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1) L’activité artistique apparaît de moins en moins comme une activité sacrée, séparée,
numineuse dans le monde d’aujourd’hui. Il est loin le temps où un Picasso, un André
Breton, un Godart même, nous semblaient des personnes opérant dans un espace
différent de celui du commun des mortels. L’artiste contemporain (Luc Tuymans,
p.ex.), surtout s’il connaît le succès, se comporte désormais toujours plus comme un
publicitaire, un homme d’affaires, un entrepreneur.
2) La quantité d’œuvres d’art produite aujourd’hui est telle que plus personne n’est
capable d’en avoir une vue d’ensemble, et encore moins de pouvoir en juger la qualité.
Il est loin le temps où un Malraux pouvait prétendre constituer un musée imaginaire
global et bien informé enfermé entre 1000 pages de texte. La prolifération actuelle des
œuvres d’art aux 4 coins du monde ne permet plus à personne (ni à l’amateur d’art, ni
à l’artiste) de s’y retrouver. La perte de repères consacrés entraîne une relativisation
générale qui menace l’activité artistique en son cœur.
Lorsqu’on croise ces réflexions avec les réflexions, désormais classiques, que W.
Benjamin a consacrées à la perte d’aura1 des œuvres d’art à l’époque de leur
reproductibilité technique, on pourrait se risquer à constater que l’aura traditionnelle
propre aux œuvres d’art, loin de disparaître, est passée dans les marchandises, qui
accèdent dès lors au statut d’œuvre d’art en vertu de leur fétichisation extrême : hier
encore Georges Perec avait intuitionné ce développement. Dans son roman LES
CHOSES (1968), on suit un jeune couple parisien qui rêve de meubler son futur
appartement comme si chaque fauteuil, chaque lampadaire, chaque pièce de mobilier
pouvait désormais se targuer de la valeur auratique d’une pièce rare de musée.
Combien ne considèrent-ils pas aujourd’hui leur dernier I-phone, leur voiture BMW,
leur sac-à-main Dolce et Gabanna avec autant de jalousie qu’un collectionneur qui
chérit son chien gonflable (balloon dog) de Jeff Koons ? La fétichisation de la
1
Même si la définition de W. Benjamin demeure aussi remarquablement vague que lapidaire : « Nous
pourrions définir l’aura comme l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il » (L’œuvre d’art à l’époque
de sa reproductibilité technique, trad. Lionel Duvoy, Ed. Allia, p. 25).
marchandise s’accompagne donc chez le consommateur d’une régression du sens du
goût, au sens kantien du terme.
Et le soir venu, retranché dans la sphère privée de sa demeure, disposant des outils
d’auto-surveillance du type spotify, google, etc. tout un chacun est désormais à même
de se constituer son propre musée imaginaire sans avoir même à se donner la peine de
devoir se déplacer afin de se confronter en face à face avec Tintoretto ou le Bouddha
de Peshawar.