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Posture et travail social
Valeurs, pratiques et conditions
avec l'aimable participation de Michèle Benhaim, François Sentis,
Yannick Blanc, Salim Benfodda, Michel Carbonara, Nicolas Chottin,
Nicolas Valsan.
En couverture : Groupe d’arbres, Terri Sharp, Pixabay.
© Champ social éditions, 2019
À Daniel Barraud travailleur social militant, joueur de blues inoubliable
qui est parti trop tôt.
À Chantal Forterre qui m’a soufflé les axes de cet essai.
À mes petits-enfants Alana, Adelaïde, Romane et Loup, à leur couleur
arc en ciel…
Un grand merci à Salim Benfodda, Michèle Benhaim, Yannick Blanc,
Michel Cabonara, Nicolas Chottin, François Sentis, Nicolas Valsan, pour
leur contribution, un merci particulier à mes relectrices Wanda Slama et
Anne Cateau.
SOMMAIRE
Préface
Introduction
Des valeurs en guise de préalables
Le Renard, la buse et la louve
Les conditions de la pratique : il n’y a pas de travail social s’il n’est pas
engagé
Des pratiques
En guise de conclusion
Postface
Déjà parus dans la même collection
« Une société peut devenir si complexe que ses techniciens doivent passer plus de temps à
étudier et se recycler qu’à exercer leur métier. J’appelle cela la superprogrammation. Enfin, plus on
veut produire efficacement, plus il est nécessaire d’administrer de grands ensembles dans lesquels de
moins en moins de personnes ont la possibilité de s’exprimer, de décider de la route à suivre.
J’appelle cela la polarisation par l’outil. »
Ivan Illich, La convivialité, éd. du Seuil, 1973
Préface
Dans un premier essai, publié en novembre 2018 aux éditions Champs
social, j’ai souhaité emmener le lecteur au fil de l’eau d’une pratique
percutée par des chocs, des émotions, des remises en question. J’ai essayé
d’aborder les contraintes, les tensions, les désillusions de ce métier mais
également ses puissances créatrices, l’énergie fraternelle qui s’en dégage.
Au temps où le travail social connait une profonde mutation, dans la
formation, dans les pratiques, dans ces expressions, au temps où il se meut
entre intervention sociale et accompagnement il m’a semblé important de
dessiner ce qui se cache sous le mot de posture dans le travail social.
La fonction, en particulier des éducateurs spécialisés a souvent été
décrite par « les autres » qu’il s’agisse d’anciens éducateurs devenus «
logues » (psychologues, sociologues et autres anthropologues) qu’elle ait
été abordée par les « istes » (psychanalystes) ou qu’elle soit regardée par
des « iatres » (psychiatres). Tous réfèrent à des concepts ou éléments
théoriques puisés dans leurs champs d’étude spécifiques et il n’y a rien de
plus normal à cela.
Le travail social a traversé des périodes bercées par les références
religieuses (avant les années soixante-dix) puis politico militantes (porté par
le mouvement de mai 1968). Il s’est ensuite glissé dans le fleuve
psychanalytique (avec ses références déifiées ; Lacan, Freud, Winnicott et
autre Mélanie Klein) avant d’être percuté par la sociologie (Bourdieu) sans
oublier la vague systémique. Ces mouvements ont créé de écoles de pensée
ou se sont affrontés leurs disciples. Les travailleurs sociaux ont souvent
rallié l’une ou l’autre de ces écoles parfois en en faisant une approche
dogmatique quelquefois en abandonnant le métier au profit d’une discipline
leur paraissant plus orthodoxe. Ces derniers une fois devenus psychologues,
psychanalystes ou sociologues ont tenté d’expliquer ou donner un sens aux
pratiques éducatives en utilisant le dictionnaire propre à leur discipline. Plus
inquiétant certains sont devenus à leur tour les maitres à penser de
nouveaux venus dans la profession puisant dans leurs écrits la
substantifique moelle.
Deux éléments ont renforcé ce phénomène d’une part le fait que les
centres de formation recrutent comme formateurs ou vacataires les
afficionados de telle ou telle approche (voire se réfèrent en tant que centre
de formation à telle ou telle approche) d’autre part le fait que les éducateurs
spécialisés et les assistants (es) social (es) n’écrivent pas ou se sentent
contraints, bien qu’ils ne le soient pas, à une écriture répondant aux normes.
Ainsi les professionnels qui œuvrent au jour le jour au plus près des
populations osent peu créer leur propre langage voire usiter le langage
commun pourtant riche et compréhensible par tous. Enfin en ce début de
XXIe siècle, féru de technologie, le travail social embrasse un nouveau
paradigme celui de l’évaluation, des référentiels, du quantitatif, de l’acte à
comptabiliser aidé en cela par moult logiciels, algorithmes qui rassurent des
autorités de contrôle et de tarification définitivement rangés dans le camp
d’homo economicus, modèle néo libéral Bercynien oblige.
Comme d’autres j’ai tout d’abord pensé que je ne pourrai pas écrire, que
je ne savais pas, puis de lectures en formation j’ai sucé le biberon des
écritures à la mode pseudo psychanalytiques, sociologiques, j’ai essayé de
comprendre des conflits d’approches théoriques pas toujours
compréhensibles. Je ne m’y suis pas vraiment reconnu.
À l’occasion d’un burn out, j’ai quitté pour quelques temps le travail
social et me suis inscrit dans des études d’histoire et de géopolitique. Je dois
le dire la discipline historique au combien exigeante m’a libéré. J’y ai
acquis la mise en perspective nécessaire pour comprendre dans un temps
long les courants qui ont construit l’action sociale ou ont essayé de la
dompter. La discipline historique ne crée pas un vocabulaire spécifique elle
utilise le plus largement possible celui du temps où elle s’opère et en cela se
nourrit d’archives où le langage est celui d’un champ lexical large voire
littéraire. Pas vraiment de recours à un vocabulaire spécifique, on plonge
dans le langage commun. Un grand historien, qui dirigeait le département
d’histoire contemporaine de l’université d’Aix en Provence, avait annoncé
aux étudiants souhaitant se diriger vers la recherche
« Si vous avez l’intention d’écrire comme les sociologues, n’insistez pas ».
Evidemment cette provocation s’inscrivait dans un conflit universitaire,
cependant il signifiait par là que l’écriture de l’historien se devait d’être
claire et comprise par le plus grand nombre. Sans tomber dans ces batailles
d’experts j’en ai retiré une leçon importante pour tenter de décrire et
comprendre les pratiques éducatives ; s’exercer à sortir d’un langage
technique qui ne satisfait que l’entre soi.
La liberté s’offre alors à nous et je postule que cela peut permettre enfin
aux travailleurs sociaux de construire leur propre discours, leur propre
langage permettant au plus grand nombre de saisir la complexité de ces
pratiques. C’est donc l’enjeu de cet essai. J’ai choisi ici d’évoquer quelques
points qui me semblent constituer la base de l’intervention sociale, son
socle, à partir de trois mots tirés du grec classique, la métis, le kairos, la
metropatheia. Trois clefs pour comprendre ce que souvent on appelle sans
vraiment la définir la posture dans le langage du travail social. Je les
aborderai tour à tour même si d’évidence les uns sont imbriqués dans les
autres constituant un tout permettant, si ce n’est d’être justes, au moins
d’éviter les principaux obstacles à la relation. Il ne s’agit pas de créer un
nouveau modèle qui serait comme les autres déconstruit par le temps mais
simplement de proposer une grille de lecture de positions relationnelles
existant dans l’accompagnement social pouvant faire appel à l’expérience
profane ou savante.
« Innovons donc, c’est notre seule porte de sortie, mais n’attendons pas, pour l’instant, d’être
reconnus, sauf peut-être si celle-ci crée des économies. Quand le grand désert social sera là, nous
réinventerons sans doute ce qu’aujourd’hui on nous amène à délaisser. »
Pierre Rosset1
Des valeurs en guise de préalables
HUMILITÉ
ALTÉRITÉ
Le Renard, la buse et la louve
« Oh mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ des possibles33 »
(Pindare).
L’oiseau décolle lentement face au vent sans que l’on ne comprenne pourquoi. Passé la cîme
d’une futaie il tourne brusquement en cercle parfait. Sans mouvements d’ailes voici la buse portée
par les courants ascendants. La buse tournoie, observe, s’éloigne des parois rocheuses, et survole le
plateau. Le mulot vaque à ses occupations sans deviner là-haut le rapace qui l’observe jusqu’au
moment opportun.
Kairos est comme Cronos Dieu du temps. Cronos est le temps qui défile
celui que l’on n’arrête pas, qui dévore tout sur son passage. Kairos lui, petit
Dieu ailé, peut être saisi mais il faut pour cela l’attraper par une touffe de
ses cheveux et au moment opportun, lorsqu’il tourne la tête. Avant c’est
trop tôt, après c’est trop tard. Kairos c’est le temps qualitatif. Ce Dieu de la
mythologie Grecque, Dieu de l’occasion opportune semble avoir été créé
pour le travail social. Le travailleur social inscrit son action dans un temps
défini, nous pourrions dire un cronos de l’accompagnement, mais il peut ou
non saisir un temps plus circonstancié celui du Kairos inscrit dans le cronos.
Le philosophe Patrice Guillamaud34 discerne le kairos comme
opportunité, le kairos comme éthique, le kairos comme mesure (le métron
grec). On ne pourrait donc résumer ce kairos à une simple opportunité. En
cela l’art du kairos n’est pas extérieur à la métis il est un élément de celle-ci
quelque chose qui nécessite une capacité d’adaptation au présent :
« Le kairos concerne donc le domaine de l’action qui sans pré- méditation et sans médiation
profite de l’instant, c’est la mai- trise spontanée du hasard et de l’incertitude, c’est l’action non
différée qui colle immédiatement au réel35. »
Denis Moreau36, nous indique ce lien fondamental entre métis et kairos
pour lui la kairos réclame « de la finesse, du flair, de l’intuition, toutes
qualités qui rendent remarquables les grands hommes, les fins stratèges, les
bons médecins ou les séducteurs invétérés. » Je rajouterai volontiers à cette
liste les travailleurs sociaux.
Julie est directrice adjointe de l’Alpa37 à Aix en Provence. Lors d’une assemblée générale très
dynamique et ouverte, elle observe que Marie Louise au fond de la salle, s’agite et fait des
commentaires à haute voix. Quelques spectateurs sont mal à l’aise ; Alors que l’assemblée générale
va se terminer et que Julie a le micro, elle va chercher Marie Louise, lui tient le bras et s’avance
devant tous les spectateurs elle tend le micro à Marie Louise : « Tu voulais dire quelque chose tout à
l’heure sur le lien avec ta référente. » Marie Louise prend le micro et dit « C’est important de
participer on ne peut pas toujours recevoir. »
Il y a lieu de ne pas chercher l’exercice de la kairos dans le projet cher au
travail social, si tant est que cette idée de projet ait un sens, le kairos n’est
pas prévision il est participatif de l’instant présent et adaptation au réel. Il
saisit l’opportunité pour valoriser les personnes accompagnées comme a su
le faire Julie.
Cela ne signifie pas que « l’art du kairos ne s’inscrit pas dans une
intention ». L’accompagnement social ne peut pas s’acter sans stratégie.
N’entendez pas ici que je puisse nier la nécessité d’élaboration de projet, je
postule simplement que le projet nous sert de metron c’est-à-dire de mesure
pour évaluer (un marqueur de l’action), rien d’autre et certainement pas
l’alpha et l’oméga du travail social comme les autorités de contrôle de
tarification voudraient nous l’imposer au titre d’un contrôle formaté.
Florine est Chef de service en CHRS. À la sortie d’une réunion à la Direction de la cohésion
sociale regagnant son bureau elle aperçoit un jeune couple qui pleure sur un trottoir. La maman serre
dans ses bras une petite fille de 2 ans qui a le visage rouge. Elle s’approche, les jeunes parents
expliquent qu’ils dorment sous tente dans une impasse et que la police municipale a mis du gaz
lacrymogène dans la tente pour les faire évacuer. Ce jeune couple (rom) était épuisé. Florine a écouté
leur histoire et a été convaincue que c’était le moment d’agir. Elle est venue à l’association chercher
les clefs d’un appartement qui devait être rendu (résiliation en cours) a pris la responsabilité, au
risque d’une sanction, de les conduire à l’appartement, puis a demandé un rdv au directeur de
l’association pour dire : « Je suis convaincue qu’il fallait faire quelque chose là immédiatement et
tant pis si je suis sanctionnée. » Après les observations d’usage le directeur a accepté dans la limite
de deux mois. Florine a assumé d’accompagner le couple. Deux mois plus tard le papa avait trouvé
un travail, puis un logement à son nom.
Saisir le moment. L’art de la kairos s’inscrit dans le cadre d’une
responsabilité assumée disons-le un engagement, c’est un art politique.
Platon dans la politique explore ce lien. Pour lui la puissance politique doit
agir dans un temps favorable s’il n’utilise pas le mot kairos mais eukaria
(moment favorable) il souligne la nécessité de produire une action unique
dans un laps de temps privilégié. Aristote utilise lui le mot kairos dans un
sens plus moral « le temps de ce qu’il convient de faire ». Cela engage une
responsabilité rappelée dans Ethique à Nicomaque38. Cela s’engage dans
une dimension éthique, une sagesse pratique phronesis39. Il n’y a pas de «
passage à l’acte inconsidéré » dans cet art de la kairos mais une prise de
décision pensée et engagée.
Mais cela est-il encore possible dans des institutions sociales et médico-
sociales qui prônent l’intervention sociale programmée, structurée, et
limitée comme garanti d’un professionnalisme finançable par la collectivité
?
Nous percevons ici la limite de l’exercice proposé dans des institutions
où le projet associatif fait l’impasse sur une part d’autonomie et de
responsabilité pour chacun de ses membres. Le plein exercice du kairos
exige une prise de risque que l’institution doit assumer et que l’encadrement
doit penser comme une dynamique de projet et d’action collective. Sauf à
souhaiter (certains le prônent hélas) que le travailleur social soit un simple
exécutant de l’intervention sociale, un opérateur spécialisé remplissant
doctement des logiciels, des items, des pseudos évaluations, des dossiers
personnalisés (que bien souvent l’usager ne voit pas), le plein exercice du
métier agit sur deux pieds l’intervention et le sens.
Pour que ce que je propose comme art de la kairos soit possible, le
travailleur social doit donc multiplier les occasions de l’émergence d’un
possible, utilisant divers espaces, divers médias, diverses rencontres. Le
cadre formel d’un bureau, ou des murs de l’institution, ne peut suffire à
enrichir le présent d’occasions opportunes. Par ailleurs l’exercice proposé
n’est pas un exercice libéral de la fonction, il agit dans un cadre associatif
ou public qui borne son intervention dans une intention rappelée (c’est du
moins à souhaiter) dans le cadre d’un projet associatif et projet de service.
La simple obéissance à une commande publique ne peut répondre à la
question du sens et au respect de la dignité de chacun. Enfin ne cherchons
pas dans cet art du kairos je ne sais quel outil magique et garant d’efficience
il s’agit plus d’une tension. Romain Jalabert40 nous rappelle cette juste
mesure et les limites de la kairos :
D’autres travaux, comme ceux portant notamment sur ce qu’il semble convenu de nommer « le
geste professionnel » gagne- raient probablement à s’inspirer du Kairos – tout au moins de ce qu’il
est possible de saisir de cet insaisissable notion. « Juste mesure » et « dextérité » pourraient garantir
le geste qui convient, au bon endroit et au bon moment ; le juste que ré- clament sans cesse les
innombrables et délicates tensions qui caractérisent le champ de l’éducation et de la formation.Mais
parce que la dimension efficace du Kairos est toujours suscep- tible d’inspirer une quelconque forme
d’instrumentalisation, ou de manipulation, il nous semble toujours indispensable, de surcroit, de
maintenir une visée éthique, censée faire de la me- nace opportuniste et dolosive une sagace
sollicitude. »
Ces préalables faits, nous postulons que l’exercice du kairos ou la
capacité dans l’accompagnement de saisir le moment opportun, nécessite
bien sûr de faire appel à sa métis mais aussi de lire et comprendre sans cesse
l’environnement, l’impact des aléas. Bref il s’agit d’une capacité adaptative
s’inscrivant dans une action. Ce type d’accompagnement social auquel
j’invite les travailleurs sociaux se distingue de la neutralité thérapeutique,
de la distance telle qu’elle a été trop souvent décrite par une interprétation
hâtive et erronée de la psychanalyse. Le poète René Char proposait une
position quelque peu provocatrice mais inspirée de métis et de kairos : «
Penser en primitif et raisonner en stratège ». Proposons de manière plus
nuancée ; ancrer l’accompagnement social dans le mouvement et la
connaissance de l’environnement (le primitif) et construire un cheminement
vers un point d’horizon réalisable (stratège).
Évidemment ce n’est pas dans une pratique statique derrière un bureau
que cela se construit. Les « évènements sont permanents dans
l’accompagnement social », ils sont souvent perturbants dans une pensée du
projet qui aime la ligne droite. Ils confrontent les équipes au sentiment
d’échec, ils conduisent le travailleur social à se remettre en question, ils
incitent parfois (trop souvent) à l’exclusion. Évidemment nous allons dans
cet accompagnement social rater des occasions opportunes, nous pourrions
nous en désespérer, fort heureusement la vie, ayant horreur du vide, nous
invite toujours à nous saisir de l’occasion suivante, pour peu que nous
restions attentifs et dans une intention éthique et que nous prenions le risque
(ou plutôt que notre hiérarchie nous y autorise) de bousculer le cadre.
Benjamin, éducateur spécialisé dans un centre d’hébergement, est assez silencieux lors de
séances d’analyse de pratique. Il est dans l’équipe une référence par son ancienneté et par sa
pondération. Lors d’une séance est abordée la recherche d’événements (projets) qui puisse permettre
aux résidents les plus discrets, voire absents, des propositions institutionnelles de participer. Les
travailleurs sociaux se plaignent du manque de moyens, de l’impératif de temps, de ce qu’ils
perçoivent comme un contrôle excessif de la hiérarchie. Benjamin jusqu’alors silencieux prend la
parole
« Je suis allé à la plage prendre un bain avec Nicolaï l’été dernier ! je n’en ai jamais parlé. »
Puis Benjamin explique qu’un soir Nicolaï dans une discussion
informelle lui a dit qu’il adorait la mer mais n’osait pas y aller seul. Sans
trop réfléchir et en suivant une « intuition » Benjamin lui a proposé de
l’accompagner à la fin de son service.
Nicolaï a, dès lors, changé. Son accompagnement est devenu plus facile.
Benjamin rajoute : « Je ne me suis pas autorisé à en parler car j’avais le
sentiment que j’avais franchi une ligne jaune, celle de la distance mais je
sais que ce sont ces quelques séances de plage qui ont rendu
l’accompagnement possible. »
La saisie d’une opportunité dans un contexte d’échec de
l’accompagnement, la recherche de « déclics », l’observation et la stratégie
ont contribué à la proposition « hors cadre » de Benjamin.
Construire le lien, celui qui permet une mise en perspective et d’être un
peu rassuré face à un avenir par essence incertain, là est le sens du travail
social. L’art du Kairos s’inscrit ici.
L’équipe où travaille Benjamin provoque, sous une apparence profane,
un climat permettant la régulation des tensions. La nomination, ou disons le
stigmate41, entraine toutes les personnes professionnels ou résidents dans un
« commun partagé » qui ne se parle que dans la limite du sigle CHRS et son
signifiant, ne permettant pas de déceler spontanément les effets sur chacun.
De ce fait cette équipe cherche à rencontrer la personne plus que le
résident le replaçant dans sa dignité, dans le sens d’une singularité plus
qu’une distinction au sens commun. Les professionnels vont alors
s’intéresser plus à la notion d’être qu’à la notion de vivre, cherchant à se
positionner de manière éthique avec des usagers en difficulté devant
répondre à un impératif quotidien de besoins primaires (vivre) mais en
recherche d’être, être acteur, construisant le sens de sa propre histoire. Cela
en correspondance avec un positionnement professionnel souhaité qui
répond, lorsque cela est nécessaire, à un besoin mais dans une perspective
de projet co-construit avec la personne. Nous percevons ici la première
tension qui traverse l’institution (nous évoquons ici l’institution sociale au-
delà du seul CHRS) c’est-à-dire la pression institutionnelle qui demande à
produire (du service, de l’évaluation, de l’économique, de la norme) alors
que l’équipe doit en préalable et dans le même temps s’intéresser à l’être.
L’équipe, même si elle peut concevoir les référentiels de normes et
d’obligations de contrôle, a une obligation première : celle de créer un
espace relationnel qui permette à la personne de prendre ou de garder les
rênes de sa vie, sa capacité à faire, à désirer. Sans cet espace relationnel,
sans cette enveloppe bienveillante le travail social n’est pas, ne répond pas à
l’exigence éthique. Rappelons d’ailleurs que l’État principal financeur et
donneur d’ordre fait sien ce principe dans la Loi de janvier 2002 : l’usager
au centre du dispositif.
L’intervention des cadres au quotidien apparait parfois comme décalée,
ne prenant pas en compte ce qui est en train de se vivre provoquant
quelquefois lassitude et incompréhension.
Bien souvent ce n’est pas tant le fond de ces interventions qui est
questionné mais la forme. Dans l’exemple de l’équipe de Benjamin
j’observe la capacité à œuvrer de manière humble, ensemble, avec un grand
respect mutuel et un attachement aux valeurs associatives ainsi qu’une
grande capacité à s’interroger. Elle dépasse des agacements ou des
incompréhensions pour construire au quotidien un lieu bienveillant et
porteur de sens
La bienveillance est prioritaire, bienveillance dans les relations
interpersonnelles de l’équipe et bienveillance envers les personnes reçues.
L’équipe veut témoigner de la reconnaissance citoyenne qu’elle a envers les
personnes reçues, de leur richesse plus que de leurs symptômes.
La reconnaissance citoyenne est mise en œuvre en s’interdisant de
nommer les personnes au travers d’un symptôme mais à plus s’attacher à
leur capacité à leur richesse. Même si la dimension institutionnelle est
présente la rencontre est celle de membres de la cité plus que celle d’un
aidant et d’un aidé. Cela nécessite bienveillance et empathie mais
également prise en compte de la réalité institutionnelle et des limites
politiques à l’action (règles, procédures, évaluation…).
Le paradigme d’insertion, s’il n’est pas imposé mais au moins présent
dans l’idée de lutte contre les exclusions, pose le postulat que le travail
ultime de l’intervention sociale est de ramener la personne vers un statut
inclus. Plus le temps de l’intervention est contraint moins il intègre que la
personne se soit trouvée ou retrouvée après de grandes épreuves. Cela
définit-il le paradigme d’exclusion ? Faut-il évoquer plutôt le paradigme de
désaffiliation42 ?
Dans le même temps l’orientation générale insiste sur l’idée de
participation et de pouvoir d’agir43, et en fait un élément central de la
politique de lutte contre l’exclusion. Cependant cela est-il compatible dans
le quotidien de l’équipe avec des exigences techniques présentant les outils,
les méthodes et même le reporting comme l’alpha et l’oméga de la pratique
?
Si l’on considère avec Paul Ricoeur que l’on doit accompagner vers « la
dignité de l’homme capable » il convient d’installer un territoire, un terrain
fertile à cette culture44.
La proximité induite par la convivialité est avant tout un outil pensé elle
n’est pas seulement une position communautaire même si le quotidien à
gérer implique un partage ; c’est dans cette tension que se positionne
chaque intervenant, en supportant les doutes et en échangeant sur la limite
ressentie si ce n’est vécue. Sans relation empathique, sans reconnaissance
de l’autre, sans émotion, sans Kairos, le travail pragmatique administratif ne
peut se construire ou est mis en échec. La fonction relationnelle est donc le
contenant des actes sociaux et de l’insertion. Cela constitue une sorte de
matière noire, une enveloppe relationnelle indispensable mais difficile à
décrire qui rend possible le travail d’accompagnement.
La création de cette matière noire45 relationnelle, support de nos actions,
est une construction collective reposant sur la mise en place de moments de
convivialité, d’échanges informels, de rire, de bonne humeur, d’actes
informels qui conditionnent l’action d’insertion (le Kairos de Benjamin en
est l’exemple) ; elle parait également nécessaire dans la sphère de l’équipe
qui peut regretter parfois que cela ne soit pas compris par sa hiérarchie.
Cela a parfois l’apparence d’un non travail (pour celui qui regarde ou pour
l’intervenant qui en vient à se culpabiliser) mais il s’agit de la base qui
permet une réassurance pour un public qui a intégré le stigmate de l’inutilité
sociale. Ce qui est demandé alors à chaque intervenant ce n’est pas
seulement de produire mais d’être. Le contrat de travail convoque la
production, le contrat de collaboration convoque quelque chose de nous
bien au-delà de la fonction.
Cette nécessaire sincérité dans l’acte professionnel prend la forme
d’émotions, de pensées, d’interrogations qui usent lorsqu’elles ne sont pas
parlées mais ces émotions sont la chambre d’écho qui permet, si ce n’est
une bonne posture, au moins une juste posture (voire Paul Ricoeur et sa
définition d’une institution juste) Il y a, au risque de l’émotion, la capacité à
comprendre rapidement la position au monde et la fragilité de l’autre la
métis ; une intelligence de la situation qui permet de poser des actes
rassurants et bienveillants… Au risque de l’émotion.
« Je faisais mon travail, dit l’homme. On jette les choses mortes dans cette eau pour que je les
repêche. Avec mes dents, dit l’homme. Les choses mortes ou les choses pourries. On les jette pour
cela. Souvent on les laisse pourrir exprès pour pouvoir les jeter. Et je dois les prendre avec mes dents.
Pour qu’elles crèvent entre mes dents. Qu’elles me souillent le visage (…)
— On vous paie cher pour cela ? Demanda Jacquemort.
— On me fournit la barque et on me paie de honte et d’or47.»
Si l’on s’en tient à l’étymologie Grecque, dans l’apatheia il est question
de ne pas souffrir, d’être impassible. De là nous pourrions être proche de
l’indifférence si l’on ne fouille pas la polysémie du mot. Pour Aristote il
s’agit bien de l’absence de souffrance.
Démocrite, lui, l’utilise dans le sens de la « tranquillité d’âme ». La
traduction contemporaine par « apathie » a rendu le mot quelque peu
péjoratif et bien loin de son sens original, il faut le dire pour le moins
complexe.
Pour les stoïciens l’apatheia est recherché comme un idéal rationnel. La
capacité de l’homme sage à rester dans la paix intérieure même dans la
souffrance. Pour eux la vie est un combat permanent entre raison et passion.
La raison étant mis au rang des vertus. La passion pour les stoïciens trouble
l’âme et donc l’apatheia n’est pas impassibilité face à la douleur de soi ou
d’autrui mais recherche de s’affranchir de la tyrannie des passions. Pour
Epictète (50-125) grand maitre stoïcien, l’apatheia permet la construction de
sérénité.
Plotin, néo platonicien, plus tardivement (205-270) voit dans l’apatheia
un moyen de se purifier, un moyen de se détacher des passions qui
entravent l’existence. L’on perçoit alors l’apparition d’un courant ascétique.
De fait certains « pères de l’Église » à l’instar de Clément48, voit dans
l’apatheia la capacité de se dominer totalement pour faire triompher la
raison.
Evidemment ce n’est pas dans ce registre que nous utilisons dans cet
essai cette figure de l’apatheia laissant aux stoïciens (s’il en reste encore)
cette volonté prioritaire de devenir raisonnable. Les aristotéliciens plus
humbles, on pourrait dire plus réalistes dans les capacités limitées de
l’homme, vont utiliser le mot métropatheia c’est-à- dire une certaine mesure
dans les passions. Nous approchons ici de la question du travail social,
puisqu’il n’est pas là question de rechercher l’idéal vertueux mais de
proposer de vivre mieux en restant souffrant. On pourrait par extrapolation
dire que la métropatheia est la racine des pratiques de réduction des risques.
On aura compris ici que l’utilisation de ce mot métropatheia, pour
l’exercice qui nous concerne, est un raccourci sémantique qui nous permet
d’aborder la douleur que ressent le travailleur social dans sa pratique et
l’exercice souvent vain qu’il produit pour se détacher de la souffrance.
L’impassibilité, l’apatheia, consistant à se mettre à distance, à ne pas
prendre le risque de l’émotion est peut-être une vertu psychothérapeutique
mais à mon sens elle n’est pas une position tenable pour un travailleur
social qui pratique son art dans le registre du partage de moments de vie,
dans le concret d’une relation quotidienne avec la personne en difficulté.
Nous voyons d’ailleurs ici d’une part les raisons d’un dialogue parfois
impossible avec certains psychologues et d’autre part l’impérieuse nécessité
de décrire de l’intérieur du travail social ce qu’il produit ou essaie de
produire.
Il est donc temps ici de donner une définition à ce mot métropatheia dans
l’exercice qui est le nôtre.
Nous l’avons compris l’homme non souffrant a un nom (si tant est qu’il
existe !) : Dieu. Diogène avec la provocation qu’on lui connait percevait
cette quête impossible se promenant habillé de haillons avec une lanterne à
la main en plein jour et criant : « Je cherche l’Homme. » Ce n’est pas de
cette espèce d’homme tentant de gagner la perfection (une fiction) dont
nous parlons ici. Nous parlons d’Hommes souffrants (nous) rencontrant
d’autres hommes souffrants (les personnes concernées par le travail social).
Le travail social commence comme un travail avec soi-même c’est ce
qu’aurait pu écrire Evagre le Pontique49, père du désert pour qui l’Apatheia
doit être pensée comme moyen pour devenir plus libre à l’égard de nos
passions (entendez souffrance) lequel nous met en garde sous prétexte de
guérir autrui, de devenir soit même incurable.
Bref ce que l’on propose ici ce n’est pas de nier notre souffrance mais de
ne pas la confondre avec l’émotion que provoque la rencontre avec autrui
en particulier une personne qui va nous présenter toute sa souffrance. Il y a
donc ce premier travail indispensable de différenciation entre ma douleur à
l’énoncé d’une situation et ce qui est vécu et parfois peu clairement énoncé
par l’autre. C’est ici que je convoque l’image de la Louve ; je prends
l’émotion de l’autre, une certaine souffrance je l’ingurgite (puis je vraiment
faire autrement ?) je la digère, la malaxe et je lui régurgite sous une forme
comestible. Nous sommes bien loin de l’impassibilité (apatheia pris au sens
strict) mais plus près de l’activité en prenant la mesure de chacune des
souffrances produites (Metropatheia). Il y a ici une proposition qui ne
manquera pas d’être soumise à la critique voire à l’incompréhension. Boris
Vian dans « L’arrache cœur » cité en exergue de ce chapitre nous propose
un personnage qu’il appelle « La gloire » chargé de ramasser avec les dents
les détritus d’autrui. Il est payé avec de l’or qu’il ne pourra pas utiliser.
Inutile de chercher dans le statut salarié et dans une paye (de toute façon
scandaleusement indécente), un échange équitable à ce que l’on va produire
dans le métier de travailleur social. Nous quittons ici ce qui devrait être
raisonnable ; en devenant travailleur social nous plongeons dans la souille.
Le secteur social et médicosocial en particulier la lutte contre l’exclusion
n’est pas, loin s’en faut, une priorité pour les finances publiques, il nous est
demandé de plonger dans la souille mais en silence s’il vous plait.
Vous voilà seul face aux souffrances d’autrui. Vous voilà seul avec vos
émotions parfois confuses, souvent inexprimables. Cette figure de la
Metropatheia proposée ici est avant tout un exercice intérieur tendant non
pas à supprimer vos émotions mais à les comprendre, les mesurer (métro) et
a minima à ne pas les confondre avec celle de l’autre. Nous ne pouvons
dans ce métier difficile prétendre à l’ataraxie, une absence de trouble, un
état de quiétude mais sans doute avons-nous l’obligation éthique de tendre à
cette quiétude afin de ne pas soumettre l’autre à nos propres troubles.
C’était dans les années quatre-vingt, je travaillais alors comme éducateur dans un centre d’accueil
pour toxicomane (ce qu’on appelle aujourd’hui un CSAPA). La consommation d’Héroïne flambait à
Marseille dans un contexte d’apparition du Sida. Un matin dès l’ouverture une dame d’une
cinquantaine d’années s’est présentée avec son fils de 19 ans. Mme S était très troublée à la limite des
larmes. Dès qu’elle fut assise elle s’est effondrée en pleurs puis m’a demandé de l’excuser, son fils
était aussi très ému et tenait sa mère par la main. Je ne sais toujours pas pourquoi dès le premier
regard j’ai eu l’impression que je connaissais cette mère, en fait elle me rappelait quelqu’un et portait
d’ailleurs le même prénom. J’ai attendu quelques instants que son émotion soit moins envahissante,
je lui ai offert un café et suis allé lui chercher un croissant50. Mme S a commencé à dire que le fait de
venir parler dans un tel lieu était une douleur, qu’elle le vivait comme un échec. Puis c’est son fils qui
a expliqué qu’il prenait de l’héroïne depuis quelques mois qu’il ne gérait plus rien et ne supportait
pas de voir sa mère dans une telle détresse. Tout au long de l’entretien j’étais convoqué dans mes
pensées à mon rôle de père, aux pleurs de la mère et à des situations vécus dans mon enfance. Dès le
rdv suivant alors que rien ne le justifiait j’ai proposé au jeune de lui trouver une place rapidement
dans un lieu de cure, je sais que je faisais cela pour la mère ! J’ai revu cette femme quelques années
après incidemment, elle était architecte dans un cabinet en vogue. Nos regards se sont croisés…
Encore une fois j’ai eu le sentiment de la connaitre.
On l’aura compris aucune apatheia dans cette situation pas plus de
metropatheia, juste un débat interne pour tenter de sortir de sentiments
confus qui me traversent. Fort heureusement un excellent superviseur51 m’a
conduit à essayer de m’extraire de l’invasion d’images et d’émotions pour
proposer à cette mère (je devrais dire pour me proposer) de nouveaux
moments d’entretien plus sereins.
Pourtant combien de fois dans notre pratique de travailleur social
sommes-nous confrontés à ces situations ? Quel éducateur, quel travailleur
social n’a pas subi (le mot est choisi) ces émotions. Trop souvent hélas les
travailleurs sociaux sont seuls sans analyse de pratique52, sans regard
bienveillant ? Combien de fois la seule possibilité qui leur est offerte est de
se tourner vers un psychologue de leur propre structure qui tentera au mieux
de leur offrir un silence distancié et quelques vagues concepts de son champ
culturel.
Au risque de la controverse je défends l’idée que ce qui est appelé «
distance » et les postures associées ont précipité bon nombre de
professionnels dans des attitudes technocratiques ou désincarnées. Le
bureau et l’entretien face à face faisant office d’objet fétiche et de hochet du
pouvoir. Bien entendu la position diamétralement opposée qui tendrait à se
laisser aller à une seule proximité sympathique a conduit à des excès
dérogeant aux règles de l’éthique. Travailler au risque de l’émotion est ma
proposition, se laisser envahir par celle- ci est à proscrire. Là comme une
mesure de l’émotion, une metropatheia, je propose de rencontrer… La
louve.
La louve mange puis transforme le produit de la chasse dans son estomac
et le régurgite aux louveteaux sous une forme assimilable. Parfois le Loup
la remplace dans la même fonction pour peu qu’un petit vienne lui mordiller
les babines. Cette fonction vitale et archaïque de la régurgitation permet en
premier lieu de nourrir mais aussi de préparer le petit à son autonomie
alimentaire, le rappelle à son instinct de chasseur.
1986, Paule53 est infirmière chef de service du centre d’accueil pour usagers de drogue en centre-
ville Marseillais. J’ai été embauché quelques semaines plus tôt comme éducateur spécialisé dans ce
service mais à l’époque toutes les salariés sont nommés « intervenants en toxicomanie ». Nous avons
une permanence d’accueil jusqu’à 20 heures couplée à une permanence téléphonique.
Nous redoutons tous le coup de fil l’accueil du vendredi soir. À19 h 30 nous recevons un appel
téléphonique de Daniel. Nous travaillons à deux à l’écoute :
Bonsoir, je m’appelle Daniel j’ai 40 ans, Je viens de débarquer du train à la gare St Charles je
viens de trouver votre numéro.
Paule : Que peut-on pour vous Daniel ?
Daniel : je suis au bout… LONG SILENCE… Je suis avec mon fils de trois ans j’ai tout quitté à
Paris, je n’ai plus rien… Silence… Il faut que je décroche c’est ma dernière chance.
Nous entendons une voix terriblement angoissée, Daniel retient visiblement ses larmes. Il a du
mal à parler.
Paule : Bon. Daniel vous avez de quoi donner à manger à votre petit ?
Daniel : il me reste un yaourt et quelques billets, de quoi tenir 24 heures peut être deux jours si je
trouve un hôtel pas cher. J’ai claqué mon argent pour quelques grammes d’héroïne… les derniers…
Je ne peux pas être malade devant mon petit.
Nous sentons une immense détresse et je fais signe à Paule pour qu’elle mettre le combiné en
attente. Je propose à Paule d’aller à la gare chercher Daniel et son fils. Paule me dit : s’il est arrivé
jusqu’ici fais lui confiance. Il va se débrouiller on le recevra lundi à l’ouverture. Paule est très calme,
sereine. Je suis inquiet et j’ai du mal à imaginer un gosse de trois ans avec son père paumé à la gare.
Paule reprend le téléphone.
Paule : Daniel vous êtes un homme courageux voilà l’adresse d’un hôtel bon marché. On vous
attend à 9 heures lundi.
Le Lundi Daniel était là avec son fils. Paule a parlé au gamin en lui disant qu’il était magnifique
et avait un super papa. Paule a accompagné Daniel durant plusieurs mois, à chaque rdv pendant que
Paule recevait Daniel, je jouais avec son fils à pécher les poissons rouges dans l’aquarium de
l’accueil. Daniel a « décroché » il s’est installé trois ans à Marseille puis a trouvé un boulot d’AMP
dans un structure pour enfants handicapés, le directeur a été ravi de son boulot et lui a confié
l’accompagnement de plusieurs enfants. Puis Daniel est parti, quelques années plus tard il était
éducateur dans une post cure en Cévennes. Je suis resté en contact avec lui plus de 20 ans.
Paule lors de ces premiers contacts avec une douceur et un calme
remarquable a agi comme la louve. Elle a entendu et capté l’émotion de
Daniel, elle a compris sa propre émotion (en me le disant très clairement et
au passage en me conseillant de mieux digérer la mienne :
« laisse tes angoisses de papa de côté on est là pour Daniel »).
À chaque entretien elle a « régurgité » ce qu’elle avait vécu comme
émotions partagées et en les transformant en préconisations valorisantes
pour Daniel. Du grand art.
On l’aura compris il ne s’agit pas de compiler l’émotion de l’autre et
l’émotion ressentie mais de les digérer en soi pour tenter de les transformer.
C’est avant tout un exercice intérieur qui nécessite d’être capable d’une
introspection continue. Nous sommes loin ici d’une position de technicien
de service auquel voudraient nous soumettre, au nom de critères évaluables
les institutions et financeurs. Les réponses matérielles, le remplissage de
dossiers, l’inscription dans les droits sociaux s’ils sont indispensables ne
peuvent résumer la fonction. Cette complexité appelée ici metropatheia,
nommée mécanisme de transfert et de contre transfert par d’autres, ou bien
encore prévention de la désaffiliation nécessite un long et permanent travail
sur la posture. Je ne crois pas, on l’aura compris, que ce ne soit qu’en
prenant les habits mal ajustés voire galvaudés des concepts
psychanalytiques ou sociologiques que le travail social saura se faire
comprendre.
Reste que ces trois éléments de la posture proposés ne sauraient avoir de
sens sans engagement.
NOTES
27. Pierre Vernant, « Métis et les mythes de souveraineté », Revue d’histoire des religions, année
1971.
28. Platon, Théétète, Traduction et présentation Michel Narcy, éd. Flammarion, Paris, 2006.
29. On peut y voir ce que les techniques à la mode anglo-saxonne nomment le Ricovery. C’est à
dire « récupération ou rétablissement ». Ce qui montre au passage que l’on n’invente rien dans le
domaine.
30. Écologie = oikos (maison) et logos (connaissance). C’est donc une science qui étudie le
rapport des êtres vivants avec leur environnement.
31. Trédé Monique, « Encore métis, toujours kairos : d’Homère au Nouvel Hypéride », Comptes
rendus des séances de l’Académie des inscriptions et Belles lettres, 155e année, N° 3, 2011.
32. Adolfo Sanchez-Vasquez, Nair K, la philosophie de la praxis comme nouvelle pratique de la
philosophie, in L’homme et la société, n° 43-44,1977.
33. Pindare, Troisième Pythique. Épigraphe choisie par Albert Camus pour le Mythe de Sisyphe,
1942.
34. Patrice Guillamaud, « L’essence du Kairos », Revue des études Anciennes, 1988.
35. Article ci-dessus p. 362.
36. Denis Moreau est philosophe spécialisé dans la philosophie classique. Voir l’article : Le
Kairos, « l’art de saisir l’instant », publié le 31 août 2017.
37. ALPA, association logement pays d’Aix qui fait de l’accompagnement au logement et gère
une maison relais.
38. Éthique a Nicomaque, livre III.
39. On pourra ici consulter l’érudit article de Lombros Couloubaritsis philosophe à l’université
libre de Bruxelles : « Le statut philosophique du “Kairos” »
40. Romain Jalabert, Université Paul Valery Montpelier, Kairos : un concept opportun pour
l’éducation et la formation. Actes du congrès de l’AREF université de Genève, septembre 2010.
41. Utilisé ici en référence au sociologue Ervin Goffman (1922/1982) qui parle du stigmate en
tant que l’individu stigmatisé
« se définit comme n’étant en rien diffèrent d’un quelconque être humain, alors même qu’il se
conçoit (et que les autres le définissent) comme quelqu’un à part ».
42. Cf. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale.
43. Inspirée du travail social communautaire et des travaux de Paolo Freire.
44. Gaelle Fiasse, Paul Ricoeur de l’homme faillible à l’homme capable, Puf, 2015.
45. Ici employé en référence à l’astro physique (Fritz ZWICKY), qui nomme ainsi ce qui
supporte tout objet connu de l’univers, l’univers étant constitué selon cette théorie de 95 % de
matière noire seule explication à la loi de la gravité. Ramener au travail social nus osons l’hypothèse
que les interactions relationnelles quotidiennes (matière noire) sont indispensables à l’efficience
d’actes repérables voire évaluables.
46. L’on trouve ce therme dans la troisième œuvre de la trilogie de Clément d’Alexandrie «
Stromateis ».
47. Boris Vian, L’arrache cœur, Ed livre de poche, 1992.
48. Clément d’Alexandrie, 150-215, recherche à harmoniser la pensée grecque et la pensée
chrétienne.
49. Évagre le Pontique, 345-399, ascète chrétien.
50. Ce qui n’a pas manqué de faire bondir mes collègues psychologues au cours d’une séance de
supervision houleuse !
51. Thierry Guyon, psychiatre psychanalyste.
52. On peut s’étonner que les séances d’analyse de pratique ne soient pas obligatoires dans tous
les établissements sociaux et médico- sociaux. Là encore le souci d’économie l’emporte sur la
bientraitance des travailleurs sociaux. Aurait-on idée par souci d’économie de ne pas pourvoir les
véhicules des chauffeurs de ceinture de sécurité ? Il existe pourtant des financeurs qui refusent de
couvrir ces dépenses.
53. Paule Gastinel, grande dame du social, infirmière détachée de l’assistance publique hôpitaux
de Marseille auprès de l’association AMPT puis fondatrice de « appart Marseille » qui ouvre les
premiers appartements pour personnes vivant avec le VIH ; Elle est recrutée plus tard comme chargé
de missions toxicomanie Sida à la DDASS de Marseille. Elle a été nommée quelques mois avant sa
retraite chevalier de la légion d’honneur.
« Oui, je veux vous précipiter dans le progrès ! Je veux brûler vos vaisseaux pour que vous ne
puissiez revenir lâchement en arrière ! Législateurs, économistes, publicistes, criminalistes, je veux
vous pousser par les épaules dans les nouveautés fécondes et humaines comme on jette brusquement
à l’eau l’enfant auquel on veut apprendre à nager. Vous voilà en pleine humanité, j’en suis fâché,
nagez tirez-vous de là ! »
Victor Hugo, Discours à l’assemblée constituante, 15 septembre 1848 (plaidoyer contre la peine
de mort).
Les conditions de la pratique : il n’y a pas de
travail social s’il n’est pas engagé
« L’engagement se trouve ainsi tout d’abord dans cet enchevê- trement d’un « soi » personnel et
professionnel, préalable indis- pensable à la présence d’un authentique « être-là » dans la relation à
autrui. Accéder à la réalité de l’autre c’est cheminer ensemble en recherchant les ressources
disponibles, Cela exige ainsi parfois du professionnel de faire le deuil d’une quête incer- taine de
réponses immédiates à l’expression d’une difficulté54.»
DE L’ENGAGEMENT
à son développement.
les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état
Il ne s’agit pas de se pencher sur les gens. IL s’agit d’adopter une posture qui permette le partage,
l’échange, et modifie le rapport dominant-dominé souvent à l’œuvre en institution, plus par habitude
et facilité que par volonté de réelle puissance.
Jacques Ladsous, Empan, n° 64, 2006.
En 2015 lors des groupes de travail sur les États généraux du travail
social, nous avons entendu une représentante de l’Anas à Marseille déclarer
:
« La présence des usagers dans ces travaux ne nous parait pas op- portune puisqu’en tant que
travailleurs sociaux nous sommes en capacité de relayer la parole du public que nous accompagnons.
»
La participation dans le champ social et médico- social déjà encouragée
en 1982 par Nicole Questiaux66 puis sacralisée par la Loi du 2 janvier 2002,
a connu de grandes résistances autant du fait de bon nombre de travailleurs
sociaux que des associations elles-mêmes. La timidité, voire la défiance,
avec laquelle le secteur a évolué depuis près de 20 ans sur cette question a
de quoi interroger. Nous ne reprendrons pas ici, les textes et les nombreux
articles qui ont fleuri sur cette question. Quelques associations et quelques
travailleurs sociaux qui avaient engagé une démarche participative bien
avant 2002 ont pu multiplier les initiatives en invoquant la Loi. Bien
souvent les autorités de contrôle et de tarification se sont contentées de
contrôler si les démarches de questionnaires ou de créations de CVS avaient
bien été entreprises.
Les associations communautaires67 influencées de longue date par la
pensée de Paolo Freire et quelques intervenants (on pense ici au travail de
Michel Talegani ou José Dhers) avaient déjà esquissé des démarches
innovantes en la matière. L’apparition du Sida au milieu des années quatre-
vingts et la mobilisation militante d’associations comme Aides ont contraint
le secteur à s’ouvrir à ces pratiques. Le Sida nous a rappellé à tous que la
personne accompagnée pouvait être notre ami, notre sœur, nous même.
Dans un secteur où le maître mot était « la prise en charge » la participation
est souvent apparue au mieux comme une contrainte mais pour certains
comme une hérésie. Les freins à la participation sont multiples : peur de
perdre un pseudo pouvoir, crainte de ne pas pourvoir s’exprimer librement
entre professionnels, manque de formation.
Je postule que le principal frein à la participation et la mise en œuvre du
pouvoir d’agir réside dans la question de la posture. Le cadre social et
psychique de la première rencontre et le cadre physique de celle-ci influe
sur la poursuite soit d’une traditionnelle prise en charge soit d’un travail
avec et pour la personne. Reçoit-on un citoyen égal en droit ou le porteur
d’un symptôme ? La mise en place obligatoire et normé d’un questionnaire
de satisfaction ou la construction artificielle d’un CVS n’a strictement rien à
voir avec une dynamique participative. Ce type de pratique est évidement
voué à l’échec puisqu’il pourrait se résumer à « et maintenant parlez ! »
On connait dans d’autres cadres ce que l’application stricte et
règlementaire d’un droit à la parole donnée. Après 1968 dans chaque école,
chaque établissement scolaire se sont établis des conseils de parents
d’élèves combien ont permis une véritable co-construction d’un projet
d’établissement ? Il se sont résumés la plupart du temps à l’organisation
d’activités périphériques, à l’organisation de kermesse, de discussions sur
les conditions matérielles de la vie des établissements. En 1989 alors que
j’étais président d’une association de parents d’élèves (FCPE) et que les
parents d’élèves m’avaient délégué pour interroger les enseignants sur
certaines pratiques pédagogiques je me suis fait répondre dans un premier
temps que nous n’étions pas qualifiés pour poser ce type de question, dans
un deuxième temps la directrice gênée est venue me dire que les
enseignants souhaitaient que je ne sois plus présent au conseil d’école !
On le voit le frein à la participation est avant tout une question politique
dans une société où la participation est au mieux délégataire, le principe de
démocratie directe, d’autogestion, de co construction sont toujours vécu
comme « a-professionnels », voire trop contestataires ou anarchisants.
Instaurer un modèle participatif dans un contexte général délégataire est
voué à de grandes difficultés. Il y a quelques mois une inspectrice principale
de la cohésion sociale partant à la retraite évoquait mes prises de parole à un
ami : « Je pense finalement qu’il est anarchiste ! »
Donner la parole aux premiers concernés, leur permettre de co construire
leur parcours, refuser la prise en charge et soutenir l’accompagnement, c’est
convoquer chaque personne en responsabilité c’est l’inscrire dans une
république isonome ce n’est pas une dérive du travail social c’est
l’application d’un principe républicain et bien sûr, les voies républicaines ne
sont jamais aussi simples que l’autocratie.
Ce qui convoque le professionnel dans la participation est évidement la
place de chacun dans la relation, la relation égalitaire fait peur. Dans une
recherche du Laboratoire d’étude et de recherche sociale au sujet de la
participation dans le champ de la protection de l’enfance68 les chercheurs
notent ces questions autour de « l’égalité » souhaitée et redoutée :
« Bien qu’ils manifestent une certaine ouverture à l’égard des parents, les professionnels ne
considèrent toutefois pas les fa- milles comme des partenaires. Tout au plus, leur reconnais- sent-ils
une place d’usagers qui leur confère des droits spécifiques réaffirmés par la Loi de 2007 mais ils n’en
sont pas encore au point de leur donner une place active… Considérer les parents comme partenaires
serait les inscrire dans une rela- tion d’égalité qui ne sied aucunement aux professionnels dans la
mesure où ils considèrent avoir une prévalence sur le point de vue des familles à l’égard des
situations traitées et un rôle spécifique à jouer auprès d’elles. »
L’USAGER ALIBI !
Des pratiques
La formation est, non pas un préalable à la mise en acte de nos compétences, mais surement
l’élément central pour toute personne cherchant à s’engager dans le travail social. Plus encore la
formation au-delà de nos fonctions est une condition éthique pour que nous laissions traverser par le
doute, le questionnement, l’apprentissage. C’est sans doute là que se croisent le savoir profane et le
savoir savant, c’est là que nous percevons des chemins et des impasses. De nombreux centres de
formation au-delà des obligations administratives et des contraintes pédagogiques se sont engagés
très tôt dans la recherche et l’innovation c’est le cas à Marseille de l’IRTS PACA et c’est donc
naturellement que j’ai demandé à François Sentis son directeur général de partager ici sa réflexion sur
la transformation des pratiques :
J’ai très tôt compris que la marche, même dans les moments de doute et
d’épuisement, était un formidable outil pour s’exercer à la méditation, un
moyen de fluidifier la pensée. Je voyais souvent mon père regarder au loin
comme si un monde pouvait s’ouvrir à lui, c’est sans doute cet ailleurs que
je cherche en marchant. Je devais avoir dix ans lorsque j’ai pu faire mes
premières sorties en montagne seul. C’était une autre époque. Sans doute, la
crainte s’étant répandue, on ne laisserait aucun enfant partir comme cela
aujourd’hui. Ce jour-là je cherchais un petit lac (le lac sans fond !) que Dao,
un vieux du village, m’avait indiqué. Il fallait traverser l’alpage ou de
jeunes Tarines profitaient de la floraison riche de début d’été. Puis le
chemin se faisait plus étroit et devenait de plus en plus raide en suivant un
long Talweg. Deux heures de lacets conduisaient à un petit col occupé par
un grand névé. Les marmottes sifflaient devant l’intru. Je me sentais libre.
Je m’arrêtai çà et là pour regarder la vallée et la multitude de hameaux qui
s’éveillaient au passage de Jeep tirant de grosses meules de foin. Passé le
col le névé s’étirait au pied des pierriers. Un peu plus bas le lac se blottissait
contre une moraine.
C’est là que je les ai vu pour la première fois, un groupe d’une dizaine de
chamois qui remontait la pente au soleil. J’ai eu le sentiment qu’il s’agissait
du premier matin du monde, que ce décor grandiose m’était offert comme
un secret. Lorsque je marche je recherche le souvenir de cette émotion. Il
faut marcher loin, de plus en plus loin pour retrouver ces moments de fusion
avec la nature, ces moments ou la pensée s’interrompt et laisse place à la
contemplation. J’ai eu la chance de vivre très tôt ces moments. Ils m’ont
permis de surmonter des doutes permanents, de passer outre les blessures.
Il y a pour chacun de nous ce type d’ailleurs ; la marche pour moi, la
musique pour mes amis Michel, Daniel, Salim, la lecture et les voyages
pour Christine ou François, l’escalade pour Pierre, le théatre pour Nicolas,
la peinture pour Fadim, peu importe ; l’important et de trouver son exutoire.
Charlotte Delbo116, qui a connu la face la plus sombre de l’humanité, nous
rappelle dans un merveilleux texte que l’important est de s’exercer à un art :
« Je vous en supplie faites quelque chose apprenez un pas une danse quelque chose qui vous
justifie qui vous donne le droit d’être habillés de votre peau de votre poil apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre
vie. »
Le travail social se pratique avec des blessures, il est intimement liè au
drame. Ceux qui s’autorisent à le pratiquer doivent sans aucun doute
s’exprimer d’une manière ou d’une autre pour ne pas sombrer. Alors et
seulement à cette condition le voyage en humanité est possible. Il nous faut
passer des fleuves, des montagnes, des vallées, douter, pester, abandonner
un instant, recommencer, avant qu’un décor sublime s’ouvre à nous. En ce
sens le travail social est un art de la découverte.
NOTE
116. Charlotte Delbo, Priére aux vivants pour leur pardonner d’être vivant, 1970.
Postface
J’ai rencontré Éric Kerimel de Kerveno lorsque j’étais préfet de
Vaucluse, où HAS était l’un des principaux opérateurs de l’hébergement
d’urgence. Malgré la différence radicale de nos profils, de nos parcours et
de nos fonctions, nous avons rapidement constaté que nous parlions le
même langage et que nous appartenions donc au même monde. J’étais moi-
même engagé alors dans une réflexion sur ma pratique de représentant de
l’Etat, partant du constat amer qu’en trente ans de vie professionnelle,
j’avais toujours connu celui-ci sur le déclin. La lecture d’un livre du
sociologue François Dubet sur le « travail sur autrui »117 m’avait
heureusement permis d’explorer ce constat de manière plus analytique que
nostalgique, m’évitant de devenir bêtement conservateur. À partir de cette
analyse, j’ai forgé deux concepts qui me permettent d’éclairer la mutation
en cours des relations entre individus et institutions, que nous vivons le plus
souvent comme un moment de « perte de sens »118.
Le premier concept est celui de matrice tutélaire. Depuis le XIIIe siècle,
moment de la fusion entre le droit et la religion, les formes de domination
qui se sont durablement déployées en Occident reposent toutes sur la même
matrice, celle de la mise sous tutelle de l’individu par l’institution au nom
du savoir détenu par celle-ci. Le monde est régi par des règles (religieuses,
scientifiques, juridiques, économiques…) dont la compréhension est
inaccessible au commun des mortels et dont l’interprétation est réservée à
des clercs initiés, instruits et hiérarchisés au sein des institutions. Au nom
du savoir qu’elle détient, l’institution sait mieux que l’individu ce qui est
bon pour lui. Elle lui promet en outre que s’il se soumet à ses règles, il
pourra lui-même accéder progressivement au savoir, au pouvoir
d’interprétation et à la capacité de décider lui-même ce qui est bon pour lui,
c’est-à-dire à l’autonomie.
Le second concept est celui d’emboîtement des institutions. Pour qu’une
société soit instituée et pour que les individus soient institués dans la
société, c’est-à- dire qu’ils se reconnaissent y appartenir, dans la diversité
de leurs statuts, de leurs conditions et de leurs parcours de vie, il faut que
l’ensemble des institutions parlent le même langage, s’emboîtent les unes
dans les autres parce qu’elles sont issues de la même matrice. La
domination tutélaire s’exerce de manière analogue du prêtre sur le fidèle, du
chef sur le subordonné, du maître sur l’élève, du soignant sur le patient, du
majeur sur le mineur et, last but not least, de l’homme sur la femme. Penser
l’emboîtement des institutions, c’est chercher à comprendre la chaîne
d’interdépendance qui relie les événements ou les perceptions les plus
intimes aux phénomènes collectifs à grande échelle.
Le dérèglement de ce système de domination, consenti par tous parce
que nécessaire à l’identité sociale de chacun, se déploie tout au long de la
seconde moitié du XXe siècle. Le déclic en est l’élargissement de l’accès au
savoir et la massification de l’information. Le réseau social, système
d’information massive et individualisée, est sans doute l’aboutissement de
ce cycle. L’émergence, non sans tensions, de l’égalité homme-femme
comme valeur cardinale de l’ordre social en est le témoin le plus éclatant,
celui qui touche au plus profond de l’ordre social.
La réflexion menée par Éric Kerimel de Kerveno vient à point nommé
éclairer ce phénomène à hauteur de vie. L’objet du travail social est de
réinstituer des individus désinstitués. Tant que la matrice tutélaire assure
l’emboîtement des institutions, le travail social rattrape les individus exclus
en exerçant une fonction tutélaire renforcée dont le vocabulaire nous est
familier : prise en charge, accueil en institution, réinsertion, réadaptation,
etc. À mesure que la matrice se décompose, plus rien ne va de soi : si
l’institution ne détient plus la clé de l’accès aux règles de l’appartenance à
la société, où sont ces règles ? qui les énonce ?
Éric décrit minutieusement le lent cheminement des énoncés successifs,
à partir des plus élémentaires : politesse, civilité, hospitalité… Si la
conformité à des règles supérieures ne donne plus de sens à l’action, il va
falloir reformuler des règles, tester dans la pratique leur lisibilité et leur
pertinence. Cette opération s’appelle l’éthique, elle nécessite des ressources,
ici celles de la philosophie antique ou des travaux de Paul Ricoeur, elle ne
se déploie pas sans prise de risque ni confrontation et délibération
collective.
Il me paraît essentiel de comprendre que, dans ce témoignage éclairé par
un questionnement proprement philosophique, la contestation de la règle
institutionnelle, bureaucratique ou professionnelle n’est pas, c’est le cas de
le dire, une posture idéologique mais un moment de recherche nécessaire.
Notre société est désormais peuplée d’individus sans appartenance, mais si
elle ne trouve pas le moyen de les instituer, elle se défera en tant que
société. Cette recherche, marquée par le doute, l’inquiétude et parfois la
souffrance, n’est pas propre au travail social.
Elle traverse toutes les institutions, toutes les formes d’action collective.
Au cours des quarante dernières années, les « lois du marché » sont
irrésistiblement devenues les seules règles instituantes et l’économie a
éliminé toutes les autres sciences du pouvoir. Qu’on l’appelle
néolibéralisme ou d’un autre nom, ce cycle s’achève sous nos yeux,
fracassé sur l’épuisement des ressources terrestres et humaines, questionné
de toute part par la « recherche de sens » à laquelle le culte de la
performance ne répond que par le silence glacé des chiffres.
Dans ce moment d’interrogation collective, le travail social occupe une
place particulière parce que l’injonction à l’autonomie nous a révélé notre
profonde et commune vulnérabilité et que la façon dont nous saurons traiter
les plus vulnérables d’entre nous décidera de notre destin commun.
Véritable manuel d’éthique de travail social, le livre d’Éric Kerimel de
Kerveno est donc aussi un manifeste de transition vers la société inclusive.
Yannick Blanc, haut-fonctionnaire, a été préfet de Vaucluse et du Val d'Oise, il a présidé pendant
trois ans l'Agence du service civique. Il est aujourd'hui chargé du Carrefour des innovations sociales
à l'Agence nationale pour la cohésion des territoires. Il préside l'association Futuribles International.
NOTES
117. Après le Léviathan, l’État dans la grande transition, Paris, La Fonda éditions, 2016.
118. François Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, éd. du Seuil, 2002.
Déjà parus dans la même collection :
Travail social… le grand malentendu, Éric KERIMEL DE KERVENO
Accueillir le grand-âge. Permettre à chacun de rester habitant de sa vie, Pascale PARAT-BEZARD
« Je ne dors pas à la maison », Julien BILLION
L'abécédaire de la jeunesse et des banlieues. Indignation, propositions, Yves REY-HERME
La liberté de faire autrement, Romuald AVET Violences institutionnelles, Bernard GAILLARD
Pépites de handicap, Stéphanie ARRAGAIN
Entre déchirure et soulagement, Jean-Louis MAHÉ
Polyphonies en internat, Émilie GARCIA BALLESTER, Jean-Louis MAHÉ
Le travail social : un enjeu d'humanisation, Romuald AVET, Michèle MIALET
Travail social et médiation, Alain PIGANEAU
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