Vous êtes sur la page 1sur 6

Durabilité et anthropologie économique

Semestre de printemps 2020


Sous la direction du Prof. Christian Arnsperger

Johann Recordon, MA en fondements et pratiques de la durabilité, FGSE, UNIL


Juin 2020

Corps du texte : 8'495 signes (espaces compris)


Introduction
Au début du récent confinement, les partisan·e·s de la durabilité forte avaient formé l’espoir
que la réduction plus ou moins volontaire de nos libertés et des capacités de production servirait de
déclencheur à une remise en question anthropologique. Si cet espoir s’est étiolé face au « retour à l’A-
Normale1 », la crise aura certainement exacerbé plusieurs traits de nos sociétés et de nous-mêmes,
nourrissant les réflexions et les discours sur ce que signifie d’être humain·e.
Dans ce dossier, je tenterai de reprendre les points du cours qui me paraissent contribuer le plus
aux questions suivantes2 : qui sommes-nous (quels sont nos fondamentaux anthropologiques) ? dans
quel état errons-nous (quels sont nos problèmes structurels actuels) ? où pouvons-nous aller (comment
faire autrement) ?

Chapitre 1 : qui sommes-nous ?


Si la sociologie critique de Bourdieu ou de l’École de Francfort nous apprend que le système
nous conditionne, l’anthropologie existentielle de ce cours met en exergue que nous concourons aussi
à le façonner et à le perpétuer par nos interactions. Celles-ci, loin d’être mécaniques ou aléatoires, sont
mues par deux constituantes de notre humanité, pour moi d’égale importance car complémentaires :
la quête d’infini (notre aspiration fondamentale) et la peur de notre propre mort (notre angoisse
fondamentale).
La première, Zundel l’identifiait comme un désir de dépassement du bio-psychisme, une
« capacité d’infini […] une faim […] qui exige d’être comblée avec une urgence proportionnelle à ses
abîmes3 » et il nous invitait à aller puiser « dans l’univers intérieur de l’Esprit4 » de quoi la nourrir.
Smith avait, lui-aussi, fait cette hypothèse universaliste, mais c’est le capitalisme croissantiste,
considéré comme stade ultime d’évolution de la société dans sa théorie, qu’il voyait comme seul
capable de l’institutionnaliser pleinement.
La seconde, le domaine de la TMT5 l’a explorée de manière aussi théorique qu’expérimentale
et montre que, du moins en Occident, nos peurs de la mortalité/finitude/fragilité agissent en arrière-
fond permanent et se cristallisent dans ces figures d’héroïsme existentiel que sont
l’entrepreneur/producteur et le consommateur, toutes porteuses de symboles d’éternité.

1
XR Lausanne. 2020. « Pas retour à l’A-Normale - Newsletter II ».
2
Librement inspirées de la citation « Qui suis-je ? Où cours-je ? Dans quel état j’erre ? », qui semble être attribuée à de
nombreuses sources, provenant aussi bien de l’Antiquité que de Voltaire dans son Poème sur le désastre de Lisbonne. En
ce qui me concerne, c’est par l’humoriste Bill Watterson que je l’ai découverte, au détour d’une case de la bande-
dessinée Calvin et Hobbes.
3
Maurice Zundel in Arnsperger, Christian. 2020a, p. 21.
4
Id.
5
Abréviation de Terror Management Theory.

Page 2 / 6
Néanmoins, la double causalité citée en tête de chapitre est essentielle car elle permet d’aborder
la troisième constituante de notre condition humaine : la plasticité anthropologique, soit notre
capacité fondamentale à « dépasser l’inné, à se façonner soi-même […] en fonction d’impératifs
intérieurs et collectifs6 ». Elle nous confère la possibilité de remettre en question notre
conditionnement, de nous autonomiser (de choisir librement les contraintes auxquelles on accepte de
se soumettre) et de faire preuve d’autoréflexion anthropologique afin de déterminer si le système
permet à chacun·e de comprendre pleinement les règles du jeu dans lequel iel est engagé·e.

Chapitre 2 : dans quel état errons-nous ?


Construisant sur la proposition de capitalisme de Smith comme réponse à nos pulsions
fondamentales, il a été choisi sciemment au 19-20ème siècle, par exemple au-travers des lois d’enclosure
ou de Speenhamland sur la pauvreté, comme l’ont montré Perelman et Polanyi, de favoriser la
croissance et le productivisme industriel, tous deux étant censés permettre à l’agent économique
rationnel (homo œconomicus, parangon de la non-angoisse par son détachement émotionnel, auquel
Macpherson constate qu’une part grandissante de la population s’identifie à cette époque) de
maximiser son utilité (i.e. son bonheur, par la réalisation de sa quête d’infini) en s’enrichissant et en
consommant toujours plus, contribuant supposément à l’enrichissement de la nation.

En plus d’être « écologiquement insensée7 », de ne plus augmenter le sentiment de bien-être


depuis les années 19708 et d’être incapable d’éviter « un niveau vertigineux9 » d’inégalités, la
croissance requiert des moyens humains de production et de consommation, dans un double
mécanisme d’innovation perpétuelle visant à maximiser la productivité d’un côté (e.g. par l’efficience
industrielle) et la consommativité de l’autre (e.g. en effaçant « des réflexes ancestraux […] d’aversion
pour le gaspillage10 »).
Cela s’accompagne, comme l’a montré Illich, d’un conditionnement de toutes les facettes de
notre vie vers l’hétéronomie, les mécanismes de la société capitaliste se retournant contre eux-mêmes.
La voiture en est un exemple criant, générant un effet-rebond sur les structures (davantage de routes,
d’étalement urbain) et sur les ressources (financières, temporelles, émotionnelles) que nous devons
leur y accorder, individuellement et sociétalement. De même, la création monétaire par la dette,

6
Arnsperger, Christian. 2020b, p. 2.
7
Arnsperger, Christian, et Bourg, Dominique. 2017. Écologie intégrale : Pour une société permacirculaire, p. 18.
8
Easterlin, Richard. « Does Economic Growth Improve the Human Lot? Empirical Evidence ».
9
Arnsperger, Christian, et Bourg, Dominique. 2017, op. cit., p. 17.
10
Ibid., p. 103.

Page 3 / 6
initialement émancipatrice par rapport au seigneuriage, est aujourd’hui l’un des moteurs principaux du
cercle vicieux de la croissance, les intérêts contractés par celle-ci ne pouvant être payés qu’en
produisant plus, à tous les niveaux.

Chapitre 3 : où pouvons-nous aller ?


Pour faire autre-ment, il faut littéralement faire dans l’esprit de ce qui est différent11. Cela nous
renvoie à l’acception spirituelle de l’infini de Zundel mais également à l’autoréflexion
anthropologique, car comprendre le différent requiert une analyse critique de sa propre situation. Dans
la double causalité individu-système, nous devons alors, au niveau personnel, procéder à un
décentrement – par rapport au genre de vie dominant – grâce à la rationalité holographique (i.e. se
ré-encastrer dans l’interdépendance de toute chose12), le traduire en une pluralité de modes de vie
fondés sur l’humanisme écologique (i.e. se poser « comme responsable du "Tout" et […] mettre sa
raison au service de ce "Tout"13 ») puis, afin d’influencer le système, s’engager politiquement14 pour
exiger et faciliter la mise en place d’un « post-capitalisme pluriel15 ».

L’humanisme écologique, tout d’abord, sous-entend une prise de conscience de notre impact
sur la Nature, des limites de notre planète et de l’influence de l’hétéronomie sur nous-mêmes. Nous
pouvons alors transmuter notre qualité d’individus « smithiens » en individus « illichiens », animé·e·s,
d’une part, par une sobriété volontaire, restreignant délibérément ce que nous désirons
(matériellement et expérientiellement) et, d’autre part, visant une autonomie convivialiste, fondée sur
des techniques et objets que l’on comprend et que l’on maîtrise, un « être-ensemble16 » permettant de
dépendre moins des valeurs d’échange, et une force intérieure grâce à laquelle nous pouvons chercher
l’infini en-dedans et faire face, sans aucune béquille, à notre propre finitude. Ces deux éléments me
paraissent d’importance équivalente, car ils permettent de faire de nos modes de vie des proto-genres
de vie, non-seulement profondément durables mais aussi désirables.

11
Le suffixe -ment provient du latin mens, mentis, soit l’esprit, l’intelligence, la raison. Suckau, Edouard de. 1865.
« Entrée pour “mens, mentis” ». In Nouveau dictionnaire latin-français.
12
Pour ce faire, les analyses des ontologies relationnelles d’Arturo Escobar me paraissent particulièrement précieuses :
Escobar, Arturo. 2018. « Chapitre 4, Faire monde : ontologie et politique ». In Sentir-Penser avec la Terre : Une écologie
au-delà de l’Occident.
13
Arnsperger, Christian. 2020c, p. 30.
14
Ici entendu au sens du zoon politikon, s’engager dans le vivre ensemble : Papaux, Alain. 2020. « Cours de Droit,
Société et Environnement ».
15
Ce concept, ainsi que ses trois niveaux, résumés en page 5, sont tirés de Arnsperger, Christian, et Bourg, Dominique.
2017, op. cit., p. 162-164.
16
Arnsperger, Christian. 2020c, p. 12.

Page 4 / 6
Le post-capitalisme pluriel, ensuite, est fondé dans une économie permacirculaire, soit une
économie circulaire qui a décru pour redescendre dans les limites de la biosphère et devenir
stationnaire, i.e. animée d’une « croissance sélective et provisoire17 ». La pluralité est à trois niveaux :
pluralité d’existence de segments non capitalistes dans l’économie (public, ESS18 et expérimentation
radicale) ; des formes organisationnelles et des objectifs dans ces segments ; des modes de vies des
citoyen·ne·s. Ce dernier point, la propension à générer de l’espace d’expérimentation
socioéconomique, est essentiel et doit être facilité par trois types d’institutionnalisation : la
souveraineté monétaire (pluralité de monnaies locales et écologiques au lieu du monopole des
monnaies nationales créées par la dette), un revenu de transition convivialiste (e.g. RTE proposé par
Sophie Swaton) et une démocratie écologique favorisant la réflexivité et le choix collectif de nos
hétéronomies.

Conclusion
La crise du Covid-19, nous mettant face à notre mortalité et strangulant notre consommativité,
devrait nous avoir amené·e·s à nous poser deux questions fondamentales19 : quels genres d’humains
voulons-nous être ? quelles institutions pouvons-nous mettre en place afin d’en faciliter l’émergence ?
Dans ce dossier, j’ai essayé de montrer que la croissance n’est ni inscrite dans notre condition
humaine, ni issue d’une évolution inéluctable et qu’il est possible de répondre à nos pulsions en
construisant une anthropologie différente, basée sur la sobriété et l’autonomie.
C’est une éco-catallaxie qui émerge comme réponse, ordre spontané dans lequel s’ajusterait,
selon une règle de descente écologique, une pluralité de modes de vies, animés par notre plasticité
anthropologique et facilités par des institutions autonomisantes.

17
Arnsperger, Christian. 2020d, slide 28.
18
Abréviation de Économie Sociale et Solidaire.
19
Reformulation partielle sur la base de : Arnsperger, Christian. 2020b, slide 29-30.

Page 5 / 6
Bibliographie
Arnsperger, Christian. 2020a. « Autour du chapitre II : Du « développement durable » à la question de
la croissance économique ». Slides présenté à Cours de master : Durabilité et anthropologie
économique, Lausanne.

———. 2020b. « CHAPITRE I, Introduction : Pourquoi l’anthropologie de la croissance ? »

———. 2020c. « CHAPITRE XII, Vers un nouveau « sense of self » : Rationalité holographique et
humanisme écologique ».

———. 2020d. « Introduction : La toile de fond d’une critique réflexive de la croissance ». Slides
présenté à Cours de master : Durabilité et anthropologie économique, Lausanne.

Arnsperger, Christian, et Bourg, Dominique. 2017. Écologie intégrale : Pour une société
permacirculaire. L’écologie en questions. Paris: puf.

Easterlin, Richard. « Does Economic Growth Improve the Human Lot? Empirical Evidence », in
David, P. et Reder, M. (dir.), Nations and Households in Economic Growth, Stanford, Stanford
University Press, 1974, 89-125.

Escobar, Arturo. 2018. « Chapitre 4, Faire monde : ontologie et politique ». In Sentir-Penser avec la
Terre : Une écologie au-delà de l’Occident, 113‑58. Anthropocène. Paris: Seuil.

Papaux, Alain. 2020. « Cours de Droit, Société et Environnement ». Lausanne.

Suckau, Edouard de. 1865. « Entrée pour “mens, mentis” ». In Nouveau dictionnaire latin-français,
744. Garnier.

XR Lausanne. 2020. « Pas retour à l’A-Normale - Newsletter II », 14 mai 2020.

Page 6 / 6

Vous aimerez peut-être aussi