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Éric Kérimel de Kerveno

 
Posture et travail social
Valeurs, pratiques et conditions
 
avec l'aimable participation de Michèle Benhaim, François Sentis,
Yannick Blanc, Salim Benfodda, Michel Carbonara, Nicolas Chottin,
Nicolas Valsan.
En couverture : Groupe d’arbres, Terri Sharp, Pixabay.
 
© Champ social éditions, 2019
 
À Daniel Barraud travailleur social militant, joueur de blues inoubliable
qui est parti trop tôt.
À Chantal Forterre qui m’a soufflé les axes de cet essai.
À mes petits-enfants Alana, Adelaïde, Romane et Loup, à leur couleur
arc en ciel…
 
Un grand merci à Salim Benfodda, Michèle Benhaim, Yannick Blanc,
Michel Cabonara, Nicolas Chottin, François Sentis, Nicolas Valsan, pour
leur contribution, un merci particulier à mes relectrices Wanda Slama et
Anne Cateau.
SOMMAIRE

 
Préface
Introduction
Des valeurs en guise de préalables
Le Renard, la buse et la louve
Les conditions de la pratique : il n’y a pas de travail social s’il n’est pas
engagé
Des pratiques
En guise de conclusion
Postface
Déjà parus dans la même collection
 
  « Une société peut devenir si complexe que ses techniciens doivent passer plus de temps à
étudier et se recycler qu’à exercer leur métier. J’appelle cela la superprogrammation. Enfin, plus on
veut produire efficacement, plus il est nécessaire d’administrer de grands ensembles dans lesquels de
moins en moins de personnes ont la possibilité de s’exprimer, de décider de la route à suivre.
J’appelle cela la polarisation par l’outil. »
Ivan Illich, La convivialité, éd. du Seuil, 1973
 
Préface

Psychanalyste, j’ai mis cet art de la rencontre au service du travail social


depuis de longues années dont une quinzaine auprès d’Éric Kerimel.
Avec lui, nul besoin de grands discours (qui l’auraient agacé d’ailleurs,
sans doute trop psy !), juste des regards lors de l’accueil de personnes en
détresse, toujours en trop grande détresse pour lui, pour moi, pour nous. La
question de la transgression (sans papiers) devenait juste une éthique de la
désobéissance et dans un commun accord nous n’avons jamais renoncés à
être des « hors la loi ».
La loi, en effet, ne se signifie qu’à produire du symbolique. Il est de
toute évidence que les professionnels du travail relationnel, social ou psy,
gagnent à s’en souvenir. Que produit une loi qui se fonde du rejet de l’autre,
« sans », sans papier, sans emploi, sans domicile, et plus vivement encore,
réfugié ? Ce qu’Éric Kérimel rappelle dans cet ouvrage, nécessaire autant
qu’un acte politique visant à rétablir la justice puisse l’être, relève des
fondements de l’accueil, de la dignité qui fait les Mensch, de l’hospitalité
lévinassienne qui nous enjoint de répondre à l’autre et de répondre de
l’autre, d’en être responsable si l’on ne veut pas glisser, l’autre et nous, sur
la pente de la déshumanisation.
 
Ce livre sur la posture du travailleur social insiste sur ces fondamentaux
comme il remet à l’honneur les spécificités de l’originalité de ce travail à
part entière.
La résistance aux logiques néo-libérales actuelles se devrait d’être une
posture évidente en souvenir du militantisme historique des travailleurs
sociaux d’antan. Force est de constater qu’elle ne l’est pas et que les
logiques comptables et gestionnaires qui s’opposent violement aux logiques
désirantes et humaines soumettent des travailleurs sociaux qui souffrent de
cette infiltration des politiques désubjectivantes au coeur de leurs pratiques
mais qui n’ont pas le temps de penser ces contradictions qui parfois se
soldent purement et simplement en burn out ou en démissions. C’est qu’il
est inclus dans ces logiques, et Éric Kérimel y insiste avec justesse, que le
temps « pour comprendre » est du temps perdu et qu’il nous faut (le temps
c’est de l’argent), « voir » et se dépêcher de « conclure ».
Mais l’être humain n’est pas une équation, on ne gère pas un sujet, on
l’accompagne… et ce mouvement ne peut prétendre s’inscrire hors d’une
temporalité non comptée. Comment demander à un sujet de faire « un projet
» de vie là où l’on peut juste espérer qu’il a encore de l’énergie à consacrer
à sa survie psychique ?
Éric Kerimel remet au devant de l’éthique du travail social le triptyque
qui nous permettait de travailler une clinique sous transfert, (le transfert,
c’est de l’« amour véritable ») en déclinant l’instant de l’Accueil, le temps
de la Rencontre et le moment de la Séparation. Au- jourd’hui, le « triptyque
actuel » c’est celui d’une clinique objectivante où le temps, qui n’a plus rien
de logique, condense diagnostic/accompagnement/orientation, et si le sujet
ne s’y laisse pas enfermer, il sera « sanctionné ».
L’ouvrage d’Éric Kérimel nous permet de poser la question
fondamentale de la souffrance au travail des pompiers contemporains que
sont aujourd’hui les travailleurs sociaux. La construction de l’identité de
travailleur social a toujours reposé sur des notions aux accents de valeurs
telles que l’engagement, l’implication, la détermination. Qu’en est-il
aujourd’hui alors que les travailleurs sociaux sont confrontés à des données
inédites, à la transformation du travail social qui s’est opérée ces dernières
décennies, à la diversification des publics, à la régression, voire à la
destruction des conditions de l’action, à la complexification des rapports du
social avec les financeurs et les politiques ?
Dans des situations dangereusement bureaucratiques, le travailleur social
peut constater qu’il est un rouage, parfois un serviteur du contrôle social,
dont le dévouement ne sert qu’à permettre au “système” de continuer à
exclure. Trois solutions : s’y perdre, renoncer, ou, et c’est ce que propose la
réflexion d’Éric Kérimel, penser et réajuster sa pratique au nom de valeurs
incontournables.
Aujourd’hui, et depuis 20 ans environ, le paradigme de la logique
économique devient la référence culturelle et sociale. Le discours capitaliste
qui structure les logiques contemporaines prône le droit à l’intégration et à
l’épanouissement dès lors qu’il s’accompagne de la volonté et des efforts de
l’individu pour y accéder. Cette logique est entrepreneuriale, là où le travail
social reste fondé sur un référentiel humaniste. Voici le travailleur social en
demeure de devoir composer avec le référentiel économique. En fait, nous
avons longtemps pensé que ces deux logiques, la logique financière et la
logique humaine et éthique cohabitaient, et que c’était cette co- habitation
qui générait des paradoxes insurmontables. En réalité, ces deux logiques
s’opposent et dans le choc qui signe leur rencontre, apparaît, émerge une
troisième logique innommable et surtout absolument intenable. Ainsi ce
n’est pas d’un travail difficile dont il est alors question mais d’un travail
tout simplement impossible.
Cet ouvrage en rend compte : la modification de la notion du temps, la
requalification de la relation d’aide en relation de service, la complexité à
travailler sur la création ou la recréation du lien social avec l’individu
désaffilié, et dans le même temps, un travail de relation d’aide fortement
imprégné de connotations d’échanges de type marchand, annihile la
dimension fondamentale de la relation, son essence éthique, et envahit alors
la scène de cette relation d’absence de repère et de sens. Seule alors la
dimension de l’engagement doit prendre le relais et pourrait être le nom du
travail invisible non évaluable, non gérable, non comptable.
Le métier de la relation humaine implique une double logique dans le
triple registre du symbolique, de l’éthique, de l’expérience.
Nul ne peut aujourd’hui dénier ces graves mutations du travail social
particulièrement sensibles dans la rencontre de situations inextricables.
Les publics se diversifient au gré des horreurs politiques internationales
(guerres, misères, etc.) et cette diversification s’accompagne d’une
extension de la vulnérabilité, d’une difficulté à assurer l’accès (pourtant
prioritaire) aux droits, de la multiplication des procédures et des dispositifs
parfois dénués de mode d’emploi, de la juxtaposition de règles de droit
incompatibles (nous en avons l’expérience dans l’accueil des migrants
mineurs), du renforcement de la logique de gestion et de contrôle. Là
exactement se loge le risque de perdre le sens de son métier. Là exactement
prend place l’ouvrage d’Éric Kérimel, comme un cri d’urgence nécessaire.
Pour conclure, je dirai qu’aujourd’hui, un abîme s’est creusé entre les
complexités incontournables des situations sociales et/ou psychiques et le
discours socio- politique qui vise, via chiffres, performances, résultats, au
déni radical de toute complexité. La complexité subjective et sociale a
besoin d’espace pour se décliner, de temps pour se dénouer, et d’un corps
pour « habiter » un lieu de désir.
Cet ouvrage témoigne d’un travail clinique social qui résisterait à une
sorte de politique de l’effroi : en cela il est un véritable acte politique.
Michèle Benhaim, psychanalyste, professeur de psychopathologie
clinique à l’université d’Aix-Marseille (AMU), responsable du master de
psychanalyse.
 
« Notre parole ne convainc que si elle vient du plus profond de soi ce qui compte c’est ce que
chacun porte en soi et qu’il faut arriver à libérer pour l’autre c’est la puissance du sentiment qui
s’exprime et qu’il ne faut jamais simuler »
Robert Badinter, Entretien à la télévision suisse,
mai 2019.
 
Introduction

 
Dans un premier essai, publié en novembre 2018 aux éditions Champs
social, j’ai souhaité emmener le lecteur au fil de l’eau d’une pratique
percutée par des chocs, des émotions, des remises en question. J’ai essayé
d’aborder les contraintes, les tensions, les désillusions de ce métier mais
également ses puissances créatrices, l’énergie fraternelle qui s’en dégage.
Au temps où le travail social connait une profonde mutation, dans la
formation, dans les pratiques, dans ces expressions, au temps où il se meut
entre intervention sociale et accompagnement il m’a semblé important de
dessiner ce qui se cache sous le mot de posture dans le travail social.
La fonction, en particulier des éducateurs spécialisés a souvent été
décrite par « les autres » qu’il s’agisse d’anciens éducateurs devenus «
logues » (psychologues, sociologues et autres anthropologues) qu’elle ait
été abordée par les « istes » (psychanalystes) ou qu’elle soit regardée par
des « iatres » (psychiatres). Tous réfèrent à des concepts ou éléments
théoriques puisés dans leurs champs d’étude spécifiques et il n’y a rien de
plus normal à cela.
Le travail social a traversé des périodes bercées par les références
religieuses (avant les années soixante-dix) puis politico militantes (porté par
le mouvement de mai 1968). Il s’est ensuite glissé dans le fleuve
psychanalytique (avec ses références déifiées ; Lacan, Freud, Winnicott et
autre Mélanie Klein) avant d’être percuté par la sociologie (Bourdieu) sans
oublier la vague systémique. Ces mouvements ont créé de écoles de pensée
ou se sont affrontés leurs disciples. Les travailleurs sociaux ont souvent
rallié l’une ou l’autre de ces écoles parfois en en faisant une approche
dogmatique quelquefois en abandonnant le métier au profit d’une discipline
leur paraissant plus orthodoxe. Ces derniers une fois devenus psychologues,
psychanalystes ou sociologues ont tenté d’expliquer ou donner un sens aux
pratiques éducatives en utilisant le dictionnaire propre à leur discipline. Plus
inquiétant certains sont devenus à leur tour les maitres à penser de
nouveaux venus dans la profession puisant dans leurs écrits la
substantifique moelle.
Deux éléments ont renforcé ce phénomène d’une part le fait que les
centres de formation recrutent comme formateurs ou vacataires les
afficionados de telle ou telle approche (voire se réfèrent en tant que centre
de formation à telle ou telle approche) d’autre part le fait que les éducateurs
spécialisés et les assistants (es) social (es) n’écrivent pas ou se sentent
contraints, bien qu’ils ne le soient pas, à une écriture répondant aux normes.
Ainsi les professionnels qui œuvrent au jour le jour au plus près des
populations osent peu créer leur propre langage voire usiter le langage
commun pourtant riche et compréhensible par tous. Enfin en ce début de
XXIe siècle, féru de technologie, le travail social embrasse un nouveau
paradigme celui de l’évaluation, des référentiels, du quantitatif, de l’acte à
comptabiliser aidé en cela par moult logiciels, algorithmes qui rassurent des
autorités de contrôle et de tarification définitivement rangés dans le camp
d’homo economicus, modèle néo libéral Bercynien oblige.
Comme d’autres j’ai tout d’abord pensé que je ne pourrai pas écrire, que
je ne savais pas, puis de lectures en formation j’ai sucé le biberon des
écritures à la mode pseudo psychanalytiques, sociologiques, j’ai essayé de
comprendre des conflits d’approches théoriques pas toujours
compréhensibles. Je ne m’y suis pas vraiment reconnu.
À l’occasion d’un burn out, j’ai quitté pour quelques temps le travail
social et me suis inscrit dans des études d’histoire et de géopolitique. Je dois
le dire la discipline historique au combien exigeante m’a libéré. J’y ai
acquis la mise en perspective nécessaire pour comprendre dans un temps
long les courants qui ont construit l’action sociale ou ont essayé de la
dompter. La discipline historique ne crée pas un vocabulaire spécifique elle
utilise le plus largement possible celui du temps où elle s’opère et en cela se
nourrit d’archives où le langage est celui d’un champ lexical large voire
littéraire. Pas vraiment de recours à un vocabulaire spécifique, on plonge
dans le langage commun. Un grand historien, qui dirigeait le département
d’histoire contemporaine de l’université d’Aix en Provence, avait annoncé
aux étudiants souhaitant se diriger vers la recherche
« Si vous avez l’intention d’écrire comme les sociologues, n’insistez pas ».
Evidemment cette provocation s’inscrivait dans un conflit universitaire,
cependant il signifiait par là que l’écriture de l’historien se devait d’être
claire et comprise par le plus grand nombre. Sans tomber dans ces batailles
d’experts j’en ai retiré une leçon importante pour tenter de décrire et
comprendre les pratiques éducatives ; s’exercer à sortir d’un langage
technique qui ne satisfait que l’entre soi.
La liberté s’offre alors à nous et je postule que cela peut permettre enfin
aux travailleurs sociaux de construire leur propre discours, leur propre
langage permettant au plus grand nombre de saisir la complexité de ces
pratiques. C’est donc l’enjeu de cet essai. J’ai choisi ici d’évoquer quelques
points qui me semblent constituer la base de l’intervention sociale, son
socle, à partir de trois mots tirés du grec classique, la métis, le kairos, la
metropatheia. Trois clefs pour comprendre ce que souvent on appelle sans
vraiment la définir la posture dans le langage du travail social. Je les
aborderai tour à tour même si d’évidence les uns sont imbriqués dans les
autres constituant un tout permettant, si ce n’est d’être justes, au moins
d’éviter les principaux obstacles à la relation. Il ne s’agit pas de créer un
nouveau modèle qui serait comme les autres déconstruit par le temps mais
simplement de proposer une grille de lecture de positions relationnelles
existant dans l’accompagnement social pouvant faire appel à l’expérience
profane ou savante.
  « Innovons donc, c’est notre seule porte de sortie, mais n’attendons pas, pour l’instant, d’être
reconnus, sauf peut-être si celle-ci crée des économies. Quand le grand désert social sera là, nous
réinventerons sans doute ce qu’aujourd’hui on nous amène à délaisser. »
Pierre Rosset1
 
Des valeurs en guise de préalables

Avant même de décortiquer ce que pourrait être la posture dans le travail


social, il convient de définir, les prérequis (valeurs) pour que cette posture
puisse advenir. Les formations dans le travail social postulent que toute
personne peut se doter d’une expérience lui permettant d’acquérir les
méthodes nécessaires à l’exercice professionnel. C’est un postulat
contestable. Si l’on peut se réjouir que la formation dans le travail social
prenne des formes plus universitaires et se dote d’un processus de
recherche, le droit à la formation versus parcours sup, risque de multiplier
les erreurs d’orientation. Si l’on postule que toute personne ayant acquis un
baccalauréat à les capacités de prétendre au travail social cela présuppose
dans le même temps que la capacité de rencontrer, accompagner autrui est
toujours présente.
C’est le pari fait, trop souvent, d’une standardisation du savoir, une
conception de la formation où l’étudiant serait le récepteur et l’enseignant
serait l’émetteur. Cela correspond à une technicité étendue, à un savoir à
acquérir par processus normatifs. L’approche proposée ici prend appui non
pas sur une technique à acquérir mais sur un savoir être qui se construit,
s’interroge, se modifie sans cesse. Nous proposons une démarche plus
proche de l’artisan que de l’intellectuel (si tant est que nous puissions à ce
point séparer les deux).
L’artisan connait le geste qui permet la construction de l’objet. Il suffirait
donc de le lui enseigner, d’en faire un découpage dans l’espace à l’aide d’un
logiciel pour le reproduire. Mais le geste a besoin de répétition pour
parvenir à la précision. Tout comme le musicien fait des gammes et répète
inlassablement le geste pour que celui- ci se détache de la pensée, l’artisan
inscrit son savoir dans le temps. Mais n’est pas musicien qui veut.
Nous postulons que le travailleur social s’il ne veut pas errer de
déconvenues en découragements, voire risquer de devenir maltraitant
envers celui qu’il est censé accompagner, doit construire un savoir être qui
ne s’apprend pas uniquement sur les bancs d’un centre de formation, il
s’acquiert par l’introspection, le temps, les rencontres, les voyages, la
lecture, les déconvenues, les blessures. Le temps ici est indispensable,
comme l’est le doute.
Entre scepticisme et dogmatisme le chemin est tortueux mais essentiel
pour le travailleur social qui cherche la juste posture. Dans Éthique à
Eudéme, Aristote2 déclare : « Le doute est le commencement de la sagesse »
et Alain3 de nous dire : « Le doute est le sel de l’esprit… Le vrai, c’est qu’il
ne faut jamais croire et qu’il faut examiner toujours. »
POLITESSE, HOSPITALITÉ

Le premier des éléments basique du savoir être pour prétendre à


l’accompagnement d’autrui nous semble être la politesse celle qui permet à
l’empathie de naitre. Le bonjour et le sourire envers une personne en
difficulté sont essentiels parce qu’ils conditionnent la relation.
La Rochefoucauld4 dans ses maximes définit la politesse comme «
ensemble des caractères sociaux, intellectuels et moraux qui caractérisent
une civilisation » tandis que pour Montaigne5 plus cynique : « Elle coûte
peu et achète tout ». Parler de politesse dans notre siècle de la performance
parait désuet voire inutile. Pourtant Paul Watzlawick6 nous rappelle que
dans une séance de communication le premier mot est : « Bonjour », puis :
« Bonjour comment allez-vous ? »
Pas vraiment de surprise, sans politesse la communication ne se fait pas
ou prend des chemins périlleux. Pour Emmanuel Levinas7, la formule de
politesse après vous devrait être la plus belle définition de notre civilisation.
Dans la Rome antique cette politesse c’est l’urbanitas, qui définit les mœurs
de la ville et l’élégance ; l’opposé de la vulgarité contraire aux usages. Nous
pourrions d’ailleurs dire contraire à l’éthique puisque l’éthos grec c’est ce
qui permet la coutume c’est- à-dire le vivre ensemble.
Que faut-il en retenir pour le travail social. Sans doute que la première
condition à la rencontre est une marque de politesse, nous pourrions dire
l’expression du souci de l’autre : « Comment allez-vous ? » Dans nos
institutions sociales combien de fois apercevons nous un intervenant social
qui ne prend pas le soin de sourire, de se lever, d’offrir à boire, de
s’inquiéter du confort de l’autre ?
La bientraitance est à la mode sans que le préalable soit dit : « Recevons
l’autre avec politesse et avec le sourire. » La capacité à faire société, à
construire une relation pacifique et rassurante, est inscrite dans le modèle de
la cena romaine dont Dimitri Tilloi-D’Ambrosi8 nous rappelle les règles et
les comportements adaptés. Il s’agit là, pour faire court, d’une déclinaison
de la politesse qui touche à l’hospitalité. Cette hospitalité est la condition de
la civilité. Le travail social est par essence le lieu de l’accueil de l’autre et le
rappel de sa qualité d’homme respectable. Or comment accueillir si toute
l’institution ne construit pas jour après jour la condition nécessaire à cet
accueil ? Comment accueillir si chaque intervenant ne s’est pas mis dans les
conditions de cet accueil ?
J’ai accompagné un jour Linda dans un service d’orientation. Nous avons été reçus par une
assistante sociale. Linda tout au long du trajet me répétait qu’elle avait peur et ne saurait quoi dire.
Lorsque nous sommes entrés l’on nous a fait assoir dans un coin inconfortable puis sans sortir de
derrière son bureau l’intervenant m’a serré la main en premier puis, sans vraiment la regarder, à
Linda.
Je sentais Linda très mal à l’aise : « Parle toi tu sais mieux que moi », ont été ses premiers mots.
L’entrevue s’est déroulée dans la tension. Au sortir du rdv Linda m’a dit : « Qu’est-ce qu’elle a ?
pourquoi elle me prend pour une merde ? »
L’hospitalité dans la tradition chrétienne est une attitude intérieure
d’attente de l’autre qui permet la rencontre. Pour la sociologue Anne
Gotman9 (directrice de recherche au CNRS) l’hospitalité est avant tout une
pratique sociale permettant à des individus et à des familles différentes de
faire société, de se loger et de se rendre des services mutuellement et
réciproquement. Dès lors nous postulons que l’hospitalité, dont tout le
monde aura compris qu’elle n’existe pas sans politesse, est aussi bien dans
la Grèce antique qu’à Rome symbolisée par l’échange d’un présent, souvent
d’un repas (la proxénie). Cela se perpétue dans bien des cultures et l’on
peut alors s’étonner des craintes existantes dans les services sociaux et
médicaux sociaux de pratiquer l’hospitalité. En effet cette tradition
d’accueil et d’hospitalité est mise à mal par un des vocables les plus
dogmatiques du travail social : la distance.
Il convient pour de nombreux professionnels de « garder la distance »
comme s’il s’agissait d’une pratique éthologique permettant une mise en
sécurité. Que craint-on ? Que la personne accueillie nous vole des
chandeliers10 ?
Cette distance « thérapeutique » propre aux cliniciens psychothérapeutes
s’est répandue dans la sphère du travail social comme l’alpha et l’oméga de
la pratique. Partager le pain, c’est devenir copain et perdre la distance, donc
le travailleur social ne peut pratiquer la règle d’hospitalité sans perdre « la
distance » qui le sécurise. Intégrant le dogme de la distance, le travail social
prend la forme de l’intervention sociale. La question n’est plus de
rencontrer l’autre mais d’intervenir sur un élément technique de sa vie, une
prestation sociale. L’acte peut s’autoriser à être distant sans affects bien loin
évidement de la tradition séculaire d’hospitalité.
L’hôpital est sans doute le lieu où cette évolution est la plus visible voire
recherchée. Hier on y accueillait l’indigent aujourd’hui on le soigne au sens
« cure », le care étant devenu une option. Cette évolution renforcée par le
paiement à l’acte s’est introduite dans le travail social très rapidement
depuis le milieu des années 1990. La rationalisation, la recherche « coût /
efficacité », l’économie budgétaire, la rigueur budgétaire, les critères de
gestion ont pris le pas. Homo Sapiens rend l’âme au profit d’homo
economicus.
Le travailleur social se doit de rechercher la demande, la vérifier, y
répondre et orienter cela au plus vite puisque derrière la porte le calcul
algorithmique de la DMS11 par l’autorité de contrôle et de tarification sévit.
Un jour qui passe dans un établissement est un jour qui coûte cher. Un acte
de travail social et la calculette chauffe.
Le bon directeur d’établissement est celui qui a compris la poésie des
groupes budgétaires et en fait des gammes. Le reste n’est que philosophie.
Les travailleurs sociaux soumis à ces protocoles, n’ont pas le temps de
perdre du temps avec les personnes accompagnées.
Farid est éducateur spécialisé dans un CHRS, il accompagne en référence individuelle12 un
ukrainien de 35 ans en cours de régularisation. L’équipe n’est pas vraiment parvenue à entrer en
relation avec Serguei après 2 mois de séjour. Farid multiplie les occasions de se rapprocher de
Serguei homme très réservé. Il recherche le moment où un dialogue peut se mettre en place. Alors
que Farid fume une cigarette dans la cour, sa chef de service passe à côté de lui et lui dit : « Farid tu
ferais mieux de t’occuper de tes dossiers en retard plutôt que de trainer dans la cour. »
Faire, constituer le dossier, suivre les démarches, s’assurer que les
consignes soient suivies, rendre des rapports à temps, éviter les
renouvellements de prise en charge (on aura noté ici toute la poésie de ce
terme !). Là est la mission. Parler, prendre du temps, partager un repas, aller
ensemble marcher dans un espace vert, est une perte de temps. L’hospitalité
disparait au profit de la rationalisation. S’il veut encore croire au travail
social le professionnel doit expliquer cette « perte de temps » prouver
qu’elle permettra in fine d’arriver au résultat. Il devra répondre à la question
: « Vous en êtes où ? »
Pour garder son hospitalité, le travailleur social devra se positionner,
argumenter, dialectiser, il devra faire sien le deuxième pilier de son travail :
rechercher, écrire, penser ce qu’est cette perte de temps ce qu’elle rend
possible en bref il devra s’engager. Mais il peut abandonner cette
hospitalité, se techniciser, se protocoliser, garder le cadre, faire ses heures,
se mettre de plus en plus à distance se déshumaniser ou s’épuiser !

HUMILITÉ

Nietzsche13 dans Ainsi parlait Zarathoustra nous rappelle que nous


portons en nous un chaos. Il fustige les hommes qui ne savent plus se
mépriser eux-mêmes.
« Un homme, écrit-il, qui rapetisse tout et habite sur une terre devenue
plus petite. » Dans ce passage Nietzche postule que notre douleur est la
condition de la rencontre avec autrui : « Il faut porter encore en soi un
chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. » Encore faut-il
être conscient de son propre chaos ce qui suppose l’humilité, c’est de cette
humilité que nait ce que l’on appelle communément la politesse. C’est cette
humilité qui peut nous autoriser à rencontrer l’autre.
Le statut du travailleur social lui confère une plaie ou une chance : il
peut aider autrui, il doit aider autrui. Il y a là dès le départ, dès que
quelqu’un se lève et dit :
« Je vais devenir travailleur social », avant même d’être formé, si ce
n’est une prétention tout au moins un risque. Mais que cherchons nous par
ce choix. Certes la question n’est pas d’écarter d’emblée une dose
d’altruisme mais de se poser et de s’interroger, non pas sur l’autre, mais sur
nous-même.
Gnôthi seauton disaient les grecs : connait-toi toi- même. Bien qu’il soit
souvent attribué à Socrate ce précepte était déjà avant lui inscrit au
frontispice du temple de Delphes. La phrase sous tendait un autre principe
nous ramenant à l’humilité : « Sache que tu es mortel et non divin. » Le
désir d’être travailleur social n’est-il pas alors présomptueux ?
Pour ce qui est de la présomption elle apparait immédiatement assez
incompatible avec l’humilité. S’il s’agit d’être ambitieux voire orgueilleux à
tout point de vue nous voici dans l’impasse mais s’il s’agit de prendre dans
la présomption le caractère optimiste voire hardi on peut trouver ici des
conditions nécessaires à notre pratique. Comment accompagner l’autre si
l’on ne croit pas en soi même ? Comment accompagner l’autre sans
optimisme et hardiesse ?
Mais commençons par la question de l’humilité. Évidemment le mot
vient de humus et il doit nous apparaitre comme primordial puisque
l’humus est à la racine étymologique d’Homme.
Le travailleur social doit être Homme c’est-à-dire se rappeler qu’il n’est
que poussière, une matière commune faite d’eau et de carbone quasi
insignifiante mais sans qui rien ne germe, sans qui la vie ne se crée pas. Or
nous essayons par tous les moyens de nous extirper de cette réalité. Avoir la
conscience de sa base commune apparait comme une nécessité à
l’accompagnement des autres, ne pas se tromper sur notre finitude et notre
simplicité organique. À l’inverse si l’on ne renvoie l’autre qu’à sa
constitution organique et que l’on ne perçoit pas sa dignité alors on
l’humilie (vous aurez noté que l’on trouve ici la même étymologie). Bref
être travailleur social c’est avant tout se débattre entre humilité et
humiliation. Mais pour André Comte-Sponville14 l’humilité n’est pas le
mépris de soi ou c’est un mépris sans méprise. Pour lui c’est la vertu de
l’homme qui sait n’être pas Dieu et qui aime la vérité plus que soi. Il
rappelle que Kant parle lui de l’humilitas moralis et la décrit ainsi :
« La conscience et le sentiment de son peu de valeur morale en comparaison avec la loi est
l’humilité. »
La question est complexe et cette valeur a ses pièges. Pour que l’autre, la
personne accompagnée, puisse nous rencontrer cela suppose deux
conditions. Nous avons abordé la première celle d’être poli et en hospitalité,
la deuxième est d’accepter le fait que la personne que l’on reçoit attend
quelque chose de nous et que nous avons le pouvoir de donner ou de refuser
(c’est en tout cas ce qu’imagine celui qui demande). Or cette acceptation ou
la reconnaissance de son pouvoir est-elle compatible avec l’humilité ? Si je
sais que je suis un ensemble de qualités et de défauts, si je sais quels sont
mes possibles et mes limites, l’autre ne le sait pas ou pas encore.
La condition pour garder cette humilité est sans doute la prévention «
synecdotique ». Qu’est-ce à dire ?
Pour l’autre je suis un travailleur social, c’est comme cela que mon
institution me paie et m’a présenté et c’est souvent ainsi que je me présente.
Je suis pourtant cela et bien d’autre chose qui forge ma présence au monde.
La personne que je rencontre est présentée à moi ou se présente comme
handicapée, pauvre, alcoolique, malade psychiatrique, toxicomane…
Pourtant il est bien cela et bien d’autres choses. Me réduire à travailleur
social et réduire l’autre à son symptôme social psychique ou physique est
une réduction. Cette figure de rhétorique, la synecdoque, ici inconsciente
qui consiste à prendre la partie pour le tout, nous réduit, j’oserai dire « nous
ratatine ».
Le travailleur social doit se prémunir contre ce travers et dans le même
temps se rappeler au fait qu’il est un Homme avec ses possibles et ses
propres turpitudes, c’est sans doute la condition pour que l’autre puisse à
son tour advenir un tout pensant. Dès lors un chemin peut se construire
entre ces deux Hommes énigmes. Que l’autre ait besoin de croire en mes
possibles, puisque je suis censé pourvoir, ne doit pas m’illusionner sur mon
pouvoir réel.
Dans un film splendide, Kagemusha palme d’or à Cannes en 1980, le
réalisateur Japonais Akira Kurosawa nous montre un personnage pathétique
utilisé par le pouvoir comme le double d’un chef de clan qui vient de
mourir. Le sosie est un vagabond et pour le besoin du pouvoir il est travesti
en chef de clan pour berner les adversaires. Son drame c’est qu’il finit par y
croire, il est dans l’illusion du pouvoir. Lorsque le clan n’a plus besoin de ce
sosie il est remis à la rue avec ses haillons. Le travailleur social doit se
rappeler qu’il est pouvoir et illusion du pouvoir (c’est sans doute encore
plus vrai pour les directeurs, pour les inspecteurs). Certains présidents de la
République l’ont parfois oublié. Ne faites pas comme eux !
DIGNITÉ

Tout comme l’artisan ne construit pas une cathédrale, ou le musicien une


symphonie, le travailleur social a besoin de l’autre. Quel que soit son talent
il devra conjuguer avec l’autre pour que pierre après pierre, note après note,
puisse naitre une harmonie. Ce qui va réunir les artisans c’est l’œuvre
pensée. En l’occurrence l’œuvre du travail social c’est la reconnaissance de
la dignité de l’autre. Dans cette perspective la position haute considérant
que nous donnons et que l’autre reçoit rend caduque l’œuvre de dignité.
Pour Épicure la liberté est inaliénable on ne peut donner la liberté à l’autre
mais nous pouvons poser la base nécessaire à la liberté d’autrui. Diogène15
tend la main durant des heures à une statue pour s’habituer à ce qu’on ne lui
donne rien, c’est la condition de sa liberté. Il reste digne même en vivant
dans un tonneau. Christophe André en déduit que les histoires de sages
ressemblent à des histoires de fous. Le travailleur social devra se coltiner, si
j’ose dire, à sa propre folie s’il veut devenir sage et rencontrer l’autre.
S’il est une intention ou une valeur usitée dans notre secteur c’est bien
celle de dignité et il est bien rare que l’on ne trouve pas le mot dans les
projets associatifs. De l’intention à la mise en pratique le chemin est long
tant le mot est complexe et fourre-tout. Ce mot dignité est souvent posé
dans les projets pour signifier l’intention de la bientraitance, voire une fois
déclaré, comme la preuve de notre bientraitance. Dans un petit ouvrage
remarqué et remarquable le philosophe et professeur d’éthique Éric Fiat16
nous rappelle que la dignité ne se donne pas, la dignité est. Elle est,
pourrait-on dire, intrinsèque à l’Homme qui peut oublier sa dignité ou qui
peut rencontrer d’autres hommes qui ne lui reconnaissent pas sa dignité.
Mais le philosophe nous met en garde par rapport à un concept « à la fois
vague et à la mode » voire instrumentalisé. Gaston Bachelard17 synthétise le
concept de dignité par un très beau texte :
Nous vivons endormis dans un mode en sommeil. Mais qu’un
« Tu » murmures à notre oreille, et c’est la saccade qui lance les personnes : le Moi s’éveille par
la grâce du Toi. L’efficacité spirituelle des deux consciences simultanées, réunies dans la conscience
de leur rencontre, échappée soudain à la causalité visqueuse et continue des choses. La rencontre
nous crée : nous n’étions rien-ou rien que des choses-avant d’être réunis.
Évidemment cette rencontre porteuse de sens, déclic du sens, si l’on en
croît Bachelard interroge de nouveau la notion de distance. Elle propose un
élément central de ce que me parait être la démarche du travailleur social ;
le risque de la rencontre. L’on peut se passer du risque mais l’on peut
s’interroger sur une non prise de risque. Woody Allen rappelait dans une
formule choc :
La vie est une maladie mortelle sexuellement transmissible.
Ne pas risquer confine vite à ne pas vivre ; en occurrence ne pas être
dans le risque de la rencontre c’est de facto ne pas rappeler la dignité à
l’autre.
 
Dans la société Romaine la dignitas c’est ce qui autorise à gouverner et
la dignité est donnée alors par la naissance, le rang ou la fortune. Le travail
social n’attend pas, et c’est sa noblesse, la naissance, le rang ou la fortune
pour reconnaitre la dignité, il s’honore lorsqu’il donne toute son énergie
pour que le rang et la fortune puissent advenir. C’est-à-dire une
reconnaissance pleine et entière à l’autre de son droit fondamental à vivre à
nos côtés dans une république qui a proclamé la Liberté (tu ne peux être
esclave), l’égalité (tu dois avoir toutes tes chances) et la fraternité (je te
considère comme frère dans ton humanité). En ce sens le travail social se
doit d’être isonome18 et le travailleur social ne peut que s’engager à soutenir
l’isonomie cela même au risque d’être considéré comme rebelle à un
pouvoir, à une politique. Il ne peut refuser l’accès à la protection quelles
que soient les restrictions qu’une administration lui imposerait.
Kamel est arrivé en France à trois ans et les circonstances de sa vie familiale l’ont conduit à être
confié par la protection de l’enfance en maison d’enfants à caractère social. S’en est suivie une
enfance de placements en placements jusqu’à sa majorité. Il a gardé sans vraiment pouvoir choisir sa
nationalité Marocaine. Nous l’avons admis en CHRS lorsqu’il avait 21 ans après trois ans passés à la
rue. Puis Kamel a commis un larcin dans un train et il a reçu une mesure d’expulsion du territoire.
Nous avons choisi de poursuivre l’accompagnement et maintenu son accès au logement appartenant à
l’association. (Evidement sans demander le financement à l’Etat)
Évidement notre position n’est pas sans susciter un débat. La DDCS
c’est-à-dire notre financeur n’a pas manqué de nous faire remarquer que
nous n’avions pas à accepter de personnes sans papiers. La préfète a qui
nous l’avons dit nous a répondu : « Je n’ai rien entendu », disant en cela
qu’elle ne pouvait cautionner en tant que représentante de l’État mais
qu’elle comprenait.
Valentine Prouvez19 nous convoque sur cette capacité à résister :
Nous savons de l’histoire que le principe de soumission systé- matique des individus à l’ordre des
faits et aux règles prescrites par une autorité externe n’est pas davantage synonyme de jus- tesse ni
encore moins de justice sur le plan social. Les tribunaux de l’histoire humaine ont, par ailleurs, jugé
condamnables le conformisme et la soumission sans réserve à l’autorité, estimé la valeur essentielle
de la résistance… Il y a selon nous un enjeu éthique essentiel à sensibiliser les éducateurs et les
thérapeutes à cet engagement, prioritaire qui doit nécessairement consti- tuer le soutien d’une
normativité et d’une créativité en déclin.
Nous voyons dans la capacité à questionner voire à résister un axe
majeur du travail social qui confirme son engagement. Par cette position et
en tant qu’entité morale il se place en dignité et non pas seulement en
gestionnaire des questions sociales.
Mehdi est le compagnon de Suzie et père de deux petites filles. Le couple a été hébergé dans un
centre parental pour l’aider à traverser une crise familiale. Mehdi ne parvient pas à gérer son
impulsivité et se montre non seulement violent envers sa compagne mais réfractaire à tout
accompagnement. Après quelques mois nous décidons en accord avec le couple que Mehdi puisse
s’éloigner temporairement et habiter de manière autonome. Mehdi a du mal à respecter des règles de
visite. Il vient dans le centre parental sans vraiment dire bonjour et sans jamais quitter ses lunettes
noires et une attitude provocante. Un matin Mehdi gare sa voiture devant l’entrée du centre.
L’éducatrice du centre lui demande de se garer correctement un peu plus loin. Medhi injurie
l’éducatrice et la menace de mort avant de partir. L’éducatrice très bouleversée se met en maladie
deux mois, l’équipe demande des sanctions, une plainte est déposée (je devrais dire refusée par le
commissariat comme souvent mais là est un autre problème).
L’équipe demande au directeur de convoquer Medhi et je décide d’aller à sa rencontre chez lui
avec le psychiatre qui l’avait vu à quelques reprises. À notre arrivée Medhi ouvre sa porte
violemment (toujours avec ses lunettes noires, insulte le psychiatre. Nous nous retirons mais je
propose à Mehdi de le voir dans un café en bas de chez lui, ce qu’il accepte. Le mardi suivant Mehdi
est présent au café, il parle peu reste sur une posture agressive contenue (c’est l’avantage dans ces
situations de voir les personnes dans un lieu public). Je rencontre Medhi tous les mardis ainsi durant
deux mois. Peu à peu il abandonne sa posture provocatrice mais refuse de reconnaitre son agression.
Mehdi finit par me dire qu’il ne peut plus rester en France, qu’il ne comprend pas les règles, qu’il
se sent en permanence persécuté. Il prend la décision de retourner vivre aux Comores. Durant tout ce
temps l’équipe remet en question ma position et me dit que je ne respecte pas le cadre, que je devrais
le sanctionner (sans vraiment dire ce que serait une sanction). L’équipe pense que Medhi ne repartira
pas et « qu’il me donne le change ». Puis un Mardi (premier jour du Ramadan) Mehdi se présente
comme d’habitude au café, il regarde autour de lui et voit que dans toute la rue et dans le café les
familles sont habillées en blanc pour aller à la mosquée. Il retire ses lunettes s’assoie et me tend la
main. Je lui dis que je suis ravi de voir enfin ses yeux, il me répond que c’est le premier jour du
ramadan et qu’il se doit d’être sans crainte. Mehdi m’annonce son départ effectif pour le mardi
suivant et me demande si je serais d’accord pour le voir au départ de l’aéroport. Lorsque j’arrive à
l’aéroport Mehdi est avec ses filles et sa compagne tous très bien habillés et souriants. Mehdi me
demande si je suis d’accord pour être pris en photo à ses côtés avec ses filles. Au moment d’aller à
l’embarquement Mehdi me serre dans ses bras et me dit « excusez-moi pour tout ». Il me demande si
j’accepte de lui donner mon tel. et de prendre le sien au cas où il rencontre des difficultés.
J’ai eu deux ou trois fois Mehdi au tél. dans les mois qui ont suivis. Sa compagne et ses filles
l’ont rejoint aux Comores mais le couple a fini par se séparer définitivement. Lors de notre dernière
conversation téléphonique Mehdi m’a dit qu’il continuait à avoir des pulsions violentes mais que
c’était plus simple à gérer là-bas. L’éducatrice m’en a voulu et continue à dire qu’elle n’a pas compris
pourquoi je n’avais pas sanctionné Mehdi.
Dans notre exercice de travail social le concept de dignité consiste à ne
pas faire œuvre de synecdoque mais aussi et surtout à toujours considérer,
quelles que soient les circonstances, que l’autre est digne qu’il porte une
dignité. Cela est partie facile lorsque l’on accompagne une personne
gentille bienséante, polie, reconnaissante, remerciant, sympathique. Cela se
corse lorsque nous avons à accompagner une personne violente, malséante,
impolie, déloyale, antipathique. Lorsque cela nous arrive dans notre vie de
tous les jours il est à peu près aisé de s’abstenir, de fuir, d’éviter mais nous
sommes travailleurs sociaux et il peut être de notre fonction de poursuivre
malgré tout. S’atteler à rencontrer l’autre dans les moments difficiles est me
semble-t-il la fonction du travailleur social.

ALTÉRITÉ

Pour Emmanuel Levinas20 il ne faut pas s’y tromper la première


rencontre est la rencontre du visage de l’autre et pour le philosophe
l’éthique est la première des philosophies, nous devons agir dans ce qu’il
appelle « la responsabilité pour autrui sans demander de réciprocité. L’autre
nous apparait dans son visage : Le visage s’impose à moi sans que je puisse
cesser d’être responsable de sa misère. Pour Levinas le visage de l’autre
comme le nôtre : dénudé, sans défense. Le visage est sens. Il écrit :
Le visage parle et autrui est visage… Le visage me convoque, me rappelle à la responsabilité.
Cette responsabilité dont parle Levinas nous oblige ; elle s’inscrit dans
une mutation du souci pour soi en souci pour autrui. Pour le philosophe il y
a un devoir inconditionnel envers autrui. L’altérité combine deux mots
grecs, autos (le même) et allos (l’autre). L’altérité c’est considérer donc que
l’autre est le même que moi mais qu’il est en même temps un autre. Il y a
chez l’autre quelque chose de moi et quelque chose de totalement étranger.
C’est ce qui fait écrire à Paul Ricoeur21 : « Soi-même comme un autre ».
Entendons ici que Paul Ricoeur établit un distinguo entre idem, le même, et
ipse, c’est-à- dire soi-même ou pour faire simple ce qui serait la différence
entre le propre et le semblable. Il y a là quelque chose de la distance chère
aux psychologues.
Les penseurs Grecs avaient compris bien avant les philosophes
contemporains que la pensée n’existe pas sans le dialogue et même si l’on
est seul c’est à soi que l’on parle, le soliloque n’est pas monologue. Ce
dialogue avec soi et avec les autres cogito22, cette mise en pensée est
probablement l’impératif absolu du travailleur social. Sans ce dialogue pas
de pensée, pas d’altérité, pas de travail social. Et l’on pourrait même écrire ;
pas d’amour23, n’en déplaise aux afficionados de l’intervention sociale
préformatée et évaluée.
Pour Paul Ricoeur pas d’éthique sans altérité, ce qui est le garant de
l’éthique ce n’est pas le « Je » mis en exergue par notre période qui déifie la
réussite individuelle, non c’est le soi bien plus modeste quelque chose qu’il
appelle par ailleurs « le bien vivre ». Il y a dans la réflexion sur l’altérité un
lien étroit avec l’éthique. Paul Ricoeur le rappelle dans sa préface :
Il reste que cette dialectique, la plus riche de toutes comme le titre de cet ouvrage le rappelle, ne
trouvera son plein déploie- ment que dans les études placées sous le signe de l’éthique et de la
morale. L’autonomie du soi y apparaitra intimement liée à la sollicitude pour le proche et à la justice
pour chaque homme24.
Il convient de se garder d’entendre que le mot justice aurait à voir avec la
justice rendue par un tribunal, ici le juste c’est ce qui est juste du point de
vue de l’éthique et qui ne souffre pas des soubresauts de l’histoire.
L’esclavage était autorisé par la Loi jusqu’au décret du 27 avril 1848, cela
ne signifie pas qu’il était juste de considérer l’esclavage comme un acte
civilisé le 26 avril de la même année. Ce qui conduit Ricoeur à déclarer :
La visée éthique est une vie bonne, avec et pour autrui, dans des
institutions justes.
Nos institutions sociales et médicosociales sont-elles justes ? ont-elles
une visée éthique ?
Assurément si l’on en croit leur credo et les déclarations d’intention.
Mais l’on comprend très vite que recevoir l’autre, voyager en altérité, n’est
pas un voyage toujours serein, cela nécessite une contrainte sur soi. L’autre
est souvent une énigme voire un danger. Exercer le métier de la rencontre,
être travailleur social nous oblige à voyager, à taquiner les frontières voire à
regarder dans les marges. Il est des voyages plus rassurants. Dans les lieux
d’accueil dits informels ou de première intention (accueil de jours,
permanences, CAARUD et autres ou établissement lors de la première
visite) l’intervenant social est dans l’attente de l’autre, un autre très étrange
parfois. Que celui-ci soit d’une autre culture ou que soit attaché à lui un
stigmate social (alcoolisme, toxicomanie, délinquance, schizophrénie…)
nous devrons nous attacher à le recevoir avec une visée éthique, avec
politesse, humilité, justesse et bientraitance. Michel Carbonara25 répète
souvent qu’il s’agit pour le travailleur social d’être un sportif de haut
niveau, sportif qui doit être soigné par les institutions comme tel c’est-à-dire
avec une extrême attention. Pour ce faire le travailleur social doit être dans
une condition d’accueil dans une intériorité préparée26.
De la politesse, de l’humilité, de l’acte de dignité, de l’altérité, un brin de
sagesse et de la folie. Les prérequis sont importants et confèrent à la
démarche de celui qui prétend au travail social d’être présomptueux,
aventurier ou inconscient.
 
Nous avons ici posé quelques conditions (valeurs) indispensables à
l’exercice du métier. Bien entendu, nous sommes des pensants avec leurs
failles, tous ces préalables ne sont pas toujours réunis, des aléas organisent
des failles. Ces quelques principes posés, reste la pratique quotidienne. Je
propose dans cette pratique que le travailleur social organise sa présence et
son exercice sur trois axes, trois outils complémentaires, trois orientations
organisant « la posture ».
 
NOTES
1. Pierre Rosset, directeur d’établissement médico-social, Docteur en Sciences de l’éducation, «
Précarité et part du feu », Le Sociographe n° 64, Champ social éditions.
2. Aristote, Ethique à Eudéme, traduit du grec par Pierre Maréchaux, Rivage poche/petite
Bibliothèque, 1994.
3. Alain, Propos, coll. La Pléiade, éd. Gallimard, 1956.
4. La Rochefoucauld, Maximes, 1664.
5. Michel de Montaigne, Les essais, 1580.
6. Paul Watzlawick, Une logique de la communication, éd. Essais, Publication originale en 1967.
7. Emmanuel Levinas repris par Dominique Picard (psycho sociologue), Politesse, savoir vivre et
relations sociales, éd. Que sais- je, 2014.
8. Dimitri Tilloi D’Ambrosi, L’Hospitalité antique, sources méthodes, perspectives, Les Ateliers
HopitAm, 2016.
9. Anne Gotman, Le sens de l’hospitalité, éd. Puf, 2001.
10. On songe ici à la fameuse scène des misérables de Victor Hugo Monseigneur Bienvenu (on
notera ici le patronyme !) rappelle à Jean Valjean (qu’il a accueilli et qui l’a volé) qu’il a oublié les
couverts en argent.
11. Durée moyenne de séjour.
12. « La référence » fait partie du vocable social et médicosocial elle exprime le fait qu’un
travailleur social (ou plusieurs) dans le cas de
la multi référence ou binôme, est attaché à l’accompagnement en est le garant.
13. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Un livre pour tous et pour personne, éd. du
livre de poche, 1972 (première édition, 1883).
14. André Comte-Sponville, Petit Traité des grandes vertus,
éd. Points, 2014.
15. Diogène de Sinope (413 av.) est le plus connu des philosophes cyniques, son premier principe
est de vivre sans être soumis aux conventions sociales. On lui doit sa célèbre réponse à Alexandre le
Grand qui s’arrêtant devant Diogène lui dit demande moi ce que tu veux et le philosophe de répondre
« ôte toi de mon soleil ! »
16. Éric Fiat, Petit traité de dignité, éd Larousse, 2012. Une très belle intervention vidéo existe
en ligne.
17. Gaston Bachelard, Préface à Je et tu de Martin Buder, Ed Aubier, 1969.
18. Ce concept d’isonomie c’est-à-dire « d’égalité de partage du pouvoir » est posé comme
fondement de la société Athénienne que proposait Solon (558 av.) le réformateur d’Athènes.
19. Valentine Prouvez docteur en psychologie chercheur à l’université Montpelier 3, in revue le
sociographe n° 64.
20. Emmanuel Levinas, Ethique et infini, Ed livre de poche, 1984.
21. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre,
22. Le « cogito » est un terme usité par les philosophes pour exprimer, je pense que je pense ou je
pense donc je suis.
23. Pour André Breton l’amour c’est quand vous rencontrez quelqu’un qui vous donne de vos
nouvelles.
24. Paul Ricoeur in Préface à Soi-même comme un autre,
25. Michel Carbonara, assistant social, consultant, fondateur du cabinet CAP Méditerranée.
26. Et je me permets de redire que ce ne sont pas les salaires appliqués dans le secteur qui
peuvent montrer l’exemple de la bientraitance de la profession par les pouvoirs publics.
 
 
« Patience mon cœur ! Tu as supporté bien pire le jour où le Cyclope en sa fureur mangeait mes
braves compagnons ! Et toi tu tenais bon jusqu’à que ta métis te fit sortir de l’antre où tu imaginais
mourir. »
Homère, Ulysse, chant XX, v. 18.

 
Le Renard, la buse et la louve

Trois figures de la posture


Dit autrement Métis/Kairos/Metropatheia
 

LE RENARD OU DE L’EXERCICE DE LA MÉTIS

Maître Corbeau, sur un arbre perché tenait en son bec un fromage…


Le renard dans les fables et les contes revient souvent. Dans ces histoires
ce qui est mis en avant est la ruse, la capacité de cet animal à comprendre
son environnement, s’y adapter, observer les autres et réagir avec patiente et
lucidité.
Dans la mythologie grecque Métis, fille d’Océan et de Téthys est déesse
de la sagesse et de la ruse. La ruse n’a pas, dans ce cadre, la connotation
péjorative que nous lui donnons aujourd’hui. Métis se métamorphose
constamment pour échapper à Zeus mais Zeus parvient à ses fins et Métis
tombe enceinte d’Athéna. Gaia prédit à Métis que son prochain enfant
pourrait détrôner Zeus alors ce dernier avale Métis. Mais le jour ou Athéna
aurait dû naitre Zeus est pris de violents maux de tête et demande à
Héphaïstos de lui fendre la tête. De la tête de Zeus surgit alors Athéna. Pour
Pierre Vernant27 en incorporant Métis, Zeus a acquis la ruse et la sagesse.
Mais surtout Métis s’intronise comme celle qui malgré les difficultés
construit une stratégie pour construire son destin. Elle passe au-delà des
difficultés en observant, en posant des hypothèses et en développant des
stratégies.
Je propose donc que la Métis soit la première figure qui construise notre
posture professionnelle de travailleur social. Il va s’agir de faire appel à
tous nos sens pour comprendre ce qui se passe autour de nous dans la
situation professionnelle. Nous devons faire accoucher la personne qui est
devant nous en grande difficulté, d’un destin. Ici ce n’est pas Athéna mais
toutes les potentialités de la personne y compris les talents qu’il ignore au
moment de la rencontre. Faire accoucher la personne de ce qu’elle a en elle
sans parfois en avoir conscience. Cette posture, cette visée professionnelle,
a une dimension philosophique : la maïeutique. Ici encore la mythologie
grecque nous enseigne Maïa est l’ainée des Pléiades elle est séduite par
Zeus (encore une !) et donne naissance à Hermès. Chez les romains elle est
déesse de la fertilité et du printemps (d’où le mois de Mai).
Bon disons pour ce qui est de la Maia grecque, celle- ci nous invite à
trouver les moyens de faire accoucher l’autre de ses connaissances et non
pas de lui donner la nôtre. Cette maïeutique qu’enseignait Socrate instruit le
travailleur social en lui donnant une piste, une « technique ». Et cela
nécessite de se mettre dans une disposition d’esprit visant à penser qu’il y a
chez autrui de nombreux possibles. Las le travail social dès qu’il nomme un
symptôme social, physique ou psychique a tout fait par le jeu «
synecdotique » de réduire l’autre à ses impossibles à ses difficultés. La
position Socratique proposée, appuyée sur notre Métis doit nous conduire à
observer, comprendre, exercer notre pensée pour faire remarquer les
capacités. Il s’agit d’une pédagogie fondée sur les vertus et non sur les
manques, une posture qui s’intéresse plus à aujourd’hui et demain qu’à hier.
Pour ce qui est de la posture de pédagogue nous pouvons ici retrouver le
premier objectif cher à Paolo Freire ; la conscientisation. Les principes qui
doivent alors nous guider sont synthétisés par Socrate. Il s’agit :
1- De se garder « d’énoncer des vérités ».
2-  D’encourager et de faire confiance.
3- De guider en avançant par étape.
4- Donc de prendre son temps.
Ces principes pédagogiques de Socrate, que nous restitue Platon dans
Théétète28, concourent à la conscientisation, le sens va émerger pour l’autre
et non naitre de nos conseils. Cette pédagogie active demande au travailleur
social de faire appel à sa capacité à rencontrer autrui, à déceler
progressivement toutes ses capacités et à lui donner le pouvoir de les mettre
en scène, une auto médication si l’on peut dire29. Le travailleur est bien
placé pour produire cet exercice de pédagogie active puisque le travailleur
social est dans l’interaction et le questionnement ; conditions indispensables
pour Socrate à la pratique maïeutique.
Eduardo à 40 ans. Portugais d’origine il vit à Marseille depuis 10 ans dans un logement mis à
disposition par une association. Eduardo est usager des drogues, il se dit abstinent même s’il ne
parvient pas vraiment à vivre sans addictions. Sa tristesse permanente le conduit dans des périodes
d’isolement à un syndrome Diogène.
C’est un homme très doux, qui a eu une vie riche. De sa vie au Portugal il raconte son travail
d’informaticien, le départ de sa compagne avec sa fille en France, puis son départ vers Marseille pour
tenter de les revoir. Eduardo aime la musique, il en parle souvent et participe volontiers à nos
assemblées générales, il y chante avec la chorale participe aux danses collectives. Il essaie d’être actif
au sein de l’association sans vraiment arriver à tenir ses engagements. Michel Carbonara directeur du
cabinet Cap Med consultant pour l’association et surtout très bon musicien discute volontiers avec lui
lorsqu’ils se rencontrent. Un jour Eduardo dit à Michel que son rêve est d’enregistrer un disque qu’il
puisse offrir à sa fille. Michel lui propose de l’aider, réunit un groupe de musiciens, loue un studio.
Plusieurs mois de répétition, de haut et de bas, puis Eduardo enregistre pour sa fille un morceau. Le
résultat est magnifique. Eduardo remet le disque à sa fille pour la réussite à son bac.
La pratique de la métis n’est pas une approche à visée psychothérapique
même si l’on constate souvent des effets thérapeutiques. Elle s’inscrit dans
un quotidien partagé à l’occasion de petits évènements quotidiens. Elle se
nourrie des capacités souvent enfouies voire oubliées par les personnes
accompagnées. La métis ne fait pas vraiment appel à une raison à une
pensée raisonnable dans le sens modérée, elle est en recherche constante
d’innovation. La métis se nourrit d’interactions observées entre
l’environnement et la personne. Nous pourrions dire que l’art de pratiquer la
métis est une posture écologique30. Le travailleur social qui s’engage dans
cette posture ne base pas son action sur une pratique de l’entretien face à
face, il partage des moments du quotidien dans un espace « hospitalier » tel
qu’on l’a proposé dans le précèdent chapitre. Son attention est tournée vers
toutes les capacités, les possibles voire les rêves des personnes rencontrées.
Il s’engage en « responsabilité ». Ce n’est pas simplement une intervention
sociale codifiée qu’il cherche à produire, ce sont des moments propices à
l’émergence du savoir de l’autre. Sa responsabilité est donc de multiplier les
occasions de voir émerger les possibles d’autrui.
L’helléniste Monique Trédé31 nous instruit d’une part sur le lien entre
métis et kairos mais aussi sur le fait que la métis peut être rationnelle voire
stratégie ou technicité.
Les liens évoqués entre métis d’une part, noos (raison) et boulé (conseil) ou les adjectifs epiphrôn
(prudence), periphrôn (esprit), d’autre part, incitent à ne pas négliger l’aspect rationnel de métis,
forme d’intelligence ou pensée débouchant le plus souvent sur un plan d’action, un projet élaboré
rationnellement.
L’intervention sociale n’a de sens ici que si elle inscrit l’autre dans un
possible intégré, quelque chose qui fait sens pour celui qui est « usager » du
service. Utiliser la métis c’est agir en pensée et c’est agir en stratégie, en
l’occurrence la stratégie globale est le processus de conscientisation
pouvant conduire à l’émancipation. C’est la notion de projet chère aux
politiques publiques et conjuguées par les institutions sociales et médico-
sociales. Ici ce n’est pas un projet que l’on demande à l’autre (voire auquel
on le contraint) c’est qu’il s’autorise à avoir des capacités qu’il s’autorise à
dire ce qu’il sait plus que ce qui lui manque.
Dans sa pratique quotidienne le travailleur social ne peut rester statique
s’il veut s’engager dans cette visée. Il doit se mettre en marche (n’y voir
aucune forme d’humour quoi que !) au côté de la personne. Il doit marcher,
se déplacer pour multiplier les occasions d’observer puis de saisir les
capacités de l’autre. Dans cet exercice il se transforme lui aussi. Il n’est pas
extérieur à la transformation qu’il opère, il multiplie les micros expériences
quotidiennes, agit en surprise, en curiosité et en stratégie.
Nous préparons la fête de l’association et décidons de partir deux jours avec Amandine la chef de
chœur de notre chorale associative qui associe tous les professionnels bénévoles et personnes
accompagnées volontaires. Isabelle a exprimé immédiatement son souhait de participer, malgré (ou
peut-être à cause) d’exigences quotidiennes lourdes (situation de grande pauvreté, un fils incarcéré et
sa schizophrénie). Dès le premier jour Isabelle a du mal à suivre les consignes de la chef de cœur, elle
s’impatiente voudrait voir un résultat « audible ». Elle ne parvient pas à être à l’aise dans une voix et
hésite entre voix de tête et voix de gorge. A la fin de la première journée Isabelle est arrivée à être en
relation avec tous mais sans vraiment arriver à trouver sa place dans le choeur. Amandine le
lendemain matin propose à Isabelle de lire le texte chanté. Surprise de tous et d’Isabelle elle-même,
elle ne parle pas vraiment mais suit un rythme poétique de la chanson (elle slame) sa voie est
superbe, elle donne un sens au chant. Du coup Amandine adapte le chant autour de la voie slamée
d’Isabelle qui devient le pilier de la chorale.
C’est dans la multiplication d’occasions de partager des moments de vie
que la métis s’exerce, elle saisit toute occasion pour faire surgir les
capacités. La métis est souple, elle s’adapte sans cesse. Ce que l’on nomme
le cadre dans notre champ professionnel est pourtant bien souvent un
obstacle à l’exercice de la métis. Faut-il contester le cadre pour agir « en
métis » ?
Nous avons une visée, un objectif, une tension, celle de permettre, à la
personne de conscientiser sa situation et de s’émanciper, le cadre est là. Les
artefacts matériels attachés à la profession n’ont pas de sens ici. Un bureau
? peut-être pour s’isoler, penser mettre en forme ce qui a été fait
certainement pas pour pratiquer l’art de la métis qui a besoin d’espace, de
visions plurielles d’émergence d’émotion, de palpitation de la vie. Aristote
dispensait son enseignement en marchant. Le Lycée d’Aristote est
péripatétique de peripatetikos c’est-à-dire qui aime se promener en
discutant. Je postule que le métier de travailleur social s’inscrit dans cette
filiation. J’accompagne donc je me déplace et en me déplaçant je pense,
l’autre pense, les pensées se croisent au cours de discussions diverses qui
nourrissent nos connaissances mutuelles, qui les enrichissent, qui ouvrent
des possibles, qui contournent les obstacles. La métis est un art du
déplacement c’est une praxis.
Aristote dans l’Éthique à Nicomaque désigne par le mot praxis les
activités qui ne sont pas seulement théoriques mais qui transforment le sujet
; sans action dans le quotidien pas d’évolution possible. Lorsque Michel
propose à Eduardo d’enregistrer un disque, il lui propose de se mettre en
mouvement avec lui, il lui propose sans l’énoncer de transformer si ce n’est
son monde tout au moins de le regarder ailleurs, il oriente un processus. En
résumé dans ce que nous proposons de la métis il n’y a pas de distinguo
entre théorie et pratique. Pas de synthèse où une équipe élabore hors du
terrain concret « Un projet ». Notre posture va tricoter sans cesse la pensée
et l’action. Adolfo Sanchez-Vasquez32 y voit une démarche Marxiste,
révolutionnaire. Oui nous pouvons penser qu’il y a du révolutionnaire dans
une démarche consistant à allier le faire et la pensée dans la posture
éducative. Cependant gardons nous de nous suffire de cette posture qui
consisterait à s’arrêter à l’action. Le travail social a souffert de laisser
décrire et penser son travail aux experts. À se limiter au « faire » le travail
social s’embourbe. Les travailleurs sociaux doivent écrire, décrire,
s’interroger, témoigner. La métis oblige au remu-méninge. Sans elle le
travailleur social est un opérateur et certaines institutions ou autorité de
contrôle et de tarification les assignent à ce rôle.
Être dans ce lien constant entre une pensée éthique et le geste quotidien
serait donc une clef de la posture. Saisir le moment opportun pour poser un
acte, une parole découle de cette métis. Ce moment opportun, le kairos, est
intimement lié à la métis, l’un sans l’autre n’existent pas.

LA BUSE OU L’EXERCICE DU KAIROS

« Oh mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ des possibles33 »
(Pindare).
L’oiseau décolle lentement face au vent sans que l’on ne comprenne pourquoi. Passé la cîme
d’une futaie il tourne brusquement en cercle parfait. Sans mouvements d’ailes voici la buse portée
par les courants ascendants. La buse tournoie, observe, s’éloigne des parois rocheuses, et survole le
plateau. Le mulot vaque à ses occupations sans deviner là-haut le rapace qui l’observe jusqu’au
moment opportun.
 
Kairos est comme Cronos Dieu du temps. Cronos est le temps qui défile
celui que l’on n’arrête pas, qui dévore tout sur son passage. Kairos lui, petit
Dieu ailé, peut être saisi mais il faut pour cela l’attraper par une touffe de
ses cheveux et au moment opportun, lorsqu’il tourne la tête. Avant c’est
trop tôt, après c’est trop tard. Kairos c’est le temps qualitatif. Ce Dieu de la
mythologie Grecque, Dieu de l’occasion opportune semble avoir été créé
pour le travail social. Le travailleur social inscrit son action dans un temps
défini, nous pourrions dire un cronos de l’accompagnement, mais il peut ou
non saisir un temps plus circonstancié celui du Kairos inscrit dans le cronos.
Le philosophe Patrice Guillamaud34 discerne le kairos comme
opportunité, le kairos comme éthique, le kairos comme mesure (le métron
grec). On ne pourrait donc résumer ce kairos à une simple opportunité. En
cela l’art du kairos n’est pas extérieur à la métis il est un élément de celle-ci
quelque chose qui nécessite une capacité d’adaptation au présent :
« Le kairos concerne donc le domaine de l’action qui sans pré- méditation et sans médiation
profite de l’instant, c’est la mai- trise spontanée du hasard et de l’incertitude, c’est l’action non
différée qui colle immédiatement au réel35. »
Denis Moreau36, nous indique ce lien fondamental entre métis et kairos
pour lui la kairos réclame « de la finesse, du flair, de l’intuition, toutes
qualités qui rendent remarquables les grands hommes, les fins stratèges, les
bons médecins ou les séducteurs invétérés. » Je rajouterai volontiers à cette
liste les travailleurs sociaux.
Julie est directrice adjointe de l’Alpa37 à Aix en Provence. Lors d’une assemblée générale très
dynamique et ouverte, elle observe que Marie Louise au fond de la salle, s’agite et fait des
commentaires à haute voix. Quelques spectateurs sont mal à l’aise ; Alors que l’assemblée générale
va se terminer et que Julie a le micro, elle va chercher Marie Louise, lui tient le bras et s’avance
devant tous les spectateurs elle tend le micro à Marie Louise : « Tu voulais dire quelque chose tout à
l’heure sur le lien avec ta référente. » Marie Louise prend le micro et dit « C’est important de
participer on ne peut pas toujours recevoir. »
Il y a lieu de ne pas chercher l’exercice de la kairos dans le projet cher au
travail social, si tant est que cette idée de projet ait un sens, le kairos n’est
pas prévision il est participatif de l’instant présent et adaptation au réel. Il
saisit l’opportunité pour valoriser les personnes accompagnées comme a su
le faire Julie.
Cela ne signifie pas que « l’art du kairos ne s’inscrit pas dans une
intention ». L’accompagnement social ne peut pas s’acter sans stratégie.
N’entendez pas ici que je puisse nier la nécessité d’élaboration de projet, je
postule simplement que le projet nous sert de metron c’est-à-dire de mesure
pour évaluer (un marqueur de l’action), rien d’autre et certainement pas
l’alpha et l’oméga du travail social comme les autorités de contrôle de
tarification voudraient nous l’imposer au titre d’un contrôle formaté.
Florine est Chef de service en CHRS. À la sortie d’une réunion à la Direction de la cohésion
sociale regagnant son bureau elle aperçoit un jeune couple qui pleure sur un trottoir. La maman serre
dans ses bras une petite fille de 2 ans qui a le visage rouge. Elle s’approche, les jeunes parents
expliquent qu’ils dorment sous tente dans une impasse et que la police municipale a mis du gaz
lacrymogène dans la tente pour les faire évacuer. Ce jeune couple (rom) était épuisé. Florine a écouté
leur histoire et a été convaincue que c’était le moment d’agir. Elle est venue à l’association chercher
les clefs d’un appartement qui devait être rendu (résiliation en cours) a pris la responsabilité, au
risque d’une sanction, de les conduire à l’appartement, puis a demandé un rdv au directeur de
l’association pour dire : « Je suis convaincue qu’il fallait faire quelque chose là immédiatement et
tant pis si je suis sanctionnée. » Après les observations d’usage le directeur a accepté dans la limite
de deux mois. Florine a assumé d’accompagner le couple. Deux mois plus tard le papa avait trouvé
un travail, puis un logement à son nom.
 
Saisir le moment. L’art de la kairos s’inscrit dans le cadre d’une
responsabilité assumée disons-le un engagement, c’est un art politique.
Platon dans la politique explore ce lien. Pour lui la puissance politique doit
agir dans un temps favorable s’il n’utilise pas le mot kairos mais eukaria
(moment favorable) il souligne la nécessité de produire une action unique
dans un laps de temps privilégié. Aristote utilise lui le mot kairos dans un
sens plus moral « le temps de ce qu’il convient de faire ». Cela engage une
responsabilité rappelée dans Ethique à Nicomaque38. Cela s’engage dans
une dimension éthique, une sagesse pratique phronesis39. Il n’y a pas de «
passage à l’acte inconsidéré » dans cet art de la kairos mais une prise de
décision pensée et engagée.
Mais cela est-il encore possible dans des institutions sociales et médico-
sociales qui prônent l’intervention sociale programmée, structurée, et
limitée comme garanti d’un professionnalisme finançable par la collectivité
?
Nous percevons ici la limite de l’exercice proposé dans des institutions
où le projet associatif fait l’impasse sur une part d’autonomie et de
responsabilité pour chacun de ses membres. Le plein exercice du kairos
exige une prise de risque que l’institution doit assumer et que l’encadrement
doit penser comme une dynamique de projet et d’action collective. Sauf à
souhaiter (certains le prônent hélas) que le travailleur social soit un simple
exécutant de l’intervention sociale, un opérateur spécialisé remplissant
doctement des logiciels, des items, des pseudos évaluations, des dossiers
personnalisés (que bien souvent l’usager ne voit pas), le plein exercice du
métier agit sur deux pieds l’intervention et le sens.
Pour que ce que je propose comme art de la kairos soit possible, le
travailleur social doit donc multiplier les occasions de l’émergence d’un
possible, utilisant divers espaces, divers médias, diverses rencontres. Le
cadre formel d’un bureau, ou des murs de l’institution, ne peut suffire à
enrichir le présent d’occasions opportunes. Par ailleurs l’exercice proposé
n’est pas un exercice libéral de la fonction, il agit dans un cadre associatif
ou public qui borne son intervention dans une intention rappelée (c’est du
moins à souhaiter) dans le cadre d’un projet associatif et projet de service.
La simple obéissance à une commande publique ne peut répondre à la
question du sens et au respect de la dignité de chacun. Enfin ne cherchons
pas dans cet art du kairos je ne sais quel outil magique et garant d’efficience
il s’agit plus d’une tension. Romain Jalabert40 nous rappelle cette juste
mesure et les limites de la kairos :
D’autres travaux, comme ceux portant notamment sur ce qu’il semble convenu de nommer « le
geste professionnel » gagne- raient probablement à s’inspirer du Kairos – tout au moins de ce qu’il
est possible de saisir de cet insaisissable notion. « Juste mesure » et « dextérité » pourraient garantir
le geste qui convient, au bon endroit et au bon moment ; le juste que ré- clament sans cesse les
innombrables et délicates tensions qui caractérisent le champ de l’éducation et de la formation.Mais
parce que la dimension efficace du Kairos est toujours suscep- tible d’inspirer une quelconque forme
d’instrumentalisation, ou de manipulation, il nous semble toujours indispensable, de surcroit, de
maintenir une visée éthique, censée faire de la me- nace opportuniste et dolosive une sagace
sollicitude. »
Ces préalables faits, nous postulons que l’exercice du kairos ou la
capacité dans l’accompagnement de saisir le moment opportun, nécessite
bien sûr de faire appel à sa métis mais aussi de lire et comprendre sans cesse
l’environnement, l’impact des aléas. Bref il s’agit d’une capacité adaptative
s’inscrivant dans une action. Ce type d’accompagnement social auquel
j’invite les travailleurs sociaux se distingue de la neutralité thérapeutique,
de la distance telle qu’elle a été trop souvent décrite par une interprétation
hâtive et erronée de la psychanalyse. Le poète René Char proposait une
position quelque peu provocatrice mais inspirée de métis et de kairos : «
Penser en primitif et raisonner en stratège ». Proposons de manière plus
nuancée ; ancrer l’accompagnement social dans le mouvement et la
connaissance de l’environnement (le primitif) et construire un cheminement
vers un point d’horizon réalisable (stratège).
Évidemment ce n’est pas dans une pratique statique derrière un bureau
que cela se construit. Les « évènements sont permanents dans
l’accompagnement social », ils sont souvent perturbants dans une pensée du
projet qui aime la ligne droite. Ils confrontent les équipes au sentiment
d’échec, ils conduisent le travailleur social à se remettre en question, ils
incitent parfois (trop souvent) à l’exclusion. Évidemment nous allons dans
cet accompagnement social rater des occasions opportunes, nous pourrions
nous en désespérer, fort heureusement la vie, ayant horreur du vide, nous
invite toujours à nous saisir de l’occasion suivante, pour peu que nous
restions attentifs et dans une intention éthique et que nous prenions le risque
(ou plutôt que notre hiérarchie nous y autorise) de bousculer le cadre.
Benjamin, éducateur spécialisé dans un centre d’hébergement, est assez silencieux lors de
séances d’analyse de pratique. Il est dans l’équipe une référence par son ancienneté et par sa
pondération. Lors d’une séance est abordée la recherche d’événements (projets) qui puisse permettre
aux résidents les plus discrets, voire absents, des propositions institutionnelles de participer. Les
travailleurs sociaux se plaignent du manque de moyens, de l’impératif de temps, de ce qu’ils
perçoivent comme un contrôle excessif de la hiérarchie. Benjamin jusqu’alors silencieux prend la
parole
« Je suis allé à la plage prendre un bain avec Nicolaï l’été dernier ! je n’en ai jamais parlé. »
Puis Benjamin explique qu’un soir Nicolaï dans une discussion
informelle lui a dit qu’il adorait la mer mais n’osait pas y aller seul. Sans
trop réfléchir et en suivant une « intuition » Benjamin lui a proposé de
l’accompagner à la fin de son service.
Nicolaï a, dès lors, changé. Son accompagnement est devenu plus facile.
Benjamin rajoute : « Je ne me suis pas autorisé à en parler car j’avais le
sentiment que j’avais franchi une ligne jaune, celle de la distance mais je
sais que ce sont ces quelques séances de plage qui ont rendu
l’accompagnement possible. »
La saisie d’une opportunité dans un contexte d’échec de
l’accompagnement, la recherche de « déclics », l’observation et la stratégie
ont contribué à la proposition « hors cadre » de Benjamin.
Construire le lien, celui qui permet une mise en perspective et d’être un
peu rassuré face à un avenir par essence incertain, là est le sens du travail
social. L’art du Kairos s’inscrit ici.
L’équipe où travaille Benjamin provoque, sous une apparence profane,
un climat permettant la régulation des tensions. La nomination, ou disons le
stigmate41, entraine toutes les personnes professionnels ou résidents dans un
« commun partagé » qui ne se parle que dans la limite du sigle CHRS et son
signifiant, ne permettant pas de déceler spontanément les effets sur chacun.
De ce fait cette équipe cherche à rencontrer la personne plus que le
résident le replaçant dans sa dignité, dans le sens d’une singularité plus
qu’une distinction au sens commun. Les professionnels vont alors
s’intéresser plus à la notion d’être qu’à la notion de vivre, cherchant à se
positionner de manière éthique avec des usagers en difficulté devant
répondre à un impératif quotidien de besoins primaires (vivre) mais en
recherche d’être, être acteur, construisant le sens de sa propre histoire. Cela
en correspondance avec un positionnement professionnel souhaité qui
répond, lorsque cela est nécessaire, à un besoin mais dans une perspective
de projet co-construit avec la personne. Nous percevons ici la première
tension qui traverse l’institution (nous évoquons ici l’institution sociale au-
delà du seul CHRS) c’est-à-dire la pression institutionnelle qui demande à
produire (du service, de l’évaluation, de l’économique, de la norme) alors
que l’équipe doit en préalable et dans le même temps s’intéresser à l’être.
L’équipe, même si elle peut concevoir les référentiels de normes et
d’obligations de contrôle, a une obligation première : celle de créer un
espace relationnel qui permette à la personne de prendre ou de garder les
rênes de sa vie, sa capacité à faire, à désirer. Sans cet espace relationnel,
sans cette enveloppe bienveillante le travail social n’est pas, ne répond pas à
l’exigence éthique. Rappelons d’ailleurs que l’État principal financeur et
donneur d’ordre fait sien ce principe dans la Loi de janvier 2002 : l’usager
au centre du dispositif.
L’intervention des cadres au quotidien apparait parfois comme décalée,
ne prenant pas en compte ce qui est en train de se vivre provoquant
quelquefois lassitude et incompréhension.
Bien souvent ce n’est pas tant le fond de ces interventions qui est
questionné mais la forme. Dans l’exemple de l’équipe de Benjamin
j’observe la capacité à œuvrer de manière humble, ensemble, avec un grand
respect mutuel et un attachement aux valeurs associatives ainsi qu’une
grande capacité à s’interroger. Elle dépasse des agacements ou des
incompréhensions pour construire au quotidien un lieu bienveillant et
porteur de sens
La bienveillance est prioritaire, bienveillance dans les relations
interpersonnelles de l’équipe et bienveillance envers les personnes reçues.
L’équipe veut témoigner de la reconnaissance citoyenne qu’elle a envers les
personnes reçues, de leur richesse plus que de leurs symptômes.
La reconnaissance citoyenne est mise en œuvre en s’interdisant de
nommer les personnes au travers d’un symptôme mais à plus s’attacher à
leur capacité à leur richesse. Même si la dimension institutionnelle est
présente la rencontre est celle de membres de la cité plus que celle d’un
aidant et d’un aidé. Cela nécessite bienveillance et empathie mais
également prise en compte de la réalité institutionnelle et des limites
politiques à l’action (règles, procédures, évaluation…).
Le paradigme d’insertion, s’il n’est pas imposé mais au moins présent
dans l’idée de lutte contre les exclusions, pose le postulat que le travail
ultime de l’intervention sociale est de ramener la personne vers un statut
inclus. Plus le temps de l’intervention est contraint moins il intègre que la
personne se soit trouvée ou retrouvée après de grandes épreuves. Cela
définit-il le paradigme d’exclusion ? Faut-il évoquer plutôt le paradigme de
désaffiliation42 ?
Dans le même temps l’orientation générale insiste sur l’idée de
participation et de pouvoir d’agir43, et en fait un élément central de la
politique de lutte contre l’exclusion. Cependant cela est-il compatible dans
le quotidien de l’équipe avec des exigences techniques présentant les outils,
les méthodes et même le reporting comme l’alpha et l’oméga de la pratique
?
Si l’on considère avec Paul Ricoeur que l’on doit accompagner vers « la
dignité de l’homme capable » il convient d’installer un territoire, un terrain
fertile à cette culture44.
La proximité induite par la convivialité est avant tout un outil pensé elle
n’est pas seulement une position communautaire même si le quotidien à
gérer implique un partage ; c’est dans cette tension que se positionne
chaque intervenant, en supportant les doutes et en échangeant sur la limite
ressentie si ce n’est vécue. Sans relation empathique, sans reconnaissance
de l’autre, sans émotion, sans Kairos, le travail pragmatique administratif ne
peut se construire ou est mis en échec. La fonction relationnelle est donc le
contenant des actes sociaux et de l’insertion. Cela constitue une sorte de
matière noire, une enveloppe relationnelle indispensable mais difficile à
décrire qui rend possible le travail d’accompagnement.
La création de cette matière noire45 relationnelle, support de nos actions,
est une construction collective reposant sur la mise en place de moments de
convivialité, d’échanges informels, de rire, de bonne humeur, d’actes
informels qui conditionnent l’action d’insertion (le Kairos de Benjamin en
est l’exemple) ; elle parait également nécessaire dans la sphère de l’équipe
qui peut regretter parfois que cela ne soit pas compris par sa hiérarchie.
Cela a parfois l’apparence d’un non travail (pour celui qui regarde ou pour
l’intervenant qui en vient à se culpabiliser) mais il s’agit de la base qui
permet une réassurance pour un public qui a intégré le stigmate de l’inutilité
sociale. Ce qui est demandé alors à chaque intervenant ce n’est pas
seulement de produire mais d’être. Le contrat de travail convoque la
production, le contrat de collaboration convoque quelque chose de nous
bien au-delà de la fonction.
Cette nécessaire sincérité dans l’acte professionnel prend la forme
d’émotions, de pensées, d’interrogations qui usent lorsqu’elles ne sont pas
parlées mais ces émotions sont la chambre d’écho qui permet, si ce n’est
une bonne posture, au moins une juste posture (voire Paul Ricoeur et sa
définition d’une institution juste) Il y a, au risque de l’émotion, la capacité à
comprendre rapidement la position au monde et la fragilité de l’autre la
métis ; une intelligence de la situation qui permet de poser des actes
rassurants et bienveillants… Au risque de l’émotion.
 

LA LOUVE …OU L’EXERCICE DE LA


METROPATHEIA46

« Je faisais mon travail, dit l’homme. On jette les choses mortes dans cette eau pour que je les
repêche. Avec mes dents, dit l’homme. Les choses mortes ou les choses pourries. On les jette pour
cela. Souvent on les laisse pourrir exprès pour pouvoir les jeter. Et je dois les prendre avec mes dents.
Pour qu’elles crèvent entre mes dents. Qu’elles me souillent le visage (…)
— On vous paie cher pour cela ? Demanda Jacquemort.
— On me fournit la barque et on me paie de honte et d’or47.»

 
Si l’on s’en tient à l’étymologie Grecque, dans l’apatheia il est question
de ne pas souffrir, d’être impassible. De là nous pourrions être proche de
l’indifférence si l’on ne fouille pas la polysémie du mot. Pour Aristote il
s’agit bien de l’absence de souffrance.
 
Démocrite, lui, l’utilise dans le sens de la « tranquillité d’âme ». La
traduction contemporaine par « apathie » a rendu le mot quelque peu
péjoratif et bien loin de son sens original, il faut le dire pour le moins
complexe.
Pour les stoïciens l’apatheia est recherché comme un idéal rationnel. La
capacité de l’homme sage à rester dans la paix intérieure même dans la
souffrance. Pour eux la vie est un combat permanent entre raison et passion.
La raison étant mis au rang des vertus. La passion pour les stoïciens trouble
l’âme et donc l’apatheia n’est pas impassibilité face à la douleur de soi ou
d’autrui mais recherche de s’affranchir de la tyrannie des passions. Pour
Epictète (50-125) grand maitre stoïcien, l’apatheia permet la construction de
sérénité.
Plotin, néo platonicien, plus tardivement (205-270) voit dans l’apatheia
un moyen de se purifier, un moyen de se détacher des passions qui
entravent l’existence. L’on perçoit alors l’apparition d’un courant ascétique.
De fait certains « pères de l’Église » à l’instar de Clément48, voit dans
l’apatheia la capacité de se dominer totalement pour faire triompher la
raison.
Evidemment ce n’est pas dans ce registre que nous utilisons dans cet
essai cette figure de l’apatheia laissant aux stoïciens (s’il en reste encore)
cette volonté prioritaire de devenir raisonnable. Les aristotéliciens plus
humbles, on pourrait dire plus réalistes dans les capacités limitées de
l’homme, vont utiliser le mot métropatheia c’est-à- dire une certaine mesure
dans les passions. Nous approchons ici de la question du travail social,
puisqu’il n’est pas là question de rechercher l’idéal vertueux mais de
proposer de vivre mieux en restant souffrant. On pourrait par extrapolation
dire que la métropatheia est la racine des pratiques de réduction des risques.
On aura compris ici que l’utilisation de ce mot métropatheia, pour
l’exercice qui nous concerne, est un raccourci sémantique qui nous permet
d’aborder la douleur que ressent le travailleur social dans sa pratique et
l’exercice souvent vain qu’il produit pour se détacher de la souffrance.
L’impassibilité, l’apatheia, consistant à se mettre à distance, à ne pas
prendre le risque de l’émotion est peut-être une vertu psychothérapeutique
mais à mon sens elle n’est pas une position tenable pour un travailleur
social qui pratique son art dans le registre du partage de moments de vie,
dans le concret d’une relation quotidienne avec la personne en difficulté.
Nous voyons d’ailleurs ici d’une part les raisons d’un dialogue parfois
impossible avec certains psychologues et d’autre part l’impérieuse nécessité
de décrire de l’intérieur du travail social ce qu’il produit ou essaie de
produire.
Il est donc temps ici de donner une définition à ce mot métropatheia dans
l’exercice qui est le nôtre.
Nous l’avons compris l’homme non souffrant a un nom (si tant est qu’il
existe !) : Dieu. Diogène avec la provocation qu’on lui connait percevait
cette quête impossible se promenant habillé de haillons avec une lanterne à
la main en plein jour et criant : « Je cherche l’Homme. » Ce n’est pas de
cette espèce d’homme tentant de gagner la perfection (une fiction) dont
nous parlons ici. Nous parlons d’Hommes souffrants (nous) rencontrant
d’autres hommes souffrants (les personnes concernées par le travail social).
Le travail social commence comme un travail avec soi-même c’est ce
qu’aurait pu écrire Evagre le Pontique49, père du désert pour qui l’Apatheia
doit être pensée comme moyen pour devenir plus libre à l’égard de nos
passions (entendez souffrance) lequel nous met en garde sous prétexte de
guérir autrui, de devenir soit même incurable.
Bref ce que l’on propose ici ce n’est pas de nier notre souffrance mais de
ne pas la confondre avec l’émotion que provoque la rencontre avec autrui
en particulier une personne qui va nous présenter toute sa souffrance. Il y a
donc ce premier travail indispensable de différenciation entre ma douleur à
l’énoncé d’une situation et ce qui est vécu et parfois peu clairement énoncé
par l’autre. C’est ici que je convoque l’image de la Louve ; je prends
l’émotion de l’autre, une certaine souffrance je l’ingurgite (puis je vraiment
faire autrement ?) je la digère, la malaxe et je lui régurgite sous une forme
comestible. Nous sommes bien loin de l’impassibilité (apatheia pris au sens
strict) mais plus près de l’activité en prenant la mesure de chacune des
souffrances produites (Metropatheia). Il y a ici une proposition qui ne
manquera pas d’être soumise à la critique voire à l’incompréhension. Boris
Vian dans « L’arrache cœur » cité en exergue de ce chapitre nous propose
un personnage qu’il appelle « La gloire » chargé de ramasser avec les dents
les détritus d’autrui. Il est payé avec de l’or qu’il ne pourra pas utiliser.
Inutile de chercher dans le statut salarié et dans une paye (de toute façon
scandaleusement indécente), un échange équitable à ce que l’on va produire
dans le métier de travailleur social. Nous quittons ici ce qui devrait être
raisonnable ; en devenant travailleur social nous plongeons dans la souille.
Le secteur social et médicosocial en particulier la lutte contre l’exclusion
n’est pas, loin s’en faut, une priorité pour les finances publiques, il nous est
demandé de plonger dans la souille mais en silence s’il vous plait.
Vous voilà seul face aux souffrances d’autrui. Vous voilà seul avec vos
émotions parfois confuses, souvent inexprimables. Cette figure de la
Metropatheia proposée ici est avant tout un exercice intérieur tendant non
pas à supprimer vos émotions mais à les comprendre, les mesurer (métro) et
a minima à ne pas les confondre avec celle de l’autre. Nous ne pouvons
dans ce métier difficile prétendre à l’ataraxie, une absence de trouble, un
état de quiétude mais sans doute avons-nous l’obligation éthique de tendre à
cette quiétude afin de ne pas soumettre l’autre à nos propres troubles.
C’était dans les années quatre-vingt, je travaillais alors comme éducateur dans un centre d’accueil
pour toxicomane (ce qu’on appelle aujourd’hui un CSAPA). La consommation d’Héroïne flambait à
Marseille dans un contexte d’apparition du Sida. Un matin dès l’ouverture une dame d’une
cinquantaine d’années s’est présentée avec son fils de 19 ans. Mme S était très troublée à la limite des
larmes. Dès qu’elle fut assise elle s’est effondrée en pleurs puis m’a demandé de l’excuser, son fils
était aussi très ému et tenait sa mère par la main. Je ne sais toujours pas pourquoi dès le premier
regard j’ai eu l’impression que je connaissais cette mère, en fait elle me rappelait quelqu’un et portait
d’ailleurs le même prénom. J’ai attendu quelques instants que son émotion soit moins envahissante,
je lui ai offert un café et suis allé lui chercher un croissant50. Mme S a commencé à dire que le fait de
venir parler dans un tel lieu était une douleur, qu’elle le vivait comme un échec. Puis c’est son fils qui
a expliqué qu’il prenait de l’héroïne depuis quelques mois qu’il ne gérait plus rien et ne supportait
pas de voir sa mère dans une telle détresse. Tout au long de l’entretien j’étais convoqué dans mes
pensées à mon rôle de père, aux pleurs de la mère et à des situations vécus dans mon enfance. Dès le
rdv suivant alors que rien ne le justifiait j’ai proposé au jeune de lui trouver une place rapidement
dans un lieu de cure, je sais que je faisais cela pour la mère ! J’ai revu cette femme quelques années
après incidemment, elle était architecte dans un cabinet en vogue. Nos regards se sont croisés…
Encore une fois j’ai eu le sentiment de la connaitre.
On l’aura compris aucune apatheia dans cette situation pas plus de
metropatheia, juste un débat interne pour tenter de sortir de sentiments
confus qui me traversent. Fort heureusement un excellent superviseur51 m’a
conduit à essayer de m’extraire de l’invasion d’images et d’émotions pour
proposer à cette mère (je devrais dire pour me proposer) de nouveaux
moments d’entretien plus sereins.
Pourtant combien de fois dans notre pratique de travailleur social
sommes-nous confrontés à ces situations ? Quel éducateur, quel travailleur
social n’a pas subi (le mot est choisi) ces émotions. Trop souvent hélas les
travailleurs sociaux sont seuls sans analyse de pratique52, sans regard
bienveillant ? Combien de fois la seule possibilité qui leur est offerte est de
se tourner vers un psychologue de leur propre structure qui tentera au mieux
de leur offrir un silence distancié et quelques vagues concepts de son champ
culturel.
Au risque de la controverse je défends l’idée que ce qui est appelé «
distance » et les postures associées ont précipité bon nombre de
professionnels dans des attitudes technocratiques ou désincarnées. Le
bureau et l’entretien face à face faisant office d’objet fétiche et de hochet du
pouvoir. Bien entendu la position diamétralement opposée qui tendrait à se
laisser aller à une seule proximité sympathique a conduit à des excès
dérogeant aux règles de l’éthique. Travailler au risque de l’émotion est ma
proposition, se laisser envahir par celle- ci est à proscrire. Là comme une
mesure de l’émotion, une metropatheia, je propose de rencontrer… La
louve.
La louve mange puis transforme le produit de la chasse dans son estomac
et le régurgite aux louveteaux sous une forme assimilable. Parfois le Loup
la remplace dans la même fonction pour peu qu’un petit vienne lui mordiller
les babines. Cette fonction vitale et archaïque de la régurgitation permet en
premier lieu de nourrir mais aussi de préparer le petit à son autonomie
alimentaire, le rappelle à son instinct de chasseur.
 
1986, Paule53 est infirmière chef de service du centre d’accueil pour usagers de drogue en centre-
ville Marseillais. J’ai été embauché quelques semaines plus tôt comme éducateur spécialisé dans ce
service mais à l’époque toutes les salariés sont nommés « intervenants en toxicomanie ». Nous avons
une permanence d’accueil jusqu’à 20 heures couplée à une permanence téléphonique.
Nous redoutons tous le coup de fil l’accueil du vendredi soir. À19 h 30 nous recevons un appel
téléphonique de Daniel. Nous travaillons à deux à l’écoute :
Bonsoir, je m’appelle Daniel j’ai 40 ans, Je viens de débarquer du train à la gare St Charles je
viens de trouver votre numéro.
Paule : Que peut-on pour vous Daniel ?
Daniel : je suis au bout… LONG SILENCE… Je suis avec mon fils de trois ans j’ai tout quitté à
Paris, je n’ai plus rien… Silence… Il faut que je décroche c’est ma dernière chance.
Nous entendons une voix terriblement angoissée, Daniel retient visiblement ses larmes. Il a du
mal à parler.
Paule : Bon. Daniel vous avez de quoi donner à manger à votre petit ?
Daniel : il me reste un yaourt et quelques billets, de quoi tenir 24 heures peut être deux jours si je
trouve un hôtel pas cher. J’ai claqué mon argent pour quelques grammes d’héroïne… les derniers…
Je ne peux pas être malade devant mon petit.
Nous sentons une immense détresse et je fais signe à Paule pour qu’elle mettre le combiné en
attente. Je propose à Paule d’aller à la gare chercher Daniel et son fils. Paule me dit : s’il est arrivé
jusqu’ici fais lui confiance. Il va se débrouiller on le recevra lundi à l’ouverture. Paule est très calme,
sereine. Je suis inquiet et j’ai du mal à imaginer un gosse de trois ans avec son père paumé à la gare.
Paule reprend le téléphone.
Paule : Daniel vous êtes un homme courageux voilà l’adresse d’un hôtel bon marché. On vous
attend à 9 heures lundi.
Le Lundi Daniel était là avec son fils. Paule a parlé au gamin en lui disant qu’il était magnifique
et avait un super papa. Paule a accompagné Daniel durant plusieurs mois, à chaque rdv pendant que
Paule recevait Daniel, je jouais avec son fils à pécher les poissons rouges dans l’aquarium de
l’accueil. Daniel a « décroché » il s’est installé trois ans à Marseille puis a trouvé un boulot d’AMP
dans un structure pour enfants handicapés, le directeur a été ravi de son boulot et lui a confié
l’accompagnement de plusieurs enfants. Puis Daniel est parti, quelques années plus tard il était
éducateur dans une post cure en Cévennes. Je suis resté en contact avec lui plus de 20 ans.
Paule lors de ces premiers contacts avec une douceur et un calme
remarquable a agi comme la louve. Elle a entendu et capté l’émotion de
Daniel, elle a compris sa propre émotion (en me le disant très clairement et
au passage en me conseillant de mieux digérer la mienne :
« laisse tes angoisses de papa de côté on est là pour Daniel »).
À chaque entretien elle a « régurgité » ce qu’elle avait vécu comme
émotions partagées et en les transformant en préconisations valorisantes
pour Daniel. Du grand art.
 
On l’aura compris il ne s’agit pas de compiler l’émotion de l’autre et
l’émotion ressentie mais de les digérer en soi pour tenter de les transformer.
C’est avant tout un exercice intérieur qui nécessite d’être capable d’une
introspection continue. Nous sommes loin ici d’une position de technicien
de service auquel voudraient nous soumettre, au nom de critères évaluables
les institutions et financeurs. Les réponses matérielles, le remplissage de
dossiers, l’inscription dans les droits sociaux s’ils sont indispensables ne
peuvent résumer la fonction. Cette complexité appelée ici metropatheia,
nommée mécanisme de transfert et de contre transfert par d’autres, ou bien
encore prévention de la désaffiliation nécessite un long et permanent travail
sur la posture. Je ne crois pas, on l’aura compris, que ce ne soit qu’en
prenant les habits mal ajustés voire galvaudés des concepts
psychanalytiques ou sociologiques que le travail social saura se faire
comprendre.
Reste que ces trois éléments de la posture proposés ne sauraient avoir de
sens sans engagement.
 
NOTES
27. Pierre Vernant, « Métis et les mythes de souveraineté », Revue d’histoire des religions, année
1971.
28. Platon, Théétète, Traduction et présentation Michel Narcy, éd. Flammarion, Paris, 2006.
29. On peut y voir ce que les techniques à la mode anglo-saxonne nomment le Ricovery. C’est à
dire « récupération ou rétablissement ». Ce qui montre au passage que l’on n’invente rien dans le
domaine.
30. Écologie = oikos (maison) et logos (connaissance). C’est donc une science qui étudie le
rapport des êtres vivants avec leur environnement.
31. Trédé Monique, « Encore métis, toujours kairos : d’Homère au Nouvel Hypéride », Comptes
rendus des séances de l’Académie des inscriptions et Belles lettres, 155e année, N° 3, 2011.
32. Adolfo Sanchez-Vasquez, Nair K, la philosophie de la praxis comme nouvelle pratique de la
philosophie, in L’homme et la société, n° 43-44,1977.
33. Pindare, Troisième Pythique. Épigraphe choisie par Albert Camus pour le Mythe de Sisyphe,
1942.
34. Patrice Guillamaud, « L’essence du Kairos », Revue des études Anciennes, 1988.
35. Article ci-dessus p. 362.
36. Denis Moreau est philosophe spécialisé dans la philosophie classique. Voir l’article : Le
Kairos, « l’art de saisir l’instant », publié le 31 août 2017.
37. ALPA, association logement pays d’Aix qui fait de l’accompagnement au logement et gère
une maison relais.
38. Éthique a Nicomaque, livre III.
39. On pourra ici consulter l’érudit article de Lombros Couloubaritsis philosophe à l’université
libre de Bruxelles : « Le statut philosophique du “Kairos” »
40. Romain Jalabert, Université Paul Valery Montpelier, Kairos : un concept opportun pour
l’éducation et la formation. Actes du congrès de l’AREF université de Genève, septembre 2010.
41. Utilisé ici en référence au sociologue Ervin Goffman (1922/1982) qui parle du stigmate en
tant que l’individu stigmatisé
« se définit comme n’étant en rien diffèrent d’un quelconque être humain, alors même qu’il se
conçoit (et que les autres le définissent) comme quelqu’un à part ».
42. Cf. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale.
43. Inspirée du travail social communautaire et des travaux de Paolo Freire.
44. Gaelle Fiasse, Paul Ricoeur de l’homme faillible à l’homme capable, Puf, 2015.
45. Ici employé en référence à l’astro physique (Fritz ZWICKY), qui nomme ainsi ce qui
supporte tout objet connu de l’univers, l’univers étant constitué selon cette théorie de 95 % de
matière noire seule explication à la loi de la gravité. Ramener au travail social nus osons l’hypothèse
que les interactions relationnelles quotidiennes (matière noire) sont indispensables à l’efficience
d’actes repérables voire évaluables.
46. L’on trouve ce therme dans la troisième œuvre de la trilogie de Clément d’Alexandrie «
Stromateis ».
47. Boris Vian, L’arrache cœur, Ed livre de poche, 1992.
48. Clément d’Alexandrie, 150-215, recherche à harmoniser la pensée grecque et la pensée
chrétienne.
49. Évagre le Pontique, 345-399, ascète chrétien.
50. Ce qui n’a pas manqué de faire bondir mes collègues psychologues au cours d’une séance de
supervision houleuse !
51. Thierry Guyon, psychiatre psychanalyste.
52. On peut s’étonner que les séances d’analyse de pratique ne soient pas obligatoires dans tous
les établissements sociaux et médico- sociaux. Là encore le souci d’économie l’emporte sur la
bientraitance des travailleurs sociaux. Aurait-on idée par souci d’économie de ne pas pourvoir les
véhicules des chauffeurs de ceinture de sécurité ? Il existe pourtant des financeurs qui refusent de
couvrir ces dépenses.
53. Paule Gastinel, grande dame du social, infirmière détachée de l’assistance publique hôpitaux
de Marseille auprès de l’association AMPT puis fondatrice de « appart Marseille » qui ouvre les
premiers appartements pour personnes vivant avec le VIH ; Elle est recrutée plus tard comme chargé
de missions toxicomanie Sida à la DDASS de Marseille. Elle a été nommée quelques mois avant sa
retraite chevalier de la légion d’honneur.
« Oui, je veux vous précipiter dans le progrès ! Je veux brûler vos vaisseaux pour que vous ne
puissiez revenir lâchement en arrière ! Législateurs, économistes, publicistes, criminalistes, je veux
vous pousser par les épaules dans les nouveautés fécondes et humaines comme on jette brusquement
à l’eau l’enfant auquel on veut apprendre à nager. Vous voilà en pleine humanité, j’en suis fâché,
nagez tirez-vous de là ! »
Victor Hugo, Discours à l’assemblée constituante, 15 septembre 1848 (plaidoyer contre la peine
de mort).
Les conditions de la pratique : il n’y a pas de
travail social s’il n’est pas engagé

 
« L’engagement se trouve ainsi tout d’abord dans cet enchevê- trement d’un « soi » personnel et
professionnel, préalable indis- pensable à la présence d’un authentique « être-là » dans la relation à
autrui. Accéder à la réalité de l’autre c’est cheminer ensemble en recherchant les ressources
disponibles, Cela exige ainsi parfois du professionnel de faire le deuil d’une quête incer- taine de
réponses immédiates à l’expression d’une difficulté54.»

DE L’ENGAGEMENT

L’engagement procède d’une posture politique qui prétend que


fondamentalement aucune autorité au nom de la Loi ne saurait soumettre le
travail social à une obéissance sans conditions. Si cela était il n’y aurait pas
d’éthique et pas de travail social. La soumission à des protocoles, normes,
règlements, procédures ne peut suffire à un travail social qui garderait
comme ambition de participer au but ultime de la république inscrit dans la
devise : « Liberté, égalité, fraternité ». C’est au nom de cette fraternité que
le travail social se mobilise et sauf à imaginer que l’on programme des
serveurs informatiques pour remplir des missions standardisées  (le rêve de
Bercy !), le travail social intervient dans un cadre relationnel par essence
non standardisable. L’obéissance à une autorité publique ou même à un
employeur est limitée au respect de l’éthique et des valeurs
constitutionnelles, et l’on constate parfois que les dérapages sont présents.
En décembre 2017 le ministre de l’intérieur Gérard Colomb rédige une
circulaire relative à l’examen des situations administratives dans
l’hébergement d’urgence. Cette circulaire prévoit :
– La conditionnalité du maintien dans l’hébergement d’urgence à
l’évaluation de la situation administrative par des équipes mobiles
intervenant directement par mission de l’État dans les établissements.
– La mise en place d’équipes mobiles composées d’agents de préfectures
qui interviendront après notification aux chefs d’établissements pour
évaluer directement les situations administratives des étrangers présents
dans les CHU.
Dans les jours qui suivent de multiples recours de fédérations du secteur,
d’ONG et de la ligue des droits de l’homme demandent l’annulation de
cette circulaire au conseil d’Etat. Une ordonnance du juge des référés du 20
février 2018 rejette la demande de suspension instruite par une ONG mais
précise que cette circulaire ne peut permettre aux équipes mobiles d’exercer
une quelconque contrainte ni sur les personnes hébergées ni sur les
gestionnaires d’établissement. Permettant en cela aux établissements de
refuser l’entrée des équipes mobiles à l’intérieur des locaux. Le conseil
d’État suivra cette interprétation du juge par une décision du 11 avril.
Hors le 19 janvier 2018 le défenseur des droits, Jacques Toubon, saisi lui
aussi de cette question par 26 associations recommande par courrier au
gouvernement de retirer la dite circulaire estimant entre autre que le
recensement des personnes étrangères présentes en hébergement d’urgence
se heurte aux règles de confidentialité et que le seul critère pour la mise en
place de l’accueil inconditionnel, rappelé par le Code de l’action sociale et
des familles, est la vulnérabilité des personnes sans tenir compte de la
régularité sur le territoire.
On est ici au cœur du sujet sur l’engagement du travail social et dans son
sein de chaque travailleur social. Lors d’une audition demandée par 3
fédérations et deux ONG le préfet de région PACA répondant aux craintes
des fédérations, me fit remarquer que les gestionnaires d’établissements se
devaient de se soumettre à la Loi. Outre le fait qu’en droit strict une
circulaire n’est pas la Loi mais une interprétation, je fis remarquer au titre
de représentant de l’URIOPSS que la Loi prévoyait l’esclavage jusqu’à son
abolition le 27 avril 1848 et que donc le seul critère d’obéissance à la Loi ne
pouvait garantir l’éthique du travail social55. La loi n’est pas forcément le
juste (que dire par exemple des lois de Vichy !). Dès lors le travailleur
social doit-il être conforme à la loi ou au juste au sens ou l’entend Paul
Ricoeur56 ?
Les grecs d’ailleurs différenciaient le Nomos qu’on pourrait traduire par
le droit accepté par l’usage et la coutume, du « Thémis » qui aurait à voir
avec les règles de comportement. Pourrait-on imaginer que les travailleurs
sociaux puissent obéir à des lois dans un contexte de dictature ?
S’inscrire dans le travail social c’est sans cesse travailler sur la question
du droit fondamental, sur la question des droits de l’homme. Difficile de
faire plus politique, difficile alors de ne pas être engagé. Mais de quoi parle-
t-on lorsque l’on parle d’engagement tout simplement de veiller
constamment à ce qu’une directive ne s’oppose pas aux intérêts vitaux
d’autrui et qu’aucun règlement ne puisse nuire à sa dignité.
Et pourtant :
– Il existe des établissements ou des enfants sont accueillis par suite de
handicap et où le règlement intérieur stipule que les parents ne peuvent leur
rendre visite qu’entre 17 h et 22 h alors que ceux-ci ne sont pas déchus de
leur autorité parentale, cela est-il juste ?
– Il y a des règlements de fonctionnement qui imposent à des femmes et
hommes usés, fatigués par l’errance de quitter les hébergements d’urgence
avant 8 h du matin. Cela est-il juste ?
– Il est encore courant que des professionnels de Maison départementale
de la solidarité refusent qu’un usager soit présent à une réunion de synthèse
qui le concerne. Cela est-il conforme à l’esprit de la Loi du 2 janvier 2002 ?
– Il est des consignes de l’État qui demandent de mettre fin à
l’accompagnement d’un demandeur d’asile débouté. Doit-on appliquer sans
sourciller ?
– Il y a des Maisons d’enfants à caractère social qui s’arrogent le droit
d’assister à des conseils de classe en lieu et place de parents qui n’en ont
pas été informés, cela est-il respectueux des droits des parents ?
– Il y a des textes qui parlent de mineur étranger isolé en ne respectant
pas la charte internationale des droits de l’enfant, cela est-il possible dans
une république signataire de la charte ?
– Il y a encore beaucoup d’établissements où les personnes accueillies ne
sont pas conviées aux synthèses où leur situation va faire l’objet de
discussions entre professionnels voire de décisions les concernant cela est-
il compatible avec l’esprit de la Loi du 2 janvier 2002 ?
Le travailleur social peut-il se contenter d’une obéissance aux consignes
sous prétexte qu’il ne serait qu’un technicien appliquant des consignes qu’il
n’interroge pas ?
Relisons ici la définition du travail social adopté par l’État en mai 201757
:
Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à
faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d’émancipation,
d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à
promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement
social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir
pour elles-mêmes et dans leur environnement… Le travail social s’exerce dans le cadre des principes
de solidarité, de justice sociale et prend en considération la diversité des personnes bénéficiant d’un
accompagnement social.
Cette définition officielle inscrite aujourd’hui dans le CASF engage
chaque travailleur social. Comment alors imaginer deux secondes que le
travail social ne soit pas politique et qu’il puisse se mettre en œuvre sans
engagement. Cette définition longuement débattue avant son adoption
éclaire les attendus du travail social et intègre des mots clefs.
Le premier de ces mots clefs « les droits fondamentaux » implique donc
chaque institution, chaque travailleur social. Les droits fondamentaux ont
fait l’objet de la signature d’une charte proclamée pour la première fois à
Nice le 7 décembre 2000 puis officiellement adoptée par l’union
européenne le 12 décembre 2007. Que dit-elle ?
En premier lieu cette charte a une valeur de traité et fait partie du droit en
tant que principes généraux de l’Union Européenne (Art 6 paragraphe 3
TUE) Nous trouvons trois axes dans cette charte :
– Les droits civils : droit de l’homme et droit de la procédure juridique.
– Droits politiques.
– Droits économiques et sociaux.
L’ensemble de ces droits est par ailleurs classé en 6 chapitres : Dignité,
Liberté, Égalité, Solidarité, citoyenneté et justice.
Il serait trop long de détailler et chaque lecteur pourra rechercher en
détail dans les textes. Je ne reprendrai donc qu’un exemple qui a pu faire
débat en l’intérieur du travail social ou qui parfois, il faut le dire, est bafoué
par des consignes des financeurs publics ou certaines associations. Cet
exemple se situe dans le chapitre « Egalité » on y trouve l’égalité en droit,
la non- discrimination, les droits de l’enfant, le droit des personnes âgées. Si
l’on prend l’exemple des « Mineurs étrangers isolés » peut-on lire dans les
textes qui définissent le travail social, dans la charte définissant les droits
fondamentaux, dans les textes internationaux sur les droits de l’enfant, une
quelconque discrimination qui concernerait une exception pour des
questions de couleurs de peau, d’origine culturelle, de situation familiale ?
Non. Alors pourquoi accepterait-on en tant que travailleur social qu’un seul
de ces enfants puisse dormir ne serait-ce qu’une nuit dehors sans protection
?
Définition du travail social :
« Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à
faciliter leur inclusion sociale. »
L’on peut en déduire qu’il est de la mission fondamentale de chaque
travailleur social de défendre le droit de chacun de ces enfants en dépassant
largement ce que certains voudraient résumer à l’octroi d’une prestation
sociale. Cela pourrait-il être fait sans engagement ? cela peut-il se faire sans
axe militant ? cela peut-il se faire sans accepter notre rôle politique ? Que
dit-on lorsqu’une mineure débarquée à Marseille le 24 avril 2019 âgée de
moins de 16 ans, enceinte suite à un viol par des passeurs est orientée sans
plus de procédé par une association vers un commissariat (sans
accompagnement) et que le commissariat la renvoie à la rue car MNA ?
Quelle est cette discrimination ?
Doit-on se taire ? La définition du travail social est claire ceux qui le font
sont hors champ du travail social, ceux qui dénoncent et agissent malgré la
consigne d’un employeur sont dans leur mission.
Le deuxième mot clef de la définition du travail social est «
l’émancipation ». Pourquoi ce mot ? d’où vient-il ?
Nous devons aller chercher l’origine de ce mot chez le pédagogue
Brésilien Paolo Freire58, les rédacteurs de la définition du travail social ne le
cachent pas59. Pour le pédagogue Brésilien la pédagogie est un outil
d’émancipation mais elle peut aussi, selon les valeurs qui sont en œuvre,
devenir une arme de domestication voire de deshumanisation. Pour lui
l’émancipation nécessite un préalable que les enseignants, travailleurs
sociaux, pédagogues militants, doivent mettre en œuvre : la
conscientisation.
Cette conscientisation ne peut se développer dit le pédagogue qu’en
développant la participation sociale, participation dont on remarque
l’emploi du mot dans la définition du travail social.
On peut alors s’étonner que, se réfèrant à Paolo Freire, les rédacteurs
n’aient pas intégré ce mot de conscientisation dans la définition du travail
social, il est apparu trop vague et peut-être trop sujet à polémique.
  Avant d’aborder la question de la participation intimement liée à la
question de la conscientisation, un terme de la définition du travail social
doit également être souligné : la justice sociale. Rien de plus politique que
cette expression et rien de plus précis comme invocation de l’engagement.
La justice sociale est en effet une construction morale et politique qui vise
au principe d’égalité des droits. Le travail social doit donc agir pour une
société juste. Ce vocable a été et continue d’être le fondement des
revendications qui ont conduit à l’établissement de la république. Si
Sieyès60 considérait que les plus démunis étaient incapables de penser (ce
que l’on entend malheureusement encore de nos jours), Dufourny61 pensait
lui que la justice sociale n’existe pas sans expression de ceux qu’il va
appeler « le quatrième ordre »62. En 1790 le comité de mendicité revendique
dans sa première séance :
« L’assistance est pour la société une dette inviolable et sacrée. »
Dufourny ne va cesser de défendre la souveraineté du peuple et la
constitution du 24 juin 1793 inscrit l’égalité en droit dans la constitution.
Le mouvement ATD quart monde fondé par Joseph Wresinski63 est
aujourd’hui un porte-voix de cet engagement. Pour cette association
l’exclusion sociale est une violation des droits de l’homme. Comment
pourrait-il en être autrement pour chacun de nous mais encore plus pour un
travailleur social ?
La Fondation Abbe Pierre est l’autre grande voix du combat éthique pour
la justice sociale. Dans son désormais célèbre rapport annuel, L’état du mal
logement en France, 24e rapport, la fondation exerce une liberté de parole
que bien des associations gestionnaires ne peuvent ou ne veulent avoir. On
peut lire en introduction64 dans un passage intitulé Chronique interminable
de l’inacceptable :
Le plan grand froid 2018-2019, réserve l’accès à l’hébergement aux personnes « avérées à la rue
» une demande déposée auprès du SIAO65 par une personne ou une famille à la rue n’est plus
considérée comme suffisante, elle doit être confirmée par une association, un travailleur social, un
élu, et quand ce sont les trois, les personnes sont sur-priorisés. À Marseille, seules les femmes
enceintes de 8 mois ont la certitude de pouvoir rester hébergées à condition de présenter un certificat
médical qui prouve l’avancée de leur grossesse. À Paris, une travailleuse sociale raconte avoir refusé
un hébergement au cours d’une maraude à un couple terrorisé dormant à la rue pour la première fois
avec ses deux enfants handicapés : « Quand on leur a dit qu’ils ne seraient pas hébergés la femme à
fondu en larmes. Ce soir-là, je n’ai pas trouvé les mots. Je me suis dégoutée… Le 115 devient la
vitrine d’un système qui tourne à vide.
Ce qui est ici dénoncé par la fondation Abé Pierre est-il en accord les
articles 10 et 11 du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 ? :
La nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires

à son développement.

Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux

travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et

les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état

physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans

l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des

moyens convenable d’existence.

Rappelons, s’il en est besoin que le préambule de la constitution de


1946, tout comme celui de la constitution de 1958 ou la déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789, ont par décision du conseil
constitutionnel du 16 juillet 1971, une valeur constitutionnelle. Un
travailleur social est donc fondé à ne pas obéir à des règlements qui
tendraient à remettre un enfant à la rue.
Ne restera-t-il que la Fondation Abbé Pierre ou ATD Quart Monde pour
dénoncer l’inacceptable ? Jusqu’où faudra-t-il aller dans la technicisation et
l’obéissance du travail social au dictat d’Homo économicus pour qu’enfin
chaque travailleur social puisse dénoncer, des systèmes devenus cyniques ?
Peut- on être travailleur social sans faire sien au quotidien le combat pour la
justice sociale ?
Pour ma part j’affirme qu’il ne saurait y avoir de travail social docile
face au pouvoir et que nous vivons aujourd’hui une dérive gestionnaire qui
interroge l’éthique de nos fonctions.
Il convient maintenant d’aborder dans un chapitre la question de la
participation soulignée elle aussi dans la définition du travail social :
Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur
environnement.

LA PARTICIPATION ET LE POUVOIR D’AGIR DANS


LE TRAVAIL SOCIAL PLUS QU’UNE OPTION : UNE
CONDITION ÉTHIQUE DE L’ACCOMPAGNEMENT

Il ne s’agit pas de se pencher sur les gens. IL s’agit d’adopter une posture qui permette le partage,
l’échange, et modifie le rapport dominant-dominé souvent à l’œuvre en institution, plus par habitude
et facilité que par volonté de réelle puissance.
Jacques Ladsous, Empan, n° 64, 2006.

 
En 2015 lors des groupes de travail sur les États généraux du travail
social, nous avons entendu une représentante de l’Anas à Marseille déclarer
:
« La présence des usagers dans ces travaux ne nous parait pas op- portune puisqu’en tant que
travailleurs sociaux nous sommes en capacité de relayer la parole du public que nous accompagnons.
»
La participation dans le champ social et médico- social déjà encouragée
en 1982 par Nicole Questiaux66 puis sacralisée par la Loi du 2 janvier 2002,
a connu de grandes résistances autant du fait de bon nombre de travailleurs
sociaux que des associations elles-mêmes. La timidité, voire la défiance,
avec laquelle le secteur a évolué depuis près de 20 ans sur cette question a
de quoi interroger. Nous ne reprendrons pas ici, les textes et les nombreux
articles qui ont fleuri sur cette question. Quelques associations et quelques
travailleurs sociaux qui avaient engagé une démarche participative bien
avant 2002 ont pu multiplier les initiatives en invoquant la Loi. Bien
souvent les autorités de contrôle et de tarification se sont contentées de
contrôler si les démarches de questionnaires ou de créations de CVS avaient
bien été entreprises.
Les associations communautaires67 influencées de longue date par la
pensée de Paolo Freire et quelques intervenants (on pense ici au travail de
Michel Talegani ou José Dhers) avaient déjà esquissé des démarches
innovantes en la matière. L’apparition du Sida au milieu des années quatre-
vingts et la mobilisation militante d’associations comme Aides ont contraint
le secteur à s’ouvrir à ces pratiques. Le Sida nous a rappellé à tous que la
personne accompagnée pouvait être notre ami, notre sœur, nous même.
Dans un secteur où le maître mot était « la prise en charge » la participation
est souvent apparue au mieux comme une contrainte mais pour certains
comme une hérésie. Les freins à la participation sont multiples : peur de
perdre un pseudo pouvoir, crainte de ne pas pourvoir s’exprimer librement
entre professionnels, manque de formation.
Je postule que le principal frein à la participation et la mise en œuvre du
pouvoir d’agir réside dans la question de la posture. Le cadre social et
psychique de la première rencontre et le cadre physique de celle-ci influe
sur la poursuite soit d’une traditionnelle prise en charge soit d’un travail
avec et pour la personne. Reçoit-on un citoyen égal en droit ou le porteur
d’un symptôme ? La mise en place obligatoire et normé d’un questionnaire
de satisfaction ou la construction artificielle d’un CVS n’a strictement rien à
voir avec une dynamique participative. Ce type de pratique est évidement
voué à l’échec puisqu’il pourrait se résumer à « et maintenant parlez ! »
On connait dans d’autres cadres ce que l’application stricte et
règlementaire d’un droit à la parole donnée. Après 1968 dans chaque école,
chaque établissement scolaire se sont établis des conseils de parents
d’élèves combien ont permis une véritable co-construction d’un projet
d’établissement ? Il se sont résumés la plupart du temps à l’organisation
d’activités périphériques, à l’organisation de kermesse, de discussions sur
les conditions matérielles de la vie des établissements. En 1989 alors que
j’étais président d’une association de parents d’élèves (FCPE) et que les
parents d’élèves m’avaient délégué pour interroger les enseignants sur
certaines pratiques pédagogiques je me suis fait répondre dans un premier
temps que nous n’étions pas qualifiés pour poser ce type de question, dans
un deuxième temps la directrice gênée est venue me dire que les
enseignants souhaitaient que je ne sois plus présent au conseil d’école !
On le voit le frein à la participation est avant tout une question politique
dans une société où la participation est au mieux délégataire, le principe de
démocratie directe, d’autogestion, de co construction sont toujours vécu
comme « a-professionnels », voire trop contestataires ou anarchisants.
Instaurer un modèle participatif dans un contexte général délégataire est
voué à de grandes difficultés. Il y a quelques mois une inspectrice principale
de la cohésion sociale partant à la retraite évoquait mes prises de parole à un
ami : « Je pense finalement qu’il est anarchiste ! »
Donner la parole aux premiers concernés, leur permettre de co construire
leur parcours, refuser la prise en charge et soutenir l’accompagnement, c’est
convoquer chaque personne en responsabilité c’est l’inscrire dans une
république isonome ce n’est pas une dérive du travail social c’est
l’application d’un principe républicain et bien sûr, les voies républicaines ne
sont jamais aussi simples que l’autocratie.
Ce qui convoque le professionnel dans la participation est évidement la
place de chacun dans la relation, la relation égalitaire fait peur. Dans une
recherche du Laboratoire d’étude et de recherche sociale au sujet de la
participation dans le champ de la protection de l’enfance68 les chercheurs
notent ces questions autour de « l’égalité » souhaitée et redoutée :
« Bien qu’ils manifestent une certaine ouverture à l’égard des parents, les professionnels ne
considèrent toutefois pas les fa- milles comme des partenaires. Tout au plus, leur reconnais- sent-ils
une place d’usagers qui leur confère des droits spécifiques réaffirmés par la Loi de 2007 mais ils n’en
sont pas encore au point de leur donner une place active… Considérer les parents comme partenaires
serait les inscrire dans une rela- tion d’égalité qui ne sied aucunement aux professionnels dans la
mesure où ils considèrent avoir une prévalence sur le point de vue des familles à l’égard des
situations traitées et un rôle spécifique à jouer auprès d’elles. »

QUELLE EST CETTE ÉGALITÉ REDOUTÉE ?

Évidemment notre champ professionnel nous conduit à constater tous les


jours que l’égalité des conditions n’est pas naturelle et Voltaire de déclarer :
  « Les mortels sont égaux, leur masque est diffèrent. C’est du même limon que tous ont pris
naissance dans la même faiblesse ils trainent leur enfance, et le riche, et le pauvre et le faible et le
fort, ont tous également des douleurs à la mort69. »
Nous avons rappelé au début de cet essai (l’humilité) la nécessité pour le
travailleur social de garder conscience en permanence de cette égalité de
nature, nous sommes des homos Sapiens au côté d’autres homo sapiens, oui
mais les conditions font que certains sont riches, certains sont forts nous
rappelle Voltaire. Ici l’égalité s’efface on l’aura compris. La mission du
travailleur social étant d’agir pour la justice sociale, il est payé pour
diminuer les inégalités de destin. Pas de quoi redouter donc le combat pour
ce type d’égalité.
S’agit-il alors d’une autre égalité dont il serait question ? celle du statut ?
Le statut s’appuie sur deux éléments, le contrat de travail et le contrat de
collaboration. Le premier est clair nous donnons de l’énergie contre
rémunération, le deuxième non écrit nous engage dans un projet (projet
associatif, projet de service). Aucun de ces contrats nous distancie de notre
égalité de nature avec les personnes accompagnées. Les pratiques
participatives, le pouvoir d’agir, nous impliquent juste dans un projet
commun dans lequel chacun intervient à sa juste place. Ce qui sépare le
professionnel et l’usager n’est juste qu’une question de moyens et il
incombe par sa nature au travail social de concourir à la justice sociale.
C’est un pouvoir que nous devons partager en nous associant pleinement à
la personne en difficulté.
Moustapha a grandi dans les quartiers nord de Marseille dans une famille particulièrement pauvre
après que le père de famille ait été placé en invalidité. Au pied de l’immeuble : les dealers. Alors
Moustapha va consommer très tôt les produits à sa portée. Nous sommes dans les années quatre-vingt
et le Sida va dévaster ces cités oubliées. Moustapha passe de longs mois à l’hôpital. Puis de soins en
soin de cures en cures il vieillit prématurément. Son corps ne le tient pas. Je retrouve Moustapha
alors qu’il est accompagné dans notre programme d’aide à domicile. Il aime venir à l’association et
participe lorsqu’il le peut à des activités conduites par le Conseil de la vie sociale. Sa situation
économique se dégrade il ne se sent plus en sécurité. Il souhaite que nous l’aidions à trouver un
logement en dehors de Marseille car il ne parvient pas à s’extraire d’un réseau relationnel qui le met
en danger. Je lui propose de l’accompagner visiter un appartement à 30 km de Marseille.
Je déteste conduire aussi je propose à Moustapha de conduire le véhicule de service. Moustapha
est étonné et me demande s’il a bien compris. Moustapha est très prudent et me remercie de ma
confiance. Lorsque je reviens à l’association la comptable me dit que c’est très imprudent de faire
conduire un usager et que « ce n’est pas dans la nature des choses ! je ne crois pas que l’on soit
assuré pour ça ? »
En quoi serais-je plus apte à conduire qu’un usager du service ? Alors
que la Maif assure évidement toutes les personnes de l’association (y
compris les usagers bien sûr à jour de leur permis) pourquoi
l’accompagnant devrait-il systématiquement prendre le volant ?
La participation doit se vivre dans le quotidien et bien au-delà des
espaces codifiés. Après cette première avec Moustapha nous avons décidé
de prêter les véhicules plutôt que d’accompagner systématiquement les
usagers. Une statistique d’accident a été faite sur deux ans, les résultats ont
été très clairs : moins d’accident lors de prêts de véhicules qu’avec les
professionnels !
Laisser des usagers se réunir dans les locaux d’une association sans la
présence de professionnels est une autre façon de signifier aux usagers
qu’ils sont intégrés à la vie associative. Laisser les usagers inviter eux-
mêmes les professionnels pour les réunions de synthèse les concernant est
un autre outil très efficace pour mettre en œuvre la démarche participative.
Demander à un usager de répondre au standard téléphonique ou faire le
premier accueil transforme de manière proactive la démarche associative.
Laisser l’usager qui maitrise l’informatique remplir lui-même son dossier
personnalisé modifie en profondeur la relation d’accompagnement. Autant
d’exemples de gestes simples à mettre en œuvre bien plus efficients que la
simple mise en œuvre d’un CVS.
DE LA POSTURE ASSOCIATIVE, L’ASSOCIATION
PREMIER LIEU DE LA CITOYENNETÉ ?

Alors que la plupart des établissements et services sont sous statut


associatif, rares sont les associations où les personnes accompagnées sont
adhérentes ou ont la possibilité de participer au conseil d’administration ?
pourquoi ? les associations où le conseil d’administration n’est composé
que de bourgeois (j’emploie le mot ici dans son sens étymologique : celui
qui a un statut social dans le bourg) sont majoritaires. Il y a des associations
où le conseil d’administration est vieillissant sans garantie de quorum ! que
craint-on en associant les usagers à nos instances ? Que craint-on en
prévoyant des sièges à des représentants des salariés ?
On me fit remarquer un jour que le président étant l’employeur il était
dangereux qu’un salarié et encore plus un usager puisse avoir un droit de
vote. Redoutons-nous à ce point la vie démocratique associative ?
Combien d’assemblées générales associatives prévoient-elles une large
participation des personnes accueillies et des salariés70 ? A HAS en 2004
lorsque nous avons décidé d’ouvrir l’assemblée générale nous avons été
questionnés sur les questions de confidentialité (qu’il y aurait-il de
confidentiel dans une assemblée générale ?) sur la rigueur des votes (en
quoi des votes ne pourraient- ils pas être rigoureux dans une assemblée
générale ouverte). En 2015 400 personnes étaient réunies pour l’assemblée
générale avec une très large expression des usagers. L’association s’est-elle
trouvé en difficulté ? Avons-nous perdu de notre sérieux et de notre
professionnalisme ?
À quoi peut bien servir de constituer un CVS si l’assemblée générale
associative est réduite à quelques adhérents administrateurs ? Que reste-il
du principe associatif dans ces assemblées normées et moroses qui
caractérisent encore largement le secteur associatif ?
Que nous dit la loi du premier juillet 1901 dans son article premier ?
L’association est une convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun
d’une façon permanente leur connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager les
bénéfices.
Il y a dans cet article premier les conditions de la participation et du
pouvoir d’agir ensemble. L’outil de la Loi de 2002 existe depuis 100 ans.
L’historien Maurice Agulhon71 a montré comment au XIXe siècle en
particulier en Provence les « cercles » nombreux dans les villages ont
constitué l’élément fédérateur de la sociabilité villageoise. Entraide, aide
aux nécessiteux, organisations de loisirs, constituaient le socle de ces
cercles où la base de la rencontre était la convivialité72.
À la fin du XIXe siècle, les cercles peu à peu disparaissent au profit des
associations dont l’objet est plus large et qui offrent une souplesse dans leur
entité juridique, mais c’est aussi parce que les cercles apparaissaient
souvent comme des lieux politiques, des lieux de revendications. Le cercle
plus restreint dans son objet ne répond pas assez à l’intérêt général. Nos
associations sont-elles devenues des cercles ? Sans doute non si l’on
considère que les associations du secteur social et médicosocial poursuivent
une mission d’intérêt général sans restreindre le champ de leurs
bénéficiaires. À cet égard et selon les recommandations du fisc73 on ne
saurait considérer qu’une association n’est pas un « cercle restreint » car
elle ne s’adresse pas délibérément qu’à une partie du public qu’elle vise par
ses missions.
Néanmoins dans leur système de gouvernance nos associations peuvent
être interrogées sur le peu d’ouverture qu’elles mettent en place dans leurs
conseil d’administrations ou même aux adhérents potentiels.
En 1993 un usager de drogue nous a interpellés, il souhaitait rencontrer
le président de l’association de prévention des toxicomanies pour devenir
adhérent. La question a été quelque peu embarrassante puisque les seuls
adhérents étaient les membres du conseil d’administration cooptés. Peut-on
réellement avancer sur le thème de la participation au sein d’associations
limitant leurs nombres d’adhérents aux membres du conseil
d’administration cooptés ?
Évoquer la participation sans se poser la question de nos
fonctionnements associatifs c’est, de fait, limiter le pouvoir d’agir. Interagir,
dépasser le seuil de nos propres turpitudes, discuter avec son voisin, entrer
en association sont autant de moments clefs pour agir et réaliser l’intérêt
commun. C’est souvent la clef de la lutte contre la solitude et un moyen
d’enrichir nos affiliations. Robert Castel74, notamment, a montré que la
multitude de nos affiliations, de nos relations sociales caractérisait notre
relation au monde. Lorsque nous adhérons à une association, nous
multiplions la sphère de nos connaissances que ce soit des associations
sportives, culturelles et sociales et c’est souvent le hasard des rencontres qui
nous conduit à nous impliquer. Pourquoi dans une démarche participative se
priver de cette énergie ?
Le savoir académique, diplômant ne saurait à lui seul répondre aux
questions immenses que pose le champ d’intervention du secteur social et
médico-social, dès lors que nous nous ouvrons à l’écoute du savoir
expérientiel nous élargissons nos compétences collectives.
J’avais pris l’habitude au plus fort du développement d’HAS d’aller aux
rendez-vous auprès des autorités de contrôle et de tarification avec un ou
des hébergés de la structure. J’ai constaté immédiatement que le dialogue
avec nos financeurs était tout autre en même temps que les usagers
concernés saisissaient mieux les contraintes qui freinaient nos capacités
professionnelles. À plusieurs reprises j’ai entendu les reproches de certains
professionnels résumés ainsi :
 

L’USAGER ALIBI !

Oui faire participer des usagers à des réunions professionnelles peut


servir d’alibi. J’assume puisqu’il y a l’évidement une stratégie clairement
expliquée aux personnes qui m’ont accompagné dans ces rendez-vous. Il est
plus difficile à un financeur d’expliquer une fermeture de services ou des
restrictions financières aux premiers concernés. Sans aucun doute la
nomination de Mme Germaine Poinsot Chapuis comme première femme
ministre (Santé publique et de la population) en novembre 1947 par Robert
Schuman, était un alibi à la condition féminine et au fait que les femmes
allaient enfin pouvoir voter. Sans aucun doute l’élection de Barak Obama
contenait en son sein un alibi pour la question de l’égalité de la population
afro américaine, sans aucun doutes la nomination de Nicolas Hulot
constituait un alibi à l’écologie pour Emmanuel Macron. Rien de choquant
à tout ça. La voix de ceux qui n’ont pas la parole dans un contexte politico
social particulier est toujours importante pour transformer nos regards.
Lorsque les usagers d’un CHRS de l’armée du salut sont invités à la table
lors de la visite d’une inspectrice de la DDCS qui a l’intention de diminuer
les moyens du service, la réunion se transforme et le budget est maintenu.
Lorsqu’une femme célèbre prend la parole pour dire qu’elle a été victime de
violence conjugale la cause de la violence faite aux femmes progresse.
Lorsque Lyes Loufok75 prend la parole pour dire devant les sénateurs et
députés ce qu’il a vécu comme violence dans des établissements de
protection de l’enfance les politiques bougent, lorsque Anne Darbes76 avec
une qualité d’écriture remarquable témoigne de sa vie d’enfant adopté, de
son itinéraire en maison d’enfant puis de sa transformation à l’âge adulte
elle transforme le regard du lecteur sur la question sociale. Lorsque Salim
Benfodda77 lourdement handicapé témoigne de son parcours d’usager du
médico-social aux étudiants de l’IRTS Paca il insuffle un changement de
regard sur le handicap. Tous ces témoignages, toutes ses prises de parole,
toutes ces participations, toute l’intelligence et le pouvoir d’agir mis en
œuvre concourrent à la transformation sociale.
Et pourtant que de critiques, de silences agacés, existent encore chez les
professionnels du secteur. Si de nombreuses initiatives se multiplient pour
enfin rendre la parole confisquée des usagers, du chemin reste à faire pour
dépasser la simple création normative d’un Conseil de la vie sociale réduit à
la mise en place d’une animation ponctuelle ou d’un avis sur un règlement
intérieur.
Les associations portent une grande part de responsabilité dans cette
frilosité vis-à-vis de la participation. Souvent centrées sur les questions de
gestion financières et d’organisation administrative elles n’encouragent pas
les initiatives participatives. Quant aux autorités de contrôle et de
tarifications centrées sur leurs critères financiers elles n’ont ni le temps ni
les moyens d’encourager les structures associatives voire à favoriser celles
qui font de la participation le cœur de leur projet.
Bien sûr il existe de très nombreux exemples où les établissements ont su
encourager les initiatives des travailleurs sociaux et où ceux-ci ont créé des
synergies avec le public pour que la démocratie participative et le pouvoir
d’agir deviennent des outils efficients pour une meilleure insertion sociale.
Il est temps alors de laisser la place à quelques témoignages qui éclairent
sur les bénéfices de postures engagées, utilisant les trois figures proposées
dans cet essai. Témoignages d’acteur de terrain et de personnes concernées
par le travail social comme formateur, usager, acteur du pouvoir d’agir ou
consultant.
 
NOTES
54. Joran Le Gall et Christina De Robertis, « Travail social et engagements (s) », La revue
française de service social, 270.2018-3.
55. En l’occurrence nous avions noté une grande qualité d’écoute du préfet qui a reconnu aux
associations d’être dans leurs vocations et leur légitimité en contestant ce texte même si à l’évidence
il avait pour mission de nous inciter à l’appliquer.
56. Paul Ricoeur, Le juste, la justice et son échec, éd. L’Herne, 2006.
57. Décret n°2017-877 du 6 mai 2017 paru au JORF n° 0109 du 10 mai 2017 donc intégré dans le
Code de l’action sociale et des familles.
58. Paolo Freire, La Pédagogie des opprimés suivi de conscientisation et révolution, éd. de la
Découverte, 2001.
59. Question que j’ai pu poser à Emmanuel Pélissier directeur général de l’IRTS co-rédacteur de la
définition.
60. Emmanuel Joseph Sieyès (il fut abbé !) 1748/1836.
61. Louis-Pierre Dufourny de Villiers, 1739/1796.
62. Dufourny appelle cet ordre « l’ordre sacré des infortunés » qui ne sont représentés ni par le
clergé ni par la noblesse ni par le tiers état.
63. Joseph Wresinski fondateur d’ATD quart monde, 1917/1988. Il déclare le 17 octobre 1987 : «
Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir
pour les faire respecter est un devoir sacré. »
64. 24e rapport sur le mal logement en France, Fondation Abbé Pierre, 2019 ;
65. Le fameux Service Intégré d’Accueil et d’orientation !
66. Nicole Questiaux alors ministre de la solidarité nationale a rédigé un texte intitulé : « Adresse
aux travailleurs sociaux », elle y invite les professionnels à associer largement les usagers aux
décisions qui les concernent.
67. On peut citer l’association EGO, « Vie avec nous », le Bus des Femmes pour la région
Parisienne, l’association Cabiria à Lyon, l’association « Autres regards » à Marseille.
68. Participation des usagers et transformation des pratiques professionnelles des acteurs de la
protection de l’enfance, Laboratoire LERS, Rapport final juillet 2014.
69. Voltaire, De l’égalité des conditions, Poème philosophique, 1738.
70. Fort heureusement il y en a de plus en plus, je pense à la magnifique convention 2019 d’«
Aurore », je pense à l’assemblée générale de l’association « La Chaumière » mise en scène par
Nicolas Valsan et « Artemia », à celle de l’« Alpa » et à bien d’autres. Cela est réjouissant mais ne
peut cacher la platitude d’assemblées générales non participatives.
71. Maurice Agulhon (1926/ 2014), La république au village, éd. Plon, 1970.
72. En 1997, le hasard a voulu que je fasse l’acquisition d’une maison de village (Alleins) où j’ai
retrouvé dans un vieux coffre les archives du « Cercle de l’union ». Je me suis intéressé de ce fait à ce
qui se vivait dans ces cercles.
73. On lira à ce sujet l’instruction fiscale faisant suite aux recommandations issu du rapport du
député Yves Blein en juin 2016.
74. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, éd. Gallimard, poche, 2011.
75. Lyes Louffok, Dans l’enfer des foyers, éd. « j’ai lu », 2016.
76. Anne Darbes, Le visage de l’autre, éd. L’Encre rouge, 2018.
77. Salim Benfoda, administrateur de l’association Artemia, salarié de Habitat Alternatif Social,
formateur vacataire à l’IRTS-paca.

 
Des pratiques

 
La formation est, non pas un préalable à la mise en acte de nos compétences, mais surement
l’élément central pour toute personne cherchant à s’engager dans le travail social. Plus encore la
formation au-delà de nos fonctions est une condition éthique pour que nous laissions traverser par le
doute, le questionnement, l’apprentissage. C’est sans doute là que se croisent le savoir profane et le
savoir savant, c’est là que nous percevons des chemins et des impasses. De nombreux centres de
formation au-delà des obligations administratives et des contraintes pédagogiques se sont engagés
très tôt dans la recherche et l’innovation c’est le cas à Marseille de l’IRTS PACA et c’est donc
naturellement que j’ai demandé à François Sentis son directeur général de partager ici sa réflexion sur
la transformation des pratiques :

LA FORMATION COMME LIEU DE


TRANSFORMATION DES PRATIQUES

François Sentis (Directeur général de l'IRTS PACA et Corse)


La recherche n’a cessé d’être le catalyseur de mes divers engagements
professionnels78. Des rencontres ont jalonné ma vie comme autant de
bouleversements, d’émerveillements et de défis à relever, tant d’un point de
vue personnel que professionnel et c’est riche de ces expériences et de ces
enseignements qui n’ont cessé de m’accompagner jusqu’à ce jour que je
vous propose ici ma modeste contribution. Dans une relation, il y a l’Autre,
impavide ou démonstratif, l’altérité qu’il convoque, questionne la posture
professionnelle qui dans le travail social devient déterminante. La prise en
compte des personnes concernées dans les processus d’innovation sociale
est un sujet sur lequel nous avons pu expérimenter avec Éric Kérimel et son
équipe de nouvelles façons de concevoir la formation des travailleurs
sociaux. Il est donc tout naturel que nous puissions ici, ensemble, témoigner
de ce qui peut être au travail dans un tel contexte pédagogique.
Acteur historique de la formation en Travail social, l’Institut Régional du
Travail Social Provence Alpes Côte d’Azur et Corse est né d’une volonté
politique d’État (arrêté ministériel du 22 août 1986) par la fusion de l’École
de Service Social de Provence créée en 1936 et de l’Institut de Formation
d’Éducateurs Spécialisés créé en 1957. C’est une association loi 1901 qui,
pour son activité de formation initiale, bénéficie d’une dotation de
fonctionnement allouée par le Conseil Régional Provence Alpes Côte
d’Azur. Issus du monde associatif du secteur social ainsi que des institutions
publiques, les membres du Conseil d’Administration de l’association sont
tous bénévoles. Les représentants des étudiants y sont membres de droit
avec voix délibératives.
Centré sur la formation et la qualification en travail social, son projet
pédagogique s’inscrit dans un processus dit appropriatif et de recherche
intégrée dans le cadre de formations réglementaires validées par un diplôme
d’État (du niveau V au niveau I) dans les domaines de la petite enfance, la
médiation sociale et familiale, l’intervention sociale, l’éducation
spécialisée, la dépendance et l’encadrement.
Le processus d’universitarisation des formations en travail social a été
pour moi une formidable opportunité afin de nous engager dans une
dynamique de transformation des pratiques professionnelles des travailleurs
sociaux.
Comme j’avais pu le souligner à l’issue de la Conférence de consensus, «
si la recherche peut constituer un risque potentiel pour les acteurs du travail
social dans la mesure où les connaissances et les savoirs produits seraient de
nature à leur apprendre quelque chose des effets produits dans le réel du
social auquel ils œuvrent, la recherche « pour » le travail social constitue là
aussi un risque, cette fois épistémologique pour les chercheurs, qui est
d’apprendre quelque chose des artefacts que leurs méthodes seraient
susceptibles de produire. Tout phénomène de collaboration et de
coopération prenant appui sur l’hétérogénéité des systèmes qu’il convoque
produit du même coup des effets d’altération des systèmes existants… »79.
Les transformations des pratiques professionnelles se feront à cette
condition, celle d’accepter avec humilité de voir nos certitudes instituées
remises en cause en s’affranchissant de conceptions rationalistes et enrichir
les pratiques professionnelles instituées d’initiatives instituantes telle que
l’implication d’usagers et d’étudiants dans nos recherches de terrain.
C’est dans cette perspective que nous avons créé « Le SocialLab » au
sein de l’IRTS PACA et Corse. Il s’agit d’un espace de travail où les
différents acteurs sociaux peuvent y collaborer en mode « projet ». La
participation d’usagers que je préfère qualifier de personnes dites «
concernées » y est selon moi déterminante. Elles portent en elles quelque
chose du réel du matériau sur lequel le chercheur, le formateur, le travailleur
social et l’étudiant vont se pencher ! Aussi, leur savoir est-il au cœur même
de ce qui peut faire objet d’enseignement pour tout à chacun.
Notre ambition a été de créer un dispositif qui permette aux acteurs
institutionnels d’y travailler des problématiques d’intérêt général en
collaboration avec les « personnes concernées » par les différentes
questions qui y sont traitées. Participer ne veut pas nécessairement dire
collaborer… Pour nous assurer d’une véritable « co- construction »80, il a
été nécessaire de doubler notre investigation méthodologique d’une mise au
travail des représentations sociales dont nous sommes, bon gré mal gré,
porteurs.
Outre les savoirs et compétences capitalisées lors d’un processus de
formation, c’est « la posture professionnelle » qui se trouve là épinglée et
qui, dans le cas de figure qui nous intéresse ici, vient s’éclairer de son
envers qui serait l’« imposture professionnelle »81 !!!
Ainsi n’y aurait-il qu’une volte-face à faire pour passer de la « posture »
à l’« imposture » professionnelle. Sans même faire preuve de malice, il
nous suffit de faire l’impasse sur la schize structurelle du paradoxe auquel le
sujet se trouve confronté sur le plan existentiel, à savoir « ce qu’il est »
d’une part et « ce qu’il se représente être » d’autre part.
« Il y a une expérience de la chose visible comme préexistante à ma
vision », nous dit M. Merleau-Ponty, « mais elle n’est pas fusion,
coïncidence : parce que mes yeux qui voient, mes mains qui touchent,
peuvent être aussi vus et touchés, parce que, donc, en ce sens, ils voient et
touchent le visible, le tangible, du dedans, que notre chair tapisse et même
enveloppe toutes les choses visibles et tangibles dont elle est pourtant
entourée, le monde et moi sommes l’un dans l’autre, et du percipere au
percipi il n’y a pas d’antériorité, il y simultanéité ou même retard. Car le
poids du monde naturel est déjà un poids du passé »82 . La représentation de
soi ne saurait acquérir le statut d’objet qu’au regard de sa fonction scopique,
à savoir d’un leurre. Sa consistance se tient grâce au cadre institutionnel qui
lui est associé et qui l’authentifie dans un espace-temps partagé.
Le Sujet en tant que tel, qu’il soit propre au travailleur social ou à
l’usager ne saurait être structurellement différent, sinon à s’être précisément
structuré selon des représentations spécifiques voire potentiellement
opposées et/ou complémentaires. À savoir, qu’il n’y aurait de travailleurs
sociaux qu’à la condition qu’il y ait des usagers !!!
Associer au sein même du processus d’étude et de recherche des usagers
mobilisées en qualité de « personnes concernées », c’est ouvrir un champ
épistémologique où la temporalité même de ce qui fait de nous des sujets se
trouve ici mobilisée. Si nous pouvons légitimement penser que le registre
du sujet est immuable, nous pouvons faire l’hypothèse que par le jeu des
représentations sociales et mentales ainsi mises au travail, cette rencontre
d’univers hétérogènes puisse être productrice de transformations
professionnelles pour les travailleurs sociaux engagés dans ce type
d’investigation.
Le temps du projet peut ainsi devenir un « espace- temps » durant lequel
les représentations seront mises au travail et ce pour chacun des acteurs
engagés dans le processus d’étude et de recherche. C’est par le prisme de
l’objet étudié qu’il deviendra possible de transformer ce qui fait « posture »
en tant que « co-construction ».
Je partage le sentiment selon lequel, « actuellement, les travailleurs
sociaux trop souvent ont le regard axé sur les faiblesses des individus et la
réponse à leurs problèmes. Le développement du pouvoir d’agir suppose de
mettre l’accent sur les réussites et les opportunités, pas seulement sur les
problèmes et les carences. Il s’agit d’une posture qui n’est guère acquise. Le
changement de paradigme s’impose dans la pratique traditionnelle du
travail social. Le sens du travail social n’est pas la « prise en charge » des
publics, mais leur accompagnement pour transformer les conditions sociales
et personnelles qui les rendent vulnérables. » 83
Je me souviens, voici près de vingt ans maintenant, des propos de la
directrice d’une structure d’accompagnement à la réinsertion sociale me
disant après avoir écouté le récit de vie d’une personne qu’elle
accompagnait : « J’ai reçu une femme aujourd’hui. Quinze ans de
prostitution… Moi quinze jours, je meurs !!! » Nous avons assez vite
échangé sur les capacités, les compétences et les savoirs uniques et
singuliers qui ont permis à cette femme de survivre dans des
environnements hautement hostiles. La difficulté en pareille situation pour
celui ou celle qui recueille ces bribes de vie consiste à s’abstraire de la
connotation morale de la situation sociale décrite mais de se centrer sur les
compétences inventées et/ou mobilisées par la personne. Il nous faut oublier
le cortège de stigmates sociaux qui peuvent être associés à la figure de la
prostitution pour nous tourner vers la dimension historique du sujet afin de
faire le chemin à rebours et identifier les pépites d’intelligence qui ont
jalonné sa vie et ce faisant délester la personne, comme nous-mêmes, des
représentations sociales qu’une telle situation peut susciter.
S’inscrire dans le Développement du Pouvoir d’Agir, c’est porter un
regard singulier sur les situations sociales que vivent les personnes
concernées mais aussi créer un cadre où les représentations sociales portées
par les représentants des instituons publiques, d’intérêt public ou de mission
de service public seront mises au travail grâce aux investigations réalisées
par des équipes pluridisciplinaires constituées de personnes concernées,
d’étudiants en formation de travailleurs sociaux, de travailleurs sociaux, de
formateurs et de chercheurs afin de créer des transformations, si mineures
soient-elles, au sein des structures institutionnelles.
Le triptyque Intervention Sociale, Recherche et Formation confère ainsi
au SocialLab une dimension politique par sa capacité à influencer les
politiques publiques en matière d’intervention sociale et de pratiques
professionnelles.
À ce jour, nous avons mis en œuvre deux projets témoignant d’une telle
envergure. Le premier en date, s’intéresse au problématique du
rétablissement des personnes ayant ou ayant eu des troubles psychiques84.
Le CoFor propose à ses étudiants des outils d’appropriation collective de
connaissance de soi, de ses troubles et des moyens d’y faire face. Il s’agit
d’un Centre de Formation au Rétablissement par les pairs, lieu unique pour
expérimenter de nouvelles expériences et développer des pratiques orientées
vers le rétablissement. Les étudiants peuvent s’inscrire à un ou deux
modules de 12 cours hebdomadaires par trimestre, au choix.
Le second en date s’intéresse aux questions soulevées par la
dématérialisation de l’accès aux droits sociaux notamment. Un nouveau
profil de travailleur social est expérimenté, celui de Moniteur éducateur
médiateur socio-numérique85. Il s’agit d’une formation qualifiante ouvrant
sur un Diplôme d’État (DE) de Moniteur Éducateur « augmenté » d’une
compétence en médiation numérique dont le développement pédagogique
est associé un programme de recherche. Les bénéficiaires sont les personnes
impactées par la dématérialisation de l’accès aux droits.
Ces projets mobilisent tout à la fois des usagers, des étudiants (plus
particulièrement pour les étudiants en travail social de grade Licence), des
acteurs professionnels publics et privés du secteur social et médico-social,
des formateurs et des chercheurs. La notion d’équipe de recherche se trouve
ainsi élargie à l’ensemble du spectre des acteurs susceptibles de produire
des connaissances sur l’identification des articulations, des innovations ou
des tensions qui peuvent se créer notamment entre intervention sociale,
vulnérabilité, précarité et dématérialisation (pour le second projet).
L’étudiant, en qualité de partie prenante du processus mis en œuvre peut
alors expérimenter son engagement professionnel et social tout comme il
peut également éprouver son implication citoyenne. C’est de cette
implication citoyenne que peut naître le sentiment d’être aussi une personne
« concernée ». Le fait d’être concerné n’est pas un « état » mais un
ensemble de « dispositions subjectives » propres à nous permettre de nous
départir de toute forme de préjugés.
Nous sommes là dans le registre de l’intime, ce qui est le plus en dedans
et le plus essentiel86 à l’Être que l’on est. De fait, au sein du SocialLab, «
faire équipe » c’est, quel que soit son statut, se sentir concerné par les
problématiques sociales que l’on souhaite éclairer : « La qualité de toute
personne ayant l’ambition d’intervenir dans le champ du travail social, doit
tout d’abord s’assurer de sa qualité de présence à l’Autre ! »
 
***
François Sentis nous indique donc, au travers de quelques exemples comment le « SocialLab » ou
le Cofor, comment la pluralité des regards et des savoirs, participent de la recherche en travail social.
Cette volonté d’enrichir la formation par de nouvelles disciplines, par le savoir expert des usagers,
par le pouvoir d’agir, est sans doute une voie majeure de l’évolution du travail social. Certes existent
çà et là des résistances, des blocages de savoirs institués voire dogmatiques. Pourtant si l’on
s’autorise à la rencontre nous décelons très vite à quel point la participation, le pouvoir d’agir
constituent un outil majeur au service du public accompagné.
C’est ainsi qu’au hasard d’une formation mise en place par le Fédération Addiction et la FAS
Midi Pyrénées j’ai rencontré Nicolas Chottin qui intervenait avec moi sur la question des conduites
addictives en centre d’hébergement. J’ai été immédiatement vitalisé par la force de son propos, par
son cheminement humble et brillant, par sa resilience. Il donne l’exemple de ce que peut amener
comme richesse le médiateur pair dans une équipe et surtout il nous conduit à regarder autrement ce
qui parfois peut nous apparaitre comme des impasses :
 

LE MÉDIATEUR PAIR, NOUVELLE FIGURE DU


TRAVAIL SOCIAL

Nicolas Chottin (Médiateur de santé pair association CEIIS - Lot)


Je m’appelle Nicolas Chottin, et j’ai approfondi mon expérience de la
dépendance à des produits licites et illicites pendant de nombreuses années.
Pendant ces années, les substances psychoactives ont eu une place quasi-
centrale dans ma vie. Après des longues périodes de combat en solo pour
sortir de ma condition, j’ai fini par lâcher prise en prenant conscience que
j’avais besoin d’aide.
Le 14 juin 2010, j’ai été accueilli sur le centre thérapeutique résidentiel
(CTR) du CSAPA87 Le Peyry dans le Lot. En lien avec une réflexion d’Éric
Kérimel et le fameux projet si précieux dans les institutions, ma première
semaine au CTR fût marquante en termes de violence lorsqu’un un éduc me
présente 4 pages et me dit : « C’est quoi ton projet ? » Mon projet, je n’en
savais strictement rien du tout, tout ce que je savais, c’est que j’étais
heureux d’être là. De plus cette assignation à remplir ce document et à
assister à cet entretien était dans le temps que cet éduc avait choisi et non le
mien. Je n’étais pas prêt. C’est peut-être à mettre en lien avec le Kairos dont
nous parle Éric Kérimel mais aussi de cette habitude trop souvent utilisée
par les relations d’aides à autrui qui consiste à penser à la place des
personnes. Au lieu de coconstruire on préfère faire à la place, ça va plus
vite. Malheureusement cela va à contre sens du renforcement de
l’empowerment et de l’estime de soi. Les institutions sont comme notre
société, il faut aller vite, j’ai appris à comprendre que se reconstruire ou
plutôt construire demande du temps, essentiel au cheminement de la pensée.
C’est donc cette démarche de soin que j’ai commencé, un travail
d’enquête sur soi qui m’a amené petit à petit à essayer de comprendre la
place que je donnais au produit dans ma vie. Mon parcours de soin est
devenu, au fur et à mesure, un parcours de soin mettant en mouvement un
rétablissement. Ensuite je me suis demandé si l’expérience de l’addiction et
du rétablissement pouvait en fin de compte avoir une valeur et si elle
pouvait être une condition pour qu’à mon tour je puisse rendre ce que
j’avais reçu.
Le 1er décembre 2013, l’association CEIIS88 regroupée en plusieurs
ESMS89, dont le CSAPA, Le Peyry, s’est jetée dans l’expérimentation
médiateur de santé pair dont je fus le premier bénéficiaire. Cette
expérimentation a débuté en CSAPA au travers la coanimation de groupe de
parole et de maraudes en CAARUD90, et s’est développée avec d’autres
MSP en CHRS91. Soutenu par Dominique Taburet, travailleur social, au
CSAPA Le Peyry, fervent militant de la participation des personnes, de
l’empowerment, du rétablissement et du pouvoir du collectif, nous n’avons
cessé alors d’essayer de comprendre cette nouvelle forme d’intervention, en
permettant à des personnes qui ont un parcours de précarité, d’addiction, de
psychiatrie, de soin et de rétablissement d’intégrer les différentes équipes du
CEIIS.
Mais le chemin est difficile et je me rappelle de mes premières
interventions bénévoles et d’une histoire de porte qui met en évidence cette
frontière et cette distance symbolique, une logique faisant apparaitre deux
mondes qui ont du mal à se rencontrer. Au tout début, j’ai osé rentrer dans
le CSAPA par la porte des professionnels, et je me suis fait remettre à ma
place dans le sens où l’on m’a dit : « Les usagers ont une porte pour entrer
et les professionnels ont la leur. » Cet Ethos grec, dont fait référence Éric
Kérimel, par rapport au vivre ensemble est, il me semble, un rôle que nous
tentons de faire vivre au travers du terme « médiateur ».
Au départ d’une manière intuitive, nous avons fait le choix du terme
médiateur de santé pair, que nous revendiquons aujourd’hui. Il s’agit d’une
démarche en santé qui se construit dans la valorisation et la revendication
d’existence du pair, basée sur des principes liés à la médiation sociale et
éducative. Tout d’abord une médiation sociale qui tente de créer des espaces
tiers de médiation entre les pairs et les professionnels du social et du
médico-social. Ensuite une médiation plutôt éducative qui interroge les
personnes accueillies et les professionnels dans leurs représentations.
Ce qui se dégage comme constante, c’est la construction d’une relation
de proximité entre personnes accueillies et MSP qui s’ancre sur une
identification réciproque liée à la similitude des parcours et des éprouvées
de vie (addiction, précarité, psychiatrie, stigmatisation sociale, isolement
sociale,…). Les professionnels assimilent le MSP comme ayant une
expérience personnelle qui est à mettre au même rang que leur expérience
professionnelle et ont tendance à vouloir gommer la notion de pair. Et c’est
bien là, le problème car certains ne se rendent pas compte que c’est
l’expression de ces parcours qui permettent d’interroger les représentations
et les pratiques.
Le travail que nous tentons d’effectuer avec les MSP et les acteurs est
donc de valoriser le parcours du pair, c’est à dire du semblable, en tant
qu’occasion singulière, celle de remettre de l’authenticité dans les relations
et les postures d’accompagnement. La différence entre les professionnels
plus classiques (qui ont reçu une formation certifiante) et les MSP réside
dans le fait que les MSP apprennent à s’auto-observer dans une quête de
sens liée aux expériences vécues puis à transmettre ces expériences. Ces
expériences vécues se transforment en savoirs expérientiels au contact de
collectifs avec des pairs qui permettent de créer une biographie
d’expériences que le MSP utilise dans son travail. Parler de soi remet ainsi
de l’altérité dans les relations humaines et permet à l’autre de s’autoriser à
en faire autant et à être lui-même.
Nous proposons donc une approche qui vient interroger cette notion de
distance dans laquelle on a formé les travailleurs sociaux, élevé comme un
principe fondateur qui stipule qu’on ne parle pas de soi dans une relation
d’accompagnement. Nous sommes, il me semble avec les MSP dans un
paradigme de l’accompagnement qui confronte au travers du partage de
cette expérience vécue, les notions de distance et de proximité.
Au travers de ce partage des éprouvés similaires avec les personnes, nous
créons de la proximité relationnelle, de la sollicitude et de la réciprocité
permettant à soi, à autrui et à la relation d’exister. Nous sommes donc à ce
moment non plus centrés sur le ou les problèmes de la personne mais centré
sur la relation et ce qu’elle produit. Notre posture d’accompagnement
comme Paul (2004) peut la décrire est donc plutôt tournée sur un principe
de reliance (logique de proximité, une conception humaniste, processus non
linéaire avec discontinuité où l’on considère l’autre comme étant digne et
capable de changement ; une foi en l’autre) que sur principe de réparation
(logique sociotechnique basée sur un modèle médical, prescriptive, avec
une durée définie et des résultats rapides, de la prise en charge, et une
assignation à la résolution de problèmes)
Le principe de réparation est fondé sur une logique sociotechnique
construite sur le modèle médical dans un processus linéaire et normatif avec
un diagnostic, un pronostic, une prescription et une évaluation. Cette
approche est d’une durée définie visant des résultats rapides, de la prise en
charge, de l’assistance, de la résolution de problèmes dans laquelle la
personne est un sujet passif.
Le principe de reliance est fondé sur une logique de proximité, une
conception humaniste où la personne possède les ressources de sa
croissance. Cette approche intègre un processus non linéaire, avec des
discontinuités, des allers retours, et un ajustement au rythme de la personne.
L’accent de cette approche est mis sur la personne et sur la relation dans
laquelle elle se trouve un sujet acteur de son propre changement.
La distance n’est pas à poser entre la personne et soi. Elle est à prendre
avec soi-même dans la manière dont autrui peut venir résonner chez soi au
travers de comportements, de raisonnements, d’attitudes… Cette distance
entre soi et soi, provient d’un travail réflexif introspectif que l’on nous
invite à faire dans une démarche de soin (pour moi en addiction). Ce travail
nous amène donc à considérer notre incomplétude, notre singularité et notre
complexité d’être humain et par voie de conséquence à considérer celle
d’autrui. Des réflexions m’ont été déjà faites par des professionnels sur le
fait que je n’avais pas de téléphone professionnel et que les personnes
accueillies allaient m’appeler tout le temps, une sorte de pseudo croyance
qui dit que si tu donnes ta main on te prend le bras. Ce professionnel me
reprécisant qu’il fallait que je garde de la distance. Et c’est bien tout le
contraire qui se passe ! Prendre du temps pour parler avec une personne
hors institution, en marge, est finalement un acte que l’on peut faire avec
ses proches ou sa famille. J’ai donc des nouvelles très souvent, des sms de
personnes qui me racontent où ils en sont dans leur vie et inversement je
fais de même avec eux. Il y a là dans cette exemple deux autres notions, la
fraternité (Frère humain, tu as mon numéro, tu m’appelles quand tu veux) et
une incondionnalité (même si tu ne me réponds pas tout de suite, je sais que
tu vas me rappeler).
Notre posture en tant que MSP a un rôle d’influence sur nos pairs et nous
nous trouvons parfois assignés au rang de celui qui a réussi ou de l’exemple
à suivre. Pourtant cette influence ne réside pas dans cette forme d’autorité,
elle se pose dans une résonance communicative, plaçant la réciprocité du
côté de la vulnérabilité. J’ai souvent lu cette phrase qui dit que les épreuves
d’aujourd’hui sont les témoignages de demain Pour nous, il s’agit
d’exprimer, c’est à dire de faire sortir et de révéler dans une authenticité, les
épreuves passées et présentes en les posant dans des collectifs d’entraide et
d’échanges comme des objets d’énigmes et de recherche de sens. Il y a donc
une dissymétrie des places mais une parité relationnelle lorsque je partage
mes propres vulnérabilités avec mes chutes, mes déboires, mes reboires,
mes souffrances, mes chaos, pour rependre Nietzche. Ceux sont ces conflits
intérieurs et ce cheminement qui viennent ainsi donner de la réalité et une
existence aux notions d’empowerment92 et de rétablissement. Cette humilité
que relate Éric Kérimel, je souhaite l’exprimer comme un positionnement
éthique dans la prise en compte d’une parité. Nous demandons aux
personnes de donner, de tout nous dire ! alors nous aussi nous devons
donner. Et c’est bien parce qu’on va vers, en donnant de soi, que l’autre
nous reçoit. D’ailleurs comment les laisser dire et s’exprimer quand on
apprend aux travailleurs sociaux qu’il faut répondre à la demande. Il me
semble qu’il y a un phénomène complétement contreproductif. Normés par
une pédagogie bavarde depuis notre enfance nous devons apprendre à nous
morde la langue pour nous taire et écouter ce qu’Éric Kérimel nous rappelle
dans la citation de Socrate et de se garder « d’énoncer des vérités. » Et c’est
dans ces moments d’écoutes attentives et compréhensives que naissent des
perspectives.
Dans le même ordre d’idée j’entends encore malheureusement ce genre
de vérité, sous les formes : « Il n’est pas motivé », « lui c’est sûr, il n’est pas
dans le soin » qui ne sont que des réponses toutes faites qui en aucun cas
viennent et peuvent amener à s’interroger dans la manière dont les
personnes qui sont accueillies dans nos institutions vivent ces situations.
D’ailleurs le fait qu’une réponse soit donnée ne permet plus de se poser les
questions de sens.
Une autre anecdote fait référence à une situation dans laquelle ayant été
faire des courses au supermarché avec une éducatrice lorsque j’étais patient
au CTR, me disait de rester dans son champ de vision, comme un chien que
l’on devrait tenir en laisse de peur qu’il ne morde ou qu’il ne s’enfuit pour
aller acheter de l’alcool par exemple. Je remercie cette éducatrice qui par
son comportement me permet de veiller dans cette forme de croyance en
l’autrui et à rejeter ce type de contrôle.
Cependant si cette professionnalité atypique du MSP n’est pas portée,
elle prend le risque de se voir déformer/ou dénaturer par les formations plus
classiques des métiers de la relation d’aide à autrui qui existent aujourd’hui.
De même si la médiation de santé pair n’est pas encadrée par des réflexions
éthiques sur l’accompagnement, les MSP risquent de devenir le bras armé
des institutions et des pensées dominantes. Nous avons donc un rôle
militant dans la formation et la professionnalisation des MSP en interne du
CEIIS.
Nous avons donc mis en place en interne depuis 2014 pour les MSP
salariés, les MSP bénévoles et pour les référents93 un groupe d’analyse de
pratique mensuel. Dans cet espace-temps nous tentons de mettre à plat les
missions, les pratiques, les postures et l’éthique d’accompagnement des
différents acteurs : MSP salariés, MSP bénévoles et référents. Cet espace
nous invite à un apprentissage mutuel ou chacun doute et met en question,
posant comme principe que les savoirs sont partagés par les acteurs et qu’ils
se co-construisent au fur et à mesure de nos rencontres. Ce collectif d’acteur
engagé dans la médiation de santé pair fut aussi renforcé par une démarche
de recherche-action-formation parue en avril 2018 co-élaborer par et avec
les MSP et les référents.
Je souhaite avant de finir par cette phrase d’un texte de Repper et Carter
(2010) qui précise que « le soutien par les pairs, c’est d’être un expert à ne
pas être un expert, et cela demande beaucoup d’expertises ». Le MSP dans
l’acquisition de savoirs et de compétences doit être un influenceur de
potentialité en direction d’autrui mais ne doit en aucun cas lui faire perdre
de vue la notion de pair. Cette dynamique relationnelle emprunte de
simplicité, d’humilité, de vulnérabilité et d’authenticité ouvre la possibilité
à l’alter, celui d’être soi et c’est en ce sens que le MSP doit « être expert à
ne pas être un expert ». Nous avons donc une expertise régulière à mener
sur nous-mêmes afin que cette spécificité qui est la nôtre ne soit ni
acculturée ou instrumentée par des normes et des pensées dominantes, et
c’est aussi en ce sens que cela demande beaucoup d’expertises.
Enfin ne voyez pas dans mes propos une envie de « taper » sur les
professionnels du social et du médico- social mais nous observons ce qui a
pu être apporté dans l’association depuis l’arrivée de ce nouvel objet social.
Ce nouvel « objet social » se transforme d’ailleurs en objet et champ de
recherche et il contribue aux questionnements critiques et éthiques des
postures professionnelles d’accompagnement et des formations des métiers
de la relation d’aide à autrui.
 
***
Nicolas Chottin par sa démarche nous interroge :
« Qu’est-ce qu’un travailleur social ? »
Si la reconnaissance des métiers depuis 1966 a donné diplôme et statuts, l’arrivée des médiateurs
pair dès les années quatre-vingt dans le secteur des addictions de la lutte contre le Sida et plus
récemment dans le champ de la psychiatrie a suscité bien des débats. Au croisement du champ social
et de la culture un autre Nicolas, Nicolas Valsan a développé, au sein de l’association Artemia qu’il a
fondée, une dynamique originale et productrice de changements. Ici il n’y a pas d’usager ou de
personnes accompagnées, pas de travailleurs sociaux ou d’administrateurs juste des personnes qui se
rencontrent et posent une parole via un acte poétique. La multiplicité des identités, la complexité de
chacun sont recherchées comme un trésor à partager, de là émerge une parole puissante, parfois
dérangeante.
 
LE THÉÂTRE POUR CHANGER LE REGARD ; POÉSIE
ET TRAVAIL SOCIAL

Nicolas Valsan (Fondateur association Artemia).


« Nous avons tous des identités innombrables et changeantes. Nous enfermer ou nous laisser
nous enfermer dans une seule de ces identités est la plus grande source de violence dans le monde »,
Amartya Sen94.
Je ne suis pas tout à fait travailleur social, même si j’ai travaillé plusieurs
années comme éducateur spécialisé en toxicomanie notamment, sans
diplôme (On m’y appelait l’artiste !). Je ne suis pas tout à fait comédien
professionnel, ni même metteur en scène reconnu par le monde artistique
(qui m’appelle l’éducateur !) même si j’ai exercé cette activité et que je
continue à l’exercer aujourd’hui. Je suis une espèce d’hybride qui se
promène dans le social avec l’outil théâtre. En Allemagne, je serais
pédagogue du théâtre. Ce métier n’existe pas en France. En tout cas, depuis
bientôt vingt ans, je mets l’outil théâtre à disposition des personnes avec qui
je travaille dans le social (Animation de réseaux, formations, notamment à
l’IRTS Paca-Corse, analyses de pratiques, ateliers, animation et création de
colloques et d’évènements divers, création de spectacles…).
Je me souviens de ma première journée en tant que travailleur social à
Entracte95. Il se trouve que suite à un concours de circonstances, je suis
chargé d’accueillir le premier résidant de la structure qui vient d’ouvrir. Il
s’appelle Pascal. Il a environ 25 ans, soit quasiment le même âge que moi à
l’époque. Il sort de prison, l’assistante sociale est partie le chercher à la
sortie des Baumettes. Je viens d’un milieu « protégé », je n’ai jamais
rencontré de toxico, hormis un cousin avec qui j’ai peu de contact, encore
moins quelqu’un qui a fait de la prison. Le chef de service96 demande à
Pascal d’aller mettre un paravent occultant sur le grillage qui sépare le
centre du parc public voisin. Il me demande d’aller travailler avec Pascal.
Tétanisé, je ne bouge pas, puis trouve mille prétextes pour aller et venir à
droite et à gauche, mais surtout pour ne pas aller avec Pascal. Bernard
repère mon manège, me chope et m’engueule :
« Bon dieu, Nico, tu ne vois pas que Pascal galère, va l’aider, je t’ai dit !
» Je m’approche de Pascal, doucement, inquiet, bouffé et rongé par mes
clichés et mes représentations. Pascal est très loin de tout ça. Il bosse. Il me
demande de lui passer une pince, je lui tends. Il me demande autre chose. Je
l’aide. Petit à petit, nous nous mettons à travailler ensemble. Pascal gère les
travaux, parfaitement. Il fait un travail soigné. Je suis son manœuvre. Je le
regarde faire des choses que je ne sais pas faire. Je me détends. On
commence à parler en travaillant. De tout, de rien… De la vie, des enfants
dans le parc, du train qui passe juste en dessous de nous… de la vie, quoi.
Au bout d’une bonne heure de travail, Pascal me dit : « Ouf, ça suffit ! Tu ne
veux pas qu’on aille boire un coup ? »
J’acquiesce et nous voilà assis sur la terrasse, un verre de sirop devant
nous97. Nous continuons à discuter, de tout, de rien… de la vie, quoi… Je
me détends tout à fait. Pascal, sans rien me dire vient de me faire ressentir
dans les tripes (Pas dans la tête, dans la tête, je le savais déjà) qu’un toxico
ne parle pas que toxicomanie et produits, et qu’un ex-taulard ne va pas
forcément vous menacer avec son révolver. Je suis assis à côté d’un être
humain, me ressemblant beaucoup plus que ce que je l’imaginais et porteur
de savoir-faire que je n’ai pas. Je viens de prendre ma première leçon dans
le social, reçue par ce qu’on appelle improprement un usager, et ce ne sera
pas la seule, loin de là.
L’une de mes principales activités consiste à mettre en scène des
personnes accueillies dans le secteur du travail social et à créer avec elles
des spectacles à partir de ce qu’elles ont envie de dire de leur parcours, de
leur vie, de leur histoire, de leurs échecs, de leurs souffrances, de leurs
réussites, de leurs combats, de leurs résiliences… J’utilise l’outil artistique
pour qu’elles puissent parler d’elles, qu’elles puissent se raconter, qu’elles
puissent sublimer ce qu’elles ont à dire. Mais ce qui me préoccupe le plus,
c’est qu’elles rencontrent l’autre, et c’est que l’autre les rencontre, au-delà
et en dehors du stigmate apparent, ou identifié. Je dis bien au-delà et en
dehors car même si c’est une personne handicapée98 qui parle de son
handicap sur scène, ce n’est pas un handicapé que l’on voit, c’est un
comédien, c’est un artiste… Et ça change tout. Lors d’une récente pièce99,
Akim, aveugle, déambule sur scène. Il va et vient, parle de sa cécité, lit une
« lettre à ses yeux ». Il raconte aussi comment il fait du saut d’obstacle à
cheval. À la fin du spectacle, lors du traditionnel débat qui suit nos
représentations, une spectatrice lui demande ce que ça fait de jouer un
aveugle et lui dit que forcément, il doit maintenant mieux comprendre les
aveugles. Akim éclate de rire et lui répond : « Mais madame, je suis
aveugle, ça fait 40 ans que je suis aveugle ! », Confuse, la dame s’excuse et
dit en substance que tout le long du spectacle, elle s’est dit que c’était
impossible que ce soit un vrai aveugle qui soit devant elle, parce qu’un
aveugle, dans sa pensée à elle, ne pouvait pas faire tout ce qu’Akim faisait
sur scène. Représentation, quand tu nous tiens… Elle voit maintenant Akim
comme un artiste… Et ça change tout.
À un psychiatre qui me demandait comment le théâtre pouvait faire du
bien à un schizophrène, je lui répondais que déjà je ne savais pas ce qu’était
un schizophrène, et que même si je le savais, de toute manière, aucun être
humain sur cette terre pouvait n’être que schizophrène. Pour dire la vérité,
je me fous de sa schizophrénie et c’est tant mieux, parce que de vous à moi,
je n’ai aucune compétence pour agir sur elle. Par contre, il m’est
insupportable de savoir que ce stigmate qui lui a été posé l’enferme, l’isole
et au final l’exclut. Il n’est pas étranger à moi. Il y a forcément une
humanité commune qui nous rassemble. C’est sur cette humanité commune
que je travaille. Ce n’est pas à un schizophrène, à un SDF, à une femme
battue, à un handicapé ou à un détenu que je propose de faire du théâtre,
c’est à un être humain, à un citoyen. Et je lui propose, non pas un espace
thérapeutique, mais de pratiquer une activité où « les humains sont capables
de se voir dans l’acte de voir, capables de penser leurs émotions, d’être
émus par leurs pensées100.» Je lui propose un espace social. Je lui propose
une rencontre. Des rencontres. J’aime la rencontre, et l’émotion qu’elle
procure. Je m’y sens en vie. Souvent, on pleure à Artémia, mon association,
lorsqu’on crée, lorsqu’on se raconte, lorsqu’on se rencontre. A la suite
d’une scène de violence envers une personne jouée par des étudiantes
éducatrices spécialisées en formation, une étudiante fond en larme. Un long
silence s’installe. Je regarde l’étudiante et la remercie pour ses larmes : « Tu
sais, à Artémia, dès qu’une personne pleure, nous la remercions de nous
avoir fait ce cadeau. Nous la remercions de ce moment d’émotion qu’elle
nous a, bon gré ou mal gré, offert. Nous considérons que les larmes sont
largement aussi importantes que de longues phrases et qu’elles nous
permettent de nous retrouver sur ce que nous appelons notre humanité
commune101. »
D’abord étonnés par ce que je viens de dire, plusieurs étudiants décident
de la remercier à leur tour. D’autres s’autorisent alors à sourire et à montrer
leur visage sublimé par ces deux expressions émotionnelles à priori
contradictoires : larmes et sourires mêlés. J’aime ces moments-là. J’ai le
sentiment qu’on est au même endroit, et que tout est dit, sans mots… Les
étudiants se regardent, se sourient. Les trois comédiennes sur scène se font
quelques caresses. Deux d’entre elles tombent dans les bras l’une de l’autre.
J’aime ces moments-là. J’aime les moments d’émotions collectives
partagés. Je pourrais y rester des heures. J’y ressens comme une réponse
aux mystères métaphysiques de la vie. Et je me dis qu’à chaque fois que le
travail social tourne le dos aux émotions, il tourne le dos à la vie.
Ah, au fait, avant d’aller plus loin, une question : qui a raison ? Celui qui
place Molière au-dessus de Corneille dans le panthéon des génies
incontournables ? L’autre ? Et au-delà de leur avis, qui a raison ? Molière ?
Corneille ? Van Gogh ? Magritte ? Les Stones ? Les Beatles ? Qui détient la
vérité ? À cette question, si vous n’êtes pas un sinistre sot, vous ne pouvez
répondre que par : « Moi, je préfère celui-ci… Celui-là me touche plus… ça
dépend des moments, des œuvres, des tableaux… ça dépend de mon
humeur… » Car évidemment, personne n‘a raison, personne ne détient la
vérité, et votre appétence envers tel ou tel artiste, telle ou telle œuvre, telle
ou telle activité artistique ne supportera que des explications subjectives,
émotionnelles et sensuelles. Aucun de ceux-là, aucun de tous les autres
n‘ont raison parce que dans le théâtre, comme dans l‘art en général, il n‘y a
pas de vérité. Il n‘y a que des rencontres et des partages émotionnels,
sensuels et intellectuels. Et qui dit pas de vérité dit la possibilité pour
chacun d’y marquer son empreinte et de s’y exprimer. La seule vérité
théâtrale, s’il devait y en avoir une, ne serait alors que dans le frisson, la
tristesse, la petite larme, le sourire, le rire, la colère, la révolte, la chaleur ou
la caresse d’un instant…
La possibilité pour chacun, c’est donc la possibilité pour tout le monde.
Penser que le théâtre ou la pratique artistique ne serait qu’un supplément
d’âme destiné à ceux qui vont bien ou que l’on peut faire quand on a réglé
les choses importantes102, c’est oublier que ce qui nourrit notre vie, ce n’est
pas, pour reprendre Edgar Morin, la prose, mais la poésie. La prose, c’est
tout ce qui est obligatoire, le pipi, le caca, le manger, le travail, le toit sur la
tête. La poésie, c’est tout le reste, c’est ce qui nous fait vibrer, ce qui nous
donne du plaisir, ce que l’on aime, ce qui procure cette émotion qui nous
fait sourire le soir dans notre lit, rien qu’en y repensant. La poésie, c’est ce
qui nous donne envie de vivre, et je trouve dommage que le travail social ne
travaille pas d’avantage sur la poésie, sur la vie. Utiliser la poésie pour
parler de la prose, c’est se donner la possibilité de mettre un grand coup de
pied dans ce qui nous coince, ce qui nous maintient au sol, ce qui nous
oppresse. Lorsque Lucie a joué son spectacle103 pour la première fois, dans
lequel elle raconte des choses très lourdes qu’elle a vécues, elle a dit au
public qui l’applaudissait : « Maintenant, ce n’est plus mon histoire, je vous
l’ai donnée, je m’en suis débarrassée. Maintenant c’est votre histoire. Ce
n’est plus la mienne. » Et Lucie est applaudie comme une artiste… Et ça
change tout. Et Lucie a pu commencer à passer à autre chose, lentement.
Fadime peint. Sublimement bien. Fadime chante des berceuses kurdes
renversantes de beauté. Fadime est capable de dire un texte bouleversant
intitulé « le cri du silence »104 qu’elle a écrit, tout en peignant en direct un
portrait de femme brisée par les violences qu’elle a vécue. Fadime finit sa
scène les bras en croix, les mains rouges et noires de la peinture qu’elle a
utilisée, immobile devant 200 personnes qui l’applaudissent à tout rompre
et qui pleurent devant le chef d’œuvre105. La scène se reproduit à chaque
représentation. Fadime est aussi une femme victime de violences, qui a du
partir de son domicile avec son enfant pour fuir les coups de son
compagnon et qui est hébergée dans un CHRS. Qu’est- ce qui permet à
Fadime de se projeter ? De se reconstruire ? Au-delà du travail fait avec son
équipe dans ce CHRS, il y a aussi le fait que grâce à ce qu’elle fait sur
scène, elle n’est plus seulement une femme battue, elle est une artiste
reconnue et encensée. Elle est autre chose que le stigmate. Elle est multiple,
elle est diverse et riche de cette diversité. Elle n’est plus regardée comme
une femme battue hébergée en CHRS, elle est regardée comme une artiste.
Elle est regardée comme quelqu’un qui est venue nourrir notre poésie, et le
soir, nous nous endormirons la larme à lœil en pensant au sublime moment
qu’elle nous a fait vivre. Nous ne serons plus la même ou le même, grâce à
Fadime. Fadime est vue comme une artiste… Et ça change tout.
Mais tout cela ne serait pas possible si moi aussi, je ne venais pas dire à
toutes ces personnes avec qui je travaille pourquoi je suis là. Qu’est-ce que
je viens chercher. Qui je suis. Et finalement, c’est peut-être le plus
important.
Floriane s’assoit à l’autre bout de la grande table qui du coup nous
sépare. Il y a environ une dizaine de personnes autour de la table. Des
personnes hébergées au CHRS dans lequel nous présentons notre projet
théâtre. Des travailleurs sociaux. Et deux personnes qui ont déjà travaillé
sur le projet et monté des spectacles avec moi. Je suis le seul homme. Dès le
début de la réunion je sens le regard acéré de Floriane posé sur moi. Elle me
fait l’effet d’une lionne, ou d’un jaguar, prête à me bondir dessus à la
moindre occasion. Au moindre manquement. Elle me regarde par en
dessous, l’air de me dire : « Toi, mon coco, je t’attends au tournant, t’as pas
intérêt à te manquer ! » Ça tombe bien, je n’en ai pas l’intention. Pas envie
de me faire lacérer.
La réunion commence. Les femmes avec qui je suis venu racontent leur
expérience. Elles expliquent comment le théâtre leur a permis un mieux
vivre, un mieux-être et incitent les femmes présentes à participer au projet.
Je regarde régulièrement Floriane. Je la sens toujours aussi fermée, toujours
autant sur la défensive. Son attitude me plait. Je sens une femme forte,
déterminée, intelligente, autant que farouche. Un pur-sang. Un animal
sauvage. Mais un animal blessé. Et du coup un animal qui peut devenir vite
agressif. Je suis dans un CHRS qui accueille notamment des femmes
victimes de violences, je suis un homme, je sais, je ressens qu’en étant dans
cette salle, je représente pour certaines la figure du bourreau. Je plaisante
avec les autres femmes, dédramatise le théâtre, fait un peu le guignol pour
détendre tout le monde et surtout, surtout, pour leur faire comprendre que le
théâtre n’est pas un inaccessible. Floriane ne parle pas, mais reste très
attentive à tout ce qui se passe.
La réunion est maintenant bien engagée quand elle prend pour la
première fois la parole : « À quoi ça sert, tout ça ? » Je sens que je n’aurai
pas de seconde chance. Et je sens qu’il faut que j’aille le plus vite possible à
l’essentiel, à ce qui peut me relier à elle. Et je comprends qu’elle ne me
demande pas « À quoi ça peut me servir pour moi, Floriane ? » Non, ce
qu’elle me demande, c’est « Qu’est-ce que tu fous là, toi ? » Je lui raconte :
« Dans la dernière pièce que nous venons de monter106, il y a dix femmes
sur scène. Dix femmes face au public. Une première s’exprime : Les femmes
cassées, avancez d’un pas. Les dix femmes avancent d’un pas. Une
deuxième : Les femmes blessées, avancez d’un pas. Toutes s’avancent. Une
troisième : les femmes abimées, avancez d’un pas. Encore une fois toutes
s’avancent. Moi, je suis en coulisse. Là, je rentre sur scène, je me mets au
milieu des femmes, qui me regardent toutes et je dis : les femmes battues,
avancez d’un pas. Et nous avançons toutes107, elles et moi… » Un silence
s’installe. Floriane me demande : « Vous êtes une femme battue ? » Je
reprends : « Je ne sais pas vraiment à quoi ça sert, tout ça, mais ce que je
voulais dire aux spectateurs et aux femmes qui travaillaient avec moi, c’est
qu’à chaque fois qu’une femme est battue, c’est une part de moi qui est
battue. À chaque fois qu’une femme succombe sous les coups d’un homme,
c’est une part de moi qui meurt. »
Le visage de Floriane se détend. Elle me regarde plus directement.
Beaucoup plus profondément. Elle prend le temps, et me dit : « Je vais
réfléchir ». Puis participe de plus en plus aux échanges et exprime tout au
long du reste de la réunion une parole forte, entre colère et révolte, entre
tendresse et détermination. Quelques jours après, je reçois un message sur
un réseau social. Elle m’a retrouvé : « Bonsoir Nicolas. Nous nous sommes
rencontrés mardi matin au CHRS. Au-delà de l’effet madeleine de Proust au
niveau émotionnel, j’ai pu ressentir l’effet thérapeutique108 de notre échange
grâce à l’empathie et à la bienveillance de tous les protagonistes car il est
manifeste que nous avons tous souffert et j’ai trouvé avec “vous”109 un non-
jugement tant attendu. Bref, je ne me sens absolument pas capable de
monter sur scène mais, étant passionnée par le pouvoir vibratoire des mots,
je répondrai présente à nos rdv… Bien à vous, Floriane »110.
Ça aurait pu rater. Rien n’est magique et rien n’est écrit d’avance.
Cependant, à chaque fois que je rencontre une personne dans le cadre de
mon travail, à chaque fois, je me dis : « Pour l’instant, nous sommes loin
l’un de l’autre. Nous sommes face à face, comment puis-je faire pour que
nous soyons le plus vite possible l’un à côté de l’autre ? Comment faire en
sorte qu’elle ne voit pas en moi un différent d’elle, un éloigné d’elle, un
potentiel ennemi, mais un semblable, un proche, un commun ? » Il me faut
donc le plus rapidement possible trouver les points d’accroches, ce qui nous
rassemble, ce qui nous réunit. Sans ça, pas de rencontre. Pas
d’accompagnement. Alexandre Jollien dit que « rencontrer l’autre, c’est
aller vers un autre monde. Sortir de soi, de ses repères, de ses carapaces et
de ses armures. Sortir des rôles que nous jouons »111. Je rajouterais que
permettre à l’autre de nous rencontrer, c’est lui proposer des lieux de rdv, du
commun, un espace où elle/il se sentira bien (J’ai trouvé avec vous un non-
jugement tant attendu, dit Floriane). C’est lui dire qu’au-delà de tout ce qui
nous rend différent, il y a des valeurs, des combats, une révolte qui nous est
commune et qui nous fait semblables. Quelle drôle de posture : Sortir de ce
que nous sommes, mais affirmer qui nous sommes. C’est un paradoxe qui
plairait à Edgar Morin112. M’oublier dans mes certitudes et ma subjectivité
tout en cherchant ce qui me relie à l’autre, à cette fameuse humanité
commune. Kant explique qu’il ne peut pas être libre si l’autre n’est pas
libre. Et Bakounine d’ajouter : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous
les autres humains qui m’entourent sont également libres. La liberté
d’autrui loin d’être une limite ou une négation de ma liberté en est au
contraire la condition nécessaire et la confirmation. »
Je revendique un travail social politique. Je revendique un travail social
qui doit nous questionner sur le monde dans lequel nous voulons vivre.
Chaque histoire individuelle doit percuter l’histoire collective et je pense
que le travail social est à côté de la plaque quand il individualise les
histoires des personnes sans les inscrire dans une histoire collective. Quand
il abandonne les questionnements sociaux pour se réfugier uniquement
derrière des propositions thérapeutiques individuelles. L’affaire est aussi
sociale. L’affaire est collective. Mon ami Salim slame dans un des
spectacles113 : « C’est ton regard qui fait de moi un humain dont je puisse
être fier. C’est ton regard posé sur moi qui m’enferme ou bien qui me libère
». Tout est dit.
 
***
J’ai rencontré Salim Benfodda il y a quelques années. Nous avions organisé une soirée tout
public ouverte sur le quartier dans un CHRS pour personnes âgées sortant de la rue (le dispositif « Le
Mascaret » ouvert par HAS pour des personnes vieillissantes à la rue alcoolisées). Il s’agissait de
permettre une rencontre entre les personnes hébergées, les voisins du quartier, des associations
partenaires sous le motif d’un repas communautaire suivi d’un récital de piano et de la démonstration
d’une jeune chorégraphe. Salim a dansé comme tout le monde (sur son fauteuil) encouragé par la
chorégraphe et l’ambiance générale. Une occasion disions- nous de « faire république » dans ces
quartiers Nords de Marseille si souvent stigmatisés. Ce qui m’a immédiatement rapproché de Salim
c’est son sourire et son humour. Puis au cours du temps via l’association « Artemia » nous nous
sommes recroisés à l’IRTS. Salim intervient comme vacataire. Ses interventions sont puissantes et
encouragent le débat avec les étudiants sur les questions de participation.
 

DE LA RÉDUCTION DU TERME USAGER, À LA


RECONNAISSANCE DU SAVOIR EXPÉRIENTIEL

Salim Benfodda [Travailleur social en apprentissage à l'association HAS


(13) Formateur vacataire IRTS PACA].
 
Je m’appelle Salim. J’ai 33 ans et je suis une personne handicapée sur
fauteuil roulant. Né à six mois et demi, j’ai manqué d’oxygène à ma
naissance. Depuis mon plus jeune âge, j’ai fréquenté des institutions (IME,
Maison d’accueil spécialisé) où j’ai eu des éducateurs, moniteurs
éducateurs, psychologues, membres pluridisciplinaires du médico- social.
Dans ce genre d’établissement, les professionnels infantilisent souvent les
personnes vulnérables, la plupart du temps sans même s’en rendre compte.
Pour une personne vivant avec un handicap et accompagnée, l’une des
principales difficultés rencontrées est d’être dans une situation de
dépendance et d’être contrainte de demander de l’aide. Beaucoup de gens
ne le savent pas mais il peut être très difficile pour les gens concernés
(demandeurs d’aide) de franchir ce pas. De ce fait, le travailleur social est
d’emblée dans une position de supériorité puisqu’il est vu par la personne
accompagnée comme étant capable de venir aider.
Je suis tombé au cours de ma vie sur certains travailleurs sociaux qui ont
essayé de me rabaisser ou de me laisser face à mes difficultés. Par exemple
lorsqu’un éducateur m’as dit : « Tu n’es pas capable de travailler, tu dois
rester dans l’institution spécialisée car personne ne te comprendra. »
Au-delà de la maladresse, voire de la maltraitance, il me renvoie au fait
que pour lui, je suis un incapable ; m’interdisant par-là l’accès au travail et à
une entière citoyenneté. Il brise mes espoirs et mes projets en disant me
protéger de l’échec. À l’inverse, j’ai rencontré des professionnels qui ont
m’ont valorisé en intervenant de sorte à diminuer ou enlever ma
dépendance. C’est ainsi qu’un jour on m’a fait confiance et on m’a permis
d’intervenir seul face à des étudiants. Outre ce que j’ai pu leur transmettre
je me suis senti fier et pleinement acteur de ma vie.
Suis-je aux yeux du professionnel un handicapé limité dans ses capacités
où suis-je Salim Benfoda ? Quelles valeurs humaines prent-il en compte
dans l’exercice de ses fonctions ?
Il peut contribuer à donner la citoyenneté et à aider à l’épanouissement
tout comme il peut dévaloriser et enfoncer dans la solitude la personne à qui
il s’adresse quelle qu’elle soit.
L’accompagnateur social est dans un travail, il habite une fonction, il
incarne une idée de l’accompagnement. La personne accueillie, elle, est
dans la réalisation d’une vie souvent douloureuse et parsemée d’embuches.
Un engagement à l’égard de la personne accompagnée permet au
professionnel de se connecter à l’autre dans sa complexité et de mettre ses
paroles en acte. Le respect de la parole donnée traduit un état d’esprit qui
permet à l’autre de se confier et de s’engager dans les démarches sachant
qu’il sera soutenu, accompagné et écouté.
La question du positionnement professionnel est vraiment primordiale.
De ce positionnement va naître une rencontre qui peut redonner l’espoir,
l’envie et produire des belles choses. Il s’agit bien d’un engagement au
cœur de la posture professionnelle, de cette envie de redonner de l’espoir à
l’autre, de lui montrer permettre les possibles. Comment ? Certainement, en
valorisant les personnes, en faisant avec elles et non pour elles. En
apprenant à les accompagner dans le développement de leur propre pouvoir
d’agir et en les laissant pleinement piloter leur vie malgré les nombreuses
difficultés qu’elles peuvent rencontrer.
Les personnes qui m’ont le plus appris dans la vie sont celles qui ont
réussi à me regarder au-delà de mon handicap : elles m’ont considéré
comme leur égal en faisant abstraction de mon état physique et en me
faisant prendre conscience de mes capacités en m’accompagnant dans
l’exploration et le développement de ces dernières. Cela demande aux
travailleurs sociaux de se mettre dans la réalité des personnes
accompagnées et exige d’eux un investissement total dans la rencontre de
l’autre, dans toute sa complexité ; lui permettant alors de s’épanouir et
s’accomplir. Tout l’inverse d’un sentiment de toute puissance observée
parfois chez certains travailleurs sociaux cultivant le « moi » et le « je » au
détriment du nous, un nous englobant travailleurs sociaux et personnes
accompagnées dans un partage de moment de vie. Ensemble ils trouveront
les solutions les plus adaptées aux problèmes rencontrés. Il faut souligner
que la participation active de la personne accompagnée est fondamentale.
En effet, qui mieux que cette dernière peut savoir ce dont elle a besoin. Car
ce qu’elle vit, il n’y a qu’elle pour le savoir et le sentir avec ses propres
blessures. Malheureusement dans beaucoup d’institutions, la collaboration
entre travailleurs sociaux et personnes accompagnées est dans les textes :
participation, projet d’établissement, livre d’accueil, contrat de séjour,
projet personnalisé. Ce sont des abstractions qui ne sont pas incarnées. Au
quotidien tout cela est peu ou pas appliqué comme cela devrait l’être. Ce
schéma est souvent reproduit dans les institutions que j’ai fréquentées.
J’ai voulu essayer de me battre contre cela en allant témoigner de la
réalité de la vie des personnes accueillies dans ces institutions. En effet, il
ne faut pas se tromper : la souffrance d’un état physique, d’un handicap ou
d’une situation difficile est avant tout morale et peut miner les personnes de
l’intérieur. On peut ne pas la voir ou pire, faire semblant de ne pas la voir.
Le travailleur social doit absolument tenir compte de cette réalité et
reconnaitre la dignité. Il encourage l’assurance et la confiance des
personnes accompagnées pour accomplir pleinement sa mission sociale.
Qui dit mission sociale dit don de soi au service de l’autre. Ce qui nécessite,
en plus de connaissances théoriques apprises durant sa formation, une
capacité d’écoute, de la disponibilité, de l’empathie et une faculté
d’adaptation à toute situation difficile que le travailleur social peut
rencontrer au cours de sa carrière.
Le positionnement professionnel repose à mon avis sur trois piliers
importants :
les convictions profondes (valeurs) qui animent et poussent
à faire ce travail d’accompagnement ;
le cadre légal dans la fonction de travailleur social ;
les objectifs de l’institution et sa politique mise en place
pour les personnes accompagnées qui lui sont confiées.
De ces trois piliers va découler une position professionnelle. J’aimerais
prouver par mon histoire de vie atypique qu’on peut faire de son handicap
une force et que l’important est toujours de croire que l’autre a des
compétences, qu’il peut et doit être acteur de sa vie.
Les médecins disaient à ma mère que je ne serais sans doute pas viable.
À l’école, on disait que j’avais de bonnes capacités mais que j’étais trop lent
et dans les centres, on me disait que je ne pourrais jamais travailler dans le
monde des valides. C’est à force de persévérance de ma part et d’heureuses
rencontres avec de gens fabuleux qui ont cru en moi que j’ai pu petit à petit
sortir des murs des institutions, aller parler et rencontrer des personnes dans
le milieu social et médico-social pour partager mon expérience. À ce jour, je
suis formateur vacataire à l’IRTS (Institut Régional des Travailleurs
Sociaux) de PACA et Corse. Je suis salarié à l’association Habitat Alternatif
Social114 en contrat d’alternance (formation de moniteur éducateur). Pour en
arriver là, il a fallu lutter contre bon nombre de préjugés : la peur de la
différence et de l’inconnu de ce que mon handicap peut renvoyer de négatif
à mes interlocuteurs. Pourtant dans ma réalité, ma place de citoyen dépend
de ce que l’autre me renvoie. Et je veux croire en une société qui valorisera
de plus en plus les compétences de chaque individu plutôt que contraindre
les individus dans des cases. Car je suis en effet une personne handicapée
mais je ne suis pas que cela : je suis un étudiant, un formateur et un
président d’association et ; un éternel utopique !
Je ne veux pas rêver ma vie par contre je ferai tout pour vivre mes rêves
et accompagner les gens dans leurs vies comme j’aurais aimé que l’on
m’accompagne.
J’ai échangé avec un éducateur spécialisé qui m’a livré ses pensées sur la
posture professionnelle. Je le remercie pour nos nombreux échanges et la
confiance qu’il me témoigne. Je pense que la vie est un chemin très
compliqué dans lequel il faut abattre les portes de l’injustice, de
l’ignorance, de la discrimination et de la précarité. Cette responsabilité est
lourde à porter. Le travailleur social doit être aux côtés des personnes
accompagnées pour essayer de les soulager et de lutter avec elles. De ce fait
essayer d’ouvrir le champ du possible à des personnes qui ont souvent tout
perdu leur rend l’espoir de vivre et leur permet de semer les graines de
l’espérance. Seul on va plus vite et ensemble on va plus loin voici ma vision
du social de demain. Avec force, honneur et conviction à toute épreuve,
merci de m’avoir donné l’opportunité d’écrire ces quelques lignes et de
partager avec les lecteurs mes convictions et mon enthousiasme.
 
***
La force de Salim, sa capacité à bouger nos représentations sur le handicap, le talent qu’il déploie
face à des étudiants en travail social pour leur permettre de faire évoluer leur posture, sont autant
d’éléments pour convaincre s’il en est encore besoin de la richesse de la dynamique du « pouvoir
d’agir ». Cependant les freins sont malheureusement encore nombreux pour convaincre notre secteur
de la plus value d’une participation pleine et entière des personnes concernées. Michel Carbonara
consultant dans le sud de la France allie sa parfaite connaissance des dispositifs sociaux, son savoir
technique et la pratique du kairos pour proposer aux établissements et services un accompagnement
dans leur transformation.

LE CONCERT DES CHOSES…

Michel Carbonara (Consultant en ingénierie sociale de- puis plus de 25


ans, il est directeur du cabinet Cap Mé- diterranée qu’il a créé en 2001. Il
est titulaire du diplôme d’état d’assistant de service social depuis 1986 et du
di- plôme d’études supérieures spécialisées en aménagement du territoire et
développement local de l’IAR d’Aix en Provence depuis 1993. Il est aussi
enseignant.)
 
Plus de 20 ans de conseil auprès des organisations sociales et médico
sociales m’ont amené à croiser de multiples équipes, à me confronter à de
nombreuses questions, à débattre de nombreux sujets. C’est plus
particulièrement dans le champ de la lutte contre les exclusions que j’ai eu
l’honneur de réaliser les centaines de missions qui m’ont été confiées dans
toutes la France et en Afrique du Nord.
Parmi les thématiques qui nous auront le plus questionné au sein de ces
institutions, celle dite de « la participation des personnes accueillies et
accompagnées » a traversé ces deux décennies en donnant lieu à des
expériences diverses, couronnées de plus ou moins grands succès mais en
soulevant toujours la question traitée par l’ouvrage d’Éric Kérimel de
Kerveno : celle de la posture des professionnels du travail social et de la
remise en question des paradigmes classiques de la relation d’aide,
historiquement basés sur un colloque singulier entre aidant et aidé.
La participation des personnes accueillies et accompagnées ne consiste
pas seulement à organiser des actions collectives d’animation qui susciterait
la mobilisation active des participants. Il ne s’agit pas d’animation. Elle ne
peut pas non plus se limiter à des consultations portant sur leur satisfaction
quant au service rendu…
Ce terme est à la fois un produit technocratique des politiques publiques
sociales et médico sociales, et un élément du jargon du travail social, en
vérité souvent rejeté par les professionnels pour diverses raisons : parce
qu’il est surfait, ou parce qu’il remet en question les paradigmes classiques
de leur exercice professionnel.
En tout état de cause, si réduit à sa plus simple expression, le terme
participer désigne le fait de « prendre part à… », il faut bien se demander
quel est le concert des choses dont il est question.
Mon hypothèse est que ce dont il s’agit, c’est d’être à la Cité. C’est-à-
dire, Habiter, voisiner, rencontrer l’autre, échanger, faire lien, évoluer
ensemble… c’est-à- dire prendre part à la vie du territoire dans lequel
chacun d’entre nous s’inscrit.
À cet effet, toute rencontre est bonne à prendre et de fait nous
interrogeons alors en effet la distance évoquée par Eric Kérimel comme un
principe professionnel fondant la relation d’aide en travail social.
Mon hypothèse est qu’une institution qui contribue à la lutte contre les
exclusions ne peut enfermer la relation dans une méthodologie s’appuyant
sur la mise à distance. C’est tout le contraire qu’elle doit faire. Et la
meilleure posture que les intervenants qui y travaillent peuvent adopter pour
y contribuer est de l’abandonner (la posture, car elle est Pouvoir). C’est
grâce à cela aussi que l’autre peut exercer son pouvoir d’agir.
Plus que jamais, ces institutions doivent être des lieux « d’action sociale
» et non seulement de « travail social », le premier terme désignant pour
nous les mouvements que la société produit sur elle-même, et le second une
démarche de résolution de problèmes.
C’est dans cette perspective que je voulais à l’occasion de cet ouvrage
raconter l’histoire qui suit, une tranche de vie dans une institution qui a
accepté ce pari.
« Quels bons moments n’avons-nous pas traversé avec ce groupe de
musique éphémère, créé d’un tour de main à la seule force d’un élan de
sympathie. Il y avait Nathalie, Directrice adjointe de l’association, scène de
cette histoire, improbable pianiste sur un clavier numérique au son affreux.
Il y avait ce regretté Daniel, éducateur à la retraite, qui passant avec sa
guitare vit de la lumière et entra pour répéter avec nous. Moi-même qui
avait sauté sur l’occasion pour emboucher mon saxophone. Et puis celui par
qui tout avait commencé : Eduardo.
Un beau portugais. Si triste et si beau de son regard perdu dans ses
douloureuses pensées. Un jour, alors que je traînais par là, il s’approcha et
me dit :
— Je sais que tu es musicien. Il y a une chanson qui habite mon cœur et
j’aimerai qu’un jour tu la joues pour moi.
J’entendis une voix cassée, un magnifique accent lusitanien et le titre de
la chanson : Jardims Prohibidos de Paolo Gonzo.
Avec Eduardo, nous avions fait connaissance quelques mois auparavant
dans un centre d’hébergement
pour les personnes sans abri. Il y séjournait depuis plusieurs semaines.
J’y travaillais. La rencontre fût cocasse car après que je lui aie demandé s’il
venait de prendre ses fonctions dans le centre (je croyais qu’il était
éducateur), lui me demanda depuis combien de temps j’y étais hébergé…
Eduardo avait donc envie de m’entendre interpréter Sa chanson. Je
savais qu’il n’avait pas vu sa fille depuis de nombreuses années et qu’ils
devaient se retrouver bientôt.
Ma proposition jaillit spontanément de mes cordes vocales, sans aucune
réflexion, juste du désir :
— Cette magnifique chanson Eduardo je vais la jouer. Et si tu voulais
bien, tu pourrais essayer de la chanter. Cela me ferait vraiment plaisir. Et
puis qui sait, on pourrait entrer en studio pour enregistrer un disque que tu
offrirais à ta fille quand tu la retrouveras ? Qu’en pense-tu ?
— C’est une bonne idée. Avec ça, elle saura vraiment qui je suis…
Nous étions donc partis pour former un duo, et les autres nous
rejoignirent au fil du temps.
Au début, les répétitions furent un peu chaotiques à cause de l’alcool que
prenait Eduardo. Impossibles. Il n’avait jamais fait ça (la musique, les
répétitions). Entre le stress et l’enthousiasme les émotions débordaient.
Mais peu à peu cela fût moins dur, car il ne buvait que ce qui lui était
nécessaire pour faire face à ce moment d’émotion. Il faut dire que nous
avions eu une conversation où il était question d’amitié, du plaisir de se
retrouver ensemble en musique, de chanter, du risque de gâcher l’instant et
finalement notre projet, que ce serait dommage… On était tous embarqués,
il fallait qu’on fasse attention les uns aux autres, et lui aussi (être assidu,
être à l’heure, vouloir vraiment être là…).
Il prit quelques cours de chant offerts par l’institution dans laquelle il
était hébergé. Sa professeure
– qui n’avait aucune disponibilité - accepta de se libérer. Elle renonça au
bout de trois leçons parce que cela était trop difficile pour tous les deux,
mais nous, nous avions déjà vu la différence dans la façon qu’il avait de
poser sa voix.
S’ensuivirent 9 mois de répétitions, et puis le studio.
Un ami batteur et un autre, bassiste, vinrent compléter le groupe pour la
session. Et l’enregistrement eut lieu. La journée dût être retenue pour que
Eduardo puisse prendre son temps, enregistrer plusieurs prises. Il avait failli
renoncer avant de venir à cause du stress que cela lui causait ; à aucun
moment il n’avait lâché jusque là ; finalement il allait enregistrer.
Il fallut rester en cabine avec lui. Cela le rassurait. Cela n’empêchait pas
les galéjades. Somme toute, il n’y avait rien de tragique à l’affaire. Le trac,
on l’avait tous. On se chambrait. Chacun y allait de son souvenir : qui
totalement paniqué au bout de deux mètres d’escalade, qui prenant peur dès
qu’il regardait au fond de l’eau avec un masque, qui perdait ses moyens dès
lors qu’il parlait devant d’autres, qui… rien du tout…
Les 6 pistes de la bande sonore furent tracées au fil de la journée. Il fallut
améliorer, corriger, ré enregistrer parfois. Les ingénieurs du son apportèrent
leur touche finale, et le disque fût gravé.
Une grande joie. Oui, c’est cela : le principal résultat fut une grande joie
après 9 mois de travail assidu. L’effort valait le coup. Nous étions tous
contents. Nous avions notre CD et un peu d’amitié en plus.
Eduardo pensait déjà à son second opus sur « Streets of Philadelphia » de
Bruce Springsteen qui tournait en boucle dans sa tête, et à sa participation
imminente à la chorale de l’association qui donnait chaque année une
représentation publique. »
De quoi cette histoire nous parle-t-elle ? Elle nous parle de rencontres
entre petites gens. Des sortes de voisins qui se sont dit un jour « et si on
sortait les chaises pour tailler la bavette ? ». Parmi ces voisins, dans la Cité,
Eduardo, père de famille, magasinier de son état, faisant front face aux
difficultés de la vie.
Tout au long de ces trente années d’exercice, j’ai observé un double
mouvement qui allait dans le sens de la perte de la valeur relationnelle du
travail social. Le premier mouvement pouvait pourtant être porteur d’espoir.
Les métiers du secteur social se sont diversifiés. L’expérience
institutionnelle et associative s’est accrue et perfectionnée en même temps
que malheureusement l’exclusion gagnait du terrain dans notre pays.
L’engagement militant et caritatif s’est trouvé relayé par un véritable
professionnalisme et des organisations techniquement solides. Enfin, la
place des personnes accompagnées a été reconnue dans la loi comme celle
de partenaires et non seulement d’usagers réduits à l’état de bénéficiaires de
soutiens et de services. La participation et l’action collective ont du mal à
lutter contre une vision historique plus individualisée de la relation d’aide,
mais elles ont désormais droit de citer dans les institutions115. Les
administrations et les collectivités ont, elles aussi développé leur expertise
des problématiques sociales.
Bref, les acteurs de l’action sociale semblaient mieux armés pour
accueillir les personnes en détresse et les accompagner vers un mieux être.
Mais dans le même temps, un mouvement inverse est allé les fragiliser.
les situations d’exclusion se sont massivement accrues (cf. les données des
Services Intégrés d’Accueil et d’Orientation). La reconnaissance de la
collectivité à l’égard des professionnels du secteur social s’est
inexorablement érodée au fil du temps : par exemple, la comparaison de
l’écart entre le salaire moyen d’un assistant social et le revenu médian des
français montre une perte majeure de sa valeur relative. Cette question
d’argent ne serait pas si importante si le cœur du métier n’était pas si
régulièrement mis à l’épreuve. Que disent les formations de directeurs
d’établissements sociaux sur les questions humaines et de lien, là où elles
insistent plutôt crûment sur les comptes administratifs ? Pourquoi les
promotions d’étudiants peinent à se remplir et à rester intactes jusqu’à la fin
du cursus (chez les éducateurs et chez les assistants sociaux en particulier),
là où les candidats étaient légion ?
Par ailleurs, au cours de ces quinze dernières années, la Révision
Générale des Politiques Publiques, suivie d’une rationalisation sans
précédent de la dépense publique ont porté un coup puissant aux moyens
des services et associations engagés. Enfin, comme suite directe, l’exigence
d’une optimisation des moyens, de l’efficience et de l’efficacité dans les
actions du secteur social a technicisé les organisations. La démarche qualité
et les certifications sont venues achever la métamorphose d’une action
sociale des vocations et de l’engagement vers un travail social devant
prouver à l’excès sa technicité, et justifier son coût.
Engagement, technicité et évaluation auraient pu être les ingrédients
d’un cocktail intéressant pour produire des pratiques et alternatives
nouvelles. Mais l’excès de normes et le caractère mécaniste de l’approche
des résultats (1 € de retour d’investissement pour 1 € dépensé), ont généré
perte de repères et de sens sur le terrain. Cette vision analytique du travail
social a produit une diminution des zones d’incertitudes qui n’étaient pas
compatibles avec les canons de l’efficacité. Mais elle a aussi réduit les aires
d’expérimentation, les espaces informels, les zones de rencontres créatives
et les liens entre les travailleurs sociaux et leur public. En vérité, dans un
établissement, la qualité d’un règlement de fonctionnement n’a rien à voir
avec la qualité de l’accueil réservé aux personnes hébergées. On pourrait
même se passer d’un règlement si le lien, voire l’alliance autour du projet
social est solide et génère du bien être. La qualité de l’information, de la
communication, des formulaires qui permettent la constitution d’un dossier
n’a rien à voir avec l’éthique qui nourrit l’hospitalité et l’entraide. La
rigueur de la tenue des dossiers ne dit rien de la qualité des
accompagnements. Ces indicateurs de bonnes pratiques sont les artefacts
d’une approche qui a donné une place prépondérante à des questions
techniques et administratives dans l’appréciation du travail social.
Ainsi, il est urgent de ne pas oublier combien le lien, la conscience
politique et le partage sont au cœur du métier, et que la visée de l’action
sociale est bien de produire du changement social.
NOTES
 
78. « Diplôme d’Éducateur Spécialisé en poche en 1980, je m’inscrivais dans la foulée en faculté
de Psychologie à l’Université PARIS XIII de Villetaneuse. Titulaire d’un C3 de psychologie sociale
puis d’un Diplôme Supérieur en Travail Social (D.S.T.S.), je me tournais en 1989 vers le conseil et la
formation des cadres, (métiers que je n’ai depuis cessé d’exercer). C’est en 1991, que je m’engageais
vers l’exercice du pilotage associatif au sein de la Direction Générale d’une Sauvegarde en région
Parisienne que je doublais d’une formation doctorale.
Si Sigmund Freud puis Jacques Lacan avaient jusqu’alors influencé ma vie tant personnelle que
professionnelle, la richesse de leurs textes m’a amené à suivre une analyse didactique dès 1986
(achevée en 1998). Je fis alors une rencontre tout aussi inattendue que fondatrice lors des séminaires
doctoraux avec Jacques ARDOINO et avec lui la multiréférentialité. Véritable rupture
épistémologique pour moi, il me permit de penser l’inconciliable et à des ponts que je pouvais alors
tisser entre des disciplines jusqu’alors organisées en silos.
Le travail d’accompagnement à la mise en ?uvre du projet associatif de la Sauvegarde ayant été
mené à son terme après quatre ans d’investigation et un travail de thèse qui fut soutenu le 17
Décembre 1996 en Sciences de l’Éducation à l’Université Paris VIII (Saint Denis), sous le titre «La
mise au travail des temporalités institutionnelles», j’ai ensuite mobilisé cet enseignement au profit de
la fonction de Consultant Sénior en évaluation de politique publique (CIRESE, Évaluation des Unités
à Encadrement Éducatif Renforcé, Ministère de la Justice (futur Centres Éducatifs Renforcés),
Documentation Française, Paris, 1997) puis en qualité de Directeur Général de l’Institut Régional
du Travail Social Provence Alpes Côte d’Azur et Corse en 1998 et ce jusqu’à ce jour…
J’allais oublier l’essentiel… Je suis l’heureux papa de 4 enfants !!!! et le mari d’une femme qui a
su m’accompagner tout au long de ces différents périples ! »
79. F. Sentis, Une recherche « intégrée » dans les établissements de formation en travail social in
Le travail social et la recherche, sous la direction de M. Jeager, Dunod, Paris, 2014, p. 37.
80. Au sens de Michel Foudriat cité par M. Jeager in Les enjeux de la participation in Vie Sociale
19, Eres, Paris, 2017, p19
81. Imposture du latin imponere, tromper, Littré
82. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Tel-Gallimard, Paris, 1964, p. 165.
83. C. Avenel, « Construire les politiques sociales avec les personnes accompagnées : la
participation… » in Les enjeux de la participation, Vie Sociale n°19, Eres, Paris, 2017, p 65
84. Le Cofor est porté par l’Association Solidarité Réhabilitation, en partenariat avec Aix
Marseille Université (AMU), le Centre d’études et de recherche sur les services de santé et la qualité
de vie (CEReSS), l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille (AP- HM) et l’IRTS PACA-
Corse.
85. Le projet de formation est porté par l’IRTS PACA et Corse en partenariat avec le Conseil
Régional Région Sud, le Conseil Départemental 13, UNIFAF PACAC, l’ARI, Urban Prod, Aix-
Marseille Université (AMU) et le Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (LEST-
CNRS).
86. Intime du latin intus, en dedans, Littré.
87. CSAPA : Centres de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie.
88. CEIIS : Comité d’études et d’informations pour l’insertion sociale. Association Loi 1901. Le
Lot 46.
89. ESMS : Établissements Sociaux et Médico-sociaux.
90. CAARUD : Centre d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers
de Drogues.
91. CHRS : Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale.
92. Pouvoir d’agir, Puissance d’agir.
93. Les référents sont des travailleurs sociaux engagés dans le soutien des MSP et dans
l’accompagnement des équipes du CEIIS à la médiation de santé pair.
94. Économiste et philosophe indien. Prix Nobel d’économie pour ses travaux sur l’économie du
bien-être.
95. Centre d’hébergement d’urgence pour toxicomanes dans le 15e arrondissement de Marseille.
Ce centre, qui était le premier de ce genre en France a fermé depuis.
96. Bernard Béziat, devenu depuis mon ami, travailleur social extraordinaire qui m’a tant apporté
et tant appris.
97. Pas d’alcool ! Nous sommes dans un centre de soin pour toxicos.
98. Oh pardon, c’est pas bien. Il faut dire porteuse de handicap !
99. Le reflet du miroir, 2018.
100. Augusto Boal, Théâtre de l’opprimé, éd. La découverte, 1996.
101. Je vous renvoie à ce propos au dernier livre du philosophe Francis Métivier, La joie des
Larmes, éd. Pygmalion, 2019.
102. Ah ! Saloperie de pyramide de Maslow, que Maslow n’a pas voulu, d’ailleurs !
103. Après les pleurs, 2016
104. « Écoutez le cri du silence. Regardez-le. Observez-le. Il est là, sur mon visage. Là, dans mon
regard… Vous ne le voyez pas, le cri du silence ? Comme il est long, comme il est strident, comme il
est insoutenable le cri du silence. J’ouvre la bouche, mais rien ne sort. Et quand je parle, c’est une
autre bouche qui parle à ma place… Pourtant, je veux vous parler. Je dois vous parler, afin que
l’insupportable cri du silence cesse. Afin que tout s’arrête, afin que tout explose en moi, que tout
s’épanouisse…
Voilà… Voilà… Écoutez… N’entendez-vous pas le doux, le magnifique, le sublime cri de la
révolte. Maintenant tout sort de moi comme une cascade. Le cri du silence s’est tu… Le cri de la
révolte l’a tué, et une nouvelle femme est née… Moi… Moi… Moi…
Moi qui suis en colère, moi qui me réveille d’un sommeil que je croyais éternel, moi qui souffre
de tant de temps perdu. Moi qui renais, moi qui pleure, moi qui ris, moi qui parle, moi qui te regarde,
moi qui parle, moi qui vis, moi qui parle, moi qui parle… Moi qui parle… »
105. Bouts de vies. Bouts de Chaumière, 2019.
106. Renaissances, 2017. Depuis, on en a créé d’autres.
107. Elle fait chier cette langue française qui impose le masculin. Dix femmes, un homme, il
faudrait dire « tous ». Je dis « toutes » et j’assume.
108. Je sais, j’ai dit que je ne faisais pas de thérapeutique, mais si la personne le voit comme ça, ça
lui appartient, je n’ai rien à y dire.
109. Elle me taquine, je lui avais demandé de bien vouloir me tutoyer.
110. Rien que ce petit mot vous fait percevoir, je l’espère, toute la dimension poétique de Floriane.
111. Petit traité de l’abandon, Alexandre Jollien, Points.
112. Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Points, 2005
113. Le reflet du miroir - 2018
114. Cette association intervient dans le champ de la lutte contre l’exclusion, elle gère des
dispositifs d’insertion par le logement pour des personnes en situation de pauvreté (4 chrs, des ACT,
2 maisons relais, un centre parental..).
116. Ailleurs, les actions d’entraide, comme celle des Carillonneurs par exemple, ou des réseaux
de soutien aux migrants, viennent quant à elles en suppléance d’une action publique en panne de
volonté politique. La solidarité n’est pas l’apanage du secteur social.
En guise de conclusion

 
J’ai très tôt compris que la marche, même dans les moments de doute et
d’épuisement, était un formidable outil pour s’exercer à la méditation, un
moyen de fluidifier la pensée. Je voyais souvent mon père regarder au loin
comme si un monde pouvait s’ouvrir à lui, c’est sans doute cet ailleurs que
je cherche en marchant. Je devais avoir dix ans lorsque j’ai pu faire mes
premières sorties en montagne seul. C’était une autre époque. Sans doute, la
crainte s’étant répandue, on ne laisserait aucun enfant partir comme cela
aujourd’hui. Ce jour-là je cherchais un petit lac (le lac sans fond !) que Dao,
un vieux du village, m’avait indiqué. Il fallait traverser l’alpage ou de
jeunes Tarines profitaient de la floraison riche de début d’été. Puis le
chemin se faisait plus étroit et devenait de plus en plus raide en suivant un
long Talweg. Deux heures de lacets conduisaient à un petit col occupé par
un grand névé. Les marmottes sifflaient devant l’intru. Je me sentais libre.
Je m’arrêtai çà et là pour regarder la vallée et la multitude de hameaux qui
s’éveillaient au passage de Jeep tirant de grosses meules de foin. Passé le
col le névé s’étirait au pied des pierriers. Un peu plus bas le lac se blottissait
contre une moraine.
C’est là que je les ai vu pour la première fois, un groupe d’une dizaine de
chamois qui remontait la pente au soleil. J’ai eu le sentiment qu’il s’agissait
du premier matin du monde, que ce décor grandiose m’était offert comme
un secret. Lorsque je marche je recherche le souvenir de cette émotion. Il
faut marcher loin, de plus en plus loin pour retrouver ces moments de fusion
avec la nature, ces moments ou la pensée s’interrompt et laisse place à la
contemplation. J’ai eu la chance de vivre très tôt ces moments. Ils m’ont
permis de surmonter des doutes permanents, de passer outre les blessures.
Il y a pour chacun de nous ce type d’ailleurs ; la marche pour moi, la
musique pour mes amis Michel, Daniel, Salim, la lecture et les voyages
pour Christine ou François, l’escalade pour Pierre, le théatre pour Nicolas,
la peinture pour Fadim, peu importe ; l’important et de trouver son exutoire.
Charlotte Delbo116, qui a connu la face la plus sombre de l’humanité, nous
rappelle dans un merveilleux texte que l’important est de s’exercer à un art :
« Je vous en supplie faites quelque chose apprenez un pas une danse quelque chose qui vous
justifie qui vous donne le droit d’être habillés de votre peau de votre poil apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre
vie. »
Le travail social se pratique avec des blessures, il est intimement liè au
drame. Ceux qui s’autorisent à le pratiquer doivent sans aucun doute
s’exprimer d’une manière ou d’une autre pour ne pas sombrer. Alors et
seulement à cette condition le voyage en humanité est possible. Il nous faut
passer des fleuves, des montagnes, des vallées, douter, pester, abandonner
un instant, recommencer, avant qu’un décor sublime s’ouvre à nous. En ce
sens le travail social est un art de la découverte.
NOTE
116. Charlotte Delbo, Priére aux vivants pour leur pardonner d’être vivant, 1970.
 
Postface

 
J’ai rencontré Éric Kerimel de Kerveno lorsque j’étais préfet de
Vaucluse, où HAS était l’un des principaux opérateurs de l’hébergement
d’urgence. Malgré la différence radicale de nos profils, de nos parcours et
de nos fonctions, nous avons rapidement constaté que nous parlions le
même langage et que nous appartenions donc au même monde. J’étais moi-
même engagé alors dans une réflexion sur ma pratique de représentant de
l’Etat, partant du constat amer qu’en trente ans de vie professionnelle,
j’avais toujours connu celui-ci sur le déclin. La lecture d’un livre du
sociologue François Dubet sur le « travail sur autrui »117 m’avait
heureusement permis d’explorer ce constat de manière plus analytique que
nostalgique, m’évitant de devenir bêtement conservateur. À partir de cette
analyse, j’ai forgé deux concepts qui me permettent d’éclairer la mutation
en cours des relations entre individus et institutions, que nous vivons le plus
souvent comme un moment de « perte de sens »118.
Le premier concept est celui de matrice tutélaire. Depuis le XIIIe siècle,
moment de la fusion entre le droit et la religion, les formes de domination
qui se sont durablement déployées en Occident reposent toutes sur la même
matrice, celle de la mise sous tutelle de l’individu par l’institution au nom
du savoir détenu par celle-ci. Le monde est régi par des règles (religieuses,
scientifiques, juridiques, économiques…) dont la compréhension est
inaccessible au commun des mortels et dont l’interprétation est réservée à
des clercs initiés, instruits et hiérarchisés au sein des institutions. Au nom
du savoir qu’elle détient, l’institution sait mieux que l’individu ce qui est
bon pour lui. Elle lui promet en outre que s’il se soumet à ses règles, il
pourra lui-même accéder progressivement au savoir, au pouvoir
d’interprétation et à la capacité de décider lui-même ce qui est bon pour lui,
c’est-à-dire à l’autonomie.
Le second concept est celui d’emboîtement des institutions. Pour qu’une
société soit instituée et pour que les individus soient institués dans la
société, c’est-à- dire qu’ils se reconnaissent y appartenir, dans la diversité
de leurs statuts, de leurs conditions et de leurs parcours de vie, il faut que
l’ensemble des institutions parlent le même langage, s’emboîtent les unes
dans les autres parce qu’elles sont issues de la même matrice. La
domination tutélaire s’exerce de manière analogue du prêtre sur le fidèle, du
chef sur le subordonné, du maître sur l’élève, du soignant sur le patient, du
majeur sur le mineur et, last but not least, de l’homme sur la femme. Penser
l’emboîtement des institutions, c’est chercher à comprendre la chaîne
d’interdépendance qui relie les événements ou les perceptions les plus
intimes aux phénomènes collectifs à grande échelle.
Le dérèglement de ce système de domination, consenti par tous parce
que nécessaire à l’identité sociale de chacun, se déploie tout au long de la
seconde moitié du XXe siècle. Le déclic en est l’élargissement de l’accès au
savoir et la massification de l’information. Le réseau social, système
d’information massive et individualisée, est sans doute l’aboutissement de
ce cycle. L’émergence, non sans tensions, de l’égalité homme-femme
comme valeur cardinale de l’ordre social en est le témoin le plus éclatant,
celui qui touche au plus profond de l’ordre social.
La réflexion menée par Éric Kerimel de Kerveno vient à point nommé
éclairer ce phénomène à hauteur de vie. L’objet du travail social est de
réinstituer des individus désinstitués. Tant que la matrice tutélaire assure
l’emboîtement des institutions, le travail social rattrape les individus exclus
en exerçant une fonction tutélaire renforcée dont le vocabulaire nous est
familier : prise en charge, accueil en institution, réinsertion, réadaptation,
etc. À mesure que la matrice se décompose, plus rien ne va de soi : si
l’institution ne détient plus la clé de l’accès aux règles de l’appartenance à
la société, où sont ces règles ? qui les énonce ?
Éric décrit minutieusement le lent cheminement des énoncés successifs,
à partir des plus élémentaires : politesse, civilité, hospitalité… Si la
conformité à des règles supérieures ne donne plus de sens à l’action, il va
falloir reformuler des règles, tester dans la pratique leur lisibilité et leur
pertinence. Cette opération s’appelle l’éthique, elle nécessite des ressources,
ici celles de la philosophie antique ou des travaux de Paul Ricoeur, elle ne
se déploie pas sans prise de risque ni confrontation et délibération
collective.
Il me paraît essentiel de comprendre que, dans ce témoignage éclairé par
un questionnement proprement philosophique, la contestation de la règle
institutionnelle, bureaucratique ou professionnelle n’est pas, c’est le cas de
le dire, une posture idéologique mais un moment de recherche nécessaire.
Notre société est désormais peuplée d’individus sans appartenance, mais si
elle ne trouve pas le moyen de les instituer, elle se défera en tant que
société. Cette recherche, marquée par le doute, l’inquiétude et parfois la
souffrance, n’est pas propre au travail social.
Elle traverse toutes les institutions, toutes les formes d’action collective.
Au cours des quarante dernières années, les « lois du marché » sont
irrésistiblement devenues les seules règles instituantes et l’économie a
éliminé toutes les autres sciences du pouvoir. Qu’on l’appelle
néolibéralisme ou d’un autre nom, ce cycle s’achève sous nos yeux,
fracassé sur l’épuisement des ressources terrestres et humaines, questionné
de toute part par la « recherche de sens » à laquelle le culte de la
performance ne répond que par le silence glacé des chiffres.
Dans ce moment d’interrogation collective, le travail social occupe une
place particulière parce que l’injonction à l’autonomie nous a révélé notre
profonde et commune vulnérabilité et que la façon dont nous saurons traiter
les plus vulnérables d’entre nous décidera de notre destin commun.
Véritable manuel d’éthique de travail social, le livre d’Éric Kerimel de
Kerveno est donc aussi un manifeste de transition vers la société inclusive.
 
Yannick Blanc, haut-fonctionnaire, a été préfet de Vaucluse et du Val d'Oise, il a présidé pendant
trois ans l'Agence du service civique. Il est aujourd'hui chargé du Carrefour des innovations sociales
à l'Agence nationale pour la cohésion des territoires. Il préside l'association Futuribles International.
 
NOTES
 
117. Après le Léviathan, l’État dans la grande transition, Paris, La Fonda éditions, 2016.
118. François Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, éd. du Seuil, 2002.
 
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Retrouvez l’ensemble des ouvrages sur
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