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À propos de Beauté Congo 1

et des expositions d’art contemporain


africain dans l’espace muséal français :
le retour du refoulé colonial ?

[…] le travail du commissaire ne se limite pas


à une simple accumulation d’œuvres juxta-
posées au hasard du déballage des caisses. Il
joue de l’installation pour produire du sens
par la mise en relation, presque syntaxique,
d’objets artistiques entre eux, mais aussi avec
le lieu qui les accueille et avec le texte qui les
encadrent. C’est en ce sens que l’exposition
peut être entendue sinon comme écriture, du
moins comme un récit 2.

Dans son article consacré à la figure de l’artiste commissaire


d’exposition, Julie Bawin souligne le rôle crucial de son implication
dans l’exposition et son impact majeur – en termes esthétiques et
politiques – sur la syntaxe de l’exposition comme sur sa sémiotique.
L’inscription du nom du commissaire dans un champ discursif bien
balisé contribue à accentuer la dimension éminemment narrative de
l’exposition dont il est en charge. L’exposition peut alors se lire
comme un chapitre de l’histoire de l’art, dont il propose une inter-
prétation personnelle qui se dévoile à travers l’ensemble du dispo-
sitif curatorial.
La lecture des expositions et de leur scénographie comme celle
des textes qui les accompagnent (les catalogues d’exposition notam-
ment, dans lesquels la parole du commissaire est particulièrement
mise en exergue) ont inspiré et nourri les auteures de ce dossier, en
accord avec l’idée de considérer l’exposition comme un récit et une

1
L’exposition Beauté Congo (1926-2015) – Congo Kitoko s’est tenue à la Fondation
Cartier à Paris de juillet 2015 à janvier 2016. Nous abrégerons le titre sous la
forme usuelle : Beauté Congo. L’exposition était accompagnée d’un catalogue :
Beauté Congo, 1926-2015 : Congo Kitoko. Exposition, Paris, Fondation Cartier pour
l’art contemporain, du 11 juillet au 15 novembre. [Catalogue dirigé par André
Magnin] [Contient des entretiens avec Chéri Samba, JP Mika, Bodys Isek Kingelez
et Kiripi Katembo]. Paris : Fondation Cartier, 2015, 380 p., ill.
2
BAWIN (Julie), « L’artiste comme scénographe ou comment réinventer
l’écriture des expositions », Textyles. Revue des lettres belges de langue française,
(Bruxelles : Éd. Le Cri), n°40, 2011, p. 55-64 ; p. 55-56.
98)

mise en scène, une mise en récit en somme, qui s’arrime à un


corpus de textes antérieurs portant sur la production artistique du
continent africain.
Ces trois contributions interrogent donc, plus ou moins direc-
tement, le rôle du commissaire d’exposition et la portée de son
discours qui façonne trois expositions dans lesquelles Beauté Congo
occupe une place nodale. Se dessinent, d’un texte à l’autre, les
contours de la figure auctoriale du commissaire d’exposition, au
sens de la « fonction auteur » définie par Michel Foucault dans
« Qu’est-ce qu’un auteur ? ». Le philosophe distingue les simples
auteurs des auteurs « instaurateurs » ou « fondateurs » de discursi-
vité 3 qu’il définit comme « ceux qui ont produit quelque chose de
plus : la possibilité et la règle de formation d’autres textes » 4. Les
textes qu’ils produisent pouvant à leur tour être soumis à des
« reprises » par d’autres auteurs, les nouveaux textes engendrés
peuvent être compris comme autant de « retours » impliquant la
réactivation d’une mémoire contre l’oubli :
Par « retour à », que faut-il entendre ? Je crois qu’on peut ainsi
désigner un mouvement qui a sa spécificité propre et qui carac-
térise justement les instaurations de discursivité. Pour qu’il y ait
retour, en effet, il faut d’abord qu’il y ait eu oubli, non pas oubli
accidentel, non pas recouvrement par quelque incompréhen-
sion, mais oubli essentiel et constitutif. L’acte d’instauration, en
effet, est tel, en son essence même, qu’il ne peut pas ne pas être
oublié. Ce qui le manifeste, ce qui en dérive, c’est, en même
temps, ce qui établit l’écart et ce qui le travestit 5.
En ce sens, les commissaires des expositions concernées peuvent
être considérés comme des auteurs opérant un retour à une discursi-
vité particulière, celle qui caractérise le corpus de textes apparte-
nant à la « bibliothèque coloniale », terme emprunté à Valentin-
Yves Mudimbe et issu de son essai foucaldien : The Invention of
Africa 6. Ces textes ne peuvent pas être profondément oubliés et
pourtant leur réactivation régulière produit l’effet d’une réminis-
cence du passé. C’est cette généalogie, à certains égards encom-
brante, voire gênante, que les auteures ont choisi de questionner.
Leurs textes sont autant de points de vue sur les choix curatoriaux
3
FOUCAULT (Michel), « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (Dits et écrits I), dans Philo-
sophie. Anthologie. Paris : Gallimard, coll. Folio, 2004, p. 290-318 ; p. 310 et 311.
4
FOUCAULT (M.), « Qu’est-ce qu’un auteur ? », art. cit., p. 311.
5
FOUCAULT (M.), « Qu’est-ce qu’un auteur ? », art. cit., p. 315.
6
MUDIMBE (V.-Y.), The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy and the Order of
Knowledge. Bloomington : Indiana UP ; London : James Currey, 1988, 241 p.
À propos de Beauté Congo (99

des expositions (essentiellement Beauté Congo, mais aussi Modernités


plurielles et Folk art africain ?), choix qui illustrent peut-être une sorte
de retour du refoulé colonial à travers la perpétuation d’un imagi-
naire des arts d’Afrique éculé.
Les journalistes participent largement à cette mise en récit,
concourant tant à diffuser les savoirs relatifs à l’exposition qu’à édi-
fier les contours d’une sorte de généalogie de l’art africain, en l’oc-
currence congolais, identifiant ses mentors et « découvreurs », ses
élèves, poulains et héritiers, posant des jalons, dessinant des styles,
inventant parfois des descendances, constituant des sérails, interpré-
tant aussi la réception des œuvres. Concernant Beauté Congo, si tous
ou presque s’accordent à reconnaître le tour de force du com-
missaire André Magnin qui a pu rassembler en un seul lieu une telle
variété d’œuvres congolaises et présenté probablement la plus
importante rétrospective de peinture moderne du pays 7, les
désaccords portant sur sa démarche et sa personnalité ne manquent
pas. Il n’est que de lire, dans Le Monde Afrique, l’entretien cinglant à

7
La catégorie « peinture moderne » renvoie, dans le contexte congolais, à deux
groupes de peintres issus de deux générations et régions différentes : ceux que
l’on a appelés les « imagiers congolais », ces peintres (Lubaki, Djilatendo...)
« découverts » par Georges Thiry et promus en Belgique par Gaston-Denys Périer
durant l’entre-deux-guerres ; et après 1950, les peintres de l’atelier du « Han-
gar » d’Élisabethville au Katanga. Par peinture moderne, nous entendons, par
opposition aux arts « traditionnels » le plus souvent anonymes, les œuvres – sur
papier, puis sur toile – signées, et par là liées à un nom d’auteur. Au sujet des
imagiers congolais, voir e.a. : HALEN (Pierre), « À propos de Gaston-Denys
Périer et de la notion d’“art vivant” », Alternatives modernistes (1919-1939). Dossier
dirigé par Pierre Halen et Anne Neuschäfer. Bruxelles : Éd. Le Cri, 2001
(Textyles, Revue des lettres belges de langue française, n°20, p. 46-56) ; disponible sur :
http://textyles.revues.org/913 [consulté le 22.05.2016] ; et ID., « Les douze
travaux du Congophile : Gaston-Denys Périer et la promotion de l’africanisme en
Belgique », Textyles, (Bruxelles), n°17-18, 2000, p. 139-150 ; en ligne :
http://textyles.revues.org/1391 [consulté le 22 mai 2016]. Voir aussi : CORNET
(Joseph-Aurélien) et al., 60 ans de peinture au Zaïre. Bruxelles : Les Éditeurs d’Art
Associés, 1989, 212 p. (et le compte rendu par Jean-Luc Vellut, dans Bulletin des
Séances de l’Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer, t. 36, n°4, 1990, p. 633-659).
Il est à noter que, concomitamment à Beauté Congo, les peintures de Djilatendo
étaient exposées à la Kunsthalle Basel ; Patterns for (Re)cognition, une exposition du
plasticien belge Vincent Meessen en proposait une lecture personnelle par une
superposition de son propre geste artistique à celui du peintre congolais. Cette
exposition a inspiré une sévère (et à nos yeux, injuste) critique à Patrick
Mudekereza : MUDEKEREZA (Patrick), « Remixage de l’Afrique, une nouvelle
fois », Contemporaryand, le 24 décembre 2015 : http://www.contemporaryand.
com/fr/magazines/remixing-africa-again/ [consulté le 15 mai 2016].
100)

ce sujet entre le plasticien Romuald Hazoumè 8 et le plus grand col-


lectionneur d’art du continent, Sindika Dokolo (entretien reconsti-
tué par le journaliste Serge Michel) 9. André Magnin n’est cependant
pas le seul commissaire à voir son travail mis en cause par la criti-
que. Claire Jacquet, directrice du FRAC Aquitaine qui a curaté, dans
son établissement, l’exposition Folk art africain ? Créations contempo-
raines d’Afrique subsaharienne 10 (dont André Magnin était le conseiller
artistique), a, elle, réclamé un droit de réponse suite à la critique au
vitriol de son exposition, signée par Séverine Kodjo-Grandvaux dans
Jeune Afrique : « Non, l’Afrique n’est pas folklorique ! » 11.
Autant d’exemples qui illustrent la perpétuation d’une tension à
propos de la définition de l’art contemporain africain et, plus géné-
ralement, des arts d’Afrique, tension entre, d’un côté, la tentation
d’une lecture indigéniste portée par un paternalisme de mauvais
aloi, et, de l’autre, l’attitude radicalement anticoloniale tendant à
refuser par principe tout ce qui pourrait faire écho aux discours
dominants pendant la période coloniale. Entre ces deux extrêmes, il
ne semble y avoir guère de place pour une position plus neutre qui
puisse permettre une critique dépassionnée et, à cet égard, l’on peut
se demander si le débat a beaucoup évolué depuis les années trente.
Si l’on situe son émergence dans le champ intellectuel français et
belge à cette époque, la période des années cinquante – à l’heure de
la décolonisation en marche – a vu se cristalliser, en France et en
Belgique, un débat sur la nature et l’avenir de l’art africain. Dans un
article synthétique, Pierre-Philippe Fraiture en propose une bril-
lante lecture à la lumière des positionnements analogues des tenants
de « l’ethnophilosophie » dans le monde de l’art au Congo (Pierre-
Romain Desfossés 12) et en France (la pensée diffusée par Présence

8
Il est l’auteur, entre autres, des célèbres masques-bidons, largement exposés
récemment à Paris, au Musée Dapper, au moment de l’exposition Initiés : Bassin
du Congo (2013).
9
MICHEL (Serge), « La querelle du sculpteur et du milliardaire », Le Monde
Afrique. Les débats, Cahiers du « Monde », n°21973, mercredi 9 sept. 2015, p. 6.
10
JACQUET (Claire), avec la collaboration d’André Magnin (conseiller artistique)
et de Florent Mazzoleni (conseiller scientifique), Folk art africain ? Créations
contemporaines en Afrique subsaharienne (catalogue d’exposition). Bordeaux : éditions
Confluences, 2015, 127 p.
11
KODJO-GRANDVAUX (Séverine), « Non, l’Afrique n’est pas folklorique ! »,
Jeune Afrique, 15 octobre 2015 : http://www.jeuneafrique.com/mag/271023/
culture/non-lafrique-nest-pas-folklorique/ [consulté le le 15 mai 2016].
12
Parfois orthographié Pierre Romain-Desfossés. Peintre français, spécialisé dans
les sujets de marine, né en 1887 à Brest, mort à Lubumbashi en 1954. La Seconde
Guerre mondiale l’amène en Afrique centrale, d’abord en A.E.F., notamment à
Brazzaville, puis au Congo Belge, d’abord au Kivu, puis au Katanga où il amène
À propos de Beauté Congo (101

africaine), positionnements qu’il met en perspective avec l’appré-


hension, par Valentin-Yves Mudimbe, de ce champ contesté, en ter-
mes de « reprises », comme le rappelle Emmanuelle Spiesse dans sa
contribution 13.
Quoi qu’il en soit, les expositions dont nous entretiennent les
auteures soulèvent des questions extrêmement sensibles, qui prou-
vent à foison combien, dans le domaine artistique d’Afrique (ou
associé à ce continent), l’art contemporain existe d’abord et avant
tout comme un champ sous haute tension qui fonctionne selon le
paradigme de la « main chaude » mis au jour par Nathalie Heinich 14.
S’y superpose en effet très vivement une invariable série de pro-
cessus de transgression assumée dans les expositions, de réaction du
public et de la critique qui s’ensuit et, in fine, d’intégration par
l’institution. Les expositions ici abordées s’étant déroulées dans un
passé très proche (l’année 2015), les contributions suivantes illus-
trent davantage les deux premières étapes de ce « triple jeu de l’art
contemporain » : la transgression qui ne se manifeste pas, dans ce
cas, par la provocation ou la quête de l’innovation perpétuelle, mais
plutôt par la réactivation d’un impensé colonial issu d’un temps que
l’on souhaiterait révolu, suivie de la réaction du public comme de la
critique à laquelle participent les auteures de ce dossier.
Emmanuelle Spiesse s’emploie à remettre en question deux pré-
supposés induits par les textes que le commissaire André Magnin
signe dans les catalogues d’exposition (Magiciens de la terre, Beauté
Congo et Folk art africain ?), et par ceux que la critique d’art consacre
à cet auteur : parce qu’il se présente comme « découvreur » et
« dénicheur de talents cachés », les artistes contemporains africains
lui seraient redevables de leur visibilité et de leur reconnaissance
internationale. Elle relève par ailleurs le refus, assez manifeste dans
son discours, d’historiciser l’art contemporain africain.
Se concentrant sur Beauté Congo, Anna Seiderer montre que le
choix de présenter, au sein de cette exposition, les œuvres d’art

avec lui son « ordonnance » le peintre Bela, dit Bela Sara en raison de son origine
tchadienne (il est originaire de Fort-Archambault, aujourd’hui Sarh, et de la col-
lectivité « Sara »). En 1944, il s’installe à Lubumbashi, où il fonde et anime l’ate-
lier dit « le Hangar », qui devint ensuite l’« Académie d’art populaire congolais ».
En 1945, il est un des initiateurs de l’Union Africaine des Arts et des Lettres
(UALL). Au sujet de son œuvre, voir la contribution d’Anna Seiderer.
13
FRAITURE (Pierre-Philippe), « Les Statues meurent aussi. Resnais, the death and
the after-death of African art », International Journal of Francophones Studies, vol. 18,
n°2-3, 2015, p. 191-214.
14
HEINICH (Nathalie), Le Triple Jeu de l’art contemporain. Paris : Minuit, 1998,
380 p.
102)

selon un parcours chronologique n’implique pas pour autant une


historicisation des œuvres présentées. Ce parti pris procède, selon
elle, d’une « déréalisation » des œuvres d’art qui occulte l’origine
coloniale et la dimension politique de la peinture dite moderne.
Quant à Nora Greani, elle s’attache à mettre en lumière les points
aveugles des expositions Modernités plurielles (celle-ci réunissant, à
Beaubourg, des œuvres du Congo-Brazzaville) et Beauté Congo
(consacrée à la production artistique du Congo-Kinshasa). Elle sou-
ligne que la présentation de ces rétrospectives nationales des deux
Congo n’a rien d’exhaustif et qu’elle passe sous silence une part
significative de l’histoire de l’art respective de ces deux pays.
 Maëline LE LAY

L’art contemporain d’Afrique vu par André Magnin :


reprendre ou défaire le discours d’un commissaire 15
En 2015, les artistes contemporains du continent africain furent
de nombreuses fois mis à l’honneur à l’occasion d’expositions orga-
nisées dans différentes institutions françaises (par exemple, Beauté
Congo, Lumières d’Afrique, Modernités plurielles, Folk Art Africain ?, Body
Talk… 16). En 2015, André Magnin, commissaire d’exposition de
Beauté Congo et conseiller artistique de Folk art africain ?, contribue
aux deux catalogues éponymes, tandis que son rôle dans la recon-
naissance mondiale de l’art contemporain d’Afrique est souligné par
la critique, ainsi qu’en témoigne notamment l’article d’Emmanuelle

15
« Reprendre » est une allusion à l’article de V.Y. Mudimbe dans lequel il ques-
tionne l’usage de la tradition dans l’art contemporain : MUDIMBE (V.Y.) « Repren-
dre : Enunciation and Strategies in Contemporary African Arts », in : OGUIBE
(O.) & ENWEZOR (O.), dir., Reading the Contemporary. African Art from Theory to
the Marketplace. London : Institute of International Visual Arts ; Cambridge (MA) :
MIT Press, 1999, 432 p. ; p. 32-47 ; ID., « “Reprendre”. Énonciations et stra-
tégies dans les arts africains contemporains », in : VAN BALBERGHE (É.) et al.,
éd., Papier blanc, encre noire. Cent ans de culture francophone en Afrique centrale (Zaïre,
Rwanda et Burundi). Bruxelles : Labor, coll. Archives du Futur, 1992, 2 vol.,
XCIV-690 p., ill. ; t. II, p. 491-517.
16
L’exposition Beauté Congo (1926-2015) – Congo Kitoko s’est tenue à la Fondation
Cartier à Paris de juillet 2015 à janvier 2016 ; l’exposition Folk art africain ?
Créations contemporaines en Afrique subsaharienne s’est tenue au FRAC Aquitaine de
Bordeaux de septembre à décembre 2015. ; Body Talk : féminisme, sexualité et corps,
FRAC Lorraine de Metz (d’octobre 2015 à janvier 2016) ; Lumières d’Afriques,
Théâtre National de Chaillot (novembre 2015).
À propos de Beauté Congo (103

Lequeux dans Beaux-Arts Magazine 17. La lecture de cet article et des


catalogues des deux expositions 18 m’a conduite à proposer
d’inscrire la reconnaissance internationale de la création
contemporaine en Afrique dans une perspective historique ainsi qu’à
interroger les discours qui accompagnent ces expositions.
« Il y a 25 ans, ils n’étaient rien » 19. C’est par cette phrase d’ac-
croche, provocatrice et aporétique, que l’auteure de l’article entend
dresser un pont entre Magiciens de la Terre 20 et Beauté Congo – Congo
Kitoko. Cette phrase balaie d’un même mouvement tout un pan de
l’histoire de l’art contemporain du continent africain pour faire la
part belle au nom d’André Magnin, celui-ci apparaissant ainsi
comme seul personnage incontournable – ou presque – du champ
durant le dernier quart de siècle 21. Le pronom « ils » désigne non
seulement Chéri Chérin, Chéri Samba, Moke et les artistes dont les
œuvres ont été visibles dans l’espace de la Fondation Cartier, mais
tous les artistes du continent africain dont des œuvres ont été expo-
sées dans le cadre de Magiciens de la Terre et qui, sans André Magnin,
seraient restés dans l’ombre ! Il s’agit là d’un point de vue à nuancer
urgemment. S’il est vrai que l’art et les artistes contemporains
d’Afrique apparaissent sur le devant de la scène en Europe à partir
des années 1980, l’émergence de l’art contemporain sur le conti-
nent ne date pas de 1989 et se donne à voir bien au-delà des murs de

17
LEQUEUX (Emmanuelle), « De New York à Paris, la folie des artistes afri-
cains », Beaux-Arts Magazine, mars 2016, p. 38-51.
18
Beauté Congo, 1926-2015 : Congo Kitoko, op. cit. ; JACQUET (Claire), MAGNIN
(André) et MAZZOLENI (Florent), Folk art africain ? Créations contemporaines en
Afrique subsaharienne. [catalogue d’exposition]. Bordeaux : Éd. Confluences, 2015,
127 p., ill.
19
LEQUEUX (E.), « De New York à Paris… », art. cit.
20
En 1989, Magiciens de la terre est la première exposition européenne réunissant
dans la même salle des artistes contemporains occidentaux et non occidentaux.
Magiciens de la terre. Retour sur une exposition légendaire. Sous la direction de Jean-
Hubert Martin et Annie Cohen-Solal. Paris : Éditions Xavier Barral / Centre
Georges Pompidou, 2014, 400 p. Cette exposition essuie depuis de nombreuses
critiques : on lui reproche son parti pris d’exposer surtout des artistes dits « auto-
didactes ». Voir à ce sujet : HARNEY (Elizabeth), In the Senghor’s Shadow. Art Poli-
tics, and the Avant-Garde in Sénégal. Durham / London : Duke University Press,
2004, 316 p. Ou encore : MURPHY (Maureen), « Des Magiciens de la terre à la
globalisation du monde de l’art : retour sur une exposition historique », Critique
d’art. Actualité internationale de la littérature critique sur l’art contemporain, n°41,
printemps-été 2013 [mis en ligne le 24 juin 2014, consulté le 5 mai 2016. URL :
http://critiquedart.revues.org/8307]
21
Emmanuelle Lequeux (art. cit.) cite dans le corps de son article bien d’autres
contributeurs mais ne leur accorde pas le même statut.
104)

Beaubourg et de la grande Halle de La Villette qui ont accueilli


Magiciens de la Terre.
Dès 1968, Ulli Beier, critique d’art et collectionneur allemand 22,
publie à Londres Contemporary Art in Africa, un ouvrage attestant de la
vitalité artistique de plusieurs pays africains dont l’Éthiopie, le
Ghana, le Kenya, le Nigeria… 23 Parmi les artistes cités, certains
jouissaient déjà d’une notoriété internationale. L’artiste nigérian
Twins Seven-Seven (1944-2011), pour ne mentionner qu’un exem-
ple, était déjà connu et coté lorsqu’il fut exposé dans le cadre des
Magiciens de la Terre : la critique d’art nigériane recensait son travail
dans les revues culturelles du Nigeria et ses œuvres étaient collec-
tionnées par certains intellectuels et/ou hommes d’affaires nigé-
rians, ainsi qu’en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis… 24
Cette production artistique a toujours été accompagnée des dis-
cours de multiples agents (artistes, mécènes, collectionneurs, histo-
riens de l’art, critiques ou commissaires d’exposition africains ou
occidentaux) qui, jusqu’à aujourd’hui, n’ont jamais cessé de criti-
quer la persistance de l’idée eurocentriste d’une indépassable
authenticité de l’art africain, idée largement diffusée par André
Magnin dans les nombreux textes dont il est l’auteur, et singuliè-
rement dans « 90 ans d’art moderne et contemporain au Congo » 25.
Une des particularités de l’art contemporain africain est de n’avoir
échappé ni au renvoi inconditionnel à son « authenticité » (soit un

22
(1922-2011). Spécialiste du Nigeria, de la poésie et du théâtre, également
enseignant et, plus tard, directeur-fondateur de l’Iwalewa-Haus à l’Université de
Bayreuth (1981-1997).
23
BEIER (Ulli), Contemporary Art in Africa. Londres : Frederick A. Praeger Publi-
shers, 1968, 173 p.
24
« Les œuvres de Twins Seven-Seven avaient un succès fou auprès des expatriés
américains et des expositions à l’ambassade étaient régulièrement organisées »
(entretien avec Cornélius Adepeba, professeur d’histoire de l’art, Institut of
African Studies, Université d’Ibadan (Nigeria), 12 août 2001). Voir aussi :
CROWTHER (Michael), « The Contemporary Nigerian Artist : His patrons, His
Audience and His Critics », Présence africaine, n°105/106, 1978, p. 130-145 ;
BEIER (Ulli), « Nigerian Art Patrons », African Art, (Los Angeles), août 1988,
p. 82-83 ; Wole Soyinka, dans son autobiographie fictionnelle, Ibadan. Les années
pagailles [Ibadan. The Penkelemes Years], évoque notamment Femi Johnson, directeur
d’une grande compagnie d’assurance ibadanaise. Il se décrit lui-même comme
mécène incontournable des troupes de théâtre : SOYINKA (Wole), Ibadan. Les
années pagailles. Mémoires 1946-1965. Traduit de l’anglais (Nigeria) par Etienne
Galle. Arles : Actes Sud, 1997, 499 p. ; p. 104-106 ; EDIGBE (J.O.S.), Artwork
collectors : the Art and Living 2. Lagos / London / Los Angeles / Lusaka : Artifacts
international Ltd, 1989-1990, XV-281 p.
25
MAGNIN (A.), « 90 ans d’art moderne et contemporain au Congo », dans Beauté
Congo, 1926-2015 : Congo Kitoko, op. cit., p. 22-25.
À propos de Beauté Congo (105

art présentant des caractéristiques formelles et thématiques répon-


dant à l’imaginaire stéréotypé de l’Afrique), ni à l’obsession classifi-
catoire, et cela dans la construction des savoirs aussi bien occiden-
taux qu’africains 26. Bien que la notion d’authenticité soit extrême-
ment complexe et polysémique 27, un certain consensus académique
se dégage en faveur de l’idée qu’une production artistique africaine
contemporaine ne serait authentique qu’à la condition de ne pas
avoir été influencée par des références artistiques européennes 28.
Dès sa reconnaissance, et plus particulièrement à partir de l’exposi-
tion Magiciens de la Terre, l’art contemporain d’Afrique semble subir
le poids d’une rhétorique coloniale. En effet, pendant l’époque
coloniale, l’obsession des ethnologues était de préserver une authen-
ticité menacée par la présence de la modernité occidentale ; donc de
collecter et de classer des objets issus d’une société « sans histoire »
et inscrite dans l’immuabilité 29. Mais le fait est que, depuis la fin des
années 1980, la création contemporaine du continent est accueillie
dans les lieux d’exposition les plus prestigieux du monde, et les
partis pris des commissaires ont dès lors dû essuyer de nombreuses
critiques. Notamment celle de Rasheed Araeen, artiste londonien né
au Pakistan, critique d’art et commissaire d’exposition, qui, en
signant l’article « Our Bauhaus, others Mudhouse »30, dénonce le
choix d’exposer les œuvres d’artistes dits « autodidactes » parce que
prétendument garants d’une authenticité, ou encore la critique

26
En 1986, l’historien de l’art Kojo Fosu propose une classification de l’art
contemporain africain, tout comme Cornelius Adepegba dans les années 1990 ;
cf. FOSU (Kojo), 20th Century Art of Africa. Accra : Artists Alliance, 1993, IV-
245 p. ; ADEPEGBA (Cornelius), Nigerian Art : its Traditions and Modern Tendencies.
Ibadan : Jodad Publisher, 1995, IX-168 p.
27
Voir le brillant exposé de Nathalie Heinich à propos de cette notion : HEINICH
(Nathalie), « Art contemporain et fabrication de l’inauthentique », Terrain, sep-
tembre 1999, p. 5-16 [mis en ligne le 9 mars 2007, consulté le 15 février 2016
sur le site : http://terrain.revues.org/2673].
28
C’est ce qui fait dire à Jean Pigozzi, l’un des grands collectionneurs d’art
contemporain d’Afrique : « Un art extraordinaire est en train d’émerger, créé par
des artistes aux noms étranges qui j’imagine ne connaissent ni Picasso ni Klee, ni
Michel-Ange ni Matisse... et je ne peux même pas les situer sur le globe » (cité
par Elizabeth Harney, In the Senghor’s Shadow, op. cit., p. 233).
29
À ce sujet, lire : KASFIR (Sidney), « African Art and Authenticity : A Text with
a Shadow », in : Reading the Contemporary, op. cit., p. 88-113.
30
ARAEEN (Rasheed), « Our Bauhaus, others Mudhouse », Third Text Africa, n°6,
spring 1989, p. 3-14. Ou encore : PICTON (John), « In Vogue or The Flavour of
the Month, the New Way to Wear Black », in : Reading the Contemporary, op. cit.,
p. 114-127.
106)

d’Olu Oguibe, ironisant à propos d’une « Europe qui serait raison


pendant que l’Afrique, elle, resterait magique » 31.
Les expositions Contemporary African Artists : Changing Tradition
(1991) ou Seven Stories about Modern Art in Africa (1995) marquent les
années 1990 parce qu’elles portent une grande attention à l’artiste
et au contexte dans lequel il produit ; elles sont les premières du
genre 32. Dans les années 2000, le commissaire d’exposition et criti-
que d’art Okwui Enwezor dénonce l’eurocentrisme des deux expo-
sitions Magiciens de la terre et Africa Explores (1991), et souhaite ins-
crire la création contemporaine dans une démarche postcoloniale 33.
Dans le catalogue de l’exposition Africa Remix (2005) 34, le commis-
saire Simon Njami s’emploie à envelopper l’Afrique dans une forme
poétique en usant d’images volontairement vagues mais rappelant
tout de même de nombreux mythes, dont celui de l’explorateur 35.
André Magnin énonce à cet égard un double discours paradoxal.
En effet, dans le catalogue de Folk art africain ?, il prend soin d’insis-
ter sur l’évident « métissage » dont sont issues nombre des produc-
tions artistiques du continent 36, mais dans le catalogue de la fonda-
tion Cartier, il ne cesse d’enfermer les productions congolaises à
31
Lorsqu’il déclare « L’Europe serait raison mais l’Afrique reste magique », Olu
Oguibe pointe du doigt les clichés qui perdurent concernant le continent africain.
Voir à ce sujet la vidéo produite à l’occasion du colloque Au-delà de l’Effet Magi-
ciens, Le Peuple qui manque, 6-8 février, 2015, à visionner sur le site :
www.lepeuplequimanque.org/magiciens [mis en ligne le 7 juillet 2015 ; consulté
le 25 février 2016].
32
STANISLAUS (Grace), Contemporary African Artists : Changing Tradition. New
York : The Studio Museum in Harlem, 1990, 120 p. ; DELISS (Clémentine), Seven
Stories about Modern Art in Africa. London : Whitechapel Art Gallery, 1996, 319 p.
33
Susan Vogel, assistée par Ima Ebong, était commissaire de l’exposition Africa
Explores : 20th Century African Art au Center for African Art de New York. Pour
montrer la multiplicité et la variété de la production artistique du continent, elle
propose un classement (art traditionnel, art urbain, art international…) ; cf.
VOGEL (Susan), ed., Africa Explores : 20th Century African Art [catalogue
d’exposition]. New York : The Center for African Art, 1991, 294 p., ill.
34
L’exposition Africa Remix a été accueillie dans différentes villes européennes et
une ville africaine (Düsseldorf, Londres, Paris, Stockholm, Tokyo, Johannesburg)
entre 2005 et 2007 ; cf. BERNADAC (Marie-Laure) et al., éd., Africa Remix. L’art
contemporain d’un continent : exposition présentée au centre Pompidou, Galerie 1, du
25 mai au 8 août 2005. Paris : Centre Georges Pompidou, 2005, 337 p.
35
Simon Njami joue sur ce registre ainsi qu’en témoignent les expressions sui-
vantes : « chaos », « terrain neuf, récemment découvert », « mal connue » ;
cf. NJAMI (Simon), « Chaos et métamorphose », dans Africa Remix, op. cit., p. 15,
21.
36
« Il n’y a pas de pureté culturelle essentielle des identités européenne, africaine,
océanienne, etc. » – MAGNIN (A.), « Sans titre, sans fin », dans Folk Art africain ?,
op. cit., p. 76.
À propos de Beauté Congo (107

l’intérieur de leurs frontières étatiques. Il affirme par exemple que


les artistes « découverts » par l’administrateur Georges Thiry dans
les années 1920, Lubaki et Djilatendo, qui peignent sur les murs de
maisons villageoises, n’ont pas subi d’influences extérieures alors
que, depuis les années 1990, des historiens tels que Georges Dupré
et des historiens de l’art tels que John Picton ont montré l’existence
de visuels (images chrétiennes, journaux, publicités…) avec lesquels
ces peintres étaient familiarisés 37. De même, privilégiant le lien
entre les « maîtres » de la peinture congolaise – Chéri Chérin, Chéri
Samba et l’élève JP Mika –, Magnin évite toute comparaison avec
l’œuvre d’artistes internationaux tels que Yinka Shonibare, artiste
londonien d’origine nigériane plaçant au cœur de ses démarches
artistiques les tissus « wax », emblèmes d’une Afrique connectée.
Cela aurait pu permettre d’inscrire la production congolaise dans
une histoire de l’art globalisée. À l’heure où de nombreuses publi-
cations ou manifestations proposent une décolonisation des archives,
des musées, de l’esthétique… 38, l’histoire de l’art n’échappe pas à
la nécessité d’une décolonisation de ses discours.
Si André Magnin a incontestablement réussi un coup de maître en
réunissant des œuvres d’une aussi grande qualité, s’il a choisi de se
placer du point de vue de l’explorateur et du conteur afin de privilé-
gier l’émerveillement et l’émotion du spectateur ou du collection-
neur, ce succès et ce parti pris ne devraient pas pour autant interdire
l’inscription de l’art congolais dans une histoire de l’art globale,
comme il le fait en conclusion de son texte : « L’art congolais n’ap-
partient qu’à lui-même, il est vain de l’inscrire dans l’histoire de
l’art » 39… À moins que cette contribution appelle une déconstruc-

37
DUPRE (Georges), « La signification de la perspective dans sept tableaux de
Tshimbumba Kanda-Matulu », dans Art pictural zaïrois. Sous la direction de
Bogumil Jewsiewicki. Lille : Presses du Septentrion, 1992, p. 140 ; PICTON
(John), « Undressing Ethnicity », African Arts, vol. 34, n°3, 2001, p. 60-73, 93-
95.
38
Decolonising Archives, éd. en ligne, 2016, http://www.internationaleonline.org/
bookshelves/decolonising_archives ; Decolonising Museums, éd. en ligne, 2015,
http://www.internationaleonline.org/bookshelves/decolonising_museums ; De-
colonising knowledge and aesthetics, 2012-2014, Centre for Postcolonial Studies,
Goldsmiths University of London & Matadero Madrid ; http://www.mav.org.es
/documentos/ensayos%20nov/Decolonial%20aesthetics_MATAGOLD.pdf [sites
consultés le 15 mars 2016].
39
MAGNIN (A.), « 90 ans d’histoire de l’art au Congo », dans Beauté Congo, 1926-
2015 : Congo Kitoko, op. cit., p. 22 ; MURPHY (Maureen), « Des Magiciens de la
terre à la globalisation du monde de l’art : retour sur une exposition historique »,
Critique d’art. Actualité internationale de la littérature critique sur l’art contemporain,
108)

tion et que, une fois déconstruite, elle ouvre sur l’écriture d’une
histoire de l’art dont – à une bien plus grande échelle – l’histoire
mondiale de l’art ne peut faire l’économie.
 Emmanuelle SPIESSE 40

Beauté Congo, un art sans histoire


« Mettre à l’honneur l’extraordinaire vitalité culturelle de la
République démocratique du Congo » 41, tel était l’objectif pour-
suivi par l’exposition présentée en 2015, pendant six mois, à la
Fondation Cartier pour l’Art contemporain à Paris. Cette exposition
se présentait comme un manifeste pour la Fondation qui confirmait
ainsi sa mission de promotion et de diffusion de l’art contemporain
africain : Beauté Congo
témoigne de [son] engagement envers l’art contemporain afri-
cain. Elle s’inscrit dans la continuité des expositions indivi-
duelles [d’artistes congolais] Bodys Isek Kingelez (1995) et J’aime
Chéri Samba (2004) ainsi que des expositions collectives Un art
populaire (2001) et Histoires de voir, Show and Tell (2012) 42.
Le parti pris de la Fondation est de présenter, comme œuvres d’art
contemporaines, des travaux qui sont généralement tenus en marge
du champ, catalogués comme art « naïf », « art brut » ou encore
comme « art populaire ». Ce changement de regard s’inscrit dans la
continuité d’un mouvement initié, en France, par l’exposition Magi-
ciens de la Terre, présentée au Centre Pompidou en 1989.
Cette posture institutionnelle de défense et de reconnaissance de
ces formes d’arts « non occidentales » se fonde sur un discours
ambivalent dont nous tenterons d’expliciter les contradictions. Au-
delà des enjeux politiques explicites et des répercussions économi-
ques évidentes, il s’agit de voir si cette posture ne reconduit pas une
exotisation qu’elle cherche précisément à abolir, et qui correspon-
drait à ce que Foster qualifie, dans son désormais célèbre texte
« L’artiste en ethnographe », de « paternalisme idéologique » 43.

printemps/été 2013 : https://critiquedart.revues.org/8282 [mise en ligne le


24 juin 2014 ; consultée le 15 avril 2016].
40
Chercheuse associée au LAM – Les Afriques dans le monde, Bordeaux.
41
Extrait du dossier de presse.
42
Extrait du dossier de presse.
43
FOSTER (Hal), Le Retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde. Bruxelles : La
Lettre Volée, 2005, 217 p.
À propos de Beauté Congo (109

En effet, si la grande affluence du public 44 confirme un intérêt


général pour les pratiques artistiques contemporaines africaines, il
convient d’analyser le dispositif scénographique de l’exposition, à
travers lequel ces œuvres sont appréhendées. Permet-il d’assurer
une rupture avec la lecture exotique qui a longtemps prévalu dans
l’histoire de la réception des arts d’Afrique ? À quel prix cette
reconnaissance institutionnelle est-elle opérée ?
Une histoire en creux
Le commissaire de l’exposition, André Magnin, est un acteur
majeur de la scène artistique africaine qu’il a parcourue pendant de
nombreuses années afin de constituer la collection d’art contem-
porain africain (CAAC) de Jean Pigozzi à Genève. Lorsque Magnin
présente l’art congolais comme une production autotélique, ne ren-
voyant qu’à ses propres formes ou à sa propre esthétique, son dis-
cours soulève un certain nombre de questions et cristallise les para-
doxes qui marquent l’exposition :
L’art congolais n’appartient qu’à lui-même. Il est vain de cher-
cher à l’inscrire dans l’histoire de l’art. Il n’y a pas de discours
pour conduire le goût, pour justifier un trait, une forme ou une
couleur. Cet art s’appréhende par la connivence des regards.
[…] Cet art ne se rattache à rien. Le public n’a pas de mode
d’emploi pour le goûter, sinon une disponibilité d’esprit qui le
fera se l’approprier, chacun à sa manière 45.
Se croisent ici trois registres de discours : le registre dominé par
la conception romantique de l’art développée au XIXe siècle, le regis-
tre qui est porté par l’histoire coloniale à laquelle l’histoire de l’art
moderne congolais est intimement liée et celui qui est induit par
l’économie libérale qui universalise ces œuvres en les présentant
comme de purs objets de délectation, c’est-à-dire en les transfor-
mant en marchandises.
Pourtant, les œuvres exposées comme certains textes du catalo-
gue contredisent précisément cette rhétorique de l’art pour l’art en
réinscrivant ces productions dans une démarche heuristique, loin de
la partialité du jugement de goût auquel elles pourraient être rédui-
tes dans une perspective esthétisante.

44
L’exposition fut prolongée jusqu’à fin janvier 2016.
45
MAGNIN (A.), « 90 ans d’art moderne et contemporain au Congo », dans Beauté
Congo, 1926-2015 : Congo Kitoko, op. cit., p. 25.
110)

Cette dernière est condamnée par Walter Benjamin qui dénonce


une « théologie de l’art » 46 à laquelle il reproche de manquer les
aspects sociaux et politiques. D’une plume plus grinçante, Chinua
Achebe compare cette posture à « un quelconque morceau de merde
de chien désodorisé » 47. La trivialité du propos est proportionnelle à
la doctrine que dénonce l’auteur, à savoir la « déréalisation » de
l’objet par sa réification comme marchandise. En termes marxiens,
nous dirions qu’il condamne la substitution de la valeur d’échange à
la valeur d’usage (celle-ci étant, pour une œuvre, son inscription
sociale et sa portée politique).
Comment l’exposition met-elle paradoxalement en œuvre cette
« déréalisation » des productions congolaises ? Elle se déploie en
cinq périodes réparties sur deux étages. Le sous-sol est consacré aux
« artistes précurseurs » – les peintres modernes du Congo des
années vingt aux années cinquante –, à la photographie qui couvre
les dernières années de la période coloniale jusqu’aux années
soixante-dix avec les photos de Jean Depara et d’Ambroise
Ngaimoko, et enfin à l’élan postmoderniste des années quatre-vingt,
représenté par les sculptures et installations de Bodys Isek Kingelez
et Rigobert Nimi. Le rez-de-chaussée présente les toiles grand
format des figures majeures de la peinture populaire comme Chéri
Samba, Chéri Chérin, Moke, le bédéiste Papa Mfumu’eto 1er et
leurs successeurs JP Mika et Monsengo Shula. Une sélection musi-
cale diffuse des rythmes entraînants dans cette salle aux couleurs
éclatantes 48. Enfin, la quatrième section est consacrée à la dernière
génération d’artistes comme le collectif kinois Eza possible, Pathy
Tshindele, ou encore Kura Shomali.
L’intérêt majeur de l’exposition est de rassembler cette grande
diversité d’œuvres modernes et contemporaines. Ce qui surprend,
par contre, c’est le contraste entre la dimension provocatrice des
œuvres contemporaines, qui se manifeste autant par la composition
graphique que par les couleurs éclatantes et contrastées, et ce qu’on
pourrait appeler la « docilité » des tableaux modernes. Si les toiles
contemporaines sont pour la plupart de véritables satires sociales qui
dépeignent avec humour et sarcasme une situation politique désas-
treuse, les peintures modernes (datant des années 1920-1930)
rassemblées au sous-sol de la Fondation frappent par le caractère

46
BENJAMIN (Walter), L’Œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique
[1955]. Paris : Gallimard, 2000, 281 p.
47
ACHEBE (Chinua), Morning Yet on Creation Day. Michigan : Heinemann
Educational, 1975, 19 p.
48
La sélection a été faite par Vincent Kenis et Césarine Sinatu Bolya.
À propos de Beauté Congo (111

apparemment dépolitisé de leurs motifs représentant essentiel-


lement la faune, la flore et des scènes de vie quotidienne. Or, ces
deux « impulsions artistiques » 49 sont pourtant bien inscrites dans
l’his-toire politique du Congo.
Un horizon colonial
La première génération d’artistes exposés dans la partie réservée
à la « peinture moderne » a été « découverte » par le fonctionnaire
colonial belge Georges Thiry 50, tandis que la seconde a été formée à
l’Atelier du Hangar, fondé à Élisabethville (aujourd’hui Lubumba-
shi) par l’officier de marine français Pierre-Romain Desfossés au
lendemain de la seconde Guerre mondiale 51. Deux films coloniaux
réalisés en 1952 décrivent l’avènement de la peinture de chevalet
pratiquée par les artistes de ces deux générations comme la réalisa-
tion d’une « ambition civilisatrice ». Dans Arts congolais aujourd’hui,
Gérard De Boe précise que c’est
l’exemple de nos explorateurs et l’importation européenne de
papier, de crayons et de colorants qui détermina l’entrée de nos
Congolais dans l’art du chevalet […] C’est ainsi que sont nées
certaines écoles dont l’ambition civilisatrice avouée dans le
choix des sujets comme dans son interprétation et son expres-
sion donne lieu à des imitations quelque fois un peu serviles mais
dont les productions font présager beaucoup 52.
Dans Peintres bantous, André Scohy tente d’établir des résonnances
avec des courants des maîtres anciens ; il fait de Tombé le
« Breughel africain », de Kiabella le « primitif Siennois » ou de Bela
Sara l’inventeur d’un style, « le digitalisme » (la peinture avec le
doigt). Le propos de Scohy est symptomatique de l’ambivalence
historiquement accordée à ces productions, qui sont appréciées
parce qu’elles confirment la réussite du projet civilisateur, incarné
en ce cas dans le champ de l’art par la peinture de chevalet, mais qui
49
MAGNIN (A.), « 90 ans d’art moderne et contemporain au Congo », art. cit,
p. 24.
50
Parmi ces artistes, mentionnons Albert et Antoinette Lubaki, Djilatendo, Paul
Mampinda, Ngoma.
51
Concernant Pierre-Romain Desfossés, voir la note supra. Les artistes de
l’Atelier du Hangar d’Élisabethville exposés sont : Bela Sara, Buya, Grégory,
Norbert Ilunga, Sylvestre Kaballa, Kabeya, Kayembe, Raphaël Kalela, Jean-Bosco
Kamba, Oscar Kilima, Lukanga, Pilipili Mulongoy, Mwema et Mwenze
Kibwanga.
52
Extrait du film de Gérard De Boe, Arts congolais aujourd’hui. Bruxelles : Centre
d’information et de documentation du Congo belge et du Ruanda Urundi (CID),
1952, 10.45’
112)

témoignent simultanément d’une étrangeté fascinante, en repré-


sentant
d’abord des scènes de vie quotidienne, mais bientôt de ces for-
mes familières fusèrent une vie chaotique, un ordre baroque,
des figures inquiétantes apparurent, des objets de cauchemars,
comme dans un acte de sorcellerie ces formes se disloquèrent,
se mirent à tournoyer dans un vent de folie ou de magie, tout
est mystère dans cette peinture congolaise, quelle hérédité ense-
velie chargée d’ésotérisme et de traditions vient de revoir le
jour par l’expérience d’Élisabethville ? 53
Pour une histoire de l’art critique
Ces discours à la tonalité quasi-mystique contrastent avec l’ana-
lyse du romancier Jean Bofane In Koli, qui ébauche une histoire de
l’art congolais en rappelant les contextes sociaux et politiques de
chacun des peintres exposés afin d’élaborer une lecture critique des
œuvres :
Djilatendo évoque plus qu’il n’affirme. Son bestiaire se compose
de léopards tracés à gros traits rapides, de canetons en file
indienne qui préfigurent les jeunes prostituées du même nom,
parcourant les mines artisanales sur d’étroits sentiers 54.
L’exploitation des mines du Kasaï, la prostitution, les rapports de
domination qui se polarisent entre les Balubas et les administrateurs
coloniaux sont, d’après lui, au cœur des tableaux. La composition
formelle des tableaux de Mampinda s’apparente aux inventaires
dressés par les administrateurs coloniaux : dans ses œuvres, l’artiste
classe et organise la vie quotidienne au Kasaï dans les années trente ;
ses toiles sont, à ce titre, paradigmatiques des changements provo-
qués par la présence coloniale.
Si Beauté Congo a le très grand mérite de présenter des œuvres
majeures de la création artistique congolaise, le dispositif scéno-
graphique tisse une trame narrative qui les coupe de la complexité
sociale et historique dont elles sont porteuses. La scénographie cons-
truit une histoire de l’art du Congo qui se réduit à un enchaînement
chronologique de productions formelles se succédant les unes aux
autres. Ainsi, les peintures modernes présentées au sous-sol se
caractérisent par leur « originalité aimable » 55, qui contraste avec les

53
Extrait du film d’André Scohy, Peintres bantous. Bruxelles : CID, 1952, 12’.
54
BOFANE In Koli (Jean), « Démystifier la tradition », dans Beauté Congo, 1926-
2015 : Congo Kitoko, op. cit., p. 58.
55
Expression d’André Scohy dans Peintres bantous, op. cit.
À propos de Beauté Congo (113

œuvres contemporaines exposées à l’étage, d’où fusent des couleurs


éclatantes et dont les thèmes satiriques se mêlent aux rythmes de
musique populaire. Mais dans les deux cas, c’est-à-dire lorsque la
portée critique est passée sous silence ou lorsqu’elle devient au
contraire le thème central des œuvres (voire leur raison d’être), elle
est subsumée dans un regard esthétisant qui transforme ces gestes
artistiques éminemment politiques en biens culturels.
 Anna SEIDERER 56

D’une rive à l’autre du fleuve Congo : les expositions


Modernités plurielles et Beauté Congo
23 octobre 2013. Après plusieurs semaines de fermeture de son
cinquième niveau, le Centre Pompidou ouvre les portes de sa toute
nouvelle exposition : Modernités plurielles de 1905 à 1970. L’accro-
chage inédit de mille pièces issues des collections modernes du
musée entend concourir à un rééquilibrage de la représentativité
d’artistes ou de collectifs minorés sur la scène internationale, au
travers de la présence renforcée des artistes femmes et de l’élargis-
sement géographique aux espaces trop souvent marginalisés. En
ouvrant le compas au maximum, la chronologie retenue tente
d’échapper au biais ethnocentrique relatif au concept même de
« modernité artistique » : toutes les conceptions culturelles de la
notion d’art moderne doivent pouvoir être réunies lors de cette expo-
sition.
À cette occasion, le continent africain se voit octroyer une salle
spécifique, réunissant quatorze œuvres (peintures sur toile et sculp-
tures). Parmi cette sélection drastique d’art africain, la part belle est
faite à un pays occupant jusque-là une place périphérique sur la
scène artistique internationale : le Congo-Brazzaville 57. Trois œu-
vres sont mises en pleine lumière pour la première fois 58 : deux
huiles sur toile de dimension modeste datant de 1958, Marché en AEF
de Nicolas Ondongo et Retour au marché de Jacques Zigoma, ainsi
qu’une grande gouache sur toile, sans titre et sans date, de Marcel
56
Maîtresse de conférences en arts plastiques à l’Université de Paris 8.
57
Jusque-là, aucune présence d’artiste originaire du Congo-Brazzaville dans un
musée de renommée internationale n’avait été enregistrée, à l’exception notable
de la plasticienne Bill Kouélany lors de la Documenta de Cassel en 2007.
58
Auparavant conservées au Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, puis acquises
par le Musée du Quai Branly, ces œuvres n’avaient jamais été présentées au
public.
114)

Gotène, reproduite dans le catalogue et dans le court film promo-


tionnel officiel de l’exposition 59.
Si ce coup de projecteur porté sur l’œuvre de Marcel Gotène lui
confère une reconnaissance posthume majeure 60 et constitue un
signe tangible de l’intégration de la peinture du Congo-Brazzaville
dans les plus hautes sphères du monde de l’art, la célébration de la
modernité artistique nationale est comme biaisée par l’omission de
tout un pan de l’histoire de l’art congolaise. En effet, l’exposition ne
désigne comme « modernes » que les seules œuvres réalisées par des
membres de l’École de peinture de Poto-Poto, célèbre établisse-
ment de formation et de création fondé neuf ans avant l’indépen-
dance (en 1951) par un officier de marine français, Pierre Lods 61.
La réputation de cette école d’art se fonde sur un style propre, le
style « Mickey », caractérisé par de petites silhouettes humaines
schématisées et peintes en noir, se dégageant sur un fond vivement
coloré. Les scènes représentées traduisent une vision enchantée et
mythifiée de l’Afrique (joueurs de tam-tam, scènes de marché, dan-
ses rituelles, faune sauvage, etc.), loin de tout indice d’une quel-
conque modernité. Les toiles de Nicolas Ondongo et de Jacques
Zigoma exposées à Pompidou sont tout à fait représentatives de cet
exotisme anhistorique et apolitique.
Bien qu’il n’ait passé que deux ans au sein de l’École de Poto-
Poto, Marcel Gotène a suivi les conseils du fondateur, en « imagi-
nant ce qui lui venait à la tête et en peignant, comme ça, sans

59
Modernités plurielles 1905-1970. Sous la direction de Catherine Grenier. Paris :
Éditions du Centre Pompidou, 2013, 256 p. ; Modernités plurielles. Album de l’ex-
position. Sous la direction de Catherine Grenier. Paris : Éditions du Centre
Pompidou, 2013, 60 p. ; Modernités plurielles 1905-1970. La nouvelle présentation des
collections du Musée National d’Art moderne. Paris : Centre Pompidou, 2013, bande-
annonce de 3,54 minutes, consultable sur le site du Centre Pompidou :
https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/ccARK9/rMdxzgK#undefined
[mis en ligne en 2013 ; consulté le 11.05.2016].
60
Marcel Gotène est décédé quelques mois auparavant, en février 2013.
61
À propos de l’École de peinture de Poto-Poto, voir : LODS (Pierre), « Les
peintres de Poto-Poto », Présence africaine, n°24-25, 1997, p. 326-330 ;
ITALIAANDER (Rolf), « Les graveurs de Poto-Poto », Journal de la Société des
Africanistes, vol.30, n°30-2, 1960, p. 229-231 ; LEBEUF (Jean-Paul), « L’École des
peintres de Poto-Poto », Africa. Journal of the International African Institute, vol. 26,
n°3, 1956, p. 277-280 ; Catalogue de la cinquième édition de la biennale du CICIBA.
Libreville : CICIBA, 1994, 128 p. ; AKA-EVY (Jean-Luc), « Les arts au creuset de
la pensée congolaise contemporaine », Cahiers d’études africaines, n°198-199-200,
2010, p. 1215-1240 ; GREANI (Nora), « Soixante ans de création à l’École de
peinture de Poto-Poto », Cahiers d’études africaines, n°205, 2012, p. 259-267.
À propos de Beauté Congo (115

modèle » 62. Depuis, l’ensemble de sa carrière est réputé avoir


dépendu de cette structure. Sa toile exposée au Centre Pompidou
représente, sur un fond monochrome brun foncé, des plantes exoti-
ques aux couleurs éclatantes et un oiseau tuant un serpent. Para-
doxalement, cette œuvre ne lui est pas facilement et immédiate-
ment attribuable. La précision du trait et la finesse de la composition
tranchent en effet avec le reste de son corpus, dans lequel le rendu
fini est habituellement délaissé au profit d’un effet volontairement
maladroit et empreint de naïveté. Si cette œuvre s’écarte du modèle
de Poto-Poto qui se répand à Brazzaville à partir des années 1950,
elle constitue néanmoins un exemple emblématique de représen-
tation d’un univers onirique « typiquement » africain.
En faisant le choix de ne pas exposer d’œuvres dépeignant les réa-
lités sociopolitiques, Modernités plurielles présente une création artis-
tique excluant tout réalisme. Or, à la même époque, nombre d’œu-
vres d’art visuel s’écartent de ce type de logique. On compte par
exemple, parmi les œuvres du peintre pionnier indépendant d’ori-
gine camerounaise, Gaspard de Mouko, des portraits d’hommes
politiques comme le Général de Gaulle ou le premier député Jean-
Félix Tchikaya. À partir de la seconde moitié des années quarante et
jusqu’au début des années cinquante, quatre peintres congolais (au
moins) sont installés en tant que professionnels dans des ateliers
indépendants de la capitale (Guy-Léon Fylla, Eugène Malonga,
Faustin Kitsiba et Jean Balou). « On faisait un peu de tout. Nous
composions des portraits, des paysages, des villages, etc. […] Ce
que l’on faisait dans les villages, les danses, etc. : c’était cela que les
Français qui venaient à Brazzaville voulaient ramener chez eux »,
nous racontait le vieux Guy-Léon Fylla 63. Même s’ils tentent de se
conformer aux attentes des clients potentiels, le politique et la vie
urbaine constituent des sources d’inspiration pour ces artistes
modernes.
Outre ces peintures réalisées en situation coloniale, l’exemple le
plus frappant d’un art moderne congolais échappant à la repré-
sentation d’une Afrique figée est sans nul doute le courant artistique
socialiste d’inspiration marxiste-léniniste qui se développe durant
près de trois décennies (du début des années 1960 jusqu’à 1991 64).
62
Comme le rapportait régulièrement l’artiste de son vivant, lors d’entretiens que
nous avons réalisés à Brazzaville entre 2009 et 2013, les membres de l’école
étaient tenus de respecter une seule règle : « Tu imagines tout ce qui te vient à la
tête et tu peins, comme ça, sans modèle ».
63
Entretien avec Guy Léon Fylla (1929-2015), octobre 2010, Brazzaville.
64
La Conférence Nationale souveraine, qui se déroule du 25 février au 10 juin
1991, signe la fin du courant artistique socialiste à l’échelle locale.
116)

Son objectif principal est de fournir aux « masses » les images d’un
futur espéré. Les artistes sont donc sommés d’exalter les progrès
(réalisés et à venir) de la technologie et de la science moderne. Usi-
nes, tracteurs, structures d’extraction de pétrole en mer, labora-
toires de recherche de pointe, mais aussi accessoires de mode et
portraits des leaders politiques ont tous leur place au sein de ce
courant artistique. Dès lors, les trois œuvres sélectionnées dans le
cadre de l’exposition Modernités plurielles apparaissent comme l’ex-
pression d’une tendance de la modernité, parmi d’autres, dans
l’histoire de l’art nationale.
Cette remarque trouve un écho avec la récente exposition Beauté
Congo à la Fondation Cartier pour l’Art contemporain, une expo-
sition consacrée spécifiquement cette fois à l’art du Congo-
Kinshasa 65. Au rez-de-chaussée, un espace entier est dévolu aux
« peintres populaires ». L’art « populaire » semble constituer ici une
catégorie clairement identifiée, réunissant les maîtres de l’exubé-
rance des couleurs : Chéri Samba, Chéri Chérin, Moké, JP Mika,
Monsengo Shula, etc. Or, dans l’usage de cette catégorie esthétique,
déjà problématique en soi 66, il règne une certaine confusion à
l’échelle nationale. En effet, il existe un autre art populaire, absent
de l’exposition, qui se caractérise par un nombre défini de chromos
articulés aux séquences de l’histoire sociale et politique locale,
comme la sirène Mami Wata, la destinée politique de Patrice
Lumumba, ou encore les scènes de punition à la chicotte 67. D’abord
65
De très nombreux comptes rendus de cette exposition sont disponibles sur la
Toile (Le Monde, Jeune Afrique, El Pais, RFI, etc.) Pour une approche critique suc-
cincte, voir : GREANI (Nora), « Beauté Congo – 1926-2015 – Congo Kitoko. Ce que
“populaire” veut dire », Histoire@Politique, n°27, 2015, consultable sur le site :
Histoire@Politique. Revue électronique du Centre d’histoire de Sciences Po,
http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=1&rub=comptes-
rendus&item=548 [mis en ligne en 2015 ; consulté le 11.05.2016].
66
À ce sujet, voir : BOURDIEU (Pierre), La Distinction. Critique sociale du jugement
[1979]. Paris : Éd. de Minuit, 2016, 686 p. ; SHUSTERMAN (Richard), « Diver-
tissement et art populaire », Mouvements, n°57, 2009, p. 12-20 ; MARTIN (Denis-
Constant), « Cherchez le peuple... Culture, populaire et politique », Critique inter-
nationale, vol. 7, n°1, 2000, p. 169-183. À propos de l’art pictural de la Répu-
blique Démocratique du Congo, voir : Art pictural zaïrois. Sous la direction de
Bogumil Jewsiewicki. Québec : Les Éditions du Septentrion, 1992, 282 p. ;
FABIAN (Johannes), Remembering the present. Painting and popular history in Zaïre.
Berkeley : University of California Press, 1996, 348 p.
67
JEWSIEWICKI (Bogumil), Mami Wata. La peinture urbaine au Congo. Paris :
Gallimard, 2003, 236 p., ill. ; ID., « Mémoires picturales et sens du présent :
peinture urbaine au Congo contemporain », dans Du musée colonial au musée des
cultures du monde. Sous la direction de Dominique Taffin. Paris : Maisonneuve et
Larose, 2000, 245 p. ; p. 127-146.
À propos de Beauté Congo (117

désigné comme « populaire », ce courant artistique a ensuite plutôt


été qualifié d’« urbain », tant le traitement stylistique et la liberté de
ton critique tranchent avec l’art « populaire » décrit plus haut.
Néanmoins, l’étiquette « populaire » est actuellement remise au
goût du jour pour qualifier ce type de production, comme en témoi-
gnera la prochaine exposition Peinture populaire au Congo, au Musée
Pop-up en Belgique 68.
En conclusion, les expositions Modernités plurielles en 2013 et
Beauté Congo en 2015 ont récemment offert un cadre prestigieux et
une visibilité sans précédents aux œuvres d’art visuel issues d’un
côté et de l’autre du fleuve Congo. Cependant, dans l’ombre des
œuvres sélectionnées, des œuvres tout autres sont cachées, comme
dérobées au regard du grand public. En effet, le parti pris curatorial
de faire découvrir au public « la » peinture populaire du Congo-
Kinshasa passe sous silence l’existence d’un courant populaire por-
tant sur le politique un regard autrement plus acerbe et lui faisant
concurrence sur les scènes artistiques. Par ailleurs, si Modernités plu-
rielles compense ce qui avait été la mise à l’écart des peintres du
Congo-Brazzaville (notamment lors de l’exposition Les Magiciens de
la terre, un quart de siècle plus tôt, dans le même musée), elle ne
répond pas à l’ambition programmatique de son titre puisqu’elle
tend à occulter la dimension plurielle de la modernité congolaise à
l’échelle locale. Il a en effet existé, au même moment, des œuvres
qui ont rendu compte de l’effervescence politique et du bouillon-
nement culturel de la capitale peu avant l’accession à l’indépendance
(en 1960) ou juste après une révolution (en 1963).
 Nora GREANI 69

68
Peinture populaire au Congo. Exposition temporaire du 07.10.2016 au
22.01.2017, au Musée Pop-Up (en remplacement du Musée royal de l’Afrique
centrale durant ses travaux de rénovation).
69
Chercheuse associée au LAHIC-IIAC.

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