps « soumission immédiate et
pré-réflexive des corps socialisés » (Bourdieu, 1990 : 10) et la manière de se tenir (« hexis
corporelle ») ainsi que du langage (associer des objets qui ressemblent aux hommes à des

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termes qui indiquent la force ou des activités que font les hommes avec des termes valorisants
ou des lieux que fréquentent les femmes avec des ternes qui rappellent la soumission). La
violence n’est ni contrainte, ni consciente mais se fait en vertu des dispositions acquises au
travers d’un long processus qui s’exerce au quotidien.

Ex : Pierre Bourdieu, La domination masculine (1998) : intéressant, les mécanismes sont bien
développés, mais le livre est un peu caricatural, ne tient pas compte des changements advenus,
des rôles des différents acteurs (ex : féminisme, etc.)

Peut-on penser différemment en tant que dominés ? Bourdieu estime que oui, et notamment la
sociologie peut fournir les ressources pour penser différemment.

Construction sociale de la réalité7

Peter Berger et Thomas Luckmann


The social construction of Reality : A treatise in the Sociology of Knoledge . (1966)

Ce livre publié dans les années 70 (en plein remise en question du fonctionnalisme, période
faste du constructivisme a été traduit très tard en français). Il a suscité un intérêt dans les
années 80-90 au moment où on re-découvrait les interactionnistes, les approches qualitatives,
etc.

En résumé, parler de construction sociale de la réalité, c’est associer deux processus qui sont
interdépendants (CORCUFF, 1995 : 79) :

- un travail mental de perception, de représentation et de typification et


- un mouvement de matérialisation, d’objectivation et d’institutionnalisation

Pour Berger et Luckmann, parler de construction sociale de la réalité, c’est étudier comment
toute connaissance ou corps de connaissance en vient à être socialement établi en tant que
réalité (BERGER et LUCKMANN, 1986). Le propos des auteurs n’est pas de chercher à
établir le degré de fidélité entre une représentation du monde et le monde comme entité réelle8
mais d’étudier les processus qui font qu’une connaissance est développée, transmise et
maintenue par des réalités sociales, indépendamment de la validité ou la non-validité
fondamentale de cette connaissance. C’est en particulier au travers d’une réflexion sur la
réalité quotidienne que les auteurs démontrent comment les acteurs, au travers de
l’objectivation des processus subjectifs (et des significations) édifient le monde du sens
commun intersubjectif (BERGER et LUCKMANN, 1986: 32).

Nous soulignons ici 4 processus (inter-reliés) qui permettent de comprendre la construction


sociale de la réalité chez Berger et Luckmann :

• Processus de typification

7
Cette section est tirée de Francesca Poglia Mileti, construction sociale des catégories d’alterité et identité des populations
migrantes. Réflexion théorique et étude de cas, 2001, version électronique.

8
Contrairement à des perspectives constructivistes plus subjectivistes (voir entre autres Watslawick et les
ethnométhodologues), Berger et Luckmann postulent l’existence de la société en tant que réalité objective, c’est-à-dire
extériorisée (s’émancipant des acteurs qui la produisent) et objectivée (constituées de mondes d’objets séparés des sujets).

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• Processus d’objectivation
• Processus d’institutionnalisation
• Processus de légitimation

C’est conjointement au travers des processus d’objectivation, d’extériorisation de la réalité


(au travers des typifications réciproques des acteurs) et d’institutionnalisation que la réalité se
construit socialement. En effet, pour faire face aux transformations de l’environnement
complexe dans lequel vivent les êtres humains, ces derniers font appel à des schèmes de
perception qui permettent d’ordonner, de découper, de systématiser, en deux mots de
simplifier et de réduire la complexité qui s’offre à leur perception. Ce besoin s’actualise dans
des formes d’appréhension de la réalité que les sociologues, les anthropologues et les
psychologues sociaux décrivent en faisant appel à différents concepts9. Berger et Luckmann,
quant à eux, parlent de schèmes de typification.

Par schèmes de typification, les auteurs désignent l’ensemble des schèmes et des modèles qui,
acquis au cours des processus de socialisation primaire et secondaire, permettent aux
individus d’appréhender les personnes et les choses qui les entourent tout en leur pourvoyant
des modèles d’interaction pré-arrangés socialement. Ce n’est qu’au travers des confrontations,
au cours des multiples interactions sociales, que les schèmes de typification individuels
acquièrent un statut d’objectivation. Lorsque les typifications sont partagées, on peut parler
d’objectivation, processus qui est au fondement du sens commun et de la réalité quotidienne.
Cette dernière apparaît alors comme objectivée, constituée d’objets ordonnés qui se présentent
comme tels pour les individus, et s’impose dès lors comme allant de soi.

Un cas particulier d’objectivation est la production humaine de signes ou de systèmes de


signes appelée la signification. Les signes forment des systèmes liés par exemple aux gestes
ou aux divers ensembles d’objets. Pour que le sens commun de la réalité soit partagé, il faut
qu’il y ait une correspondance entre les significations de chacun ; le monde de la vie
quotidienne peut ainsi se présenter à l’individu comme un monde intersubjectif. Les signes ne
constituent des objectivations que dans la mesure où ils sont effectivement objectivement
disponibles au-delà des expressions des intentions subjectives, des interactions de face-à-face
et des situations l’ « ici et maintenant » (BERGER et LUCKMANN, 1986: 54).

Mais ce qui intéresse particulièrement notre propos, c’est que le langage permet de dépasser le
face-à-face, de transcender la réalité en objectivant un grand nombre d’expériences, en les
typifiant et en les rangeant à l’intérieur de catégories élargies qui leur donnent un sens. C’est
donc au travers du langage que se mettent en place des schémas de classification visant à
différencier les objets selon le genre et le nombre (BERGER et LUCKMANN, 1986: 60)

Au cours du processus d’objectivation de typifications réciproques, au travers des champs


sémantiques ainsi crées, l’expérience peut être objectivée, conservée et accumulée. Les stocks
communs de connaissance ainsi produits sont utilisables comme modèles récurrents
d’interaction pour les individus. Mais si le langage fonctionne comme des stocks de
typification pour les individus, il est aussi le dépositaire « de sédimentations collectives
institutionnalisées » (BERGER et LUCKMANN, 1986: 61). L’objectivation des expériences
par le langage permet ainsi leur incorporation dans la mémoire collective ou ce que les auteurs
appellent la tradition. Il donne sens aux actions présentes en s’appuyant sur le simple fait
9
Ce concept présente des analogies avec ceux « d’habitus » et de dispositions développés par Pierre Bourdieu,
de même que celui de « catégorisation sociale » dont parlent les psychologues sociaux qui est « le processus
psychologiques dont la fonction essentielle est la systématisation de l’environnement » (TAJFEL, 1972).

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qu’elles ont eu une existence passée sans que l’origine ait, par ailleurs, besoin d’être connue.
Si besoin est, la tradition peut même réinventer l’origine des actions passées (« cela a
toujours été comme ça ») et de leur formes institutionnalisées en leur attribuant toutes sortes
de significations.

On peut définir l’institutionnalisation comme le processus qui « se manifeste chaque fois que
des classes d’acteurs effectuent une typification réciproque d’actions habituelles. En d’autres
termes, chacune de ces typifications est une institution » (BERGER et LUCKMANN, 1986:
78). Cela implique que les typifications réciproques et le consensus sur le sens des actions soit
connu et reconnu et qu’elle tendent à se cristalliser pour acquérir une certaine stabilité au
cours du temps.

Ainsi, les actions habituelles s’inscrivent dans un processus d’accoutumance qui précède toute
institutionnalisation. S’il est vrai que toute typification ne trouve pas toujours un espace de
réciprocité, il faut néanmoins que celles qui se trouvent à la base des institutions soient
partagées par tous et accessibles à tous les membres du groupe en question, l’institutions
typifiant à la fois les acteurs et les actions des individus.

C’est en vertu de l’accumulation des schémas de typification partagés et objectivés que les
stocks de connaissances – au travers du langage par exemple – peuvent se transmettre d’une
génération à l’autre. Cela est possible parce que le monde se présente comme une réalité
objective préexistante à l’individu et parce que le sens qui lui est attaché se transmet par les
générations précédentes. Il en résulte que le monde institutionnel est perçu comme une réalité
objective ayant une histoire, dans laquelle l’individu vient inscrire sa biographie. En ce sens,
on peut dire que les institutions sont édifiées au long d’une histoire partagée dont la
dimension temporelle revêt une importance qui ne peut être omise d’un point de vue
analytique puisque toute institution se construit sur une situation sociale qui se prolonge dans
le temps.

Une des caractéristiques de nos contextes contemporains est la diversité et le pluralisme des
réalités : les institutions ont tendance à se spécialiser, la division du travail augmente, les
acteurs occupent au sein de chaque institution des rôles sociaux différenciés (BERGER et
LUCKMANN, 1986 : 102).

Pour se maintenir, les univers institutionnels ont, toutefois, besoin d’être légitimés sur le plan
à la fois cognitif et normatif. Cette légitimation est qualifiée d’objectivation de signification
de second ordre (BERGER et LUCKMANN, 1986 : 127). L’expression « de second ordre »
indique qu’elles intègrent des significations différentes déjà existantes qui ne se rapportent
pas forcément à la même institution. Ces dernières produisent ainsi de nouvelles significations
qui rendent objectivement disponible et subjectivement plausible l’objectivation de premier
ordre déjà objectivée lors du processus d’institutionnalisation (BERGER et LUCKMANN,
1986). La fonction symbolique des significations de second ordre a une double
visée : cognitive d’abord (les choses sont ce qu’elles sont) et normative ensuite (il s’agit de les
justifier et de leur donner sens). A cela il faut ajouter la fonction de contrôle que constitue
l’institution pour l’individu. L’intérêt du modèle réside dans le fait que le contrôle s’exerce
indépendamment des mécanismes de sanctions qui auraient pour but de maintenir l’institution
mais au travers des « modèles prédéfinis de conduite » évoqués plus haut.

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Schémas illustratifs

Différences et limites

Processus (magie sociale)


Rites d’institution
Actes de nomination
Rites de passage

Création de catégories
discrètes à partir de critères

Catégorisation d’individus dans une Æ = Individus ou groupes


catégories à partir d’indices catégorisés. (appartenance à la
opérationnels. catégorie devient « naturelle »). On
assimile l’individu à la catégorie.

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Référents symboliques
Référents symboliques,
représentations, images,

stéréotype, jugements

catégorie nom

valeurs, normes,
règles, …

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Champs des luttes de classement

acteur

acteur
acteur
habitus
habitus habitus

Luttes, négociations, etc.

Référents symboliques, Catégories Ordre des classements


Stéréotypes, nominales
Valeurs
Evaluation sociale
Catégories nominales
Attentes
Catégories nominales

Catégories nominales

champ

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Construction sociale de la réalité

schèmes de schèmes de
typifications Processsus typifications
d’objectivation

typifications réciproques, partagées

réalité objectivée : sens


CATEGORIES d’ALTERITE
commun

Langage
NOMS
symbolique

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Typification Typification

Individu A Individu B

Typifications réciproques
Æ Stocks de connaissances

Processus d’objectivation

Stocks
de Sens commun
connaissances Processus d’institutionnalisation

Processus de légitimation

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Besoins non Mise en Passage à la Prise en Problémati- Dénombre- Institutionnali Mise en Officialisation Fixation
Fonction verbalisés public. scène compte sation ment sation pratique légale
publique scientifique
Reconnais-
sance sociale

Catégories Catégories Catégories Catégories Catégories Catégories Catégories Catégories Catégories Catégories
Types de Indigènes Exprimées médiatisées scientifiques politiques, statistiques administra- d’action officielles Juridiques
catégories de gestion tives

Individus Porte-parole, Médias, porte- Scientifiques, Politiques, Statisticiens, Institutions Travailleur Institutions Légistes,
Acteurs Groupes représentanst parole, Experts porte-parole, Experts étatiques,.. s sociaux, politiques,
politiques Experts Institutions porte-
, etc. parole

Expression Revendica- Visibilisation Légitimation Normalisa- Légitimation Légitimation Normalisa- Légitimation Légitima-
Processus d’identité tion d’identité sociale, scientifique, tion, chiffrée, officielle, tion, institution- tion légale
Auto- rationnelle légitimation « objective », réification des banalisa- nelle
affirmation Objectivation idéologique, institution- catégories tion
sociale reclassement nelle
symbolique

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