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L’art (contemporain) de bâtir des fortunes avec du vent

Claude Monet, Francis Bacon : dans un contexte financier tourmenté, les


dernières ventes aux enchères chez Christie’s et Sotheby’s ont vu triompher
les valeurs consacrées. Serait-ce une amorce du retour à la raison que certains
professionnels du secteur appellent de leurs vœux ? Depuis quelques années,
en effet, des critères discutables — capacité de l’artiste à se « vendre », sujets
racoleurs — semblent avoir pris le dessus dans l’art contemporain, oblitérant
toute considération esthétique.
par Philippe Pataud Célérier, août 2008
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Damien Hirst est britannique. Il a 42 ans quand l’une de ses réalisations atteint, lors
d’une vente aux enchères, le 21 juin 2007, un prix inédit pour un artiste
vivant. Lullaby Spring (« Berceuse de printemps », 2002) s’envole à Londres chez
Sotheby’s à près de 13 millions d’euros. La pièce en question est une armoire à
pharmacie métallique contenant des pilules. Au cœur de l’été, Hirst signe un nouveau
record : son moulage en platine d’un crâne du XVIIIe siècle parsemé de huit mille six
cent un diamants, For the Love of God, aurait été vendu 50 millions de livres sterling
(environ 73 millions d’euros) par la galerie londonienne White Cube à un groupe
d’investisseurs ayant requis l’anonymat. Seule certitude pour ses détracteurs, l’œuvre
a au moins la valeur de ses mille cent six carats (estimés autour de 19 millions
d’euros).
On sait, depuis les ready-made de Marcel Duchamp (objets industriels signés par
l’artiste sans avoir été créés par lui), qu’un objet (urinoir, porte-bouteilles...) peut
devenir une œuvre d’art à partir du moment où l’artiste le décide (1). « Il n’est plus
possible, rappelle Nathalie Moureau, économiste, spécialiste de la culture, d’évaluer
une œuvre en fonction de ses caractéristiques matérielles et particulièrement de son
adéquation à un étalon du beau, comme c’était le cas du temps de l’académie ; des
critères comme le savoir-faire, le travail, l’innovation, la technique, la maîtrise du
métier, l’originalité, l’authenticité sont négligeables dans la formation du prix des
œuvres contemporaines (2). » A ce point négligeables qu’une autre armoire à
pharmacie, déclinée cette fois dans une version hivernale, Lullaby Winter, et dotée
de caractéristiques identiques (exception faite de la couleur et de la disposition des
pilules), avait été adjugée un mois auparavant à New York chez Christie’s à 5 millions
d’euros. Lullaby Spring a donc gagné en quelques semaines 8 millions d’euros sur sa
consœur hivernale.

Visibilité de l’artiste,
invisibilité de l’œuvre

Bien que le printemps se prête à toutes sortes de floraisons, il n’est pas sûr qu’il soit
responsable de cette envolée. Il n’est pas non plus acquis que la pièce et ses « six mille
cent trente-six pilules peintes chacune manuellement », comme le rappelle
doctement sa fiche technique, aient pesé de tout leur poids dans l’esprit des
enchérisseurs. Comment expliquer alors cet engouement ? Par la médiatisation que
Sotheby’s a su donner à sa vente du 21 juin 2007 ? Par le dynamisme du marché de
l’art londonien, plus apte à soutenir des artistes britanniques ? Par la personnalité de
Hirst et la puissance de son réseau, marchands, galeristes, collectionneurs,
particulièrement mobilisés ce jour-là ? Le 21 juin n’est-il pas, après tout, le premier
jour de l’été ?
Hirst croise, à la fin des années 1980, M. Charles Saatchi, homme d’affaires
britannique, propriétaire de l’une des plus importantes agences de publicité dans le
monde, Saatchi & Saatchi. Les deux personnalités se complètent à merveille. Les
frasques provocatrices de l’un aiguillonnent le sens de la communication de l’autre.
Et, preuve que M. Saatchi a le sens des affaires, Hirst reçoit en 1995 le très convoité
Turner Prize (3), que le musée Tate Britain décerne chaque année depuis 1984 à un
artiste de la scène britannique.
A regarder les choses de plus près, on découvre que le Turner Prize a été fondé par les
Patrons of New Art, un groupe de mécènes londoniens créé par… M. Saatchi en
association avec la Tate. Nul doute que l’aura de M. Saatchi a dû flotter au-dessus du
jury et favoriser son inclination pour Mother and Child — un veau coupé en deux
immergé dans une solution de formaldéhyde. Ce choix cumulait de nombreux
avantages : outre l’élection d’une pièce de grande valeur médiatique pour le bonheur
de son nouveau sponsor, la chaîne de télévision Channel Four, le prix consacrait le
flair de M. Saatchi tout en accroissant la valeur des pièces qu’il avait déjà acquises. De
son côté, le plus grand collectionneur d’art contemporain britannique soutenait, par
ses achats continus, la cote de Hirst, validant financièrement le choix intellectuel du
jury. Pour les spéculateurs, les signaux étaient patents : institution et marché (réduit
au départ au seul M. Saatchi, doté cependant d’une puissance sans égale) allaient de
pair. Les spéculateurs ne pouvaient que suivre. Trois ans plus tard, le chiffre
d’affaires de Hirst avait augmenté de 1 039 % (4).
M. Saatchi a donc joué un rôle fondamental. « L’acheteur certifie désormais l’artiste,
tout comme l’académie le faisait au XVIIIe siècle »,constate le sociologue Alain
Quemin (5). Le grand collectionneur adoube l’artiste mieux qu’une institution, car il
cumule pouvoir financier et capital social. « Entendons par là, précise Nathalie
Moureau, cet ensemble de ressources qui tient à l’étendue et à la taille de son réseau
d’influences et à la capacité, pour chacun de ses membres, de faire connaître et
reconnaître son pouvoir de légitimation en matière d’art contemporain. Si l’on
prend la liste des deux cents plus grands collectionneurs, on découvrira par exemple
que la majorité d’entre eux appartiennent au conseil d’administration d’un musée. »

Inauguré en avril 2006, le Palazzo Grassi de Venise, acquis par M. François Pinault,
le géant du luxe français, pour y exposer ses collections, a eu pour directeur l’ancien
ministre français de la culture, M. Jean-Jacques Aillagon. L’un des principaux
acheteurs d’art contemporain chinois, le baron belge Guy Ullens, crée son musée-
fondation à Pékin (Ullens Center for Contemporary Art), le premier du genre en
Chine, en s’appuyant sur du personnel scientifique issu des meilleurs milieux
institutionnels. Appuyé par le commissaire-priseur suisse Simon de Pury, M. Saatchi
ouvre cet été son nouveau musée d’art contemporain à Chelsea, au cœur de Londres.
Comme à la Tate Modern, avec laquelle il entend bien rivaliser, l’entrée sera gratuite
pour le million de visiteurs attendus. La galerie sera flanquée de salles de classe, afin
que professeurs et lycéens puissent apprivoiser les œuvres exposées en compagnie
d’experts.

Pour Aude de Kerros, essayiste et peintre, les grands collectionneurs jouent


désormais le rôle de prescripteurs dans le domaine de l’art contemporain, car « les
critères traditionnels qui fondent la valeur d’une œuvre sur les marchés de l’art
ancien, impressionniste, moderne, ne s’appliquent plus au marché particulier de
l’art contemporain. Désormais, la garantie pour l’acheteur n’est pas la valeur de
l’artiste et de l’œuvre, mais la puissance du marchand et la solidité de son réseau de
collectionneurs (6) ».
M. Georges Armaos, historien de l’art chargé d’une partie de la clientèle de la
Gagosian Gallery, à New York, l’une des plus puissantes galeries américaines,
observe : « Un grand nombre de collectionneurs achètent des œuvres auprès de
galeries reconnues, parce qu’ils savent que le galeriste ou le marchand assurera la
pérennité de leur valeur. Mais il existe aussi bon nombre de collectionneurs, la
majorité à mon avis, surtout parmi les Européens, qui achètent des œuvres avec
lesquelles ils désirent vivre au-delà ou en deçà de toute considération marchande. »
Peut-être, mais le marché de l’art contemporain, comme n’importe quel autre, a
besoin pour son bon fonctionnement de connaître et de hiérarchiser ses critères de
qualité. Rien d’étonnant, si ceux-ci sont à chercher dans la puissance du réseau,
qu’on s’intéresse moins aux œuvres qu’à ceux qui s’en occupent. Ce qu’atteste la
publication anglo-saxonne Art Review, qui, chaque année, publie le très attendu
« Power 100 », classant les cent personnalités les plus influentes du monde de l’art
contemporain (7).
S’il y a peu d’artistes dans son classement (19 %), avec parmi les premiers Hirst (6e
rang) et Jeff Koons (13e rang), la part des collectionneurs est en revanche passée de
19 % en 2002 à 31 % en 2007 ; suivent des galeristes et des intermédiaires (22 %). Ces
collectionneurs se trouvant là où l’argent abonde, on n’est pas non plus surpris de
découvrir que 74 % des personnalités sont de nationalité américaine et britannique.
« A titre de comparaison, la galerie Gagosian [présente aussi bien à Beverly Hills
qu’à New York, Londres et Rome] réalise un chiffre d’affaires annuel au moins
quinze fois supérieur au nôtre, qui est de 15 millions d’euros, constate M. Jean
Frémon, directeur associé de la galerie Lelong, l’une des plus célèbres galeries
françaises d’art contemporain. Comme l’acheteur choisit souvent des artistes de sa
nationalité, parfois pour de simples raisons de proximité géographique, les artistes
anglo-saxons sont aujourd’hui les plus cotés. »
« Si n’importe qui peut devenir plasticien, si n’importe qui peut essayer, tout le
monde ne réussira pas. Il faut un minimum d’audience. Cela n’est pas nouveau, bien
entendu. Mais ce qui l’est, c’est qu’il n’y a pas de lien logique entre le fait de suivre
un parcours-type, professionnel ou éducatif, et le fait d’obtenir l’audience en
question. Pour réussir, il vous suffit dorénavant de savoir vous vendre », soulignait
le philosophe Christian Delacampagne (8). Ainsi, plus l’art est invisible au regard des
canons artistiques traditionnels, plus l’artiste doit être visible dans ses registres
subversifs. Et, en la matière, les artistes vivants disposent d’atouts considérables sur
leurs aînés : ils peuvent rencontrer des collectionneurs et se faire entendre d’eux, ce
qui est légitime, mais aussi répondre à la demande, ce qui l’est moins si l’on estime
qu’un artiste se définit d’abord par sa prise de risque, par la création d’œuvres que le
public n’attend pas.
A cet égard, les peintures de Vincent Van Gogh pourraient rivaliser avec les
installations de Hirst, les unes comme les autres provoquant en leur temps des
réactions hostiles. Pourtant, le premier meurt dans la misère tandis que le second,
quadragénaire, possède une fortune estimée à 270 millions d’euros par le Sunday
Times. Par quels tours de passe-passe ?

Pour attirer la clientèle la plus huppée, certains artistes travaillent la transgression


dans une logique entrepreneuriale. Une tête de vache en décomposition (Hirst) ou
une Vierge couverte d’étrons (Chris Ofili) peuvent répondre aux attentes d’un
segment de ce marché : celui pour lequel manquait l’hostilité du public et, avec elle,
ce battage médiatique qui oindra la pièce de la notoriété nécessaire pour motiver des
acheteurs soucieux surtout de publicité. On peut tout de même s’interroger sur la
portée d’une subversion subventionnée par des institutions ou par de grands
argentiers.

Cœur rose géant et panthère en porcelaine

Il en est d’autres qui prennent pour modèles des stars qu’ils espèrent être les
premières acheteuses et prescriptrices d’une mode à venir en captant l’attention des
médias pour le plus grand profit de l’œuvre et de l’artiste. Le Britannique Marc Quinn
représente le corps nu du mannequin Kate Moss. L’Américain Koons, celui de
Michael Jackson en compagnie de son chimpanzé Bubbles (acquis 5,6 millions de
dollars chez Sotheby’s par un armateur norvégien). Koons a bien saisi qu’il fallait,
pour répondre aux attentes de sa clientèle, nourrir aussi son imaginaire en allant
piocher dans un répertoire formel qui lui est familier. Ainsi un cœur rose géant, un
diamant bleu ou vert, une panthère rose en porcelaine, s’ils déconcertent le plus
grand nombre, ravissent ceux qui y reconnaissent l’univers plastique de leurs
émotions quotidiennes. L’armoire à pharmacie (Lullaby) de Hirst ne composait-elle
pas une partie du mobilier d’un restaurant très couru du quartier de Notting Hill
(Pharmacy), où déambulaient des serveurs en blouses de chirurgien dessinées par
Prada, depuis revendu par son propriétaire... Hirst ?
Pour Caroline Bourgeois, directrice du Fonds régional d’art contemporain (FRAC)
d’Ile-de-France, dit « Plateau » (9), les nouvelles fortunes sont dans la « culture de
l’immédiateté. Les formes doivent être compréhensibles, aussitôt séduisantes.
Regarder un Jeff Koons demande moins d’effort que pour d’autres artistes ».
Mais, si Koons est si populaire, c’est aussi parce qu’il a su se faire apprécier des stars
(son mariage avec la Cicciolina, ex-papesse du porno, y a sans doute contribué).
Matériau à presse « people », l’artiste a ainsi doté ses pièces de cette aura médiatique
indispensable à l’ego de ses acquéreurs. Le paradoxe est que ce sont les acquéreurs
eux-mêmes qui donnent à la pièce son statut d’icône. A quel prix ? Le plus fort.
Parlerait-on de Hanging Heart, ce cœur rose géant chromé, noué d’un ruban doré, si
la pièce n’avait pas atteint un prix faramineux en salle des ventes ? Pour faire l’article,
Sotheby’s rappelait les milliers d’heures de travail que Koons (ou plus précisément les
ouvriers de son atelier) avait consacrées à la pièce. La maison était-elle à court
d’arguments, pour réactiver des critères qu’on pensait inappropriés au monde
artistique ? Qu’importe. Elle dispose, depuis le 14 novembre 2007, jour où le cœur
rose géant a été adjugé 23,6 millions de dollars (environ 16 millions d’euros, soit plus
que le record atteint par Hirst), d’un argument implacable : « S’il n’y avait rien,
pensez-vous réellement qu’un collectionneur aurait payé ce prix-là ? »
Plus la somme est élevée, plus la capacité à critiquer la pièce faiblit. Du vendeur au
commissaire-priseur, chacun a poussé à la hausse pour justifier à la fois son travail et
son revenu. « En fait, conclut ironiquement un observateur du marché, l’acheteur
s’est offert non une pièce mais un prix — un prix qui fait toute la valeur de la pièce.
Seulement, la pièce est parfois si faible qu’on se demande si l’argent a encore une
quelconque valeur dans ces milieux. »
Peu importe : l’art contemporain a le vent en poupe. Il assied les fortunes rapidement
acquises. « Il est ce pas-de-porte à payer pour entrer dans un circuit relationnel où
l’on vous juge sur des critères de solvabilité — droit d’entrée spectaculaire aux échos
médiatiques particulièrement importants pour les nouveaux entrepreneurs des pays
émergents », commente Aude de Kerros. Accessible, non élitiste comme le clame
Koons, il devient même l’adjuvant médiatique, commercial et démocratique de
certaines institutions qui se jugent trop corsetées par le poids de leur histoire. Fin
2008, les œuvres de Koons prendront place dans les jardins de Versailles. Ce qui ne
manquera pas de plaire à M. Pinault, l’un de ses grands collectionneurs. Or le
nouveau président de l’établissement public du musée et du domaine national de
Versailles est M. Aillagon, qui, pour cela, abandonna ses fonctions au Palazzo Grassi,
détenu par M. Pinault. Convergence d’intérêts ? Depuis 1998, M. Pinault est
également le propriétaire de Christie’s...
Bien sûr, les pays émergents ne sont plus à l’écart du phénomène, au fur et à mesure
que leurs richesses se développent. Après la Chine (lire « Les peintres chinois ont la
cote »), l’Inde, la Russie, le Brésil ? « Les acheteurs savent, observe Hervé Perdriolle,
spécialiste de l’art indien,que les prix de l’art contemporain indien suivront bientôt
la croissance du pays. Le point positif de ce soudain intérêt est d’accorder enfin une
reconnaissance financière à de grands artistes qui étaient encore boudés sur la
scène internationale. »
Les foires se multiplient aux quatre coins du monde, les maisons de ventes renforcent
leur pouvoir d’attraction avec des outils marketing de plus en plus puissants. « Là où
nous arrivions à intéresser cent personnes pour la vente d’une œuvre, nous en
touchons peut-être dix, vingt, trente fois plus aujourd’hui », confirme M. Grégoire
Billault, directeur du département art contemporain chez Sotheby’s. Et, comme
chacun sait, les prix grimpent sous le feu d’enchères plus nombreuses. Ils sont aussi
« montés » par ces maisons de ventes que certains observateurs n’hésitent pas à
qualifier de « pousse-au-crime du marché (10) ».

En cause, le système des prix garantis : pour persuader un propriétaire de vendre une
œuvre, le commissaire-priseur va lui assurer un montant élevé, et ce quel que soit le
résultat de l’enchère, à charge pour la société de ventes de payer la différence si le
prix effectivement atteint est inférieur. Dès lors, on va tout mettre en œuvre pour
valoriser la pièce — ce qui, souvent, passera moins par une étude approfondie
(technique, matière, audace du sujet...) que par la capitalisation de tout ce qui peut
satisfaire une clientèle fortunée mais pas forcément avertie. Comme, par exemple, un
précédent propriétaire prestigieux.

Dématérialisé, le marché de l’art contemporain se mondialise plus facilement encore.


Galeries, maisons d’enchères, bases de données spécialisées fournissent en ligne tous
types d’informations à l’acquéreur, particulièrement aguerri aux nouvelles
technologies. Documentation, analyses et études sur les potentiels spéculatifs des
pièces convoitées ravissent les hedge funds (fonds spéculatifs), qui peuvent investir le
domaine de l’art contemporain en disposant d’outils plus adaptés à la complexité de
leurs projections.

Ainsi, Artprice.com, leader mondial des banques de données sur la cotation et les
indices de l’art (vingt-cinq millions d’indices et résultats de ventes couvrant quatre
cent cinq mille artistes), fournit, moyennant finances, études, analyses, statistiques,
données économétriques. Les plus récentes (janvier 2008) calculent, en temps réel, la
confiance des acteurs du marché artistique pour suivre leurs réactions à des thèmes
d’actualité stricte (variations des Bourses, événement géopolitique, résultats d’une
vente médiatique...).

Certains artistes, tel Emmanuel Barcilon, rencontré à Slick, foire de découverte de la


création contemporaine (11), refusent d’entrer dans cet engrenage : « Plus il y a
d’événements, plus vous devez produire. Et plus vous produisez, moins vous êtes
susceptible de vous régénérer et de créer. Entrer dans ce système, c’est finalement
pour moi nier ma qualité d’artiste. » Il ne veut pas réaliser plus d’une quinzaine de
pièces par an alors qu’elles seraient immédiatement acquises. « Cela peut être un
problème dans le système actuel », reconnaît son galeriste, M. Marc Hourdequin, de
Dukan & Hourdequin, à Marseille.
« Ils écoutent plus qu’ils ne regardent »
Car le marché, même s’il ne se réduit pas à ces cotes faramineuses, contamine, à force
de médiatisation, les amateurs d’art et les conduit à développer des réflexes
spéculatifs. « Ils écoutent plus qu’ils ne regardent, se désole un galeriste. Mais
comment les blâmer quand une cote se fait en quinze jours ! Quand on promeut
moins la culture que son résultat... On en vient à souhaiter une crise financière pour
purger certaines cotes indécentes, assainir le marché. Retrouver les valeurs
artistiques derrière les valeurs financières. N’oublions pas que le marché de l’art vit
au rythme des cycles économiques, et qu’à marée basse seules les grosses pierres ne
sont pas emportées. »
Pour l’heure, les acteurs se réjouissent de voir quelques locomotives tirer encore le
marché à la hausse : ce sont autant de signes destinés à rassurer les investisseurs. La
crise des subprime, crédits immobiliers à risques, est dans toutes les têtes. Mais ces
signes ne comptent guère pour les plus avertis. Il est vrai que Hirst appartient au
groupe d’investisseurs qui avait requis l’anonymat pour l’acquisition de son
œuvre For the Love of God...
Déjà, l’artiste avait racheté ses pièces auprès de son ancien collectionneur,
M. Saatchi, pour mieux maîtriser sa cote en 2003 (12). Il vient de donner tout
récemment quatre installations à la Tate. Sans doute pour s’offrir une vitrine
prestigieuse, rassurer son réseau de galeristes et de collectionneurs, et les salles des
ventes, dont certaines, cotées en Bourse comme Sotheby’s, sont astreintes à satisfaire
leurs actionnaires-collectionneurs. Officiellement, il s’agirait de remercier la Tate, qui
l’avait couronné mais n’a plus les moyens d’acquérir ces pièces tapageuses qui
transforment les musées en trains fantômes.
Mais, après tout, pourquoi une tête de vache pourrie ne pourrait-elle pas faire partie
de l’art qui se fait, quand l’art, défait de ses « prétentions traditionnelles à
l’autonomie esthétique, rappelle Hans Belting (13), est désormais compris comme un
système parmi d’autres de compréhension et de reproduction symbolique du
monde » ? Fût-il en décomposition.
Philippe Pataud Célérier

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