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Visibilité de l’artiste,
invisibilité de l’œuvre
Bien que le printemps se prête à toutes sortes de floraisons, il n’est pas sûr qu’il soit
responsable de cette envolée. Il n’est pas non plus acquis que la pièce et ses « six mille
cent trente-six pilules peintes chacune manuellement », comme le rappelle
doctement sa fiche technique, aient pesé de tout leur poids dans l’esprit des
enchérisseurs. Comment expliquer alors cet engouement ? Par la médiatisation que
Sotheby’s a su donner à sa vente du 21 juin 2007 ? Par le dynamisme du marché de
l’art londonien, plus apte à soutenir des artistes britanniques ? Par la personnalité de
Hirst et la puissance de son réseau, marchands, galeristes, collectionneurs,
particulièrement mobilisés ce jour-là ? Le 21 juin n’est-il pas, après tout, le premier
jour de l’été ?
Hirst croise, à la fin des années 1980, M. Charles Saatchi, homme d’affaires
britannique, propriétaire de l’une des plus importantes agences de publicité dans le
monde, Saatchi & Saatchi. Les deux personnalités se complètent à merveille. Les
frasques provocatrices de l’un aiguillonnent le sens de la communication de l’autre.
Et, preuve que M. Saatchi a le sens des affaires, Hirst reçoit en 1995 le très convoité
Turner Prize (3), que le musée Tate Britain décerne chaque année depuis 1984 à un
artiste de la scène britannique.
A regarder les choses de plus près, on découvre que le Turner Prize a été fondé par les
Patrons of New Art, un groupe de mécènes londoniens créé par… M. Saatchi en
association avec la Tate. Nul doute que l’aura de M. Saatchi a dû flotter au-dessus du
jury et favoriser son inclination pour Mother and Child — un veau coupé en deux
immergé dans une solution de formaldéhyde. Ce choix cumulait de nombreux
avantages : outre l’élection d’une pièce de grande valeur médiatique pour le bonheur
de son nouveau sponsor, la chaîne de télévision Channel Four, le prix consacrait le
flair de M. Saatchi tout en accroissant la valeur des pièces qu’il avait déjà acquises. De
son côté, le plus grand collectionneur d’art contemporain britannique soutenait, par
ses achats continus, la cote de Hirst, validant financièrement le choix intellectuel du
jury. Pour les spéculateurs, les signaux étaient patents : institution et marché (réduit
au départ au seul M. Saatchi, doté cependant d’une puissance sans égale) allaient de
pair. Les spéculateurs ne pouvaient que suivre. Trois ans plus tard, le chiffre
d’affaires de Hirst avait augmenté de 1 039 % (4).
M. Saatchi a donc joué un rôle fondamental. « L’acheteur certifie désormais l’artiste,
tout comme l’académie le faisait au XVIIIe siècle »,constate le sociologue Alain
Quemin (5). Le grand collectionneur adoube l’artiste mieux qu’une institution, car il
cumule pouvoir financier et capital social. « Entendons par là, précise Nathalie
Moureau, cet ensemble de ressources qui tient à l’étendue et à la taille de son réseau
d’influences et à la capacité, pour chacun de ses membres, de faire connaître et
reconnaître son pouvoir de légitimation en matière d’art contemporain. Si l’on
prend la liste des deux cents plus grands collectionneurs, on découvrira par exemple
que la majorité d’entre eux appartiennent au conseil d’administration d’un musée. »
Inauguré en avril 2006, le Palazzo Grassi de Venise, acquis par M. François Pinault,
le géant du luxe français, pour y exposer ses collections, a eu pour directeur l’ancien
ministre français de la culture, M. Jean-Jacques Aillagon. L’un des principaux
acheteurs d’art contemporain chinois, le baron belge Guy Ullens, crée son musée-
fondation à Pékin (Ullens Center for Contemporary Art), le premier du genre en
Chine, en s’appuyant sur du personnel scientifique issu des meilleurs milieux
institutionnels. Appuyé par le commissaire-priseur suisse Simon de Pury, M. Saatchi
ouvre cet été son nouveau musée d’art contemporain à Chelsea, au cœur de Londres.
Comme à la Tate Modern, avec laquelle il entend bien rivaliser, l’entrée sera gratuite
pour le million de visiteurs attendus. La galerie sera flanquée de salles de classe, afin
que professeurs et lycéens puissent apprivoiser les œuvres exposées en compagnie
d’experts.
Il en est d’autres qui prennent pour modèles des stars qu’ils espèrent être les
premières acheteuses et prescriptrices d’une mode à venir en captant l’attention des
médias pour le plus grand profit de l’œuvre et de l’artiste. Le Britannique Marc Quinn
représente le corps nu du mannequin Kate Moss. L’Américain Koons, celui de
Michael Jackson en compagnie de son chimpanzé Bubbles (acquis 5,6 millions de
dollars chez Sotheby’s par un armateur norvégien). Koons a bien saisi qu’il fallait,
pour répondre aux attentes de sa clientèle, nourrir aussi son imaginaire en allant
piocher dans un répertoire formel qui lui est familier. Ainsi un cœur rose géant, un
diamant bleu ou vert, une panthère rose en porcelaine, s’ils déconcertent le plus
grand nombre, ravissent ceux qui y reconnaissent l’univers plastique de leurs
émotions quotidiennes. L’armoire à pharmacie (Lullaby) de Hirst ne composait-elle
pas une partie du mobilier d’un restaurant très couru du quartier de Notting Hill
(Pharmacy), où déambulaient des serveurs en blouses de chirurgien dessinées par
Prada, depuis revendu par son propriétaire... Hirst ?
Pour Caroline Bourgeois, directrice du Fonds régional d’art contemporain (FRAC)
d’Ile-de-France, dit « Plateau » (9), les nouvelles fortunes sont dans la « culture de
l’immédiateté. Les formes doivent être compréhensibles, aussitôt séduisantes.
Regarder un Jeff Koons demande moins d’effort que pour d’autres artistes ».
Mais, si Koons est si populaire, c’est aussi parce qu’il a su se faire apprécier des stars
(son mariage avec la Cicciolina, ex-papesse du porno, y a sans doute contribué).
Matériau à presse « people », l’artiste a ainsi doté ses pièces de cette aura médiatique
indispensable à l’ego de ses acquéreurs. Le paradoxe est que ce sont les acquéreurs
eux-mêmes qui donnent à la pièce son statut d’icône. A quel prix ? Le plus fort.
Parlerait-on de Hanging Heart, ce cœur rose géant chromé, noué d’un ruban doré, si
la pièce n’avait pas atteint un prix faramineux en salle des ventes ? Pour faire l’article,
Sotheby’s rappelait les milliers d’heures de travail que Koons (ou plus précisément les
ouvriers de son atelier) avait consacrées à la pièce. La maison était-elle à court
d’arguments, pour réactiver des critères qu’on pensait inappropriés au monde
artistique ? Qu’importe. Elle dispose, depuis le 14 novembre 2007, jour où le cœur
rose géant a été adjugé 23,6 millions de dollars (environ 16 millions d’euros, soit plus
que le record atteint par Hirst), d’un argument implacable : « S’il n’y avait rien,
pensez-vous réellement qu’un collectionneur aurait payé ce prix-là ? »
Plus la somme est élevée, plus la capacité à critiquer la pièce faiblit. Du vendeur au
commissaire-priseur, chacun a poussé à la hausse pour justifier à la fois son travail et
son revenu. « En fait, conclut ironiquement un observateur du marché, l’acheteur
s’est offert non une pièce mais un prix — un prix qui fait toute la valeur de la pièce.
Seulement, la pièce est parfois si faible qu’on se demande si l’argent a encore une
quelconque valeur dans ces milieux. »
Peu importe : l’art contemporain a le vent en poupe. Il assied les fortunes rapidement
acquises. « Il est ce pas-de-porte à payer pour entrer dans un circuit relationnel où
l’on vous juge sur des critères de solvabilité — droit d’entrée spectaculaire aux échos
médiatiques particulièrement importants pour les nouveaux entrepreneurs des pays
émergents », commente Aude de Kerros. Accessible, non élitiste comme le clame
Koons, il devient même l’adjuvant médiatique, commercial et démocratique de
certaines institutions qui se jugent trop corsetées par le poids de leur histoire. Fin
2008, les œuvres de Koons prendront place dans les jardins de Versailles. Ce qui ne
manquera pas de plaire à M. Pinault, l’un de ses grands collectionneurs. Or le
nouveau président de l’établissement public du musée et du domaine national de
Versailles est M. Aillagon, qui, pour cela, abandonna ses fonctions au Palazzo Grassi,
détenu par M. Pinault. Convergence d’intérêts ? Depuis 1998, M. Pinault est
également le propriétaire de Christie’s...
Bien sûr, les pays émergents ne sont plus à l’écart du phénomène, au fur et à mesure
que leurs richesses se développent. Après la Chine (lire « Les peintres chinois ont la
cote »), l’Inde, la Russie, le Brésil ? « Les acheteurs savent, observe Hervé Perdriolle,
spécialiste de l’art indien,que les prix de l’art contemporain indien suivront bientôt
la croissance du pays. Le point positif de ce soudain intérêt est d’accorder enfin une
reconnaissance financière à de grands artistes qui étaient encore boudés sur la
scène internationale. »
Les foires se multiplient aux quatre coins du monde, les maisons de ventes renforcent
leur pouvoir d’attraction avec des outils marketing de plus en plus puissants. « Là où
nous arrivions à intéresser cent personnes pour la vente d’une œuvre, nous en
touchons peut-être dix, vingt, trente fois plus aujourd’hui », confirme M. Grégoire
Billault, directeur du département art contemporain chez Sotheby’s. Et, comme
chacun sait, les prix grimpent sous le feu d’enchères plus nombreuses. Ils sont aussi
« montés » par ces maisons de ventes que certains observateurs n’hésitent pas à
qualifier de « pousse-au-crime du marché (10) ».
En cause, le système des prix garantis : pour persuader un propriétaire de vendre une
œuvre, le commissaire-priseur va lui assurer un montant élevé, et ce quel que soit le
résultat de l’enchère, à charge pour la société de ventes de payer la différence si le
prix effectivement atteint est inférieur. Dès lors, on va tout mettre en œuvre pour
valoriser la pièce — ce qui, souvent, passera moins par une étude approfondie
(technique, matière, audace du sujet...) que par la capitalisation de tout ce qui peut
satisfaire une clientèle fortunée mais pas forcément avertie. Comme, par exemple, un
précédent propriétaire prestigieux.
Ainsi, Artprice.com, leader mondial des banques de données sur la cotation et les
indices de l’art (vingt-cinq millions d’indices et résultats de ventes couvrant quatre
cent cinq mille artistes), fournit, moyennant finances, études, analyses, statistiques,
données économétriques. Les plus récentes (janvier 2008) calculent, en temps réel, la
confiance des acteurs du marché artistique pour suivre leurs réactions à des thèmes
d’actualité stricte (variations des Bourses, événement géopolitique, résultats d’une
vente médiatique...).