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L’autogestion, disait-on !

Yvonnes Preiswerk et Jacques Vallet (dir.)

DOI : 10.4000/books.iheid.3250
Éditeur : Graduate Institute Publications
Année d'édition : 1988
Date de mise en ligne : 22 juin 2016
Collection : Cahiers de l’IUED
ISBN électronique : 9782940549832

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Nombre de pages : XIII-179

Référence électronique
PREISWERK, Yvonnes (dir.) ; VALLET, Jacques (dir.). L’autogestion, disait-on ! Nouvelle édition [en ligne].
Genève : Graduate Institute Publications, 1988 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/iheid/3250>. ISBN : 9782940549832. DOI : 10.4000/books.iheid.3250.

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© Graduate Institute Publications, 1988


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transposé - CC BY-NC-ND 3.0
1

Elle était à la croisée des pensées. L’imaginer, sous toutes les formes possibles, c’était déjà
pouvoir y croire un instant, c’était rêver d’un autre projet de société. Grande séductrice, elle
permettait de repenser le monde. L’autogestion, disait-on, allait changer la qualité des rapports
sociaux ; elle prenait des airs de liberté, de solidarité, de rapports communautaires, de fête...
L’autogestion ! Mot magique, concept u-topique ! Non-lieu mais ailleurs possible né dans la
double impasse entre le capitalisme et la planification centralisée. Et si à partir des marges et des
centres, du sérieux et de la farce, des utopies et des réalités, des contradictions et des certitudes,
la lecture de ces pages pouvait amorcer une autre réflexion, novatrice et originale, nous aurions
atteint notre modeste but…
2

SOMMAIRE

Avant-propos

Dessine-moi un texte
Jean-Marie Moeckli

Ouvertures

L’autonomie à travers le prisme Albert Meister


Pierre Rossel et Michel Bassand
Les sources revisitées
Outils
Applications
Ouvertures

Un homme, une pensée

Gustave Affeulpin, mode d’emploi


Jean-Marie Moeckli

Une passion de la transcendance


Pierre Furter
La transgression comme principe méthodologique
La menace du « transnational »
La transcendance comme principe créateur

Albert Meister — Un ancêtre de l’avenir


Jean Ziegler

Pratiques vivantes : développement, éducation et participation

La participation et le développement : l’analyse d’Albert Meister et les tendances actuelles


Guy Le Boterf
Albert Meister : une attitude critique dans un univers piégé
Les principales observations et hypothèses de travail d’Albert Meister
Les orientations actuelles en matière de participation et de développement

De la faillite des « gestions »


Claude Auroi
La gestion en uniforme
L’autogestion en guenilles
Accélérer le changement
3

De l’autogestion pédagogique à l’autoformation


Pierre Dominicé
La reformulation d’une exigence pédagogique
Héritage et signification de l’éducation permanente
La formation et son appropriation
Le formateur : un sujet de formation
L’autoformation : façon de parler de formation

Action collective et intégration sociale : éléments pour une typologie de la participation


associative
Jean Kellerhals
Le modèle d’allégeance
Le modèle de médiation
Modèle de conscientisation
Modèle de gestion

Richesse et ambiguïté de l’approche collaborative aux Etats-Unis


Olivier Soubeyran
Définition succincte et questionnement
Le fonctionnement social de l’approche collaborative
Les raisons de l’efficacité de l’approche collaborative
Conclusion

Quel avenir pour la participation spontanée ?


René Levy
Société consolidée, société invisible
Clivages, contradictions et espaces de liberté
Dérive entre structures institutionnelles et vie ordinaire
Vers un clivage intégration-autonomie ?

Interstices créateurs ?

Nous l’avons tant aimée, l’autogestion


Fabrizio Sabelli

Autogestion, autonomie, autotomie


Marc Guillaume
L’invention de nouvelles formes de gestion
Gestion des intérêts, autonomie des passions

De l’inflation créatrice à l’Evangile selon saint Look


René Alleau

Le sens fait sa crise


Yves Barel

Bibliographie d’Albert Meister


4

NOTE DE L’ÉDITEUR
Cet ouvrage a été publié pour la première fois en 1988, dans la collection
Cahiers de l'IUED, Genève, aux Presses universitaires de France, Paris
(ISBN 2-88247-00-3).
Equipe des cahiers Yvonne Preiswerk, Jacques Vallet.
5

Avant-propos

1 ELLE ÉTAIT à la croisée des pensées. L’imaginer, sous toutes les formes possibles, c’était
déjà pouvoir y croire un instant ; c’était rêver d’un autre projet de société, d’une société
nouvelle, ouverte, chaleureuse, plus égalitaire ; grande séductrice, elle permettait de
repenser le monde. L’autogestion, disait-on, allait changer la qualité des rapports
sociaux ; elle prenait des airs de liberté, de solidarité, de rapports communautaires, de
fête... On pensait le « petit » avec grandeur et chacun devait trouver une place pour
exister dignement, humainement. L’autogestion, disait-on, pourrait venir faire éclater les
structures des économies planifiées et centralisées des systèmes totalitaires, tout en
prenant à l’économie de marché les idées de liberté et de démocratie. Ainsi planification
décentralisée et régulations du marché fonderaient une nouvelle voie économique
possible entre les deux grands systèmes dominants. Et puis l’autogestion animait une
6

autre utopie : celle qui allait lier le pouvoir de la base au sommet pour rompre les
inégalités. Plus tard, dans le sillage de mai 68, l’autogestion devait permettre une nouvelle
forme spontanée de créativité qui venait d’en bas. L’autogestion, pensait-on ! répondrait
de façon absolument originale aux désirs d’un monde plus démocratique et plus juste.
2 Et puis il y avait là, au cœur de la réflexion sur l’autogestion, un immense espoir autour
du développement dans les pays du Tiers Monde. Il fallait faire entrer les plus larges
couches de la société dans les processus de participation au développement dans tous les
domaines : alphabétisation, éducation, travail social, animation rurale...
3 En 1977 Albert Meister écrivait à propos de l’autogestion :
... pour les uns, préoccupés par la recherche de nouveaux mythes mobilisateurs,
l’autogestion signifie ni plus ni moins que la fin de l’exploitation de l’homme par
l’homme, l’abolition du salariat, l’avènement de la démocratie ; pour d’autres,
moins idéalistes et plus enclins aux réalisations immédiates, elle signifie une simple
participation à certaines décisions ; pour d’autres encore, attentifs à la façon dont
les décisions sont prises, elle se réduit au processus démocratique, à la maïeutique
du consensus...
4 Nombreuses ont été les expériences de cogestions, de gestions collectives, de
coopératives : les kibboutz, les entreprises autogestionnaires yougoslaves, d’autres
grandes visions politiques et économiques françaises, entre tant d’autres.
5 L’autogestion ! Mot magique, concept u-topique ! Non-lieu mais ailleurs possible né dans
la double impasse entre le capitalisme d’une part et la planification centralisée d’autre
part. Naïveté oserions-nous dire aujourd’hui, en paraphrasant quelque peu Meister.
6 Albert Meister, sociologue, était l’un de ceux qui avaient le plus participé à la réflexion et
à l’analyse de l’autogestion en partant d’expériences réelles sur le terrain, en Afrique, en
Amérique latine, en Israël, en Yougoslavie, en Europe. Lucide, généreux, farceur à ses
heures, il avait su donner à son cheminement intellectuel les teintes des grands idéaux
mais aussi de ses doutes, des contradictions que soulevaient la gestion et la cogestion d’un
monde éventuellement meilleur. « Est-ce possible ? » ou « Ce n’est pas si sûr ! » ont
souvent ébranlé ses convictions et les mouvements profonds de sa pensée. Trop tôt
disparu, ce Jurassien a pourtant marqué toute une génération de chercheurs et de
praticiens. Aussi, pour faire le point autour des grands axes de ses efforts théoriques,
sociologues, ethnologues, philosophes, éducateurs se sont réunis l’an dernier en un
colloque non pas pour vénérer un apôtre disparu mais pour prolonger, dans des questions
d’actualité, la trajectoire d’Albert Meister autour du débats de l’autogestion.
7 Il était évident qu’un institut comme le nôtre, préoccupé par les rapports nord-sud ainsi
que par tous les enjeux du développement, prenne sa place dans ce recul critique et dans
la remise à jour des potentialités et des pistes ouvrant sur les grands problèmes de notre
temps.
8 En ouverture de ce Cahier, Michel Bassand et Pierre Rossel prolongent et enrichissent
l’œuvre scientifique de Meister. Ils posent les jalons d’une nouvelle réflexion autour des
associations, des réseaux, de l’animation, de l’autoconstruction assistée qui sont les défis
de l’autonomie et des processus du développement aujourd’hui. Par leur problématique,
ils interrogent, sans réserve, les pratiques actuelles et leur possible devenir. Jean-Marie
Moeckli, Pierre Furter et Jean Ziegler retracent, dans une sorte de papier d’humeur, avec
chaleur, grande émotion et amitié, l’aventure intellectuelle qu’ils ont partagée avec
Meister. Mais parler d’autogestion implique avant tout une pratique vivante, fructueuse
ou aléatoire, qui se traduit dans des faits concrets, des expériences vécues sous
7

différentes formes et en différents endroits du gobe. Guy Le Boterf, Claude Auroi, Pierre
Dominicé, Jean Kellerhals, Olivier Soubeyran et René Levy attestent ici de la diversité et
de la richesse des pratiques qu’elles soient collaboratives, de participation associative,
d’autoformation pédagogique ou de gestion. Certes il manquerait ici l’essentiel d’une
« visée Meister » si le désarroi, la critique, la crise de sens, l’imaginaire ou la créativité n’y
avaient eu leur place. Fabrizio Sabelli, Marc Guillaume, René Alleau et Yves Barel mêlent
réalité, prospective et vagabondage génial pour nous étonner, une fois de plus, sur les
replis des interstices créateurs possibles.
9 L’autogestion disions-nous pour commencer ! Et si à partir des marges et des centres, du
sérieux et de la farce, des utopies et des réalités, des contradictions et des certitudes, la
lecture de ces pages pouvait amorcer une autre réflexion, novatrice et originale, nous
aurions atteint notre modeste but. A l’image de la vie quotidienne des hommes mais aussi
à l’image des plus hautes ambitions des sociétés, la pensée Meister aurait ainsi réussi un
nouveau pari : remettre l’ouvrage sur le métier.
10 L’Equipe des Cahiers
8

Dessine-moi un texte
Jean-Marie Moeckli

NOTE DE L'AUTEUR
Retranscription de quelques extraits de la présentation d’Albert Meister donnée par Jean-
Marie Moeckli lors du colloque du 9 au 11 juin 1987 à Delémont. Dessins de Christophe
Béguin.
9

1 LA SOI-DISANT utopie du Centre Beaubourg est un carnet de notes, écrit en réalité en 1976,
pseudo-daté de 1986 et qui concerne les années 1976 à 1986. L’auteur de ces notes, Gustave
Affeulpin, est l’inventeur de la contraction moléculaire tangentielle. C’est une invention qui permet
de compresser la matière... Gustave Affeulpin nous explique que son invention est très utile par
exemple pour réduire les caries dentaires... mais que lui l’a utilisée de façon beaucoup plus
spectaculaire, il a vu se creuser sous ses yeux les étages de dessous du Centre Beaubourg... En
10

réalité, c’est lui, Gustave Affeulpin, qui en quelques heures a creusé ce trou grâce à son invention
géniale... Une gigantesque cavité, quelque sept millions de mètres cubes de terre se contractèrent...
et pour cette contribution éminente, il a obtenu la jouissance de tous ces étages... je ne me rappelle
plus s’il y en a soixante-dix-sept ou quatre-vingts... et l’on va faire quelque chose qui est
absolument unique : une société de liberté et d’autonomie.
2 Les gens se mettent petit à petit à envahir ces étages parce qu’ils savent qu’on peut y aller et qu’on
y est libre. L’organisation ?... pas d’organisation, sinon une assemblée générale ; pas de comité, pas
de commission, pas d’ordre du jour, pas de membres bien sûr, pas d’argent à l’intérieur du
Beaubourg de Gustave Affeulpin, ni de statut évidemment. Pas de chaises... ce fut là l’occasion
d’une première question : mais où s’asseoir ? Dans l’assemblée, un gars a une idée géniale... que
chacun apporte sa chaise, et dès le lendemain Beaubourg est envahi de milliers de chaises
disparates, du vieux faux fauteuil Louis XV à la banquette de 2 CV... et les antiquaires viennent les
racheter.

***

3 Dans les étages, il se produit toutes sortes de circulations qui ne sont pas prévues ; en matière
culturelle, les meilleurs résultats d’une opération sont souvent ceux que Ton n’attend pas. Les
livres, par exemple, ce serait tout de même intéressant d’avoir des livres... que chacun apporte ses
livres... et c’est l’occasion pour Gustave Affeulpin (Albert Meister) de signaler qu’il y a énormément
de collections de Balzac qui aboutissent là au fond (ce qui était le signe de son profond mépris pour
Honoré de Balzac, mais c’est un mépris tout à fait affecté qui remontait à de vieilles querelles
d’étudiants).

***

4 Pas de parois, pas de parois dans chacun de ces étages, sauf pour les druons... vous avez deviné ce
que pouvaient être les druons, connaissant l’amitié et la profonde estime qu’Albert Meister pouvait
avoir pour cet ancien ministre de la culture... sauf pour les druons et pour les baisoirs... on avait
d’abord pensé les appeler isoloirs et ceci par dérision pour les procédures électorales, mais on a
trouvé que c’était plus précis de les appeler par un nom plus clair...
5 Comment nourrir tout ce monde ? Eh bien, on invente une nourriture qui s’appelle l’alicom que l’on
fait faire par les boulangers du quartier à qui l’on donne du travail ; avec des petites boulettes
grosses comme le poing, on a à manger pour toute la journée et ça coûte trois fois rien.

***

6 Les activités dans le Centre Beaubourg sont absolument libres : La première activité à se développer
est celle des motards, comme on leur interdit de pétarader dans les rues de la ville de Paris, alors ils
viennent pétarader au 75e... Moto =culture,... et Gustave Affeulpin est ravi que la première activité
culturelle soit celle des motards. Il y a un groupe d’artistes-peintres... peintres schizophrènes qui
occupent petit à petit tout un étage... des groupes diététiques, des confréries de yogas et bien
d’autres groupes à la mode dont Gustave Affeulpin constate avec intérêt que petit à petit, de modes
qu’elles étaient, ces activités deviennent réelles et véritablement créatrices... Une des activités qui
plaisent beaucoup à Gustave Affeulpin dans sa contemplation de ce qui se passe, c’est le concours
du meilleur civet de grand-mère.
11

7 On y apporte aussi toutes sortes de pièces détachées avec lesquelles les gens reconstruisent des
choses tout à fait inattendues. Et puis, au départ des vacances, il y a beaucoup de parents qui se
disent qu’après tout, au lieu de prendre les enfants en vacances... ça coûte cher, c’est bruyant, ça
fait partout, laissons-les à Beaubourg, ils seront là sous bonne garde et les enfants sont si bien qu’ils
ne veulent pas sortir... et quand les parents viennent les chercher, ils se cachent dans Beaubourg et
au bout de quelques années, Gustave Affeulpin constate avec grand plaisir qu’il a assisté à un
phénomène très important : l’émergence de la première génération d’enfants qui choisissent leurs
parents.

8 Dans La Soi-disant utopie du Centre Beaubourg, l’humour d’Albert se donne libre cours, il est
parfois un peu grinçant. Il écrit en 1976, « nous sommes maintenant en 1981, Mitterrand a été élu
premier ministre et son programme est celui d’une société d’autogestion libérale avancée ».
12

9 Moins grinçant, dès la page 115, il renonce à la pagination : « aide inutile à la seule gloire des gagas
de la lecture rapide », et ces pages s’appellent « il fait beau », « Da », « Horloge Parlante », « 463 84
00 », « Allez Béziers ! », « Aginomoto », « Guayaquil », « - 5 GMT », « Maintenant », etc. Alors ça
devient très difficile de citer Albert Meister, mais je crois que c’était une sorte de résistance à son
travail de professionnel où la citation, les notes de bas de page, les renvois en fin de chapitre sont
extrêmement importants et font partie de ce décorum de l’ouvrage scientifique.

***

10 Sur l’orthographe, là, j’avoue que je me suis senti directement visé « ... si vous tiquez à chaque faute
c’est que vous vous êtes transformé en chien de garde et que vous êtes donc parfaitement
conditionné au rôle que le système grammatico-répressif attend de vous. Votre pensée en est au
niveau orthopédique, votre insistance sur le langage châtié révèle le châtré qu’on a fait de vous.
Ainsi, pétrifié vous êtes un mort en sursis et nous espérons bien que les sacrilèges que nous
continuerons de commettre en nous attaquant à ce que votre Culture d’apostrophes et de
circonflexes a fait du « génie de la langue » vous achèveront tout à fait ».... Ceci avec force fautes
d’orthographe... Pour moi, à qui Albert m’avait fait l’amitié de me donner à corriger les épreuves de
ses premiers livres, c’était une dure épreuve, la plus dure que j’ai eue.

***

11 Les conséquences de Beaubourg sont énormes, on crée d’autres Beauboug en Europe. Le premier est
le zoo de Bâle... on enlève les grilles, on renvoie les animaux dans leurs pays d’origine, les gardiens
sont congédiés avec une pension et ça devient un jardin d’enfants. Le Kunsthaus de Berne : je suis
persuadé que ce n’était pas sans malice qu’il avait choisi comme deuxième Beaubourg le Kunsthaus
de Berne.
12 Les influences des « Beaubourg », de ceux qui vivent dans le Beaubourg de Gustave Affeulpin :
désormais on les reconnaît au fait qu’ils parlent au chauffeur de l’autobus, ils sont même devenus
si familiers avec le chauffeur qu’on a dû mettre une petite plaque :

13 On reconnaît les chauffeurs d’autobus Beaubourg au fait qu’ils vous demandent où vous allez et
qu’ils font un petit détour pour vous conduire sur le pas de votre porte. On a construit des
distributeurs de poèmes dans les gares. Dans les immeubles, on voit se créer des chaînes
d’appartements, on dit alors que les immeubles sont beaubourisés ; au lieu d’avoir des
appartements soigneusement clos les uns par rapport aux autres, dans l’immeuble on abat la paroi
qui les sépare pour que les gens puissent communiquer, et puis on abat aussi les planchers,
13

respectivement les plafonds, ...ce qui fait que l’on a des immeubles dans lesquels quasiment la
moitié des habitants vivent les uns chez les autres...

***

14 La pratique du « un sur dix » se multiplie ; qu’est-ce que c’est que « un sur dix » ? ... par exemple,
les garçons de café ne font pas payer la dixième consommation, ou plutôt le dixième consommateur
ne devra pas payer sa consommation,... les caissiers dans les banques donnent au dixième client 6
fr. 25 de plus, et quand on leur demande : « Mais pourquoi 6.25 et pas dix francs ? » : Si c’était dix
francs ils se diraient que c’est une erreur, mais s’ils reçoivent 6.25, ils se rendent bien compte qu’il y
a quelque chose qui se passe, ...et puis les prostituées aussi, leur dixième client est gratuit, ce qui a
valu d’ailleurs au Ministère des affaires étrangères un grave problème de relation puisqu’un haut
diplomate soviétique s’est trouvé être le dixième et était persuadé qu’on avait voulu ainsi l’infiltrer.

***

15 Gustave Affeulpin note dans son carnet que les grèves de la SNCF ont lieu régulièrement comme par
le passé au moment du départ en vacances. Mais la grève a pris une forme nouvelle, les guichets
sont fermés et il n’y a pas de contrôleurs... on double les trains... ce qui fait que tout le monde
voyage pour rien. Les usines coca-cola ferment dans le monde, on pique-nique sur les pelouses du
Luxembourg, ...un travailleur isolé — selon une nouvelle loi — qui travaille seul dans un coin a droit
à un compagnon parleur, nouvelle convention ;... les voitures affichent leurs destinations, non pas
pour se faire payer mais pour prévenir les autostoppeurs : levez le pouce si vous allez dans cette
direction-là. Le journal Le Monde, c’est son comité de rédaction qui en décide ainsi, paraît
désormais quand les nouvelles le justifient ; et le conseil des Eglises de France a décidé que le
réveillon aurait lieu en août pour conserver à Noël son caractère de fête commerciale.
14

AUTEUR
JEAN-MARIE MOECKLI
Secrétaire général de l’Université populaire jurassienne
15

Ouvertures
16

L’autonomie à travers le prisme


Albert Meister
Pierre Rossel et Michel Bassand

Les sources revisitées


1 MEISTER a arpenté et marqué de son empreinte cet espace infini situé à la croisée des
préoccupations de la science et des exigences éthiques générées par l’injustice, la
souffrance et l’isolement. C’est dans ce creuset d’idées et de convictions que se
conjuguent notamment les notions de développement, de pédagogie, de vie associative et
d’autogestion, pour lesquelles, tantôt optimiste, tantôt pessimiste, mais toujours présent,
il a inlassablement reformulé les questions les plus brûlantes.
2 Meister a laissé une sociologie ample et complexe. Elle doit sa cohérence au fait qu’elle est
implicitement porteuse d’un projet, qu’on peut qualifier de pédagogie politique
dynamique. L’aspect dynamique est essentiel, il souligne la constante évolution de ses
recherches. Sa capacité de rester ouvert au doute, au changement demeure en effet une
preuve par l’exemple que toute théorie concerne en premier lieu celui ou celle qui la
formule. Forts de cet héritage d’ouverture, nous pouvons nous interroger sur ce que
signifie penser la réalité contemporaine en termes « meisteriens ». C’est par l’étude des
communautés restreintes que Meister entre en sociologie. « Au départ, ma question était
assez simple, à la fois curiosité étonnée de constater que de tels groupes pouvaient
fonctionner, et recherche (...) d’un univers, même limité, de cohésion et de cohérence »
(p. 124)1. Dès 1955, Meister publie une série de monographies sur des communautés de
travail, d’habitation et de voisinage, sur des associations de toutes sortes. Elles restent des
contributions du plus grand intérêt.
3 A la fin des années cinquante, Meister collabore au mouvement d’aménagement régional
en Italie du Nord. C’est dans ce contexte qu’il met en place sa réflexion sur les formes de
participation des habitants à l’élaboration, à l’exécution et au contrôle des plans et des
programmes de développement tant local que régional. Cette perspective le mène à
réaliser des études non seulement en Italie, mais encore en Israël, en Yougoslavie, en
17

Afrique, en Amérique latine. C’est dans le cadre de ces études que Meister développe ses
théories sur la participation, l’autogestion, l’animation. Dans son étude sur des
collectivités rurales en Argentine2, Meister commence à prendre ses distances par rapport
aux « idées sur la participation locale et surtout aux limites locales que l’on assigne à
cette participation » (p. 124).
4 Dès lors, il est convaincu qu’on ne peut plus comprendre les associations de toutes sortes,
les communautés locales et régionales sans les resituer dans leurs cadres nationaux. C’est
à ce niveau que se situent les incompréhensions, les lenteurs et les résistances au
changement par rapport aux expériences pilotes locales et régionales. « Je me suis de plus
en plus orienté vers l’étude du changement au niveau macro-social, même s’il s’agissait
au départ d’étudier un aspect plus limité d’une réalité nationale » (p. 125).
5 Avec L’inflation créatrice3, publiée en 1975, Meister met en relief que le niveau national
n’est plus suffisant pour comprendre et expliquer le changement social. Le macro-social
ne peut plus se cantonner dans le cadre d’un Etat-Nation, il faut prendre en compte le
système-monde. Il démontre brillamment l’émergence de ce qu’il appelle le système
transnational, qui succède aux différentes formes de colonialisme et d’impérialisme.
6 C’est dans ce système transnational qu’il convient dès lors d’interpréter
l’associationnisme, l’autogestion, l’animation. Elles ne sont en fait, affirme de façon
pessimiste Meister, que des modalités d’intégration des individus et des groupes à la
« société du bonheur » qu’implique le système transnational. Elles facilitent le passage de
l’ancien système industriel au système transnational. Nous reviendrons sur cette idée.
7 Cette nouvelle mise en perspective nous permet de comprendre le changement de sens
des idées meistériennes de participation, d’animation et d’autogestion.
8 Quand Meister, dans les années cinquante, étudiait les petites communautés, les
associations, l’autogestion et la participation, elles suscitaient des enthousiasmes
populaires, elles apparaissaient comme étant liées étroitement à la réalisation des idées
de justice et d’égalité. « Peu à peu les enthousiasmes se relâchent, les individus se
centrent davantage sur leurs problèmes personnels, ceux qui ont été élus s’aperçoivent
qu’ils portent beaucoup plus la charge du groupe et veulent des récompenses et,
progressivement, se les attribuent. La participation décroît, devient conformisme (...) Peu
à peu les militants d’antan, élus et réélus aux postes de responsabilités, se transforment
en clergé, tâchant de susciter une participation populaire qui n’est plus spontanée,
essayant de prolonger, souvent en dramatisant, le climat d’autrefois. Ces élus sont
d’ailleurs eux-mêmes de moins en moins militants, car ils font partie de la nouvelle
structure, ils contrôlent l’appareil, ils sont les permanents et, pour les distinguer des
militants, on peut réserver le nom d’animateurs à ceux qui, par leur fonction, ont charge
d’animer les membres, la base, le peuple... Un peu de la même façon qu’un bon vendeur
anime les clients qui se trouvent de l’autre côté de son comptoir. » (p. 125).
9 En interaction avec les recherches en analyse institutionnelle4, mais aussi avec la critique
philosophique, Meister formule une loi sur l’enlisement de la participation. Les groupes et
associations modernistes et innovateurs « en viennent peu à peu à être absorbés,
acculturés, récupérés par la société globale, à l’instar des autogestions, des communautés
et de ces innombrables associations contestatrices nées depuis la révolution industrielle.
A partir de l’histoire de tels groupes et des monographies sur les groupes existants, il
n’est pas interdit de penser qu’on puisse construire une sorte de paradigme de leur
évolution » (p. 129). Meister distingue trois phases, très sartriennes dans leur esprit.
18

10 La première est marquée par une sociabilité chaude, « une imprécision des rôles, une très
grande généralité des buts, l’absence de structuration et de stratification, une taille
restreinte. Suit une phase de différenciation des rôles, de précision des buts, de
recrutement ; en gros, le groupe se mesure à son environnement et se trouve contraint de
réduire ses prétentions de transformation sociale ou doit réintroduire dans son
fonctionnement des mesures ou des objectifs contre lesquels il se dressait à l’origine ».
Enfin quasi inéluctablement l’association entre dans une troisième phase. « Le
renouvellement des dirigeants se fait de moins en moins rapidement, les militants font
place aux animateurs, la secte s’est transformée en Eglise. Le groupe a vieilli, sa fonction
historique a été remplie (...). Néanmoins il survit encore, bénéficiant parfois d’un effet de
rémanence comme ces étoiles mortes que l’on continue de voir briller... » (p. 129)
11 Meister insiste sur le fait que ces transformations de l’associationnisme et de la
participation ne se font pas sans conflits. A toutes les phases de l’association et de la
participation, il met en relief leur dimension conflictuelle comme la dimension
participante dans le conflit.
12 Par ce paradigme de l’évolution des associations et de la participation, Meister veut-il
formuler une « loi d’airain » ? Nous ne le pensons pas. Il tente plutôt de rendre compte de
l’influence du système transnational naissant.
13 Revenons sur cette idée de système transnational. Elle n’est évidemment pas
complètement nouvelle. L’historien F. Braudel5 avait déjà montré qu’au XVIe siècle s’était
mise en place en Europe une économie-monde qui, depuis a pris des formes variées. I.
Wallerstein6, avec d’autres, ont repris ces analyses pour les préciser en fonction du
monde contemporain. De façon apparentée, à partir des divers types de colonialisme et
d’impérialisme, Meister voit le monde occidental construire un nouveau système-monde :
le système transnational.
14 Les entreprises transnationales en sont les acteurs les plus puissants. Elles innervent la
planète d’un système invisible et secret de décision, cela contrairement aux systèmes
nationaux dont les procédures politiques et économiques sont codées et
institutionnalisées, donc relativement observables. Le système transnational
contemporain est si discret et secret, qu’à première vue, on ne sait plus qui décide quoi.
15 D’après Meister le fonctionnement de ce système implique sur le plan planétaire la
démultiplication des centres de décision : les régionalismes et les localismes, ainsi que des
myriades de formes de décentralisation et de déconcentration, de participation et
d’autogestion, sont encouragés et stimulés par ce système. Ils correspondent à une
demande du système, ils le renforcent et en même temps, ils le colonisent. On sait de
moins en moins qui est responsable.
16 Ce système est en voie de construction, il est loin d’être achevé. Mais il est
incontestablement toujours plus dominant et on peut en mesurer les conséquences à
divers niveaux de la vie collective. Il n’est pas possible ici d’en proposer une description
complète. Nous nous contenterons d’en préciser quelques aspects.
17 L’élaboration de ce système est possible grâce à deux conditions que nous ne pensons pas
devoir expliciter longuement. La première relève des diverses innovations scientifiques et
technologiques et notamment celles concernant cet ensemble considérable que
constituent les nouvelles technologies d’information et de communication. La seconde
condition de la construction du système transnational est l’autofinancement des
entreprises. C’est par l’autofinancement des entreprises que ce système se met en place.
19

Les entreprises ne font plus des bénéfices, elles autofinancent leur croissance et leur
emprise sur le monde. Ce sont les consommateurs qui paient cet autofinancement. En
consommant, ils financent la croissance du système transnational comme s’ils payaient
une sorte d’impôt. La consommation constitue, donc, en soi, quels que soient les besoins
qu’elle satisfasse, une pratique centrale. Ces procédures sont les principaux modes
contemporains de régulation de la société, elles remplacent les épidémies, les guerres, les
grandes crises économiques d’antan, c’est ce que Meister appelle l’inflation de croissance.
18 La conséquence la plus frappante de ce système transnational, qui se met lentement mais
sûrement en place, est l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante, inscrite dans une
multiplicité de technostructures privées et publiques s’autonomisant toujours davantage
par rapport à leurs bases de citoyens, d’actionnaires, de membres cotisants. Pour faire
fonctionner le système, elles sont dans l’obligation de se concerter à des niveaux
multiples. Ces technostructures forment une « société de connivence »... Leurs critères
pour l’action sont l’efficacité, la performance et l’excellence. La survie du système est leur
finalité essentielle.
19 Une autre clé de la survie du système transnational est la mise en place de nouvelles
modalités d’intégration et de gestion des « déchets ». Meister entend par là autant les
diverses formes de pollution, que les chômeurs, les invalides, les vieux, etc., c’est-à-dire
tous les objets et les individus qui ne fonctionnent pas dans la logique du système. Pour
eux le système transnational n’a pas de sens ; par conséquent, ils en sont les
contestataires potentiels. Les technostructures ne craignent pas trop ces contestations,
car souvent elles sont porteuses d’innovations intéressantes pour le système. Néanmoins
elles doivent rester cantonnées dans des limites qu’il est difficile de codifier à l’avance ; et
c’est dans la pratique que se décide ce qui est acceptable ou non. Cette particularité du
fonctionnement du système procure en fait un pouvoir redoutable aux technostructures.
20 Ce système qui, dans sa mise en place, produit beaucoup d’objets rapidement obsolescents
et de « déchets », suscite chez les individus qui ne « sont pas dans le coup » des anxiétés,
des doutes, du non-sens, des morosités, des apathies. C’est la raison pour laquelle de
grands efforts doivent être faits pour inventer des formes d’intégration. La solution ?
Multiplier les participations, les formes locales d’animation et surtout une consommation
d’énergie débridée et enthousiaste. Cette dernière s’exprime sous des formes
apparemment séduisantes, que sont les fêtes permanentes organisées par les mass médias
et les entreprises de vente et de distribution des biens de consommation et de loisirs.
Meister parle de la « société du bonheur » et il s’interroge : peut-on vivre dans ce système
transnational avec d’autres projets que ceux que le système nous suggère plus ou moins
insidieusement ? Que signifie l’autonomie dans ce système ?
21 A partir de La soi-disant utopie du Centre Beaubourg7, Meister précise ses idées sur
l’animation culturelle. « L’art, ça permet de faire, c’est le faire. Là aussi, je suis parti d’une
réflexion sur l’expérience des groupes de culture populaire. Il s’agissait toujours, en fait,
d’aller apporter au peuple les modèles de consommation artistique des élites, on allait
dire au peuple : ‘Voilà ce qui est beau. Regardez, voilà ce qui est estimable.’ (...) Ce
discours de culture populaire est en complète faillite. ‘Je pense que si on veut poser le
problème de la culture populaire, il faut donner aux gens la possibilité de faire’« (...) La
culture populaire selon Meister s’enracine dans des savoir-faire qui sont spécifiques aux
divers groupes sociaux. « Il ne faut pas partir d’un anti-technicisme. Ce serait même tout
à fait réactionnaire. » Le point de départ d’une véritable politique d’animation consiste
donc à reconnaître que les gens ont un potentiel de créativité. Inversement, (...)
20

« Beaubourg est un lieu de diffusion d’une création qui est déjà commercialisée ou
commercialisable à brève échéance. »
22 Constatons tout d’abord ce qui existe. Les animateurs dans les sociétés industrielles « sont
apparus au moment où les inventions techniques nécessitaient que le flux des nouveaux
systèmes soit conduit, canalisé, avec le moins de secousses, le moins de désordre
possible ». (...) Les animateurs « sont des créatures, des rouages d’un système destiné à
écouler rapidement des flux. Ce sont des éléments d’éducation des flux, d’éducation aux
vues du pouvoir, pour que le système fonctionne bien ». Les dames de charité, les
contremaîtres, les instituteurs, les commissaires de police, les assistants sociaux, etc.,
sont des animateurs8.
23 Pourtant, les styles d’animation changent. « Le flic-répression appartient au passé, à une
société qui acceptait cela parce qu’on l’intériorisait dès l’enfance, qui acceptait la paire de
baffes. » Le système transnational sollicite la prévention, il faut de la prévention pour
tout : la pilule, la carte de crédit, etc. La répression était propre à une société de lutte de
classes, face à une culture ouvrière qui prétendait à l’hégémonie. « Maintenant, notre
société est marquée par le consensus. C’est tout le monde qui veut la prévention, car elle
est la condition de la tranquillité de la consommation. »
24 L’animateur renforce donc bien souvent le système qui l’emploie. L’image des organes de
communication qui sont chargés d’informer et qui pratiquent la désinformation, une
bonne partie de ceux qui ont pour mission d’animer, en fait, « désaniment ». Rappelons
qu’en espagnol « desanimar » veut dire décourager ! Le Club Méditerranée, lui, a au moins
eu la franchise de baptiser ses animateurs (gentils) organisateurs.
25 Le système social comporte cependant beaucoup d’ambivalence et de contradictions. C’est
la raison pour laquelle, à l’instar d’Albert Meister, nous pensons que l’animation n’est pas
seulement une action de régulation descendante (positive ou négative). Elle peut être
aussi une pratique donnant « de l’âme », poussant les acteurs à une réflexion critique par
rapport aux systèmes aliénants. Elle est donc à même de susciter une dynamique
culturelle ascendante, élaborée par les personnes concernées et non inculquée par ces
systèmes. Dans les pages qui suivent, nous voulons donner corps à cette dernière façon
d’aborder les choses.
26 Il n’existe pas de recettes magiques, de transpositions toutes faites. La tentative esquissée
ici n’est qu’une manière d’envisager le monde. La démarche que nous proposons ne vise
qu’à esquisser des champs d’action et des chemins d’accès, avec l’idée de prolonger les
grands thèmes meisteriens. A toute boîte à outils, il convient cependant d’adjoindre un
mode d’emploi. Penser l’avenir et ne pas s’enfermer dans la répétition du même, exige de
recourir à une manière de réfléchir également en constante évolution ; d’où le recours à
une logique des paradoxes, logique analytique mais aussi opératoire visant à sortir
définitivement de l’étau des dichotomies trompeuses, des visions en noir et blanc et du
manichéisme facile. Il s’agit de se faufiler à l’intérieur des failles du système pour les
agrandir ou tout au moins les transformer. A partir de ce que nous retenons de l’héritage
d’Albert Meister, nous avons entrepris un certain nombre de recherches devant nous
permettre de prolonger les efforts théoriques de Meister sur le système transnational, ses
aliénations et les chances qu’il offre. Les pistes que nous avons suivies rejoignent des
préoccupations chères à Meister : les réseaux, l’animation, l’auto-construction, les
nouvelles technologies, autant de thèmes qu’il avait commencé à analyser.
21

Outils
27 MEISTER nous incite à considérer l’associationnisme comme un cas de pratique de réseaux
(networks)9. Ces derniers impliquent communication, recherche d’influence, pouvoir, ils
constituent des structures complexes, composées d’éléments (individus, groupes,
collectivités, réseaux) et de connections reliant ces éléments, manifestant par certains
aspects un ancrage territorial et fonctionnel spécifique et par d’autres une tendance à
s’inter-relier indéfiniment à d’autres réseaux. Ce système réticulaire dans lequel
parviennent à s’insérer les membres d’une société (individus et groupes) forme donc une
des pierres angulaires du social, un ensemble de liens dynamiques n’existant que par leur
réactualisation concrète et constante, traversant, contournant ou compensant les
obligations institutionnelles rigides (école, famille, armée, administration, etc.).

Des associations aux réseaux

28 En fait, les réseaux sont bien plus que de simples réticulations relationnelles éparpillées
dans la société. Chaque individu ou groupe est appelé à répondre à une identité complexe.
Dans ce contexte, les réseaux sont, dans une certaine mesure, les filaments sur lesquels il
est possible d’agir. A travers ces leviers ténus, il n’est pas inconcevable d’être relié à des
réseaux « lourds », ces dispositifs qui, tels la poste, les médias, les transports publics, les
infrastructures relatives à la distribution de l’eau, du gaz et de l’électricité, s’avèrent à
l’usage plutôt anonymes et technico-administrativement distants. Il en va de même avec
les institutions géopolitiques englobantes peu immédiates et relativement abstraites,
comme l’Etat-nation, le Monde ou les grandes Organisations internationales, ces espaces
flous qu’on nous présente tous les jours.
29 Lorsque nous disons qu’il paraît envisageable de se sentir relié à ce qui nous semble a
priori non maîtrisable, ce n’est pas pour suggérer que cette relation est un leurre, mais
pour indiquer que face aux manifestations plutôt « digitales » des réseaux « lourds » (on
en fait ou non partie, ils rendent ou non un service, on les paie ou non, etc.), il est possible
de moduler son rapport avec les appareils apparemment anonymes qui nous alimentent
en énergie et en information, voire de rétroagir sur eux. Nous retrouvons ici la
dialectique du point de vue tantôt pessimiste tantôt optimiste. Si nous suivons une pensée
comme celle de Debord par exemple10, proche de celle de Meister, le monde contemporain
est sous anesthésie et se dissout progressivement dans le mode simulé de sa propre
indigence créative, qu’il appelle le Spectacle, incapable de réagir aux menaces les plus
graves, qu’il s’agisse de la disparition de la couche d’ozone (avec l’effet de serre qui en
découle) ou des dangers de guerre nucléaire, par exemple. Dans cette vision, il n’y a pas
d’espoir, ou si peu et si flou qu’il n’est même pas utile d’en tenir compte, tant il paraît vrai
que toute esquisse d’alternative est presque immédiatement rendue dérisoire, ou même
pervertie par le mécanisme du Spectacle (notion proche de la « société du bonheur » de
Meister). Ce constat est si totalitaire qu’on ne sait plus très bien s’il procède de la cause ou
de l’effet. A l’inverse, il est possible de penser ce type d’analyse comme relatif, paradoxal,
et donc susceptible de laisser des interstices, ou mieux, nourrissant en permanence ses
propres ferments d’auto-dissolution11. Ainsi, le marxisme puise sa foi dans un diagnostic
définitif, condamnant le capitalisme et la plupart des sociétés qui l’ont précédé à mourir
de ses contradictions12. Quant à nous, nous parions pour l’instant sur la série des
22

avantages plutôt que sur celle des inconvénients pour, partant d’un diagnostic réaliste,
mais aussi d’espoir, envisager des actes qui aient encore un sens. Bien sûr ce sens ne va
pas tomber du ciel. L’Histoire fait les hommes qui font l’Histoire13 et la polarisation des
événements dans le sens de l’humanisme de Meister implique et encourage l’analyse,
l’intervention et l’analyse de l’intervention.
30 Revenons aux réseaux. D’une façon générale, ceux sur lesquels les individus, pris
isolément, peuvent avoir l’impression d’agir, ont de fait des relations avec les réseaux
« lourds » (transport, télécommunications, médias, services divers). L’énergie et surtout
l’information nécessaires pour qu’un individu puisse sentir un lien quelconque avec ces
réseaux « lourds » doivent faire l’objet d’un « traitement », d’une digestion locale, à
l’intérieur des réseaux familiers. Insuffisants pour imaginer une véritable participation,
ils sont pourtant une condition d’intégration minimale, en-deçà de laquelle commence
l’anomie, ou en tout cas l’exclusion. Les réseaux « légers », faits de liens interpersonnels
et intergroupes, ne permettent pas de contrôler les entités plus « lourdes » et plus vastes,
mais il facilitent un positionnement et une circulation d’informations digestes. Ils sont
susceptibles de constituer des points de départ, des espaces infiniment décentralisés
d’effervescence et de créativité14. Il ne faut du reste idéaliser ni la qualité des formes que
peuvent prendre les réseaux, comme par exemple celle de ces entités institutionnalisées
que sont les associations, ni celle de l’information qu’ils véhiculent. Il s’agit plutôt du
premier degré de la vie sociale, base de travail et de réflexion pour tout échange plus
dense et plus permanent.
31 L’anonymat, dans cette perspective, n’est pas une notion absolue, mais relative. Dans une
clique d’amis de bistrots, qui peut être l’appendice faiblement organisé d’une association,
ou d’un ensemble moins marqué institutionnellement, chacun peut laisser une trace dans
la mémoire collective. Cette trace peut paraître dérisoire, elle est en réalité cruciale. Le
feed-back circulaire et rituellement complice du réseau permet en effet à beaucoup de
s’exprimer, de se faire reconnaître. Les risques de voir émerger des vides relationnels
importants, des coupures de sens, sont relativement écartés.
32 L’association est un laboratoire d’intégration sociale. Le réseau, qui comprend non
seulement les formes relativement formalisées des associations mais également des
liaisons beaucoup plus lâches et versatiles, est un dispositif de métabolisation de
l’information socialement utile et surtout un outil d’intervention. C’est non seulement le
micro-système par lequel l’individu et le groupe peuvent apprendre quelque chose, mais
également celui grâce auquel ils sont à même d’émettre de l’information dont tôt ou tard
ils sont en droit d’espérer un écho significatif pour eux.
33 Ces quelques observations signifient qu’entre la masse informe et aliénée et l’idéal de
l’auto-organisation politique, il existe un univers interstitiel et dynamique concret,
dénommé globalement par certains « sociabilité », où les mots d’éducation, d’animation
et de développement sont susceptibles de prendre un sens efficace et précis. Néanmoins,
un réseau n’est pas un objet extérieur, susceptible d’être appréhendé de façon purement
objective. On ne peut le connaître et l’influencer que si l’on en fait au moins un tout petit
peu partie15.
34 Les cas de figure envisagés maintenant comme illustrations de ce qui précède ne doivent
cependant pas laisser penser à un idéalisme à tout crin. Nous ne voulons qu’esquisser des
processus possibles, des dérives à la fois théoriques et raisonnables, imaginées à partir
d’expériences effectivement observées.
23

L’animation socio-culturelle comme catalyse

35 Pourquoi s’intéresser à l’animation socio-culturelle dans un propos traitant de


l’autonomie ? Parce que chacun a droit à son mode d’expression propre, à manifester sa
créativité bien à lui, comme le suggère A. Meister ? Pas exclusivement. La circulation et
l’obsolescence des modes, la diffusion des goûts à travers la télévision et les médias
électroniques de masse, ont atteint un degré tel que les notions même de création,
d’émotion et de goût sont devenues relatives, en grande partie induites, dans tous les cas
largement dépendantes du contexte. Il ne s’agit donc pas tant ici de déterminer si la
culture doit permettre à toutes et à tous d’exprimer ses états d’âme, ce qui paraît toujours
souhaitable, mais bien plutôt, dans une perspective de transformation, d’intégration et de
stimulation collective, de savoir quel rôle peut jouer la culture.
36 Cette prise de position réclame un petit détour théorique16.
37 Il existe la vision d’une culture classique, qui est devenue une vision classique de la
culture, regroupant en gros les arts, les lettres et le spectacle. Avec l’implantation
toujours plus importante des sciences humaines dans la vie scientifique et dans la vie tout
court, le concept de culture a connu des développements intéressants, proche des
acceptions du terme « culture » élaborées par l’anthropologie et la sociologie17. Pour ne
pas tout mélanger, on se mit progressivement à parler de socio-culture, généralement
sous forme adjective : « socio-culturel ». Si l’on approfondit les diverses composantes de
ces vocables, on s’aperçoit que socioculturel est un concept flou, rejoignant dans les
grandes lignes les centaines d’acceptions déjà homologuées par l’anthropologie. La
culture au sens plus classique (que certains écrivent avec un c majuscule) n’est alors plus
qu’une des modalités d’existence de la culture au sens large, une série de distinctions-
séparations, puis une condensation historique de sens linguistique autour du changement
des activités socio-économiques18. Enfin, en même temps que le concept encore mal
dégrossi de socio-culturel, surgit celui d’animation. Plutôt que de faire comme d’aucuns
et ricaner de ce champ d’action en quête de crédibilité, il nous a semblé plus intéressant
de suivre diverses expériences et interventions qualifiées de « socio-culturelles », afin
d’en tirer des enseignements utiles19. Comme les termes d’animation socio-culturelle
restaient flous, en dépit du cahier des charges et des financements donnant vie à ces
initiatives, nous nous sommes efforcés d’en dégager la logique. L’argument de base de
cette position est le suivant : stimuler la culture directement est problématique,
contradictoire. Dans une perspective d’animation, elle doit certes être encouragée et
soutenue, mais plutôt de façon indirecte et ponctuelle.
38 Nous prenons évidemment position, ici, contre l’art fonctionnarisé. Pour justifier du label
de « socio-culturel », il faut quelque chose de plus, un fondement au préfixe « socio- ».
Notre hypothèse de travail, tant dans l’analyse que dans nos recommandations, est de
dire : une activité « socio-culturelle » se voit légitimée si elle recourt à une dimension
habituellement considérée comme culturelle pour agir sur quelque chose d’autre, sur une
communication et sur des rapports sociaux. Il s’agit donc d’une utilisation indirecte de la
culture. Pour encourager la capacité d’expression d’un groupe ou d’une collectivité, il
importerait en effet non pas tant de les pousser à s’exprimer, mais de l’exhorter à jouer à
s’exprimer, à formuler quelque chose d’enthousiasmant, en espérant qu’apparaissent de
façon concomitante de l’énergie et de la communication en suffisance pour créer
confiance, souvenirs positifs, reconnaissance réciproque, réduction des clivages, langage
24

commun, etc. Ce type de travail implique un décodage complexe des réalités sur
lesquelles il faut essayer d’exercer, si possible, une influence. Il va sans dire que
l’animation socio-culturelle efficace est rare ; et que le plus souvent se cache sous ce label
une simple assistance au divertissement, de la diffusion de loisir et de culture.
39 Comme le souligne A. Meister, les banques, le Club Méditerranée, les scouts, les centres de
loisirs ont tous leurs animateurs. Ces spécialistes font probablement de leur mieux, ils
innovent rarement, du moins au sens où nous l’entendons (celui qui correspond au
préfixe « socio- »). Ils se contentent de diffuser des informations de manière descendante,
procédant à des régulations plus ou moins répressives. Le problème est qu’il n’existe
guère d’autres termes que celui d’animation. Il n’est pas facile de parler « d’agents socio-
catalytiques » ou de « techniciens en transformation culturelle globale ». Outre l’aspect
jargonneux et la présomption de telles locutions, elles ne résoudront jamais rien.
40 La question doit être attaquée par un autre abord, celui qui découle de la crise, de
l’inégalité, du conflit, de l’inadaptation ou de l’exclusion produits par le système
transnational. Dans un contexte de ce genre, outre l’animateur au service du système,
existe la possibilité de voir émerger un animateur-transformateur susceptible de
proposer des idées, voire de l’énergie, à ses semblables, soit au sein du groupe ou de la
collectivité en difficulté, soit venant en partie de l’extérieur. Nous avons remarqué que
même dans le premier cas, les individus qui avaient le plus de succès dans leur tentative
de « réveil désaliénant » possédaient généralement une composante « extérieure ». A
l’inverse, un groupe intervenant de l’extérieur pour modifier une réalité locale
insatisfaisante, s’il veut connaître la moindre efficacité, doit se débrouiller pour acquérir
quelques caractéristiques d’acceptation « internes ». Tout se passe donc comme si, pour
transformer favorablement une situation critique à l’intérieur d’un système local ou
régional, il fallait un système composé d’un ou plusieurs individus possédant des traits à
la fois proches du système à régénérer et à la fois propres au monde englobant20. Les
animateurs les plus efficaces sont en quelque sorte des systèmes trans-systémiques ; ce
qui leur permet d’avoir une activité proche de celle que l’Ecole psychiatrique de Palo Alto
appelle le « recadrage ».
41 Il est certain qu’une bonne animation doit d’abord être une méta-communication21
puissante, celle qui, à travers une activité donnée, met en place les pré-conditions de
l’existence d’un autre contexte. Le véritable but de l’animation devrait être la
régénération des réseaux. Deux métaphores peuvent ici nous servir pour saisir la
complexité de cette façon de voir : la catalyse et l’homéopathie. La catalyse est une
réaction chimique facilitée par l’intervention d’un élément tiers qui, au terme de la
réaction, redevient disponible pour une nouvelle réaction de même type. Dans son esprit,
cette notion convient très bien à l’animation socioculturelle. L’homéopathie, de son côté,
agit également de façon paradoxale. Elle vise à partir des formes mêmes du mal pour
élaborer, à un niveau de concentration infinitésimale, un produit que le corps pourra
utiliser pour restimuler son propre système de défense, son propre système vital. Comme
les énergies en cause sont faibles (très diluées), on peut considérer qu’il s’agit avant tout
d’un apport d’information (vibrations organisées et judicieuses par rapport au but à
atteindre). Transposé en termes d’animation, il y a lieu de partir des conditions critiques
mêmes pour construire une situation plus facile à maîtriser (la petite idée qui rassemble
et qui permet d’accomplir ce qu’une approche directe ne saurait faire). A nouveau, on
retrouve l’idée qu’une énergie limitée peut fournir une information dynamisante.
25

Et l’autonomie dans tout cela ?

42 Au bout de la notion de « socio-culture », il y a l’idée que tout ou presque peut servir de


terrain d’action et que l’animation s’exerce dans toutes sortes de sphères. Nous avons
donc cherché à prolonger nos hypothèses hors de la sphère culturelle consacrée pour voir
comment, à l’intérieur de diverses fractures de société, certains individus s’y prenaient,
dans l’exercice de leur profession par exemple, pour fonctionner comme animateur. Le
résultat de cet élargissement est double : d’une part le concept d’animation prend une
allure plus technique (catalyseur à énergie limitée, mais apportant des idées à potentiel
communicationnel considérable) et d’autre part, les notions d’intériorité et d’extériorité
deviennent relatives. Dans une situation de crise, le problème est moins de savoir s’il y a
une mobilisation ou une participation endogène a priori et exclusive, que de savoir si
certaines personnes présentant un degré minimal d’intériorité par rapport au groupe ou
à la collectivité en crise, peuvent susciter des initiatives à même d’accroître la
mobilisation et la participation. L’autonomie n’est pas une condition ni un état, mais le
résultat d’un processus qui n’existera jamais de façon absolue, stable et définitive. Les
chemins qui y mènent impliquent nécessairement des médiations ou tout au moins des
individus remarquables (au sens littéral) qui puisent en partie leur enthousiasme dans
leur capacité de prendre du recul par rapport au contexte (ouverture sur un ailleurs).
Dans cette acceptation on voit que le nombre d’activités qualifiées d’animation ne
rentrent pas vraiment dans la catégorie, appartenant non au groupe des stimulants
agissant en profondeur (stimulants « de terrain » diraient les homéopathes), mais à celui
des anesthésiants ou des euphorisants.
43 L’autonomie culturelle suppose donc un usage indirect et à moyen terme d’initiatives
visant à pallier les insuffisances manifestées dans ce domaine par un groupe, une
collectivité ou une région. Elles constituent des soutiens à la communication, à
l’adaptation, susceptibles de contrebalancer les facteurs dissolvants ou dégradants
générés par le système englobant. Les situations où, spontanément, des luttes naissent,
s’autogèrent, règlent des problèmes graves et se désintègrent une fois leur projet
accompli sans laisser la place à de nouvelles hiérarchies et à de nouveaux problèmes, sont
suffisamment rares pour qu’il vaille la peine de s’interroger sur le pouvoir autonomisant
de ce qui paraît à première vue constituer le contraire de l’autonomie, à savoir
l’intervention d’un agent animant.
44 Comme nous le rappelle Meister, toute culture est dynamique. Mais il faut reconnaître
qu’elle l’est plus ou moins, que nombre de processus socio-culturels qualifiés de
« dynamiques » contribuent davantage au renforcement du statu quo qu’à une
amélioration des capacités d’expression critique collective. Heureusement, pourtant, ce
n’est pas toujours le cas.

Applications
45 DANS LETiers Monde, on ne compte plus les villes où des familles « débarquent » chaque
semaine, voire chaque jour pour les plus grandes agglomérations, afin de fuir une
campagne jugée à tort ou à raison incapable d’assurer la survie, pour s’établir tant bien
que mal sur un bout de terrain au caractère urbain encore mal défini. L’exode rural, le
nomadisme urbain, l’occupation illégale des terrains, la construction sauvage et les
26

problèmes d’emploi, de malnutrition, de santé, de carences éducatives et de criminalité


qui s’ensuivent, forment généralement un faisceau de facteurs polarisés de la campagne
vers les villes, induisant une question lancinante pour l’humanité dans son ensemble : où
cela s’arrêtera-t-il ? On ne se demande plus guère comment freiner directement l’exode
rural. Dans le même mouvement se constituent des agglomérations urbaines
monstrueuses... Il n’est plus possible de parler de villes, de cités... Le phénomène urbain
dominant est l’émergence en bien des endroits de métropoles de plus d’un million
d’habitants. Elles quadrillent les sociétés transnationales de Meister. A l’heure où une
part toujours plus grande de la population du globe vit dans ces agglomérations, le
problème de leur croissance ne peut plus être « résolu » qu’indirectement et la question
de la qualité de vie qui y règne doit être approchée non pas sur la seule base des stigmates
les plus criants, mais à partir d’une réinvention des potentialités d’autonomie socio-
économique propre à la situation existante. Sur le plan systémique, le phénomène urbain
est classiquement un accélérateur d’échanges et un accumulateur d’énergie et
d’information. Sans rompre avec cette vocation, il est devenu, de façon dominante, un
lieu d’engorgement et de dissolution. C’est à l’intérieur de ce paradoxe que doivent
s’élaborer les stratégies de vie de demain22.

Questions de développement : l’autoconstruction assistée

46 Après la profession de ménagère, non rétribuée et exténuante, celle d’autoconstructeur


est la plus répandue dans le monde. Ça signifie apparemment que les gens en situation de
dénuement se débrouillent malgré tout pour construire un abri, qui se muera
progressivement en maison. Par la force des choses, il n’attendent l’aide de personne, ou
dans le pire des cas, ils la sollicitent eux-mêmes et n’attendent pas qu’un organisme
spécialisé vienne la leur proposer. En fait, comme dans toutes les questions de
développement, il est possible d’adopter une attitude très radicale en disant que moins on
se mêle de la vie des autres, mieux ceux-ci pourront définir le type de projet socio-
économique et culturel nécessaire pour leur survie. Tout ce qui vient du centre du
système transnational, qui n’a pas à donner de leçons d’excellence dans le domaine de la
qualité de la vie, ne saurait que corrompre ou dégrader ce qui ne l’est pas encore. C’est en
gros la position des gens pour qui le développement est assimilé à un mythe. Nous avons,
quant à nous, décidé d’aborder le problème de façon beaucoup plus nuancée.
47 Le point de départ de la démarche est de reconnaître que les problèmes existent, tant
quantitativement que qualitativement, et que les possibilités de régénérations endogènes
spontanées sont très insuffisantes. Le pas suivant est de trouver un angle d’attaque.
L’Institut de recherche sur l’environnement construit (IREC) étudie notamment les
insuffisances en matière d’habitat et de conditions de vie matérielles. Pour des raisons
complexes, nous sommes intervenus en Argentine, bien que ce pays ne soit pas un de
ceux où le niveau de vie est le plus bas. Nous devons cependant oublier le niveau de vie
moyen. En effet, une partie importante de la population vit dans une situation de
dénuement et de vulnérabilité profonds. De plus, l’ensemble de la situation économique
se dégrade très rapidement. L’exode rural est important. L’enracinement des classes
populaires dans les grandes métropoles argentines ou leurs satellites est problématique.
Les difficultés matérielles d’habiter sont diverses (toit déficient, absence d’isolation,
fragilité et extrême usure des matériaux de construction et de la structure portante,
inondabilité éventuelle, insalubrité et problèmes sanitaires). De plus, elles s’accumulent
27

et se combinent de manière inextricable avec d’autres difficultés : les dangers de maladie,


de chômage, de pressions économiques injustes s’ajoutent aux carences résidentielles, à la
promiscuité générale, à la précarité possible de la situation foncière.
48 Ce cumul des facteurs défavorables et du stress permanent qui leur correspond est une
condition sociale très répandue dans les agglomérations, grandes et moins grandes,
d’Amérique latine. Si dans la majorité des cas l’autoconstruction permet de pallier le
manque de moyens financiers et d’assurer une survie à court terme, les matériaux sont
défectueux et s’usent vite, l’habitat demeure inachevé pendant de nombreuses années, les
gens tombent souvent malades, font des erreurs de constructions graves (graves, pour
eux d’abord, pour leur communauté ensuite), risquent souvent de se faire « éjecter »
(pour non remboursement de dettes hypothécaires ou autres) et de façon générale ne
parviennent que faiblement, de génération en génération, à s’arracher à cette
dépendance. Comme tout à l’heure pour l’animation socioculturelle, la question n’est pas
tant de savoir si l’autonomie existe a priori, mais de quelle manière il est possible d’en
restimuler des composantes essentielles. En intervenant, même sous forme d’aide
provisoire, indirecte et collaborative, on importe des modèles, des méthodes de travail et
même, dans la mesure où cette aide vient de l’extérieur du pays, on contribue à accroître
l’endettement national. Mais paradoxalement, pour autant qu’elle corresponde à un
minimum de demande locale, cette ingérence peut également être le point de départ
d’une série de processus de désenclavement socio-économique et culturel.
49 A première vue, les problèmes à résoudre sont d’ordre strictement technique. Pourtant, à
travers des toits à reconstruire, des aspects fonciers à régulariser, un sous-sol à assainir, il
importe de pouvoir amorcer des micro-processus techniques, sociaux, économiques et
culturels à travers lesquels le savoir-faire informel puisse circuler, le savoir-faire
professionnel se diffuser, la confiance renaître, la communication se développer, les
préjugés disparaître, les rôles dévolus aux deux sexes se modifier, l’enthousiasme laisser
espérer d’autres envies, d’autres réalisations. Enfin, il s’agit de faire émerger une capacité
d’expression et de conscience identitaire collectives. Dans le cas étudié par l’IREC, les
seules solidarités subsistant après l’écrasement politico-économique subi par les
populations pauvres ces vingt dernières années sont liées aux syndicats (un peu), à la
famille élargie (beaucoup plus) et aux sectes protestantes d’origine nord-américaine (de
plus en plus actives). Les seuls réseaux vigoureux susceptibles de se manifester en dehors
des cercles mentionnés ici sont ceux qui naissent lors d’un événement particulier, telle
une lutte pour s’opposer à l’augmentation des tarifs d’électricité. Ces réseaux
circonstanciels, à l’évidence, du moins dans le contexte restreint observé à Campana, ne
résistent pas à l’usure rapide du temps. La régénération des réseaux s’impose donc bien
comme tâche d’animation.
50 L’approche esquissée ici, dans ses grandes lignes23, vise non pas à proposer une aide
ponctuelle, débouchant sur la suppression de carences spectaculaires, mais à encourager
indirectement une catalyse, c’est-à-dire une animation socio-économique, technique et
culturelle susceptible de susciter un effet d’entraînement à plusieurs niveaux24. Il va de
soi que ce type de projet, en grande partie mûri à l’extérieur de la communauté, voire du
pays, ne peut s’orienter vers une participation véritable, et en conséquence une efficacité
réelle, que dans la mesure où en même temps que les questions techniques, sont pris en
considération les enjeux communicationnels, les collaborations et les possibilités de
diffusion de savoirs et d’expériences. Pour que le projet existe et prenne corps, il importe
que les pouvoirs, voire les contre-pouvoirs locaux, soient mis à contribution, ce qui est
28

nécessairement une étape délicate25. Pour qu’il se concrétise et atteigne sa masse critique,
il faut que les associations de quartier et les réseaux déjà agissants se mobilisent et se
sentent responsables de ce qui leur arrive ; pour le moment, ce n’est généralement pas le
cas. Un travail d’animation est donc nécessaire, un travail qui doit s’occuper d’aspects
politico-culturels, mais toujours en prenant appui sur des tâches concrètes à résoudre,
qu’il s’agisse de l’établissement d’une coopérative d’achat de matériaux, du prêt
« rotatif » d’outils pour la perforation des puits ou de la création d’un foyer pour
adolescents.
51 Si la progression de la situation implique plusieurs niveaux et champs d’activités
entremêlés, la notion d’autonomie se présente constamment sous forme paradoxale. C’est
en effet souvent au prix d’une concession initiale, clé à l’indépendance d’un individu ou
d’un groupe que cet individu ou ce groupe pourra, dans un deuxième temps, manifester
davantage de créativité et d’initiative propres, voire servir de soutien et/ou de modèle à
d’autres. De plus, certains problèmes gagnent à être résolus, tout au moins en partie, dans
le cadre d’une assistance technique. En matière de construction, les malfaçons coûtent
cher et un excès d’autonomie de départ peut conduire par la suite à un surcroît de
dépendance. La question financière, bien sûr, n’échappe pas à cette logique paradoxale.
52 En matière d’auto-construction, l’autonomie et l’assistance ne sont pas forcément
antinomiques. Elles peuvent l’être. Mais tout dépend en définitive du type de projet, du
contexte et des effets indirects à moyen terme. C’est par la transformation de
microréalités, dans la mesure où celles-ci peuvent s’insérer progressivement dans une
cohérence plus globale, que l’autonomisation des gens vivant en situation de précarité
marquée prend véritablement un sens. Ainsi, le peu d’argent que les couches défavorisées
parviennent à trouver pour survivre peut très bien être associé provisoirement à d’autres
ressources, venant de l’extérieur, avec pour objectif de promouvoir un micro-processus
d’accroissement de qualité de la vie locale. Ce qui est grave n’est pas l’endettement, mais
le fait que ce dernier ne permette pas de générer de la créativité et des réalisations
endogènes, n’optimise pas les effets d’entraînement d’une action, celle-ci restant trop
souvent ponctuelle et isolée. Le crédit est une aliénation, mais qui, adéquatement
profilée, peut s’avérer moindre que la soumission aux processus de dégradation
économique qui touchent les pays du Tiers Monde. Cette remarque, qui peut paraître
hérétique, est également valable dans le domaine technologique. Une technologie
réellement appropriée n’est pas une technologie rustique ; mais une technologie qui
provoque le passage d’une dépendance à une autre dépendance, mais de caractère moins
marqué. L’auto-construction apparaît donc comme le terrain d’édification de l’autonomie
par excellence. Mais elle s’accomplit dans un contexte tellement défavorable, que la
formule la plus réaliste est encore celle de l’auto-construction assistée ; pour autant que
l’assistance prenne une forme localisée, temporaire et circulante. C’est, semble-t-il, le
prix à payer, le « risque » à prendre pour que puissent émerger les préconditions d’un
changement en profondeur. Autrement dit le mélange des genres n’est pas forcément
incompatible avec l’essor d’une définition collective et endogène véritable de la forme
que doivent prendre l’amélioration de la qualité de vie et les réalisations participatives
qui en découleraient.
29

Nouvelles technologies, nouveaux enjeux

53 L’utilisation que l’on fait des nouvelles technologies, par elles-mêmes ni bonnes ni
mauvaises, peut conduire aussi bien à une amélioration de la qualité de la vie26 qu’à des
atteintes graves à la personnalité sociale et psychologique des usagers. D’aucuns, bien sûr,
affirment qu’on ne peut dissocier un univers technique de son contexte de mise en
œuvre. En fait, cette vision par trop déterministe est assez dangereuse dans la mesure où
elle élimine toute marge, tout jeu dans le mode d’emploi d’un dispositif technique, c’est-
à-dire toute innovation dans l’application d’une innovation. Comme dans les paragraphes
précédents, nous ferons le pari contraire27.
54 Mentionnons brièvement la question des aspects négatifs des nouvelles technologies. Ces
nuisances mériteraient certes un détour plus important. Mais nous sortirions par trop de
notre propos. Il est clair toutefois que nous ne partageons pas l’euphorie béate de ceux
qui voient dans les nouvelles technologies la recette magique pour un aller simple vers le
bonheur collectif. Le contrôle de la vie privée28 reste un phénomène inquiétant, les
retombées médicales également. La question de l’emploi — comportant tant le débat sur
les nouvelles technologies comme facteur de chômage ou de création d’emplois que celui
sur les conditions de travail — et le pouvoir énorme des grandes firmes d’informatique et
de télécommunication, par exemple, ne doivent jamais être perdus de vue. Enfin, il
convient de se demander si elles ne correspondent pas au franchissement d’un seuil dans
l’auto-asservissement de l’homme aux spécialistes, aux grands fabricants, aux
technostructures, au système que plus personne ne contrôle vraiment. C’est
probablement dans les réponses à cette dernière interrogation que réside la clé d’accès
aux autres dimensions du problème.
55 Pour aborder de façon dynamique les problèmes posés par la diffusion des nouvelles
technologies, il convient avant tout de sortir des lieux communs. La distance sociale que
crée la spécialisation technique permettant de concevoir, mettre en œuvre et de réparer
des dispositifs de haute technologie est pour l’instant bien réelle. Néanmoins, à l’usage,
les hautes technologies s’avèrent beaucoup moins séparatrices et isolantes que cela fut
annoncé il y a encore une dizaine d’années et en tout cas pas davantage que les
techniques industrielles de l’époque précédentes. Bien plus, on ne compte plus les
situations où de nouvelles formes de sociabilité sont apparues par le truchement de
nouvelles technologies.
56 Pour aller plus loin dans cette discussion, il importe de mieux savoir de quoi on parle.
Nous tenterons donc quelques définitions. Les nouvelles technologies regroupent des
domaines très différentes comme l’informatique, les bio-technologies, la robotique, les
traitements de surface, les systèmes de contrôle de processus, etc. Qu’est-ce qui fait qu’on
parle ou non de nouvelles technologies ? Il y a dans ce concept une composante objective
bien connue — le fait qu’une technique donnée soit à un moment de l’histoire et pour un
temps relativement court une technique plus récentes que d’autres —, mais aussi une
dimension subjective, mythique, moins évidente. En effet, parler de nouvelles
technologies revient non seulement à faire allusion à des techniques nouvelles, mais à
contribuer à l’élaboration d’un discours de promotion idéologique sur le progrès, le
bonheur et l’efficacité scientifico-technique. L’adjectif « nouvelle » assure le marquage
temporel de cette ère présentement en phase de construction, que « technologie »
(plutôt que technique) renforce encore. La promotion d’une nouvelle technologie
30

implique très souvent un récit plus ou moins explicite de ses vertus et de sa participation
à l’Age Nouveau.
57 Cette vision mythique de la libération de l’Homme correspond au fait que nombre de
techniques apportent effectivement un « plus » et qu’elles suscitent une synergie souvent
spectaculaire entre les différentes nouvelles technologies. Une des caractéristiques
dominantes du domaine paraît être le recours à l’électronique de haute intégration, c’est-
à-dire en définitive à l’adjonction d’une forme d’intelligence à de très nombreuses
applications techniques, qu’elles interviennent à l’intérieur des processus de conception,
de production ou de contrôle de la production, qu’il s’agisse de la fabrication d’éléments
entrant dans le procès de production d’autres éléments ou carrément du montage des
produits finis qu’achètera le consommateur. Dans presque tous les cas, l’introduction de
techniques de ce type débouche sur une formidable accélération, sur un gain souvent
décisif de précision et de maîtrise. De véritables seuils de combinaison de savoir-faire et
de synergie apparaissent.
58 Le problème majeur des nouvelles technologies est celui de leur contrôle. Pour cela, il
importe de réduire, ou tout au moins de maîtriser, la distance existant entre le non-initié,
le non-spécialiste, et la sphère des techniciens, des grands financiers et des décideurs.
59 La diffusion d’une nouvelle culture technique suppose une série d’activités orientées dans
le sens d’une formation multi-niveaux (chercheurs, ingénieurs, techniciens, opérateurs),
d’une information générale (grand public, parents) et d’une vulgarisation d’envergure
(usagers, citoyens)29. Mais comme il s’agit de l’apprentissage d’une nouvelle langue et de
l’acquisition de bases intellectuelles hautement adaptatives, il importe qu’une animation
soit exercée dans les écoles (toutes spécialités et tous niveaux confondus), dans les
entreprises et dans les espaces socioculturels proprement dits. Dans cette perspective,
nombreux sont les signes qui montrent que les animateurs ne sont généralement pas
ceux que l’on attend, mais des directeurs d’écoles, des chefs de petites entreprises, des
responsables de fondations, des journalistes, des dirigeants syndicaux. Pour ces
animateurs de fait, l’idée n’est pas d’offrir des cours d’informatique ou des conférences,
mais bien de permettre, par des moyens de formation et d’information souples, adaptés,
la propagation d’une culture « haute technologie » avec cette idée que un pour cent
seulement seront des concepteurs, dix pour cent des applicateurs de haut niveau et qu’il
faut encore trouver les moyens pour que le reste puisse s’intégrer d’une manière ou d’une
autre au mouvement et orienter de manière responsable les choix d’aujourd’hui et de
demain en la matière.
60 Ce type d’animation a été étudié dans l’Arc jurassien et il est certain qu’après quelques
années, le monde industriel bénéficie déjà d’une rétroaction intéressante. Pour que le
consommateur et le salarié acquièrent une maîtrise plus grande des techniques qu’ils
utilisent et surtout pour que le citoyen soit à même de participer de manière pertinente
aux décisions et aux investissements qui touchent aux nouvelles technologies, des
domaines importants restent à couvrir. Beaucoup de savoir doit encore se diffuser et
surtout un changement de mentalité doit s’opérer, pour sortir les nouvelles technologies
du mystère. Et davantage que les nouvelles technologies, c’est l’impression angoissée que
tout va trop vite qui doit s’estomper.
61 N’idéalisons pas, les nouvelles technologies posent des problèmes considérables.
Envisager une véritable démocratie participative, dans ce domaine, relève encore de
l’utopie. Mais les ingrédients sont là, la piste est tracée. Les avantages et les inconvénients
doivent être discutés, les enjeux portés sur la place publique, les formations et les
31

séminaires soutenus. Les relations parents-enfants, la place des femmes30, prennent dans
cette optique une importance particulière.
62 Un des paradoxes du problème est que pour « rester dans la course » il faut souvent non
pas miser sur une production de masse, mais sur une production de pointe et partant,
innover le plus possible, dans la technique elle-même, dans son application et dans sa
vulgarisation. Ce faisant, la distance entre les concepteurs et la population s’accroît, bien
entendu. Mais, à moyen terme, un engouement plus large est susceptible d’apparaître,
comme une sorte de culture générale « nouvelles technologies », pouvant profiter aux
uns et aux autres, non seulement comme « bienfait », mais comme connaissance
permettant de communiquer et de participer aux décisions.
63 Le futur des nouvelles technologies comporte donc non seulement une dimension
proprement technique, ou scientifique, mais une composante socio-culturelle, dans la
mesure où elles devraient pouvoir être digérées par de larges couches de la population.
64 L’animation, dans ce contexte, a un rôle clé à jouer. Ici plus encore que dans les
problèmes précédemment abordés, elle est susceptible de s’appliquer à toutes sortes de
catégories professionnelles et même de classes d’âge. Les jeunes constituent
naturellement une population-cible, mais les aînés ne doivent pas pour autant être mis
sur la touche, quand bien même il n’est pas toujours facile de trouver un moyen adapté
pour les toucher. Les formes de la formation et de l’information sont donc multiples et
largement spécifiques. On est loin de l’animation de masse. Mais à nouveau, sans une
attitude un tant soit peu interventionniste et volontariste, sans une diffusion de savoir
allant des individus les plus dynamiques vers ceux qui apparaissent le moins au courant,
il n’est pas de partage minimal, de droit de regard possible sur les décisions et les
investissements qui découlent du développement des nouvelles technologies. Bref, sans
ces conditions, la dynamique socio-culturelle ascendante n’est simplement pas possible.

Ouvertures
65 NOUS AVONS choisi de parler non pas d’autogestion, non pas de participation, mais
d’autonomie, comme un continent à construire tous les jours : l’autonomie est un
horizon, un processus dont le sens varie selon les acteurs sociaux. D’aucuns la nient pour
leurs partenaires, d’autres la considèrent comme une condition sine qua non de la
démocratie et en font l’objet central de leurs revendications. Il existe de nombreuses
manières de vivre l’autonomie, certaines sont plus dynamiques et créatives que d’autres.
Une recherche d’autonomie consiste non pas à imaginer de tout produire soi-même, de
tout maîtriser au sein d’un univers social absolument horizontal, mais à transformer en
soi et autour de soi, dans le quotidien et à moyen terme, les conditions pour un plus grand
contrôle des processus sociaux « depuis en bas ». Le tout, le système-monde, est aussi
composé de parties. S’il est vrai que dans un sens il faut changer le tout pour modifier les
parties, l’inverse l’est aussi. Plus concrètement, la participation est rarement une affaire
de tout ou rien. Nous devons pouvoir décomposer ce qui nous échappe pour regagner une
maîtrise des segments de la vie socio-économique qui nous sont les plus accessibles et, de
proche en proche, pouvoir influencer les autres. Il faut agir de manière à apprendre et à
rendre les processus et les réseaux plus ouverts.
66 Ces termes, encore très abstraits, ne font que reformuler des possibilités le plus souvent à
notre portée. Certaines d’entre elles ont été abordées dans les différents paragraphes de
32

cet article. La résolution de problèmes généraux passe dans bien des cas par le
dépassement de problèmes immédiats, ponctuels et locaux. Cette opération doit
permettre d’acquérir la souplesse et l’ouverture nécessaires à l’abord progressif d’enjeux
plus vastes. Des phénomènes comme la disparition des baleines et le rétrécissement de la
couche d’ozone nous paraissent lointains, soulignant dans leur évolution dramatique
notre impuissance. Ils ne doivent cependant pas nous empêcher d’agir localement et
chercher à éviter, à moyen terme, qu’ils ne s’étendent ou que d’autres catastrophes de ce
type ne surgissent.
67 Tout est grave et important. Mais certaines luttes, certaines acquisitions de savoir,
certaines étapes sont plus proches et plus plastiques que d’autres. Un engagement partiel
peut contribuer à faire perdurer provisoirement l’ensemble du problème : si le résultat à
moyen terme est un accroissement collectif de confiance, de créativité et, pourquoi pas,
de solidarité, il vaut la peine de naviguer à l’intérieur de notre univers paradoxal pour
chercher les paradoxes les plus ouverts et les plus faciles à supporter. L’héritage d’Albert
Meister nous apparaît comme une superbe stimulation à penser et à agir dans ce sens.

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33

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NOTES
1. Cette citation, ainsi que les suivantes, sont extraites d’un article publié dans la revue Esprit de
1972 : « Un sociologue s’interroge ». Cet article a été publié dans Meister (1982). Nos citations
sont issues de ce volume.
2. Cf. Meister (1969).
3. Cf. Meister (1975).
4. Pour plus de détails sur ce mouvement de pensée, cf. entre autres g. Lapassade et R. Loureau
(1971).
5. Cf. Braudel (1979).
6. Cf. Wallerstein (1979).
7. Cf. Meister (1976).
8. Cf. Meister (1982 : pp. 9-13).
9. Il est en effet parfaitement possible de considérer les associations comme des réseaux
interpersonnels et/ou intergroupes.
10. Cf. non seulement les classiques de cette pensée pertinente et aussi noire que l’encre qu’elle
utilise pour se faire connaître, notamment Debord (1971), mais également la dernière mise à jour
de Debord lui-même (1988).
11. La littérature sur l’interpénétration de l’ordre et du désordre est désormais assez ample et
nous nous bornerons à rappeler dans ce domaine l’importance de noms comme Morin et Dupuy.
12. Dans cette vision, on ne sait pas non plus très bien si les agents révolutionnaires, tels les
avant-gardes et la classe ouvrière, sont les acteurs d’un changement qui, sans leur participation
résolue, ne se déroulerait pas, ou les spectateurs de la théorie qui prévoit que de toutes façons ce
changement est inéluctable.
13. Ce raisonnement, remis à jour en fonction des contraintes faisant du système Terre un
système ouvert, mobilisant des énergies en constante transformation (la vision selon laquelle
elles se dégradent est un point de vue « interne » au système), est conforme avec la III e thèse sur
Feuerbach, de Marx, alors dans ses jeunes années.
14. C’est dans les réseaux tels que nous les entendons ici que peuvent avoir lieu le « murmure
quotidien de la créativité », dont parle Michel de Certeau (1980) et les dynamiques culturelles de
P.-h. Chombart de Lauwe (1982).
34

15. On pourra trouver une approche beaucoup plus fouillée des réseaux de communication, tant
théorique que concrète, dans Rossel et Bassand (1986).
16. A l’Institut de recherche sur l’environnement construit de l’Ecole polytechnique fédérale de
Lausanne, nous avons eu l’occasion, à travers divers mandats, de procéder à l’évaluation de
plusieurs expériences d’animation socio-culturelle, principalement en Suisse, mais également
ailleurs en Europe. C’est sur la base des résultats d’ensemble de ces recherches (cf. bibliographie),
menées entre 1979 et 1988, que les lignes de ce sous-chapitre ont été écrites.
17. Cf. entre autres les travaux bien connus de Kroeber pour l’anthropologie et Chombart de
Lauwe pour la sociologie
18. Pour plus de détails sur cette dimension (l’artisanat et l’économie informelle), cf. Rossel
(1986).
19. Cf. Essai de typologie des modes d’animation et des animateurs dans Hainard, Rossel et
Bassand (à paraître), et Galland (1987).
20. Cf. Bassand, Hainard, Pedrazzini et Perrinjaquet (1986).
21. Ce terme un peu barbare, que la linguistique et l’Ecole psychiatrique de Palo Alto utilisent
depuis longtemps, est ici d’une importance vitale : c’est en effet la communication sur la manière
et les résultats sociaux, voire émotionnels, de ce qu’on communique qui constituent les
dimensions essentielles du problème. Ainsi, lors d’une fête, ce qui importe est de savoir, au-delà
des mots effectivement échangés, ce qui s’est vraiment passé en termes d’échanges relationnels,
de mise à jour de la mémoire collective et d’accroissement de la capacité d’action
communautaire.
22. Le présent sous-chapitre a été élaboré sur la base des réflexions développées dans le cadre du
projet d’autoconstruction assistée « Campana, estrategias de desarollo residencial », dans lequel
sont impliqués l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (par l’IREC), la Faculté d’architecture
de l’Université de Buenos Aires et divers acteurs sociaux de la Municipalité de Campana, ville de
50 000 habitants située à 80 km au nord-ouest de la capitale argentine. Cf. également pour la
Suisse, Bassand, Joye et Schuler (1988).
23. Pour les détails organisationnels (évaluation de la demande, évolution des structures de
travail prévues, financement, tactiques communicationnelles, etc.), cf. les divers documents
publiés à ce jour sur le sujet et figurant dans la bibliographie.
24. A titre d’exemple, cf. les divers projets concernant les femmes et la nécessité de les soutenir
dans leur quête d’autonomie horaire (problèmes de garderies) et de capacité professionnelle.
25. Proposer quelque chose de l’extérieur est implicitement une manière de dire que ceux qui ont
normalement la tâche de résoudre les problèmes locaux, dans le cadre de leur charge officielle,
ne le font pas comme ils le devraient. Le dépassement de cet obstacle (psychologique, mais aussi
légal), peut s’avérer une entreprise très complexe, épuisante et toujours susceptible de tout
remettre en question. La création d’organismes ad hoc présente, par exemple, une mise en
question implicite de tout pouvoir en place.
26. Mentionnons comme exemple celle qui touche les handicapés, exclus traditionnels qui à
travers les nouvelles technologies peuvent souvent recevoir, soit comme soutien mécanique ou
communicationnel, soit comme source même d’emploi et donc d’intégration, de nouvelles
possibilités de reconquête d’une identité et par là même, d’une dignité et d’une participation.
27. Nous menons actuellement sur ce thème une recherche IREC-Département de sociologie de
l’Université de Neuchâtel, financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Cf.
également les recherches menées dans le cadre du projet MANTO (1986).
28. Rappelons que l’Histoire n’a fait que confirmer les angoisses technico-politiques
préexistantes, à l’image du 1984 d’Orwell, écrit il y a plus de trente ans.
29. Cf. les travaux de Roqueplo, et notamment Le partage du savoir (1974).
30. Un séminaire d’informatique spécialement consacré aux femmes a eu récemment à Berne un
succès considérable, car il permettait non seulement aux femmes d’acquérir des notions
35

techniques, mais aussi de rompre avec la représentation qui voulait que la technique et la femme
ne fassent pas bon ménage. Hors du contrôle masculin, la technique ne susciterait-elle plus les
peurs et les barrières si souvent constatées ?

AUTEURS
PIERRE ROSSEL
Ethnologue et chercheur, Institut de recherche sur l’environnement construit (IREC), Ecole
polytechnique fédérale de Lausanne.

MICHEL BASSAND
Professeur, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne ; Directeur, Institut de recherche sur
l’environnement construit (IREC).
36

Un homme, une pensée


37

Gustave Affeulpin, mode d’emploi


Jean-Marie Moeckli

1 IL Y A DEUX « hommes en moi » : ce genre de déclaration pré-prétendument humaniste le


faisait éclater de rire. Et pourtant celle-ci convenait fort bien à Albert Meister. « Albert
Mester (sans i) ou Meister ou le Meichtre, puisque ce nom se prononce différemment
selon les lieux et les époques », voilà ce qu’il écrit de son nom, ou plutôt de la façon de le
prononcer, dans un des textes qu’il a laissés pour ses amis.
2 Ces quelques lignes ne sont pas consacrées au chercheur, à l’universitaire, au sociologue
éminent, mais à l’homme dans son privé, dans sa famille, parmi ses amis.
3 Qui sait que cet intellectuel surdoué était un bricoleur tout aussi surdoué ? Cet auteur
d’une vingtaine d’ouvrages traduits en de nombreuses langues, de cette « accumulation »
d’articles et d’études, accumulation dont il fait lui-même la critique, qui sait qu’il est aussi
l’auteur de très nombreux articles, publiés pour la plupart dans la revue « Le Fou parle »,
mais signés des noms fantaisistes — néanmoins parlants pour ses amis — comme Albert
Ver-feuil, Sigolfa, C. Sniff-Neef, A. Monche-Noquet, H. Nepeutze, O. Teufat, Messet-
Lalbarre, Khor-Machû, ou encore Gustave Affeulpin. Ce sont là des noms qu’il donnait à
son épouse, ou des réminiscences de son adolescence jurassienne.
4 Albert « Mester », c’est l’analyste lucide et impitoyable des sociétés contemporaines, le
descripteur quasi décourageant des systèmes économiques et politiques ; le Meichtre,
c’est un farceur, c’est l’auteur de billevesées rabelaisiennes comme « Le triangle des
Bermudes est un carré », c’est l’utopiste généreux de « La soi-disant utopie du Centre
Beaubourg ». De même que dans ce dernier ouvrage, il imagine, à l’inverse de Beaubourg,
un anti-Beaubourg, il y a un Meister et un anti-Meister. Dans ses dernières années, il avait
décidé de changer profondément sa vie. Il refuserait la production intellectuelle, la
tentation de l’accumulation, mais il écrirait des livres pour son propre plaisir et pour le
plaisir des autres ; il apprendrait à peindre et à sculpter.
5 Les journées du Colloque Meister et le présent ouvrage sont consacrés à la pensée d’Albert
Meister ; ce texte-ci est consacré au Meichtre, à ses racines dans la petite ville suisse de
Delémont, à celui qu’ont connu et aimé ses parents, ses amis.
6 L’étonnement de presque tous les Delémontains quand on leur disait : « Le Meichtre est
un grand professeur, le Meichtre est un important sociologue... ». Ces Delémontains
38

pensaient au bon gros qu’était Albert Meister dans son adolescence, à l’élève pas
particulièrement doué du Collège de Delémont, au farceur et au bon vivant qui participait
à l’animation des nuits delémontaines de l’après-guerre, au fils Meichtre, d’une
importante famille de négociants du quartier de la Gare. D’ailleurs, son frère Charly,
brillant gardien de but au niveau national, était beaucoup plus connu que lui dans sa ville
natale.
7 En fait, ils sont bien peu nombreux — son épouse, sa famille très proche, quelques amis —
ceux qui ont connu Albert Meister et le Meichtre. A preuve : l’auteur de ces lignes est un
des seuls qui ait deviné Albert Meister sous la signature de Gustave Affeulpin, l’auteur de
La Soi-disant utopie du Centre Beaubourg. J’avais trouvé l’ouvrage par hasard, sur une pile à
la FNAC de la rue de Rennes. J’avais commencé à le lire par intérêt professionnel, puis je
l’avais littéralement dévoré. Et peu à peu m’est venue cette conviction : « Mais c’est
l’Albert ! ». Lui refuse d’abord d’avouer, puis devant l’accumulation des indices — les mots
et les expressions du Jura suisse, l’obsession anti-orthographique, les nombreuses
réminiscences à nos études genevoises — il se rend. Mais en me faisant promettre
solennellement de ne le dire à personne.
8 La Soi-disant utopie du Centre Beaubourg est à mes yeux avec L’Inflation créatrice, l’œuvre la
plus importante d’Albert Meister. Ce petit ouvrage publié aux éditions Entente présente
cet avantage supplémentaire qu’il reflète autant Albert Meister que le Meichtre. Ses
réflexions sur la culture — sur la vie — me semblent gagner chaque année en actualité. Je
veux croire que les passages consacrés aux autistes-peintres, aux motards, au concours du
meilleur civet de grand-mère, à la première génération d’enfants qui choisissent leurs
parents, à la mort de Jacques, seront bientôt des morceaux d’anthologie. Je veux croire
qu’on cessera de parloter de culture et qu’on lira Albert Meister : « Aussi beaux soient-ils,
les tableaux et les poèmes ou le graphisme gestuel de la danse ne constituent pas à eux
seuls la culture. Il faut encore la fraternité, l’amitié. Et peut-être que les poèmes et toutes
autres productions dites culturelles ne sont que des moyens pour arriver à aimer. »
L’action culturelle doit « permettre à chacun de construire sa propre culture, à partir de
son propre vécu et selon des cheminements autonomes ».
9 Mais il est à craindre que les intégrés, les hygiéniques, les sévères, les torves, les épais, les
pétrifiés, les arqués, les affadis, les rapaces, les étriqués, les racornis, les systémisés, ...
(sur cette espèce, le lexique de l’auteur est intarissable) ne liront jamais La Soi-disant
utopie du Centre Beaubourg, livre pas sérieux du tout puisqu’on y renonce à la pagination,
« laide, inutile, à la seule gloire des gagas de la lecture rapide ».
10 Pour ma part, j’espère toujours que les usagers diront bonjour aux chauffeurs d’autobus,
qu’on installera des distributeurs de poèmes dans les gares, que les employés de la SNCF
organiseront leur grève au moment du départ en vacances (ce qui signifie qu’on voyagera
sans billet), que les usines de Coca-Cola fermeront, que Le Monde paraîtra quand les
nouvelles le justifieront, et que le réveillon sera organisé en août pour conserver à Noël
son caractère de fête commerciale.
11 Tout Albert Meister est dans ce livre : le sociologue, le chercheur, le philosophe,
l’économiste, le psychologue, l’éternel adolescent farceur. Sans hésiter, je rapproche ce
petit livre des grandes utopies, de Thomas More à Rabelais. Il s’agit d’un livre très
important pour tous ceux qui cherchent à donner un sens à leur vie, mais on ne saurait le
recommander à ceux qui ont trouvé.
39

12 Il faudrait encore parler de la générosité d’Albert Meister, de sa fidélité, de sa convivialité


vraie, de sa profonde et authentique modestie, qui est celle des grands chercheurs, de son
sens si rare de l’amitié, de son attachement aux siens et à ses racines. Ces choses-là se
vivent, ou alors simplement s’évoquent.
13 Je laisse Albert Meister-le Meichtre terminer lui-même par deux conclusions qu’il a
écrites, l’une à sa thèse parue dans Esprit en 1972, l’autre dans La Soi-disant utopie du Centre
Beaubourg en 1976, où on retrouve les traits de sa personnalité.
14 « Je demeure un homme du siècle passé, incapable d’assumer la rationalité de notre
société actuelle, et rebelle à la maîtrise et à la superbe de ses décideurs. »
15 « Il n’y a maintenant plus de raison de continuer ce témoignage ; au reste, on m’appelle
pour goûter les confitures.
16 …/.–/.–../..–/–/
17 .–.././…/
18 – –/./–.–./…/ // »1

NOTES
1. Excellemment traduit par « -.-./../.-/---/ /-/..-/-/-/../ / » dans la récente version italienne
(Sotto il Beaubourg, Ed. A, sez. Eleuthera, Milan, 1988).

AUTEUR
JEAN-MARIE MOECKLI
Secrétaire général de l’Université populaire jurassienne.
40

Une passion de la transcendance


Pierre Furter

1 COMME POUR toutes les œuvres réussies — c’est-à-dire pour celles qui, par-delà la
disparition de leurs auteurs, vivent en continuant à inspirer d’autres recherches — le legs
d’Albert Meister permet plusieurs interprétations possibles.
2 L’interprétation que je propose ici part de l’idée qu’il est important pour cet auteur de
faire dialoguer ses recherches proprement sociologiques avec ses écrits dissidents 1. Une
telle confrontation permettra, je crois, de mettre tout d’abord en relief qu’il nous a légué
une œuvre très diverse au point d’en paraître éclatée2 et qui tend à échapper aux
synthèses académiques superficielles. Cette œuvre est aussi traversée — parfois
souterrainement, d’autres fois avec impudence — par une volonté d’ironie et de dérision à
l’égard de soi-même surtout ; ce qui lui donne un ton pathétique, ton qui m’a souvent
bouleversé. C’est pourquoi les lectures et les rencontres avec Albert Meister constituent
pour moi autant de stations d’une passion que la mort n’a pas réussi à apaiser. Comme
telle, elle trace un cheminement que je vais essayer de suivre pour saisir ce qui pourrait
être le sens caché qui hantait Meister.
3 D’emblée un aveu, je ne traiterai pas ici de la « pensée » d’Albert Meister comme s’il
existait un système élaboré d’idées philosophiques qui fonderait en leur préexistant ses
recherches sociologiques ; ceci serait d’autant plus absurde que Meister n’a pas eu,
semble-t-il, la moindre formation philosophique et aucun intérêt pour ce qu’il considérait
comme du « fatras » idéologique3 ! J’ai donc pris le parti risqué de relever les traces de ce
qui m’apparaît relever d’une quête, pour m’approcher d’un sens ultime (?) qui transcende
tout ce qu’il disait, faisait, écrivait et pour finir ébauchait à coups de pinceau subtil (voir
dessins dans ce Cahier). La « pensée » d’Albert Meister ne ressemble pas à un système
conceptuel à prétention explicative ; elle se déroule selon un enchaînement de thèmes
moteurs qui constitue le fil conducteur d’une recherche fondamentale ; thèmes qui ont
inspiré, orienté et pour finir dépassé la partie achevée de son œuvre vers un sens ultime
inachevé parce que toujours ouvert.
4 Pour mon propos, nécessairement bref, je distinguerai trois stations essentielles dans ce
cheminement passionné :
5 La transgression comme principe méthodologique
41

6 La menace du « transnational »
7 La transcendance comme principe créateur

La transgression comme principe méthodologique


8 DANS LA perspective où je me suis placé, il est d’autant plus difficile de dissocier ma quête
du destin singulier de cet ami qu’elle trouve son origine dans mes étonnements, pour ne
pas dire mes stupéfactions parfois indignées, qui ont accompagné nos rencontres tout
d’abord en Amérique latine, puis en Europe. En effet, ce collègue — agréable et bon vivant
par ailleurs — m’a toujours surpris par la fulgurance de ses observations critiques qui
transperçaient les apparences les plus solides ou les réputations les mieux établies. Mais
aussi par ses attitudes de provocation verbale véhiculée par une redoutable et parfois
cruelle ironie qu’il adoptait aussi systématiquement que « pédagogiquement »4 — en
particulier à l’égard des étudiants qui s’obstinaient à ergoter ou à défendre de trop vagues
« bonnes idées ». Ce qui apparaissait aussi dans sa correspondance et surtout dans
quelques polémiques. Bref, à l’instar de son double « Gustave Affeulpin », il pratiquait
« comme hobby : le tir au canon »5.
9 En repensant à quelques-uns de ces événements, je suppose qu’ils ne relevaient pas
fondamentalement d’une agressivité mal contrôlée, ni d’une hérédité jurassienne
hypothétique (et je suis bien placé pour en savoir quelque chose), mais d’une volonté
irrésistible de renverser tous les obstacles, d’ébranler toutes les palissades, de
transgresser toutes les limites édifiées par l’habitude, l’arbitraire, la tromperie et
l’imbécilité des hommes. Cette transgression comme refus des limites inacceptables a
peut-être un fondement essentiel ; elle pourrait même avoir des racines profondes dans
son psychisme ; pour moi, elle correspond à une véritable hypostase de l’esprit
hypercritique de la modernité si prisée dans les milieux sociologiques6. On en trouvera de
remarquables manifestations dans les bilans féroces qu’Albert Meister dressa du Système
mexicain (1971) et de l’expérience péruvienne dans l’Autogestion en uniforme (1981). Pour
l’instant, il me semble important de souligner que dans cette transgression violente mais
voulue s’exprimait une passion certes coûteuse, pour tenter d’aller au-delà des impostures
politiques, des ingénuités idéologiques — ce qu’il appelait « le tribut verbal »7 des prêches
mystificateurs afin de rechercher dans le creux des choses et des autres — sans oublier
soi-même — non pas la futilité du néant, mais l’ultime recours qui permet d’y croire
malgré tout. Les violences d’Albert Meister étaient autant d’éclairs, aussi douloureux pour
lui que pour les autres, qui devaient permettre de jeter une clarté même fugace sur une
autre réalité.
10 Et puisque j’ai affirmé que cette transgression était un principe méthodologique, je vais
prétendre qu’elle s’exprime aussi à l’égard de ce qui constitue l’axe le plus construit de
son œuvre : la sociologie. Preuve en soit son besoin, de plus en plus affirmé dans ses
dernières dix années, de transgresser les champs et les méthodes de sa propre discipline
jusqu’au point d’écrire — il est vrai sous un pseudonyme — une des plus remarquables et,
en tous les cas, une des plus drôles utopies contemporaines. Je ne veux pas dire par-là
qu’il ait rejeté la sociologie ou qu’il en serait venu à renier ses œuvres antérieures ; mais,
dans sa passion totale il a vu autrement ce qu’il avait fait et ce qu’il continuait d’ailleurs à
faire fort bien.
42

11 En voici un autre exemple qui me touche de très près puisque c’est le seul ouvrage
« pédagogique » qu’il ait écrit. En 1973, l’UNESCO le charge d’examiner les premiers
résultats de son Programme Mondial d’Alphabétisation Fonctionnelle (PMAF). Dans son
rapport Alphabétisation & Développement, Albert Meister met tout de suite en cause les
objectifs de cette intervention massive en montrant qu’ils occultent souvent les raisons
réelles de ces interventions, qu’ils s’appuient sur des indicateurs très fragiles ; et surtout
qu’ils renvoient à des postulats qui ne sont que des agrégats d’intentions, eux-mêmes liés
à des modèles contradictoires de croissance économique, d’organisation, d’organisation
sociale ou d’animation politique. La relative popularité de ce programme semble être
surtout la conséquence de son impact sur l’imaginaire collectif et... de ses coûts très bas.
L’hypothèse de base du PMAF, à savoir que l’alphabétisation pourrait rapidement et
immédiatement contribuer à un décollage économique se révèle aussi hasardeuse
qu’incontrôlable. En revanche, A. Meister montre que dans l’ensemble des intentions mis
en œuvre dans cette alphabétisation, il peut exister certains objectifs qui, bien que sous-
estimés par les éducateurs auront à long terme et de façon inattendue des répercussions imprévues.
Meister les identifie comme des retombées8 pouvant modifier l’imaginaire social et
collectif de façon inattendue et donner de toutes nouvelles dimensions aux changements
socio-économiques9.
12 Une telle méthode de transgression ne peut se contenter, comme le souhaitait et le
prêchait l’UNESCO, d’interpréter interdisciplinairement — c’est-à-dire dans une
perspective de causalité linéaire — l’alphabétisation en fonction par exemple d’un projet
économique de développement10. Elle se propose de l’appréhender transdisciplinairement
comme un facteur dynamique qui peut avoir des effets multiples et surtout inespérés sur
une totalité que A. Meister appelle une situation concrète et qu’il définit et classe selon
un ensemble de paramètres. Bref, il y a toujours plus et autre chose que ce que
prévoyaient les éducateurs.
13 Heureusement d’ailleurs !
14 La même perspective méthodologique — qui renvoie toujours la partie, objet de
recherche, à une totalité en mouvance — se retrouve dans les œuvres sociologiques que
Meister consacre à la même époque à la participation provoquée. Ici la transgression se
manifeste tout d’abord par une inversion de la problématique. La question fondamentale
n’est plus tellement de qualifier ou de mesurer la participation populaire au
développement et aux institutions qui prennent les décisions. Il faut s’interroger sur les
faits troublants de la persistance de l’inertie sociale, de l’étonnante passivité telle qu’elle
transparaît dans le silence et de la souffrance muette de ces populations vouées depuis
des siècles à subir les changements provoqués par les « autres »11. En d’autres termes,
pourquoi faut-il des interventions provoquées sinon pour suppléer à une absence —
surtout apparente — de participation spontanée ? Dans ses dossiers sur le Mexique, et sur
le Pérou, comme dans son ouvrage plus synthétique de 1978, A. Meister récuse toutes les
explications qui reposent uniquement sur l’héritage historique et collectif, sur le
« retard » économico-social ou sur l’incapacité culturelle de ces populations. Pour lui,
l’explication se trouverait plutôt dans le rejet et même le sabotage de ces systèmes de
participation par les populations soi-disant intéressées. Celles-ci percevraient et
prendraient peu à peu conscience que ladite participation provoquée n’est que la
mouture moderne et technifiée d’une « administration d’encadrement » des populations
ou d’une « gestion manipulée » des ressources humaines dont on a peur qu’elles puissent
un jour accéder au pouvoir ou même s’en emparer. Il s’agit d’un ensemble de techniques
43

de mobilisation et parfois de répression qui remplit le rôle d’une courroie de transmission


entre le pouvoir éclairé et le « peuple » car « il vaut mieux faire la révolution avant que le
peuple ne la fasse »12.
15 Cette thématique est importante parce qu’elle annonce, sur la base d’enquêtes
empiriques, l’interprétation globale que A. Meister en donnera dans son maître livre :
L’Inflation créatrice.

La menace du « transnational »
16 AVEC L’Inflation créatrice, Albert Meister est allé jusqu’au A bout de ses perplexités face au
développement actuel de nos sociétés. En effet une des conséquences paradoxales des
efforts contemporains pour interpréter notre situation postindustrielle dans toute sa
complexité et en tenant compte du mouvement perpétuel de ses changements est de ne
plus pouvoir dégager une finalité globale commune sinon sous la forme d’un « système
qui amoindrit les hommes ». Tout se passe comme si le refus de fonder le sens de notre
monde sur une transcendance avait pu certes libérer de nouvelles énergies. Ce qui était
gaspillé pour atteindre un ciel bien hypothétique peut être maintenant mobilisé pour
construire et organiser une cité pour les hommes — fût-ce au-dessous de Beaubourg ! Et
pourtant la conquête de cette nouvelle dimension horizontale a un prix élevé. En rejetant
toutes les formes de transcendance et en mobilisant tout le fantastique potentiel social
dans le dynamisme de la société moderne, ne plonge-t-on pas la tête en avant sans plus
très bien savoir vers quoi nous nous avançons ? Ceci est d’autant plus dramatique que
Meister ne discerne aucune « marche vers le Progrès » dans une Histoire qui n’est plus
porteuse d’un projet d’émancipation du genre humain.
17 Sans doute le développement de l’épistémologie des sciences humaines permet de
dépasser le niveau d’une appréhension multidisciplinaire et même interdisciplinaire pour
envisager une transdisciplinarité qui « nous situerait à l’intérieur d’un système total sans
frontières stables »13. Il n’en reste pas moins que pour beaucoup l’idée même de ce
système total entraîne des conceptions pessimistes et suggère une vision sceptique du
destin de l’humanité. Après tout, la mise en place de ce système n’inclut-elle pas
fatalement l’asservissement à l’Histoire officielle, l’orientation unidimensionnelle d’une
action technocratique, le développement inflationnaire des institutions et leur
transformation dans de formidables bureaucraties etc. ? Bref, autant de réalités — et de
fantasmes — qui induisent de nombreux contemporains à ne plus croire qu’à leur seule
impuissance et à sombrer dans le désespoir d’un non possumus.
18 C’est ce rapport conflictuel entre une orientation épistémologique qui vise la
transdisciplinarité et la nécessité de redécouvrir absolument une pratique possible
réalisant l’émancipation, qui constitue pour moi l’enjeu fondamental de ce chef-d’œuvre
d’Albert Meister14.
19 Tout d’abord, il y manifeste comme jamais sa passion de la transgression en dépassant,
dès le départ, une analyse inter-ou multi-disciplinaire de l’inflation qui ne considérerait
que les aspects « sociologiques » ou n’envisagerait que les répercussions « sociales » d’un
phénomène qui resterait essentiellement défini comme un objet de l’économie. Au
contraire, il la définit comme « la manifestation dans l’ordre économique du changement
dans les structures de nos sociétés ainsi d’ailleurs que l’instrument facilitant ces
changements »15, s’appropriant ainsi un objet qui avait été jusqu’ici la chasse gardée des
44

économistes. Il est par conséquent obligé de se lancer dans une tentative


transdisciplinaire afin de saisir l’inflation dans son unité profonde et avec toutes ses
implications pour l’ensemble de la société. C’est alors qu’il commet une deuxième
transgression qui touche à la signification de son nouvel objet : cette inflation apparaît
comme créatrice. Alors que pour la plupart des économistes — et politiciens — elle est
l’indicateur d’un désordre fâcheux et la conséquence néfaste d’une mauvaise politique,
elle manifeste pour Albert Meister le pouvoir d’un système en perpétuel dépassement et
en constante reconstruction. Grâce à elle « le système possède sa propre logique,
indépendante de la volonté et des intentions des hommes et de leurs groupements et qui
leur échappe en partie (...) ».
20 L’analyse transdisciplinaire de l’inflation qu’il développe ensuite en souligne les multiples
dimensions. Il faut tout d’abord l’interpréter comme une inflation de croissance. Celle-ci
permet d’établir « des liens entre les firmes multinationales et les administrations
nationales (et parfois les partenaires sociaux et les organisations) ; bref, une trame
invisible d’accords d’intégration et d’exclusion que j’appelle le système transnational »16.
Ensuite l’inflation est un outil de régulation qu’utilisent nos sociétés complexes pour
introduire et développer une adaptation systématique aux changements. Grâce à elles, les
sociétés répondent aux changements en se modifiant mais dans leur continuité. Ce qui est
possible en particulier en utilisant les rapports d’entente et de connivence qui se sont
établis entre les appareils d’Etat, les institutions du système transnational et aussi les
groupes d’usagers et de consommateurs de plus en plus organisés et participants.
21 Parfois cette inflation de régulation s’emballe. Elle prend alors les formes d’une inflation
d’endiguement. En particulier lorsqu’il devient nécessaire de recourir à des mesures de
replâtrage qui soutiennent le statu quo afin d’éviter des solutions trop radicales qui
entraîneraient des conflits que le système craint de gérer. Néanmoins cette inflation a la
fragilité du bricolage puisqu’elle ne fait que renvoyer les décisions de fond, trop
dangereuses à assumer ou à affronter politiquement. Il n’en reste pas moins que malgré
leurs aspects fragiles et provisoires, ces mesures sont impressionnantes dans leur
démonstration de la formidable capacité de l’inflation à assurer la survie dynamique de
ces sociétés. Et par là nous touchons l’aspect peut-être le plus surprenant de l’analyse de
Meister : le pouvoir créateur de l’inflation.
22 En effet, dans une ultime perspective, l’inflation dévoile tout son potentiel créateur 17. Elle
peut créer de nouveaux rapports sociaux et de nouvelles formes d’intégration sociale
comme par exemple la fête qui, d’exceptionnelle, devient permanente. Elle peut
engendrer une culture populaire qui se multiplie et se diversifie en produisant les
illusions « qui font passer tout le reste ». Elle devient le principe dynamique et insufflant
des techniques des « ingénieurs sociaux » dont les interventions colmatent les brèches et
les failles. Ce potentiel créateur s’exprime aussi dans la vie économique où l’on
« privatise » afin de rendre chacun propriétaire et où les associations de consommateurs
servent en dernier ressort « à en avoir plus pour son argent ». Dans la vie quotidienne du
travail, c’est la multiplication de métiers parallèles et d’institutions fugaces mais efficaces
qui aident à se débrouiller dans le système sans jamais le remettre en question. « Bref, la
solidité du système repose sur le consensus à l’endroit de quelques valeurs
fondamentales, mais il se nourrit et se justifie constamment de conflits et de tensions
indépendants de l’accord sur le fond. Le secret de l’intégration moderne... est
précisément la vivacité du désaccord sur la toile de fond consensuelle »18.
45

La transcendance comme principe créateur


23 CE SOUS-TITRE peut sembler à première vue saugrenu puisque l’analyse de L’Inflation
créatrice d’A. Meister a justement montré que le système transnational trouve en lui-
même sa légitimité et refuse toute transcendance puisque « sera légitime, ce qui
fonctionne et ce qui réussit ; le succès crée la norme »19.
24 Cette platitude systémique n’est pas seulement une vue de l’esprit, mais corrompt
profondément les rapports entre les représentations de la réalité et les modes d’actions. Il
est significatif que pour Albert Meister la catégorie du « trans » qui met en relief le
pouvoir créateur de l’inflation ne prend forme qu’au travers des seules potentialités de
l’immanence. Le « transnational » est capable de susciter de nouvelles formes sociales et
culturelles ; il est porteur de potentialités indéfinies de développement économique et
politique ; il renouvelle et multiplie sans cesse les institutions les plus diverses.
Néanmoins toute cette potentialité active et envahissante se révèle pour finir une (vaine)
agitation qui rappelle la danse désespérée autour du vide ou d’un « perpetuum mobile »
déboussolé. Rien : ni linéarité du développement, ni marche vers un Progrès ne laissent
supposer que cette agitation pourrait déboucher sur un projet porteur de significations
satisfaisantes. Ce qu’il a gagné méthodologiquement, il l’a perdu au fond de lui-même.
C’est pourquoi la transdisciplinarité qui permet méthodologiquement de globaliser les
problématiques et de leur apporter des solutions intellectuelles collectives n’arrive jamais
existentiellement à rompre « l’encerclement technocratique, à ouvrir des brèches à
travers lesquelles il serait possible de construire un sens à une histoire ». D’ailleurs, cela
en vaudrait-il la peine puisqu’il est quasiment certain qu’elle n’en a jamais eu ? Preuve en
soit je crois, l’absence de toute référence à l’héritage utopique, ou au rôle créateur et
subversif de l’imaginaire, ou encore à l’hypothèse de la construction possible d’un
système ouvert au futur.
25 Si c’est évident... chez l’auteur Albert Meister20 ; ce n’est plus du tout certain chez l’un de
ses « alter ego » Gustave Affeulpin ! Or, en nous référant ainsi pour une partie essentielle
de notre interprétation à ce qui a été publié sous des pseudonymes, nous prenons des
risques considérables. Tout d’abord, la pseudonymie d’Albert Meister renvoie aussi bien à
son goût viscéral pour la (grosse) farce et pour l’humour décapant à l’usage des cuistres
qu’elle est une façon subtile de dire autre chose avec pudeur et discrétion. Sous un, sous
plusieurs masques. C’est une forme de pirouette où Albert Meister comme un fakir prend
différentes formes possibles parmi lesquelles bien malin sera celui qui saura dire quelle
est la bonne. Ou encore, c’est une façon plaisante (encore une) de nous pousser à ergoter,
discuter et disputailler à l’infini de ce qu’il voulait bien vouloir dire...
26 Ensuite, les écrits publiés de façon posthume par ses intimes à Paris en 1982, comme La
Soi-disant utopie du Centre Beaubourg, sont des textes complexes. Le recueil comprend des
articles, des photographies et surtout d’admirables dessins. Il est probable qu’il s’agit là
d’un choix dont nous regrettons que la totalité surtout picturale n’ait pas encore été
rendue publique. Les dessins que nous avons choisis pour le reproduire dans ce Cahier
indiquent bien, nous semble-t-il, l’étonnant cheminement intérieur vers lequel s’était
engagé Meister peut-être sous l’influence de cet art tellement initiatique du dessin au
pinceau. Il s’en dégage une grâce — une qualité assez rare dans les écrits de cet auteur —
animant un mouvement qui enlève le joueur vers un but à atteindre sans qu’il ne s’élève
pour autant dans les airs vers quelque transcendance fumeuse, tout en se dégageant de la
46

lourdeur de notre terre. Une figure exceptionnelle de la grâce qui donne l’énergie
nécessaire pour rester avec aisance ouvert à un monde à venir. Dans la Soi-disant utopie, la
forme littéraire elle aussi éclate. C’est un véritable recueil d’exercices de style et
d’écriture. De façon plus audacieuse, ce qui a l’apparence d’un journal de bord d’un
certain Gustave Affeulpin, génial inventeur dans tous les domaines, s’ouvre peu à peu sur
un infini radical dans l’effilochement de ce qui constitue la trame fondamentale d’un
livre : la table des matières, les indices et surtout la pagination. Cette dernière, non
seulement est un merveilleux prétexte pour toute sorte de calembours, mais elle disparaît
pour finir dans l’inconnu chronologique. La difficulté de l’interprétation commence
cependant dès le titre. Alors que dans le « corpus » des œuvres utopiques, celle-ci trouve
tout naturellement sa place et je dirais même une place privilégiée dans la production
contemporaine, néanmoins elle est qualifiée de « soi-disant » utopie. Peut-être parce que
l’auteur veut bien marquer la distance avec les œuvres utopiques « classiques » qui
décrivent une réalisation certes imaginaire mais réelle comme chez Thomas More ou
Campanella. Peut-être aussi pour se distinguer des dystopies modernes — c’est-à-dire de
ces utopies pessimistes qui développent l’échec absolu d’un principe généreux — comme
1984 de George Orwell. En effet l’aventure qu’évoque Gustave Affeulpin n’est ni achevée, ni
parfaite et certainement pas triste. Son témoignage ne se termine-t-il pas sur un clin
d’œil une fois encore :
« au reste, on m’appelle pour goûter les confitures »21
27 Pour en rester à l’univers de référence des utopies, cette œuvre appartient à un genre
assez particulier des utopies : celle des villes souterraines. Ce genre trouve sa source dans
un mythe très ancien, celui des mondes à l’envers, c’est-à-dire de ceux où les fous vivent la
vérité, où la folie est la sagesse, etc.. Pour ce faire, il est indispensable de renverser la
réalité, parfois la tête en bas. Or l’utopie — la vraie, hélas — du Centre Beaubourg existe.
Et combien de fois Meister m’a fait visiter ce chantier sordide et grotesque. C’est elle qui
trône en haut, visible, phare clignotant de la culture officielle. Face à cette caricature
réussie, il ne reste plus qu’à s’enterrer. A faire un trou énorme. A inviter tous ceux qui
veulent créer à vivre en bas dans la « soi-disant » utopie. « Soi-disant » pour les autres,
ceux d’en haut. Réelle pour les autres, ceux d’en bas.
28 La lecture de cette perspective de la Soi-disant Utopie du Centre Beaubourg me permet
d’étayer quelques soupçons que la lecture de L’Inflation créatrice avaient suscités. La
transcendance aplatie et vide de sens à laquelle se réfère Meister renvoie à une
conception traditionnelle de celle-ci : située au-delà, dans un ailleurs qui échappe aux
vicissitudes du temps, dans une réalité vivante qui fonde et nourrit nos projets. Mais n’y
aurait-il pas une autre tradition — d’ailleurs théologique — qui situe la transcendance au
plus profond de nous-mêmes lorsque dans un effort de dépouillement et de négativité
systématiques on retrouve ce qui constitue le principe de nos espoirs : l’espérance ? Ce
qu’E. Bloch appelait « cette arme majeure de l’avocat des causes alternatives » dans son
Experimentum Mundi22 ? C’est pourquoi il est significatif que cette aventure est imaginée
comme une descente au-dessous du Centre Beaubourg. C’est de là en bas qu’Affeulpin
souhaite porter témoignage d’un travail personnel et collectif qui oppose fréquemment le
faire au dire23 et qui porte essentiellement sur les participants afin qu’ils deviennent
autres. « Etre autre », c’est bien sûr se dépouiller de tous les oripeaux de la société de
consommation transnationale, mais c’est aussi découvrir peu à peu tout ce qui était resté
embryonnaire, tout ce qui pourrait maintenant émerger, tout ce qui sera porteur
d’avenir.
47

NOTES
1. J’inclus dans cette catégorie Alphabétisation et Développement, Ed. Anthropos, Paris 1973, écrit à
la demande de l’UNESCO et fort mal reçu par cette organisation à cause de l’attitude
démystificatrice de Meister à l’égard de son « idéologie éducative » ; L’inflation créatrice. Presses
Universitaires de France, Paris 1975, l’exemple le plus réussi à mon avis d’une approche
transdisciplinaire ; La soi-disant utopie du Centre Beaubourg publiée sous pseudonyme en 1976 aux
Editions Entente, Paris, et enfin le recueil posthume d’articles accompagnés de superbes dessins,
Paris (1982). Il est très significatif que l’ensemble de cette production dissidente s’étale sur une
période où Albert Meister publie par ailleurs ses textes sociologiques les plus critiques : Le système
mexicain, Anthropos, Paris 1971, La participation pour le développement. Ed. ouvrières, Paris 1978, et
(L’autogestion en uniforme. Privat, Toulouse 1981.
2. Albert Meister avait lui-même bien conscience de cet éclatement ; dans son avant-propos à son
recueil posthume de 1982, pour justifier l’usage de pseudonymes, il affirme en effet que c’est un
moyen non seulement efficace pour tourner en dérision la tendance des universitaires à
capitaliser leurs écrits, mais utile pour éparpiller certaines idées.
3. Dans L’inflation créatrice. Presses Universitaires de France, Paris 1975 : p. 282, il écrit par
exemple : « Aujourd’hui tout cela n’existe plus. La littérature de la liberté, de Platon, Dieu, tout ce
fatras est balayé. Ne subsiste que la société avec ses équilibres, ses dysfonctions, ses besoins de
rénovation et ses unités reproductrices et consommatrices, adaptées. La Société est sa propre
fin. »
4. Ainsi, lorsque ce qui s’appelait alors Institut africain de Genève l’invita pour une série de
séminaires sur la participation, Albert Meister provoqua son auditoire au point qu’une partie des
étudiants quittèrent la salle en claquant la porte. Devant ma stupéfaction, il me rétorqua : « Ils ne
veulent pas comprendre ! »
5. Voir la couverture de La soi-disant utopie du Centre Beaubourg, Editions Entente, Paris, 1976, et
quant à son usage dans la polémique, voir celle qu’il entretint férocement avec G. Belloncle à
propos du destin du monde rural dans la modernisation dans la revue Esprit, Paris, 1979.
6. Ce qui le rapproche énormément de l’Ecole de Francfort. Néanmoins, Albert Meister m’affirma
n’avoir jamais lu ni Adorno ni Habermas. Ce qui peut être aussi bien (et encore) une boutade que
la preuve qu’il ne portait aucun intérêt à la philosophie, même sociale.
7. Cette expression est utilisée dans la présentation de Participation, animation et développement,
Anthropos, Paris 1969 : « on a même souvent l’impression que les références à la participation
constituent une sorte de tribut verbal à l’ensemble des idées généreuses véhiculées par la
littérature sur le développement des pays neufs... » Ce qu’il clarifie à propos de l’expérience
péruvienne en affirmant que « je ne ferai pas le procès de ces significations successives même si
au passage il me faudra bien dénoncer une fois de plus la conception lisible aujourd’hui encore
dans le socialisme péruvien d’un développement dit "harmonieux" et réconciliateur message naïf
et combien trompeur mais à leur insu... » Revue internationale d’action communautaire, Oxford
University Press, 1977 2/42, p. 169.
8. Alphabétisation et développement, op. cit., pp. 258-266.
9. Pour plus de détails, voir Les espaces de la formation, Presses Polytechniques Romandes,
Lausanne, 1983, pp. 53 et ss. Soulignons combien dans cet ouvrage isolé — refusé par l’UNESCO,
ignoré par les pédagogues — Albert Meister rejoint les résultats des meilleures études sur
l’alphabétisation comme celle de l’historien C.M. Cipolla, Literacy and the development in the West,
48

Penguin, Londres, (1969), ou de J. Goody Literacy in the traditional societies, Oxford University Press,
Londres (1961).
10. Il est significatif que, dans sa version anglaise, l’UNESCO désigne l’alphabétisation
fonctionnelle comme « une alphabétisation tournée vers le travail ».
11. On trouvera une même préoccupation, teintée d’une égale angoisse et passion, à propos de
l’inertie sociale dans les pays en voie de développement dans le livre magistral d’un autre
sociologue : Peter L. Berger, Pyramids of Sacrifice, Political Ethics and Social Change, Allen Lane,
Londres, 1974.
12. Une phrase souvent répétée par les élites cyniques du populisme brésilien.
13. Jean Piaget, L’interdisciplinarité, OCDE, Paris, pp. 141-144.
14. Je n’indique ici que les points essentiels de l’articulation de l’argumentation ayant par
ailleurs largement discuté de l’apport exceptionnel de cette œuvre y compris pour comprendre
les phénomènes contemporains éducatifs (cf. Les systèmes de formation dans leurs contextes, Peter
Lang Verlag, Berne, 1980, pp. 57-77).
15. L’Inflation créatrice, op. cit., p. 10.
16. L’Inflation créatrice, op. cit., p. 38.
17. L’Inflation créatrice, op. cit., pp. 199-214.
18. L’Inflation créatrice, op. cit., p. 246.
19. L’Inflation créatrice, op. cit., p. 19.
20. Ce n’est pas sans émotion que nous avons retrouvé quelques-uns de ces thèmes chez un autre
sociologue qui vient de nous quitter : R. Ledrut, La révolution cachée, Castermann, Paris, 1979.
21. La Soi-disant utopie..., op. cit., p. « STOP ».
22. Experimentum Mundi, Ed. Payot, Paris, 1981.
23. La Soi-disant utopie..., op. cit., pp. 19-20.

AUTEUR
PIERRE FURTER
Professeur, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève.
49

Albert Meister — Un ancêtre de


l’avenir
Jean Ziegler

1 RELIRE Albert Meister aujourd’hui est comme plonger dans une source d’eau fraîche en
plein désert. Ses paroles parfois sonnent comme des propos venus d’une autre planète. Le
prophétique ouvrage — quatre cents pages serrées d’enquêtes minutieuses, d’analyses,
d’intuitions fulgurantes — sur l’autogestion en Yougoslavie qui l’a fait connaître, à l’âge
de trente-six ans, en 1964, se termine par ces mots : « Sacrifices actuels... l’austérité
semble être le propre de tous les projets socialistes à leur origine... (mais) l’accord
profond avec le projet donne une signification nouvelle aux travaux les plus humbles.
Travailler pour la société ou pour le groupe qui l’incarne, militer, participer constituent
déjà des récompenses en elles-mêmes... Responsabilité sociale, altruisme, militantisme,
tous ces termes élaborent une morale socialiste. »
2 Ce Jurassien têtu, intraitable, au caractère difficile, chaleureux, passionné et souvent
contradictoire, incarnait cette morale dans chaque geste de sa journée. A la tête de la
petite, mais influente revue qu’il avait créée en 1958 (International Review of community
development), dans son enseignement à l’Ecole des Hautes Etudes, dans ses livres, il
affirmait la primauté des valeurs nouvelles qu’il voyait naître parmi les hommes en lutte.
3 Au sein de la haute intelligentsia parisienne — si avare de compliments, si attachée aux
modes changeantes, si superficiellement mondaine souvent — le Suisse, discret, solitaire,
jouissait d’un prestige curieux, d’une timide admiration. Je me souviens des séances de
rédaction houleuses de la revue Esprit, au fin fond de l’arrière-cour des Editions du Seuil, à
la rue Jacob, Meister n’y était jamais très loquace. Mais parfois en sortant, il déposait sur
la table de Jean-Marie Domenach un texte, une note. Et immanquablement le lendemain
matin Domenach téléphonait aux amis : « je viens de lire le papier de Meister... il faut
changer d’urgence la table des matières du prochain numéro... il faut publier tout de suite
ce papier ».
4 L’association entre Domenach (directeur de la revue Esprit et responsable d’une
prestigieuse collection au Seuil où parurent les grands livres de Meister) et ce Jurassien
était une association entre deux passions identiques : ... dire le vrai, dénoncer la
50

léthargique domination d’un marxisme orthodoxe, rendre compte des errances,


tentatives et victoires obscures d’une révolution socialiste émiettée et dont nous, tous,
attendions l’avènement en Europe. Je persiste à croire que la mort de ce théoricien
exceptionnel — précédant celle de Poulantzas — constituait pour le mouvement
d’émancipation populaire sur notre continent (et probablement aussi dans le Tiers
Monde) une perte irréparable.
5 Plus d’une décennie plus tard où en sommes-nous ? Nulle part. Ou plus précisément : dans
les bas fossés de l’Histoire. Selon toute apparence Meister, Poulantzas, Buchanan, Debray
et tant d’intellectuels à la raison analytique aiguisée comme la lame d’un couteau, à
l’espoir prophétique, aux convictions rayonnantes, ont perdu la bataille. Leurs ennemis
de toujours gouvernent aujourd’hui la planète. Le nouvel ordre colonial mondial qui se
met en place actuellement opère en plus de sa violence structurelle première, avant tout
par l’image, le symbole, un système idéologique totalisant que l’Ecole de Francfort
appelle : La rationalité marchande1.
6 Cette stratégie de l’acculturation violente, de la domination culturelle, économique,
politique, qu’exercent le capital monopolistique multinational et son auxiliaire
privilégié : la raison d’Etat de l’Etat industriel du centre, à l’encontre des peuples de la
périphérie, produit des conséquences dramatiques.
7 En Amérique latine, en Asie, en Afrique, l’aire des bidonvilles et des barbelés s’étend à
l’infini. Des peuples entiers aujourd’hui disparaissent dans la nuit. En Ethiopie, la famine
de 1983 à 1985 a fait probablement deux millions de morts. Pour celle qui commence en
cette fin 1988, l’UNICEF prévoit des victimes « inévitables », d’environ un million
d’hommes, de femmes et surtout d’enfants. Et encore : l’UNICEF n’a publié des relevés que
dans deux provinces : Wollo et Tigré.
8 Cent cinquante-trois personnes naissent par minute, 220 000 par jour, 80 millions par an.
En 1988, notre planète compte un peu plus de 5 milliards d’habitants, elle en comptera 7
milliards en l’an 2010, 8 en 2022. Presque 80 % des bébés qui débarquent chaque jour sur
terre naissent dans un pays du Tiers Monde. La plupart d’entre eux sont des crucifiés de
naissance.
9 D’immenses richesses — culturelles, symboliques, artistiques — sont produites par les
peuples du Tiers Monde. Beaucoup de civilisations les plus flamboyantes, les plus riches
de l’humanité ont été conçues, sont nées et ont grandi en marge des sociétés industrielles.
Or, avec les peuples qui meurent, la rationalité marchande qui s’étend, des pans entiers,
essentiels de notre mémoire collective se délabrent, tombent en poussière. Au fur et à
mesure qu’avance le siècle, la terre ne perd pas seulement ses forêts, ses sources d’eau
vive, ses plantes, son air respirable, ses cycles de saisons, sa faune, ses oiseaux, ses pluies.
Avec les civilisations qui meurent elle perd aussi son âme.
10 Pour comprendre existentiellement quelle est aujourd’hui la situation de nombreux
peuples du Tiers Monde, une analyse chiffrée n’est pas suffisante. Elle ne permet pas de
saisir dans leur réalité des vies dont seul le regard de la compassion, de l’amour et de la
révolte peut rendre compte. Je reproduis ci-après des extraits d’une lettre que la
responsable de Terre des Hommes au Pérou, Fernande Blanc, envoie aux parrains
européens des enfants dont elle assume la garde :
11 Est-il nécessaire de vous dire que la situation générale du Pérou est dramatique ? Les mamans
affaiblies et menues que nous secourons cachent sous des haillons des bébés gris et ridés, aux yeux
immenses et hébétés, à l’odeur nauséabonde. Presque honteuses de nous les présenter dans un tel
51

état, elles sont pathétiques et pitoyables. Dans les immenses ghettos de misère qui ceinturent Lima,
la race des bébés potelés et faisant des risettes semble avoir disparu, remplacée par de vilains E. T.
au regard insoutenable. Pour nous — qui n’avons jamais manqué de rien et souvent joui du
superflu — peut-on imaginer l’existence de ceux qui n’ont pas de travail, pas de documents
d’identité, pas d’eau, pas de pain, pas de langes, pas de jouets, pas de cahiers d’école, pas de
matelas ? Les mots, du reste, d’année en année se vident de leur sens : « case », « pièce », « lit »,
« ustensiles de cuisine », etc., ne sont plus propres à désigner ce qui ne tiendrait pas lieu de niche à
un chien, inesthétique et insalubre ; le nombre de « pièces » que l’on devine à l’intérieur des cases
obscures ne sont que de dérisoires séparations de vieux tissus ou plastique, ne protégeant pas la
« privacité » ; le « lit » est un recoin délimité par des briques pompant l’humidité du sol, et quelques
haillons remplacent sommier, matelas et couverture ; 6, 7, 8 personnes s’y couchent ; la plupart des
gosses y font pipi, à cause du froid, des problèmes affectifs, de la promiscuité ; le mobilier, la
vaisselle, il n’y en a presque pas : un vieux réchaud tout proche de la paroi de paille, une petite
casserole, un tabouret, une tasse, une cuillère ; de quoi manger, à tour de rôle, le cas échéant...
12 Je suis entrée dans plusieurs masures de nos cas sociaux. J’ai vu la Señora Cléofé, les doigts
recourbés et rougis par l’arthrite déformante, lessiveuse occasionnelle, qui s’inquiète parce que sa
fillette, 11 ans, s’évanouit. La Señora Petronilla, tuberculeuse (hémoptysie), souffrant
d’hémorragies vaginales malgré une opération récente dans un hôpital de bienfaisance où elle est
restée trois jours assise sur une chaise, sans recevoir de nourriture, parce qu’elle devait quitter
l’hôpital, mais n’avait pas d’argent pour payer les frais d’opération. J’ai vu la petite Maria, 4 ans,
dont les cheveux tombent par touffes...
13 La faim est partout, maladie qui fait mal, au début, comme une bête qui ronge à l’intérieur, mais à
laquelle on finit par s’habituer à mesure que les forces diminuent et que l’anémie empêche de
réaliser l’ampleur du désastre.2
14 Le baron de la Brède de Montesquieu, qui n’était pas un révolutionnaire ni même un
démocrate mais qui, impuissant, assistait aux premiers ravages de l’impérialisme
espagnol aux Amériques, écrit : « Ceux qui disent qu’une fatalité aveugle produit tous les
effets que nous voyons dans le monde disent une grande bêtise. Car quelle plus grande
absurdité qu’une fatalité aveugle produite par des êtres intelligents ? »3
15 En cette fin du XXe siècle, en Occident la bêtise est au pouvoir : les hécatombes de la faim, les
désastres de la sécheresse cyclique, le continuel sous-développement de tant d’économies
périphériques, les chutes répétées des prix des matières premières, les mères
tuberculeuses, les bébés rachitiques, ridés comme des vieillards, les familles éclatées, les
pleurs, la bilharziose, le Kwashiorkor, les guerres entre voisins exangues, la prostitution
massive et l’abandon d’enfants, le chômage permanent, les océans de bidonvilles qui
s’étendent en Amérique latine, en Asie, en Afrique ? Evénements regrettables, mais hélas,
difficilement évitables. Evénements si complexes que l’on n’arrive pas à les expliquer...
Des pauvres, des misérables il y en a toujours eu.
Oui, Monsieur. La fatalité, je vous dis.
16 En Occident, aujourd’hui, le fond de l’air est glacé. La barbarie nouvelle est arrivée. Avec
son imbécile exaltation de la réussite individuelle, de la compétition brutale, célébrant
comme une victoire de l’esprit l’écrasement du faible par le fort, le refus triomphant de
toute forme de solidarité. Soyez calculateurs et pragmatiques. Le riche a raison, le pauvre
a tort. Un vice secret explique sûrement sa pauvreté. La pensée de la totalité ? Une vieille
lune. Tout juste bonne pour meubler les loisirs de quelques gauchistes attardés. Une
pensée critique ? Vous n’y pensez pas. La pensée doit être performante. Donc
fonctionnelle. Pour l’homme instrumentalisé par la rationalité marchande, il n’existe plus
52

qu’une unique pensée « juste » : la raison instrumentale, justement. Et d’ailleurs


l’instrumentalité est le vrai sujet de l’Histoire.
17 Le Tiers Monde n’intéresse plus que quelques groupuscules d’hommes et de femmes
lucides et obstinés. La grande presse ? Elle se drape dans son « réalisme » : « nous avons
été tellement trompés. Vos peuples en lutte, souffrants, résistants ? On a compris : au
bout de chaque insurrection il y a un Pol Pot qui attend, tapi dans l’ombre. Perversions
nécessaires, programmées de toute éternité, lente dérive de chacun des grands
mouvements de libération nationale »... Les dignes exégètes, commentateurs,
éditorialistes de la presse ne font pas dans le détail.
18 Même réaction dans la plupart des grandes maisons d’éditions : vous apportez un
manuscrit à des directeurs à qui vous lient de longues années de travail commun. Leur
première question angoissée, ironique : « Ce n’est au moins pas un nouveau livre sur le
Tiers Monde ? »
19 Dans Qu’est-ce que la littérature ? Jean-Paul Sartre écrit : « Pour nous, montrer le monde,
c’est toujours le dévoiler dans les perspectives de son changement possible »4. Un ordre
du monde qui donne comme naturels, universels, nécessaires, la richesse rapidement
croissante de quelques-uns et le dépérissement continu du plus grand nombre, où les
libertés fondamentales, le relatif bien-être, les droits civiques des démocraties
industrielles sont payés par la misère, le sang, l’exploitation d’anonymes multitudes de
travailleurs du Tiers Monde, est un ordre inacceptable. Il faut le changer radicalement.
20 En 1661, pendant son séjour au Rijnsburg, Spinoza note : « Les idées fausses et
inadéquates s’enchaînent les unes aux autres, aussi nécessairement que les idées justes et
adéquates »5. Détruire la logique apparemment contraignante de la rationalité
marchande, montrer qui elle sert et comment elle sert ceux qu’elle sert, constitua, toute
sa vie durant, la première et la plus contraignante exigence de Meister.
21 L’écrivain nous laisse une œuvre vivante. L’homme, l’exemple d’une pudeur bienfaisante,
d’une existence quotidienne rayonnante et d’une amitié dont la mort n’a point effacé le
souvenir. Que dirait-il aujourd’hui de tant de batailles perdues, de cet horizon bouché,
sans espoir apparent pour les socialistes libertaires ? Je l’entends au-delà des tombes, des
défaites, et des ans : « L’essentiel est d’identifier l’ennemi, de connaître l’horizon, de
deviner à chaque pas nouveau notre chemin, de faire confiance à l’Histoire, c’est-à-dire à
l’action des peuples, à leur force finalement irrésistible. »
22 Nicolas Guillen disait du Che : « les révolutionnaires ne meurent jamais. Ils sont comme
des étoiles. Leur lumière nous illumine après qu’ils aient disparu. » La même chose est
vraie pour Meister.
23 A lui s’applique le jugement de cet autre grand Cubain, Alejo Carpentier : « Ils (les
intellectuels et combattants au service des peuples) sont les veilleurs de nuit, les ancêtres
de l’avenir. »
53

NOTES
1. Max Horkheimer, Kritische Theorie, Ed, Fischer, Francfort, 1968, vol. II, pp. 310 ss.
2. Lettre datée de décembre 1987, signée Fernande Blanc, Tierra de los Hombres, Hermilio
Valdizan 652, Jésus Maria, Lima 11.
3. Montesquieu, L’Esprit des lois, vol. I, Ed. Garnier-Flammarion, 1979, p. 123.
4. Editions Gallimard, Collection Idées, n° 58.
5. Spinoza, L’Ethique, traduction Charles Appulin, Œuvres, vol. III, Editions Garnier-Flammarion,
1965.

AUTEUR
JEAN ZIEGLER
Professeur, Département de sociologie, Faculté des sciences économiques et sociales, Université
de Genève ; Institut universitaire d’études du développement, Genève.
54

Pratiques vivantes : développement,


éducation et participation
55

La participation et le
développement : l’analyse d’Albert
Meister et les tendances actuelles
Guy Le Boterf

1 LA NOTION de participation se porte bien. Elle fait régulièrement son apparition dans les
colloques, ne manque pas un rendez-vous dans les documents de projets de
développement, évolue au fil du temps. Sur le terrain, les approches technocratiques ont
montré leurs limites mais les démarches participatives sont souvent restées de portée
restreinte. Il apparaît de plus en plus que le développement ne peut naître de la seule
volonté programmative des experts et de l’Etat : l’implication des acteurs locaux dans les
projets dont ils ont la responsabilité, se révèle être une condition nécessaire du
changement. Face aux nouveaux défis des approches participatives des année 80-90, les
travaux d’Albert Meister sur l’animation rurale et le développement communautaire dans
les années 60-70 constituent un éclairage tout à fait remarquable et utile. Ils permettent
non seulement de mieux saisir l’évolution des problématiques et des pratiques des vingt
dernières années mais de formuler des hypothèses de travail plus réalistes pour l’avenir.

Albert Meister : une attitude critique dans un univers


piégé
2 TOUTE l’analyse d’Albert Meister concernant le développement communautaire et
l’animation rurale repose sur un principe de base que l’on pourrait résumer ainsi :
adopter une position critique dans un univers « piégé ». Le sociologue doit adopter vis-à-
vis de ces pratiques une prudence critique pour deux raisons : elles sont sympathiques et
fonctionnent à l’idéologie. Elles sont en effet des situations où les individus qui les
conduisent ou les « animent » sont plutôt généreux et altruistes ; les motivations de leurs
animateurs, formateurs et agents de développement sont en général louables et dignes de
respect. On peut être tenté de les défendre, de modérer l’acuité de l’analyse de crainte de
briser ces élans, ces efforts quotidiens et ces espoirs. Le second piège qu’elles tendent :
56

c’est l’idéologie. Elles sont fondées davantage sur des concepts philosophiques que sur des
analyses concrètes. Or, nous dit Albert Meister, le développement suppose des analyses
froides quelle que soit la sympathie que l’on éprouve pour ces idées. Contribuer à la
réussite de ces projets participatifs de développement, c’est ne pas craindre d’en faire une
analyse critique rigoureuse. Il faut se centrer sur l’observation des effets réels et non pas
se laisser enfermer dans la problématique des intentions. Il faut répondre à la question :
qu’est-ce que cela produit ? Plutôt qu’à celle : est-ce que les objectifs ont été atteints ?
C’est, me semble-t-il, l’attitude fondamentale adoptée par Albert Meister.

Les principales observations et hypothèses de travail


d’Albert Meister
3 QUELLES sont alors les principales observations et hypothèses de travail auxquelles Albert
Meister a abouti ? Sans vouloir être exhaustif, je résumerai comme suit celles qui me
semblent les principales :
1. Les structures traditionnelles constituent un frein au développement économique ; ce dernier exige
une certaine rupture avec elles. Ce sont en effet des structures conservatrices, qui ne sont pas
porteuses de volonté de changement, qui refusent le conflit, qui recherchent avant tout la
cohésion et dont l’horizon est celui du court terme et du clan. Les projets participatifs de
développement qui ont voulu y trouver leurs fondements et leurs dynamique en ont fait
l’expérience : dans un premier temps, ils ont été accueillis chaleureusement, par tradition
d’hospitalité ; ils ont été par la suite abandonnés et n’ont pas résisté à l’épreuve du temps.
2. En conséquence de ce qui précède, les opérations d’animation rurale et de développement
communautaire qui cherchent à se fonder sur les structures traditionnelles, à adopter leur
logique de fonctionnement, ne peuvent engendrer des processus durables de changement et
de développement. C’est en particulier l’impasse de l’écoute non directive des besoins ressentis
des paysans de ces zones rurales : elle ne peut que refléter la tradition. C’est aussi l’échec des
processus cherchant à s’articuler prioritairement sur les leaders traditionnels : ces derniers
sont en effet choisis le plus souvent pour leur popularité et non pas pour leur esprit
d’entreprise.
3. La formation — qui est au centre des projets d’animation rurale et de développement
communautaire — est excellente quand il s’agit d’adapter au changement ; elle est
insuffisante à le provoquer, à l’impulser. Elle ne conduit pas directement à l’action.
4. Les administrations, telles qu’elles existent, constituent un obstacle au développement. Or, la plupart
des projets d’animation rurale et de développement communautaire reposent sur
l’administration : ils y sont piégés. Par ailleurs, ces projets aboutissent le plus souvent à se
transformer en administration du développement, en « para-administration ». C’est un signe
et une raison de leur échec.
5. Les actions de développement supposent des analyses microéconomiques ou culturelles précises, où
doit être prise en compte la spécificité de chacune des situations. Or il faut bien le constater, ces
projets manquent d’analyse objective ; ils reposent sur des concepts flous et ambigus :
« communauté », « public », « rural/ urbain », « marginalité »...
6. Les opérations de développement dites « participatives » sont en fait prisonnières d’une
programmation trop étroite. Les plans, avec leurs étapes, leurs sous-étapes, leurs lignes
budgétaires, etc., laissent peu de place aux initiatives, aux aléas de la participation.
7. Le développement, que cela plaise ou non, suppose le brassage, une sélection des plus
dynamiques, l’esprit d’entreprise, une certaine répétition des initiatives personnelles,
57

l’encouragement du self-help individuel. Ces valeurs sont peu prisées par le développement
communautaire et l’animation rurale.

Les orientations actuelles en matière de participation


et de développement
4 J’AIMERAISindiquer à présent un certain nombre d’orientations qui semblent se dégager
de nos jours concernant les relations entre participation et développement ; il sera
intéressant d’y constater qu’elles se situent souvent dans le prolongement des
observations et des hypothèses d’Albert Meister.

1. Une remise en cause de la planification exogène du


développement. Elle va de pair avec une approche économique de la
participation.

5 Il apparaît de plus en plus que le développement d’une collectivité ne peut surgir de la


seule volonté et des programmes des planificateurs. On assiste à la faillite d’un modèle
d’action sociale : celui des programmes de développement conçus et conduits de
l’extérieur, pour des populations qualifiées de « cibles » et par des experts censés détenir
la vérité. Cette relation « verticale » entre experts et population, entre ceux « qui savent »
et ceux « qui ne savent pas », n’est plus rejetée pour des raisons idéologiques (au nom de
la démocratie, de l’autogestion ou de la « valeur participation », comme c’était le cas dans
les années 60 et même 70), mais pour des raisons économiques et d’efficacité : la non-
participation provoque rejet et passivité ; la « greffe ne prend pas ».
6 Il est intéressant de constater que cette approche économique de la participation va de
pair avec le mouvement de contestation de l’organisation taylorienne et fordienne auquel
on assiste dans l’entreprise occidentale : remise en cause de la séparation entre les
bureaux des méthodes et les services opérationnels, de la relation traditionnelle entre
responsables hiérarchiques et exécutants. La relation verticale et cloisonnée de type
taylorien s’avère contre-productive : elle produit de l’absentéisme, du turn-over excessif,
de la perte de compétences, de la non-qualité, de la non-implication. Or, pour être
compétitives, les entreprises ont besoin d’initiative et de créativité, et non seulement de
la part de leur encadrement. Par ailleurs, de nombreuses études, mais aussi l’échec de bon
nombre d’opérations de transfert de technologie dans les pays du Tiers Monde, ont
montré que les pratiques et les savoirs ouvriers (« autogestion clandestine »), souvent en
opposition avec le travail prescrit, étaient nécessaires au bon fonctionnement de
l’entreprise. On peut donc observer une certaine similitude dans cette contestation de la
programmation exogène du développement, telle qu’on peut la constater dans les entreprises
et dans les approches territoriales du développement.
7 Au niveau du terrain, c’est la notion même de « projets » tels qu’ils sont conçus par les
organisations internationales et leur bureaucratie, qui est mise en cause. C’est en effet
par leur programmation même qu’ils empêchent le changement et qu’ils échouent. Cette
critique a été remarquablement exprimée dans l’ouvrage de Bernard Lecomte sur « l’aide
par projets »1. Malgré tous les couplets qu’ils contiennent sur la participation, ces projets
l’empêchent de se réaliser : la participation n’est-elle pas faite d’aléas, d’incertitude, de
processus d’essais et d’erreurs ?
58

8 Cette constatation qui est de plus en plus partagée par les acteurs de terrain n’est pas
encore passée — loin de là — dans les organismes internationaux de développement. La
planification des projets, cela reste encore en grande partie ce qui justifie le salaire et le
statut de l’expert....
9 Là encore, cela rejoint un mouvement plus large de critique de la planification centrale et
« dure » face à des systèmes sociaux complexes et marqués par une forte imprévisibilité :
la capacité de réagir d’un système complexe sera d’autant plus grande qu’il sera moins
prisonnier d’un maillage serré de décisions. Les entreprises en font l’expérience face à
l’impératif de réagir rapidement aux variations du marché et de la concurrence. La
planification doit d’abord chercher à reconnaître les acteurs et leur capacité de répondre
aux problèmes qui les concernent.
10 Ce qui est alors recherché — mais il faudra observer si cela se produit — c’est la
confrontation entre deux démarches : le développement local ou régional ne pourrait
naître que de la confrontation entre une démarche planificatrice descendante — surtout
sectorielle — avec une démarche ascendante, provenant d’initiatives locales, et se
définissant davantage par une logique territoriale, intersectorielle. Sans initiatives
locales, il ne peut y avoir de développement. Dans cette perspective, la planification n’est
pas à rejeter mais à concevoir différemment : elle doit viser à fournir des appuis
(législatifs, financier, techniques...) nécessaires à l’action autonome des acteurs locaux, à
la valorisation des ressources dont ils disposent, à assurer la cohérence avec un projet
national de développement, à réduire les effets des déséquilibres régionaux.
11 En résumé, sur ce premier point, on peut donc constater que :
• la contradiction, souvent relevée par Albert Meister, entre les déclarations de participation
d’une part et la programmation étroite et rigide des projets officiels de développement
d’autre part, est apparue de plus en plus flagrante et contre-productive,
• si la participation reste posée comme une condition de développement, sa raison d’être
évolue : les raisons idéologiques cèdent le pas aux raisons économiques,
• les questions posées par les praticiens du développement concernent de plus en plus
souvent la relation entre participation et planification : comment combiner la démarche
d’une planification souple avec celle provenant des initiatives locales ? Qu’est-ce qu’une
planification ouverte à l’initiative des acteurs ?
• la similitude apparaît de plus en plus grande entre les nouvelles approches du
développement et celle du management des entreprises : elles s’organisent autour de la
question du management du changement. Et pour reprendre une formule d’Albert Meister
dans « l’autogestion en uniforme » : ne passe-t-on pas du développement à la gestion des
populations ?

2. Une nouvelle génération de praticiens plus réalistes

12 Depuis les années 80, une nouvelle génération de praticiens du développement intervient
sur le terrain ; elle est différente de celle des années 60-70 qu’avait connue Albert
Meister : moins de « déviants », plus d’économistes, plus de rigueur dans l’application des
sciences sociales, plus de pragmatisme. Avec eux, une double évolution peut être
constatée :
• une analyse plus rigoureuse distinguant les niveaux « micro » et « macro »,
59

• une attention portée à la compréhension de la logique des acteurs.


13 Cela se traduit notamment par :
• Des méthodes d’approche beaucoup plus « situationnelles » : chaque situation est considérée
comme unique. L’accent est mis sur la connaissance du contexte particulier : c’est à partir de
la description des contraintes et des potentialités que l’on comprendra comment se
construit et agit la rationalité paysanne.
• La distinction des niveaux spatiaux d’analyse : régions, systèmes écologiques, villages,
exploitations agricoles. Entre le « macro » et le « micro » il y a césure : les modèles
explicatifs qui fonctionnent au niveau des systèmes macro-économiques ou sociaux ne
servent plus dans les systèmes « micro », il y a autonomie relative entre ces deux niveaux ;
plus on se rapproche du terrain spécifique, plus l’effet d’acteur prend de l’importance par
rapport à l’effet de structure. Toute cette distinction entre niveaux d’analyse a été très bien
exprimée par Dominique Desjeux dans Stratégies paysannes en Afrique noire 2. Les échelles sont
prises en compte : la journée, la semaine, la saison culturelle, l’année, le moyen terme, le
cycle d’une génération. Le temps est introduit dans le raisonnement, il en résulte également
une attention forte portée à l’analyse historique.
• Une identification et une analyse de la conduite des acteurs, de leur rationalité, de leur
stratégie : quels sont leurs intérêts, leurs références culturelles ? Il est de plus en plus
reconnu que le critère de rentabilité sociale peut l’emporter sur les critères de rentabilité
économique. Albert Meister insistait beaucoup sur ce point : ne plus supposer les acteurs tels
que les techniciens du développement voudraient qu’ils soient, mais les prendre en compte
tels qu’ils sont.
14 En résumé, cette nouvelle génération de praticiens se caractérise par :
• Un plus grand réalisme.
• La combinaison d’approches méthodiques avec des approches du type empathique,
« compréhensif » : les informations obtenues dans une situation codifiée d’enquête ne sont
pas les mêmes que celles que l’on peut recueillir au travers des relations informelles. Albert
Meister ne disait-il pas lui-même que les choses les plus importantes qu’il avait apprises
l’avaient été une fois l’enquête terminée, sur le seuil de la porte de l’enquêté ou en prenant
un verre avec lui ?
• Une relativisation de l’effet de structure par rapport à l’effet d’acteur : les approches
« déterministes » sont reconnues comme moins pertinentes en micro-analyse.
• La relativisation des études préalables : certaines informations ne peuvent être produites qu’en
agissant ; il en résulte un certain regain des problématiques et des pratiques de recherche-
action. Cela étant, une grande distance sépare nombre de praticiens des experts des
organisations internationales. Cette distance peut même devenir conflit. Par contre, la
marge de manœuvre semble plus grande au niveau des ONG. Des analyses précises devraient
s’attacher à rendre compte plus précisément ce qu’il en est réellement.

3. Un phénomène intéressant à suivre : les « initiatives de


développement »3

15 De quoi s’agit-il ?
16 Depuis ces dix dernières années environ, un mouvement social se dessine dans les pays du
Sahel et se révèle comme très significatif de l’évolution des approches participatives de
60

développement : il est connu sous le terme d’« initiatives de développement ». On peut le


caractériser comme suit :
• Il émerge à la suite d’une crise profonde des appareils d’Etat dans cette partie de l’Afrique :
avec l’épreuve de la sécheresse, l’appareil d’Etat est discrédité. Non seulement il n’a pas su
gérer l’aide extérieure, mais son incapacité s’est doublée d’une conception qui l’a démasqué
par rapport aux collectivités paysannes. L’Etat n’est plus crédible.
• Parallèlement, dans ces collectivités rurales, des initiatives se font jour : elles sont prises par
des individus et non par des administrations ou par des ONG (africaines ou européennes).
Qui sont ces promoteurs individuels ? Des jeunes ruraux qui avaient immigré en ville et qui
retournent au village (la ville a déçu) ; des fonctionnaires qui retournent au village (l’Etat ne
paie plus) ; des anciens animateurs qui démissionnent des structures officielles d’animation
(les appareils d’animation se bureaucratisent), des anciens instituteurs qui quittent l’école...
Tous ces individus prennent des initiatives qui se cumulent entre elles : maraichage, défense
de l’environnement, reforestation, stockage des denrées alimentaires... ces initiatives se
fédèrent aux niveaux local et régional.
17 Prenons quelques exemples :
18 Au Burkina Fasso, dans le Yatenga, un ancien instituteur s’appuie sur la pratique du
Namm en milieu Mossi, pour créer de nouvelles structures coopératives. Le Namm est un
mode d’initiation traditionnel dans lequel la classe d’âge des Mossis faisait en quelque
sorte des jeux de rôle où elle reproduisait la cour de l’Empereur : une telle pratique a pour
effet de faciliter l’émergence des rôles sociaux. C’est à partir du constat de l’échec des
modèles occidentaux des coopératives que ce promoteur local a eu l’idée d’utiliser le
Namm pour réinventer de nouveaux rôles coopératifs. Il ne s’agit pas ici de copier les
structures traditionnelles mais d’utiliser des pratiques culturelles afin de les réinterpréter. Les
caractéristiques de cette expérience sont intéressantes à noter : absence de
l’administration, autonomie par rapport à l’Etat, non dépendance des projets extérieurs,
règles d’auto-contrôle par le groupe, développement par des essais et erreurs et non sur
la base d’un programme pré-établi. Le processus de diffusion est astucieux :
l’implantation des moulins à mil en est une illustration significative. Un moulin « père »
doit avoir deux « enfants » : un premier moulin pour préparer son remplacement (c’est
l’amortissement) et un deuxième pour être transmis à un nouveau village où il va devenir
à son tour moulin « père »... C’est l’amorce d’un tissu social.
19 Au Sénégal oriental, c’est l’expérience de jeunes agriculteurs qui donne lieu à des
« groupements » de paysans (chacun ayant une quarantaine de paysans environ), à
vocation économique (maraîchage, aménagement, équipement de stockage, création
d’une banque...) mais évolutifs dans leurs activités. Ils savent utiliser les sources de
financement extérieur et ils définissent leurs propres règles d’utilisation : tout
fonctionnaire, par exemple, est payé chaque fois qu’il intervient. C’est le retournement
des situations habituelles de dépendance, tout ce qui est reçu comme don est traité
comme prêt : c’est un mécanisme pour se constituer un fonds propre. Tout comme
l’expérience des Namm au Burkina Faso, la tradition est réinterprétée : l’enseignement de
l’islam permet de lutter contre l’usure mais une lecture critique en est faite quant aux
relations hommes-femmes, au rôle et au statut économique de la femme.
20 Au Rwanda, à Kigali, la Fédération de Artisans Kora constitue un troisième cas. Les
mesures prises par l’Etat imposant à tout habitant, pour pouvoir résider dans la capitale,
soit de justifier d’un travail salarié, soit de prouver sa naissance à Kigali, soit d’être
possesseur d’un titre de propriété, touchaient directement les artisans du secteur dit
61

« non structuré », « informel ». Devant cette situation, ils ont été contraints à faire ce qui
se fait difficilement dans cette profession : s’associer. Sous l’impulsion d’un militant d’une
organisation de jeunesse, ils se sont structurés par corps de métiers et se sont fédérés. Des
espaces collectifs de production ont été aménagés ; une banque d’artisans a été créée.
21 Ces expériences de terrain ont trouvé un répondant au niveau de la coopération Nord-
Sud : l’organisation « 6S » (« savoirs au service de la saison sèche au Sahel ») réunit des
fonds gérés par les groupements paysans eux-mêmes, et qui ont la particularité et la
nouveauté de ne pas être préaffectés. Il n’existe pas de document de projet ; le contrôle
n’intervient qu’a posteriori. Il s’agit de choix non gouvernementaux administrés par les
représentants des groupements locaux. Il y a là une réelle intervention institutionnelle. Si
l’on prend un peu de recul, on peut repérer, dans ce mouvement d’initiatives, la
conjonction de plusieurs facteurs :
• l’intervention d’un « événement » extérieur (sécheresse, mesures prises par l’Etat...) rendant une
situation insupportable à des acteurs locaux et mettant en évidence qu’ils ne peuvent « s’en
sortir » qu’en comptant sur eux-mêmes,
• l’impulsion d’un « leader », à cheval sur deux cultures, disposant de bonnes formations, animé
d’une volonté de changement, agissant en toute indépendance,
• le refus de se lier à l’administration de quelque façon que ce soit,
• une réinterprétation de la tradition : celle-ci est utilisée mais non pas valorisée ; elle est
considérée comme une ressource culturelle, et non pas une logique à respecter à la lettre,
• la coordination du changement ne relève pas d’un processus planifié, programmé à
l’avance : on procède par essais et erreurs, en se fondant sur les leçons de l’expérience,
• une organisation autonome est mise sur pied : chaque groupement se donne ses règles de
gestion des ressources, en particulier de celles qui proviennent de l’aide extérieure
éventuelle,
• la négociation avec les anciens est importante : termes et systèmes de valeurs sont négociés,
• la croissance n’est pas programmée de l’extérieur : elle relève de la diffusion par réseau, en
créant progressivement un tissu social interactif.
22 Ces éléments communs appellent une question : n’est-ce pas ainsi que se sont développés
les grands mouvements coopératifs liés en développement ? Des comparaisons
intéressantes seraient à effectuer avec des cas tels que le Mouvement Coopératif
Desjardins au Québec.
23 Il va de soi que de telles expériences ne peuvent laisser les pouvoirs publics ou les
organisations internationales indifférents. Très courtisées, elles sont toujours menacées.
Leur croissance est cependant remarquable. Dans quelle mesure se renforceront leur
capacité et leur pouvoir de négocier et d’affirmer leur autonomie ? Il y a là un domaine de
recherche sociale tout à fait d’actualité et d’avenir. Se développer, n’est-ce pas accroître sa
capacité d’intervention sur les situations socio-économiques vécues ?
24 La participation au développement reste à l’ordre du jour. L’exigence de rigueur d’analyse
dont témoignait Albert Meister est une incitation à étudier de près la nouvelle donne des
approches participatives des années 80-90. La prise en compte des contraintes
économiques et de l’esprit d’entreprise y tiendra probablement une place centrale.
62

Dessin : Lise Cœur, illustration parue dans la revue Autogestions, n° 5, Privat, Toulouse, 1981.

NOTES
1. Bernard Lecomte : « L’aide par projets ; limites et alternatives », OCDE 1985.
2. Dominique Desjeux : Stratégies paysannes en Afrique noire, l’Harmattan, 1987.
3. L’auteur de l’article tient à remercier vivement L. BARBEDETTE, consultant en formation et
développement rural, pour ses informations et ses analyses qui ont été de la plus grande utilité.

AUTEUR
GUY LE BOTERF
Directeur général, délégué, Quartenaire Education, Paris.
63

De la faillite des « gestions »


Claude Auroi

1 LA PENSÉE d’Albert Meister a toujours été fascinée par le dilemme permanent du


développeur : gestion ou auto-gestion des populations ? Faut-il, lorsque l’on a un certain
pouvoir (même relatif) dans des actions de développement favoriser plutôt la prise en
charge du changement par des groupes humains assez étendus, ou mettre l’accent sur la
direction orientée d’individus ou de groupes restreints, des leaders ?
2 Aucun développeur n’a jamais pu échapper à cette question essentielle et chacun lui a
donné une réponse selon sa philosophie personnelle influencée par des contextes socio-
culturels et des bagages idéologiques divers. Albert Meister n’a jamais pensé qu’il avait
trouvé la solution ultime à ce problème et son œuvre est justement marquée par des
oscillations fréquentes entre les deux pôles extrêmes de l’équation : institutions
démocratiques c’est-à-dire favorisant la participation populaire d’un côté, et direction
technocratique mais « éclairée » de l’autre.
3 Albert Meister a cherché toute sa vie le modèle idéal, celui qui concilierait des aspirations
très souvent contradictoires des développeurs et des populations. Ont retenu tour à tour
son attention le kibboutz israélien, l’autogestion yougoslave, le système institutionnel
mexicain, les mécanismes de la promotion sociale à travers l’éducation des adultes, les
coopératives comme lieu de la prise en charge collective des décisions. Pratiquement
toutes les expériences associatives l’ont intéressé. Il est et restera l’auteur le plus
« complet » des années soixante et soixante-dix ayant traité des formes modernes
d’organisation en faveur du développement des pays nouveaux. Il nous a légué une
pensée nuancée mais décidée, soucieuse de faire progresser les structures tout en évitant
l’appropriation du pouvoir par des élites accapareuses. Il n’a jamais, comme tant d’autres
le font, mis unilatéralement l’accent sur la capacité d’auto-développement des
populations comme panacée, alors qu’elle n’est souvent que la perpétuation de la
domination de vieilles élites immobilistes. Il a estimé à juste titre que le développement
doit venir d’en bas et d’en haut et que, négliger les superstructures d’Etat sous prétexte
qu’elles sont corrompues, dénote une grande dose de naïveté.
4 Il a aussi évité d’introduire dans ses réflexions ce moralisme de bonne ou mauvaise
conscience de type « il faut aider les pauvres » ou « nous ne sommes pas responsables »
64

qui d’un côté comme de l’autre empêche une réflexion scientifique et heuristique de
suivre son cheminement.
5 Un de ses derniers livres, L’autogestion en uniforme1, traite de l’expérience de prise en
charge du développement par les militaires péruviens entre 1968 et 1980. A cette époque
nous travaillions nous-même sur la problématique de la réforme agraire au Pérou2, qui
était un des éléments-clés de la stratégie des dirigeants de ce pays pour faire changer les
structures sociales. Nous avons ainsi eu l’occasion de connaître Albert Meister et même de
faire une présentation dans son séminaire de l’Ecole pratique des hautes études. Sa
disparition prématurée nous empêcha hélas d’avoir des discussions plus approfondies à la
sortie de son livre sur le Pérou et c’est en quelque sorte une conversation reportée que
nous aimerions reprendre ici.
6 Ces quelques réflexions tenteront de voir dans quelle mesure les jugements de Meister
sur le processus péruvien se sont réalisés par la suite, entre 1978 et 1988 et comment les
événements récents (la récession, la violence, le marasme politique) se rattachent à son
diagnostic des années 1970. La troisième voie à la péruvienne, celle qui tentait de
combiner gestion autoritaire des populations et autogestion dirigée n’a pas eu les
résultats escomptés.

La gestion en uniforme
7 AUCUNE DES quatre réformes fondamentales des militaires regroupés autour du Général
Juan Velasco Alvarado qui prit le pouvoir en 1968 n’a vraiment été un succès « pratique ».
Les effets escomptés (planifiés) de la réforme agraire, de la réforme industrielle, de la
réforme urbaine et de la réforme de l’éducation n’ont pas été très positifs à moyen terme.
Le problème de l’inégalité dans la répartition des terres n’a été que partiellement et mal
abordé. La participation sociale et financière des travailleurs dans les entreprises est
restée pratiquement lettre morte, tout comme d’ailleurs le transfert de capital de
l’agriculture vers l’industrie de la part des industriels3. Au niveau urbain il a été
impossible d’ordonner le formidable foisonnement d’occupations de terrains (appelées
invasions au Pérou) par des immigrés ruraux et des chômeurs en mal de logement. Enfin
la réforme de l’éducation a certes fait monter appréciablement les taux de scolarisation
primaire et secondaire mais au prix d’une forte dégradation de la qualité de
l’enseignement secondaire et universitaire. D’une manière générale non seulement la
situation économique ne s’est pas améliorée mais elle est devenue au contraire toujours
plus désastreuse. Le niveau de vie urbain de 1988 se situe à peine autour de 50 % de celui
de 1975, mesuré en terme de pouvoir d’achat.
8 Ce serait cependant une erreur d’attribuer les causes d’une mauvaise situation
économique actuelle à un processus de changement structurel qui s’est produit dix à
quinze ans auparavant. On ne doit imputer aux réformes de 1968-754 que ce qui relève
spécifiquement des nouvelles structures mises en place et du fonctionnement qui en
découle. Faire la part avec d’autres facteurs n’est naturellement pas aisé, comme par
exemple le système mondial des prix ou la politique conjoncturelle des gouvernements,
mais cet effort doit être tenté car il est trop facile de trouver un bouc émissaire unique
dans le passé et qui de surcroît n’est plus en mesure d’assurer sa défense.
9 Ceci dit Albert Meister a parfaitement raison lorsqu’il relève que les réformes n’ont pas
abouti à une démocratisation sociale et économique. Il écrit :
65

« En toute logique, les réformes ont partout garanti des revenus confortables à la
catégorie sociale qui les promulguait. Nous l’avons vu en matière agricole où les
gérants coopératifs sont particulièrement bien rémunérés. De même en ce qui
concerne l’industrie, où la tendance générale est à un transfert plus important des
revenus et profits aux cadres et dirigeants au détriment des propriétaires et
actionnaires. La techno-bureaucratie a, en outre, repris à son compte le style
paternaliste de rapports avec les inférieurs, notamment les Indiens. Dans les
coopératives, le gérant a pris la place de l’hacendado et c’est maintenant lui qui
préside la fiesta. Aucune réforme, on l’a vu, n’a été pensée avec les intéressés eux-
mêmes. Les styles de vie domestiques et familiaux : éducation des enfants dans les
écoles privées, domesticité nombreuse, etc. imitent l’ancien modèle aristocratique
et colonial. Enfin, on l’a vu encore à propos des officiers, les retombées, avantages
et privilèges indirects découlant de la fonction se sont particulièrement
développés »5
10 Tous ces traits restent hélas d’une brûlante actualité dix ans plus tard et il est certain
qu’en partie ils sont le résultat de l’action des militaires, qui, bien que paraissant
initialement « de gauche », ont favorisé de fait une classe moyenne supérieure sans
toucher véritablement aux privilèges des classes supérieures urbaines. Seule une certaine
bourgeoisie rurale propriétaire d’haciendas a finalement été touchée en substance, ce qui a
provoqué sa crispation ultérieure. Mais il est certainement exagéré de penser que toute
l’inégalité et l’iniquité sociales viennent des militaires. L’attitude des classes dirigeantes
faite de mépris pour les pauvres et les Indiens date en fait de la Conquête (1532), de même
que l’esprit « aristocratique » profiteur cherchant avant tout à exploiter autrui. Il est au
Pérou un dicton qui résume très bien cet état d’esprit :
El vivo vive del pobre,
el pobre vive de su trabajo
(le malin vit du pauvre, le pauvre vit de son travail).
11 Il serait simpliste de penser cependant que cette « philosophie de la vie » n’est l’apanage
que des classes aisées. Elle s’est étendue à toutes les couches sociales, chacun cherchant et
trouvant souvent un plus pauvre que lui. L’on ne voit guère comment des réformes de
« structures » à elles seules pourraient entraîner une plus grande honnêteté et un sens de
la solidarité nationale. Une action « idéologique » en profondeur devra y être associée,
notamment à travers l’école et toutes les institutions qui jouent un rôle dans la
mobilisation sociale. D’une certaine manière le gouvernement avait amorcé un processus
de ce type à travers SINAMOS (Système national d’appui à la mobilisation sociale), la
réforme scolaire qui associait les parents à la vie des nucleos educativos (centres
d’éducation), l’action dans les coopératives de production, dans les quartiers pauvres
(pueblos jovenes), etc. Mais si l’intention d’une réforme en profondeur existait
indéniablement le personnel conscientisé (conciente) fait défaut. C’est une autre des
phrases que l’on entend souvent au Pérou : No hay conciencia (il n’y a pas de conscience)
mais qui, si elle dénote un certain sens de l’autocritique, est malheureusement
généralement prononcée avec un air découragé peu propice à une attitude orientée vers
la prise en main de son destin. S’il n’y a personne pour porter le changement celui-ci n’est
guère en mesure d’avancer par lui-même.
12 La bonne gestion est affaire de personnel, en l’occurrence de « serviteurs de l’Etat » 6
ayant une certaine compétence et surtout le sens du service public. Malheureusement, si
l’on trouve ces qualités dans une certaine mesure chez les fonctionnaires de pays ex-
colonies des systèmes britannique et français, il n’en va pas de même dans le monde
hispanophone. Dans le système de l’empire colonial espagnol, la fonction publique n’était
66

pas considérée comme un honneur impliquant des devoirs mais comme une délégation de
pouvoir entraînant essentiellement des droits. Ces droits consistaient à tirer profit des
charges exercées, ce que firent abondamment les encomenderos et corregidores des débuts
de la colonisation et par la suite tous les représentants de la Couronne d’Espagne. En fait
ces fonctionnaires vendaient leurs services. Ils ne rendaient service que contre
récompense en argent ou en nature. La « libération » de l’Amérique latine n’a rien changé
à ce système ; elle l’a peut-être même amplifié, car les Créoles, qui avaient été discriminés
par les Espagnols auparavant, pouvaient maintenant se rattraper en prenant le pouvoir.
Ce sont principalement les Indiens qui firent les frais de ce changement dans la continuité
et, de haut en bas, ils furent soumis aux extorsions des tinterillos (littéralement « ceux qui
utilisent l’encre, pour écrire », soit tous les fonctionnaires, percepteurs de redevances,
notaires, avocaillons, etc.).
13 Aujourd’hui encore cette mentalité existe et il n’est papier officiel qui ne demande pour
être obtenu sans trop de délai (ou obtenu tout court) certains cadeaux destinés « à
faciliter la vie du fonctionnaire et de sa famille ». Il est certes vrai que la corruption existe
dans de nombreux pays en dehors de l’aire culturelle hispanophone mais dans celle-ci elle
est absolument institutionnalisée informellement depuis plus de trois siècles, ce qui en
dit long sur la difficulté qu’il y aura à l’éradiquer.
14 Les militaires n’ont nullement contribué à moraliser les services publics et les scandales
concernant le versement de pots de vin ont été nombreux.

L’autogestion en guenilles
15 SI LA GESTION des militaires n’a pas changé les comportements des classes dominantes elle
a cependant provoqué peu à peu à partir de 1970 une ébullition sociale à la base. En effet,
à force de crier les slogans de la participation et de brandir l’emblème de l’autogestion, le
gouvernement de Velasco a mis en route un formidable mouvement de prise de
conscience et de revendications. Paysans, ouvriers, fonctionnaires et autres corps de
l’Etat ont tout à coup réalisé que des « droits » pouvaient exister, même pour eux.
Certains de ces droits leur furent donnés comme l’accès à la terre, aux sources d’eau, mais
aussi surtout à la discussion, à l’organisation et à la revendication. L’Etat lui-même se mit
à « organiser » les populations, en syndicats, groupes paysans, communautés,
coopératives. Tout se mit à bouger.
16 Mais il fallait, selon les vues des dirigeants, que cela change dans une direction
déterminée. Seules les organisations créées par le pouvoir pouvaient être tolérées. En
outre elles devaient être soigneusement encadrées par des leaders acquis au régime, les
autres devant être expulsés. Il s’agissait plus d’un système mussolinien ou peroniste que
d’une vision socialiste.
17 Cet échafaudage ne résista pas aux poussées d’une base et de partis politiques qui ne
pouvaient naturellement accepter ce carcan. A l’intérieur même de certaines
organisations, comme la Confédération nationale agraire créée par le gouvernement, les
tendances hostiles à celui-ci prirent le pouvoir. Certaines structures comme les Ligues
agraires se désagrégèrent. La réforme des communautés indigènes ne firent pas long feu
devant le rejet total par les intéressés de transformer brutalement leur système de
gouvernement. Dans les villes seules quelques expériences d’animation sociale7 de
barriadas (bidonvilles) peuvent être caractérisées de positives. L’exemple le plus connu est
67

celui de Villa el Salvador à Lima. Mais pour le reste ce n’est guère le gouvernement qui fit
avancer les choses car il était bien incapable de gérer efficacement les multiples
problèmes urbains.
18 Ainsi la mobilisation sociale se retourna contre ses initiateurs gouvernementaux. Les
revendications, grèves et manifestations se mirent à fleurir mais le cahier de doléances
fut naturellement présenté aux nouveaux maîtres, et non aux anciens qui avaient perdu
le pouvoir et avaient été déchus de leurs titres.
19 Cet esprit de revendication et d’agitation perpétuelle est un des grands héritages du
Gouvernement militaire car il perdure actuellement dans toute sa splendeur. Les
populations ont pris l’habitude d’exprimer leurs préoccupations de manière organisée, en
groupes formels ou informels et de marquer leur détermination par des arrêts de travail
extrêmement fréquents. Descendre dans la rue est une habitude comme une autre et fait
partie de la normalité.
20 Au Pérou, contrairement aux autres pays latino-américains, l’organisation syndicale est
forte parce qu’elle peut s’appuyer sur un code du travail assez favorable à l’employé en lui
garantissant une certaine sécurité de l’emploi. Après un engagement probatoire de trois
mois il ne peut que difficilement être renvoyé, sauf motifs graves. Dans la fonction
publique les syndicats sont particulièrement puissants et se mettent en grève pour un oui
ou pour un rien. Aussi les écoles sont-elles souvent fermées, et la conscience
professionnelle est un concept absolument étranger au cadre et à l’employé tous secteurs
confondus. Lorsque je travaillais avec le Service de la recherche agricole entre 1983 et
1986 j’ai souvent vécu des arrêts d’activité aux conséquences fâcheuses. Par exemple cette
grève d’ingénieurs et de techniciens agronomes qui ne se souciaient absolument pas de ce
qui adviendrait aux plantations si elles n’étaient plus irriguées par suite de débrayage du
personnel. Il ne s’agit pas ici de pourfendre les droits syndicaux dont tout pays devrait
être pourvu, mais de constater que s’il n’y a que des droits et pas de devoirs, pas
d’éducation ni de sanctions, il ne peut pas y avoir de développement soutenu. Or au Pérou
on s’arroge certes des droits, mais il n’y a pas de contrepartie, il n’y a pas de « principe
d’autorité ».
No hay conciencia, no hay autoridad
(Il n’y a pas de conscience, il n’y a pas d’autorité).
21 Les deux termes de ce binôme sont certainement reliés par une relation du genre : « plus
d’autorité acceptée et respectée égale plus de conscience », l’inverse étant également
vrai. Or aujourd’hui au Pérou la bonne gestion est devenue impossible, même si elle est
souhaitée. Etre cadre ou responsable à quelque niveau que ce soit est une situation à haut
risque. Dès que vous désirez changer quelque chose vous vous heurtez :
• au manque de moyens matériels et de budget,
• à la méfiance de vos supérieurs,
• à l’opposition de vos subordonnés qui ne veulent pas changer leurs petites habitudes,
• peut-être à la réaction hostile d’une partie de la population concernée,
• aux menaces d’attentat, d’exécution ou autres gracieusetés de la part de mouvements
terroristes tels que le Sentier lumineux ou les trafiquants de drogue.
22 Dans ces conditions nul ne sera surpris que l’administration péruvienne ne soit pas un
modèle de dynamisme. La gestion est tout simplement impossible, parce que
l’autogestion, au début beaucoup trop dirigée s’est transformée en anarchie, et empêche
le principe d’autorité de s’exprimer raisonnablement. L’incapacité de prendre des
décisions et à les faire appliquer a eu des conséquences extrêmement graves, que Meister
68

n’avait fait qu’entrevoir dans son livre. Il écrit au sujet des « marginaux » (chômeurs,
ouvriers agricoles temporaires, vendeurs ambulants, etc.) :
« Qui, dès lors, continuera de s’intéresser à ces marginaux ? Quelque groupe
d’extrême gauche, abusé par la légende maoïste de la prise du pouvoir par les
masses rurales elles-mêmes ? »8
23 Il ne pouvait véritablement prévoir en 1980-81 que ce mouvement maoïste allait devenir
un élément restructurant important de la marginalité et de l’anarchie. Le Sentier
lumineux9 remplit en effet en quelque sorte une partie du vide laissé par la paralysie de la
gestion étatique des populations et l’incapacité des formes autogestionnaires à prendre la
relève.
24 Le Sentier lumineux n’est pas un mouvement autogestionnaire. Extrêmement hiérarchisé
(les chefs se marient entre chefs, les militants de base entre militants) il a totalement
incorporé le principe d’autorité à son action. Il se fait respecter parce que la
désobéissance est punie par la mort, presque invariablement. Ses progrès géo-politiques
et socio-politiques depuis 1980 montrent bien qu’il a trouvé un terrain fertile. Là où l’Etat
tergiverse, hésite, ne fait rien, le Sentier trouve sa voie. Ainsi en est-il des grandes
coopératives d’élevage de la région de Puno (Sociétés agricoles d’intérêt social) soumises
à des occupations des communautés avoisinantes qui veulent récupérer leurs terres
ancestrales. Le problème est posé depuis plus de dix ans10 mais rien ne se fait. En 1985 le
Sentier est passé à l’action, a envahi plusieurs de ces fermes, chassé ou tué les dirigeants,
brûlé les installations et le matériel, abattu le bétail et réparti la viande aux paysans des
environs. Il est cependant des circonstances où le mouvement maoïste n’est pas présent,
parce que faiblement implanté dans une zone. Dans ces circonstances l’inertie de l’Etat
entraîne des réactions de type individualiste. Sur la côte par exemple les coopératives
créées par la Réforme agraire se sont morcelées d’elles-mêmes, chaque paysan s’en allant
avec cinq, dix ou quinze hectares. Plus de la moitié des 614 coopératives ont été
« naturellement » divisées entre les coopérateurs depuis 1984, sans que l’Etat
n’intervienne dans le processus. Cet exemple assez unique au monde porte une fois de
plus à la méditation sur ce que devraient être des « structures socio-économiques
idéales ». Sans en revenir à un vulgaire « laisser faire, laisser-aller » on est bien obligé de
constater après tant de décennies de développement mal dirigé et mal digéré que les
modèles de gestion autoritaire sont des systèmes en quelque sorte contre nature. De
surcroît, n’étant pas naturels à l’homme, ils sont inefficaces et engendrent à long terme
plus de maux qu’ils ne résolvent de problèmes dans un premier temps.
25 Qu’en est-il alors de l’autogestion ? N’est-ce pas là le contre-modèle idéal de
l’autoritarisme ? L’exemple du Pérou, mais aussi de toutes les expériences idéalistes du
XIXe siècle (Owen, Fourrier, la Commune de Paris) démontrent que l’autogestion à elle
seule n’est pas viable. Elle mène inéluctablement soit à la désagrégation totale
(coopératives de la côte du Pérou) soit à l’émergence d’individus et de groupes
autoritaires qui assoient alors un nouveau modèle de domination sociale (Sentier
lumineux). Pour qu’elle puisse s’exprimer harmonieusement elle a besoin d’un système de
pouvoirs en cascade qui permettent de corriger les effets pervers qui se développeraient à
un niveau donné.
69

Accélérer le changement
26 IL EST CERTAINque le développement (à l’occidentale) ne peut se concevoir sans gestion et
sans gestionnaires, alors que l’autogestion n’en est nullement une condition sine qua non.
Mais comment met-on sur pied une saine gestion, une administration non corrompue et
recherchant l’efficacité sociale ? Le contrôle des populations sur les administrations est
certes utile pour éviter les abus, assurer la rotation des cadres et éviter la formation de
castes. Un système de représentation démocratique doit donc exister au niveau politique.
Mais ce n’est pas encore une garantie d’un fonctionnement harmonieux et compétent de
la fonction publique.
27 De fait il paraît illusoire de vouloir définir théoriquement les conditions socio-
administratives d’un développement effectif dans la mesure où le nombre de facteurs à
prendre en compte est trop important pour que dans la pratique ils puissent tous être
réunis. En outre l’interdépendance des facteurs économiques, politiques et sociaux est
telle qu’on ne peut être certain des résultats des changements introduits dans une réalité
sociale mouvante et instable comme celle des pays nouveaux. Meister a vu très juste
lorsqu’il écrit :
« Comme l’organisme individuel, les systèmes sociaux, organisations et sociétés
possèdent un seuil de tolérance au changement. Ne sont tolérés que ceux qui
innovent le moins possible, c’est-à-dire qui ne bouleversent pas ou presque pas les
équilibres antérieurs. Si les réformateurs vont trop loin, les changements trop
audacieux sont peu à peu dénaturés ou vidés de toute substance. » Et il ajoute :
« Bref, tenant compte à la fois de l’inertie et de ces oppositions, il apparaît bien, au
vu des abandons péruviens, ainsi que d’autres expériences de réformes, que ne
change que ce qui peut être changé. Une telle conclusion est beaucoup moins un
truisme qu’il ne semble et ne sous-estime pas le rôle dynamiseur que l’annonce de
grands changements a sur la réalisation effective de petits changements » 11
28 Il est en fait des hasards dans l’histoire passée et future et toute l’intelligence des grands
hommes consiste à saisir des occasions propices à introduire certaines réformes, et pas
n’importe lesquelles. Il est probablement aussi des stades d’évolution des sociétés, comme
l’a montré Rostow12 bien qu’il n’ait pas pu expliquer clairement leur contenu, à cause
encore une fois de la trop grande diversité des facteurs en jeu. La société péruvienne n’est
pas encore prête à prendre part de manière ordrée à un processus de développement
orchestré. Car cette société est encore en formation en tant que nation et il lui manque
toujours les éléments structurants intégrateurs qui permettent une gestion dynamique,
équitable et socialement acceptable.
29 C’est probablement pour ces raisons que le projet des militaires n’a pas eu les effets
escomptés au Pérou, que la technobureaucratie, comme l’appelle Meister, n’a pu aller
jusqu’au bout de ses projets. Mais paradoxalement l’échec a tout de même servi à
déclencher un processus de changement social, qui bien que chaotique, fera évoluer
beaucoup plus rapidement qu’auparavant les éléments indispensables à la constitution
d’un nouveau système social intégré.
70

NOTES
1. L’autogestion en uniforme, Toulouse, Privat, 1981, 306 pages.
2. Claude Auroi, « Les frustrations de la participation agraire au Pérou » in De l’empreinte à
l’emprise, identités andines et logiques paysannes, Cahiers de l’IUED, Paris-Genève, PUF/IUED, 1982,
pp. 91-134.
3. Une disposition légale du gouvernement militaire facilitait le réinvestissement du montant des
bons de la réforme agraire (indemnisation des propriétés agricoles expropriées) dans des
entreprises industrielles. Il n’en a pratiquement pas été fait usage par le secteur privé à
l’exception notoire de la création d’une usine textile à Piura par le groupe Romero, un des plus
puissants du pays.
4. Le gouvernement militaire a duré de 1968 à 1980, date à laquelle il a passé la main à un
gouvernement civil élu au suffrage universel. La période des militaires comprend deux phases
distinctes. De 1968 à 1975 s’étend la phase radicale, pendant laquelle furent prises toutes les
mesures importantes de réformes. En 1975, le général Juan Velasco Alvarado, jusque-là chef de
l’Etat, est remplacé par le général Francisco Morales Bermudez, beaucoup plus modéré. En fait,
progressivement, les réformes sont gelées ou prennent un rythme beaucoup plus lent et un
retour au libéralisme économique est prôné à partir de 1978. La situation économique se dégrade
rapidement à partir de 1975, à la suite du renchérissement du prix des produits importés et de la
dégradation constante des termes de l’échange (baisse des cours des matières premières dont le
Pérou est exportateur, comme le cuivre, l’étain, l’argent, le sucre, le coton, le café, etc.). Le
produit brut a été négatif en 1982, 1983, 1985, et l’indice de la production alimentaire par tête
d’habitant est en régression depuis 1975. Voir Cynthia McClintock; Abraham Lowenthal
(compiladores), El gobierno militar, una experiencia peruana, 1968-1980, Lima, Instituto de Estudios
Peruanos, 1985,466 pages. Editions anglaise: The Peruvian experiment reconsidered, New Jersey,
Princeton University Press, 1983.
5. L’autogestion en uniforme, op. cit., p. 282.
6. Voir d’excellentes études sur les systèmes administratifs et le corps des fonctionnaires en Asie
et en Afrique dans François Bloch-Lainé, Gilbert Etienne (sous la direction de), « Servir l’Etat »,
Paris, Cahiers de l’Homme, Ed. Hautes Etudes en sciences sociales, 1987, 280 pages.
7. L’animation sociale dans les quartiers déprimés et les bidonvilles consistait à organiser les
habitants de telle manière à ce qu’ils prennent en main un certain nombre de services tels que
crèches, centres de divertissement et de culture, cantines populaires et scolaires, voirie, etc. Ces
actions ont eu un succès mitigé mais il en est resté tout de même quelque chose de durable. La
mobilisation des femmes, des mères de famille en a été le trait le plus marquant et encore
aujourd’hui ce sont elles qui font marcher les comedores populares (cantines) à travers lesquels se
distribue la plus grande partie de l’aide alimentaire du gouvernement et des organismes
internationaux. Par contre le problème de l’emploi n’a pas pu être résolu par ce biais, ce qui a
entraîné une désillusion certaine de la part des populations sans travail. En résumé on peut dire
que les programmes d’assistance ont été lancé avec succès et ont laissé des traces durables et
positives, mais que pour le reste les programmes d’animation ont été totalement insuffisants.
8. L’autogestion en uniforme, op. cit., p. 46.
9. Le Sentier lumineux est un mouvement politico-militaire de tendance communiste maoïste
cherchant à instaurer au Pérou un régime semblable à celui de Pol Pot au Cambodge. Le Sentier
(officiellement « Parti communiste du Pérou ») est né de plusieurs scissions du Parti communiste
péruvien prosoviétique dans les années 1960 à 1970. Son foyer est la ville d’Ayacucho à 600km au
71

sud de Lima dans la Sierra, plus précisément l’université de cette ville où dès 1975 un groupe de
professeurs et d’étudiants dirigés par la prose du pouvoir et la construction d’une société
entièrement nouvelle dans laquelle les vieilles élites, de droite comme de gauche, n’ont plus leur
place. Pour cette raison, le Sentier ne conclut pas d’alliance, et élimine physiquement ses
adversaires, avec méthode et persévérance. Depuis 1980 les morts avoisinent les 12 000, dont une
bonne partie sont dus à la répression entreprise par l’armée dans les zones de trouble. Voir
Claude Auroi, Des Incas au Sentier lumineux, l’histoire violente du Pérou, Genève, Ed. Georg (à paraître
en novembre 1988), 250 pages.
10. Claude Auroi, Contradictions et conflits dans la réforme agraire péruvienne, le cas de la SAIS Rio
Grande (Puno), Genève, IUED, coll. Itinéraires, 1980, 75 pages.
11. L’autogestion en uniforme, op. cit., pp. 290-291.
12. W.W. Rostow, Les étapes de la croissance économique, Paris, Seuil, 1963, 218 pages.

AUTEUR
CLAUDE AUROI
Professeur, Institut universitaire d’études du développement, Genève.
72

De l’autogestion pédagogique à
l’autoformation
Pierre Dominicé

La reformulation d’une exigence pédagogique


1 L’EXPÉRIMENTATION autogestionnaire telle qu’elle a pris place dans le champ éducatif au
cours des années 1960 et 1970 avait une visée politique.
2 Albert Meister avait raison de nous rappeler à l’époque que les mécanismes socio-
économiques ne sont pas analogues à ceux qui caractérisent la pratique pédagogique.
Nous étions néanmoins convaincus de préparer une autre société, dans laquelle le partage
de la vie allait trouver des formes plus larges que celles de nos groupes restreints. Avant
d’écouter Albert, nous cherchions à le convaincre de la validité et, à certains égards, de la
nouveauté de nos options. Il souriait, mais suivait la progression de notre travail avec
attention. Nous faisions semblant de ne pas être atteints par ses mises en garde. Celles-ci
nous touchaient cependant très directement.
3 Les années ont passé et les temps ont changé. Il reste aujourd’hui des expériences et des
souvenirs. Le regard critique porté par certains sur l’extension actuelle des programmes
dits de formation continue n’a pas une origine fondamentalement différente. Seule la
formulation de cette critique a passablement changé. Faut-il former les adultes pour leur
permettre d’acquérir des savoirs et des qualifications adaptées aux exigences de l’emploi
et du fonctionnement social ? Convient-il plutôt de reconnaître l’adulte comme sujet de
sa formation, entendue comme processus personnel de prise en charge de son histoire de
vie, qu’il s’agisse de son parcours éducatif, de son trajet professionnel ou de l’évolution de
son appartenance sociale ?
4 Il ne s’agit pas, contrairement à ce que d’aucuns affirment, de la réduction d’un problème
politique à un niveau purement psychologique. La démarche biographique, telle que nous
l’avons élaborée au cours de ces dernières années, constitue un analyseur de nos
dépendances au même titre que l’approche autogestionnaire dans les groupes de
formation d’hier. Nos élans autogestionnaires nous ont incités à une plus grande
73

autonomie. De même, le récit de vie, conçu dans une perspective de recherche-formation,


a pour but une meilleure prise en charge de son devenir. Dans un cas comme dans l’autre,
nous restons au cœur du principal enjeu de l’éducation. A quoi et à qui est destinée
l’action éducative ? Cette question devient de nos jours de plus en plus insolite. En
abordant l’autoformation, nous voudrions esquisser un débat qui ne se restreigne pas au
registre purement pédagogique ou technique. Nous évoquerons ainsi le problème du
statut et de la place des formateurs, tenant compte du fait qu’en raison des
développements récents de l’éducation des adultes, ceux-ci ont tendance, pour
paraphraser A. Meister, à abandonner une disponibilité de militant pour devenir des
professionnels dominés par leur tâche de techniciens.

Héritage et signification de l’éducation permanente


5 DÈS L’ORIGINE, la participation active des adultes aux programmes éducatifs mis sur pied à
leur intention constituait un des principes de l’éducation permanente. Au sein des
collectivités comme des groupes, l’élucidation de ce que cherchaient les participants, la
compréhension de leurs besoins, la négociation des contenus d’enseignement ou
d’animation sont également apparus comme des conditions de réalisation d’activités
éducatives réellement formatrices. La formation était conçue comme une
« autoformation assistée » (B. Schwartz, 1973). Chacun devait trouver ce qui le concernait
et respecter ses modes propres de fonctionnement. L’organisation de l’éducation des
adultes avait pour ambition de faciliter leur formation. Dans cette perspective,
l’autogestion de l’activité éducative pouvait être considérée comme une des règles du jeu
en vue de l’émergence de l’éducation permanente.
6 Au moment où l’éducation des adultes devient avant tout un catalogue d’offres de
formation professionnelle continue, il n’est pas inutile de revenir à quelques-uns des
principes initiaux de l’éducation permanente. L’entrée en vigueur de lois, la mise à
disposition de budgets, la généralisation des congés comptés sur le temps de travail sont
des mesures positives qui permettent un accès plus démocratique à la formation
continue. Elles ont cependant pour effet pervers de forcer la main à ceux qui ne voient
pas de nécessité à reprendre ou poursuivre leur formation. Dans certaines professions, le
perfectionnement est devenu une obligation. Selon l’âge ou la fonction, la formation
continue s’impose comme un passage requis. Au plan culturel, les phénomènes de
commercialisation liés au temps de loisir aboutissent aux mêmes résultats. L’éducation
des adultes, en obtenant un droit de cité a tendance à imposer des qualifications
professionnelles, des produits culturels, voire des normes sociales. La diffusion rapide des
nouvelles technologies a même pour conséquence de disqualifier les savoirs acquis et de
donner l’illusion que la formation continue peut constituer une garantie d’emploi.
7 Dans ce contexte, certains considèrent que l’autoformation représente une manière de
réhabiliter l’héritage de l’éducation permanente. En proposant une dialectique entre
l’hétéro et l’autoformation, G. Pineau (1983) suggère que la diversité des expériences et
des événements marquants du cours de la vie sont sources de formation et
complémentaires aux acquisitions provenant de programmes éducatifs. Il reformule, à
travers l’autoformation, une finalité de l’éducation attachée à la perspective d’éducation
permanente, mais de plus en plus négligée. « L’autoformation, c’est d’abord un procès de
renversement de pouvoir entre deux pôles opposés. Le renversement de pouvoir
provoque un renversement de cultures : d’une culture d’échange reçue par et pour les
74

autres, on passe à une culture d’usage construite par et pour soi » (p. 109).
L’autoformation devient ici une notion polémique, qui dénonce le dérapage de l’éducation
des adultes vers une captivité post-scolaire. Elle manifeste une volonté de retour à ce
principe de prise en charge de sa formation par l’intéressé lui-même. Elle introduit un
doute sur la portée formatrice des programmes dits de formation continue, ce qui est
éducatif n’étant pas nécessairement formateur. Cet usage critique de la notion
d’autoformation tend à restituer l’idée que la formation appartient à celui qui se forme.
« C’est cette exigence vitale d’émancipation de pouvoirs éducatifs institués qui nous
semble définir en premier l’autoformation » (p. 75).

La formation et son appropriation


8 LES RÉCITS biographiques que nous avons travaillés avec des adultes poursuivant des
études universitaires (Dominicé, 1984 et 1986) mettent en évidence le fait que l’éducation
est le lieu d’un affrontement entre servitudes et expressions propres de soi. Réfléchir à
son parcours éducatif devient une manière de prendre conscience des processus de
construction de son autonomie, et de mesurer en conséquence l’importance de ses dettes
à l’égard d’autrui. La biographie éducative montre bien comment chacun se forme.
Quelles que soient les influences et les apports externes, l’adulte considère sa formation
comme le résultat d’un travail personnel. Sa formation lui appartient. Elle est toujours
d’une certaine manière autoformation. Nous allons tenter de le montrer de trois manières
différentes :
9 Lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes, les adultes n’emploient pas de catégories disciplinaires.
Même s’ils font référence à leur milieu social d’origine ou évoquent des moments de
crises, ils utilisent le vocabulaire en usage dans leur vie quotidienne. Le récit est une
forme d’autointerprétation de leur parcours éducatif, tributaire évidemment des
registres de signification qui ont marqué leur histoire de vie. Les appartenances
professionnelles, sociales, politiques ou confessionnelles inspirent un langage qui, pour
être compris, exige d’être entendu dans la singularité du trajet de celui qui s’exprime. Les
mots ont souvent le poids de l’expérience réfléchie par une méditation ultérieure.
Autrement dit, les termes utilisés dans le récit biographique, même s’ils relèvent d’un
code social, ont un sens qui se donne à connaître dans le contexte de leur interprétation
biographique. Celui qui se forme est aussi celui qui parle.
10 Le parcours biographique est fréquemment fait d’étapes, considérées comme des
conquêtes progressives de son existence. Avant de choisir le métier de son choix, il faut
satisfaire aux attentes de son environnement social. Avant d’opter pour un lieu, une ville
ou une région, il convient de se déplacer, d’échapper à la réglementation culturelle du
milieu de son enfance, de risquer parfois l’aventure de voyages lointains. Avant de
pouvoir faire ou recommencer des études universitaires, pour la plupart de nos
interlocuteurs, il s’est avéré nécessaire d’entreprendre une carrière professionnelle, suite
à une scolarité bloquée et pour beaucoup de femmes, de se limiter au statut d’épouse, puis
de mère. Le récit biographique restitue les formes que chacun est prêt à donner à sa vie,
en prenant distance par rapport aux modèles hérités ou aux normes sociales
intériorisées. La formation est entendue, de façon générale, comme une autoformation.
11 « Ce que j’appelle ma trajectoire de vie, et sa cohérence m’apparaissent peu à peu. Dix-
huit années, quasiment passées à me construire tel qu’on me veut, à avaler la culture de
mon milieu. Et comme j’ai un caractère passionné, je marche à fond. Je ne trouve donc pas
75

étonnant que le rejet se fasse violemment et nécessite plusieurs étapes... J’ai le sentiment
très clair que la phase des grands ébranlements est terminée... Je me sens débarrassée de
l’essentiel de l’acquis socio-culturel qui m’empêchait d’accéder à mon moi, de découvrir
mes désirs profonds. J’aime à me comparer à une maison dont les vieilles pierres se sont
écroulées, par pans entiers, et qui s’est reconstruite — et continue de se reconstruire —
pourtant, sur des fondations restées solides. » Ainsi s’exprime une femme d’une trentaine
d’années, qui termine sa licence universitaire en Sciences de l’éducation.
12 L’histoire du rapport de l’adulte au savoir témoigne de cet effort difficile, poursuivi par
plusieurs, en vue de parvenir à oser penser par eux-mêmes. Toute l’expérience scolaire
prédispose l’adulte à se soumettre à ce qui lui est demandé d’apprendre. Les pratiques de
formation continue font un large usage de cette docilité des clientèles inscrites à des
cours ou des diplômes de perfectionnement. La vie professionnelle confirme cette
dépendance à l’égard de qualifications reconnues comme nouvelles et imposées en vue
d’une promotion. Dans la mémoire de l’adulte, le savoir est le plus souvent associé à son
ignorance. En d’autres termes, le savoir est identifié comme un territoire extérieur dans
lequel seuls les « bons élèves » ont réussi à véritablement prendre pied.
13 Lorsque les objectifs éducatifs poursuivis visent au contraire à rendre l’adulte attentif à ce
que la vie lui a appris ou s’efforcent de l’aider à définir ce qu’il souhaite apprendre, le
rapport au savoir prend d’autres dimensions. Il laisse apparaître sa composante affective
et devient le lieu explicite d’une quête d’identité. Ayant une longue expérience de
formation continue avec des travailleurs sociaux et professionnels des soins infirmiers, il
ne me semble pas exagéré d’affirmer que leur représentation de la profession et leur
façon de l’exercer est en grande partie influencée par leur rapport au savoir et, plus
précisément, leur conception du savoir et de sa place dans la profession.
14 Le matériel biographique dont nous disposons nous place au cœur de cette aventure du
rapport au savoir. L’échec scolaire disqualifie à tel point qu’il faut essayer de se venger.
L’exercice gratuit, et souvent pénible, des savoirs appris et totalement oubliés, irrite. La
curiosité pousse à découvrir des connaissances hors du domaine requis par la
certification, mais perturbe la carrière scolaire. Plus tard, l’ambition du rattrapage à l’âge
adulte et la difficulté d’apprendre sans le recours de l’expérience déconcertent. L’intérêt
pour des matières intellectuelles inconnues se heurte au sentiment de leur inadéquation
avec le quotidien du travail professionnel.
15 L’approche biographique fournit l’occasion d’une réflexion sur la manière dont chacun a
appris ce qu’il sait. Elle illustre bien ce long effort d’appropriation au cours duquel pour
assurer la poursuite de son développement, l’adulte a finalement puisé une bonne part de
ses ressources dans l’autoformation. La trace de l’école dérive de ce que chacun a fait du
savoir scolaire. De même, plus tard, dans le monde de l’emploi, ce que chacun a appris
découle de l’usage fait à propos de ce qui lui a été enseigné. Valoriser, à titre critique,
l’autoformation équivaut à reconnaître que le savoir de l’adulte est directement lié à la
place qui lui a été donnée dans sa vie et au sens qu’il lui attribue. Le savoir de l’examen
n’est pas celui qui fait autorité dans la vie. Les récits biographiques nous le redisent sans
cesse.
76

Le formateur : un sujet de formation


16 LE DÉVELOPPEMENT de l’éducation des adultes a entraîné une prolifération d’activités
conduites par des personnes dont le profil n’est guère défini, mais qui répondent le plus
souvent au titre de formateur. Pour donner une plus grande habileté pédagogique aux
bénévoles ou aux collaborateurs à temps partiel, il existe des cours de formation de
formateurs. Les professionnels qui exercent le métier de formateur cherchent à faire
reconnaître leur statut. Bien qu’il soit évident que le travail avec des adultes implique une
connaissance didactique et nécessite une bonne compréhension des modes de
fonctionnement des groupes et des situations d’apprentissage, il faut se garder de figer
des modèles professionnels. Les méfaits du monopole éducatif exercé par l’enseignant
dans le cadre scolaire doivent servir de leçon, de même que les blocages bureaucratiques
causés par la gestion centralisée du personnel enseignant.
17 L’éducation des adultes progresse dans des directions variées. Même s’il existe
aujourd’hui une centration sur le perfectionnement professionnel, d’autres domaines
d’activité demeurent vivants, comme celui de l’animation socio-culturelle, et de nouveaux
champs apparaissent, comme ceux de l’éducation à la santé ou à la protection de
l’environnement. Cette pluralité de terrains ou de contextes éducatifs conduit à une
diversité dans l’exercice de la fonction ou du métier de formateur, laissant en quelque
sorte les clientèles adultes libres de choisir les genres de relation pédagogique qui leur
conviennent. Sans ignorer que les programmes sont rendus parfois obligatoires, il faut
admettre que le champ de l’éducation des adultes offre une plus grande liberté de choix
et que la personne du formateur peut faire partie de ce choix. La sujétion à l’égard du
formateur est donc moins grande que dans le monde scolaire et post-scolaire. Lorsqu’il a
la possibilité de choisir son lieu de formation, l’adulte peut, de même, émettre une
préférence quant au formateur. Même si elle risque de renforcer la dépendance à l’égard
du formateur, cette dimension a son importance. Elle tend à déplacer l’accent éducatif
porté sur le programme vers le sujet qui se forme. Maintenir le flou, et accepter une
multiplicité de fonctions quant au métier de formateur revient à préserver le sérieux de
l’autoformation.
18 Les auteurs qui se sont penchés sur l’histoire de l’éducation des adultes ont toujours
insisté sur la portée du bénévolat, comme force d’appoint dans la mise en place d’actions
éducatives. L’éducation des adultes appartient dans son origine à la vie associative. Elle a
émergé dans des mouvements, devenus parfois mouvements syndicaux ou sociaux,
comme une dimension assurant aux militants une meilleure maîtrise de leurs objectifs ou
de leurs revendications. Dans bien des cas, le travail éducatif a permis de garantir le
caractère démocratique de la participation. Le danger du passage, qu’Albert Meister a
appelé à l’époque celui de militant à technicien, n’est pas tellement de perdre le
dynamisme du militantisme que de livrer l’éducation des adultes à des spécialistes bien
équipés techniquement, mais marqués par une absence totale d’interrogation sur les fins
qu’ils poursuivent. Les formateurs sont de plus en plus les agents d’exécution d’objectifs
fixés dans des structures hiérarchiques indépendamment d’eux, et soumis au critère
dominant de rentabilité. Ils deviennent des instruments d’intégration professionnelle ou
sociale. Pour assurer la stabilité de son emploi, qu’il soit professionnel, free-lance ou
collaborateur à temps partiel, le formateur doit être reconnu en tant que spécialiste et
accepter la concurrence. Il n’est plus un des porteurs des visées élaborées au sein d’un
77

groupe ou d’une collectivité. Pour subsister, il cherche à convaincre de futurs clients et à


prouver la validité de sa démarche. Dans ce contexte de sollicitation, l’autoformation
devient effectivement une conception dont le contrepoids est à préserver.
19 En questionnant d’anciens formateurs, comme nous sommes en train de le faire dans le
cadre d’une recherche, il apparaît que ceux-ci ont créé leur profession en agissant à titre
de pionniers. Ils ont ainsi, le plus souvent, appris leur métier en l’exerçant. Ce qui les a
poussés vers un travail de formateur ne découle pas de l’obtention d’un titre universitaire
ou d’un diplôme spécialisé, mais bien d’une attirance personnelle à un moment-carrefour
de leur histoire de vie. Paradoxalement, la formation de beaucoup de formateurs actuels
s’est opérée sur le tas. Nous pourrions dire que leur formation a été une autoformation.
Que penser, dès lors, de ceux qui, plus jeunes, risquent d’entrer dans une profession
codifiée, sans oser faire recours à l’ensemble de leur champ d’expériences pour exercer ce
métier. Revaloriser l’autoformation, n’est-ce pas la meilleure manière d’assurer la
formation de formateurs capables de défendre leurs options et de clarifier la manière
dont ils ont acquis la compétence qui justifie leur métier.

L’autoformation : façon de parler de formation


20 DANS UN temps d’institutionnalisation de l’éducation des adultes, marqué notamment par
un phénomène de professionnalisation des formateurs et de renforcement de la valeur
marchande des diplômes de formation continue, il m’apparaît opportun de rappeler
l’exigence d’analyse qui caractérisait les courants d’autogestion pédagogique. La
démarche biographique est devenue pour nous une sorte d’analyseur des illusions
formatrices de la pratique d’éducation des adultes. Les données biographiques mises en
évidence dans les récits de vie, déjouent la logique de l’instruction scolaire. Ce que les
adultes savent ne provient que très partiellement de ce qui leur a été enseigné. Par
ailleurs, leur devenir est traversé de combats incessants menés contre les influences de
l’environnement éducatif, notamment familial, pour enfin s’appartenir. Favoriser la
réflexion biographique correspond ainsi à renforcer la critique des modèles de réussite
promis par les « pédagogues de maîtrise ».
21 Comme la stratégie d’autogestion pédagogique d’hier, celle d’autoformation peut-être
considérée comme un instrument critique qui ébranle la puissance des normes établies,
propose des orientations plus créatrices et déjoue des cadres éducatifs institués. Si
l’adulte est celui qui donne forme à sa vie, la formation dite continue doit éviter de
renforcer la distance que l’éducation lui a fait le plus souvent prendre avec lui-même. Il
s’agit au contraire qu’il reconquière le pouvoir de se former, quitte à utiliser tous les
apports extérieurs qu’il juge nécessaires. Devenir l’agent de sa formation, c’est être
davantage l’auteur de sa vie. Telle est la signification que nous attribuons à
l’autoformation dans un contexte d’extension de l’offre éducative. Défendre
l’autoformation, c’est contribuer à redonner son sens à la formation.
78

BIBLIOGRAPHIE
DOMINICÉ Pierre, La biographie éducative : un itinéraire de recherche, Paris, Education permanente
72/73, pp. 75-86 et
La formation continue est aussi un règlement de compte avec sa scolarité, Education et Recherche,
3/1986.

PINEAU Gaston, Produire sa vie : autoformation et autobiographie, Edilig et Editions Albert Saint-
Martin, Paris, Montréal, 1983.

SCHWARTZ Bertrand, L’éducation demain, Aubier Montaigne, Paris, 1973.

AUTEUR
PIERRE DOMINICÉ
Professeur, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève.
79

Action collective et intégration


sociale : éléments pour une
typologie de la participation
associative
Jean Kellerhals

1 LA PLACE de la participation aux associations dans les formes contemporaines d’action


collective et d’autogestion est éminemment controversée. Si d’importants sociologues
classiques se sont montrés assez optimistes à cet égard, les chercheurs contemporains, et
notamment Meister1, ont émis quantité de réserves quant à l’ampleur de cette
participation, à l’efficacité de sa médiation entre les individus et l’Etat et à sa valeur de
contre-modèle de rapport social.
2 Pour des auteurs comme Tocqueville et Durkheim, la participation associative apparaît,
dans des sociétés démocratiques dont l’intégration est menacée par l’atomisation des
relations sociales et la montée de l’individualisme, comme le lieu par excellence de
formation du projet politique et comme un relais indispensable entre les personnes et les
institutions. Certes, Tocqueville et Durkheim diffèrent beaucoup sur l’analyse des
motivations individuelles de cette action collective. Le premier a sur ce point une sorte de
modèle économiste. C’est par simple intérêt égocentrique que les individus se groupent
en association pour atteindre des buts personnels inaccessibles autrement. Mais
l’intégration hiérarchique de ces groupements (du niveau local au plan national) et la
coordination partielle de leurs modes d’action ont pour conséquence la formation d’un
réel projet politique2. Différemment, le second propose un modèle identificatoire. Dans la
société moderne, les individus sont à ce point isolés, coupés de la communauté, qu’ils
aspirent à participer à des groupes intermédiaires — Durkheim a surtout en tête les
corporations professionnelles — qui leur servent tout à la fois de réseau affectif et de
référence normative. Les associations constituent pour lui tout à la fois un mécanisme
essentiel de la socialisation normative et un lieu irremplaçable de construction d’une
rationalité politique3. Ainsi, au-delà de leurs divergences, les deux auteurs se retrouvent-
ils dans l’idée que la société démocratique a la participation associative pour pivot.
80

3 Les chercheurs contemporains ne partagent qu’en partie cet optimisme. Quantité


d’enquêtes ont en effet montré que la participation aux associations se ressent beaucoup
des déterminismes de classe et des carences de l’intégration sociale. Très importante,
quantitativement parlant, dans le haut de la hiérarchie sociale, la participation décroît au
fur et à mesure que l’on descend les échelons, de sorte qu’elle est particulièrement faible
dans ces classes mêmes où elle pourrait en principe constituer un contrepoids efficace à
l’ordre établi4. De même ces enquêtes établissent-elles que la participation associative est
d’autant moins prononcée que les personnes sont plus mobiles, moins intégrées dans une
localité ou une région5. Enfin on s’aperçoit que nombre d’associations se bureaucratisent,
recréant en leur sein les mêmes hiérarchies, les mêmes rigidités, que l’on observe dans les
autres organisations, alors que d’autres sont tout simplement remplacées par le circuit
commercial. On est alors tenté de conclure — contrairement aux perspectives classiques
— que le développement des sociétés modernes a pour conséquence un progressif déclin
de la participation et des chances de créativité sociale qu’elle représente.
4 Cette perspective comme la première, est probablement trop générale. Plutôt que
d’envisager une évolution unilinéaire (croissante ou décroissante) de la participation, il
est peut-être utile d’en distinguer d’abord des types spécifiques, corrélés tant au statut
social des participants qu’au genre d’intégration sociétale caractérisant les contextes
dans lesquels ils se développent. Nous aimerions proposer ici quelques matériaux pour
une telle construction typologique en décrivant quatre types de participation associative
que l’on voit plus particulièrement se développer dans l’histoire récente des pays
industriellement développés. On les nommera, pour faire image, associationnisme
d’allégeance, de médiation, de conscientisation et de gestion.

Le modèle d’allégeance
5 LE MODÈLE d’allégeance est, historiquement parlant, le plus traditionnel. C’est un genre de
participation qui vise principalement l’expression et le renforcement de clivages sociaux
— religions, classes sociales, sexes et âges, etc. — qui lui préexistent. En ce sens, il dépend
de groupes-porteurs et traduit l’existence de statuts sociaux relativement rigides,
permanents et socialement visibles.
6 Ici, les buts de l’action sont diffus. Bien que centrés apparemment sur une activité
principale (pensons par exemple au scoutisme d’obédience catholique, aux sociétés de
chant sacré, aux clubs sportifs professionnels, aux sociétés d’étudiants, etc.), ils visent
aussi bien la sociabilité interpersonnelle qu’une certaine présence « civique » dans la
communauté locale et la perpétuation d’une éthique corporatiste spécifique. Il s’agit donc
de liens multifonctionnels pour lesquels la désignation d’une activité particulière n’a
qu’une importance secondaire. Ils sont, à cet égard, assez adaptables.
7 C’est que la fonction latente de ce type de participation est essentiellement celle de
cohésion. C’est peut-être pourquoi la participation des membres est dans la plupart des cas
régulière et fortement investie. L’élément affectif tient une grande place dans les
interactions6.
8 La structuration hiérarchique de ce genre de participation associative ne pose guère de
problèmes. En effet, les notables du groupe-porteur (église, corporation, etc.) deviennent
assez naturellement les leaders de l’association. On s’y attend, et à la limite on ne
81

comprendrait pas qu’il en aille autrement. Ils sont supposés incarner, plus que les autres,
les valeurs « morales » fondatrices de l’action.
9 Dans ces groupes, la bureaucratisation est faible. Par contre la ritualisation peut être
prononcée.
10 La logique sous-tendant l’action n’est pas prioritairement celle de la rationalité
économique. Elle est plutôt celle de l’identification à un mythe fondateur, une tâche
essentielle du groupe étant à cet égard de définir l’orthodoxie des comportements,
attitudes et croyances de ses membres. L’admission des nouveaux membres est d’ailleurs
souvent soumise à diverses conditions (sexe, religion, statut social, etc.) ou à des
procédures de parrainage. A la force du sentiment d’appartenance correspond alors la
stigmatisation des non-membres. Les valeurs de loyalisme l’emportent sur le souci
d’efficacité ou d’autonomie personnelle.
11 Ce modèle d’allégeance, assez typique des associations fondées à la fin du XIXe siècle, tend
à décroître7. Il est caractéristique de contextes à frontières statutaires marquées et à
faible mobilité géographique ou sociale (de type bourgade, p. ex.). Il est particulièrement
investi par les personnes dont les ressources socio-économiques sont, comparativement,
faibles ou moyennes, mais qui sont bien intégrées à la communauté locale.
12 Un sous-type particulièrement important de ce modèle d’allégeance, et qui en illustre
bien la structure et les fonctions, est constitué par l’associationnisme de diaspora, c’est-à-
dire par des communautés de migrants. On y note en effet une forte ritualisation, une
nette structuration en fonction des clivages de la société d’origine (groupe-porteur) et un
fonctionnement dialectique assez typique : l’intégration à la société d’accueil se fait par le
truchement de la valorisation de la culture originelle.

Le modèle de médiation
13 TOUT AUTRE est le modèle de médiation. On peut penser, à titre d’exemple type, au style de
participation dominante dans les innombrables clubs de hobbies (modélisme,
photographie, minéralogie, aviation, etc.) qui se sont multipliés après la Deuxième Guerre
mondiale. Ou encore au cas des associations mammouth d’automobilistes. Ici la
participation associative se libère des groupes-porteurs, progressivement perçus comme
non pertinents par rapport à l’action. Celle-ci, telle qu’exprimée dans les objectifs du
groupe ou des membres, se fait plus sectorielle, plus spécifique.
14 La fonction de cohésion caractéristique du modèle d’allégeance étant remplacée par le
souci de production d’un bien spécifique, la logique organisatrice de l’action est celle de la
rationalité économique : obtenir davantage, ou mieux, à un moindre coût.
15 C’est-à-dire que la valeur de loyauté s’estompe devant celle d’efficacité :
a. l’admission et le statut des membres sont uniquement subordonnés à des critères de
performance ou de compétence ;
b. l’investissement personnel est plus irrégulier, moins unanimiste aussi. Il est fortement
tributaire des gratifications immédiates perçues par les membres.

16 Dans ce type de participation, la tendance à la centralisation bureaucratique est forte et


vécue de manière ambivalente. D’une part elle se donne comme augmentant l’efficacité
de l’action, et permettant aux leaders des divers niveaux une sorte de mobilité sociale par
82

le biais de l’identité sociale accessoire que fournit l’association. Mais d’autre part, elle est
ressentie comme diminuant l’investissement personnel et la liberté d’action.
17 Le problème fonctionnel principal de ce type de groupe, vu sa logique de rentabilité, de
coût-bénéfice, est sa sensibilité à la concurrence externe, émanant du circuit commercial
notamment. Les préoccupations essentielles des leaders sont donc souvent de type
logistique : trouver les bons locaux, les installations adéquates, le bon matériel, au
moindre coût. C’est dans ce modèle-là de participation (et dans celui-là uniquement ?)
que les considérations de Oison sur la logique de l’action collective s’appliquent vraiment 8
. Cette sensibilité à la concurrence permet peut-être de comprendre — que poussé à son
terme — l’associationnisme de médiation remplace quelquefois la poursuite d’un objectif
unique sur une longue durée par une stratégie de définition d’objectifs très sectoriels à
court terme, faisant chaque fois appel à des animateurs et des publics partiellement
différents. Seul le noyau de l’association demeure stable, même si par ailleurs le succès
populaire et l’impact social des actions entreprises sont, de cas en cas, considérables.
18 Dans ce type de participation, le principe de hiérarchisation est assez naturellement celui
de la compétence. Il peut s’agir soit de compétences techniques directement liées à
l’activité principale, soit de compétences sociales pour les relations du groupe avec
l’extérieur : trouver des fonds, représenter dignement l’association, négocier des accords
ou planifier des activités. Si le modèle d’allégeance oppose à cet égard des Notables à des
Fidèles, celui-ci oppose des Experts à des Usagers.
19 Ce type de participation, particulièrement développé dans le deuxième tiers de ce siècle,
caractérise les contextes sociaux où les frontières statutaires — entre sexes, religions, etc.
— se sont abaissées et où la mobilité s’est accrue. Il est le fait surtout de personnes dont
les ressources socio-économiques sont limitées ou moyennes, mais leur intégration à la
communauté locale n’est pas un facteur décisif.

Modèle de conscientisation
20 UN TROISIÈME modèle, celui de conscientisation, s’est particulièrement développé à partir
des années soixante-dix. On peut en prendre pour exemple privilégié le type de
participation prévalant dans les groupes de self-help, dans les mouvements féministes,
dans certaines associations de consommateurs ou encore dans les mouvements
écologistes et alternatifs. Il se manifeste surtout dans des contextes hautement
différenciés et mobiles. Il est surtout mis en œuvre par des personnes fortement dotées
en capitaux symboliques, mais peu identifiées à une classe ou à un statut particulier
(notamment les ressortissants des « nouvelles classes moyennes » : enseignants,
travailleurs sociaux, etc.)9. Ses traits sont les suivants :
21 Les buts assignés à l’action sont à la fois spécifiques et diffus. Spécifiques en ceci qu’un
objectif précis est revendiqué — il peut s’agir de diététique ou d’expression corporelle
aussi bien que de pacifisme — et diffus parce que la poursuite de ces buts suppose une
conscientisation globale de la personne, une sorte de conversion, bien plus large que les
objectifs officiels de l’action.
22 Dans ce processus de prise de conscience, les relations interpersonnelles sont
essentielles : c’est autrui qui permet à chacun de se découvrir, de s’analyser. De ce point
de vue, alors que le modèle d’allégeance est marqué par la primauté du groupai et celui de
médiation par la prévalence de l’individuel, ce modèle de mobilisation est prioritairement
83

interindividuel. Il n’y a pas une loyauté de principe au groupe comme tel, ni une
utilisation purement instrumentale d’autrui, mais une découverte de soi par le biais de
l’interaction.
23 C’est dire que la logique de l’action est d’abord celle de l’identité. La dynamique de la
rationalité économique — arriver au but au moindre coût — est remplacée par l’idée de la
promotion de la personne.
24 Certains voient là un nouveau rapport politique, où la vie quotidienne est déchiffrée à
l’aide d’une grille politique (par ex. les rapports conjugaux) dans le même temps que les
enjeux publics sont évalués à l’aide de critères tels que l’autonomie individuelle et la
capacité d’expression du « je ». Dans ce type de participation, l’organisation hiérarchique
est plus ambivalente que dans les cas précédents. D’une part, des experts de divers genres
sont impliqués dans l’action, et ils tendent assez spontanément à avoir une influence
décisive. Mais d’autre part le groupe cherche à les instrumentaliser, à en faire de purs
auxiliaires d’une action dont ils ne sont pas les maîtres ultimes. L’accent est mis sur la
démocratie directe, sur l’expression spontanée des individualités. Renoncer à cette forme
« spontanéiste » paraît compromettre le sens même de l’activité. Dès lors, dans cette
dialectique du pouvoir, le charisme personnel de l’expert joue évidemment un rôle de
premier plan. Plus généralement, c’est tout le leadership qui prend une teinte
charismatique.
25 On comprend que dans ce type d’action collective, où la progression vers le but ne va pas
sans une affirmation des autonomies et spécificités individuelles, le problème fonctionnel
numéro un soit celui de l’organisation. Définir les objectifs spécifiques, établir des
réseaux de communication, coordonner les efforts, durer par-delà les fluctuations des
motivations individuelles, ce sont là autant d’enjeux auxquels le groupe achoppe
constamment. Ces problèmes sont d’autant plus ardus que d’une part l’engagement des
membres est à la fois paroxystique et irrégulier et que d’autre part la qualité de membre
n’est pas claire. En effet, le statut ou l’identité objective de la personne — identité de
femme, de diplômé, etc. — ne suffit pas à donner droit d’accès au groupe : il s’installe une
sorte de négociation sur l’identité morale du postulant, et d’autre part les procédures
d’admission et d’exclusion sont peu formalisées.

Modèle de gestion
26 UN QUATRIÈME type d’action collective, que l’on peut nommer modèle de gestion, s’est
beaucoup développé avec la croissance de l’Etat-Providence. Il est caractéristique de
contextes sociaux fortement différenciés et mobiles, où l’abstraction des personnes les
unes par rapport aux autres est maximale. On peut en prendre pour exemple les
associations consacrées au service social ou à la formation des spécialistes de ce domaine.
Il est plus particulièrement mis en œuvre par des personnes à forte ressources
symboliques et forte identification statutaire. Il possède les traits suivants :
27 Il s’agit d’associations-comités (la différence entre les deux instances est peu marquée)
qui gèrent un secteur donné d’action au nom de l’intérêt d’un « public » ou de clients
potentiels. L’acteur ne vise apparemment pas, dans ce type de participation, une
amélioration directe de son statut ou la satisfaction de ses besoins personnels. On trouve
plutôt, à la base de ce type d’action, un rapport implicite de délégation : les besoins et
volontés des clients potentiels sont interprétés — formalisés — par des sortes
84

d’« entrepreneurs moraux » dont les interactions ont pour objectif principal de dégager
des normes d’action, ou un consensus « politique » si l’on préfère.
28 Les buts de l’action et les relations entre membres sont relativement spécifiques.
L’élément affectif n’intervient guère pour motiver l’action. L’attitude est instrumentale.
29 L’activité des membres est faible, mais régulière.
30 C’est dans cette logique de production normative, différente des logiques de cohésion de
rentabilité et d’identité, que la structuration hiérarchique est la plus ambiguë. En effet,
trois types d’acteurs revendiquent le leadership. Les Notables représentant la Cité et/ou
les Publics s’affrontent aux Experts, c’est-à-dire aux professionnels de ce secteur d’action.
Les uns s’estiment dépositaires d’une opinion publique qu’il s’agit de satisfaire, alors que
les autres sont prioritairement animés par un projet corporative-ment élaboré et doté à
leurs yeux d’une légitimité plus grande que l’opinion publique interprétée par les
Notables. Experts et Notables sont cependant soumis à l’arbitrage de l’Etat, qui intervient
massivement dans le financement du secteur. Malgré des statuts spécifiant les
compétences respectives, il y a dans les faits un renvoi constant des responsabilités et
devoirs aux autres instances. On comprend alors que, dans ce genre de situation
« anomique », les procédures informelles de communication et de décision (confidences,
sous-entendus, aparté, etc.) concurrencent largement l’organisation rationnelle
« affichée ». La logique de cette élaboration normative ne peut pas se fonder purement
sur la science, sur le désir ou sur la loi. C’est une logique interpersonnelle : les acteurs
tentent de se « reconnaître » les uns les autres, de s’évaluer et de dégager par ce biais des
compromis. On note à ce propos l’importance décisive de la cooptation comme modalité
de recrutement des membres.

***

31 Gardons-nous de considérer cette liste de formes de participation associative comme


définitive et exhaustive. Elle se veut un simple outil, très provisoire, incomplet et trop
peu systématique, de prise de distance avec les perspectives évolutionnistes unilinéaires
et de meilleure élaboration du rapport entre intégration sociale et style d’action
collective. Mais elle offre peut-être un intérêt complémentaire. On peut en effet
considérer ces types non seulement comme des genres d’action propres à des contextes
différents, mais aussi comme des « temps » de la vie d’un groupe. On voit se confronter à
l’intérieur de chaque groupe, qu’il s’agisse de partis politiques, de syndicats ou de groupes
sportifs, des logiques de fonctionnement très proches de ce que l’on nomme ici
l’allégeance, la médiation, la conscientisation et la gestion. Il peut alors être intéressant
de caractériser la dynamique spécifique de chacun de ces groupes par la manière dont
s’articulent ces logiques. Dans certaines associations, cette articulation se fera sous la
forme d’une succession diachronique de ces modalités de fonctionnement, alors que
d’autres collectivités offriront une hiérarchisation synchronique très claire de ces
logiques et que d’autres associations encore seront caractérisées par une oscillation
constante et conflictuelle entre ces diverses facettes de l’action collective. Quelles sont les
conditions structurales de ces forme d’articulation (succession, hiérarchisation,
oscillation, etc.), à quelles configurations d’acteurs et d’intérêts sont-elles associées : voilà
des thèmes de recherches bien susceptibles d’éclairer un peu plus le rapport entre
intégration sociale et action collective.
85

NOTES
1. Cf. notamment A. Meister, Vers une sociologie des associations. Editions Ouvrières, Paris, 1972 ;
« Participation organisée et participation spontanée », Année sociologique, 1961 ; Participa-lion,
animation, développement, Anthropos, Paris, 1969.
2. Cf. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Union générale d’éditions, 1963,
pp. 123, 269, 271-282 entre autres.
3. E. Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1969, pp. 62-63 notamment.
4. Cf. M. Hausknecht, The Joiners, The Bedminster Press, New York, 1962; W. Spinrad, « Correlates
of Trade Union Participation », ASR, vol. 27, n° 5, 1962, pp. 691-696; R.E. Lane, The Free Press, New
York, 1969, pp. 220-234; G. Almond et S. Verba, The Civic Culture, Princeton, Princeton University
Press, 1963; J. Kellerhals, Les associations dans l’enjeu démocratique, Lausanne, Payot, 1974.
5. Cf. notamment M. Hausknecht, The Joiners, op. cit.; B.G. Zimmer et A.H. Hawley, « The
Signifiance of Membership in Associations », AJS, vol. 65, n° 2, 1959; H.E. Freeman, E. Novak et L.G.
Reeder, « Correlates of Membership in Voluntary Association », ASR, vol. 26, n° 2, 1961; J.
Kellerhals, Les associations dans l’enjeu démocratique, op. cit., pp. 61 ss.
6. Cf. J. Kellerhals, Les associations dans l'enjeu démocratique, op. cit., pp. 33-41.
7. Cf. J. Kellerhals, Les associations dans l'enjeu démocratique, op. cit., pp. 33-41.
8. M. Oison, Logique de l’action collective, Paris, PUF, coll. Sociologies, 1987.
9. Cf. P. Gundelach, « Social Transformation and New Forms of Voluntary Associations », Social
Sciences Information, 1984, 23, 6, pp. 1049-1098 ; cf. aussi pour une analyse récente M. Finger,
L’émergence du nouveau mouvement pour la paix, thèse de l’Université de Genève, Faculté des
sciences économiques et sociales, 1987 (à paraître).

AUTEUR
JEAN KELLERHALS
Professeur, Département de sociologie, Faculté des sciences économiques et sociales, Université
de Genève.
86

Richesse et ambiguïté de l’approche


collaborative aux Etats-Unis
Olivier Soubeyran

1 COMMENT ne pas s’intéresser et tenter d’en savoir plus sur ce nouveau processus de
planification « l’approche collaborative » dont les mots clés sont : « coopération, aide
mutuelle » et cela au moment même où les perspectives reaganiennes de planification
nous ramènent plutôt au darwinisme social-économique, subordonnant la logique de
l’Etat et l’identité des Territoires à celles du nouvel ordre économique et à la mise en
place des « zones franches ».
2 Que vient faire cette résurgence kropotkinienne1 au milieu d’une philosophie sociale
reaganienne plus proche de celle des « poor law » du XIXe en Angleterre que celle des
politiques sociales aux Etats-Unis dans les années 1960 ? L’étonnement est d’autant plus
grand que l’approche collaborative (principalement utilisée pour résoudre les conflits
environnementaux complexes à l’échelle locale ou régionale) est un mouvement qui
connaît un succès croissant. Elle s’institutionnalise progressivement dans les
établissements universitaires ; de plus en plus, des consultants en planification l’utilisent
et le « National institute for dispute resolution » de Washington a déjà fait adopter dans
cinq états des processus de résolution de conflit par l’approche collaborative.
3 C’est donc un processus de planification sur lequel il y a lieu de s’interroger et qu’il faut
prendre au sérieux.
4 Un certain nombre de questions découle de ce premier étonnement : qu’est-ce que
l’approche collaborative ? D’où vient-elle ? Comment interpréter son rôle et son succès
dans l’Amérique reaganienne ?
5 Mais il y a des questions plus spécifiques à poser, plus proches des domaines mêmes
auxquels appartient l’approche collaborative : les pratiques et les conceptions de la
planification.
6 Face à un champ de la planification actuellement en crise aux Etats-Unis, de quelle façon
l’approche collaborative peut-elle représenter « un plus », un avancement conceptuel, et
pourquoi les professionnels sont-ils de plus en plus séduits par cette approche ?
87

7 Avons-nous à faire à un nouveau processus de planification ?

Définition succincte et questionnement


Définition
Son domaine

8 Il concerne la gestion et la résolution de conflits environnementaux complexes.


Complexes par la multiplicité des acteurs impliqués (groupes environnementaux, groupes
de citoyens, promoteurs, gouvernements locaux, agences, etc.) ; complexes par
l’antagonisme des intérêts et objectifs véhiculés par ces mêmes acteurs ; complexes par le
fait même que le processus institué de planification environnementale (NEPA) permet à
de nombreux intervenants de bloquer une action ; complexes, enfin, car, dans la très
grande majorité des cas, l’approche collaborative est utilisée lorsque le processus institué
n’a pas résolu les conflits et qu’en les exacerbant il débouche sur le litige, c’est-à-dire le
recours en justice.

Son approche

9 Elle se définit donc comme la dernière génération des processus de participation, en


opposition à une participation « classique » où le public s’implique dans les étapes ultimes
du processus de décision (la participation est alors perçue comme un processus soit
d’acquiescement soit d’opposition à l’action proposée). Au contraire, l’approche
collaborative engage tous les partenaires (c’est-à-dire tous ceux qui ont le pouvoir de
bloquer l’action) à s’impliquer le plus tôt possible dans le processus de décision, à aller
au-delà de leurs intérêts, à réfléchir collectivement et à parvenir ensemble à une solution
du conflit, dans laquelle tous les intervenants ont le sentiment d’être gagnants
(l’approche collaborative insiste beaucoup sur le jeu win/win qu’elle instaure).
10 Contrairement au modèle rationnel (ce qu’Alexander2 appelle le paradigme normal de la
planification), l’approche collaborative insiste beaucoup plus sur la formulation du
problème que sur sa résolution. Elle fonde donc son attitude méthodologique sur le
problem setting et non sur le problem ou puzzle solving3 Autrement dit, ce qui est au centre
du processus de décision (et qui n’était pas problématique pour le modèle rationnel), c’est
le design collectif de la triade :
88

Son produit

11 Si l’objet de l’approche collaborative est la prise en charge des conflits, l’objectif est la
fabrication d’un consensus. C’est l’idée clé de cette approche : car non seulement le
consensus est l’objectif, mais il est aussi le moyen par lequel nous l’atteignons.

La place du professionnel

12 Mais comment faire émerger le consensus ? C’est ici qu’intervient le professionnel de la


planification. Bien évidemment, il ne se positionne plus comme le fidèle serviteur de la
rationalité technique, capable de poser les conditions du puzzle solving, mais au contraire
comme un médiateur ; c’est-à-dire comme quelqu’un qui ne hiérarchise pas à priori les
objectifs, intérêts et langages des différents partenaires, qui va tenter de fabriquer une
rationalité commune à tous les acteurs et faire émerger le consensus.

Questionnement

13 Il y a un aspect fascinant dans l’approche collaborative. A priori, personne n’est contre la


vertu. Pourquoi ne pas faire coopérer, s’entraider promoteurs, lobbies environnementaux,
agences gouvernementales, groupes de citoyens, etc. Pourquoi ne pas tout faire pour
qu’ils aillent au-delà de leurs intérêts propres pour parvenir au consensus, où tout le
monde aura l’impression d’y gagner. Si l’approche collaborative était le fait d’une
élucubration théorique, cela n’aurait rien de très fascinant et son auteur serait très vite
taxé d’utopiste ou de boy-scout...
14 Seulement voilà, l’approche collaborative est d’abord une pratique qui réunit des acteurs
rompus à l’adversial approach, et qui pour la plupart ont participé très activement aux
batailles environnementales depuis les années 1970. Alors pourquoi cette réussite de
l’approche collaborative ? Pourquoi les protagonistes semblent-ils reléguer aux oubliettes
les questions de pouvoir, d’expertises inégales (alors qu’elles étaient au centre de leurs
préoccupations auparavant) ? Pour tenter de comprendre ce phénomène, je vous propose
de répondre à une double question :
1. Comment fonctionne socialement l’approche collaborative et quels sont ses effets sur la
crise sociale ?
2. Qu’est-ce qui fait que « cela marche » ? D’où vient son pouvoir résolutif ?

Le fonctionnement social de l’approche collaborative


Concepts et interprétations

15 Ambiguïté et équivoque sont deux notions centrales pour comprendre le rôle et le succès
de l’approche collaborative. Ambiguïté au sens où elle peut nourrir, servir des logiques et
des projets actoriels soit incompatibles soit incomparables. Equivoque au sens où chaque
acteur perçoit que la pratique de l’approche collaborative peut avoir potentiellement des
effets contre-productifs, non seulement pour sa propre logique, mais aussi pour celle des
autres.
89

Ambiguïté — incomparabilité

16 Les raisons d’adhérer à l’approche collaborative peuvent être de niveaux très différents.
Par exemple, pour certains, l’approche collaborative peut servir une perspective
stratégique : pour l’administration reaganienne, l’approche collaborative est (si paradoxal
que cela puisse paraître) un moyen de faire passer (mais en douceur) la dérégulation :
Kropotkine au service du darwinisme social. Par ailleurs, tout à fait sur un autre plan, il se
trouve que depuis quelques années déjà, les professionnels de la planification subissent
une très forte crise de légitimation. Aussi bien d’ailleurs les professionnels au service des
agences gouvernementales, structurés par l’approche technocratique, que les advocate
planners. Ils sont de plus en plus nombreux, comme le disait Churchman4, à penser que :
« In the last two decades there has been a dramatic shift in management
philosophy, from the dynamic, forceful follow-the leader type to the reflective,
perspicacious, evaluative type.
In the good-and-bad old days, managers thought of themselves as forceful decision
makers — the best of them avoiding the hesitant, I’m-not-sure-posture. »
17 Ils sont désespérément à la recherche d’une nouvelle source de sens et de légitimation au-
delà du mythe de la rationalité. Cette tendance s’observe surtout en planification
environnementale, là où la frontière entre le technique et le politique est éminemment
poreuse, et où les professionnels se sentent dépossédés de leur efficacité et de leur objet
(car, au-delà des rapports d’impact, c’est en cours que bien souvent la résolution du
conflit s’opérera). Or, précisément par rapport à cette quête de sens, de légitimation de
leur action, l’approche collaborative apparaît comme une issue possible (nous verrons
plus loin pourquoi).
18 Enfin, dans un autre registre, il est bien évident que l’approche collaborative peut nourrir
la « community revitalisation » de nouveau très présente au niveau local.

Ambiguïté — antagonisme

19 Prenons le couple : administration Reagan/groupes de pression environnementaux. D’un


côté, nous connaissons les perspectives de cette administration sur la législation
environnementale : elle est perçue comme un frein au développement économique, un
frein à l’initiative, comme l’expression d’une époque dépassée où le gouvernement
« régulait » l’activité économique en fonction d’idéaux sociaux. Or, aujourd’hui, le
gouvernement doit avoir le courage de répudier ces « fausses promesses ». Face à la
compétition du marché international, l’action du gouvernement doit mettre en place des
conditions d’infrastructure qui accroissent la compétitivité du territoire, afin de capter
une part du capital mobile. Cela veut dire idéalement faire de ces territoires des « free
enterprise zone », libres de tout mécanisme de régulation ou de taxation. On comprend
alors à quel point toute la régulation environnementale peut apparaître aux yeux de
l’administration Reagan comme une « empêcheuse de planifier en rond ». Conséquences :
des coupes sombres dans les budgets des organismes et agences gouvernementales.
Cependant, « déréguler » drastiquement en matière environnementale et s’attaquer
directement au NEPA, n’est pas si facile. Mais « déréguler » peut aussi se faire en
contournant les processus institués. Il se trouve que l’approche collaborative présente cet
avantage.
90

20 D’un autre côté, le lobby environnemental, toujours puissant, est farouchement opposé
aux perspectives reaganiennes. Il ne tient pas à voir miner tout ce qu’il a souvent acquis
de haute lutte par les recours en justice, par la formation d’une jurisprudence, par
l’influence qu’il a pu exercer sur la promulgation des lois environnementales, sur
l’évolution des règles de mise en œuvre du NEPA, etc. Cependant, même si les groupes
environnementaux tiennent au maintien du NEPA, leur intérêt n’est pas de se crisper sur
le processus institué, mais, tout comme l’administration reaganienne, de le contourner.
21 Pourquoi ? Parce que, d’une part, ainsi que le souligne Gariepy5, s’orienter vers la
médiation (et donc contourner le processus institué), c’est éviter le risque d’un
affrontement centré sur ces acquis, qui pourrait aboutir à remettre en cause le NEPA. Et
rien n’est moins sûr que, dans ce cas, la mobilisation du public se ferait. Les thèmes
environnementaux ne sont plus aussi porteurs que dans les années 70-75. Le
démantèlement actuel en Californie d’organismes régionaux de planification
environnementale est très symptomatique à cet égard. Il faut en conclure que pour les
groupes environnementaux l’arme institutionnelle est efficace à condition de la brandir
sans s’en servir.

Equivoque

22 L’administration reaganienne se rapproche dans sa philosophie sociale d’un certain


darwinisme. Elle se traduit, entre autres, par un mouvement de dérégulation que
paradoxalement l’approche collaborative permet de réaliser. Mais pour un grand nombre
de ses partisans, l’approche collaborative représente une philosophie sociale anti-
darwinienne. En particulier dans le domaine de l’éducation enfantine sont créés des cours
centrés sur un apprentissage de la vie sociale et donc de résolution de conflits, anti-
darwinien. Qui peut alors prédire l’impact social que peut avoir cette autre formation de
l’esprit ? Des professionnels de la planification, mais aussi des enseignants pensent à
créer des jeux urbains, non plus centrés sur l’adversial approach mais sur l’aide mutuelle,
la collaboration, le jeu win-win, etc.
23 Et si l’on se souvient des critiques adressées aux jeux urbains type CLUG (en particulier
leur capacité à naturaliser une vision darwinienne de la régulation socio-spatiale), on
peut parfaitement imaginer la même efficacité idéologique pour des jeux urbains fondés
sur un autre système de valeurs. L’équivoque réside en ceci : d’un côté, l’approche
collaborative sert une volonté de dérégulation elle-même expression d’un certain
darwinisme social, mais d’un autre côté, rien ne permet de dire que cette philosophie
sociale traduite dans la pratique de l’approche collaborative, n’en ressorte pas totalement
pervertie. Inversement l’approche collaborative est d’abord l’expression d’une éthique de
l’entraide, mais qui peut dire si les comportements qu’elle engendre seront socialement
significatifs ?

Effets sur la crise sociale


Au niveau global

24 Pourquoi insister sur ces deux notions, ambiguïté et équivoque ? C’est qu’elles nous
permettent de saisir comment, de façon conjoncturelle, des stratégies, des logiques
actorielles, des univers de sens, par ailleurs antagonistes ou incommensurables peuvent
se retrouver et faire sens dans l’approche collaborative.
91

25 Il est fondamental de comprendre que, dans notre esprit, ces deux notions ne servent pas
à décrire une situation apparente. Au contraire, dans ce cas, ambiguïté et équivoque sont
des principes de réalité. Et c’est justement parce qu’elle se nourrit et produit de
l’ambiguïté et de l’équivoque que l’approche collaborative a une efficace sociale face à la
crise.
26 L’approche collaborative contribue ainsi à former une totalité sociale, qui précisément
peut faire sens pour les acteurs qui y participent. Elle incarne donc un mécanisme de
dépassement de la crise et du vide social au sens où Barel le définit :
« On pourrait appliquer au vide social, mot pour mot, ce que dit Atlan de la
transformation d’information en bruit, comme symptôme de la crise d’un système
biologique : en réalité, nous pensons qu’une crise correspond au contraire à un
fonctionnement inversé du principe de complexité par le bruit, à une production de
bruit par l’information. Tout se passe alors comme si les différents niveaux
d’organisation ne se comprenaient plus, à l’intérieur du même système. Ce qui est
information à un niveau, est perçu comme bruit à un autre niveau. On comprend
qu’il ne s’agit pas simplement de destruction de l’information par le bruit... mais
qu’il s’agit bien de création de bruit (pour le système), à partir d’information (pour
un observateur à qui la notion de crise s’impose alors). »
27 Face aux effets du modèle technocratique de la planification qui tendent à « extirper
l’ambiguïté, l’équivoque des stratégies et des décisions des acteurs sociaux »6, l’approche
collaborative agit comme une sorte de contre-poison. Elle permet de donner du jeu, de
dégripper les rouages de la machine sociale en crise. Et cela au moment même où nous
nous apercevons que cette ambiguïté des intérêts et des conditions sociales est non
seulement irréductible, mais qu’elle est la condition du fonctionnement des processus
sociaux.

Au niveau local

28 Il est intéressant de noter le rôle que peut jouer l’approche collaborative au niveau local,
pour les acteurs eux-mêmes. Tout se passe comme si l’approche collaborative fabriquait
au coup par coup, dans chaque cas où l’on y recourt, de la sociabilité. C’est-à-dire de
nouveau une possibilité pour les participants de « reintegrate meaning and action ». En
d’autres termes on peut se demander si l’efficace de l’approche collaborative au niveau
local, et pour le niveau local, ne serait pas de fabriquer un paradigme dominant au sens
précis où Marris7 l’entend :
« A dominant paradigm represents the collective intelligence of society — the
ability to ground action on a coherent sense of purpose and bring all relevant
knowledge bo bear on an issue. »
29 L’approche collaborative comblerait en quelque sorte le vacuum créé par l’administration
reaganienne en matière de politique sociale, si par politique sociale «people’s well being
rests funda-mentally not in goods but unique attachments to the people we love, to the particular
communities, places, vocations in which the meaning of our lives has become invested... That has
more to do with the meaning of life, I think, than the need to acquire, which is often an anxious
substitute for the assurance of being loved.»
30 Et de ce point de vue, l’approche collaborative représente une pratique planificatrice où
l’enjeu est bien la réduction d’incertitude, non plus technocratique, mais existentielle. Il s’agit de
recréer une circularité entre sens et action pour les partenaires et, entre eux, de
92

refabriquer une source de sens et de légitimation de l’action planificatrice, de combler


l’anxiété dont nous parle Marris :
«These critical periods of social choice are also stressful; and under stress people
are vulnerable to ideas which displace or deny the sources of their anxiety. The
choices they make in times of social disintegration, therefore, will not reflect
simply a rational reassessment of their self-interest. People will look for scape-
goats, turn towards myths of a homelier past, retreat into other-wordly religions or
extreme self-centredness, or into the simple, cathartie meanings of violent conflict
— and all theses impulses are open to manipulation, as much as the search for a
better understanding.»

Les raisons de l’efficacité de l’approche collaborative


Les hypothèses

31 Interrogez les professionnels, les groupes de citoyens, les groupes de pression


environnementaux et demandez-leur le motif de leur adhésion à l’approche collaborative.
La plupart vous répondront : «it works».
32 Lorsque, en bon universitaire, vous soulevez les problèmes qui devraient interroger la
réalité de ce diagnostic (par exemple, la qualité du consensus, l’expertise inégale...), ces
mêmes personnes vous répondront : it works. Comme si ces problèmes étaient d’une autre
époque, comme si nous voulions nous acharner à créer des difficultés théoriques alors
que la réalité de la pratique les dépassait, sans que l’on sache bien comment, pour nous
conduire à l’évidence it works. Les théoriciens se poseraient donc de faux problèmes.
33 Apparemment donc les conditions de validation de l’approche collaborative résident dans
son pouvoir résolutif intrinsèque. Et c’est parce que les protagonistes constatent son
efficacité à débloquer des situations, résoudre des problèmes, qu’ils sont alors séduits et
valident cette approche. Bref, un schéma tout à fait normal où la constatation du pouvoir
résolutif serait à l’amont du processus de validation.
34 Seulement, parce que nous sommes précisément dans un champ de la planification en
crise, où il n’y a pas de paradigme dominant, il faut au contraire concevoir un
renversement du processus de validation. La constatation du pouvoir résolutif de
l’approche collaborative n’est pas à l’amont, mais à l’aval du processus de validation.
35 C’est parce que les protagonistes sont séduits qu’ils constatent que l’approche
collaborative marche (et pas l’inverse). Par conséquent, c’est dans le bouclage du social
sur lui-même, qu’il nous faut saisir les conditions de validation de l’approche
collaborative.
93

36 Voici donc notre perspective. Mais celle-ci ne rend pas anecdotique l’étude de l’approche
collaborative en elle-même pour saisir les mécanismes de sa validation. Car, ce qui est
fondamental, c’est de comprendre de quelles façons (même si l’on admet que les
conditions de validation sont d’abord socialement posées, donc se conçoivent comme un
bouclage du social sur lui-même), l’approche collaborative peut assurer ce relais du social
sur lui-même.

37 Un point fondamental : le fait que l’approche collaborative accroche, séduise le tissu


social et, en particulier les professionnels, n’est pas dû à sa nouveauté théorique, mais
rhétorique. La meilleure preuve en est qu’il existe depuis quelques années déjà des
alternatives théoriques au modèle rationnel très proches de l’approche collaborative
(approche argumentative, dialectique, critique, etc.). Mais ces alternatives n’ont jamais
pu accrocher le tissu social et les professionnels de la planification (donc se donner les
moyens de leur validation) précisément à cause de leur rhétorique (nous y reviendrons
94

un peu plus loin). Pour l’instant, revenons à l’approche collaborative et à une


présentation succincte de son système d’argumentation.

La rhétorique de l’approche collaborative

38 De la lecture de brochures et articles et des discussions avec les partisans de l’approche


collaborative, se dégage un système d’argumentation, dont voici le résumé.
39 Depuis les années 70, les processus de planification environnementaux se sont hautement
complexifiés, alors même que les rapports entre les différents acteurs se sont fortement
légalisés. Les « management conflicts » sont de plus en plus résolus par des recours en
justice (le litige).
40 Or, un tel processus de planification, dans lequel les recours en justice deviennent de plus
en plus systématiques, coûtent très cher, occasionnent des délais importants, est sans fin
et finalement fabrique des situations bloquées. Il y a exacerbation des conflits et
incompatibilité d’intérêts, fabrication de méfiance et de frustration réciproque, puisque
par définition, les adjudicatory mechanisms are design to select winners and losers, often
ignoring claims on one side or another. Loin d’attribuer une connotation de pathologie sociale
à la notion de conflit, l’approche collaborative insiste sur le fait que progressivement les
processus de litiges sont devenus contre-productifs, étant la source d’un processus de
dérégulation sociale, aboutissant à des actions planificatrices au parcours sans fin,
erratiques. Il y a perte de sens pour les acteurs, blocage de la machine sociale.
41 L’adversial approach ne peut plus résoudre le conflit, puisqu’elle en est la cause. D’où
l’évidence du problème : l’absence de consensus, l’évidence de la solution : la fabrication
du consensus, et un processus de résolution de type « design collectif » (qui permet
d’ouvrir une situation bloquée, de travailler sur un langage et comportement créatifs qui
permettent d’aller au-delà des intérêts).

L’approche collaborative et l’imaginaire social

42 Cette argumentation touche un imaginaire social aujourd’hui en mutation. Un imaginaire


social qui n’est plus habité par l’attitude critique qui a tant caractérisé les années 70-75
(tant au niveau de la pratique que des débats théoriques). L’imaginaire social est
aujourd’hui hanté par la peur de l’atomisation du corps social, par le vide social dont
précisément le litige est un symptôme. Il exprime aussi un besoin forcené de clôture, de
sécurisation, de recréation du sens, de consensus face à la crise sociale et économique, et
à l’éclatement de ses politiques sociales. Il est bien évident qu’une telle mutation de
l’imaginaire social est liée à de multiples phénomènes (désarticulation des économies
nationales et leur repositionnement dans un nouveau système économique mondial,
baisse du rôle de l’Etat en matière de planification qui rend caduques des alternatives
planificatrices comme l’advocacy planning, les effets progressivement contre-productifs
des processus de résolution de conflits, etc.). Mais ce qui importe ici, c’est de bien noter ce
point d’accrochage essentiel entre ce qu’exprime l’approche collaborative et les
frustrations de l’imaginaire social. Nulle autre peut-être que la position de M. Castells 8
n’est significative de cette évolution :
«the time of crisis is also a time potential change. Uncertainty goes along with
innovation. After the end of all political and intellectual certgainties that were the
backbone of our lives we must accept the challenge to innovate, to discover, and to
95

experiment, « if we wish to overcome » the unberreable dilemma between cynical


nihilism and dogmatic routine.»
43 Il n’est pas difficile de comprendre à quel point l’approche collaborative touche de plein
fouet cet imaginaire social, à quel point elle peut séduire. Mais en même temps,
l’approche collaborative a la capacité technique de combler cette séduction et de
construire une clé technique de validation. Comment ? L’objectif de l’approche
collaborative est la fabrication d’un consensus. Or s’il y a consensus social à l’heure actuelle,
c’est précisément celui d’en fabriquer un. Ce consensus sur le consensus, devrait donner
un degré de liberté énorme sur la nature du consensus.
44 Et c’est bien ce qui se passe en réalité, et c’est bien ce que l’on peut reprocher à
l’approche collaborative : la qualité du consensus. Mais c’est peut-être le prix à payer
pour que l’approche collaborative se construise elle-même une de ses conditions de
validation. Souvenons-nous qu’il doit exister un consensus social sur la source du sens et
de la légitimité de l’action planificatrice pour que cette dernière soit validée. Or, c’est
précisément ce que réussit à atteindre l’approche collaborative, en refabriquant une
condition essentielle de la validation d’une procédure planificatrice. De plus, en se fixant
la construction d’un consensus social local, elle fabrique à la fois le produit et le filtre au
travers desquels les acteurs concernés jugent d’une action et de ses conséquences.

L’approche collaborative et la crise de légitimité de la connaissance

45 L’approche collaborative n’a, dans son contenu théorique, rien de nouveau. Dès la fin des
années 70, par exemple, Kreimer et All9 exposent les grands principes de l’approche
« critique » (ou argumentative, ou dialectique), qui résonnent parfaitement avec ceux de
l’approche collaborative et cette dernière peut, jusqu’à un certain point, y puiser ses
justifications et sa légitimation théorique. Mais du coup, on peut se demander pourquoi
l’approche critique est loin d’avoir eu la même force d’implantation et de reconnaissance
que l’approche collaborative actuellement ?
46 La réponse réside peut-être plus dans la différence d’énonciation du contenu (et du méta-
message) que dans le contenu lui-même. La question est d’autant plus intéressante que,
en fait, ces conceptions critiques insistent sur la nature argumentative et rhétorique du
processus de planification. Mais le niveau rhétorique n’est pas lui-même une part
importante de leur formulation théorique. C’est-à-dire que l’argumentation qui pourrait
être développée pour convaincre le « planner » qu’une telle conception pourrait lui
fournir une source de sens et de légitimation, ne semble pas être un pôle actif de la
fabrication de ces conceptions. Ces dernières comme le rappelait H. Blanco, restent
fondamentalement critiques, au sens commun du terme, c’est-à-dire qu’elles se
construisent plus sur la démolition du mythe de l’expert, du professionnel, champion de
la rationalité technique, que sur la reconstitution d’une sphère hétéronome.
47 Or, nous l’avons déjà souligné, il y a une crise de confiance dans la connaissance
professionnelle. Les « planners » restent traumatisés par le jugement de N. Glazer : le
planning est une profession mineure. Beaucoup sont d’accord avec les critiques du
modèle rationnel, sur le fait que pour s’en prévaloir, il faut à ce point le tordre et le
relativiser, qu’il indique son propre essoufflement. Pourtant, souvent les mêmes
planificateurs s’accrochent au discours de la rationalité technique parce qu’elle reste une
source de légitimation qui donne un sens à leur action. C’est ce pouvoir de séduction du
96

modèle rationnel que n’ont pas eu les approches critiques, qui se coupent ainsi d’une
possible validation et d’une reconnaissance théorique.
48 Or, de ce point de vue, la grande force de l’approche collaborative est de fournir au
planificateur une alternative à la justification « scientiste ». Alternative très attirante et
convaincante puisqu’en apparence, elle résout la situation schizophrénique du
« planner » (entre l’action et la légitimation) et lui permet de constater son utilité, son
extériorité et cela tout en travaillant sur la fabrication de systèmes socio-spatiaux
autonomes. Dans ce succès, il faut voir au moins trois raisons :
1. L’approche collaborative part toujours d’une situation où les participants reconnaissent (y
compris le promoteur) qu’ils fabriquent un jeu lose/lose. La médiation est réclamée par les
différentes parties. Le « planner » arrive donc sur un terrain qui lui est particulièrement
favorable.
2. L’approche collaborative travaille sur l’événement unique. Chaque cas est un cas
entièrement nouveau, incommensurable aux autres. Il n’y a pas une mise en mémoire des
expériences dans des procédures, dans des lois, dans une « jurisprudence » qui, petit à petit,
déposséderaient le planificateur médiateur de son savoir-faire, pour l’algorithmiser dans des
structures (ce qu’avait fait le processus de litige). C’est évidemment une situation ambiguë ;
pour les groupes de citoyens par exemple, rien n’est jamais acquis.
3. Enfin, le médiateur agit un peu comme un psychanalyste en faisant émerger le consensus. Le
« planner » se veut l’élément « neutre » : responsabilisation totale du milieu local,
déresponsabilisation et extériorité pour le « planner ». Il se positionne comme un rouage
essentiel, mais transparent, dans un processus qui est auto-référentiel pour le local.

49 Le planner, lui, retrouve l’hétéro-référentialité qu’il avait dans les années 60 (la source de
sa légitimation dans une rationalité technique dont il n’est que le serviteur) ; mais elle
loge cette fois-ci dans le milieu local lui-même. Il fait d’une pierre deux coups, puisqu’en
cas de problèmes, le milieu local ne peut se retourner que contre lui-même.
50 Voici donc très brièvement exposées les raisons pour lesquelles l’approche collaborative
est en train de séduire beaucoup de planners. Elle est en train, en fait, de fabriquer un pôle
de validation pour les approches qui pourraient l’enrober et l’informer théoriquement.
51 Peut-on alors parler d’avancement conceptuel ?

Conclusion
52 Ces alternatives butaient sur un certain nombre de problèmes, qui ne pouvaient avoir de
solution qu’une fois la « théorie en acte », qu’une fois dans la pratique... condition
justement qu’elles ne pouvaient remplir.
53 Or, l’approche collaborative donne des réponses à ces problèmes et, en ce sens, on peut parler
d’avancement conceptuel. Ainsi Kreimer soulève le problème de l’augmentation probable
des coûts induits par ce type de procédure participative. L’approche collaborative insiste
constamment sur le fait qu’elle coûte moins cher que les procédures centrées sur le win/
lose.
54 D’autres problèmes ont des réponses qui nous ramènent aux étonnements évoqués au
début de notre texte. Ainsi Kreimer note: Though it is the very essence of the argumentative
method, explicitness creates a number of significant problems parmi lesquels:
• les difficultés pour les partenaires à s’ouvrir, exposer leurs valeurs, leurs croyances
profondes au-delà d’une surface discursive qui oppose les participants
97

• l’impossibilité d’avoir de vraies règles dialectiques


• l’expertise inégale
• le problème du pouvoir, « the deadliest enemy of the dialectical argumentative method ».
55 Or, que disent les protagonistes de l’approche collaborative ? Toutes ces questions leur
apparaissent tout à fait secondaires au sens où, dans la pratique, elles ne représentent pas
un frein à son bon fonctionnement et à l’obtention d’un consensus. L’approche
collaborative semble indiquer aux théoriciens que leurs alternatives critiques soulèvent
de faux problèmes. Mais alors qui peut se targuer de poser les vrais problèmes ?
56 Du point de vue des conditions de validation d’une conception planificatrice et de sa
capacité à dépasser le niveau théorique, pour être avalisée dans la pratique, une réponse
peut être donnée.
57 Il faut bien comprendre que les alternatives critiques ne butent pas sur des problèmes
« réels » que l’on va rencontrer dans la pratique. Elles butent sur les conséquences des
métaphores qui les fondent : une conception fondamentale du changement de la
reproduction, une emphase sur les structures sociales en terme de pouvoir qui, ainsi que
l’a montré P. Marris, tend à devenir « self-defeating ». Et si les approches critiques
n’arrivent pas à agripper le tissu social, c’est qu’il n’y a plus de relais entre ce qui fonde le
modèle et ce qui habite l’imaginaire social. Et c’est en ce sens-là que nous parlions plus
haut de faux problèmes. Faux, parce qu’ils sont l’expression de métaphores fondatrices
imprégnant le modèle, mais qui ne font plus sens dans l’imaginaire social, à l’heure
actuelle.

NOTES
1. Kropotkin est un géographe de la fin du XIXe, auteur entre autres de « l’entre-aide, un facteur
d’aide à l’évolution ».
2. E. Alexander: « After rationality what » APA Journal, winter 1984, pp. 62-69.
3. D. Shon: The reflective practitioner, Basic Books, New York, 1983.
4. C.W. Churchman: « The case against planning: the beloved community » Design Methods and
theories, vol. 12, n° 3/4, 1978.
5. M. Gariepy : communication au même colloque.
6. M. Livet : Le vide social, Esprit 1986.
7. P. Marris: Community planning and conception of change, Routledge and Kegan Paul, London,
Boston... 1982.
8. M. Castells: « crise, planning and the quality of life: managing the new historical relationships
between space and society » Working Paper n° 3, 1983 IURD, U. Berkeley, April 1982.
9. Kreimer and All: « A theory of critical reflection in the planning process » design Methods and
théories, vol. 12, n° 3/4 pp. 156-169, 1978.
98

AUTEUR
OLIVIER SOUBEYRAN
Professeur, Institut d’urbanisme, Faculté de l’aménagement, Montreal, Canada.
99

Quel avenir pour la participation


spontanée ?
René Levy

L’erreur, l’auto-mystification de ceux qui luttent


contre le Système est de vouloir le contrer (je ne
parle évidemment pas de ceux, visionnaires
candides, qui veulent le réformer) car ils s’y
engluent ou s’y étouffent. Le seul moyen de refuser
le Système est de le nier, de l’ignorer. Pas contre,
mais à côté, créer un univers parallèle... (Affeulpin,
p. « 286 »)

Société consolidée, société invisible


1 S’INTERROGER sur l’avenir de l’action autonome oblige à réfléchir sur les sociétés dites
post-industrielles et leur évolution possible. Dans des systèmes de plus en plus complexes
et interconnectés, quelle est la place de l’action autonome, conçue et mise en œuvre en
dehors des contraintes du Système ? Quelle est sa place dans l’avenir d’un ensemble social
qui est parvenu à intégrer la totalité des sociétés existantes dans sa structure ? Une
structure multiple, à la fois solidement constituée et peu visible, caractérisée
• par l’interdépendance dans l’inégalité,
• par l’exploitation systématique de toutes les ressources physiques et sociales 1,
• par une logique de « progrès » dans laquelle le changement devient auto-référentiel en se
substituant aux fins qui pourraient le justifier,
• par une concentration de pouvoir dans tous les domaines institutionnels, surtout dans
l’économique et le politique.
2 Les phénomènes de pouvoir s’avèrent d’autant plus omniprésents et efficaces que celui-ci
devient structurel et se loge loin des sites (géographiques et sociaux) soumis à son
exercice. Touraine semble se référer à cette situation lorsqu’il constate que « la
domination sociale aujourd’hui devient à la fois plus extensive et plus diffuse » (1974,
p. 187) ; l’évolution récente lui donne raison. La structure sociale continue de se
100

différencier, créant ainsi des espaces multiples et spécifiques abritant des clivages divers
et souvent divergents.
3 Devant la multiplicité des situations individuelles, « la société » devient invisible ou
semble se réduire à des fantasmes. Il arrive que les observateurs, scientifiques ou non,
adoptent à leur tour cette attitude. Ils s’intéressent alors à cet imaginaire « désocialisé »
sans plus s’intéresser à son éventuel réalisme. En paraphrase exagérée, une telle
perspective affirmerait que si la société n’est pas morte, elle n’a jamais été plus qu’une
idée plus ou moins arbitraire — vivent les images et les désirs individuels !... — Ainsi la
structure sociale, la société en tant que telle se dérobe à la perception de ses membres
derrière l’écran d’un individualisme à la fois idéologique et factuel. Nous nous trouvons,
comme dirait Habermas (1985), dans une situation nouvelle d’intransparence sociale. Et la
place de l’autonomie, dans ces conditions ? Les individus qui aspirent à leur spécificité, à
leur épanouissement non pas collectif, mais individuel, ne cherchent-ils pas précisément
à la réaliser sur le plan pratique et quotidien ? Ou vivent-ils au contraire, ce faisant, dans
l’illusion partagée d’un individualisme parfaitement géré et orchestré par « le Système »
qui, en privilégiant les formes incitatives du contrôle social par rapport à la répression, se
consolide et se réorganise sans contestation majeure ?
Depuis toujours on nous a imposé de suivre certaines voies, d’obéir, de nous
conformer. Parfois la société, c’est-à-dire ceux qui détiennent le pouvoir, sont plus
subtils et demandent notre adhésion, allant jusqu’à nous faire obéir « librement »
aux règles qu’insidieusement ils ont édictées pour nous. Et nous avons tellement
l’habitude que l’on décide les règles à notre place que la liberté nous heurte, nous
pèse, nous embarrasse, et qu’il nous est difficile de définir nous-mêmes les règles de
notre propre jeu. (Affeulpin, p. 26)
4 Ce genre d’analyse, caractéristique du radicalisme de « 68 », n’a rien d’original. Dans
quelle mesure a-t-il perdu de sa pertinence ? On peut le critiquer sur le plan de ses sous-
entendus, voire de ses conséquences idéologiques. Ainsi, par exemple, il mène facilement
à une espèce de déterminisme structurel, fataliste et mécaniste, dans lequel la liberté de
l’action ne peut être qu’une chimère idéologique, une mystification détachée de tout
réalisme social — on pourrait parler à son sujet de « structuro-pessimisme »2.
C’est un peu facile de toujours déclarer que les gens sont les victimes du Système et
qu’il faut d’abord changer le Système si on veut changer les gens. Mais qui fera le
changement si tous sont des créatures du Système ? (Affeulpin, p. « OGGI »)
5 Toutefois, la critique idéologique paraît moins intéressante que celle par la confrontation
aux pratiques sociales. Une première évolution peut paraître contraire à la tendance
générale de la critique surgie des mouvements de la nouvelle gauche : l’individualisme
croissant, constaté par nombre d’observateurs récents. Certains privilégient les
orientations culturelles post-modernes (Lipovetski 1983, Lyotard 1979), d’autres les
changements structurels ou alors l’interaction entre ces deux aspects de l’organisation
sociale (Beck 1986). Si certains modes d’analyse sont nouveaux, le constat du phénomène
n’invalide pas l’analyse rappelée à l’instant, il la confirme plutôt en l’élargissant.
6 Parmi les phénomènes récents qui concernent notre question, on oublie parfois trop vite
ce que « 68 » nous a légué. Ce sont des acquis qui survivent inégalement selon les pays et
les secteurs, paraissent souvent marginaux par rapport à l’ensemble des pratiques
sociales, mais nourrissent les débats, les expériences pratiques et les perspectives futures.
Ne nous laissons pas obnubiler par la mise en exergue de quelques personnages qui, de
dirigeants contestataires, sont devenus aujourd’hui dirigeants « intégrés au système ».
Les prendre pour l’ensemble des mouvements auxquels ils avaient donné, en leur temps,
101

quelques visages, serait tomber dans le travers de la perception élitaire pour qui
l’ensemble social se borne aux personnalités publiques. Il est inutile d’énumérer avec soin
les domaines où perdurent, souvent en se transformant, les processus de réflexion et de
changement engendrés par « 68 », et où ils contribuent à produire des formes sociales
plus ou moins nouvelles3.
7 Deuxième évolution : Les remises en question de la fin des années 1960 ont amorcé un
changement de valeurs et des changements de pratiques, bien que sur le plan des aspirations
politiques l’optimisme arrogant du « Tout, tout de suite » ait été ébranlé par les
expériences socio-politiques qui se sont avérées trop problématiques pour pouvoir encore
servir de modèles4. Les études successives de Meister sur différentes tentatives
d’autogestion à large échelle — dans des pays aussi différents qu’Israël, la Yougoslavie, le
Pérou, le Japon — sont un témoignage poignant de la tension entre l’enthousiasme
provoqué par toute entreprise pratique et le scepticisme dû à la connaissance des échecs
passés (Sainsaulieu 1982)
8 Une troisième évolution entretient un rapport très ambigu avec la précédente. Depuis le
« choc Nipon », une réflexion critique sur les mérites comparatifs de la centralisation et de
la décentralisation (des échanges, des équipements techniques, de la division du travail, du
pouvoir de décision et d’organisation) s’est développée au sein même du plus haut bastion
auquel la contestation de la nouvelle gauche avait buté : de l’économie et plus
précisément du management. Les débats sur ce sujet y sont plus répandus que les
expériences pratiques, mais ces dernières ne manquent pas, bien qu’elles restent le plus
souvent fort limitées. Elles s’inscrivent évidemment, dans la quête « traditionnelle » de la
rentabilité, conçue le plus souvent étroitement en termes de profit monétaire — cercles
de qualité, enrichissement du travail, groupes semi-autonomes, orientation sur projet,
participation des collaborateurs aux bénéfices et au capital de l’entreprise. Le catalogue
ne laisse aucun doute sur le caractère « réformiste » de ce genre de mesures. S’agit-il dès
lors, après l’industrialisation des loisirs, après la professionnalisation et la monétarisation
des soins les plus personnels (du corps, de l’âme), simplement d’une autre expression de
la force de récupération du Système ? Est-ce un signe annonciateur d’une
transformation ? Voire même le clairon d’une rupture décisive ? Laissons, pour l’instant,
la question ouverte et prenons davantage de recul.

Clivages, contradictions et espaces de liberté


9 IL NE SUFFIT pas de considérer les sociétés actuelles comme complexes, hautement
structurées et auto-reproductrices. Une des erreurs qu’il convient d’éviter est le postulat,
explicite ou implicite, de l’homogénéité quasi parfaite de ces mêmes sociétés. Les sociétés
modernes, surtout les sociétés actuelles, sont traversées non seulement par de multiples
clivages qui font partie de leur structure, mais ces clivages et leurs interférences créent
des contradictions, des surdéterminations et des indéterminations. Dans les champs
sociaux ainsi constitués, les personnes peuvent parfois agir comme des marionnettes qui
vont jusqu’à ignorer qu’elles sont suspendues à des fils qui conduisent leurs mouvements
— mais il n’y a plus guère de sociologue ou d’anthropologue qui prêterait à cette image
une validité générale. En parallèle à des situations où le comportement paraît hautement
déterminé socialement, il en existe d’autres où, pour l’exprimer paradoxalement, c’est la
liberté d’action qui est inscrite dans la structure sociale5.
102

10 On pourrait alors tenter de passer en revue systématiquement les « lieux » sociaux où,
théoriquement, l’innovation non soumise à la logique du système dominant trouve plus
aisément qu’ailleurs son espace vital. Contentons-nous d’en mentionner deux : dans les
périphéries, loin des ressources et des enjeux majeurs (et donc loin de l’aisance matérielle),
et au milieu des agglomérats urbains où, dans la densité et la diversité de ces
concentrations humaines et sociales, s’installent des sous-cultures et des contre-cultures
assez importantes, des réseaux marginaux assez étendus pour permettre à des
expériences sociales non conformes de survivre.
11 Un autre espace moins colonisé est celui de l’imaginaire et des valeurs. Les chercheurs nous
parlent depuis plus de quinze ans d’un changement de valeurs : diminution de l’intérêt
pour les valeurs matérialistes au profit de valeurs non (ou post-) matérialistes. Ce
changement apparaît d’abord auprès des jeunes et aurait tendance à se répandre dans la
société, même dans des milieux aussi « intégrés » que ceux des cadres — les yuppies
seraient alors les champions de l’articulation entre les deux orientations. Visiblement,
beaucoup est fait pour « récupérer » cette évolution des mentalités, en la canalisant dans
les créneaux de la consommation (surtout des loisirs), mais aussi (avec plus d’hésitation, il
est vrai) en lui aménageant des niches au sein de structures plus « sérieuses ». Autant de
signes qu’elle est considérée comme une force importante, en puissance dérangeante, sur
le plan des mobiles individuels ; les sociologues seraient mal conseillés de la considérer
comme un simple résidu social sans authenticité6.
12 Ces quelques éléments suffisent à démontrer que toute vision dichotomique (p.ex. à la
Gorz) ne laisse pas sa place au fait fondamental que les sociétés modernes sont traversées
de contradictions. A un niveau plus général, laissons-nous tenter pour quelques instants
par l’idée que se dessine, au sein même des sociétés les plus riches matériellement, une
espèce de dérive entre le monde institutionnel et la vie quotidienne. Dérive qui se fait
sentir très inégalement entre les pays, selon les régions, et dont nous sommes
certainement loin d’avoir établi une appréciation véritable. Esquissons-la en tant
qu’hypothèse et de manière idéal-typique, en pensant moins à des sociétés politiquement
centralisées comme la France qu’à d’autres comme l’Allemagne fédérale, les Etats-Unis
ou, pardon, la Suisse.

Dérive entre structures institutionnelles et vie


ordinaire
13 LES « ÉCONOMIES » des pays occidentaux se trouvent impliquées dans un processus de
transformation radicale, jalonné par un certain nombre d'éléments peu en vue il y a dix
ou vingt ans: mondialisation des marchés importants, pression concurrentielle accrue sur
ces marchés, tendance à la surproduction, diminution de toutes sortes de protections
étatiques et corporatives («dérégulation»), mesures de rationalisation et de flexibilisation
tant dans la production que dans les services, augmentation de la pression sur la main-
d’œuvre sur fonds de chômage, stratégies de multinationalisation dans tous les secteurs.
14 Si les bouleversements provoqués par ces transformations brusques et non coordonnées
apparaissent souvent comme ébranlements, il est néanmoins permis de penser qu'en
définitive, ils contribueront à renforcer le degré d'institutionnalisation de l'économie, au
prix d'une plus grande hiérarchisation entre les individus, les entreprises et les régions 7.
L’accroissement de la pauvreté au milieu des sociétés d’abondance matérielle en est
103

l’expression la plus choquante, sinon la plus lourde en conséquences. Du point de vue


structurel, ceci implique une intégration à large échelle des entreprises et de la division
du travail qu’elles englobent avec, en parallèle, une concentration accrue du pouvoir de
décision qui s’exerce dans une perspective non plus régionale ou nationale mais
internationale.
15 Sur le plan politique, un corollaire direct de cette transformation est l’affaiblissement des
pouvoirs étatiques face à l’économie. Tantôt résultat d’une politique délibérée
(reaganisme, thatcherisme), tantôt résultat d’une stagnation du pouvoir d’intervention de
l’Etat face à des organisations économiques dont la force augmente8. Garants (selon leurs
régimes de politique sociale) d’une certaine sécurité sociale, les Etats se trouvent dans
une situation ambiguë : leur pouvoir d’intervention diminue, mais ils continuent de se
voir attribuer la responsabilité d’une vaste gamme de problèmes. Leurs ressources sont
attaquées, leurs marges de manœuvre menacées, mais ils demeurent des éléments
charnières de l’ordre social global, ne serait-ce qu’en servant de paratonnerre
légitimateur à d’autres secteurs de la structure sociale. Une stratégie qui pourrait
s’opposer quelque peu à ces tendances s’affirme surtout en Europe : la création de
structures politiques supra-étatiques ; mais pour l’instant, ce ne sont pas les institutions
politiques, mais les entreprises qui se réorganisent efficacement à l’échelle européenne,
creusant ainsi le décalage entre pouvoirs économique et politique...
16 Contentons-nous de ce rapide survol concernant les deux piliers principaux du monde
institutionnel des sociétés modernes ; on peut penser que les autres, moins importants,
ne viendraient pas contredire fondamentalement le tableau ainsi esquissé. Le constat qui
nous intéresse ici est celui d’un renforcement, d’une consolidation progressive que
certaines secousses tendent à amorcer, encore qu’à court terme, elles paraissent produire
le contraire.
17 Que se passe-t-il de l’autre côté, sur le plan des conduites et des orientations
quotidiennes ? Pour commencer, il serait irréaliste de ne pas constater que la majorité des
gens, la majorité des comportements sont « conformes à la structure sociale » et
contribuent de ce fait à sa reproduction9. Mais l’image d’une société parfaitement
synchronisée, habitée par des individus qui, sans accroc, jouent les rôles qui leur sont
dévolus ne correspond guère aux pratiques observables.
18 Il faut ici distinguer deux aspects qui parfois se conjuguent et se mélangent. D’une part,
un nombre croissant de personnes paraît tourner le dos aux grandes institutions des
sociétés modernes, souvent — là où il y a contrainte — moins physiquement que
mentalement10. Les entreprises se plaignent de l’absentéisme (des absents et des
présents), des fluctuations, des problèmes de motivation ; les armées connaissent des
problèmes de recrutement et de discipline qu’elles essaient de contrer en offrant des
prestations et des avantages qui n’ont plus grand-chose à voir avec les conceptions
traditionnelles des tâches militaires ; les églises sont désertées, souvent au profit de
mouvements religieux apparemment moins « institutionnalisés » ; les difficultés des
jeunes de trouver un emploi se répercutent sur l’institution scolaire qui éprouve une
difficulté croissante de susciter l’adhésion des élèves à ses objectifs et règles ; le
scepticisme des populations quant à la capacité des systèmes politiques de résoudre les
problèmes les plus urgents (économiques, écologiques, géo-politiques) va croissant lui
aussi11. Mais il serait sans doute erroné de conclure à une démission individualiste
généralisée — elle existe sans marquer entièrement les conduites.
104

19 Au contraire, même en dehors du sous-sol du Centre Beaubourg d’où nous parle le précité
Affeulpin, ça grouille. Sans tomber dans un optimisme béat, avouons-nous que les années
1980 ne sont pas seulement marquées par des crises et des injustices sociales, par le
chômage, des conflits et des perspectives sombres, mais également par un grand nombre
de tentatives nouvelles, de mises en pratique d’idées novatrices, que ce soit dans la vie
personnelle, dans l’activité économique, dans le domaine de l’appropriation de nouvelles
technologies à des buts non lucratifs, dans le domaine de la solidarité, même en politique.
Du point de vue de la politique institutionnelle, de la gestion globale de la société, cela fait
partie de l’augmentation de la complexité sociale, de la diversité des problèmes et des
revendications, des divergences qui augmentent la « non-gouvernabilité » des sociétés
actuelles12. Du point de vue de l’expérimentation sociale, de l’exploration de possibilités
d’agir et d’être, cela indique par contre une bouffée d’oxygène, cachée dans les
capillarités et les interstices de la société post-industrielle, précaire aussi, soumise à des
aléas de toutes sortes.
20 Et les mouvements sociaux ? Actuellement, ils font peu parler d’eux, mais nous pouvons
parier qu’il s’agit plutôt d’un creux que d’une tendance à long terme. Si à présent les
régionalismes français ne s’affirment pas avec une grande vigueur, leurs homologues en
Espagne sont tout sauf disparus. La question s’impose de savoir si la grande Europe qui est
en train d’être échafaudée, avec les mesures de dérégulations qui vont l’accompagner, ne
risque pas à la fois d’agrandir les disparités régionales (par la diminution des mesures de
péréquation au niveau intranational) et de miner la pertinence sociale des actuels
découpages administratifs intra- et internationaux. Ceci pourrait, à terme, renforcer les
régionalismes, qu’ils soient progressistes ou réactionnaires — si tant est que cette
distinction a un sens à leur égard. Rien ne permet de penser que les autres mouvements
récents, ceux des femmes, des jeunes, des écologistes, des « alternatifs », des pacifistes,
des racistes et des antiracistes, ne continueront pas, avec des hauts et des bas, leur action.

Vers un clivage intégration-autonomie ?


21 IL EST DIFFICILEde voir dans toutes ces évolutions, en partie hypothétiques, des éléments
communs. Est-il possible de trouver des facteurs structurants simples dans une évolution
dont la première caractéristique paraît être la complexité croissante ? Je suggère que l’on
s’interroge sur la possibilité que ce sont précisément la complexité et l’abstraction qui
pourraient former ce facteur, mais en relation dialectique avec son opposé : l’action
spontanée, les relations inter-personnelles, l’autonomie. Il ne peut s’agir de nier la
pertinence, c’est-à-dire la force structurante des clivages « anciens » des sociétés
européennes, négociés dans des champs institutionnels aussi différents que le marché et
le politique. Peut-être nous trouvons-nous au début d’une période qui verra s’imposer
progressivement une espèce de nouveau clivage, plus général et plus difficile à théoriser
globalement, moins propice aussi à servir de catalyseur à une démarche collective unie
(et non morcelée sous forme de mouvements à objectif régulier) — celui entre
l’intégration et l’autonomie13.
22 Une telle évolution ne serait probablement pas le signe — comme essaient de faire croire
certains commentateurs conservateurs — d’une déstructuration sociale, mais d’une phase
de plus grande fluidité structurelle. Cette idée fait partie d’une vision plus globale selon
laquelle les changements actuels concernent d’un côté une transformation partielle des
clivages anciens, notamment de l’antagonisme entre travail et capital, de l’autre côté
105

l’émergence de « nouveaux » clivages (ou plutôt leur nouvelle importance). Différents


auteurs ont proposé des conceptualisations de tels clivages ; ici n’est pas le lieu de les
comparer systématiquement. Disons simplement que l’opposition opérée par Habermas
entre les structures institutionnelles et l’expérience vécue quotidiennement nous paraît
la plus pertinente — structures institutionnelles qui demandent d’être légitimées et
doivent, dans une certaine mesure, venir à la rencontre des aspirations qu’elles essaient
de canaliser vers les prestations qu’elles offrent, vécu quotidien qui est la cible de
tentatives de « colonisation », mais aussi le lieu de recherche d’autonomie et plus
généralement de la réalisation des valeurs auxquelles on adhère.
23 Nous postulons donc que dans cette relation s’opère une dérive dont la dialectique a tout
juste commencé à se développer. La non-gouvernabilité tant déplorée par certains n’est
qu’une de ses conséquences directes. Le développement de cette dialectique créera de
nouvelles coalitions, de nouveaux centres de force, de nouvelles lignes de démarcation14,
et finalement de nouvelles fixations structurelles. D’ici là, davantage que pendant la
prédominance quasi totale d’un modèle d’organisation hiérarchique et intégrée à large
échelle, un espace s’ouvre pour l’action autonome, l’exploration de possibles non
seulement sur le plan micro mais aussi sur le plan méso-social, la création de nouvelles
formes de réalisation sociale.

BIBLIOGRAPHIE
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A. WILLENER, L’avenir instantané. Mouvement des jeunes à Zurich. P.-M. Favre, Lausanne 1984.

NOTES
1. II paraît en effet important d’insister sur l’universalité de ce principe dans le cadre des sociétés
industrielles, qu’elles s’appellent capitalistes ou non. Il s’applique bien au-delà des ressources
matérielles, que ce soient les matières premières ou les sources d’énergie. Certains sociologues
allemands se sont particulièrement intéressés à cet aspect, notamment Lutz (1984) qui suggère
qu’en absorbant, depuis les débuts de l’industrialisation, ce qu’il appelle le secteur traditionnel
(paysans et autres travailleurs dans l’agriculture, artisans, commerçants), le secteur moderne —
industriel et administratif — exploite non seulement une main-d’œuvre, mais en même temps les
valeurs de celle-ci. Ces valeurs correspondent à des formes de travail et de production non
uniquement axées sur le profit maximal, mais sur une activité économique insérée dans son
environnement social et naturel. Bref, le secteur industriel exploite des « ressources » morales ou
culturelles (valeurs, motivations, discipline concernant le travail) qu’il érode par sa pratique au
lieu de les régénérer. Le principe en est toujours ce que les économistes appellent
« l’externalisation des coûts de production ».
2. Dans le même ordre d’idées, on peut diagnostiquer les configurations complémentaires. Le
structuro-optimisme ne serait pas moins déterministe, mais se trouverait assorti d’une croyance
en l’évolution libératrice qui serait inscrite dans le mécanisme social — les humains n’y seraient
que les exécutants d’une logique qui les dépasse et qu’ils ne maîtrisent pas. Le culturo-
pessimisme et le culturo-optimisme se caractériseraient par le postulat de la non-pertinence de
la structure sociale et de la dynamique propre des courants culturels, des « récits » et autres
imaginaires partagés. Cette idée est empruntée à Held (1980) qui la développe plus
systématiquement.
3. On pourrait épiloguer sur la question de savoir si l’insistance, par une partie importante des
nouvelles gauches, des mouvements fémininistes, de divers autres mouvements et groupes
d’émancipation, même d’une partie des mouvances du « new age », sur l’épanouissement
personnel ne fait pas paradoxalement partie de la tendance individualisatrice évoquée plus haut.
4. A ce propos, il importe de ne pas sous-estimer l’impact lent mais profond que constitue la
reconnaissance progressive de l’échec du rêve marxiste dans les pays du « socialisme réel » par
les gauches et des intelligentsias occidentales.
5. II serait intéressant de poursuivre cette piste pour voir s’il convient de distinguer des « types
de liberté » selon la situation qui les produit : liberté par la marginalité, par le pouvoir, par la
« surdétermination » des choix, par la non-structuration d’une situation... L’écart par rapport à
des visions déterministes dans les sciences sociales se reflète d’ailleurs dans la multiplication des
107

tentatives récentes d’étudier le rapport entre le micro- et le macrosocial. Rares sont devenues les
approches sérieuses qui seraient réductrices en faveur de l’un ou de l’autre de ces termes. Selon
les auteurs, l’articulation est formulée de manière complexe, en termes d’interaction, de
facilitation, de structuration, de sélection, d’action au milieu de contingences. La recherche
empirique, qu’elle y aspire ou non, fournit des résultats qui appuient cette tendance. D’une part,
les « données » de toutes sortes font preuve de résistance face aux modèles « déterministes »,
même très complexes (signe technique : les taux d’explication statistique, plutôt modestes
généralement, produits par les études quantitatives). D’autre part, les résultats d’études
quantitatives et qualitatives n’apparaissent que très exceptionnellement comme aléatoires. Ce
double constat — ni singularité ni détermination totales — est de plus en plus interprété non pas
comme résultant du balbutiement d’une science sociale encore jeune, mais comme l’expression
d’une qualité intrinsèque de son objet : la vie humaine en société. Ainsi semble s’instaurer une
convergence de points de vue sur une question « ontologique » importante, un aspect de la
« nature du social ».
6. Ajoutons qu’il serait faux d’attribuer une signification quasi-explosive à ces « nouvelles
valeurs ». Mis à part le fait que là encore la nouveauté se situe moins sur le plan de leur contenu
spécifique — elles existent depuis longtemps dans l’univers culturel occidental — que sur celui de
l’importance qui leur est attribuée. Mais il est à parier qu’aussi longtemps que certains
arrangements structurels fondamentaux ne changent pas, cette évolution sera relativement
limitée — c’est sans doute un des enjeux majeurs de l’idée du revenu universel qui ferait sauter
l’étau qui tient les individus dans les liens institutionnels de la société monétarisée.
7. Il n’est pas possible dans un bref papier forcément réducteur de présenter une analyse plus
complète des tendances économiques. Indiquons cependant le travail fort intéressant de Piore et
Sabel (1984) qui, sur la base du concept du fordisme, préparent le terrain à la thèse que le modèle
fordiste pourrait arriver à une crise décisive parce que son exploitation atteint ces limites
internes.
8. On n’apprécie pas toujours à sa juste valeur le fait qu’elles jouissent d’une flexibilité
stratégique bien plus grande que les Etats, liés à un territoire et à des procédures de décisions
plus ou moins démocratiques.
9. Si l’on entend par structure sociale l’ensemble des formes institutionnalisées qu’assument les
rapports sociaux dans une société concrète, on peut définir la conformité structurelle (ou
reproductrice) par le fait qu’un acteur respecte au maximum les contraintes et exploite au
maximum les options qu’il rencontre, selon l’endroit où il se trouve dans un champ social.
L’inverse — refuser les options offertes et ne pas accepter les contraintes imposées — serait
l’idéal type de la non-conformité structurelle (transformatrice ou novatrice). Cette idée est
empruntée à P. Heinz (1978), un sociologue suisse disparu il y a cinq ans, peut-être tout aussi
créatif et sensible que Meister, mais plus méconnu que lui.
10. Nous reprenons ici, en la complétant, une typologie proposée par Hirschman (1972).
11. Le succès de « programmes » politiques visant à réduire l’influence étatique sur la vie
économique et sociale semble être largement tributaire de ce désenchantement populaire et
moins des problèmes qu’ils attribuent à un excès d’intervention politique.
12. Rappelons qu’elle a été déplorée il y a plus d’une dizaine d’années dans un rapport à la, très
établie mais peu officielle, Commission Trilatérale (Crozier et al., 1975).
13. Les mouvements déjeunes pourraient être particulièrement révélateurs à ce titre, ayant
souvent repris des questions de sociétés majeures de leur période — et cela peut-être grâce au
fait que « par définition » ces mouvements sont les moins stables sur le plan de leurs participants
(Braungart 1984). On a peu analysé les mouvements de jeunes du début des années 1980, plus
éparpillés que ceux de 1968, et encore moins les a-t-on comparés chronologiquement. J’aimerais
simplement avancer l’hypothèse que les vagues successives de ces mouvements expriment de
plus en plus clairement une opposition au pouvoir. D’abord concernant un pouvoir précis et
108

défini plutôt culturellement (les mouvements estudiantins et de jeunes du XIXe et du début du XXe
siècle opposés à la « bourgeoisie » voire aux restes de l’aristocratie au pouvoir (comme dans
l’Allemagne du XIXe) ; les mouvements de jeunes national-socialistes et fascistes opposés, de
manière manipulée et détournée, au capitalisme des grands industriels ; le mouvement de 68,
avec une analyse bien plus tranchante, aux structures de pouvoir dans pratiquement tous les
domaines institutionnels des sociétés modernes ; les mouvements de 80 au pouvoir tout court
(indiqué notamment par leur énorme réticence à toute forme de structuration, de délégation, de
direction en puissance — voir à ce sujet Raschke 1985 ou Willener 1984, pour une perspective
historique dans la longue durée Gillis 1974). « Objectivement », un faible degré de structuration
interne peut être une force ou une faiblesse selon la situation ; il exprime dans le cas des
nouveaux mouvements avant tout un refus du modèle hiérarchique intégré qui caractérise à la
fois les structures institutionnelles, contre lesquelles ils militent, et leurs contrepouvoirs
traditionnels, notamment les organisations du mouvement ouvrier.
14. Le mot est à prendre au sens figuré, mais il est valable jusqu’au niveau géographique où la
pertinence des découpages administratifs et politiques est remise en question par l’émerge de
nouvelles régions socialement « épaisses ».

AUTEUR
RENÉ LEVY
Professeur, Institut d’anthropologie et de sociologie, Faculté des sciences sociales et politiques,
Université de Lausanne.
109

Interstices créateurs ?
110

Nous l’avons tant aimée,


l’autogestion
Fabrizio Sabelli

1 SUR LA SCÈNE de notre mémoire vivent parfois des personnages qui incarnent un récit
ancien et qui représentent, sur le fond d’un décor désuet composé de fragments
d’idéalités mortes, toute une succession d’événements appartenant à un passé aux
couleurs de fable. Dans mes souvenirs, Albert Meister est l’un de ces personnages. Je
l’imagine jouer et diriger cette grande saga des dominés de l’histoire, dont chaque
épisode s’appelle autonomie, socialisme, participation, animation, alphabétisation,
développement (...) autogestion, où le thème du destin des opprimés se noue et se dénoue
au gré des situations politiques.
2 Acteurs naïfs d’un combat sans issue et spectateurs impuissants de l’inéluctable
écroulement des grands écrits, nous avons tout de même vécu la période Meister comme
une époque d’attente. La crise du système aurait dû déboucher, tôt ou tard, sur « autre
chose », sur des sociabilités libérées de l’emprise du capital engendrant l’épanouissement
des travailleurs au sein des usines et des entreprises qui, elles, sont toujours liées aux
contraintes du marché « libre ». Car, si après soixante-huit la révolution était entrée dans
le domaine de l’impensable, l’autogestion pouvait encore faire partie des champs du
possible. Tel était, par ailleurs, le sentiment des dirigeants socialistes français lorsqu’ils
s’approprièrent l’idée d’autogestion pour en faire un programme de gouvernement :
« prenons le pouvoir pour le rendre au peuple » disait Mitterrand, « une nouvelle culture
politique » préconisait Rocard. La perspective autogestionnaire faisait son entrée dans
l’univers des institutions politiques — partis et syndicats — pour en sortir cadavre pour
les uns ou mythe pour les autres. L’ère de l’autogestion touchant à sa fin, Albert Meister
écrivait l’Inflation créatrice, Gustave Affeulpin se baladait autour d’un monstrueux chantier
méditant sur la Soi-disant utopie du Centre Beaubourg.
3 L’AUTOGESTION fait donc désormais partie de l’histoire, plus exactement de l’histoire des
idées. Avec elle, un ensemble d’attitudes, de positions et de passions politiques se
trouvent transformées en objets d’études morts que les faiseurs d’information
ressuscitent à l’occasion d’anniversaires et que les historiens reconstituent sur la base de
témoignages et de documents d’archives. Apparaissent, dès lors, les premiers règlements
111

de compte avec ce phénomène qui a occupé l’esprit d’une génération d’intellectuels et de


militants : mythe aveuglant, utopie naïve, combat infantile... La liquidation posthume de
la perspective autogestionnaire aboutit, le plus souvent, à la mise en accusation de toute
pensée critique, celle, en particulier, qui se nourrit d’une partie de la tradition marxiste,
de la réflexion anarchiste et d’un certain humanisme chrétien. Mais l’acte de poser le
regard sur un phénomène en y associant jugement ou sanction dépend à la fois de la
nature du phénomène considéré et des conditions sociales qui déterminent cette position.
Tout cela a sa raison d’être que je m’emploie à éclaircir dans mes conclusions.
4 LA TÂCHE prioritaire de la pensée critique était donc l’analyse des nouvelles contradictions
de la société capitaliste, complétée par l’étude des conséquences de ces mêmes
contradictions sur la vie quotidienne : critique des rapports d’exploitation dont étaient
victimes non seulement la classe ouvrière mais aussi les femmes et les populations de la
périphérie ; critique des nouvelles formes de contrôle des appareils étatiques, mais aussi
analyse sociologique des effets de « l’opulence » sur les groupes marginalisés ; critique
des processus de concentration économique et financière, mais aussi étude des
phénomènes de canalisation collective, résultat des nouvelles structures de
consommation.
5 Le paradoxe de la « société bureaucratique à consommation dirigée » (Henri Lefebvre) des
années soixante et soixante-dix était d’être à la fois un immense chantier où se forgeaient
les dispositifs des nouvelles formes d’aliénation collective et un laboratoire où l’on testait
la pertinence de certaines analyses critiques de la société. On proposait des alternatives.
La problématique de l’absence du sens dans les relations humaines n’était pas posée,
d’une manière explicite, par la sociologie. L’ère du vide (Gilles Lipovetski) ne se
manifestait pas encore au grand jour ; elle préparait sa naissance, engendrée qu’elle
devait être par ce véritable croque-mitaine qu’était la crise1. D’une certaine manière, tout
faisait sens puisque la théorie primait sur la pratique, le questionnement sur la recherche
obsessive de solutions, et puisque thèmes et idées se trouvaient canalisés dans des projets
de société. Le mot autogestion évoquait l’un de ces projets, provoquait une sorte de
dissidence au sein des institutions de l’Etat-nation. Il s’agissait fondamentalement d’une
croyance. Dans ce sens, la perspective autogestionnaire allait au-delà d’un simple
programme politique ou d’une alternative à la logique capitaliste.
6 ESSAYONS de voir, maintenant, par quelles voies et en fonction de quelles contraintes les
« analyseurs » ou tout simplement les « informateurs » d’aujourd’hui observent et jugent
la perspective autogestionnaire. L’opération qui se déroule sous nos yeux est importante,
même si cela nous échappe au premier abord. Il s’agit d’instruire subrepticement un
procès du « passé des illusions » en postulant implicitement une rupture radicale entre
celle que j’ai appelée l’époque Meister et la société dite post-moderne. Cette rupture est la
condition fondamentale de la mise en œuvre d’un processus de manipulation idéologique
qui trouve son origine dans une certaine production sociologique et dans une sorte de
philosophie sociale vulgarisée pour investir ensuite, à l’aide des mass-medias, les
consciences individuelles. Que proposent-ils comme lecture du « social post-moderne »
les « sociologues du quotidien », dont Michel Maffesoli est le représentant le plus en vue 2
? Que nous apprend-il ce prétendu « essai sur l’individualisme contemporain » qu’est
L’ère du vide de Gilles Lipovetski3 ? Que veut dire Jean Baudrillard lorsqu’il proclame le
« non-sens de l’histoire », sa « fin » même, et l’avènement du « transpolitique », à savoir
« la transparence et l’obscénité de toutes les structures dans un univers destructuré »... ?4
La liste des « sociologues » et des « philosophes » du « post-modernisme » pourrait se
112

prolonger sur plusieurs pages. Au-delà de leurs formulations tout aussi captivantes que
creuses, ces pseudo-théories du social actuel postulent, implicitement ou explicitement
selon les auteurs, une mutation radicale et irréversible de tous les modes de
fonctionnement de notre système social. Elles nous parlent de nos « qualités » : apathie,
indifférence, désertion, désaffection, désenchantement, narcissisme, hédonisme,
perversion, entre autres. Elles nous plongent dans l’air du temps qui nous entoure, inerte,
monotone, énigmatique, anémique, surbanal, obscène, fatal, désubstantialisé,
dyonisiaque. Ainsi, les individus en « procès de personnalisation » (Lipovetski) accéléré,
vivent jour après jour la « conquête du présent » (Maffesoli) dans le seul ordre souverain,
celui qui s’accomplit par la « stratégie des objets » (Baudrillard). Voilà en quoi consiste
cette supposée « rupture ». Pour les « sociologues » du vide, du quotidien et du fatal, tout
se passe comme s’il n’y avait plus de pouvoir au sein et en dehors de la société, plus
d’idéologie ni de mythologie.
7 La dissolution du Moi s’accompagne de la pulvérisation de tout groupe sociologiquement
constitué ou traditionnellement institué, de l’évanescence magique ( ?) d’intérêts et à
fortiori de conflits d’intérêts, de la disparition automatique ( ?) des motivations
collectives, de toute forme d’effervescence sociale et, bien entendu, de critique, de
protestation ou de révolte. « Oublier Foucault »5, oublier Durkheim, et, surtout, oublier
Bourdieu !
8 Cette « sociologie » métaphorique ne serait qu’une lecture parmi d’autres de la société
actuelle, un simple délire jouissif d’intellectuels paresseux (en cela elle s’inscrirait dans
une tradition toute française, du plaisir du texte provocateur et captivant) si ces travaux
ne constituaient à la fois la source d’inspiration et le reflet de toute une culture mass-
médiatique à l’affût d’idées chocs, même et surtout si elles n’ont pas de « poids », et en
quête constante d’une sorte de légitimité pseudo-scientifique. Le rôle d’analyseur du
social « post-moderne » et celui d’inspirateur de « culture » se conjuguent de la sorte
pour engendrer cette figure du nouveau clerc dont tout pouvoir politique a tant besoin.
9 IL Y A MOYEN de faire de l’histoire sans être historien. Il y a moyen de faire passer une
doctrine sans être prêtre. Dans le cas qui nous concerne, l’opération qui consiste à
« mettre en histoire » la pensée critique et les pratiques sociales qui en sont la
conséquence, est la condition nécessaire pour la production d’un discours « post-
moderniste » du social.
10 Généralement, les valeurs qui organisent les représentations du passé accréditent la
nécessité d’un pouvoir et légitiment ainsi sa nature. De nos jours, c’est la liquidation
programmée de toute perspective qui garantit l’ordre néo-libéral, c’est l’inclusion d’une absence
dans le présent qui permet la diffusion et la consolidation des nouvelles croyances, parmi
lesquelles celle de l’individu libéré de toute emprise idéologique, créateur lui-même du
sens de sa triste existence.

Post scriptum

11 En relisant mes propos, je pense qu’ils pourraient être qualifiés de « réaction-noire ». Peut-être,
parce que « nous l’avons tant aimée l’autogestion » et que nous l’aimons encore...
113

NOTES
1. Jean-Pierre Jacob et Fabrizio Sabelli, « Entre malheur et catastrophe... essai anthropologique
sur la crise comme représentation », Crise et chuchotements, interrogations sur la pertinence d’un
concept dominant, PUF., Paris-Genève, 1984, (coll. Cahiers de l’IUED, n° 15).
2. Michel Maffesoli, La conquête du présent, PUF, Paris, 1983.
3. Gilles Lipovetski, L’ère du vide, Paris, Gallimard, 1983.
4. Jean Baudrillard, Les stratégies fatales, Paris, Grasset, 1983.
5. Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris, Galilée, 1977.

AUTEUR
FABRIZIO SABELLI
Professeur, Institut universitaire d’études du développement, Genève ; Institut d’ethnologie,
Université de Neuchâtel.
114

Autogestion, autonomie, autotomie


Marc Guillaume

1 AU-DELÀ DE toutes leurs différences, les systèmes politiques partagent une idéologie
commune, celle du projet historique. Les acteurs politiques croient et veulent faire croire
qu’ils sont en mesure d’inscrire un projet dans une vision du monde et d’infléchir ainsi le
cours de l’histoire. Les régimes démocratiques développent leur projet au nom du peuple
en recherchant inlassablement son soutien et sa participation au moins formelle. Les
régimes autoritaires, avec d’autres référents ultimes que le peuple, « légitiment » des
moyens plus répressifs que persuasifs.
2 Pourtant cette croyance en un projet politique d’ensemble est de plus en plus difficile à
soutenir. Même dans les pays communistes, l’hégémonie du parti n’exclut pas des conflits
et des résistances diverses sans compter les contradictions avec la logique économique
internationale. Dans les autres pays industrialisés, de multiples incohérences se
manifestent car les entreprises, les banques, les administrations, les pouvoirs militaires
recherchent d’abord leur propre développement. En dépit d’interdépendances et de
synergies multiples, ces grandes organisations jouent leurs partitions séparément.
3 Il existe cependant plusieurs moyens de masquer ou d’atténuer les incohérences.
L’inflation est l’un d’entre eux. L’une des idées directrices exposées par Albert Meister
dans L’inflation créatrice, c’est, comme le rappelle René Alleau, de considérer l’inflation
comme une sorte de mécanisme d’auto-régulation sociale, ex post. Il en est sans doute de
même, non seulement de l’inflation mais de son accélération ou de son freinage (qui tour
à tour allège et alourdit les dettes), voire même de la « bulle » financière et des krachs
qu’elle provoque.
4 Ce sont d’autres formes d’auto-régulation implicite que j’abordais dans Le capital et son
double (publié en 1975, en même temps que L’inflation créatrice et dans la même collection),
mais dans une perspective générale finalement assez proche de celle de Meister. Ce
dernier pensait principalement à l’accumulation du capital quand il écrivait : « Nos
sociétés modernes apparaissent des sociétés sans projet autre que durer, la croissance
étant pour elles une façon de s’adapter ; c’est donc dans le système lui-même et dans sa
lutte contre l’entropie qu’il faut rechercher le projet social ; l’inflation étant une
régulation systémique au profit de l’équilibre social. » J’envisageais quant à moi le
115

développement du « double » du capital, c’est-à-dire des organisations non marchandes


et m’interrogeais sur les possibilités d’un projet qui ne se réduirait pas, lui aussi, à une
simple croissance de ces organisations. En ces temps de début de crise économique,
l’autogestion était à la mode dans notre pays, elle était même au cœur d’un projet de
changement politique : « Changer la vie. La planification démocratique, l’autogestion y
suffiront-elles ? On peut en douter, car ces choix s’inscrivent en partie dans la stratégie
d’un pouvoir qui, pour mieux contrôler un système social complexe, ne refuse pas de
donner la parole dans les limites où elle reste piégée dans son discours de l’ordre » (Le
capital et son double). En bref, la perspective autogestionnaire ne me paraissait pouvoir
engendrer un changement véritable que si elle débouchait sur l’autonomie de groupes
confrontant leurs projets et faisant des codes sociaux dominants un usage mineur (forme
de subversion analysée par Deleuze et Guattari). Qu’en est-il aujourd’hui de cette
dialectique espérée de l’autogestion et de l’autonomie, alors qu’une crise économique qui
n’en finit pas de produire ses effets désastreux a balayé les idéologies des années 70 puis
les contre-idéologies qui leur ont succédé ?

L’invention de nouvelles formes de gestion


5 LES SOCIÉTÉS modernes sont soumises à une double temporalité : la temporalité courte des
organisations qui obéissent à une logique fonctionnelle et utilitariste, la temporalité
longue qui régit les pratiques et les représentations des gouvernés, de l’homme ordinaire.
D’un côté, le temps des stratégies (techniques, économiques, administratives) qui
« accélèrent » l’histoire, de l’autre celui des tactiques et des résistances qui forment la
trame longue de l’histoire socio-culturelle. Même en dehors des périodes de crise, la
société est soumise à une tension temporelle, les pratiques socio-culturelles freinant les
évolutions organisationnelles et technologiques. La crise surgit lorsque ces dernières
doivent s’accélérer pour répondre à de nouvelles contraintes internes au système techno-
économique et accentuent ainsi le décalage habituel : la crise est une dyschronie aiguë sur
fond de dyschronie permanente.
6 L’une des tâches essentielles et traditionnelles du politique est de gérer au mieux ces
dyschronies, mais il est de moins en moins en mesure de le faire. Les organisations,
soumises par nature à une logique d’accélération, ont de plus changé de régime de
concurrence : la compétition en termes d’accumulation du capital ou de pouvoir a laissé
la place à une compétition des vitesses. Ce que Paul Virilio a analysé pour la compétition
militaire devient vrai pour la compétition économique ou technique. Ce qui importe
aujourd’hui c’est d’arriver les premiers à maîtriser les techniques de pointe et à occuper
des places de marché stratégiques. Il en résulte que les grandes organisations ont en
quelque sorte atteint une vitesse de libération : elles échappent au contrôle des systèmes
politiques. En même temps, elles emportent avec elles une grande partie des possibilités
d’arbitrage qui relevaient naguère du pouvoir politique. Le politique ainsi incorporé n’est
plus qu’une programmation ou plutôt un ensemble de programmations sectorielles dont
personne ne vérifie plus la cohérence. On assiste à ce que les politologues appellent le
retrait du politique.
7 Ce retrait n’empêche d’ailleurs pas la classe politique de faire semblant de diriger le jeu
quelque peu anarchique des organisations. Plus elle perd le contrôle des événements,
mieux elle s’applique à feindre de les orchestrer pour tenter de conserver sa légitimité.
116

8 De leur côté, les organisations marchandes et administratives ont, elles aussi, besoin d’un
semblant de cohérence et de légitimité. Il importe d’abord de masquer qu’elles se
heurtent entre elles et qu’elles heurtent les structures lentes de la société — structures
juridiques, familiales, traditionnelles, etc. Plus généralement, il importe de réduire les
effets d’instabilité que ces heurts produisent. La machinerie économique, en particulier,
détériorée par la crise, recherche avec une violence accrue des gisements de productivité
et de débouchés ; personne, même dans les pays les plus riches, n’est à l’abri des
conséquences de cette compétition (chômage, précarité, mobilité forcée, faillites) et de la
brutalité des « régulations » économiques devenues monopolistes et mondiales. Et tout
cela n’est rien en comparaison de la situation dramatique de certains pays du Tiers
Monde. L’ordre économique, qui se soutenait naguère de l’idéologie d’une croissance
harmonieuse et source de progrès, perd donc sa légitimité. Il en est de même, et pour des
raisons semblables, pour des structures traditionnellement stables, comme, par exemple,
l’ordre juridique.
9 Une perte de légitimité généralisée menace donc les grandes organisations ; leurs moyens
classiques de contrôle ne leur suffisant plus, elles doivent user aussi de persuasion pour
obtenir un minimum d’adhésion et de mobilisation. Ceci s’est réalisé, ces dernières
années, par un changement d’échelle pour l’application de nouvelles méthodes de
gestion, par la promotion des petites organisations et du local.
10 Dans le domaine économique les formes qu’ont prises ce changement d’échelle à
l’enseigne d’une idéologie nouvelle small is beau-tiful sont multiples et bien connues :
développement de petites unités de production et de la sous-traitance, autonomie accrue
des ateliers, vente de moyens de production à des salariés menacés de chômage (ces
nouveaux artisans pouvant éventuellement redevenir compétitifs par auto-
surexploitation : ils paient leur autonomie par leur surtravail). A l’intérieur des
entreprises les capacités d’initiative et de contrôle des employés se sont étendues ; les
cercles de qualité et tous les dispositifs qui relèvent de la même inspiration sont ainsi des
formes d’autogestion interne dont on espère une mobilisation et une productivité accrues
des travailleurs. Toutes ces tentatives ont leur logique et leur efficacité propres mais
l’autonomie qu’elles concèdent reste modeste puisque soumise à toutes les contraintes de
la compétition économique.
11 Pour les organisations qui ne sont pas immergées dans la seule compétition économique,
d’autres changements sont intervenus récemment. Dans plusieurs pays (Etats-Unis,
Japon, Grande-Bretagne notamment) les entreprises publiques ont été soumises à des
« dérégulations » visant à concilier les contraintes de service public d’une part, les
méthodes et les objectifs du secteur privé d’autre part. Quant aux administrations, elles
ont acquis en France, avec la décentralisation régionale, les moyens d’une gestion plus
fine du social. Cela a induit un indéniable essor du politique au niveau local compensant
en partie son retrait au niveau central.

Gestion des intérêts, autonomie des passions


12 MAIS UNE certaine démultiplication des niveaux et des projets politiques, une gestion plus
proche des citoyens ne constituent qu’un pas timide vers l’autogestion. Une autogestion
qui vise plus à mobiliser sur des objectifs, à intérioriser des contraintes et à réduire des
incohérences qu’à développer les capacités d’autonomie des citoyens. Même si une
117

certaine participation à la gestion des entreprises ou à la vie politique locale s’est


développée depuis une décennie, l’homme ordinaire reste soumis, dans la plupart des
dimensions de sa vie quotidienne, à l’emprise des organisations, à l’arraisonnement
généralisé par la technique.
13 Il pressent, plus ou moins confusément, l’incohérence des mouvements des grandes
organisations, l’absence de projet historique d’ensemble. Certes, il est partie prenante,
pour sa vie matérielle et professionnelle, de certaines organisations et usager potentiel
des autres. Il veut donc connaître leurs règles de jeu et même parfois participer, pour la
simple défense de ses intérêts. Mais ses passions sont ailleurs.
14 Tout sujet humain est en effet clivé entre deux mondes, celui des intérêts et celui des
passions, pour reprendre une terminologie d’Albert Hirschman. Le premier relève du
paradigme de l’utilité et de la gestion ; le second est celui de la praxis, de la multiplicité
innombrable des tactiques que les hommes déploient, plus ou moins visiblement et plus
ou moins consciemment. Ces deux mondes sont incommensurables entre eux mais pas
sans rapports : rapports d’acceptation partielle, de résistance, de détournement et de ruse
mais aussi, plus souvent peut-être, de dénégation ou d’apathie. Rapports qui peuvent
induire des tensions permanentes dans la société ou de brèves explosions mais qui
ménagent ordinairement une coupure entre l’univers public et professionnel où
s’investissent l’essentiel des intérêts et des activités visibles du sujet et l’univers intime
où se nouent les liens affectifs et passionnels selon une symbolique spécifique à chacun.
15 Ce dernier univers, en grande partie secret et qui peut sembler négligeable, contient
pourtant ce qui importe souvent le plus au sujet ; c’est dans cet univers qu’il veut
défendre son autonomie en y cherchant un abri plus ou moins précaire contre l’emprise
des organisations. Il me semble que cette défense évoque le comportement du lézard qui
abandonne sa queue pour se sauver quand il est pris. Cette autotomie, automutilation de
sauvegarde, permet de survivre humainement dans un environnement devenu à la fois
hyper-fonctionnel et globalement incohérent. C’est une riposte qui combine, d’une part,
une forme d’indifférence et de fuite à l’égard du monde organisationnel (à la typologie
bien connue des attitudes — Loyalty, Voice, Exit — il faut ajouter la catégorie de l’apathie,
de l’indifférence) et, d’autre part, un investissement personnel dans ce qui reste de temps
libre et d’espace privé ou même à l’intérieur des institutions, mais en y inventant des
significations et des finalités qui ne sont plus celles de leurs stratégies. C’est finalement
une riposte plus radicale que toutes les tactiques de résistance ou d’esquive qui ne sont le
plus souvent que des manœuvres de retardement. Elles servent cependant à donner le
change, elles permettent de négocier l’essentiel, c’est-à-dire la dichotomie la moins
mutilante possible. L’autogestion facilite l’application de règles et de normes
organisationnelles devenues plus souples, voire flottantes, mais la vie sociale qui en
résulte, parce qu’elle est, dans son principe, fonctionnelle et utilitariste, ne saisit rien
d’essentiellement humain.
16 Le jeu social est donc fondamentalement un double jeu, un art d’accommoder deux
registres. Celui d’une socialité visible, organisée selon des logiques d’intérêts, agitée de
contradictions et de conflits, toujours à la recherche de nouveaux systèmes de
régulation ; celui des investissements invisibles, des passions et des désirs mal contrôlés,
anomiques (puisque à ce niveau les référents communs et parfois même les contraintes de
l’identité s’estompent) où s’expérimente ce que j’appelle une socialité spectrale.
118

17 Cette distinction de deux registres n’est pas nouvelle mais leur articulation est restée peu
étudiée, mis à part quelques « digressions » de « sociologie interne » de G. Simmel et la
réflexion sur lui-même d’A. Schutz décidant de « vivre dans ce monde sans y être
réellement » et distinguant entre la relevance imposée — en l’occurrence son travail dans
une banque — et la relevance intrinsèque — son activité d’intellectuel et de musicien. Cette
insuffisance de l’analyse peut conduire à des erreurs d’interprétation. On dénonce la
montée de l’individualisme, les « tyrannies de l’intimité » (R. Sennett) qui sont d’abord le
reflet de l’extension de l’utilitarisme et de la marchandisation des rapports sociaux. On
entretient surtout la confusion entre des dispositifs d’autogestion dont l’utilité pour la
production et la reproduction sociale ne doit pas être sous-estimée et des comportements
de sauvegarde de l’autonomie qui font qu’une société assume, en dernière instance, sa
créativité et son destin historique.

AUTEUR
MARC GUILLAUME
Professeur, Université Paris IX, Centre de recherche IRIS, Travail et Société, Paris.
119

De l’inflation créatrice à l’Evangile


selon saint Look
René Alleau

Je distingue deux moyens de cultiver les sciences :


l’un, d’augmenter la masse des connaissances par
des découvertes, et c’est ainsi qu’on mérite le nom
d’inventeur ; l’autre, de rapprocher les
découvertes et de les ordonner entre elles, afin que
plus d’hommes soient éclairés, et que chacun
participe, selon sa portée, à la lumière de son
siècle.
Diderot
1 AU COMMENCEMENT, la mécanique créa l’économie1. Car l’économie était encore vague et
vide ; les ténèbres couvraient l’abîme des équilibres ignorés et l’esprit de l’homme planait
sur la métaphysique. La mécanique dit : « Que la statique soit ! » et la dynamique essaya
d’être2. Et l’économie pure apparut, pleine de grâce mathématique, entre Cournot (1838)
et Walras (1873)3.
2 Trait pour trait, elle ressemblait aux sciences « exactes », ainsi nommées parce qu’elles
arrivent toujours à l’heure quand il s’agit de phénomènes contrôlables, sauf si la paranoïa
technologique en abuse. C’était alors, voici plus d’un siècle, le temps du scientisme
triomphant et du surhomme possible qui avait réussi au moins à surmonter sa peur des
Communards, bannis, déportés ou liquidés. A vrai dire, la notion centrale, le concept
fondamental de l’économie pure : l’équilibre général, cet état parfait d’un système réalisant
une égalité entière entre les prétentions opposées des participants à un marché, n’était
pas une idée politiquement immaculée. Ne proposait-elle pas une formule rigoureuse de
la tranquillité des classes sociales et des esprits ?
3 La statique, on le sait, est la science de l’équilibre des forces. Observons qu’il n’est pas
nécessaire de connaître l’effet actuel des forces sur la matière, c’est-à-dire les mouvements
qu’elles sont capables d’y produire, eu égard à leurs intensités et à leurs directions. Il
suffit de considérer les forces comme de simples grandeurs homogènes et, par
conséquent, comparables. On peut alors leur assigner des rapports qui doivent exister
120

entre elles pour qu’elles s’annulent réciproquement. Ainsi, grâce à la subtile mécanique,
un système en équilibre se trouve-t-il dans le même état que s’il était en repos.
Cependant, un point obscur demeure : ce système parfait est-il encore vivant ?
4 De notre temps, les mathématiques ont changé ; elles ne sont plus, comme au siècle
dernier, une seule science de certains objets mais un ensemble de sciences qui
développent l’étude de tous les types de structures pures : ensembles, groupes,
ordonnances, correspondances topologiques, etc. De même, la physique contemporaine
définit ses objets par leurs propriétés structurales. Les électrons sont considérés comme
des « états quantifiés » dont la composition définit les niveaux d’énergie stable de l’atome
et l’on étudie principalement les substitutions selon lesquelles demeure inchangée ou
varie l’économie énergétique de ces états. De nouvelles relations logiques ont permis ainsi
de reformuler des problèmes anciens de façon à découvrir, à un niveau conceptuel
supérieur aux précédentes et apparentes contradictions, une plus profonde et plus vaste
unité. Par exemple, le « modèle » de la mécanique ondulatoire permet de traiter dans les
mêmes termes opératoires les processus de l’énergie et ceux de la matière. On a réussi à
expliquer des phénomènes qui, à un niveau conceptuel antérieur, semblaient
logiquement incohérents, comme, par exemple, des états quantiques « non orbitaux ».
5 On verra mieux ainsi l’importance méthodologique de l’œuvre novatrice d’Albert Meister 4
quand il met en question, en quelque sorte, la « mécanique classique » de l’économie et
son antinomie conceptuelle qui considérait l’inflation comme le « déséquilibre
destructeur » typique, sans avoir assez bien observé les différences qui distinguent
nettement entre eux des types divers d’inflation. On ne peut confondre, en effet,
« l’inflation de débordement », phénomène cataclysmique tel qu’il s’est produit en
Allemagne, en 1922-1923, ou, plus récemment, au Chili, avec l’« inflation de croissance »
ou « inflation rampante », provoquée par les frais d’édification du nouveau système socio-
économique qui, sous nos yeux, par la puissance de groupes transnationaux, se ramifie
au-delà des idéologies, des institutions, des cultures ou des frontières. Meister nomme ce
système l’« ensemble occidental », « conglomérat transnational bien plus
qu’international, d’entreprises et d’Etats, de personnels et de nations, de managers et de
ministres, double système de très faible visibilité institutionnelle, d’information et de
communications, d’intégration et de domination »5.
6 Ce type « non systémique », au sens classique, d’inflation est la conséquence des
nécessités d’auto-financement obtenu en maximisant le bénéfice net ajouté à
l’amortissement, c’est-à-dire grâce à ce que l’on nomme pudiquement le cash-flow. Depuis
la Seconde Guerre mondiale les conditions de l’auto-financement ne sont plus
comparables à celles que connaissaient antérieurement les entreprises, Les industries
nationales ne pouvaient acquérir alors des dimensions internationales qu’au terme d’une
longue implantation dans leur pays d’origine. Il s’agissait, en outre, de géants industriels,
tirant de la production de biens les principaux bénéfices de leurs investissements et non
pas, comme à notre époque, de géants financiers dont les courants d’investissements et les
manœuvres spéculatives sont les ressources majeures. Peu à peu, les Etats souverains,
disposant notamment des privilèges du contrôle de la monnaie et des investissements,
durent tenir compte de l’influence des groupes transnationaux en de nombreux secteurs
économiques. La vie même des industries nationales où le chômage pose tant de
problèmes aux gouvernements dépend maintenant, pour une grande part, des intérêts de
groupes transnationaux, souvent sollicités d’intervenir pour éviter la faillite ou la
fermeture d’entreprises en péril. Meister observe fort justement que le discours politique,
121

en cette matière comme en bien d’autres, reste en retard car la vie politique, comme les
programmes des partis demeurent centrés sur l’idée de l’Etat-nation, encore défini par
des frontières et souverain dans ces limites. La pratique politique elle-même, telle qu’elle
apparaît dans les élections ou dans les Parlements, se trouve dépassée par la pratique
économique qui, elle, « s’innerve de plus en plus aux réseaux invisibles du système
transnational »6. Ainsi, le propos essentiel de Meister nous fait-il prendre conscience de la
naissance d’une société post-industrielle qui, ayant pour infrastructure et pour centre
nerveux le système transnational, utilise « l’inflation de croissance » comme « le prix à
payer » pour le salut promis par un nouvel Evangile : la société du bonheur.
7 Après avoir étudié, dans la première partie de son ouvrage, l’« inflation de croissance »,
« signe et effet de la construction de l’ensemble occidental » et rappelé que le chiffre
d’affaires et les actifs consolidés de certains groupes transnationaux dépassent les
produits nationaux bruts de plusieurs Etats, même développés, la production de ces
groupes augmentant deux fois plus vite que le P.N.B. mondial, Meister examine et
analyse, dans la deuxième et la troisième partie de ce livre, les processus d’adaptation à
l’inflation dans les systèmes nationaux puis le rôle de l’« inflation d’intégration » dans le
domaine socio-culturel d’une « société de consommation ». Je crois que l’on peut ajouter à
cette expression celle qui, à mon sens, caractérise notre « civilisation de l’image » : une
société dont toutes les valeurs dépendent de notre foi dans l’Evangile selon saint Look.
8 Voir, c’est savoir ; être vu, c’est être connu ; être vu et connu, c’est exister vraiment pour
les autres en tant qu’image de soi-même ; faire voir son image, c’est l’avoir vivante, c’est
la posséder enfin en tant qu’identité réelle de l’existant pour autrui et de l’être pour soi 7.
La tendance au narcissisme ou au voyeurisme annonce, le plus souvent, un
affaiblissement de la puissance sexuelle, un éloignement des risques du contact direct.
Nos sociétés pratiquent plusieurs heures par jour la « distanciation » télévisée, la
participation lointaine aux drames colorés et aux séries noires de la vie du monde, à ses
jeux, à ses concours, à ses loteries. Bientôt, grâce aux hologrammes, la troisième
dimension approfondira les spectacles et permettra aux acteurs d’être magiquement
présents de tous les côtés pour le spectateur. Cette « inflation de la présence imaginaire »
ne peut qu’accroître la suggestibilité générale et la passivité de l’hypnose qui en est la
conséquence.
9 Meister a bien observé ces phénomènes de décloisonnement ou de perméabilité nouvelle
entre divers domaines socio-culturels : « les croisières culturelles deviennent marché
pour les compagnies de transport, de même que les congrès scientifiques, prétextes au
tourisme ; la banque intervient dans les contenus culturels du cinéma et de l’édition ; les
grands architectes et les décorateurs servent au prestige des groupes financiers... »
Meister note aussi un point fort important : « Le projet du système social, et non plus le
projet social, est donc à rechercher dans l’analyse des systèmes, dans la logique de leurs
régulations de croissance et de défense contre l’entropie, dans leur lutte contre la
déviance et leur assimilation des mutations, dans l’élimination des déchets et des
monstruosités. Dans cette optique, la société en cours d’édification apparaît comme
libérée de la fatalité et de l’aléatoire, sans nécessité de recourir à la transcendance ou à de
vulgaires projets pour justifier sa tendance à se survivre et à se renforcer, assurant une
place à chaque homme et l’intégrant assez bien pour lui assurer sa place, sachant avec
bienveillance écarter les menaces et les points de vue extrêmes et regrouper autour de la
moyenne les indociles égarés... »8
122

10 Cette évocation me semble optimiste dans la mesure où il s’agirait d’abord de savoir si


une société fondée non pas sur la transcendance lointaine mais sur l’immanence
prochaine peut éviter une démonstration permanente de son efficacité immédiate et de son
succès dans tous les domaines. A première vue, ce projet social est encourageant à court
terme. Cependant ce système ne peut se fonder sur d’autres critères de sa légitimité et de
sa supériorité que sur sa seule réussite constante et croissante. Dans ces conditions, le
rejet de toute médiation avec le mystère, c’est-à-dire avec un projet sans cesse remis en
question par l’interrogation même, majore inévitablement la valeur des règles et des lois par
rapport à la liberté. Le meilleur des mondes possibles : celui du travail par la joie, « Kraft
durch Freude » (certains déportés se souviennent encore de cette inscription), était celui
du pire des projets intégralement rationnels de notre temps : élimination des déchets,
protection des plus purs.
11 Certes, il ne s’agit nullement de confondre une philosophie vétérinaire comme celle du
pseudo-rationalisme nazi avec des projets politiques de type authentiquement rationnel
et qui, en rejetant toute tendance au mysticisme, n’en admettent pas moins la validité
d’une croyance dans la légitimité des droits de l’homme. De même, est-il évident que le
fonctionnement de disciplines mathématisées, comme l’économie « pure » ou
« rationnelle » présente des avantages théoriques et pratiques dont on ne peut contester
l’intérêt ni la valeur, ne serait-ce qu’en fonction de l’évolution des processus du
raisonnement lui-même9.
12 Il convient cependant d’observer que, dans cette discipline, l’acte économique le plus
parfait ayant pour fin la plus grande efficacité possible, c’est à partir de cette efficacité
maxima que l’on calcule et détermine le plus grand avantage possible et le minimum de
coût, la mathématique montrant pour quelle valeur de la variable la fonction est
maximale ou minimale.
13 Comment éviterait-on alors, dans la société du « nouvel évangile » de majorer, en d’autres
domaines, ne fut-ce qu’inconsciemment, l’importance de cette notion d’efficacité maxima
qui donne tant de preuves de sa validité dans les raisonnements les plus rigoureux ? Et,
dans les conditions actuelles du marché mondial, quelle logique économique assurerait-
elle une plus grande efficacité aux investissements que celle des placements clandestins
et des paradis fiscaux ? Pourquoi risquerait-on de se ruiner dans l’industrie en travaillant
alors que l’on peut s’enrichir en se reposant, quitte à fermer les yeux sur des trafics
illicites mais rentables ? Les centaines de milliards de dollars du marché mondial de la
drogue et du banditisme ne posent plus seulement de redoutables problèmes aux
organisations policières internationales : ils mettent en question l’ensemble de
l’économie spéculative contemporaine et la liberté incontrôlée de ses jeux et de ses flux
sur les changes et sur les opérations boursières, à l’échelle planétaire et non seulement
continentale.
14 Rien n’est donc plus redoutable que la confusion des langues et des notions car, tôt ou
tard, elle produit une fausse conscience des valeurs. La langue des sciences exactes n’est pas
assez complexe pour rendre compte des réalités humaines ; nous savons mieux que nos
ancêtres dominer les phénomènes naturels et utiliser l’atome à nos risques et périls. Il
faudra peut-être bien des millénaires avant que l’homme soit capable de comprendre sa
propre réalité qui est « d’un autre ordre », ne serait-ce que par sa conception d’un ordre
qu’ignore l’univers.
123

15 Au moins doit-on affirmer dès maintenant que la réussite et le succès ne sont pas les
seules mesures des êtres, des œuvres et des personnes. Les critères de l’utilitarisme, si on
les appliquait exactement, auraient pour conséquence la lutte de tous contre tous car rien
ne peut nous assurer certainement qu’il n’est pas plus utile d’exploiter notre prochain
que de nous laisser exploiter par lui, puisque nous constatons dans cet « acte
économique » le maximum d’avantages et le minimum de coût.
16 Faut-il même tant sacrifier à la gloire ou à l’illustration de ses ouvrages, de ses entreprises
ou de son nom quand on peut constater par quelque fréquentation des bibliothèques et
des musées le rôle dévastateur et imprévisible de l’oubli des œuvres les plus célèbres, en
leur temps, dans les cultures et les sociétés les plus diverses. Voici plus de deux
millénaires pourtant, un inconnu qui se nommait, croit-on, Lao-Tseu, avait découvert
déjà une règle d’or : « L’habile marcheur ne laisse pas de traces. » Cette humilité demeure
encore une cure de Jouvence. A l’Evangile selon saint Look et à ses enseignements
parodiques, on peut préférer la « vie cachée » que rappelle saint Luc et le libre
renoncement aux trois tentations10 qui sont aussi celles de chacun de nous dans notre
monde convulsif et satanisé.

NOTES
1. Economie dite « pure » ou « rationnelle ».
2. On a reproché à Walras le caractère statique de sa construction que ne suffit pas à dynamiser,
comme il le croyait, la réintroduction du facteur « temps ».
3. Rappelons le rôle capital d’Auguste Walras, le père de Léon Walras (1834-1910), fondateur de
l’Ecole de Lausanne, auteur des « Eléments d’économie ou Théorie de la richesse sociale »
(1874-1877). Auguste Walras avait appliqué, dès 1848, à la valeur d’échange le calcul des fonctions
indiqué en 1838 par Cournot dont il avait été le condisciple à l’Ecole Normale.
4. L’inflation créatrice, P.U.F., Paris 1975, collection : « Economie en liberté » dirigée par J. Attali et
M. Guillaume.
5. L’inflation créatrice, op. cit., p. 12.
6. L’inflation créatrice, op. cit., p. 13.
7. Dans son ouvrage remarquable et récent, Le regard, l’être et l’apparence dans l’optique de
l’Antiquité, (Ed. du Seuil, Paris, 1988) ; Gérard Simon a montré le bouleversement produit par la
physique de la lumière de Kepler, qui marque la naissance de la science classique au XVIIe siècle.
La géométrie du regard dans l’optique d’Euclide et de Ptolémée était toute différente.
8. L’inflation créatrice, op. cit., p. 295.
9. Meister distingue aussi nettement ces notions : « L’inflation apparaît en sorte comme le prix à
payer pour l’édification d’une nouvelle forme de société, placés sous le signe de la rationalité —
terme qui n’est pas synonyme de raison et dont l’emploi permet de mettre l’accent sur les moyens
en donnant pour acquises les fins qu’ils servent ». (L’inflation créatrice, p. 285).
10. Dans les deux premières tentations, le diable ne cite pas l’Ecriture que lui oppose Jésus. Dans
la troisième, c’est le diable lui-même qui la cite et qui oppose la Parole divine au Fils de Dieu.
124

AUTEUR
RENÉ ALLEAU
Professeur, Ingénieur-conseil, Historien des Sciences, Conseiller scientifique de l’Encyclopaedia
Universalis, Paris
125

Le sens fait sa crise


Yves Barel

1 J’ANNONCE d’entrée de jeu les points qui me tiennent à cœur, et à partir desquels
j’essayerai d’articuler mon raisonnement :
• La question du sens est présente à tous les moments de la vie sociale, avec une intensité et
une prégnance telles que, on le verra, la disparition du sens équivaut pratiquement à la
disparition du social, comme si les deux termes étaient pratiquement interchangeables.
Néanmoins, la question du sens est la chasse gardée des linguistes, des logiciens et de
quelques philosophes, et les « social scientists » ne s’y risquent guère. Pourquoi, s’il est vrai,
comme je le pense, qu’une réflexion sociale sur le sens est nécessaire et possible ?
• Le sens n’est pas donné à l’homme, mais produit par lui. Il y a une production du sens. Mais elle
présente sa spécificité et sa particularité, qui se traduisent par une impression et peut-être
une réalité d’ambivalence, où le sens paraît à la fois produit et reçu (et l’est sans doute).
Cette ambivalence ouvre la voie à un examen des rapports entre le sens et le paradoxe.
• Il faut casser la quasi-synonymie admise entre le sens, d’une part, et ses versions « nobles »
d’autre part (idéologies, religions, philosophies, sciences, doctrines politiques, etc.), c’est-à-
dire celles qui se situent à l’intérieur du langage et de la pensée. Cela signifie : 1) l’étude de la
production du sens a un sens indépendamment de celle des idéologies, philosophies... ; 2) la
production du sens a une dimension « démocratique » et populaire.
• Il arrive périodiquement que la production de sens entre en crise. Le difficile et l’intéressant
n’est pas tellement d’observer la survenance d’une crise de ce genre, mais d’essayer de
comprendre pourquoi la production du sens s’effectue à peu près correctement à certains
moments, et pas à d’autres.

II

2 Le sens est une chose simple. Les gens, c’est-à-dire vous, moi, les autres et n’importe qui,
travaillent, font des études, enseignent, font l’amour, se distraient, se parlent les uns aux
autres, nouent des rapports individuels ou sociaux de toutes sortes, votent ou ne votent
pas, s’enthousiasment pour des causes ou des valeurs grandes ou petites, ou bien s’en
126

tiennent à distance, etc. Tout cela fait sens, de manière très simple, par le seul fait qu’on
agit ou n’agit pas et qu’on y pense, même lorsqu’on y pense en se disant que cela n’a pas
de sens. Le sens existe du seul fait que nous existons. On crée du sens comme on respire,
et aucune philosophie compliquée n’est nécessaire pour faire admettre ce point.

III

3 Le sens est une chose nécessaire. C’est, hélas, Ferdinand de Saussure qui nous met sur la
voie de cette nécessité. Avec son signe, son signifiant et son signifié, il réalise un coup de
maître et obtient d’un coup trois résultats brillants :
• Faire de la réflexion sur le sens le monopole à peu près total de la linguistique, en tolérant la
présence de quelques logiciens, à la condition expresse qu’ils aient en haine toute
« métaphysique » et toute philosophie.
• Poser que tout signe fait partie d’un système de signes, et que c’est sa place dans le système,
sa relation aux autres signes et à l’ensemble qu’ils constituent, qui donne éventuellement un
sens au signe.
• S’attirer le respect, l’amour, la vénération d’un flot de philosophes, linguistes, sociologues,
essayistes..., éblouis par cette idée de système de signes qui peut habiller à peu près tout et
n’importe quoi.

IV

4 Le sens est une chose impossible. L’impasse vient de ce que, s’engouffrant dans la percée
saussurienne, toute une lignée de pensée affirme à la fois qu’il y a du sens et que tout est
système de signes. Or il vient nécessairement un moment où l’admission d’un des termes
provoque le rejet de l’autre. Dire que tout est signe revient à dire que tout vient à la place
d’autre chose. Vient le moment où ce « à la place » et le sens, si sens il y a, se télescopent
et carambolent. Je n’ai pas le temps ici d’entrer dans le détail, et il me faut affirmer, sans
pouvoir le prouver, que l’idéologie du signe, assumée jusqu’au bout, d’une part rend
impossible l’auto-référence, ce qui est bien fâcheux, d’autre part conduit à une
alternative dont les deux termes sont finalement inacceptables : fonder le sens sur la
tautologie, ou bien engager une chasse au sens sans fin possible parce que mettant en
branle une récursivité à l’infini.
5 C’est là qu’on voit la distorsion introduite par le choix méthodologique et
épistémologique inspiré de Saussure. Distorsion qui se révèle à nous par la question de
simple bon sens qui vient alors à l’esprit : admettons que tout soit signe d’autre chose que
de lui-même. Et s’il y avait une raison pour qu’il en fût ainsi, c’est-à-dire s’il existait un
réseau de ressemblances-différences entre les signes qui explique leur circulation et soit
le socle du sens ? C’est cette question de bon sens que la distorsion évoquée ci-dessus
empêche d’entrevoir. Une distorsion qui vient de loin, depuis Platon et Aristote, le
nominalisme et le réalisme médiévaux, la philosophie du XVIIIe siècle, pour finir sur la
logico-mathématique des Frege, Meinong, Russell, Wittgenstein, le Cercle de Vienne,
laquelle logico-mathématique témoigne de la plus grande allergie à l’égard de tout
traitement « philosophique » de la question du sens, c’est-à-dire de tout traitement qui ne
soit pas purement et uniquement logique et/ou linguistique. Le résultat de ce traitement
est la mort du sens : l’effort même de trouver le sens est ce qui précipite le plus sa
disparition. La logique clôt la discussion sur un quasi-constat d’échec, discrètement voilé
par un éloge des vertus de la tautologie. Quant à la linguistique, s’apercevant qu’elle a été
127

trop loin, elle fait un pas en arrière (et vers le bon sens), en s’interrogeant sur la
sémantique et la pragmatique.

6 Il existe, ou il a existé, ce que j’appelle faute de mieux une « théorie sociale » du sens.
L’ironie de l’histoire veut que cette théorie ait fleuri en empruntant ses principales armes
à une linguistique qui, à ce moment précis, avait largement démontré son inaptitude à
donner une solution au problème du sens.
7 La « théorie sociale » du sens part du « paradigme » saussurien du système de signes. Et se
trouve dès lors confrontée à une aporie qui n’est pas sans rapport avec l’aporie
linguistique : 1) il n’y a de social que là où il y a du sens ; 2) on a perdu le sens, et on
n’arrive pas à le retrouver, c’est la mort sociale du sens, et, avec elle, la mort du social
qu’on déplore ou dont on se délecte à coup de développement sur le simulacre, la
simulation, le signe de rien... C’est de la grande saga de Lévi-Strauss, Barthes, Lacan,
Althusser, Derrida, Foucault, Baudrillard..., que je parle là. Tous ou presque, par-delà les
différences (énormes) qui existent entre eux, s’en prennent à une certaine tradition
marxiste ou néo-marxiste, ainsi qu’à un « humanisme », dont la conjonction parfois
étrange opérée par la critique souligne le côté trop économiciste, et, en même temps, trop
subjectif et volontariste. L’attitude des porteurs de la saga à l’égard du sens est
profondément ambiguë : le sens est à la fois ce qu’ils affectent de rejeter ou de tenir pour
quantité négligeable, et ce qu’ils poursuivent avec une passion d’autant plus violente
qu’elle ne peut pas ou ne veut pas s’avouer. Des gens comme Latouche, Baudrillard,
Habermas..., opposent alors avec la dernière rigueur — c’est surtout vrai pour Baudrillard
—, la production (matière, technique, travail, utilité...) au sens, au symbole, à l’échange
symbolique, à l’interaction, à la consumation, à la part maudite, etc., pour dire à la fois
que seul ce monde qui échappe à la production importe, et qu’il n’y a aucun passage
possible d’un monde à l’autre.
8 Cette coupure héroïque entre la « production » et le « sens » ne tient pas la route et des
gens comme Godelier, Wilden, Lyotard, Greimas l’ont dit et redit sous mille formes, nous
évitant de perdre du temps à une discussion dont on se demande même comment elle a
pu commencer, tant le postulat de départ de la « théorie sociale » du sens est acrobatique,
et n’a que l’éventuel et éphémère mérite d’avoir provoqué les esprits à un moment où
cela pouvait présenter une certaine utilité. Indépendamment d’ailleurs de la controverse,
et pour des raisons que l’on devine aisément parce qu’elles sont en germe dans le
« paradigme » saussurien, la « théorie sociale » du sens mine ses propres fondations parce
que, partie comme elle est, elle se trouve condamnée à trouver que ce sens auquel tout se
ramène, est l’Arlésienne de la vie sociale. Tout est cimenté par lui, mais il est l’absent,
éternel ou contingent, de nos sociétés. L’absurde guette notre « réalité » et notre
imaginaire et, ma foi tant qu’à frôler l’absurde, il arrive qu’on s’y plonge carrément et
avec délices, pour en faire le sel du social, de l’humain, ou de l’histoire.

VI

9 Si l’on accepte ou si l’on souhaite, comme moi, reprendre la question à nouveaux frais, la
première interrogation qui surgit est de savoir s’il y a production de sens, ou bien si ce sens
nous est donné ou imposé « de l’extérieur »... L’idée que nous recevons le sens sans le
produire ne manque ni de base, ni d’arguments. Elle est, d’une certaine manière,
128

consubstantielle au « paradigme » saussurien, et ce n’est pas un hasard si elle commence


à être combattue chez des gens qui prennent ce paradigme avec des pincettes : un
Latouche par exemple, fasciné par la psychanalyse et par la production de l’inconscient,
ou bien les pragmaticiens et sémanticiens soucieux de rapprocher la linguistique de la
vie, la vie sociale en particulier.
10 En outre, il est bien vrai empiriquement que, sauf de façon exceptionnelle, le sens que
nous « produisons », en faisant ou en disant quelque chose, a déjà été produit ailleurs,
comme si nous ne faisions que recevoir de l’extérieur et transmettre ce que nous recevons.
Il faut prendre en compte toute la vérité de cette constatation et la confronter avec ce qui
va plutôt dans le sens de l’hypothèse de la production du sens : le refus de la clôture
saussurienne du langage sur lui-même, ou le refus de l’opposition « naturelle » entre
production et symbolisation ; l’admission du fait que le sens achève de se produire par
l’usage de la langue, avec l’aide du « contexte » extra-linguistique ; la prise en compte du
travail de l’inconscient dans ce qui devient bien, de ce fait, de la production de sens, etc.
11 Le résultat de cette confrontation, dans ma vision des choses, est le suivant : il est à la fois
que, dans la plupart des cas, le sens qui se produit ici ou là, a déjà été produit ailleurs et
avant, et que, pourtant, on a affaire à autre chose qu’à une simple répétition, ne serait-ce
que parce qu’il faut intérioriser le sens venu d’ailleurs, avant de le transmettre.
Autrement dit toute production de sens ou presque, comme toute production sociale
d’ailleurs sans doute, est une re-production. Tout se passe comme s’il fallait que les
choses soient produites deux fois, en suivant un processus de redoublement.
12 J’en tire, pour ma part, une observation à laquelle j’attache une importance capitale : le
sens se produit notamment en circulant et en se partageant, et la distinction
« économique » entre production et circulation ou échange n’a ici strictement aucune
valeur. Le sens est donc, par définition, un objet social, et sa production une production
sociale.

VII

13 Ceci étant admis, on peut distinguer trois « modes » de production du sens. Il est
indispensable de casser ce stéréotype mental qui nous fait toujours associer la production
de sens aux opérations qui accompagnent le langage ou la pensée de l’homme, l’univers
de la compréhension et de l’expression.
14 Le premier « mode » de production se révèle à nous quand nous réalisons qu’il apparaît
du sens là où quelque chose agit, c’est-à-dire exerce un effet sur autre chose. Le sens est
dans l’effet produit, la modification qui suit l’action et en découle. Le biologiste Atlan a
beaucoup travaillé sur cette idée et son travail est salutaire car il nous permet de
comprendre, du fait même du domaine qu’il étudie, que le problème du sens est plus vaste
que le microcosme humain, qu’il est à la hauteur et à la taille du monde vivant en général,
et de son auto-organisation. Au surplus, ce « mode » de production du sens attire une
nouvelle fois notre attention sur l’importance du phénomène de l’échange et de la
circulation dans la production du sens (chez Atlan, le sens apparaît comme une forme
spécifique de l’information et de sa circulation). Je n’ai pas le temps ici de développer
d’autres perspectives ouvertes par l’approche du sens-effet : par exemple, la relation
entre le sens et l’isomorphisme, tel que Hofstadter, par exemple, le conçoit, c’est-à-dire
comme un réseau de transformations impliquant à la fois des différences et des
ressemblances entre les choses et conduisant à la conclusion qu’il y a de l’autoréférence
129

sous l’hétéro-référence, que la coupure extérieur-intérieur est très relative, etc. Insistons
seulement sur le fait suivant : l’idée de sens comme effet nous aide à comprendre qu’il
peut y avoir production de sens en dehors de tout langage et de toute pensée, du seul fait
de l’action elle-même. L’action fait sens ou peut faire sens, en dehors de tout
commentaire sur l’action : c’est ce que savent depuis longtemps tous les poètes et
écrivains qui jouent sur le fait que le récit, qui vaut ici pour le réel, fait sens de lui-même,
et cela de Homère à Kundera, en passant par Thucydide. Par un juste renversement des
choses, il arrive que certains linguistes ramènent le langage à une forme d’action parmi
d’autres, quand « dire, c’est faire ». Il y a parfois, selon une très heureuse expression de J.-
P. Faye, une matérialité du sens.

VIII

15 Quand on a compris que l’action (ou l’inaction) peut créer du sens, on est tout prêt à
admettre que le corps, ses sens, et finalement l’inconscient, jouent un rôle important
dans la production du sens. Il existe une forme particulièrement importante du sens qui
ne se dit pas, ne se pense pas, mais se vit, se subit ou se goûte, comme quelque chose de
quasiment étranger à ce que nous sommes et à ce que nous faisons : cette forme est celle
de l’évidence. Je suis convaincu, pour ma part, que l’évidence est une sorte de sens ou de
matrice de sens clandestins qui sert de liant, de ciment, de socle, à tous les sens « nobles »
dont nous avons parfois besoin pour donner du sel à la vie. Faute de goût et de
compétence, je n’entrerai pas dans le maquis des rapports entre le sens et l’inconscient,
sauf pour suggérer qu’il me paraît presque inévitable de penser que le sens parvenu au
stade du dire et de la conscience, se prépare de longue date et de longue main, dès
l’inconscient. Dans ce contexte, le sens dicible ou pensable apparaît comme l’actualisation
d’un des sens virtuels engendrés par l’inconscient. On retrouve l’idée du redoublement du
sens, produit à la fois latent et patent, réel et virtuel.

IX

16 Tout ce qui vient d’être dit montre au moins une chose : tout le monde, tout le temps, de
mille façons, produit ou peut produire du sens. La production de sens n’est pas l’affaire
d’une élite, et cela justifie deux de mes affirmations de départ : que la production de sens
ne se confond pas avec la production d’une pensée articulée et « noble », qu’elle mérite
donc une attention spécifique, et que, par ailleurs, on crée du sens un peu comme on
respire. Si j’insiste sur ce côté « démocratique » de la production du sens, c’est parce qu’il
est moins facile qu’il n’y paraît d’échapper à son contraire, la vision « élitiste » du sens.
Même des gens qu’on ne saurait accuser d’une quelconque morgue en la matière,
Baudrillard ou Sfez par exemple, donnent parfois l’impression que la production du sens
est l’affaire d’une caste d’élus, chargée de parler pour une majorité silencieuse.
17 Par ailleurs, ma « démocratie » ne se veut pas démagogique. Je sais bien qu’il y a des
hiérarchisations possibles du sens, et qu’il y a une différence entre les balbutiements ou
grognements du beauf de service, et le dire d’un clerc de bonne qualité. Tout ce que je
demande que l’on admette est ceci : le clerc ne tire pas tout de sa tête ou de celle de ses
collègues, et, d’une certaine manière, il ne fait que mettre en forme ce que lui soufflent
les gens, le corps social. D’où il résulte qu’il n’y a guère de production de sens concevable
si la connexion est rompue entre culture populaire et culture savante.
130

18 Un autre « mode » de production du sens est la finalisation. Les choses prennent leur sens
à partir du moment où il est possible de leur assigner une finalité, un but à atteindre. La
finalité, d’ailleurs, n’est qu’une forme parmi d’autres de production du sens par l’effet. Par
ce biais, le lien entre le sens et l’action se trouve à nouveau souligné.

XI

19 Enfin il faut bien dire un mot de ce que j’ai cherché à éviter jusqu’ici, parce que cela a
constitué les choux gras de la logique et de la linguistique, c’est-à-dire de la production de
sens conçu comme compréhension, explication des choses, comme chemin de vérité.
Prendre ses distances avec le langage et la pensée ne doit pas empêcher de voir qu’il y a
quand même une relation étroite entre eux et le sens.
20 J’écarte d’emblée un premier piège : celui de la synonymie entre le sens et la vérité. Ce
piège, tout le monde ne l’a pas évité. Pourtant les logiciens et les linguistes d’aujourd’hui
(même eux, ai-je presque envie de dire), nous aident à dissocier les deux choses. Ils
montrent qu’il peut y avoir du sens là où il n’y a pas de vérité. J’aime mieux insister sur
une thèse plus provocante : le sens a quelque chose à voir avec le non-sens et avec une
forme du non-sens — au moins au regard de la logique « cartésienne » —, c’est-à-dire le
paradoxe. Y a-t-il quelque chose comme un sens paradoxal ou un paradoxe sensé ? Ma
réponse est claire : oui, le paradoxe fait sens, ou peut faire sens. Je n’ai pas le temps de
« démontrer » quoi que ce soit en la matière. Je dirai simplement que le lien entre sens et
paradoxe se voit, par exemple, à travers l’impossibilité de construire une hiérarchie des
niveaux logiques ou des niveaux du langage nettement séparés les uns des autres ; à
travers l’existence de ce que j’appelle, dans mon jargon, la superposition d’univers ou la
fusion-séparation des niveaux, dont les hiérarchies enchevêtrées ou les boucles étranges
d’Hofstadter sont de vivantes illustrations. Et puis, songez à une chose aussi banale que
l’oxymoron langagier (l’obscure clarté des étoiles, le mentir-vrai...), et dites-moi si ces
paradoxes provocants ne sont pas porteurs de sens, s’ils ne vous dévoilent pas une partie
du « réel » que la logique courante ou le langage ordinaire sont bien incapables de
prendre en compte ?
21 Au surplus, sans y insister, j’avance l’idée que, par nature, la production sociale de sens
est une tâche paradoxale, parce qu’elle doit créer ce sens à partir de sources à la fois
internes et externes à la société dont il est question. Dans ma façon de m’exprimer, je dis
que la production sociale du sens est une ruse permanente avec et entre deux pôles
intenables jusqu’au bout dans leur pureté et leur solitude : celui de l’immanence ou
autoréférence, et celui de la transcendance.

XII

22 A partir du moment où l’on pose qu’il y a production de sens, que le sens n’est pas là de
toute éternité ou amené on ne sait quand, par on ne sait qui, il faut bien admettre ce qui
découle nécessairement de cette prémisse : comme toute production, celle du sens peut
avoir des défaillances, des pannes. C’est ce que l’on observe périodiquement dans
l’histoire des sociétés.
131

23 En même temps, se pose un problème : comment peut-on dire comme je le fais, qu’il peut
y avoir panne de sens et, d’autre part, qu’on crée du sens comme on respire, par le simple
fait qu’on est et qu’on agit, que l’on vit ? Et, en effet, je pense qu’hormis le cas assez rare
d’individus ou de sociétés suicidaires, le sens est un flux intarissable dont on ne voit pas
comment il pourrait être arrêté. De la position inconfortable où je me trouve maintenant,
jaillit peut-être un éclairage intéressant sur la nature de la « crise » du sens. Il faut ici
prendre en compte ce qui a été dit plus haut sur le fait que la production de sens reste
inachevée, tant qu’il n’y a pas circulation et partage de ce sens. Dès lors, du sens peut se
« produire » un peu partout — et je suis persuadé que c’est ce qui se passe actuellement
dans nos sociétés —, mais comme il ne circule pas ou circule mal, tout se passe comme s’il
n’était pas produit. La crise du sens aujourd’hui peut se décrire comme un mécanisme qui
s’enraye sous mille formes : ce qui fait sens pour l’individu, ne fait pas sens pour ses
parents, ses enfants, sa famille ou bien encore pour la collectivité, grande ou petite ; ce
qui est microsens, ce qui fait sens au niveau micro-social, ne fait pas sens aux étages plus
« gros » de la société, de la région, de la nation... ; ce qui fait sens dans la sphère du privé
ou de l’intime, ne soulève aucun écho dans la sphère publique ; ce qui fait sens
socialement ou humainement, ne fait pas sens politiquement ; ce qui fait sens
institutionnellement perd toute valeur hors-institution, etc.
24 La question est alors : pourquoi cet embarras circulatoire ? Les réponses habituelles, ici,
ne me satisfont pas. Elles consistent au fond à faire reposer l’échec sur l’usure ou les
faiblesses des formes « nobles » du sens, les grands systèmes de pensée de toutes sortes.
25 Je veux bien que les idées mènent le monde, et surtout je veux bien que l’on fasse comme
si. Mais tout leur mettre sur le dos est excès d’honneur ou d’indignité. La vie des idées est
une chose qui n’arrive jamais complètement à enserrer la vie du monde. Il y a de grandes
idées qui filent au purgatoire de la pensée, sans que l’on sache vraiment en quoi elles ont
démérité. Il y a d’autres idées, en forme de ruines, qui continuent à exercer leur rôle
politique, social... sans problèmes, même si leur imbécillité éclate aux yeux de tous. Il y a
des sociétés ou des époques qui ont besoin d’un flot d’idées pour la moindre chose, cuire
du pain, faire pousser une plante, accoler un homme et une femme... Il y a d’autres
sociétés ou d’autres époques qui vivent et prospèrent fort bien avec un stock d’idées qui
fait penser à une sorte d’indigence mentale collective.
26 Ce que je crois est que la production « normale » de sens est finalement fonction du
maintien d’un passage aisé entre les trois grandes formes de production du sens : l’action
et son environnement « physique » ; la finalisation de ce qui se dit et se passe ; la mise en
forme, plus ou moins « noble », du sens, à l’aide du langage et de la pensée. Dans cet
ensemble, il faut sans doute privilégier le rapport entre l’action et le « commentaire » de
l’action. J’aimerais dire que le rôle stratégique, dans ce rapport, est sans doute rempli par
le fonctionnement correct de certaines évidences, qui sont avant tout des évidences de
l’action (« ça marche »), et des finalités de l’action. Un fonctionnement d’autant plus
correct qu’on n’interroge pas ces évidences, qu’elles produisent leurs effets en dehors de
toute prise de conscience de leur existence. Bref : une idéologie, un système de pensée qui
prend du plomb dans l’aile, subit moins l’effet de ses propres carences internes (qui
existent, soyons-en sûr), que de l’incapacité pour l’action de dire « spontanément » son
sens et sa finalité. Au cœur de la crise du sens, il y a, selon moi, non crise du langage et de
la pensée, mais crise de l’action, crise du travail du social sur lui-même. Pour faire image :
la crise du sens, aujourd’hui, ce n’est pas l’absence d’une « bonne » théorie explicative du
chômage (y en a-t-il jamais eu une ?), c’est l’usure et l’inefficacité des politiques connues
132

de lutte contre le chômage, et, plus généralement, l’incapacité pratique de notre société à
trouver le compromis nécessaire entre la sphère historique du travail et la sphère sans
doute en germe du « non-travail », c’est-à-dire d’une nouvelle manière de produire et
d’échanger.

AUTEUR
YVES BAREL
Institut de recherche économique et de planification (IREP), Centre d’étude des pratiques sociales
(CEPS), Université des sciences sociales de Grenoble.
133

Bibliographie d’Albert Meister

Ouvrages
Coopération d’habitation et sociologie du voisinage, Paris, Editions de Minuit, 1957, 176 p.
Associations coopératives et groupes de loisirs en milieu rural, Paris, Editions de Minuit, 1958, 301 p.
Les communautés de travail, Paris, Editions Entente Communautaire, 1959, 164 p.
Principes et tendances de la planification rurale en Israël, Paris-La Haye, Ed. Mouton, 1962, 148 p.
– traduction italienne : Milan, Edizioni di Comunità, 1964, 209 p.
Socialisme et autogestion : l’expérience yougoslave, Paris, Editions du Seuil, 1961, 399 p.
– traduction italienne : Roma, Ed. AVE, 1967, 342 p.
– traduction espagnole : Barcelona, Ed. Nova Terra, 1965, 405 p.
I piccoli gruppi, Roma, Edizioni AVE, 1965, 108 p.
– traduction espagnole : Barcelona, Ed. Nova Terra, 1969, 90 p.
L’Afrique peut-elle partir ? Changement social et développement en Afrique Orientale, Paris, Seuil, 1966,
450 p.
– traduction américaine : New York, Walker, 1969, 282 p.
Le développement économique de l’Afrique Orientale, Paris, P.U.F., Collection Tiers Monde, 1966, 159 p.
Participation, animation et développement (à partir d’une étude rurale en Argentine), Paris, Ed.
Anthropos, 1969, 382 p.
– traduction italienne : Milano, Edizioni di Comunità, 1971, 320 p.
Où va l’autogestion yougoslave ? Paris, Ed. Anthropos, 1970, 386 p.
– traduction japonaise : Tokyo, Ed. Shinyosha, 1979, 298 p.
Le système américain — Les avatars d’une participation populaire au développement, Paris, Ed.
Anthropos, 1971, 191 p.
– traduction espagnole : Mexico, Ed. Extemporaneos, 1973, 200 p.
Vers une sociologie des associations, Paris, Editions ouvrières, 1972, 220 p.
– traduction italienne : Roma, Ed. AVE, 1971, 331 p.
– traduction espagnole : Caracas, Ed. Monte Avila, 1972, 338 p.
Alphabétisation et développement, Paris, Ed. Anthropos, 1973, 274 p.
La participation dans les associations, Editions ouvrières, 1974, 276 p.
134

L’inflation créatrice — Essai sur les fonctions socio-politiques de l’inflation, Paris, PUF, 1975, 310 p.
– traduction espagnole : Madrid, CUPSA Editorial, 1977, 315 p.
La participation pour le développement, Paris, Editions ouvrières, 1977, 176 p.
L’autogestion en uniforme, Toulouse, Ed. Privat, Coll. Réflexion faite, 1981, 304 p.
La Soi-disant utopie du Centre Beaubourg, publié sous le pseudonyme de Gustave Affeulpin, Paris, Ed.
Entente, Coll. Antidotes, 1976, 198 p.
– traduction italienne de Roberto Ambrosoli, Milano, Editrice Acoop., sez. Eléuthera, 1988.
Traduction partielle en 1 volume de : Vers une sociologie des associations ; La participation dans
les associations ; La participation pour le développement. Par Jack C. Ross. New Brunswick-New
Jersey USA, Transaction Book 1984.

Ouvrages en collaboration
Une communauté de travail de la banlieue parisienne, Paris, Editions de Minuit, 1955, 144 p.
– traduction italienne : Milan, Edizioni di Comunità, 1960, 172 p.
Autonomia e solidarietà nel Montiferru, Sguardi et prospettive per un programma di sviluppo di una zona
della Sardegna, Cagliari, Edizione II Montiferru, 1959, 175 p.
Tradicionalismo y cambio social, Rosario, Universidad del Litoral, 1963, 128 p.
Desarrollo comunitario y cambio social, Buenos Aires, Consejo Federal de Inversiones, 1965, 247 p.
– réimpression : Caracas, Universidad Central de Venezuela, 1969, 247 p.

Principaux articles
« La démographie des groupes de production en France depuis 1884 », Etudes sur la tradition
française de l’association ouvrière sous la direction de H. Desroche, Paris, Editions de Minuit, 1955,
pp. 71-75.
«Perception and Acceptance of Power relations in Children», Group Psychotherapy, August 1956,
IX, 2, pp. 153-163.
« Participation à la gestion dans des groupes d’économie collective », Communication à un
symposium de l’Association Internationale de Sociologie sur la participation des travailleurs à la
gestion, Archives Internationales de Sociologie de la Coopération, 1957, 2, pp. 139-145.
« Vers une sociologie des associations », Archives Internationales de Sociologie de la Coopération, 1958,
4, pp. 3-22
– traduction italienne in Comunità, novembre 1959, 74, pp. xxv-xxx
– traduction espagnole : Universidad de Buenos Aires, Instituto de Sociologia, fichas de
Documentacion, 307, 1962, 14 p.
« Investigation psycho-sociologique et organisation du travail », Numéro spécial sur la psycho-
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– traduction italienne in Il Mulino (Bologna) 1960, 96, pp. 26-54
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