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Honorine NGOU

Afép
L’étrangleur-séducteur
Chapitre I
L’évanescence de la brume aurorale laissait place à une
lumière blafarde qui se reflétait sur une piscine encore déserte.
D’un bleu discret, le ciel semblait languir après le soleil étincelant
du mois de février. Grisés par la fraîcheur du lever du jour, les
passereaux se groupaient en essaims pour exécuter des mouvements
presque concertés. Ce ballet inattendu offrait un spectacle unique
et gommait toutes les peurs drainées par la nuit équatoriale. De
tous les côtés, s’élevait un festival de couleurs et d’odeurs. Aucun
risque de désillusion dans une ambiance qui exhalait des lendemains
qui chantent. On respirait l’air frais à pleins poumons au milieu
d’un joyau végétal composé de plantes rares. Laurent en prenait
soin avec bonheur et traquait les cochenilles qui s’agrippaient
comme des sangsues aux hibiscus polychromes, aux rosiers, à une
verdure d’une luxuriance onirique.
Dans ce labyrinthe végétal, surgissait une maison dont les
murs, d’un rose intact, tranchaient avec les fenêtres pistache.
Véritable perle dont le propriétaire n’était pas peu fier, la villa
Jupiter s’ouvrait à la vie comme une fleur de lotus et s’étirait avec
nonchalance. Bercée par le vent marin et à l’abri des regards
indiscrets, elle constituait un site d’exception sur lequel planait
une force captative. D’allure altière, elle happait le regard du
visiteur privilégié comme le Triangle des Bermudes. Quand
quelqu’un y était convié, le regard du propriétaire lui faisait
comprendre qu’il n’était pas tout à fait chez lui. A l’entrée de la
villa, sculptés dans le ciment au-dessus de deux colonnes ioniques,
deux aigles aux ailes déployées fusillaient tout le monde d’un
regard redoutable.
La barrière gigantesque sur laquelle les barres de fer faisaient
saillie semblait se vanter d’être infranchissable. À côté de la barrière
se trouvait la maisonnette du gardien Sandaké tout aussi élégante.
C’était le passage obligé pour quiconque voulait accéder à la villa.
Homme grand au visage émacié, Sandaké exécutait à la lettre les
ordres stricts d’Afép son patron, homme bourru et retors.

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Gonflé d’a priori sur les autres, Afép pratiquait la préférence
ethnique au nez et à la barbe de tous. Souvent, il hurlait à qui
voulait l’entendre que rien de bon ne pouvait lui venir d’ailleurs.
L’inconnu, quelle que soit son origine, est une menace, un possible
pire. Sandaké, le seul étranger de la villa, faisait tout pour être
irréprochable. Aucune étincelle de sa part ne devait provoquer un
grand feu. Tant qu’il agissait selon la volonté d’Afép, la vie
quotidienne était rythmée par une joie sans fard. Mais la moindre
faute donnait lieu à des hurlements qu’on croyait sortir du fond de
l’enfer. Sandaké rêvait d’une seule chose à ce moment-là : aller se
cacher dans un fouillis de branchages que ne pouvait atteindre la
voix spectrale d’Afép. La solitude l’obligeait à se souvenir des
jurons grivois d’un homme dont les moments de décontraction
étaient rares. Sandaké aurait payé cher pour savoir ce qui tourmentait
autant un homme riche à souhait.
Quand tout semblait au repos et que le silence devenait
oppressant autour de lui, Sandaké rejoignait souvent Laurent,
l’infatigable jardinier dont le sécateur à émonder brillait au soleil
et devenait brûlant.
- Ah ! Te voilà Sandaké, comment vas-tu ? Lui demanda
Laurent un après-midi.
- Un peu, un peu. Le patron m’a encore parlé mal, très mal.
Il pliait même le poing comme s’il voulait me frapper.
- Ah bon ! Tu sais, je le connais très bien. Nous sommes du
même coin. Il faut faire comme si tu étais toujours d’accord avec
tout ce qu’il dit. Il veut que tout le monde s’aplatisse devant lui.
Tu ne peux rien faire face à un tel homme. Tu es obligé de te tasser
si tu veux conserver ton emploi.
- Wa laï ! Moi aussi je suis un garçon, Laurent. C’est dur de
se taire quand un autre homme te parle avec autorité. Souvent, je
me sens comme une femme. J’ai parfois envie de lui répondre.
Mais mes gosses et ma femme ne comptent que sur moi.
- Que veux-tu ? Mon pauvre Sandaké ! Tu n’as pas le choix.
Il faut se taire pour survivre, fit Laurent d’une voix éteinte.
Laurent travaillait lui aussi sous la pression continue d’Afép.

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En dépit de son savoir-faire, il subissait le regard méprisant d’un
homme difficile à satisfaire. Jeune homme dont la peau d’un noir
parfait se moirait au soleil, Laurent était respectueux. Grand et
plutôt joli garçon au sourire triste mais ravageur, il empêchait plus
d’une fille de trouver le sommeil. D’une timidité maladive, il
donnait l’impression d’avoir mis une cape opaque sur sa libido.
Menant une vie à creuser la roche, il n’osait pas toujours aborder
les filles dont le regard était plutôt rivé sur le porte-monnaie du
dragueur. Les qualités humaines, passées de mode, ne les
accrochaient pas du tout. L’ego de Laurent en était ruiné. A trente
ans, il vivait chez sa sœur mariée à Zéphyrin Phauxo, sapeur-
pompier goujat et avare. C’est lui qui avait procuré cet emploi de
jardinier à Laurent depuis quelques mois.
Adepte de plaisanteries de mauvais goût, Zéphyrin avait
lancé à sa femme au cours d’une chaude discussion :
- Le monde a besoin de gens dynamiques Yvonne, de gens
qui agissent et non de ceux qui subissent le poids des échecs. Ton
frère Laurent a des pieds et des mains, il pourrait s’en servir. On
ne va pas continuer à l’aider jusqu’à quarante-cinq ans !
- Zeph, tu n’es pas gentil. Laurent ne nous coûte pas plus
cher que nos enfants. Je ne peux pas accepter que tu lui parles avec
autant de mépris.
- Qu’il fasse une formation ! Je ne sais pas moi. Je le dis
dans son intérêt. Rester à la maison toute la journée à regarder la
télévision le détruit à petit feu. En attendant qu’il trouve mieux, il
peut s’occuper de la résidence d’Afép qui a besoin d’un jardinier.
Ton frère est humble, il pourra bien s’entendre avec lui. Afép est
directeur général au ministère de la Déforestation et a été à la tête
de la P.M.S. banque pendant plusieurs années. Si tu voyais ce qu’il
possède comme richesses ! C’est à devenir fou. Demande à Laurent
si ça l’intéresse d’être son jardinier. Je m’occuperai du reste.
Zéphyrin parti, Yvonne parla avec Laurent et sut le
convaincre d’accepter le travail de jardinier. Mieux valait un travail
peu valorisant que des journées entières d’inaction et d’ennui
mortel. Laurent avait raté le bac six fois. Il était donc prêt à retrousser

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les manches pour survivre et garder la tête haute. Rassasié de
l’oisiveté qui avait forgé son culte de l’action, il avait presque
laissé sa sœur décider à sa place. Enfin ! Il irait se coucher en
sachant qu’un travail l’attendait chaque jour quelque part.
Inquiet pour l’avenir, il accepta de jardiner plutôt que de
rester au bord du gouffre béant de la dépendance avilissante. Ses
échecs successifs au baccalauréat n’avaient pas entamé son envie
d’y arriver. Il voulait encore se battre même s’il pensait avoir tout
donné. Tout près de la rue avec un niveau de terminale, Laurent
voulait rebondir sur autre chose et se dévouer à exercer un métier
qui pourrait lui donner un autre regard sur la nature et sur la vie.
Yvonne appela son mari aussitôt après l’entretien avec Laurent.
- Allô Zeph ! Lui dit-elle, Laurent est d’accord pour travailler
comme jardinier.
- Ben voilà ! C’est très bien. J’appelle Afép tout de suite.
Laurent obtint un rendez-vous pour le lendemain. C’était
samedi matin. Les rues semblaient dans un abandon étrange. Mais
Laurent se sentait joyeux et porteur d’une mission à accomplir. Il
tenait à injecter de l’excellence dans son travail de jardinier et ne
pensait pas qu’il aurait à regretter de l’avoir accepté. Peut-être,
d’autres portes pourraient-elles s’ouvrir à lui.
À la villa Jupiter, le calme était tendu. L’insolence des
privilèges et la volonté de puissance se lisaient partout. Subjugué
par la somptuosité et l’immensité de la propriété, Laurent regardait
de tous les côtés, comme une bête traquée. Dans le garage, une
quinzaine de voitures tout aussi belles les unes que les autres étaient
alignées. Les marques les plus prestigieuses se côtoyaient avec
exubérance. « Tout ça pour un seul mortel ! » S’écria Laurent qui
n’avait jamais vu autant de voitures de luxe en un seul lieu. Sans
jeter un traître regard sur lui, une jeune fille d’à peine vingt ans
sortit de la résidence au volant d’une Mercedes bleue. Laurent
baissa presque les yeux. Mis au courant de l’arrivée de Laurent,
Sandaké le conduisit jusqu’à la grande terrasse de la villa.
- Assieds-toi là, lui indiqua-t-il.
Laurent attendit pendant de longues heures. Il lui semblait

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que la porte en bois dur et clair ne s’ouvrirait jamais. Dans l’une
des grandes pièces de la villa, Afép remontait les épaules le plus
haut et le plus longtemps possible, ouvrait les mains, écartait les
doigts, serrait les poings, les relâchait. Puis, il exécutait lourdement
des petites foulées sur place, s’étirait à gauche, puis à droite. La
fixité de son regard montrait une grande concentration. Il sursauta
et fronça les sourcils quand son téléphone portable sonna. Le corps
ruisselant de sueur, il heurta l’appareil haut de gamme et flambant
neuf avec sa chevalière en or massif où étaient gravées les initiales
AG.
- Afép Gapiel à l’appareil. Qui est en ligne ? Demanda-t-il
avec un soupçon de brutalité.
- Euh ! C’est moi tonton, je suis Isidore Danvé.
- Ah ! mon petit, comment ça va ?
- Bien tonton. Je suis désolé de te déranger, est-ce que Tantine
Laurentine est à côté de toi ? C’est …que…
- Parle ! Elle ne se mêle pas de mes affaires. Je ne le lui
permets pas. C’est moi qui dois plutôt mettre le nez dans les siennes.
Tu es d’accord avec moi, fiston ? Parle sans crainte. Je suis dans
ma salle de sport.
Au bout du fil, l’hésitation était à son comble. Isidore
cherchait le mot juste parce qu’il redoutait la colère fulgurante de
son oncle.
- Parle, je te dis, répéta Afép impatient, je n’ai pas de temps
à perdre.
- Tonton, tu te souviens de Lucienne ?
- C’est qui encore celle-là ?
- La jeune fille très claire avec de longs cheveux et de grands
yeux noirs qui travaillait au bureau du personnel quand tu étais à
la banque
- Lucienne, Lucienne, balbutia Afép en se tapotant le front.
Ah oui ! Lucienne Trébada. Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Elle n’est
pas morte au moins ?
- Non, non. Elle avait rendez-vous avec une assistante sociale
au ministère où je travaille. C’est elle qui m’a reconnu. Tu sais,

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elle est mère de six enfants et vit dans une grande précarité. Elle
m’a raconté ses misères. C’est à faire pleurer le dernier des
insensibles ! Figure-toi que tu es le père de sa première fille !
D’ailleurs, elle m’a dit qu’elle avait été renvoyée de son
établissement à cause de cette grossesse indésirable. Mais il semble
que tu n’aies rien voulu entendre à l’époque. Par la suite, elle a eu
maille à partir avec ses parents qui lui reprochaient son manque
de sérieux et sa frivolité. La fille qu’elle dit être de toi a dix neuf
ou vingt ans, je ne sais pas exactement, elle aimerait te mettre en
relation avec elle ; « on ne sait jamais », m’a-t-elle dit.
- Pas question ! Je ne souhaite voir ni l’une ni l’autre.
Pourquoi n’a-t-elle pas cherché à me rencontrer quand l’enfant
était petite ? Maintenant, c’est trop tard. Nous risquons d’être des
étrangers l’un pour l’autre.
- Euh ! Tonton, la petite rêve de te connaître. Elle travaille
bien à l’école tu sais mais elle a de sérieux problèmes matériels.
- Assez Isidore ! Je ne suis pas la divine providence. J’ai
dit : pas de rencontre avec personne ! J’ai fait des enfants dans
tous les coins du monde. Ils ne viennent pas tous me voir ou alors,
à ma demande. Pigé ?
- Mais tonton… !
- Ça suffit Isidore ! Mets-le dans ton petit crâne : je ne veux
voir personne !!
Afép était le genre de personne à garder la parole et à avoir
le dernier mot. Il ferma le téléphone et continua ses exercices pour
perdre les graisses superflues. Son médecin le lui avait fortement
conseillé. De taille moyenne, Afép traînait une bedaine remarquable.
Les boutons de ses vestes Cerruti, Cardin ou Yves Saint Laurent
s’ouvraient soit au milieu, soit par le bas et laissaient paraître un
ventre graisseux d’où pointait parfois un petit nombril en forme
de tétine. Le médecin souhaitait le voir manger moins de viande.
Mais Afép, carnivore, avait préféré faire des exercices physiques
quelques heures par semaine plutôt que d’arrêter de s’empiffrer
de toutes sortes de viandes.
Le coup de fil intempestif de son neveu le perturba

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néanmoins. Pris d’un rire fou, il se mit à parler seul : « Pauvre
Lucienne ! Son rêve va subitement s’éteindre. Elle se résignera à
être une observatrice envieuse. Je ne peux quand même pas
distribuer de l’argent à tout le monde ! J’ai des enfants qui sont
vraiment de moi. Il y a d’autres qu’on m’attribue. Allez-y savoir !
On n’est sûr de rien avec ces filles qui mentent comme elles
respirent, qui planifient leur bonheur en dépouillant les hommes
naïfs. On n’est jamais à l’abri d’un piège. Ni Lucienne ni sa fille
n’auront un centime d’Afép Gapiel. Voilà ! »
Afép avait perdu le sens des valeurs essentielles et choisissait
les enfants à reconnaître. Lucienne se serait tenue à genoux sur le
goudron pour le supplier de la recevoir qu’il aurait fermé son cœur
desséché par la fortune. Dire oui pour faire plaisir n’était pas son
fort. Bien au contraire ! Il aimait à fredonner ce que l’autre ne
voulait pas entendre et semblait n’exister que pour miner le moral
des autres.
Sexagénaire bon pied bon œil, Afép était le genre d’individu
sans objectif. Ou si, il recherchait constamment son ascension
personnelle et avait un incroyable désir de toute-puissance. Haut
perché sur l’échelle sociale, il ne regardait vers le bas que pour
surveiller quiconque de son entourage essayerait d’émerger, de
monter pour mieux lui donner un redoutable coup de pied. Plus
haut il se trouvait, plus bas devaient être les autres. Il ne s’en cachait
pas et en faisait une règle d’or. Est-ce pour cette raison qu’il avait
oublié le rendez-vous avec Laurent ?
Assis à la terrasse, Laurent savourait la tranquillité des lieux
mais s’inquiétait de voir la lourde porte indéfiniment close. Ses
oreilles sifflaient d’impatience. Il sentait monter en lui les frissons
d’une révolte impuissante. Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit.
Une femme d’une quarantaine d’années apparut. Vêtue d’un pyjama
soyeux avec des mules assorties, ses cheveux en bataille lui
donnaient un drôle d’air. « C’est sûrement la maîtresse de maison »,
pensa Laurent. Iceberg sans sourire, son visage terne reflétait une
tristesse plutôt étrange. Elle habitait un coin de paradis, pourtant
son regard hurlait le désarroi. Elle ressemblait à un oisillon perdu

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sur une île luxuriante et ne manquait pas de charme. Elle se dirigea
vers Laurent et lui demanda d’une voix traînante:
- C’est vous qui venez pour le jardinage ?
- Oui, madame.
- Vous l’avez déjà fait?
- Euh ! Si on veut madame. Il y a deux ans, j’ai travaillé
pendant trois mois avec des Européens qui tenaient un grand jardin.
Ce sont eux qui m’ont appris à connaître et à aimer les plantes.
- Ok. Mon mari est en salle de gymnastique, je vais vous
annoncer
- Merci, merci beaucoup madame, fit Laurent.
Madame Afép rentra dans l’immense maison en prenant
soin de refermer une porte d’où s’échappaient d’énormes bouffées
de fraîcheur. Afép, déjà en train de faire du vélo, soufflait comme
un buffle. Sa femme frappa à la porte avec délicatesse. Aucune
réponse. Elle frappa de nouveau.
- Qui est-ce ? Qu’est-ce qui se passe ? S’éleva une voix
souveraine.
- Gapiel, le jeune jardinier attend depuis un bon moment.
- Et alors ? Qu’il attende ! Vais-je interrompre mon sport
pour régler un problème qui n’a rien d’urgent ? Va lui dire de
patienter. Je suis à lui sous peu.
Laurentine se retira presque sur la pointe des pieds et retourna
vers Laurent.
- Monsieur, patientez encore un peu. Mon mari vous recevra
dans quelques minutes, fit Laurentine qui eut du mal à dissimuler
son embarras.
Sa mine de chien battu s’opposait à celle qu’on devrait avoir
dans un cadre aussi somptueux. Son regard résolument déprimé
et déprimant pouvait laisser penser qu’il existe des prisons dorées.
Laurentine avait l’air d’être mâchurée par un étau invisible mais
réel. Peut-être une grosse amertume rongeait-elle son cœur ? Vivait-
elle un couple sans amour ? Les déceptions successives avaient-
elles atrophié sa joie de vivre dans un monde où l’argent pleuvait ?
Laurent se posa autant de questions incongrues pour tuer

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l’ennui. Après tout, les problèmes existentiels d’une dame de la
trempe de Laurentine ne le regardaient pas. Il avait plutôt hâte de
rencontrer Afép même s’il s’était déjà fait une idée de lui : un
homme imbu de sa personne et pour qui les intérêts de l’autre
venaient au second plan.
Le regard de Laurent sur l’élégance majestueuse des filaos
et des palmiers de Chine était admiratif. Une jolie bise se mit à
souffler et caressa son visage quasi assombri par un quotidien
chargé de frustrations.
Soudain, un léger bruit se fit entendre. Un homme bien en
chair et aux yeux globuleux apparut. Laurent se leva mais n’osa
pas tendre la main le premier. Il resta statufié devant un homme
dont le regard pétri de sévérité lui gélifiait le sang.
- Bon…jour monsieur, balbutia Laurent.
- Bonjour, assieds-toi.
Laurent devenu aphone tout d’un coup avait les jambes qui
flageolaient. Afép lui parla d’abord dans sa langue, puis en français.
Cela suffit pour remettre Laurent d’aplomb.
- Quel est ton nom ? Lui demanda Afép.
- Laurent Ntoukibaga.
- Quoi ? Ton prénom est le masculin de celui de ma femme !
Ce n’est pas bien ça. Je t’appellerai par ton nom de famille. Il
paraît que tu n’es pas un grand chanceux ; tu as passé le bac plusieurs
fois sans succès.
- Euh ! monsieur, c’est… que…
- Rassure-toi, l’interrompit Afép, tu n’auras pas besoin de
bac pour jardiner. On peut faire des études et être zéro. Comme
on peut être un héros sans les avoir faites. Regarde ce que je suis
devenu aujourd’hui, je n’ai pas été très loin dans mes études, tu
sais.
Il y eut un silence inexplicable. Laurent aurait bien voulu
lui répondre et lui dire : « Monsieur, vous n’avez pas fait de longues
études. Cela se sent. Vous avez des richesses matérielles, c’est vrai.
Mais vous auriez gagné à avoir celles de l’esprit ; vous auriez été
plus équilibré, peut-être plus heureux »

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Afép resta pensif quelques minutes. Puis, il dit à Laurent :
- Ntoukibaga, si tu fais bien ton travail, tu auras une bonne
récompense. Je ne veux pas voir mes plantes mourir. Ici, c’est
l’ordre, l’ordre. Toujours. Prends la clef du magasin chez Sandaké.
Tu y trouveras tout le matériel de jardinage. Ton travail commence
à sept heures et se termine à dix-huit heures. Je n’aime pas les
retardataires. Tu habites quel quartier ?
- Olakia, à la sortie de Dansaville.
- C’est loin d’ici. Mais arrange-toi pour arriver à l’heure.
Afép appuya sur un bouton et on vit arriver Sandaké en
courant. Il se mit presque au garde à vous.
- Je suis là monsieur, fit-il.
- Va ouvrir le magasin. Tu sortiras tout ce dont Lau…non,
Ntoukibaga a besoin. Fais vite, le temps passe !
Afép était le genre d’homme sur lequel on avait du mal à
dire du bien. Son physique ingrat et sa fortune le rendaient
détestable. Mais il ne craignait pas la haine. Plus il était haï, plus
il était tranquille. Autour de lui, il faisait monter la pression sur
tout le monde et se délectait à faire suinter la peur par tous les
pores de la peau du plus grand nombre. Mais Laurent n’avait pas
un état d’esprit de perdant. Pour lui, la vie prenait toute sa
signification quand on se montrait à la hauteur des engagements
qu’on avait pris. Il devait devenir un champion et avoir le dessus
sur l’échec. Si un jour il estimait ne plus pouvoir faire correctement
son travail de jardinier, il prendrait la porte avant qu’Afép ne la
lui montre.
Dans le magasin où Sandaké l’avait conduit, il faisait une
chaleur mordante. Il y avait deux énormes tondeuses, des râteaux
rubigineux, des sachets plastiques, des cottes, des brouettes, des
engins et un bric-à-brac d’objets dont Laurent ne connaissait pas
l’utilisation.
- C’est ici ton univers, lui dit Sandaké. C’est ici que tu te
changeras, que tu mangeras et que tu voleras ton sommeil quand
monsieur ne sera pas là.
Laurent se dévêtit et enfila un bleu qui n’était pas tout à fait

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à sa taille. Il sortit avec un râteau et une brouette et commença à
ramasser les feuilles de manguier mortes qui jonchaient le sol.
Puis, avec le long tuyau vert, il arrosa les plantes et les fleurs sur
plus de deux mille mètres carrés. Le travail s’annonçait éprouvant.
Dehors, la brise avait disparu. Les rayons de soleil, hérissés comme
des flèches, mordaient le front noir ébène de Laurent. Il se sentit
faiblir au bout de deux heures de travail acharné. L’estomac dans
les talons, il but une rasade d’eau et s’assit devant le magasin.
Peut-être dormit - il quelques minutes. Dès qu’il se réveilla, il vit
une femme aux yeux caves venir vers lui, un plateau de vivres à
la main.
- Bonjour, c’est ton repas de midi, lui dit-elle, sans une once
de sourire.
- Bonjour et merci, répondit Laurent.
Un peu intimidée par la présence de ce jeune et beau jardinier,
Clarence la femme de ménage s’empressa de partir. Sa main
providentielle aurait tardé à venir, Laurent serait sans doute tombé
d’inanition. Il mangea goulûment le poisson à la sauce tomate et
s’en mit de partout.
Afép et sa femme s’étaient retranchés dans leur bunker. Du
fond de la villa, Laurent pouvait voir les voitures de luxe sortir et
entrer sans savoir qui les conduisait. Lorsque l’astre majestueux
commença à perdre sa luminosité, il rangea son outillage et ferma
le magasin de stockage. Seulement, il ignorait s’il fallait prendre
congé de ses patrons ou pas. Tout paraissait si calme qu’il décida
de filer à l’Anglaise. Néanmoins, il n’oublia pas d’accrocher la
clé du magasin à la guérite.
Hors de la villa, les mains dans les poches, Laurent se surprit
à siffloter. L’horizon s’éclaircissait pour lui. Il avait l’impression
d’une sorte d’émancipation de l’esprit qui lui débouchait les oreilles
et lui ouvrait les yeux. Il était conscient de la difficulté de la tâche
à remplir mais il fallait absolument valoriser son nouveau métier.
Il savait que beaucoup de personnes se moqueraient de lui. Pour
Laurent, la vraie tragédie ce n’était pas d’avoir un travail
dévalorisant mais de ne pas savoir se donner les moyens de

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l’accomplir avec excellence. Même s’il avait en face de lui un
géant qui pouvait l’écraser, il disposait des ressources nécessaires
pour survivre à son étreinte castratrice. Il avait la volonté de lui
proposer un jardinage de qualité.
Le jour s’éteignait petit à petit. Laurent hâta le pas et il arrêta
le premier taxi. Deux individus patibulaires étaient assis à l’arrière
du véhicule. Il s’installa à côté d’eux et eut le réflexe de pousser
son portefeuille au fond de la poche gauche de son pantalon jean.
« Peut-être, suis-je tombé dans un antre de gangsters », pensa-t-
il. Le parcours fut très long. C’était l’heure de pointe. Laurent
descendit au bar « Passy » situé à quelques mètres de chez lui et
non loin de plusieurs lycées. Cette taverne mal éclairée grouillait
à l’intérieur et à l’extérieur de sacrés lycéens en uniforme. Des
bouteilles à forte teneur en alcool attendaient une jeunesse sans
avenir et réduite à l’état de loque pitoyable. Laurent s’assit à
l’intérieur pour boire un verre. L’ambiance dionysiaque y battait
son plein. Des décibels déferlaient sur les tympans bouchés des
buveurs au regard vitreux. Devant les adultes complices, de très
jeunes garçons sans gêne pelotaient les fesses et les seins aux filles
dénudées. Un cri à s’arracher le larynx s’éleva au milieu de ces
brutes avinées.
- Buvons ! Mangeons ! Baisons ! Sacrifions ! Advienne que
pourra !
- Advienne que pourra ! Reprirent en chœur des voix éraillées
par l’alcool.
C’était à se demander ce qu’Obang, petit pays aux arbres
couverts de mille fruits, avait commis comme péché pour générer
une jeunesse aussi pervertie. À gauche, un garçon lippu dégueulait
tout le riz qu’il avait englouti sans mâcher. À droite, une fille d’à
peine quinze ans, couchée à même le sol, débitait des insanités et
puait l’urine. Au fond, une autre fille, frêle d’apparence, au visage
couvert de nævi buvait une liqueur à même la bouteille en riant
niaisement. Là-bas, un groupe de garçons faisait le concours du
meilleur buveur. Le jeu consistait à vider un casier de bière en un
temps record, sous le regard satisfait de la tenancière du bar.
Choqué, Laurent alla vers elle et dit presque à voix haute :

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- Mon Dieu ! Madame, vous ne trouvez pas que vous
participez à la destruction de l’avenir ? Comment pouvez-vous
vendre de l’alcool à des enfants, vos enfants ?! C’est un crime
contre votre propre pays. Vous êtes porteuse de vie, tout de même !
- Monsieur, je vais faire comment ? À beau les chasser, ils
reviennent au galop. Ils menacent même de me frapper si je refuse
de leur servir de l’alcool.
- Mais vous n’avez qu’à fermer votre trou dévorateur. Ou
alors, allez l’ouvrir là où il n’y a pas d’établissement scolaire. Cette
génération que vous aidez à s’enivrer ne sera demain qu’un ramassis
de gens à la remorque, atteints d’affections cardiovasculaires, de
crises convulsives, et que sais-je encore ?
- Monsieur, ce n’est pas à moi qu’il faut venir parler ce gros
français-là. Chacun veut gagner son bout de pain. Ce n’est pas moi
qui appelle les élèves. L’entrée est libre. Quand vous êtes entré,
personne ne vous a forcé à le faire ! Pour eux, c’est pareil. Je ne
peux rien.
- C’est ça ! Vous ne pouvez rien. Si, vous pouvez fermer ce
sanctuaire d’ivrognes en herbe !
Laurent, écœuré, sortit sans rien consommer. Dehors, des
filles aux croupes opulentes passaient et repassaient en se
déhanchant avec frénésie. D’autres, accroupies dans l’herbe,
urinaient sans pudeur en chantant des mélodies d’ivrognes. Des
jeunes, vêtus de pantalons taille basse, essayaient de porter une
fille grassouillette ivre-morte dont le sac entrouvert laissait
s’échapper tous les outils scolaires. Ceux qui passaient par là ne
cachaient pas leur indignation et maudissaient les pouvoirs publics
de laisser la jeunesse se perdre.
Quelques mètres plus loin, la devanture d’un des lycées était
le point d’ancrage d’une violence qui révélait que l’âme des jeunes
s’était pervertie. De multiples affrontements entre les élèves de
plusieurs établissements avaient lieu dans l’obscurité. Laurent
secoua la tête. Il soliloqua en marchant : « Quand l’alcoolisme
touche déjà les jeunes et les femmes, c’est le naufrage de la société
tout entière qui se prépare. On dit que l’avenir s’écrit aujourd’hui.

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En tout cas, c’est l’ivrognerie qui caractérisera notre avenir, aussi
longtemps que les bars et les brasseries occuperont la totalité de
l’espace dansavillois. Que peuvent apporter à la nation des dépravés
qui boivent et fument sans limite ? Je tremble à l’idée de savoir
que nous sommes condamnés à la ruine ! »
La rue était mal éclairée. Laurent heurta un caillou qui
déchira sa chaussure. Chez lui, tout le monde s’était attablé.
- Alors, Laurent, raconte-nous ta première journée de
jardinier, dit Zéphyrin, sur un ton qui frôlait l’ironie.
- Il n’y a rien à raconter. C’est une nouvelle voie qui s’ouvre
à moi. Rien n’est facile mais j’y arriverai.
- Tu dois avoir faim, lui dit sa sœur, viens te joindre à nous.
- Après ce que j’ai vu et entendu ce soir, je crois que j’ai
plutôt besoin d’une bonne douche.
- Comme tu veux Laulau, fit sa sœur.
Zéphyrin n’aimait pas être dérangé quand il était avec sa
femme. Casanier, il ne traînait pas après le travail et était un père
et un mari très présent. En revanche, il désirait secrètement le
départ de Laurent qui en était conscient. Laurent se posa de multiples
questions sans réponses. L’alcoolisme effréné des jeunes de
Dansaville n’augurait rien de prometteur pour Obang. Que faisaient
les pouvoirs publics ? Pourquoi laissaient-ils la jeunesse
s’empoisonner et mourir à petit feu ? Inquiet et vidé de toute
énergie, Laurent ne fermait l’œil qu’au petit matin.
C’était dimanche, Dansaville se réveilla sous une pluie
diluvienne. Tonnerre et éclairs avaient pris possession d’un ciel
recouvert par de gros nuages sombres. Personne ne voulait mettre
le nez dehors. Laurent passa toute cette journée pluvieuse à consulter
un livre de botanique et à revoir les noms des fleurs et des plantes.
Il tenait à satisfaire Afép qui vivait dans un cadre enchanteur mais
dont le cœur était plein d’orages indéfinis. À regarder cet homme,
on pouvait se demander si l’argent fait vraiment le bonheur…
La chambre de Laurent, exiguë mais bien rangée, donnait
sur une rivière noirâtre et infecte où détritus et silures s’embrassaient
avec une sombre volupté. Les habitants du quartier y jetaient des

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bouteilles plastiques, de vieux vêtements, de vieux pneus et de
vieux meubles en bois. C’était un dépotoir liquide qui pouvait
donner froid dans le dos aux écologistes et à ceux qui vivent dans
un cadre aseptisé. Laurent n’ouvrait jamais la fenêtre de sa chambre
derrière laquelle s’imposait un spectacle puant. Seule la porte
pouvait laisser passer un peu d’air pur dont il avait besoin. Il eut
un haut-le-cœur quand des femmes des quartiers environnants
vinrent pêcher avec grand enthousiasme les silures rendus
grassouillets par une saleté immonde. Qu’allaient-elles en faire ?
Laurent préféra ne pas le savoir.
La pluie ne cessa de tomber qu’en fin de journée. Laurent
se jeta sur son lit assez tôt avec la joie de se lever le matin pour
un but précis. La nuit était chaude. La longue coupure d’électricité
avait rendu la chaleur plus intense. Un essaim de moustiques
tourbillonnait avec voracité dans la chambre de Laurent imbibée
de moiteur.
Trouver le sommeil devenait une gageure. Au milieu de la
nuit, la gorge de Laurent se dessécha. Il se leva, se dirigea vers la
cuisine et but un verre d’eau fraîche. Soudain, des bruits de pas se
firent entendre. Comme un voleur, Laurent éteignit vite la lumière
de la cuisine et tendit le cou vers le couloir à moitié éclairé. Il n’en
crut pas ses yeux. Zéphyrin drapé dans une large serviette, sortait
de la chambre de sa fille aînée. Poitrine velue et ventre proéminent
dehors, il regagnait la chambre conjugale sur la pointe des pieds.
Sa femme dormait comme un bébé. Seuls ses ronflements constants
et sonores perçaient la sérénité de la nuit.
Perturbé, Laurent attendit dans l’obscurité. Dès que la porte
de Zéphyrin se ferma, il alla trouver sa nièce dont les yeux étaient
grands ouverts. A moitié nue et l’air effrayé, elle sursauta quand
Laurent ouvrit la porte. Il lui parla à voix basse.
- Conaline, tu ne dors pas ?
- Euh ! Non. Je n’ai pas sommeil.
- Comment n’as-tu pas sommeil ?
- Je n’ai pas sommeil, c’est tout.
Une odeur de concupiscence monstrueuse emplissait une
chambre dont la tranquillité de façade ne trompait personne. L’acte

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indigne de Zéphyrin se lisait sur le visage souillé de Conaline.
Profondément exaspéré, Laurent en vint presque à regretter d’avoir
violé l’intimité de sa nièce de dix ans. En habile stratège, il lui
tendit la main.
- Conaline, tu peux venir avec moi au salon ?
- Pourquoi ?
- Je veux te parler. Je veux savoir quelque chose.
- Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
- Rien ! Viens, s’il te plaît, fit Laurent impatient.
Conaline se leva à son corps défendant. Elle avait du mal à
marcher. Bouleversé, Laurent la porta jusqu’au salon. La petite
n’avait pas de culotte. Sa robe de nuit à fleurs roses était imbibée
du liquide séminal paternel. Laurent eut tour à tour envie de vomir,
de crier pour ameuter tout le monde. Il garda son sang-froid et dit
à Conaline :
- Liline ma chérie, n’aie pas peur de me dire la vérité ! Est-
ce que papa vient souvent dans ta chambre ?
La petite resta fermée, presque pétrifiée.
- Liline, je t’en prie, je veux t’aider, parle-moi !
- Tonton, promets-moi de garder le secret, sinon papa va
me tuer.
- Je te le promets, Liline.
- Tu sais tonton, papa m’aime trop. Il veut que je joue à la
maman avec lui. Il est le papa, et moi, je suis la maman.
- Le salaud ! Le monstre humain, dit Laurent presque avec
les larmes aux yeux.
- Oh ! tonton ! Ne pleure pas, je ne veux pas dire à papa que
tu es au courant de notre jeu, tu peux me faire confiance.
- Dis-moi Liline, ça fait longtemps que vous jouez à ce jeu-
là ?
- Euh ! Euh ! Je ne sais plus. Plusieurs fois peut-être. Mais
avant de commencer ce jeu, il m’a acheté une chaîne en or et il
m’a emmenée au restaurant. Après, nous sommes allés à la plage
et nous avons joué au papa et à la maman. J’ai pleuré et il m’a
consolée. Puis, nous sommes allés au cinéma.

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Laurent sentit quelque chose de terrible monter en lui.
Profondément ému, il prit la main de sa nièce.
- Liline, fit-il va te laver avant de te coucher. Promets-moi
de ne plus jamais jouer à ce jeu. Ce n’est pas bien de jouer à ce
genre de jeu avec ton père. Quand tu seras mariée, tu ne pourras
le jouer qu’avec ton mari, tu m’entends ? Si tu continues à le faire,
tu vas mourir Liline. Mais n’en parle pas à ta maman ; tu vas la
rendre malheureuse. Laisse-moi m’occuper de ça. Et dès demain
soir, tu iras dormir avec ta petite sœur et vous fermerez la porte à
clé. C’est d’accord ?
- Oui, tonton, mais papa m’a dit de ne jamais fermer la porte
à clé.
- Tu la fermeras à clé parce que je te le dis. Maintenant, à
la douche et au lit !
Laurent fit tout pour contenir ses larmes, mais elles
scintillèrent dans son regard pétri de révolte. Ce qu’il venait
d’entendre lui permit d’en apprendre davantage sur l’autre pan de
l’homme. Dans un état quasi comateux, il alla se coucher. Partagé
entre le désir de se taire et le devoir de dévoiler l’horreur de l’inceste
à sa sœur, Laurent eut un sommeil perturbé.
La bouche amère et la tête grouillante d’idées noires, il eut
pitié de sa sœur quand il la vit apprêter le petit déjeuner très tôt le
matin. L’envie le démangea de tout lui révéler. Elle devait savoir
que son mari, un méchant souriant à la tête pleine, avait une âme
vide. Zéphyrin était le genre d’individu qui offre une apparence
d’équité mais dont les actes montrent une grande perfidie. Sa
femme lui faisait totalement confiance et débordait de naïveté.
Malgré son extrême disponibilité et sa fidélité envers lui, elle était
en train de récolter trahison et injustice. Quand Laurent se rendit
au travail ce jour-là, le soleil crachait une chaleur d’enfer. La pluie
tombée la veille n’avait rien pu faire pour rafraîchir l’air. Avec la
manière, Laurent refusa de monter dans la voiture de Zéphyrin qui
s’était gentiment proposé de le déposer à la villa Jupiter.
- Non merci, dit Laurent. Je préfère que tu déposes plutôt
les enfants à l’école. Je suis dans les temps. Je prendrai un taxi
pour moi tout seul.

19
- Comme tu veux ! Je pouvais bien t’emmener. Cela aurait
été avec plaisir, beau-frère.
- Non ça va, lui répondit Laurent.
Et il pensa : « Gros cochon éhonté, tu pues le vice. Va au
diable ! ».
À la villa Jupiter où Laurent arriva juste à l’heure, Sandaké,
avec son air de shérif sans arme, jouait une musique langoureuse
qui lui rappelait certainement sa douce enfance. Il bougeait la tête
à gauche et à droite avec une délectation affichée.
- Oh oui ! J’espère que je pourrai rempoter plusieurs plantes
aujourd’hui.
- Le patron n’est pas trop de mauvaise humeur. Madame,
elle, ne sourit pas souvent. Pourtant elle est gentille. N’oublie pas
d’aller la saluer de temps en temps. Tu la verras rarement venir là
où tu es. Zilal l’autre jardinier lui apportait des bouquets de fleurs
qu’il composait lui-même. Souviens-toi d’une autre chose : si
monsieur ne t’appelle pas, ne va pas vers lui. Si tu oses aller à la
villa sans être convoqué, tu seras foutu.
Sandaké travaillait depuis quinze ans à la villa. Il avait vu
les employés arriver et partir. Il connaissait la famille Afép comme
sa poche et se pliait en quatre pour satisfaire tout le monde. Laurent
devait avoir de bons réflexes pour mériter l’estime d’Afép. Les
échecs et les déceptions ayant mûri et atrophié l’orgueil de Laurent,
il écoutait avec grand intérêt les conseils du gardien. Il avait surtout
besoin d’un peu de chaleur humaine pour réchauffer son cœur
froid, et d’un peu de lumière pour éclairer son âme enténébrée par
une vie qui ne lui faisait pas de cadeau. Il tira la clé du magasin et
se dirigea d’un pas alerte vers son royaume. Les arrosoirs et les
râteaux qu’il avait rangés la veille étaient sens dessus dessous.
Cette pagaille ne présageait rien de bon. Quelqu’un d’autre en
dehors de lui, avait-il accès au magasin ? La vie lui ayant appris
à se battre, il remit tout en ordre, enfila une cotte jaune et commença
l’arrosage. Comme un robot humain, il avait conscience que de
grands efforts peuvent déclencher un petit encouragement et
l’estime de son patron. Mais Afép ne savait pas encourager le

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travail bien fait et tempêtait quand ce n’était pas utile. Il se plaisait
à sous-estimer les autres et se surestimait de manière grossière.
Rien n’était jamais acquis à la villa où une chape de plomb semblait
peser sur tout le monde. Les rêves des uns étaient les cauchemars
des autres. Heureusement que tout autour de la résidence, des
oiseaux au plumage jonquille remplissaient l’air de joyeux gazouillis
et réjouissaient les cœurs blessés ! Les aubépines fleuries créaient
une atmosphère d’apaisement et d’espoir. La chaleur devenait
accablante et la brise était plutôt rare.
Après des heures de travail continu, Laurent marqua une
pause. Il se rafraîchit le visage et le cou et s’adossa sur un manguier
quelques minutes. Il vit tant de fleurs autour de lui qu’il eut l’idée
d’en cueillir pour les porter à sa patronne. Mais il ne voulait rien
entreprendre sans l’avis de Sandaké. Aussi, se dirigea-t-il avec
nonchalance vers la guérite.
- Sandaké, je voudrais composer des bouquets pour les
mettre sur les petites tables autour de la piscine. J’ai besoin de
trois vases. Crois-tu que j’aie le droit d’en demander à madame ?
- Bien sûr, bien sûr. L’ancien jardinier mettait les fleurs
partout. Parfois monsieur ne les trouvait pas belles alors que
madame les appréciait. Tu sais, quand monsieur ne veut pas quelque
chose, madame n’insiste pas, elle s’incline. Mais lorsque monsieur
veut, madame accepte même si elle n’est pas du même avis que
lui. C’est mieux que tu ailles demander les vases chez madame.
On ne peut pas te les refuser.
Le cœur battant, Laurent cogna timidement à la porte de la
cuisine.
- Qui est-ce ? Demanda une voix enjouée.
- C’est moi Laurent, le jardinier.
Quand la porte s’ouvrit, Laurent reconnut la femme qui lui
avait apporté à manger la veille.
- Excusez-moi, dit Laurent, je pourrais avoir trois vases pour
y mettre les fleurs et orner le bord de la piscine ?
- Attends, je vais en parler à madame.
La jeune femme fut de retour quelques minutes après en
affichant un enthousiasme inattendu.

21
- Madame veut te voir, dit-elle en faisant la moue.
Laurent entra dans la villa dont il ne connaissait que
l’extérieur. Partout dans les angles du somptueux salon, se trouvaient
des plantes immenses et bien portantes. Sur la grande table et sur
les tables basses, des vases de cristal scintillaient. Le sol marbré
était couvert de tapis persans de grand prix qui rappelaient les
contes des mille et une nuits. D’un coup d’œil circulaire, Laurent
avait embrassé tous les meubles en merisier massif. Deux gros
lustres pendouillaient au milieu du salon principal. On voyait tout
au fond, un salon privé tout aussi luxueux. Un escalier en bois ciré
et recouvert d’un tapis rougeâtre conduisait à l’étage où les
chambres spacieuses donnaient sur un paysage à vous couper le
souffle. Partout dans la maison, le luxe s’imposait sans pudeur.
L’exhibitionnisme du possédant ne faisait aucun doute.
Un peu plus décontractée que le premier jour où il l’avait
vue, Laurentine était rayonnante dans sa petite robe blanche en
lin.
- Bon…jour madame, bégaya Laurent.
- Bonjour ! Vous vous en sortez bien ?
- Oui madame, assez bien. Je compte m’améliorer.
- Il le faut, car votre patron est exigeant, il contrôle tout. Si
vous ne faites pas correctement votre travail, il vous mettra dehors
comme un chien, sans hésiter. Je vais vous sortir trois vases. Mais
il faut vraiment en prendre soin. Ce sont des vases en cristal. Mon
mari y tient.
- Ne nous inquiétez pas madame.
Laurentine esquissa un sourire forcé qui illuminait à peine
un visage marqué par des ridules de souffrance. Assise sur un
canapé fauve, elle feuilletait un magazine et donnait l’impression
de rechercher une brèche dans le labyrinthe fermé de sa vie. Le
bruissement sourd du robot venait de la cuisine. On entendait aussi
l’écoulement d’une fontaine artificielle qui ornait le salon d’apparat
d’Afép. Laurentine ressemblait à s’y méprendre à quelqu’un qui
avait subi une amputation et qui se posait plein de questions :
« Qu’est-ce que j’ai fait ? Peu fait ? Trop fait pour mériter ça ? »
Son regard dégageait une intensité émotionnelle rare. Le nez plongé

22
dans son magazine de décoration, elle semblait avoir oublié Laurent
qui attendait là, debout. Il lâcha un toussotement qui tira sa patronne
d’une sorte de rêverie vénéneuse.
- Excusez-moi, dit-elle à Laurent, j’avais oublié que vous
aviez besoin de vases.
Elle se leva lestement, ouvrit un magnifique argentier et en
sortit trois vases en cristal l’un après l’autre. Elle tendit deux vases
à Laurent et garda le troisième.
- Je vous accompagne, je vous regarderai faire.
- Oh madame !
- Je vous regarderai faire. J’aime bien les fleurs, les plantes,
la nature.
Gêné par la proposition inattendue de sa patronne, Laurent
ne répondit pas. Mais il se sentit heureux de partager la même
passion qu’elle. Fontaine de vitalité, il marchait devant elle avec
le désir ardent de lui montrer son savoir-faire. Au milieu d’une
mer de verdure, il s’arrêta, déposa délicatement les deux vases sur
l’herbe moite et débarrassa Laurentine du sien. Il courut au magasin,
y ramena un couteau spécial. Puis, il adopta un ton pédagogique.
- Vous avez ici madame, des lotus ou becs de perroquet, là
des bégonias et des magnolias, là-bas des orchidées.
- Des orchi…quoi ?
- Des orchidées. Elles sont très originales à cause de leur
forme. Les magnolias sentent très bon, on les appelle aussi des
lauriers tulipiers. Les roses, vous les connaissez. Il en existe
plusieurs espèces. Nous avons les rouges, les roses, les blanches
et les jaunes. Dites-moi celles que vous souhaitez voir au bord de
la piscine et à la cuisine.
Laurentine hésita quelques minutes et se décida.
- Les magnolias sentent bon vous avez dit ? Faites donc un
bouquet de magnolias pour la cuisine et mettez les roses jaunes
pour le bord de la piscine.
- Tout de suite madame, dit Laurent.
Il coupa les fleurs avec enthousiasme et une délicatesse
exagérée. Laurentine, qui avait arrêté ses études en classe de

23
troisième, se souvint de monsieur Fatigon, son professeur de
français pour lequel on n’a jamais fini d’apprendre. En très peu de
temps, elle apprit un tas de petites choses utiles aux côtés de son
jardinier. Mais un vrombissement de moteur vint troubler la douceur
et la beauté de cet apprentissage essentiel. C’était au moment où
il n’y avait ni coucher ni lever de soleil. Le portail s’ouvrit et
dévoila une Hummer majestueuse. Assis lourdement à l’arrière,
Afép lisait le journal. Son chauffeur, en costume sombre, se gara
juste devant la grande terrasse baignée par une lumière stimulante
et descendit promptement pour lui ouvrir la portière avec un
soupçon d’obséquiosité.
A peine Afép avait-t-il gravi une marche de l’immense
escalier qu’il aperçut Laurentine debout devant Laurent qui était
en train de mettre les fleurs dans les vases. L’air de Laurentine
était si joyeux qu’Afép s’arrêta une minute. Il voulut hurler le nom
de sa femme mais se ravisa. « Qu’est-ce qu’elle fait là ? Quel est
ce joyeux tête –à-tête ? Qu’est-ce qui se passe ici ? » se dit-il.
Afép injectait dans chacune de ses interrogations de la hargne
et de l’agacement. La détente due à l’entretien avec Uonin Nfiri,
un jeune cadre de chez lui, avait subitement disparu. Il appela avec
nervosité Clarence la femme de ménage qui arriva en courant.
- Oui monsieur, fit-elle essoufflée.
- Ouvre-moi le deuxième salon, dépêche-toi, ordonna-t-il.
Presque tremblante, Clarence fila à la cuisine comme une
hase, arracha l’énorme trousseau de clés et repartit vers Afép qui
attendait d’un air sévère. Clarence connaissait toutes les clés par
cœur, mais la pression était si forte qu’elle ne trouva pas la bonne
clé tout de suite. Le regard d’Afép ressemblait à cet instant précis
à celui d’un aigle prêt à plonger sur sa proie prise de panique.
Clarence, après plusieurs tentatives, réussit à ouvrir la porte massive.
Elle transpirait à grosses gouttes comme si elle venait de livrer un
combat à plus fort qu’elle.
Afép marcha presque sur ses pieds et prit place dans le salon
d’apparat désert.
- Va appeler ta patronne tout de suite, hurla-t-il à Clarence.

24
- Oui, monsieur.
Clarence pressa le pas et courut à l’autre bout de la villa.
Le bouquet de magnolias dans un vase sans défaut à la main,
Laurentine la vit arriver la bouche ouverte et l’air désemparé.
- Qu’est-ce qui se passe Clarence ? Lui demanda-t-elle,
étonnée.
- Monsieur veut vous voir madame.
- Qu’est-ce qu’il y a encore ? dit-elle, agacée.
- Je ne sais pas madame.
Laurentine fronça les sourcils. Elle ne hâta point le pas. Il
n’y avait pas le feu. Elle passa par la cuisine et posa délicatement
les fleurs sur la paillasse marbrée. Puis, elle se lava les mains, but
un verre d’eau et rejoignit Afép dans son salon privé où régnait un
silence de cathédrale. Les yeux d’Afép, comme des grenades
incendiaires, étaient rivés sur Laurentine dont la démarche
flegmatique l’exaspéra. Il aurait sûrement voulu qu’elle vînt à lui
au pas de course.
- Un peu plus vite Laurentine, un peu plus vite, répéta -t-il.
Dis-moi, que faisais-tu dehors debout comme une vulgaire femme
de quartier devant le jardinier ? Tu t’ennuies tant que ça à l’intérieur
de la villa ?
- Je ne savais pas que j’étais en prison chez toi, Gapiel. N’ai-
je pas le droit de sortir, de prendre l’air dehors ? Le jardinier avait
besoin de vases. Il ne pouvait pas porter les trois vases à la fois.
Je l’y ai aidé. En plus, je vois un tas de fleurs dans le jardin tous
les jours sans les connaître. Il m’a gentiment montré les orchidées,
les magnolias, les becs de perroquet. Je n’ai rien fait de mal pour
que tu te mettes dans un tel état.
- Je suis dans quel état ? J’ai seulement vu que tu riais. Votre
solitude était joyeuse. Je vous ai vus, bien vus.
- Mais Gapiel, je ne riais pas. Tu étais bien trop loin pour
me…
- Assez Laurentine ! Assez ! Je te rappelle ce que tu sais
depuis longtemps. C’est moi qui ordonne et impose un rythme de
vie dans cette résidence. Je ne veux plus te voir en compagnie du

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jardinier. Tu es sa patronne, tu entends, sa patronne. Il reste dans
son jardin et toi dans ma maison… ma maison. C’est clair ?
- Je trouve tout ça exagéré et injuste, Gapiel
- Quoi ? Répète ce que tu viens de dire ?
- Je dis que…
Avant d’avoir terminé sa phrase, Laurentine reçut une gifle
fulgurante. Elle ne pleura pas et se tint la joue comme si elle voulait
la purger de la douleur. Les ténèbres de la captivité semblaient la
recouvrir et son regard scintillait d’amertume. Afép n’avait qu’elle
comme épouse mais la martyrisait et la trompait avec une assiduité
religieuse. Elle, n’avait pas d’amant. Certains hommes la fuyaient
quand ils savaient qui était son mari. Comme un oiseau blessé,
elle alla s’asseoir à la terrasse de sa chambre qui donnait sur une
rangée de filaos. Le cuisinier avait déjà dressé une table superbe.
Le menu du jour était européen. En entrée, des roulades de saumon
farcies au fromage frais. La blanquette de veau aux champignons
de Paris constituait le plat de résistance. Et en dessert, du fondant
de chocolat à la mandarine. La gifle avait coupé l’appétit de
Laurentine. Il faut préciser qu’elle n’aimait pas non plus la cuisine
européenne. C’est Afép qui en raffolait. Tout le monde se pliait à
son exigence. Seulement, Laurentine changeait de menu quand
Afép allait dans une de ses résidences secondaires et prétextait un
voyage. C’est à ce moment-là qu’elle faisait ses courses au marché
central et mijotait les plats qui avaient nourri son enfance et qui
faisaient plaisir à ses enfants.
Sur la terrasse, l’air perdu, Laurentine semblait au bout du
rouleau. Avoir Afép comme époux était certainement un privilège,
mais aussi une douloureuse épreuve. Elle lui avait souvent pardonné
un tas de bêtises, mais Afép était un dragon d’infidélité. Père d’une
horde d’enfants qu’il avait eus avant et après son mariage avec
Laurentine, Afép était froid, possessif et autoritaire. Ses mensonges
avaient la vie dure. Laurentine s’était toujours efforcée de soigner
les apparences. Maintenant la coupe était pleine. Elle n’en pouvait
plus d’être humiliée.
Les enfants n’allaient pas tarder à rentrer de l’école. Il ne

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fallait pas surtout les laisser deviner quoi que ce soit. Elle se doucha
rapidement et s’habilla pour le déjeuner. Quand elle sortit de la
chambre, Afép n’était plus à la résidence.
- Clarence ! Clarence ! Monsieur est sorti avec quelle
voiture ?
- Avec la Hummer. Barnabé avait la Lexus et Denis la
Touareg. Monsieur ne m’a rien dit, madame. Je pensais que vous
étiez ensemble.
Laurentine resta sans voix. Le départ d’Afép n’annonçait
rien de réjouissant. Son inquiétude se dissipa quand elle vit ses
enfants arriver accompagnés de Denis le troisième chauffeur. Tous
lui firent une bise consolatrice.
- Ça va maman, demanda l’aînée ?
- Tu sens bon maman, tu veux séduire papa ? plaisanta la
cadette.
- Mais on l’a croisé vers Bekoa, où il va ? Fit le garçon.
L’embarras obligea Laurentine à toussoter. Elle eut
suffisamment de temps pour réfléchir. Le mensonge utile s’imposa
à elle.
- Votre père a une réunion politique. Vous savez qu’il a
toujours rêvé de devenir député.
- Oh !Oh ! Papa député ! S’exclama la fille aînée. Papa
n’aime pas échouer et adore le pouvoir. C’est sûr qu’on n’entendra
que lui dans l’hémicycle. Il mettra tout en œuvre pour battre à
plate couture son adversaire même si celui-ci remporte l’élection.
Le boss a plus d’un tour dans son sac…
- Si on passait à table ! Vous devez avoir faim, proposa
Laurentine.
À table, l’ambiance était plutôt détendue. La présence
castratrice d’Afép stressait la villa Jupiter tout entière même si son
absence rendait la joie moins parfaite. Au fond du jardin, Laurent
se posait un tas de questions ! Pourquoi Afép avait-il fait appeler
sa femme ? Un problème grave se posait-il à la famille ? Son statut
de jardinier l’acculait au silence et à une cécité pour tout ce qui se
passait autour de lui. Le soleil était torride. Laurent suait

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abondamment. La moiteur de ses mains rendait son travail
inefficace. Il s’aspergea d’un jet d’eau sur la tête et s’assit. Autour
de lui, les plantes qu’il venait d’arroser semblaient dans un certain
état de jubilation et frétillaient comme le poisson dans l’eau.
Laurent repensa à ce bac qu’il n’a jamais pu avoir. Etait-il
l’homme le plus bête ? Un sort lui avait-il été jeté pour le maintenir
en situation d’échec permanent ? Il se trouvait soudain niais, maudit
dans ce cadre opulent. Une jeune fille, l’air décontracté arriva avec
un plateau à la main.
- Bonjour, lui dit-elle, je m’appelle Sylvania, je suis la petite
sœur de madame Afép.
- Bonjour Sylvania.
- Voici ta nourriture. Laurentine t’envoie aussi quelque chose
pour le taxi. Elle dit avoir appris un tas de noms de fleurs avec toi.
- Euh ! Oui. Mais je n’oserai pas prendre de l’argent à ma
patronne pour si peu.
- Prends l’argent. Il faut être maboul pour refuser trente
mille francs par les temps qui courent.
- Je ne suis pas maboul. Comme jardinier, c’est mon devoir
d’aider madame à se rappeler les noms des fleurs qu’elle aurait
oubliés. Je trouve donc incongru d’être récompensé pour ça.
- C’est quoi incongru ? Tu parles bien français et tu es
jardinier ?
- Incongru veut dire qui est déplacé, qui n’est pas normal.
Je suis jardinier en attendant autre chose. Je ne vais pas faire ce
travail toute ma vie.
- Ah bon ! C’est vrai, tu es trop bien pour être jardinier.
Demain, ce sera à mon tour de sentir les fleurs que tu vas couper.
Je veux un joli bouquet dans ma chambre. Je peux venir te donner
mon vase en porcelaine ?
- Euh ! Euh !. J’aurai beaucoup de travail demain.
- Ça ne fait rien.
- Ça veut dire quoi ça ne fait rien ? Si le patron me surprend
en train de te constituer un bouquet alors que je dois arroser les
multiples plantes que tu vois là, je risque de perdre mon emploi.
- Reste tranquille, ton patron ne reviendra pas avant trois

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jours au moins. Quand il sort avec plus d’une voiture, c’est qu’il
a un plan ; il va rester dehors longtemps. Chaque voiture sera chez
chacune de ses maîtresses. Chacune a aussi une belle villa, moins
grande que cette maison. C’est ce que tout le monde raconte. Il
paraît qu’il interdit à ses maîtresses d’avoir d’autres copains. Les
pauvres femmes obéissent parce qu’il leur donne de l’argent. Afép
mange tout le monde comme la chique mange le pied. L’avoir
comme seul homme, c’est s’enterrer vivante. Je plains ma pauvre
sœur. Elle a tout ce qu’elle veut mais elle est seule, seule. Bon, j’ai
assez parlé. Je te laisse travailler. À demain.
La jeune femme partit sans se rendre compte que sa présence
gênait Laurent. Ses déhanchements suggestifs exacerbèrent son
agacement. Célibataire heureux, Laurent se couvrait d’un manteau
de méfiance face aux jeunes filles : « Elles sont bien fières de leur
fraîcheur. Mais beaucoup d’entre elles ne savent ni mettre une
marmite au feu ni prendre soin de leur chambre » pensait-il souvent.
À trente ans, il n’avait vraiment aimé qu’une seule fille,
mais elle s’était révélée d’une redoutable frivolité. Laurent avait
choisi la fuite et se délectait du désert sentimental qu’il traversait.
Mieux valait attendre une perle, une femme pour lui, même si elle
tardait à venir. Soudain, il repensa aux confidences de Sylvania et
commença à comprendre la tristesse qu’on lisait sur le visage de
Laurentine. Afép l’avait si souvent humiliée qu’elle avait d’elle-
même une idée dépréciée.
Quand dans des moments d’intimité, un rayon de bonheur
apparaissait dans la chambre conjugale, Afép s’ingéniait à
l’enténébrer. Par une terrible magie, il arrivait à transformer ce qui
était rose en noir. Autant Laurentine subissait ses gifles et ses
infidélités répétées, autant il ne tolérait pas la moindre absence de
Laurentine de la villa. « Jamais la villa Jupiter sans toi » semblait-
il lui dire. Elle aurait voulu contester sans pouvoir, prendre certaines
décisions sans oser. Elle n’était en rien outillée pour faire face à
cet ogre avide de pouvoir et d’espace et pour qui l’argent ouvrait
et fermait toutes les portes. Plutôt posée, Laurentine déployait des
tonnes de patience pour garder toute sa tête dans un environnement

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où elle n’arrivait pas à prendre ses marques. Elle se sentait étrangère
dans un cadre pourtant enchanteur que Laurent s’échinait à embellir
chaque jour davantage. Tout marchait selon la volonté et les
humeurs d’Afép. Lorsqu’il défendait un point de vue, il s’y
accrochait comme une sangsue fixée à la peau. Malheur à quiconque
osait soutenir le contraire !
Son départ de la villa après la gifle retentissante à Laurentine
était assez caricatural de la tyrannie qu’il exerçait sur elle. Il avait
une telle autorité qu’il régnait tout en étant absent de la résidence.
Ses désirs continuaient à être des ordres. Comme s’il avait été là,
Laurent travailla avec ardeur. Il émonda, arrosa, rempota, balaya
les feuilles mortes. Quand il eut terminé, il se résolut avec hésitation
à porter à la villa le plateau qui avait servi pour son repas. Tout
semblait au repos. Laurent frappa à la porte de la cuisine. Il entendit
le bruit d’une chaise qu’on tirait. Il tomba nez à nez avec Laurentine
qui lisait un tas de magazines féminins. Leurs regards se croisèrent
et s’enlacèrent avec la fugacité d’un éclair. Le plateau à la main,
Laurent eut honte de l’idée qui lui traversa l’esprit et baissa la tête.
- Entre Laurent, entre, lui dit Laurentine d’une voix
enthousiaste.
- Euh ! Madame, je voulais juste laisser le plateau.
- Je sais, mais entre, n’aie pas peur. Veux-tu quelque chose
de frais ? Une bière ?
- Merci madame, je ne prends pas d’alcool.
- Hou la la ! C’est rare de voir un jeune homme sobre de
nos jours.
Elle débarrassa Laurent du plateau qu’elle mit dans l’évier
et se tourna vers le jardinier qu’elle regarda avec une infinie douceur.
Aucune parole ne sortit de sa bouche. Laurent sentit le sang monter
dans sa tête et eut des frissons intérieurs comme s’il était saisi par
une force obscure. Il réprima cette terrible sensation et parvint à
murmurer :
- Ma…dame, il ne fallait pas pour…les…fleurs. À demain.
Laurent sortit sans se retourner. Un trouble profond envahit
Laurentine : elle sentait la présence implacable des rets opaques

30
de la chair. Laurent l’attirait, cela ne faisait aucun doute.
À l’entrée de la villa, Sandaké cherchait quelqu’un avec qui
bavarder. Laurent, étranglé par l’émotion, n’en avait ni le temps,
ni l’envie. Il voulait rentrer chez lui et réfléchir à ce qui lui arrivait.
Comment pouvait-il être attiré par une femme plus âgée et épouse
d’un patron qui avait le pouvoir de l’écraser comme un moucheron ?
Un homme dont toute faute, toute dissidence hérissait tous les poils
de son corps ? Laurent choisit de marcher un peu avant de héler
un taxi. Très méditatif, il ne se rendit pas compte que le feu était
au rouge pour lui. Il recula à temps et eut droit à un déluge d’injures
dont il ne put retenir que : « Broussard, va rêver dans ton trou
perdu ! » Chez Laurent, sa sœur, son mari et leurs trois enfants
étaient devant la télé. Il les salua en lançant un regard hostile à
Zéphyrin qui s’en rendit bien compte. Il en parla à sa femme.
- Yvonne, si tu avais vu le regard de Laurent quand il est
entré, tu aurais eu peur !
- Comment il était son regard ?
- Très méchant, je t’assure. C’est comme s’il me reprochait
quelque chose. Mais qu’est-ce qu’il me veut ? Qu’est-ce que je lui
ai fait ?
- Je ne sais pas. Sa journée a sûrement été dure. C’est peut-
être toi qui as quelque chose à te reprocher.
- Moi ! qu’est-ce que tu veux que j’aie à me reprocher ? Je
finis de suivre les informations, je veux qu’on en discute d’homme
à homme.
- Laisse-ça Zeph, tu cherches des problèmes là où il n’y en
a pas.
- Il faut que nous discutions. C’est mon beau-frère, non ?
Nous allons discuter en nous regardant bien dans le blanc de l’œil.
Quant à Laurent, il avait l’ouragan dans la tête. Convaincu
que le regard de Laurentine était frustré et quémandeur, il se
demandait ce qu’il adviendrait s’il la repoussait. Au cas où il
succomberait à la tentation, ne risque-t-il pas de signer son arrêt
de mort ? Pour Laurent, fuir la villa Jupiter, ce paradis de tentations
et de frustrations apparaissait comme la seule vraie solution. Mais
ne risquait-il pas de retomber dans une situation de précarité ?

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Laurent se sentait mal à l’aise et effrayé comme un gamin surpris
par les ténèbres. Les coups à sa porte le firent sursauter.
- Qui est-ce ? s’inquiéta-t-il.
- C’est Conaline, tonton. Papa veut te parler.
- Me parler ? À propos de quoi ?
- Je ne sais pas.
Laurent ouvrit la porte. L’index devant la bouche, Conaline
susurra quelque chose à son oncle.
- Tu gardes notre secret, hein, tonton ? S’il te plaît, sois
gentil.
- Ne t’inquiète pas Liline, je ne dirai rien ni à ton père, ni à
ta mère.
Laurent sortit de la chambre, suivi de Conaline. Zéphyrin
l’attendait sur la petite terrasse où le bourdonnement des moustiques
était visible. Il arbora un large sourire hypocrite.
Assieds-toi Laurent, lui dit-il, tu as l’air bien fatigué. J’espère
que ce n’est pas ton indestructible patron qui t’a encore fait des
misères ?
- Non, non, ça va jusque-là. Je ne le vois pas beaucoup.
- Tu ne peux pas le voir. Il a des devoirs à remplir dans bien
des quartiers de Dansaville. A plus de soixante ans, il séduit encore
de très jeunes filles moins âgées que ses propres filles qu’il fait
surveiller par des gens qu’il paie. Il veut que celles-ci fassent de
hautes études mais il dévergonde les filles des autres. Ce n’est pas
juste. Bon, bref. Ce n’est pas pour te parler de la vie privée de ton
patron que je t’ai fait appeler. J’ai remarqué tout à l’heure que tu
n’as ni parlé ni mangé. As-tu quelque chose contre moi ?
- Euh ! Euh ! Pour être franc, oui Zeph. Tu viens de donner
ton point de vue sur le comportement de monsieur Afép. Tu permets
que je te pose une question ?
- Bien sûr.
- Que penses-tu des hommes qui ont des relations intimes
avec leurs filles ?
- Je ne comprends pas.
- Que dis-tu d’un père qui couche avec sa fille impubère ?

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- Je…je dis qu’il est un salaud…un criminel.
- Eh bien Zeph, tu es tout ça !
- Qui ? Moi ? Fais attention à ce que tu dis, hein ! Je couche
avec qui ? Tu as quelle preuve, chien de jardinier ?
Zéphyrin remonté se leva comme un coq blessé et empoigna
Laurent au collet.
- Du calme, du calme Zéphyrin, lui dit Laurent. Ma sœur
ne doit rien savoir ; elle en mourrait. Nous sommes entre adultes,
comportons-nous en adultes, tu veux ?
L’ambiance était morose. Perclus de gêne, Zéphyrin aurait
donné ce qu’il avait de très cher pour ne plus être là. Mais, victime
de la tyrannie du vice, il resta cloué sur la chaise comme pour
expier son horrible faute. Laurent, d’une voix presque compatissante
reprit la parole.
- Zeph, ne m’interromps pas. Ce que je vais te dire est d’une
importance capitale. C’est une question de vie ou de mort. Je ne
te condamne pas. Je veux juste que tu prennes conscience de la
gravité de ton acte et que tu arrêtes. Je n’en parlerai ni à Yvonne,
ni à personne. Je sais que Dansaville pousse bien des gens au mal.
Quand ils arrivent de leurs villages, ils ont des principes, des
valeurs. Ensuite, ils changent de direction et plongent dans l’eau
fétide du vice sous toutes ses formes. Le genre de vices qui ont
entraîné la destruction de Sodome et Gomorrhe. Laisse-moi te dire
que Dansaville pullule de femmes de tous les âges, de toutes les
tailles et de toutes les races. Tu n’as que l’embarras du choix.
Prendre ta fille de dix ans est une perversion. Que dis-je, un crime.
Tu ne sais pas que tu es en train de ruiner sa vie de femme, son
avenir, pour être plus clair. Tu as une épouse merveilleuse. A vous
voir, vous êtes des complices. Qu’est-ce qui te pousse à descendre
si bas ? Je ne suis pas encore père de famille, je ne souhaite pas
que ce type de tragédie arrive dans la mienne. Je deviens fou face
aux hommes qui trompent, humilient et écrasent leurs femmes par
des actes comme celui que tu viens de poser. Je t’en prie, épargne
ta fille de l’ignoble souillure de l’inceste. Je t’ai vu la nuit dernière
dans le couloir. Tu venais juste d’assassiner ma petite Conaline,

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ton propre sang. Sache que ce qui est un paradis pour toi est un
enfer pour elle. Maintenant stop! Sinon, cette affaire fera des
vagues…
Le regard de Zéphyrin faussement serein était lointain. Il
n’articula plus un mot et se traîna presque à l’intérieur de la maison.
Yvonne voulut savoir la teneur de la conversation entre les deux
hommes. Mais personne ne lui dit rien. Yvonne en fut vexée.
Dévoiler la face sombre de la nature humaine happée par les
pulsions incestueuses s’était imposé à Laurent comme un impératif
absolu. Il se sentit léger après avoir révélé Zéphyrin à lui-même
et se coucha tard en pensant à ses propres défis à venir. Le piège
de la liaison dangereuse qui se dressait inexorablement devant lui
l’effrayait. Il voulait absolument l’éviter mais recherchait des
astuces dans sa tête. Il devait faire face à un terrible dilemme :
repousser sa patronne en détresse affective et aggraver son état ou
accepter de sortir avec elle et se faire écraser comme un moucheron
par Afép. Il pensa à Joseph dont le charme bouleversa l’épouse de
son patron Potiphar. Comment s’en sortir sans laisser sa peau dans
ce qui s’annonce comme un funeste piège ? A qui se confier ?
Laurent eut du mal à s’endormir. Soudain, un orage éclata. Une
pluie coupante comme une guillotine se mit à frapper la tôle
défraîchie de la maison avachie.

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Chapitre II
La nuit avait disparu comme un habit indésirable. Une
impénétrable brume absorbait goulûment la villa Jupiter dont le
dôme ressemblait à un feuillage de fumée. Des silhouettes
s’agitaient dehors et dedans comme si elles s’inquiétaient d’une
horrible absence. Les heures continuaient à s’égrener avec une
implacable constance. Les magnolias odoriférants du jardin
n’avaient plus rien d’exquis. Parti la veille sans prendre congé de
Laurentine, Afép n’avait donné aucun signe de vie. Son intolérable
silence exacerbait l’atmosphère d’incertitude qui imprégnait la
villa.
Assoiffé d’une liberté qui frôlait la licence, Afép ne devait
pas être mort mais s’enivrait d’obscurs plaisirs quelque part dans
la ville. Prédateur impitoyable, il avait une libido hyper-active.
Même si sa masculinité bégayante amusait bon nombre de ses
conquêtes, Afép n’en avait cure. Il savait que l’argent, invincible
armure, atténuait son handicap et faisait tomber les femmes comme
des mouches dans la glu.
Le léger différend qui l’avait opposé à Laurentine fut
l’occasion rêvée d’aller s’offrir de vrais et faux câlins auprès de
femmes aux dents longues. A la tête d’un incroyable harem, Afép
n’avait jamais été pris la main dans le sac avec une femme et s’en
vantait. Cependant, il se débattait au milieu du mensonge, des
calculs et il avait réponse à tout. Aucune femme ne devait lui
échapper. Il gardait jalousement un mot d’espoir pour chacune.
Quand il avait jeté son dévolu sur une femme, il se sentait dans
l’obligation de l’entretenir, de la couver pour ne pas se faire oublier.
Un nombre impressionnant de tendres plantes issues de tous les
milieux sociaux subissaient ses pratiques douteuses et recevait de
coquettes sommes d’argent. «Tant pis pour les conséquences »
pensaient bon nombre d’entre elles qui ne reculaient devant rien.
L’argent avait plus de valeur que la vertu désuète.
Pour apprivoiser ses maîtresses qui en avaient assez de
l’attendre, Afép signait un gros chèque ici et promettait le mariage

35
là. Laurentine osa lui dire un jour qu’il était de bonne humeur :
« Gapiel, tu veux avoir toutes les belles voitures et toutes les belles
femmes. N’oublie pas que tout vouloir pour toi ouvre la porte à
tout. Et toutes les histoires d’amour n’ont pas toutes une bonne
fin ». Afép ne répondit pas et lui lança un regard à la fois étonné
et courroucé.
Volcan ambulant, Afép avait une telle présence que même
son absence faisait aussi trembler ses employés au bureau et à la
maison. Le réveil de Laurent avait sûrement sonné. Mais le gros
orage de la veille l’empêcha d’entendre la sonnerie. Il arriva en
retard à la villa. A peine le portillon s’était-il ouvert qu’il entra
essoufflé.
- Le patron est là Sandaké ? Demanda-t-il.
- Non il n’est pas encore arrivé. S’il avait été là mon ami,
tu aurais eu chaud. Tu as vraiment de la chance.
- Dieu merci.
Laurent prit la clé avec frénésie et rejoignit son lieu de travail
en courant. Aucun chauffeur n’était à la villa. Laurentine dut se
résigner à déposer les enfants à l’école. Elle vivait une situation
déprimante, mais paraissait plutôt détendue. Elle qui rechignait à
conduire à Dansaville peuplée d’individus dangereux prêts à
sacrifier des vies humaines, elle embarqua dans une Toyota
immatriculée à l’étranger qui partit à toute allure.
Ce matin-là, Laurent émonda des arbustes en leur donnant
des formes géométriques originales. Comme s’il voulait stimuler
son action, il sifflotait avec régularité. Sylvania, accrochée à une
des fenêtres de la villa, fut attirée par ces sifflotements et vint vers
lui. Vêtue d’une jupe grise outrageusement courte et d’un haut qui
laissait voir le début de ses seins, elle avait des dents et des ongles
d’une redoutable minaudière.
- Bonjour Laurent.
- Bonjour Sylvie.
- Non, je m’appelle Sylvania. Tu n’as donc pas retenu mon
nom ! s’offusqua-t-elle.
- Hem ! J’ai un tas de choses en tête. Mon travail est très
prenant, tu sais !

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- Oui, mais Sylvania, c’est facile à retenir.
- Excuse-moi, j’ai beaucoup à faire.
- Tu as quel âge ? Tu es marié ?
- J’ai trente ans et je ne suis pas marié. Pourquoi toutes ces
questions ?
- Comme ça, je veux juste savoir. Maintenant, apprends-
moi les noms des fleurs. Comment s’appellent celles que tu as
mises à la cuisine ?
- Des magnolias.
- Et celles-ci ? Et celles-là ?
- Ecoute Sylvania, je crois que c’est tout pour aujourd’hui.
Si monsieur ou madame te trouvent ici, ils ne seront pas contents.
- Ma sœur n’est pas méchante. Son mari oui. Tu sais que tu
as de beaux yeux ? Tu es beau, vraiment beau.
- Merci. Maintenant, laisse-moi tranquille, veux-tu ?
- D’accord, d’accord. Je reviendrai tout à l’heure, quand il
fera moins chaud.
Deux heures plus tard, Laurentine envoya chercher Laurent
qui, le cœur battant, fila comme un éclair. « Ai-je fait quelque
chose de mal ?» se demanda-t-il. Assise sur un canapé, Laurentine
dépouillait le courrier et ne laissait voir aucune perturbation
intérieure. Elle esquissa plutôt un charmant sourire.
- Laurent, vérifie que les plantes qui sont dans le salon
d’apparat ne manquent pas d’eau. Je crains qu’elles ne meurent.
Elles ont coûté cher, très cher.
- Tout de suite madame.
Laurent fit une inspection minutieuse en plongeant sa main
droite dans chaque pot. Le regard de Laurentine l’assaillit de pied
en cap. Elle le trouvait fort séduisant. Derrière le jardinier, se
cachaient sans aucun doute un homme, une bonté, une vigueur
dont elle avait besoin. La carence affective était en train de distiller
en elle le venin délicieux d’un amour interdit. Laurentine commença
à penser que Laurent pourrait arroser sa vie de femme desséchée
par la solitude.
- Les plantes ont besoin d’eau et d’engrais. La terre est sèche,

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très sèche. Je dois d’abord les arroser avec beaucoup de précision
pour éviter de les noyer, dit Laurent.
- Fais comme tu peux Laurent, c’est toi qui sais.
Il sortit en pressant le pas et revint quelques minutes plus
tard, un arrosoir dans chaque main. Il arrosa joyeusement toutes
les plantes d’intérieur sans oser lever les yeux sur sa patronne. Il
serrait dans son cœur le dernier regard qu’ils s’étaient échangé et
qui avait secoué tout son être. Les plantes arrosées, Laurentine lui
demanda :
- Dis-moi Laurent, quand auras-tu besoin d’engrais ?
- Aujourd’hui ou demain madame. Je sais où les acheter. Je
peux y aller en taxi.
- Non, non. Je t’accompagnerai en voiture. Comme ça, je
saurai quel type d’engrais il faut.
- Comme vous voulez madame.
- Bien, je te ferai signe tout à l’heure.
- Oui, madame.
Laurent débordait de joie. Faire des courses avec Laurentine
était inespéré. Il rempota quatre plantes en vitesse pour être prêt
avant le départ. Sylvania lui apporta son plateau de repas et s’obstina
à le voir manger, prétextant qu’elle devait repartir avec le plateau
Cette décision ne sembla pas du goût de Laurent qui mangea sans
regarder la jeune fille.
- Laurent, Laurent, dit-elle, pourquoi tu ne m’aimes pas ?
- Qu’est-ce qui te fait dire que je ne t’aime pas ?
- J’ai une intuition, non ? Je sens quand un homme m’aime.
Toi, tu ne m’aimes pas.
- Si, je t’aime comme ma petite sœur.
- Quoi ? Je ne suis pas ta petite sœur. Nous ne sommes pas
parentés. Je croyais que tu étais un homme, un vrai.
- Je suis un homme, un vrai mais j’ai la tête ailleurs, tu
comprends ?
Sylvania toisa Laurent et s’en alla, vexée. Laurent fut flatté
dans son ego mais se réjouit d’être débarrassé de cette jeune fille
un peu trop entreprenante.
Il était quinze heures, les rayons de soleil venaient s’abîmer

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sur les têtes des dansavillois devenues des boules de feu. C’était
une chaleur à faire fondre l’asphalte. À la villa, tous les enfants
étaient calfeutrés dans des chambres d’une fraîcheur quasi polaire
dont l’effet soporifique ne manquait pas de charme.
Laurentine, vêtue d’une jupe portefeuille et d’un chemisier
blanc alla trouver Laurent au fond du jardin. Quand il la vit arriver,
il boutonna vite sa chemise qui laissait voir des poils pectoraux.
Visiblement embarrassé, Laurent ne savait plus comment se tenir.
Il mit les mains aux hanches, se croisa les bras, puis, les baissa.
- Tu es prêt Laurent ? lui demanda-t-elle.
- Oui madame.
- Bien, on y va !
Laurent jubilait à côté de sa patronne dont le parfum exhalait
une senteur si douce qu’on pouvait la croire comestible. La peau
satinée de Laurentine, ses doigts délicatement vernis lui donnaient
un charme particulier. Quand elle s’assit dans la voiture, la jupe
portefeuille dévoila une cuisse bien lisse. Par un sursaut de pudeur,
Laurentine baissa le pan relevé de sa jupe. Laurent apprécia ce
geste élégant. Au moins Laurentine était différente de ces femmes
qui se distinguaient par des tenues superficielles.
Un silence sensuel régnait dans le 4X4 rutilant. Accroché
sur le rétroviseur intérieur, un diffuseur de parfum répandait un
cocktail de vanille et de noix de coco. Les narines voraces de
Laurent humaient avec une volupté accrue cette senteur suave
comme le zéphyr. La fraîcheur de l’air conditionné rendait le
sentiment de bien-être beaucoup plus grand. Dans la rue où les
piétons aigris ruisselaient de ras-le-bol, Laurent se voyait comme
un jardinier privilégié. A quelques jours de la Saint Valentin, une
horde de vendeurs ambulants et autres escrocs écumaient le parking
de Kelkado. Ils proposaient de splendides breloques issues de la
rapine. Un garçon au timbre vocal chaud s’approcha de Laurent
et de Laurentine.
- Sentez monsieur. Offrez un bon parfum à votre jolie femme.
Touchez madame, cette cravate est belle pour votre mari, non ? Je
vous fais un bon prix.

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L’un et l’autre se contentèrent d’esquiver la main insistante
du vendeur audacieux et s’éloignèrent en hâtant le pas. Le magasin
Kelkado était un sanctuaire du matérialisme. De sombres merveilles
aguichaient bien des gens et les faisaient succomber au désir de
tout posséder, même le superflu. Une dame dont les yeux étaient
plus gros que sa poche, fut obligée d’abandonner négligemment
des serviettes au rayon quincaillerie et fila entre les rayons.
Laurentine avait tout mais elle ne se priva pas de toucher des flûtes
en cristal par-ci, un vase en onyx et une soupière en porcelaine
par-là. Comme si elle avait conscience de perdre le temps, elle dit
à Laurent :
- C’est là-bas qu’on trouvera ce dont nous avons besoin.
Laurent choisit un tas de produits pour les plantes ainsi que
des sécateurs d’émondage et à haie.
- Tu ne prends rien pour toi ? Lui demanda Laurentine.
- Je n’y ai pas pensé madame.
- Je te laisse choisir ce qui te plaît. Ne t’inquiète pas pour
le prix.
Embarrassé, Laurent réfléchit quelques minutes et choisit
une paire de draps à fleurs bleues. Il se retourna vers Laurentine
et la remercia. Il y eut une aimantation intense des regards qui fit
sourire Laurent et donna la chair de poule à Laurentine. « Passons
à la caisse » dit-elle pour se donner une contenance.
Laurent poussait le chariot avec zèle en prenant toutes les
précautions pour éviter de toucher la cheville de quelqu’un. La
démarche de Laurentine ne manquait pas de lui donner des suées.
Aussi, ne se priva-t-il pas d’une délectation discrète mais constante
de la partie charnue de Laurentine.
Sur le chemin du retour, un calme brûlant se manifestait
dans la voiture. Laurent mourait d’envie de faire découvrir à sa
patronne un jardin de plantes exotiques et une gigantesque volière.
Laurentine aurait voulu lui proposer un verre dans un coin
sympathique près de l’aéroport mais elle ne le put. Ils arrivèrent
à la villa sans s’être adressé un mot. L’un et l’autre enrageait de
n’avoir pas entendu ce qu’ils auraient souhaité. Laurentine se gara

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non loin du magasin de stockage. Laurent déchargea tout sans se
faire prier. Puis, au moment où Laurentine s’apprêtait à remonter
dans la voiture, il prit son courage à deux mains et murmura :
- Madame, je vous…je vous ai…merci pour tout.
- Avec plaisir Laurent, avec plaisir. À bientôt.
À peine Laurentine avait-elle posé son sac sur la table de la
cuisine que Sylvania vint vers elle.
- Laulau, je voulais que tu m’emmènes en ville, tu es partie
sans me faire signe.
- Ce n’était pas prévu que j’aille avec toi.
- Avec le jardinier non plus.
- Je vais avec qui je veux. Aujourd’hui c’est le jardinier qui
m’accompagne; il a besoin d’engrais.
- En tout cas, je le trouve orgueilleux, mou. Il est baraqué
pour rien
- Comment ça ? Tu l’as soumis à une épreuve d’endurance ?
- Non ! Mais je ne l’aime pas, il m’énerve, ce vilain jardinier.
- Je ne te permets pas d’insulter mon employé. Il ne t’a rien
fait. Si ça te gêne de lui porter à manger, Clarence le fera.
- Mais je n’ai pas dit ça, je dis seulement qu’il est…
- Ça suffit Sylvania. Tu me fatigues avec tes histoires.
Le ciel commençait à perdre sa luminosité et le soleil sa
force. Afép, avec son regard circulaire prêt à tout contrôler, n’était
pas toujours rentré à la villa. Laurentine craignait sa réaction si
elle lui passait un coup de fil. Ses idées étaient en noir et blanc.
Heureusement que son cœur était activé par la présence virile de
son jardinier ! À défaut d’être dans ses bras, elle se contentait d’une
possession visuelle. Elle aimait son regard, son regard magnétique
qui soulageait ses souffrances. Laurent avait ce qui lui manquait
et elle le désirait.
Au fond du jardin, Laurent débordait d’idées positives.
Comme dix huit heures approchaient, il lava ses souliers de jardinier
en sifflotant. Puis, il rangea soigneusement tous ses outils. Après
avoir fermé le magasin, il resta là, perplexe. Il hésitait entre rentrer
chez lui sans prendre congé de Laurentine et la revoir avant de

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rentrer. Le désir de croiser son regard brûlait en lui. Pensant que
le cœur a horreur de la censure, il se laissa entraîner par une force
invisible vers la villa isolée. Les enfants s’impatientaient à l’école ;
Laurentine avait oublié de les reprendre. Assise au grand salon,
elle feuilletait un magazine de mode. Laurent alla frapper à la porte
de la cuisine avec timidité.
- Oui, qui est-ce ?
Il ne répondit pas.
- Qui est-ce ? Reprit une voix agacée.
Laurent resta muet comme une carpe. Puis, la porte s’ouvrit
nerveusement.
- Tiens ! Tiens ! C’est toi ? On répond quand on te parle.
Qu’est-ce que tu veux ? Lui lança Sylvania.
- Je…Je veux dire au revoir à madame.
Sans se douter que Laurentine venait dans le couloir, Sylvania
regarda Laurent avec un profond mépris et lui dit :
- Depuis quand un jardinier vient-t-il déranger sa patronne ?
Tu es impoli toi, tout compte fait ?
- C’est toi qui es impolie Sylvania, répondit Laurentine à la
place de Laurent. Je t’ai déjà dit de respecter mes employés. Qu’est-
ce que tu as à parler sur ce ton au jar…, à Laurent ? Il a le droit de
venir me dire au revoir. Clarence le fait bien avant de partir. Ce
n’est pas un crime. Tu ferais mieux de mettre cette fougue au centre
de formation où doit se construire ton avenir. Ça suffit comme ça !
Un silence de ruines envahit la cuisine. Sylvania disparut
dans la grande maison en bougonnant. Laurent, mal à l’aise, n’aurait
pas souhaité être à l’origine de ce type d’incident.
- Laurent ! proposa Laurentine, je vais chercher mes enfants.
Je peux te déposer quelque part.
- Comme vous voulez madame, balbutia-t-il.
En cette fin de journée, les rues aux caries béantes pullulaient
de monde. Dans cette masse humaine, il y avait des criminels, de
perfides sorciers, des voleurs impénitents et une poignée de gens
pour qui le bien avait encore un sens. Dépotoir honteux, Dansaville
exhalait à la lisière du crépuscule une odeur de poubelles en

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putréfaction avancée. C’était à se pincer le nez. Les éboueurs
devaient être en grève comme d’habitude…
Laurent n’eut pas à se battre ce soir-là pour emprunter un
taxi et arriva plus tôt que d’habitude à la maison. Des inconnus
aux mines renfrognées y étaient serrés les uns contre les autres.
On pouvait penser qu’un malheur s’était produit. Laurent salua
tout le monde à haute voix. Seule sa sœur Yvonne répondit.
Assis sur une chaise en métal loin de sa femme, Zéphyrin
jeta un regard haineux à Laurent. Conscient de l’ambiance de
grande hostilité qui régnait, Laurent s’enferma dans sa chambre.
Au bout de quelques minutes, Yvonne alla frapper à sa porte.
- Qu’est-ce qui se passe ?
- C’est Zeph qui a convoqué une réunion. Il a dit à toute sa
famille que tu es jaloux de lui, que tu veux le tuer.
- Ce n’est pas vrai ! fit Laurent choqué.
Laurent sortit de la chambre tout remonté et s’assit dans un
coin à l’abri des regards foudroyants de tous. Zéphyrin prit la
parole le premier.
- Laurent, j’ai organisé un conseil de famille pour te dire
d’arrêter tes insinuations. Si tu continues de m’accuser du viol de
ma fille, tu auras ma mort sur la conscience. Ou alors, je te prouverai
que je suis un homme. Si la main du vampire est sur votre famille
et t’empêche d’obtenir ton bac après plusieurs tentatives, ce n’est
pas le cas pour ma famille.
- Oui, la main de Dieu est sur notre famille. Cela se voit
non ! Rouspéta la sœur aînée de Zéphyrin.
- Nous avons appris des choses horribles sur vous Laurent,
conclut sa sœur cadette.
La tête renversée, Laurent resta silencieux. Puis, il se redressa.
- Zeph, dit-il, tu es un sale hypocrite. Tu donnes l’impression
d’être une victime, un ange. Mais tu es un ange noir un sinistre
bourreau. Non seulement tu es un père incestueux, mais tu es
l’empereur du mensonge. Devant tes parents, je dis et je signe que
tu violes ta fille de dix ans depuis de longs mois. Tu bois son
énergie vitale et tu en fais un zombie, une loque. Pouah ! Tu me
donnes envie de vomir.

43
- Laurent, intervint sa sœur, c’est grave ce que tu dis là. Tu
n’as pas de preuve. Zeph et moi nous sommes toujours ensemble.
Quand a-t-il pu faire une chose pareille ? Liline me l’aurait dit tout
de suite !
- Son père menace de la tuer si elle parle. Il abuse du fruit
de vos entrailles quand tu dors, Yvonne, ouvre les yeux, tu dors
trop. Appelle Liline et pose-lui la question devant tout ce monde.
Elle te dira le martyre que lui fait subir ce sinistre pervers.
Zéphyrin ne laissa pas Laurent terminer et lui flanqua un
coup de poing à l’œil droit qui se ferma tout de suite. Laurent, qui
pratiquait les arts martiaux, répliqua par un coup de pied violent
qui fit tomber Zéphyrin devant sa grande sœur. Les échanges de
coups étaient si rudes qu’Yvonne ne savait plus qui calmer, qui
supplier d’arrêter.
- Tu vas sortir de ma maison demain, sans faute, boîte à
échecs, lui cria Zéphyrin. Si ta sœur n’est pas contente, elle te
suivra mais sans mes enfants !
- C’est ça ! Pour que tu en fasses impudemment tes femmes?
Si ma sœur sort d’ici, elle sort avec ses enfants.
- Chien de jardinier ! Je crois que je vais passer un coup de
fil à Afép pour qu’il te jette dehors. Tu es un bon à rien.
- Vas-y ! Fais-le. Tu es un pourri, un minable sépulcre blanchi.
Les grognements et les insultes surgirent de toutes parts et
se déversèrent sur Laurent qui se réfugia dans sa chambre. La
tension tomba au bout d’une heure. Laurent ne put trouver le
sommeil tout de suite. « Ma sœur mérite mieux que cet être venu
droit du fond de l’enfer. Elle découvrira un jour son vrai visage »
pensa-t-il.
Le lendemain matin, le corps de Laurent était un tas de
muscles endoloris. Il essaya de faire des étirements et hurla de
douleur. Il était partagé entre le désir de déambuler dans le quartier
à la recherche d’une chambre à moindre coût et le bonheur d’aller
dans son paradis vert. Mais l’œil au beurre noir lui donnait une
allure des plus misérables. Imperméable aux railleries, Laurent
avait aussi son courage pour seule richesse. Il se dévoua et se rendit
à la villa.

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- Dieu du ciel ! S’exclama Sandaké quand il le vit s’approcher
de la guérite. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
- C’est une sombre histoire qui a failli me coûter l’œil.
Enfin ! Je suis vivant, c’est l’essentiel.
Pendant qu’il travaillait, Laurent prit conscience qu’avoir
ses deux yeux en parfait état était un atout majeur. Il maudit
Zéphyrin et tous les pères incestueux de la terre et imagina le regard
de Laurentine face à son œil fermé. Les portes de la villa restaient
closes. Afép étant de retour, on pouvait supposer que Laurentine
lui demandait des comptes. Erreur ! Afép ne rendait jamais des
comptes et exigeait qu’on les lui rende. Ce matin-là, Laurentine
murée dans un silence de femme frustrée, feuilletait un magazine
de décoration. Afép allait et venait, cherchant un prétexte pour
crier sur quelqu’un, comme ça, pour se défouler. Tout était d’un
calme presque parfait. Un peu confus, il s’installa dans le salon
d’apparat et se mit à écouter une musique qu’il semblait fortement
apprécier mais qui n’aurait pas été du goût d’un mélomane averti.
Puis, il appela Laurentine que la passion pour les magazines rendait
aveugle et muette.
- Laurentine, Laurentine !
- Oui ? Qu’est-ce qu’il y a ?
- J’ai quelque chose à te dire !
- C’est ça !
Afép, anormalement de bonne humeur, voulait-il se faire
pardonner ses écarts de conduite ? Cela ne faisait aucun doute.
Laurentine se dirigea vers lui avec une nonchalance voulue et
s’assit sur un fauteuil Voltaire.
- Laulau, tu m’en veux ? Demanda Afép sur un ton mielleux.
Tu ne devrais pas m’en vouloir. Tu as tout ici. Un espace agréable,
un personnel de maison qualifié, des voitures garées. L’année
dernière, nous étions en Chine, au Japon et en Inde. Tu es heureuse
et tu t’arrêtes sur des détails ! Des détails ! Des détails !
- Gapiel, je ne t’ai rien demandé depuis que tu es rentré.
Mais tu ne peux quand même pas t’absenter de la maison pendant
deux jours sans me passer un coup de fil. Les enfants et moi étions
très inquiets.

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- Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Et puis, ça t’apprendra
à avoir des familiarités avec mon jardinier.
Au même moment, le mobile d’Afép sonna. Il décrocha et
raccrocha aussitôt. La personne rappela. Afép fronça les sourcils
et décrocha de nouveau.
- Allô !
Il y eut des hurlements au bout du fil.
- Je sais, je sais, acquiesça Afép. J’ai tout remis à mon
chauffeur hier. L’enveloppe blanche était destinée aux enfants, et
celle en papier kraft était pour toi. Je passerai là-bas ce soir.
Il y eut une atmosphère de catacombe dès qu’Afép eut fini
de répondre au téléphone. Excédée et le cœur amer, Laurentine
quitta le salon d’apparat. Elle avait tout pour être heureuse, c’est
vrai mais Afép prenait d’une main ce qu’il lui donnait de l’autre.
Comme un rat, il rongeait le nuage sur lequel il l’avait fait asseoir.
Il était déjà neuf heures quand Afép partit de la magnifique
villa. Ses boutons de manchette en or brillaient sur une chemise
blanche savamment mariée avec un costume Cerruti. Il affichait
l’air de solennité et de satisfaction propre aux nouveaux riches.
Dans les rues, des essaims humains attendaient un hypothétique
taxi. Un je-ne- sais-quoi de terrible se lisait dans leur regard. Afép
écoutait Cupidon s’en fout de Georges Brassens. Il jeta un regard
furtif sur une meute d’indisciplinés qui se bousculaient pour monter
dans des tacots couverts d’une épaisse couche de rouille. Même
les femmes enceintes couraient pour prendre place dans ces amas
de ferraille dignes de la pire des fourrières. On les poussait sans
ménagement. Afép lui, fut à son bureau en moins d’un quart d’heure.
Barnabé son chauffeur savait comment s’y rendre sans stress.
Situé au septième étage, l’immeuble où se trouvait le
ministère de la Déforestation était ultra moderne et jouissait d’un
panorama sur un ciel changeant. Barnabé actionna le bouton du
garage qui s’ouvrit comme une gueule de python et se referma
doucement. Ensuite, Afép prit son ascenseur privé et arriva
discrètement à son bureau d’où il pouvait s’éclipser à tout moment.
Inondé de lumière, le bureau d’Afép était spacieux et agréable. Le
mobilier en merisier massif y avait le même éclat qu’à la villa

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Jupiter. Un salon d’angle écru et des plantes bien portantes
donnaient un aspect chaleureux à la pièce.
Aussitôt installé dans son immense fauteuil en cuir, Afép
appuya sur un bouton. Une jeune femme à la taille de sylphide et
à la poitrine riche apparut, sourire féerique aux lèvres.
- Bonjour monsieur, fit-elle de sa voix la plus douce.
- Bonjour ma petite Juliana. Bien dormi ?
- Oh ! Monsieur. J’ai attendu ton coup de fil toute la nuit.
- Ma pauvre chérie, j’ai été un peu bousculé. Je m’en veux
de t’avoir oubliée. Ne t’en fais pas. Je vais me rattraper. Je t’emmène
quelque part ce soir. Nous aurons une suite avec une vue imprenable
sur la mer. De notre fenêtre, nos yeux possèderont la mer. Elle sera
à nous, à nous. Nous verrons les vagues s’entrelacer et se briser
sur le sable. Ce sera à devenir fou…
Juliana fit la moue, une moue presque indécente. Afép avait
des maîtresses quadragénaires mais il éprouvait une invincible
attirance pour les adolescentes qui titillaient ses fantasmes viciés.
Il disait à qui voulait l’entendre « J’aime bien me les taper, ces
petites. Elles me donnent bien du plaisir et font tout ce que je
veux »
- Monsieur voudrait un peu de café ? Demanda Juliana.
- Non, je viens d’en prendre à la maison. Mais je veux autre
chose… Juliana avança, passa derrière le bureau et se posta devant
Afép.
- Tourne-toi, ordonna-t-il.
Comme un automate, Juliana s’exécuta. Les mains d’Afép
s’agrippèrent aux deux parties charnues de Juliana.
- Les tiennes sont exceptionnelles, Juliana, dit Afép.
- Quoi les miennes ?
- Ce que je tiens là.
- Je ne vois rien, je sens comme tu les tiens.
- Coquine, répliqua Afép.
Ils éclatèrent de rire dans le vaste bureau aseptisé. Au moment
où Juliana se dirigeait vers la porte de sortie, elle hésita comme si
elle avait oublié un détail important.
- Monsieur, un certain Uonin Nfiri vous attend depuis vingt

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minutes environ. Il dit qu’il est professeur de philosophie. Je le
fais entrer ?
- Non ! Non. Fais-le patienter quelques minutes encore. Je
te ferai signe.
Dès que Juliana eut fermé la porte, Afép transforma son
bureau en standard téléphonique. Il appela toutes ses maîtresses
et parla avec ses plus jeunes enfants en leur distribuant une foultitude
de bisous. Il but ensuite un verre de pastis, ajusta son costume et
appela Juliana : « Fais entrer monsieur Nfiri »
Afép alla à la rencontre du visiteur. Les deux hommes se
serrèrent la main, s’entrechoquèrent les crânes à gauche puis à
droite.
- Content de te revoir, dit Afép à Uonin. Merci d’avoir
répondu à mon appel.
- C’est la moindre des choses, monsieur le directeur général.
- Bon, il paraît que tu as créé une association des
ressortissants de Miltsibare. Il s’agit de quoi exactement ?
- C’est une association apolitique qui réunit les cadres de
chez nous. Nous voulons que les populations se prennent en charge.
Nous comptons alors former les jeunes qui n’ont pas d’emploi
pour qu’ils travaillent sur des projets fédérateurs. C’est malheureux
de constater que notre village se vide à cause de la misère.
- C’est un beau projet ! Nous pouvons travailler ensemble.
C’est toi le président de l’association ?
- Oui, monsieur le directeur général. Grâce aux cotisations
de nos membres, nous avons déjà une certaine somme. Nous irons
sous peu au village pour réaliser quelques actions concrètes.
- Hem ! Je crois que je serai avec vous. Je mettrai deux
camions à votre disposition ainsi qu’un car. Mais il est important
que nous ayons une séance de travail. Toi et moi dans un premier
temps. Ensuite, on associera les autres membres du bureau si c’est
nécessaire.
- Ce sera avec plaisir monsieur le directeur général.
Au bout d’un moment, Uonin vit la tête d’Afép disparaître
sous la grande table luisante. Quand Afép se redressa, il tendit une
enveloppe de trois millions de francs cfa à Uonin.

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- Voici un petit geste d’encouragement, Uonin. On verra si
je peux ajouter autre chose plus tard.
- Je vous remercie beaucoup, monsieur le directeur général.
Cette somme est au-dessus de nos espérances.
- Avec plaisir, voyons. Pour la séance de travail, votre jour
sera le mien.
Afép se leva et raccompagna Uonin jusqu’à la sortie.
L’hypocrisie n’était pas l’aspect le plus intéressant de sa
personnalité. A peine avait-il fermé la porte qu’il se mit à soliloquer :
« Qu’est-ce qu’il veut prouver ce crève-la-faim ? Il croit qu’il est
le seul capable d’avoir des projets ! Docteur en ci, docteur en ça.
Ah ! Ah ! On a les poches trouées, vides et on veut réaliser de
grandes choses ! Ce projet ne peut aller bien loin sans ma griffe.
Avec tout ce que je vais apporter, je les éclipserai tous. L’argent
est le meilleur discours qui touche les cœurs »
Adepte de la raillerie médisante, Afép ne pouvait nullement
tolérer que des cadres désargentés puissent faire ce qu’il aurait dû
faire, lui, Afép. Il voyait d’un mauvais œil tout ce qui était initié
dans son village sans passer par lui. Il haïssait tout progrès qui
n’était pas le sien. Un an plus tôt, il avait crée une association qui
mourut aussitôt. Afép voulait tout penser, tout contrôler, tout dire,
tout faire, même s’il n’avait pas toujours le mot juste. Les membres
de l’association, pour éviter d’être étouffés dans ses sombres filets,
s’étaient pratiquement tous enfuis. Afép, qui avait une mémoire
d’éléphant, leur en voulut à mort. Directeur général, il n’était pas
à la hauteur de ses écrasantes responsabilités. Parfois, il déclenchait
une crise pour mettre ses proches collaborateurs les plus compétents
mal à l’aise. Il renversait sciemment la pyramide en les
marginalisant et voulait qu’ils paraissent médiocres à côté
d’individus au cursus approximatif à qui il accordait de sombres
privilèges et de l’argent à ne plus savoir quoi en faire. Juliana sa
secrétaire particulière roulait dans un véhicule de service luxueux
aux vitres fumées, quand bon nombre de directeurs et chefs de
service n’en avaient pas et ruminaient leur frustration.
Après le départ de Uonin, elle entra dans le bureau d’Afép
et parla d’une voix mielleuse.

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- Gapiel, la vitre de ma voiture s’est fissurée quand je suis
allé rendre visite à ma grande sœur.
- Tu aurais dû lui demander de venir te voir, elle. Je te loue
tout de même une belle maison, tu peux l’y inviter. Les quartiers
comme Alaba sont l’antichambre de la mort. Moins on y va, mieux
on se porte. Ecoute, si tu es gentille, je ferai ce qu’il faut.
- Gapiel, mon monsieur, je serai gentille…
- Très bien ! Très bien. Laisse-moi encore une semaine.
C’est d’accord, chaton ? Maintenant, je vais m’occuper de mon
petit dernier qui est malade. On se dit à demain.
Afép repartit par l’ascenseur et s’engouffra dans son bunker
roulant. Après avoir demandé à Barnabé de le laisser conduire, il
prit le sens opposé à celui qui menait à la villa et déjeuna chez
l’une de ses maîtresses.
Pendant ce temps, à la villa Jupiter, le menu était mixte. On
voyait sur la grande table des crevettes en gelée à l’aneth, de la
caille farcie aux fruits secs, du bouillon de capitaine à l’oseille,
une mousse de mangue à la crème chantilly et des bananes flambées.
Laurentine s’attabla avec ses enfants. Afép n’avait même
pas pris la peine de la prévenir de son absence et se restaurait
quelque part dans une ambiance de sombre intimité. Le regard de
Laurentine hurlait de frustration. Elle mangeait le bouillon avec
bonheur mais personne ne voyait les plaies cachées qui suintaient
en elle, et que ni l’or ni l’argent ne pouvaient guérir. Au beau milieu
du repas, Clarence arriva et se pencha vers elle en lui chuchotant
quelque chose à l’oreille…
- Ah bon ! s’exclama Laurentine. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
- Je ne sais pas madame. Il n’a pas voulu me dire.
- Qu’est-ce qui se passe maman ? Demanda son fils, intrigué.
- T’occupe !
- Dis-nous si c’est grave, renchérit sa fille aînée.
- Voilà, Clarence m’apprend que le jardinier ne voit que
d’un œil. J’ignore ce qui lui est arrivé.
- Le pauvre ! Il a de si beaux yeux, ajouta le plus jeune des
garçons sur un ton de moquerie.

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Laurentine ne toucha pas au dessert et sortit. La grande cour
était vide et le soleil se moirait dans l’eau bleuâtre de la piscine
créant des reflets scintillants. Les bouquets de rose que Laurent
avait placés sur les tables au bord de la piscine commençaient à
faner. Laurent, que la forte chaleur avait fait se dévêtir, portait son
œil au beurre noir avec le sourire et appâtait les âmes en détresse
avec son torse velu et sensuel. Voir sourire ce garçon au corps
d’athlète grec dans une telle situation d’impuissance surprit et
attrista Laurentine.
- Laurent, qu’est-ce que tu as eu à l’œil ?
- Madame, c’est une longue histoire. C’est mon beau-frère
qui m’a donné un coup de poing.
- Et pourquoi donc ?
- Parce que…Madame, ce sont de sombres problèmes de
famille.
- Je vois, mais tu dois aller à l’hôpital.
- Je ne pourrais pas m’absenter sans l’autorisation de
monsieur.
- Je lui expliquerai ton problème quand il rentrera.
- Merci madame, j’irai à l’hôpital et à la recherche d’une
chambre, car à la suite de la bagarre, mon beau-frère m’a chassé
de chez lui.
- Il est allé jusque-là ?
Laurentine, visiblement troublée, réfléchit quelques minutes
et ajouta :
- Ecoute, occupe-toi de ton œil, moi je me chargerai de te
trouver un logement.
- Oh ! Madame. J’ai peur que mon salaire ne me permette
d’en assurer le loyer.
- Je m’arrangerai pour que ce soit quelque chose d’abordable.
Laurentine retourna à la villa et appela aussitôt une amie,
une femme d’affaires mariée à un européen et qui avait plusieurs
maisons à Dansaville.
- Allô Sosso ! C’est Laurentine.
- Bonjour, Laulau. Comment vas-tu ?

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- Ça va !
- Afép t’inonde de tant de bonheur, que le contraire m’aurait
étonnée.
- C’est ce qu’on croit quand on me voit dans toutes ces
voitures de luxe.
- Arrête, il y a pire ailleurs. Ce n’est pas parce que ton mari
a deux ou trois résidences secondaires que tu vas te plaindre. Les
hommes sont tous polygames tu sais, même en pensée, Laulau.
Moi j’ai appris à me contenter de ce que le mien me donne. Je
mords dedans et je le garde jalousement. Que me vaut ton coup
de fil, chérie?
- J’ai besoin d’un de tes studios.
- Un studio, toi ?! Pour quoi faire ?
- Mon travailleur a été mis dehors hier. Il est dans le besoin.
- Le pauvre homme ! Tu sais que ce sont de jolis studios
climatisés qui valent cher. Crois-tu qu’il puisse payer ?
- Bien sûr, Afép paie bien ses travailleurs.
- Ok. J’envoie mon chauffeur te porter la clé.
Le problème de Laurent fut réglé avec la même rapidité que
Zéphyrin l’avait chassé. Laurentine ne lui en parla pas tout de
suite, mais l’encouragea plutôt à se soigner. Laurent sentait que
Laurentine le désirait, cela ne faisait aucun doute. Mais jardinier
de son état, que pouvait-il offrir à une femme qui nageait dans
l’argent ? Il se souvint de Ruy Blas, ce valet pris dans l’étau d’un
amour impossible et que Victor Hugo considérait comme un ver
de terre amoureux d’une étoile. Le ver de terre c’était lui. Afép
pouvait l’envoyer à dix mètres sous terre au cas où il se rendrait
compte que sa femme s’acoquinait avec un pauvre jardinier. Il
avait Laurentine dans la peau et ne pouvait plus reculer. Il souhaitait
secrètement qu’Afép fût ailleurs pendant de longs jours, voire de
longs mois. Mais il trouva cette idée grotesque. Il avait fini son
travail alors que le dernier rayon de soleil était en train de s’éteindre.
Les taxis se raréfiaient, la bousculade était infernale quand il y en
avait un. Il eut une sacrée chance ; il fut embarqué par un condisciple
qu’il avait perdu de vue et qui le reconnut aussitôt.
- Cela fait un bail Laurent !s’exclama-t-il. Tu as l’air en

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pleine forme, dis donc ! Que deviens-tu ? moi, je suis aux
Contributions directes.
- Euh ! Je suis demandeur d’emploi. J’ai un job chez un
particulier en attendant quelque chose de mieux.
- Désolé pour toi ! Où puis-je te déposer ?
- Tout droit, à côté de l’Auberge bleue.
Laurent n’ouvrit pas la bouche pendant tout le parcours. Un
sentiment d’amertume mêlé à de la frustration s’empara de lui.
Voir un garçon de son âge rouler dans une voiture impressionnante
lui broyait les tripes. Lui, il avait juste une tonne de muscles et un
air de va-nu-pieds. En proie à des idées perfides, il regardait droit
devant lui et semblait sonder l’horizon pour mieux comprendre sa
situation. Il demanda l’arrêt à haute voix comme s’il était dans un
taxi. Son condisciple, très mal à l’aise, s’arrêta brusquement et se
contenta de lui dire : « Bon courage Laurent ! Bon courage ! »
Le merci de Laurent fut presque un susurrement de dépit.
Mais que pouvait-il faire, face à l’implacable destin ? Son ancien
condisciple appartenait à la bonne ethnie. Avec ou sans le bac, il
aurait eu le meilleur emploi pour paraître plus puissant. Il avait
été recruté aux Contributions directes alors qu’il faisait encore ses
études à Moncton où il a obtenu un diplôme en finances avec une
mention passable. Laurent se sentit déprimé quand il arriva à la
maison. Yvonne apprêtait le repas du soir. Zéphyrin n’était pas
encore rentré. Les rires de Conaline et de sa petite sœur résonnaient
dans une ambiance familiale empreinte d’une sérénité malsaine.
Conaline s’écria quand elle vit Laurent arriver.
- Tonton ! Pourquoi ton œil est-il enflé ? Qui t’a fait ça ?
- Personne, personne.
- C’est pas vrai. Ton œil est presque fermé.
- Ça va aller Liline. Maintenant, laisse-moi aller plier mes
bagages.
- Où vas-tu tonton ?
- Chez moi ; j’ai trouvé du travail, c’est normal que j’habite
chez moi. Liline, promets-moi de ne plus jamais accepter de jouer
au papa et à la maman avec ton père. Si tu le fais encore, tu mourras.
- Oh non ! Je ne veux pas mourir.

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- Si tu veux vivre, ferme la porte de ta chambre à clé. C’est
la meilleure solution, d’accord ?
- Oui tonton.
Laurent regarda sa nièce de ce regard qui vient du tréfonds
d’un cœur débordant d’affection et de compassion. La mine de
Conaline présentait une grande pâleur, comme si elle souffrait
d’une anémie sévère. Laurent s’en inquiéta.
- Yvonne ! Yvonne ! Appela-t-il sa sœur.
Affairée à la cuisine, elle vint au salon en s’essuyant les
mains avec le bas de sa robe.
- Oui Laurent. Qu’est-ce qu’il y a ?
- Yvonne, je vais partir. Il faut faire faire un bilan à Liline.
Protège tes enfants contre ton mari, Yvonne. Ne te fie pas à son
apparence de père gentil et attentionné. C’est un monstre parfait.
Je t’assure qu’il a violé plusieurs fois sa propre fille. Regarde la
mine de Liline. Ta fille de dix ans paraît plus vieille que son âge.
Elle ressemble à une orange sans jus…
Yvonne se mit à pleurer. Elle promit à son frère d’emmener
Conaline chez le médecin mais continuait à douter que son mari
fût capable de violer leur propre fille.
Un sac de voyage bleu à la main, Laurent quitta sa sœur le
cœur gros mais content d’avoir joué son rôle. Dehors, Dansaville
commençait à se dépouiller de la lumière du jour. Un vent vicié
soufflait sur le visage des passants. Hantées par le papier-poison
racine de tous les maux, les ombres chasseresses se glissaient
comme des pythons dans les coins obscurs pour attendre leurs
proies. Les pulsions libidineuses tenaillaient la ville tout entière
qui semblait s’enivrer des plaisirs les plus fous. Laurent se sentait
comme un puceau dans un lupanar à ciel ouvert. Il accéléra le pas
et héla un taxi borgne et pétaradant qui s’enfonça dans les ruelles
lépreuses d’une ville désespérément épanouie. Il s’arrêta à
l’Auberge bleue et occupa une chambre sobre donnant sur un écrin
de verdure. Il se coucha ce soir-là sans trop penser au lendemain.
Afép était rentré plus tôt que d’habitude. Mille lumières
donnaient à la villa l’aspect d’un grand arbre de Noël et illuminaient

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en clair-obscur la maison d’à côté. Assis sur le sofa et l’air absorbé,
Afép feuilletait le journal tout en sirotant un whisky sec. Puis, il
ouvrit son attache-case et en sortit deux petits paquets emballés
avec finesse. Il se leva et rejoignit Laurentine qui se mettait les
bigoudis devant sa somptueuse coiffeuse.
- Oh ! Oh ! Tu te fais belle pour moi et pour moi seul ?
- Peut-être. J’ai envie de me sentir belle, de plaire à qui veut
de cette petite fleur qui étouffe et a besoin d’eau.
- Depuis quand fais-tu de la poésie ? Tu ne peux pas étouffer
au milieu de ces belles choses dont tout le monde rêve ! Viens avec
moi au salon. J’ai une surprise pour toi. C’est bientôt la Saint
Valentin. Dans deux jours plus exactement.
- Mais tu peux me remettre mon cadeau le jour de la Saint
Valentin ! Pourquoi me le donner maintenant ?
- J’anticipe. Il ne faut jamais rien faire comme tout le monde.
Il faut être différent et servir d’exemple. Suis-moi au salon, je te
dis.
Laurentine arrêta de contester et suivit Afép. Mais elle ne
s’empêcha pas de penser que cette remise précoce de son cadeau
cachait quelque chose d’anormal, mais quoi ?
- Voici ma chérie, pour la Saint Valentin. Je veux que tu sois
la reine ce soir, susurra Afép
Et il embrassa Laurentine avec douceur sur le front. Elle
tressauta comme si le geste affectueux de son mari avait été une
morsure.
- Que se passe-t-il ? S’étonna Afép, tu n’es pas contente ?
La réaction de Laurentine l’amena à l’embrasser sur la
bouche. D’une voix en demi-teinte, il lui dit:
- Bonne fête Laulau.
- Merci, répondit Laurentine sans exubérance.
Le sac Louis Vitton qu’elle venait de recevoir était
magnifique mais la laissa perplexe. Laurentine craignait qu’une
trappe obscure ne s’ouvre et se referme de nouveau à ses pieds.
Elle aurait voulu être une reine dans le cœur d’Afép mais c’est lui
qui s’était toujours imposé comme un roi, comme un rocher

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inébranlable dans sa vie en la mettant constamment sous tension.
A l’approche de la Saint Valentin Afép semblait vouloir faire
amende honorable. Il lui servit une boisson crémeuse et alcoolisée.
Puis, il appela son cuisinier qui arriva presque en courant.
- Monsieur a besoin de moi ?
- Bien sûr que j’ai besoin de toi, Salomon. Ce soir, tu vas
nous faire un menu spécial ; dans deux jours, c’est la Saint Valentin.
Ma femme et moi nous la fêtons avant la date officielle. Occupe-
toi de tout dans les moindres détails. Dresse-nous une belle table.
Nous mangerons dans une intimité parfaite.
- Oui, monsieur, fit le cuisinier d’un air enjoué.
Salomon, d’une dextérité et d’une rapidité hors pair, fut prêt
au bout d’une heure et suscita un air de fête dans la salle à manger
fleurie. Jouxtant le grand salon, cette pièce jouissait d’une vue
imprenable sur la piscine éclairée. Sur le bahut, des bibelots de
luxe côtoyaient les photos de famille qui rappelaient le temps passé.
La table, que recouvrait une nappe d’un blanc immaculé, était
ornée de motifs dorés. Trois bougies placées sur un bougeoir en
verre distillaient une lumière douce et un parfum qui titillait les
sens.
Les yeux globuleux d’Afép luisaient de satisfaction dans la
semi-obscurité. Son menu préféré trônait là. Carottes et germes
de soja en salade servaient d’entrée. Un gros plat de crevettes au
gingembre ainsi que des brochettes de capitaine soigneusement
disposés constituaient les plats de résistance. En dessert, le couple
dégusta un clafoutis métissé aux cerises et au lait de coco. Des
entrailles de la villa, Salomon ramena une bouteille de Médoc
rouge et mit le champagne au frais. Tout cela était agréable à
regarder. Afép invita sa femme à se servir la première. Mais
Laurentine ne se montra pas goulue. Les feuilles de manioc à l’huile
de palme ou les feuilles de taro au chocolat sauvage auraient été
pour elle, un régal bien plus appréciable. Afép paraissait si détendu
que Laurentine y voyait le signe avant-coureur d’une tempête à
venir.
Calculateur émérite, Afép ne faisait jamais rien pour rien.
« Je le vois venir, il me prend pour la reine des cruches. Il est

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proche de moi ce soir pour mieux s’éloigner de moi demain » se
dit Laurentine.
Alors qu’Afép mangeait sa troisième brochette de poisson,
son téléphone sonna : « Quel est ce trouble-fête qui m’appelle
quand je suis avec ma femme ? » Plaisanta-t-il. C’était Uonin Nfiri,
président des ressortissants de Miltsibare.
- Bonsoir Uonin, dit Afép, la bouche à moitié pleine. Tout
va comme tu veux ?
- Plus ou moins. Je voulais juste vous informer que nous
effectuons un voyage au village demain.
- Très bien, je vous y rejoindrai avec les camions. Le car,
vous pouvez venir le chercher ici. Le gardien vous remettra la clé.
Je compte sur vous pour une meilleure organisation.
- Je ferai de mon mieux, monsieur le directeur général.
- C’était qui ? Demanda Laurentine.
- Un jeune philosophe de mon village. Le genre qui parle
avec des mots compliqués. Il oublie que ce ne sont pas les mots
qui vont nourrir les gens, c’est la poche. Ses poches sont trouées.
Mes villageois ne veulent pas de discours. Ils n’aiment que ceux
qui leur donnent à manger. Moi Afép, je leur montrerai que mon
pouvoir n’est pas dans les mots mais dans la poche.
- Mais Gapiel, ce n’est pas une solution de leur donner à
manger. Il faut qu’ils apprennent à se procurer eux-mêmes à manger.
- N’importe quoi ! Ils n’ont le temps d’apprendre. En plus,
c’est long d’apprendre. Dans quelques jours, les gens de Miltsibare
auront à boire et à manger. Ces pauvres gens vivent dans une misère
si honteuse qu’il faut absolument les nourrir.
Laurentine n’ajouta plus rien. Le repas à deux fut si arrosé
qu’Afép invita sa femme à esquisser quelques pas de danse dans
une ambiance de gaieté inhabituelle et suspecte.
À un jet de pierre de la villa Jupiter, Uonin présidait une
réunion houleuse. Certains membres de son association repoussaient
avec mépris et hostilité l’aide d’Afép. D’autres en revanche, y
étaient favorables. Pondéré, Uonin prit la parole sans hausser le
ton.

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- Vous savez, Afép est un dignitaire de notre village. Je crois
qu’il est judicieux de l’associer à ce que nous faisons. Il peut nous
être utile à plus d’un titre.
- C’est ça ! rétorqua Vanin, le trésorier de l’association. Il
mettra tout le monde sous perfusion et s’appropriera notre
association. Afép est un homme aux dents et aux doigts longs.
C’est un champ de mine sur lequel on peut tous sauter. Qu’est-ce
qui vous dit que nos objectifs sont vraiment les siens ? Qu’est-ce
qui vous dit qu’il ne veut pas nous prendre en otage ? Qu’est-ce
qui vous dit qu’il n’a pas l’intention de mieux nous embrasser pour
mieux nous étouffer ? Afép est un boa humain. Il a trop goûté au
pouvoir pour en oublier le goût. Il veut contrôler notre association,
vous entendez ? Ses faveurs sont empoisonnées. Bâtissons notre
village sans lui. C’est tout.
Vanin transpirait à grosses gouttes pendant qu’il parlait. On
aurait entendu une mouche voler. Un doigt timide se leva au fond
de la salle. Uonin lui donna la parole.
- Je suis d’accord avec Vanin. Afép est un pervers narcissique.
Il n’œuvre que pour produire des adeptes. Il a sûrement d’autres
ambitions et peut faire de nous des caisses de résonance. C’est un
type qui veut être gagnant partout mais il n’a pas une personnalité
d’une haute qualité morale.
- Passons-nous de lui et avançons, s’écria un autre membre
de l’association dont le visage osseux lui donnait un air malade.
Il régnait une grande confusion dans la salle. Les opinions
se heurtaient et se recoupaient au milieu d’un énorme brouhaha.
La voix apaisée de Uonin ne suffit pas pour ramener de l’ordre
dans un espace où tout le monde voulait se faire entendre. Parler
y devenait un pis-aller, hurler une ignoble nécessité. Il fallut des
coups répétés sur une bouteille vide pour que le calme revînt.
Uonin entreprit de reprendre les choses en mains et parla
avec sérénité:
- Je vous remercie tous pour votre clairvoyance, dit-il. C’est
une qualité dont nous aurons toujours besoin pour mener à bien
notre projet. Je suis d’accord avec vos doutes et vos craintes. Soyez

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rassurés, je ne laisserai personne nous anesthésier ou nous détourner
de nos objectifs. Ce n’est pas parce que nous avons reçu de l’argent
d’Afép qu’il fera de nous des serpillières. En tout cas, je n’en suis
pas une. Mais on dit que la reconnaissance est la mémoire de l’âme.
Les trois millions qu’Afép nous a donnés nous ont aidés à acheter
des machines à coudre, des brouettes et des râteaux. Nous devons
lui en être reconnaissants. Notre village doit sortir de la pauvreté
indigne qui le dévore. Aussi, hurlerons-nous notre slogan à qui
veut l’entendre : Pas de vie sans projet.
- Pas de vie sans projet ! Hurla Vanin.
Un tonnerre d’applaudissements déchira la salle dont l’air,
cocktail de fumée et de sueur, était impur. Les filles poussèrent
des youyous en pouffant de rire.
Uonin, véritable force tranquille, exhorta l’assemblée à
l’unité sans laquelle l’association serait vouée à l’échec. Avant de
prendre le verre de la fraternité avec les membres de l’association,
il annonça son voyage du lendemain.
La nuit était bien avancée. C’était l’heure où Dansaville se
répandait en perfidie malveillante. La lie sociale couchée le jour
et debout la nuit menait joyeusement de sombres activités. Le
principe de précaution obligea les membres de l’association ayant
des véhicules à déposer ceux qui n’en possédaient pas.
L’air de minuit porteur d’odeurs et de peurs caressait le
visage de Uonin qui avait choisi de se dégourdir les jambes après
des heures de discussion acharnée. Secouer ceux pour qui le
développement doit venir des autres s’imposait à lui comme un
impératif absolu. Sans ou avec Afép, Miltsibare devrait couper la
tête au dragon de la misère. Uonin se coucha avec l’idée que chaque
être humain devrait traiter l’autre avec la même dignité qu’il
souhaiterait avoir. Il voulait que les villageois de Miltsibare à qui
on a longtemps offert le somnifère de la paresse par des dons
retrouvent leur dignité par le travail.
À la villa Jupiter, le soleil était déjà implacable quand Afép
se réveilla. La tête lourde à cause du champagne sabré la veille, il
se dirigea d’un pas hésitant vers la salle de bain dont les murs

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couleur miel donnaient une touche de masculinité à cet espace
inondé de lumière. Les serviettes éponge de qualité supérieure
étaient en harmonie avec le reste de la pièce. Afép remplit la
baignoire d’une eau tiède, ajouta un bain moussant à la vanille et
s’y prélassa. Submergé par la mousse, il se livra à un jeu enfantin
en élevant un monceau de mousse sur son ventre proéminent. Il
éclata de rire. A le voir ainsi, on aurait dit que le champagne
continuait à agir sur son humeur.
Au bureau ce matin-là, il semblait sur un nuage de bonheur
et distribuait un large sourire à tout le monde. Dans les couloirs
de la direction générale, on riait sous cape et on chuchotait : « La
marée est basse, la marée est basse ! Quelque chose se prépare… ! »
- Ah ! Ma Juliana, dit Afép, quand je te vois, le soleil se
lève aussitôt. Tu as bien dormi, chaton ?
- Non ! Non ! Tu ne m’as pas du tout appelée hier soir.
Comme d’habitude.
- J’ai fortement pensé à toi, à notre Saint Valentin. Nous
allons l’anticiper ce soir. Le monde entier sera pour toi et moi..
N’est-ce pas, bébé ?
Juliana répondit par un sourire coquin et s’approcha d’Afép
dont le regard scintillait d’un je-ne- sais quoi de malsain.
- Dis-moi qu’est-ce que tu veux pour la Saint Valentin ?
Demanda-t-il à Juliana en tripotant fiévreusement sa croupe
généreuse.
- Ben hein ! je ne sais pas. J’ai déjà une voiture qui doit me
revenir. Tu me l’as promis non ? J’ai plein de bijoux, de parfums.
Je veux…, je veux ton amour. Je veux un enfant, tiens !
- Quoi ? Un enfant ? Crois-tu que je puisse encore en faire ?
Mon dernier a cinq ans, tu sais.
- Si, tu peux. Je connais des hommes bien plus âgés que toi
qui ont des bébés.
- Merci Juliana, tu es gentille. Ce soir, nous mangeons et
nous dormons à Nkélami Hôtel. Fais une réservation tout de suite.
N’oublie pas non plus d’appeler le garage et demande-leur si les
camions sont prêts. J’irai au village dans deux jours.

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- Pour quoi faire ?
- Je veux montrer aux cadres de mon village qu’ils ne peuvent
rien faire sans moi. Ils doivent savoir que je suis Afép.
- Gapiel, je me suis souvent demandé pourquoi tu t’appelles
Afép ?
- C’est drôle, tu es la première personne à me poser cette
question. Ma mère a eu six enfants. Tous sont morts dans des
conditions étranges. Quand je suis né, mon père m’a surnommé
Afép qui veut dire épine. Il a proclamé que personne ne pourrait
ni m’affronter ni me marcher dessus ni me vouloir du mal sans se
faire mal. Qui oserait s’attaquer à moi aura un tas d’ennuis ! Je
suis né pour être gagnant et non perdant. Je suis l’épine, je pique.
Je dois soumettre pour ne pas être soumis
- Ah bon ! S’exclama Juliana admirative.
- Eh oui ! C’est pourquoi il faut que j’en mette plein la vue
à ces vauriens qui parlent « kwapkwapkwap » pour ne rien dire.
Tout ce que je vais faire au village s’imposera comme une montagne
à leur regard brouillé par l’orgueil d’avoir des diplômes. C’est
quoi le diplôme sans argent ? A Dansaville, on voit tous ces diplômés
à pied, comme des forçats, accablés par la pauvreté. Ils ont beaucoup
dans la tête mais rien dans les poches. C’est avec les poches vides
qu’ils arriveront à perturber mon prestige ?
- Les pauvres, reprit Juliana, ils ne savent pas à qui ils ont
à faire. Mon monsieur est un rouleau compresseur, un baobab au
tronc immense.
Ses paroles laudatives firent plaisir à Afép qui tira Juliana
vers lui et la serra fort dans ses gros bras. La jeune femme poussa
un léger cri de satisfaction
- Tu es fière de moi Juliana ?
- Bien sûr mon Gapiel. Qui ne peut ne pas être fier de toi ?
Tu as vu toutes les voitures et toutes les maisons que tu as ! Tu
n’es pas n’importe qui, crois-moi.
Autodidacte reconnu, Afép n’aimait pas les lettrés et ne
souhaitait qu’une chose : les ensevelir socialement, les écraser par
toutes sortes de manœuvres mesquines. Il n’avait pas à se soucier

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de morale mais d’efficacité dans ce qu’il entreprenait pour nuire
à ses victimes. Il se moquait des pamphlets qui se déferlaient contre
lui et rêvait d’être une montagne contre laquelle ses adversaires
viendraient se briser. Il avait démoli plusieurs vies et coulé bon
nombre de projets. Francis, un homme d’une quarantaine d’années,
s’était pendu à son domicile quatre ans plus tôt. Sur son lit, il avait
laissé un mot : « Afép m’a réduit à zéro. C’est un mangeur de
destins. Il a brisé mon ménage…C’est un monstre odieux. Que
ma mère me pardonne. La mort vaut mieux que la honte. Adieu ! »
La mort de Francis bouleversa tout le monde sauf Afép qui continua
à sortir avec la femme du défunt.
Après son entretien avec Juliana, il fit appeler un de ses
collaborateurs les plus compétents, Safio Rodolphe, docteur en
droit des affaires. Grand, brun et très à cheval sur les principes,
Safio présentait un air calme, proche de l’austérité. Il croyait dur
comme fer que l’éducation est une chaîne sans fin dont tous les
éducateurs ont besoin eux-mêmes. Assoiffé de savoir, il lisait tout
et n’importe quoi, afin de servir d’exemple à ses enfants pour qui
la télévision était une délicieuse drogue. Très courtois et volontaire,
il supportait mal la tendance d’Afép à vouloir acquérir de la valeur
en écrasant les autres. C’est avec quelque appréhension que Safio
entra dans son bureau.
- Bonjour monsieur Safio, lança Afép.
- Bonjour, monsieur.
- Le dossier que je t’ai remis hier, tu en penses quoi ? J’attends
le rapport.
- Il est déjà prêt monsieur, je l’ai remis à votre secrétaire.
- Tu aurais dû venir me le donner en mains propres. C’est
un dossier confidentiel.
- Excusez-moi, monsieur. Vous étiez absent de votre bureau
et vous avez omis de mettre en évidence la confidentialité du
document.
- Monsieur Safio, tu ne trouves pas que tu en fais un peu
trop ? Tu es arrogant et irrespectueux. Penses-tu que ce sont tes
petits diplômes qui peuvent te permettre de narguer tout le monde ?
- Monsieur, je ne vois pas le rapport entre le document que

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je devais vous remettre et mes diplômes. Ils sont sûrement petits
mais je les ai obtenus après mille privations et un travail acharné.
Ils ne me sont nullement tombés du ciel.
- Pas un mot de plus, Safio. Sors de mon bureau. Ta prétention
te perdra, tu sais.
- Votre tendance à mépriser ceux qui font le travail que vous
êtes incapable de faire vous rend grotesque et pathétique.
Safio sortit et ferma calmement la porte. Juliana arriva
aussitôt après son départ. Afép signa avec une nervosité à peine
voilée une pluie de documents.
- Heureusement que tu es là Juliana, lui dit-il. Ce diplômé
aux poches trouées va me rendre fou. Je t’assure que ce Safio sera
comme une chose enfouie au fond de ma poche un jour. Je ne
recule jamais avant d’avoir atteint ma cible. Il ne me connaît pas
ce morpion.
- Laisse tomber Gapiel. Safio se prend pour le plus grand
savant du monde. Il est aveuglé par l’orgueil du savoir. Mais le
savoir sans argent, c’est zéro, zéro.
- C’est bien dit, ma Juliana, c’est très bien dit. Appelle la
maison et passe-moi ma femme, s’il te plaît.
Juliana s’exécuta sans rechigner et composa le numéro de
téléphone du domicile d’Afép. On pouvait penser qu’elle le
connaissait par cœur.
- Allô ! bonjour madame. Ici le secrétariat de monsieur Afép.
Ne quittez pas je vous prie, fit-elle.
Laurentine garda le combiné et attendit.
- Allô ! Laurentine, fit Afép de sa voix monstrueuse. Que
le chauffeur fasse la vidange des deux Toyota ! Tu lui remettras
cent mille francs. Le jardinier a-t-il déjà repris le travail ?
- Oui ce matin.
- Qu’il taille encore les filaos et nettoie les abords de la
piscine ! Je ne rentre pas à midi. À ce soir.
À la villa, le moral de tous était au beau fixe. L’œil de Laurent
avait désenflé en dépit d’une tache noire trop visible qu’atténuait
son sourire éclatant. Sourd aux bruits et à l’intensité de la chaleur,

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Laurent allait et venait. Cela se voyait qu’il voulait plaire non à
Afép, mais à Laurentine dont la présence adoucissait le labeur un
peu austère de la villa.
Laurent attendait patiemment le plus beau jour de sa vie,
celui où il aurait le courage de couper les chaînes invisibles qui
l’empêchaient de dire son amour à Laurentine. À l’auberge où il
avait passé la nuit, il n’avait pas cessé d’imaginer des stratégies
d’approche. C’était insupportable d’avoir Laurentine si près des
yeux et si loin du cœur.
Alors qu’il émondait une aubépine à fleurs roses, il en
composa un bouquet. Joyeux, il se dirigea vers la cuisine, le bouquet
à la main et le cœur battant la chamade. Tout le monde y était, sauf
un seul être. Le regard navré de Laurent croisa celui plein
d’arrogance de Sylvania. Il se sentit comme un trouble-fête, le roi
des intrus.
- Bonjour Sylvania ! Dit-il pour briser la glace. Je voudrais
un vase pour ce bouquet, dit-il en le brandissant avec fierté.
- Laurentine ne veut pas qu’on se serve de ses vases, répondit
Sylvania sèchement.
- Mais madame lui avait déjà permis de les utiliser, répliqua
Clarence.
- Madame n’est pas là, il faut son autorisation, c’est tout.
- Tu exagères Sylvania. Il n’emporte pas le vase chez lui.
Qu’est-ce que tu as contre ce pauvre jardinier qui vit et travaille
sous un soleil de plomb ?
- Rien.
Laurent impuissant était cloué là, l’air minable. Soudain,
Laurentine apparut, tout de rose vêtue. Elle s’apprêtait à sortir.
Surprise par la présence de Laurent au beau milieu de sa cuisine,
elle s’exclama sans la moindre discrétion :
- Oh ! Laurent ! Toi ici ? Je suis heureuse de te voir. Ton œil
va mieux j’espère ?
- Oui, madame.
- Avec tes fleurs à la main, je suppose que tu as besoin d’un
vase ?
- C’est bien ça madame.

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- Sylvania, prends-lui un vase en porcelaine. Ce bouquet
irait bien dans un vase en porcelaine. Comment s’appellent ces
fleurs, Laurent ?
- Des aubépines roses, madame.
- Il me semble que tu m’en avais déjà parlé, dit Laurentine
en souriant.
Sylvania ne s’attendait nullement à l’arrivée intempestive
de Laurentine. Elle toisa Laurent qui semblait lui dire avec un
sourire en coin: « Tel est pris qui croyait prendre ». On pouvait
être séduit par les senteurs quasi hypnotiques des aubépines coupées
qui couvraient l’exhalaison âcre de l’huile chaude prête à recevoir
des beignets de crevettes.
Accompagnée de Clarence, Laurentine sortit pour des
courses en ville tandis que Sylvania bougonnait dans un coin de
la villa. Elle ne comprenait pas que Laurentine eût autant d’estime
pour Laurent, un pauvre jardinier tapi au fond de la broussaille.
En la présence du jeune homme, elle manifestait une joie étonnante.
Son estomac faisait des nœuds, sa bouche se desséchait. Elle en
avait honte. Mais pour elle comme pour Blaise Pascal, le cœur a
ses raisons que la raison ne connaît pas. Elle fut de retour avant
midi. Il faisait si chaud qu’elle mit l’air conditionné à fond. Clarence,
habituée au ventilateur plutôt qu’au climatiseur, était frigorifiée.
« Tu vas bientôt être au chaud Clarence, plaisanta Laurentine »
qui accéléra sur une route en patchwork où de sempiternels trous
venaient d’être bouchés. Clarence ressentit une joie secrète quand
la voiture rentra à la résidence.
Aidées du cuisinier, les jeunes femmes descendirent tous
leurs achats de la voiture. Sylvania continua à afficher un air
désagréable et ne bougea pas le petit doigt. C’était le dernier souci
de Laurentine. Entourée de ses enfants, elle put savourer le poisson
d’eau douce en papillotes. Elle fit envoyer à Laurent des côtes de
porc, des haricots verts, une salade de fruits et un coca cola. Les
attentions de Laurentine n’étaient pas le fait du hasard ; un doux
séisme brûlait en elle. Elle ne craignait pas le qu’en-dira-t-on et
se moquait des gesticulations de Sylvania. Le sentiment amoureux

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est une force aveugle qui pousse non seulement à ignorer les
conventions mais à choyer l’être aimé. Après le repas, Laurentine
s’enferma dans sa chambre et se fit un masque de boue à l’aloe
vera pour éliminer les cellules mortes. Le résultat fut fabuleux.
Son visage lisse lui donnait une mine éclatante. Quand l’intensité
de la chaleur commença à baisser, Laurentine se promena autour
de la piscine où l’eau bleuâtre dansait grâce au doux souffle du
vent. Les oiseaux, perchés sur les aubépines, s’étaient tus et
semblaient scruter l’horizon. Chaussée de ballerines noires,
Laurentine fit le tour de la propriété et s’assura que Laurent avait
taillé les arbres comme l’avait exigé Afép.
- Tu as la main d’un artiste Laurent, comment fais-tu pour
donner de telles formes à ces arbres qui ressemblent à des sapins ?
- Ce ne sont pas des sapins, madame. Ce sont des filaos.
- Tu as très bien taillé les filaos. Ecoute, tu arrêteras le travail
un peu plus tôt aujourd’hui. Je vais voir ma grande sœur au quartier
Pipili, j’ai quelque chose à te montrer.
- Oui, madame.
La proposition de sa patronne avait enhardi Laurent. Il
travailla avec un enthousiasme accru et rangea tout son matériel
rapidement. Il se lava les pieds et les mains et courut se poster
juste à la sortie pour attendre Laurentine qui avait mis une tenue
décontractée. Parfumée avec « Volupté » d’Oscar de la Renta, elle
invita Laurent à monter à bord de la Rave 4 sous le regard inquisiteur
de Sandaké, haut perché sur son mirador.
Laurentine hésita devant l’itinéraire à suivre. Situé à l’autre
bout de Dansaville, Pipili était le repaire des criminels de carrière.
Il fallait y aller le jour pour sauver sa peau. On avait arraché un
portable flambant neuf et un portefeuille garni à Laurentine un an
plus tôt. C’était une zone de non droit dont les politiciens tombaient
follement amoureux en période électorale et arrosaient tout le
monde de billets arrogants. Plutôt que d’entraîner Laurent à Pipili,
Laurentine préféra d’abord lui faire voir la surprise qu’elle lui
réservait. Elle bifurqua, passa par Bizapouteville et arriva dans un
quartier résidentiel bordé de cocotiers majestueux dont les fruits

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inaccessibles faisaient des envieux. Elle gara son véhicule à une
soixantaine de mètres de la route et emprunta un chemin caillouteux.
Le cœur de Laurent battait la chamade. Etait-ce un rêve ? Où
Laurentine l’emmenait-elle ? Et si Afép passait par là et les voyait
ensemble ? Son regard brillait d’inquiétude et d’une joie indéfinie.
Ils arrivèrent devant une maisonnette aux murs blancs et aux
fenêtres vert bouteille. Laurentine tira un trousseau de clés de son
sac et ouvrit la porte. L’intérieur, entièrement meublé sentait le
propre. C’était une merveille. Laurent abasourdi n’ouvrit pas la
bouche et tremblait presque. Laurentine brisa le silence.
- Laurent, j’ai été touchée par le coup que tu as reçu à l’œil.
J’ai voulu t’aider. Cette maison coûte deux cent mille francs par
mois. Cette somme est sûrement au-dessus de tes moyens. Mais
je participerai au loyer. Tu n’es pas très loin de la villa. Tu réduiras
les dépenses en taxi. Elle te plaît ?
- Oh oui madame ! Fit Laurent qui ne trouva pas de mot.
Visiblement satisfait, il s’approcha de Laurentine, prit
doucement les clés qu’elle avait à la main et ferma la porte à double
tour. Puis, d’un pas hésitant, il revint vers elle, l’entoura de ses
bras vigoureux ramollis par l’émotion et l’embrassa puissamment.
Blottis l’un contre l’autre, ils semblaient dégager un je-ne-sais-
quoi de démesuré. Ni l’écart d’âge, ni la différence de classe sociale
ne purent empêcher la flamme incandescente qui venait de s’allumer
entre eux. Laurent était ébloui par la peau lisse et l’incroyable
féminité de sa patronne. Grisé par le levain du désir, il lui chuchota
à l’oreille :
- J’ai toujours rêvé d’un amour délicieux. Je crois que je
l’ai trouvé. Je peux t’appeler Laurentine ?
- Bien sûr. Mais Laurentine en privé et madame en public.
Ne te trompe surtout pas Laurent. Ça peut nous être fatal.
- J’y veillerai. Nous allons trouver une parade. Quand je
veux qu’on se voie, je laisse un pétale de rose à côté d’un des
fauteuils de la piscine. Et quand tu le désires, tu en fais de même.
C’est d’accord ?
- Oui Laurent !

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Il y eut un silence à la fois embarrassant et charmant.
Laurentine s’habilla en vitesse et arrangea ses cheveux qui allaient
dans tous les sens, sous le regard gêné de Laurent. Alors qu’elle
avait déjà pris son sac pour partir, Laurent l’attira doucement vers
lui et l’enlaça. Laurentine se sentit prise dans la glu voluptueuse
d’une liaison dangereuse. Quand l’étreinte de Laurent se déroula
enfin, elle s’en alla au pas de course et se sentit si légère ! Elle
aurait bien voulu rester plus longtemps pour compenser le cruel
abandon dont elle était victime au quotidien. Mais il ne fallait
prêter le flanc à la colère terrible d’Afép. Il était déjà vingt deux
heures. Les rues ténébreuses de Dansaville étaient oppressantes.
Mais pour Laurentine, le soleil brillait de mille feux dans la nuit
noire. Elle écoutait le silence qui régnait dans la voiture avec un
doux plaisir et ne craignait pas de trouver Afép à la maison. Elle
se sentait auréolée d’une nouvelle féminité et eut le sentiment que
l’amour est la plus puissante machine de rajeunissement qui existe
sur terre. À la villa, les lumières avaient un tout autre rayonnement.
Ce qui n’avait plus de sens ressemblait à une étoile pleine de
vitalité. Les enfants de Laurentine, rentrés de l’école depuis
longtemps, manifestèrent dans un même élan leur indignation.
- Maman, où tu étais passée ? Demanda la plus âgée des
filles.
- Nous étions inquiets, très inquiets précisa sa cadette.
- Heureusement que papa n’est pas encore là ! Ça aurait
bardé, conclut le garçon.
- Je ne suis pas morte, me voilà. Je suis allée me promener.
J’en ai quand même le droit non ? Vous ne dites rien lorsque votre
père passe des jours entiers dehors et nous laisse dans cette maison
gigantesque et froide. Vous ne pouvez pas savoir comment je suis
contente ! Contente d’être sortie pour respirer de l’air très frais !
Sortir est une richesse mes enfants, croyez-moi.
- Nous sommes heureux de te voir comme tu es là. C’est
rare que tu sois si détendue maman, remarqua le garçon.
C’était le nirvâna. Laurentine se trouvait dans un tourbillon
de bonheur inhabituel. Elle voulait l’enfermer quelque part dans

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un coin de la villa pour ne plus s’en détacher. Elle prit congé de
ses enfants et se glissa dans les draps lumineux de son lit douillet.
Elle parvint à une sérénité rare et s’endormit aussitôt, bercée par
le souvenir de l’amour qui consume et vivifie.
Dehors, une brise soufflait avec une sensualité fougueuse
et obsédante au point d’en devenir lassante. Afép ne rentra qu’au
petit matin après la Saint Valentin anticipée en compagnie de
Juliana. L’ivresse liée à la satisfaction des sens brillait aussi sur
son visage. Le carcan et le poids de l’âge semblaient ne plus exister.
Afép comme Laurentine étaient hantés par le poison des plaisirs
de la chair et voyaient l’avenir en rose.

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Chapitre III
Le vent de la Saint Valentin soufflait dans tous les cœurs.
Les pulsions obsédantes oppressaient une ville qui s’était réveillée
sous une pluie diluvienne. La valse de lubricité se jouait partout.
Chacun remuait ciel et terre pour offrir un cadeau à l’être aimé ou
aux êtres aimés. Comme des prédatrices affamées, les femmes-
boutiques écumaient inlassablement les rues de Dansaville pour
écouler leurs stocks de breloques. Bébés à califourchon sur le dos,
elles étaient de véritables rayons humains qui traînaient autour des
reins : serviettes, mouchoirs, cravates et torchons. Sur leurs têtes,
tenaient en équilibre des cuvettes remplies d’eaux de toilette
douteuses et de médicaments truqués : « Un parfum, une cravate,
un parfum, une cravate pour la Saint Valentin » criaient certaines
d’entre elles à se décoller le larynx. Elles semblaient avoir signé
un pacte avec des forces obscures pour gagner de l’argent.
Un autre type de femmes-boutiques, cocktail d’élégance et
de minauderie, constituait des appâts efficaces pour des mâles de
Dansaville stressés et avides de fantasmes fous. Elles avaient une
vision de l’existence marquée par le gain facile. Pendant la Saint
Valentin, leur chiffre d’affaires devait doubler. Se donnant à fond
à l’horrible commerce, elles acceptaient tout le monde et n’importe
qui pourvu qu’il propose de l’argent. Parées de bijoux de valeur,
elles fascinaient par leur sombre beauté. Mais Afép les méprisait
et pensait qu’elles n’étaient bonnes à rien. L’argent avait vidé leur
âme et leur conscience. Se vendre était un besoin essentiel. Afép
se sentait heureux parce qu’il avait déjà donné le ton de la Saint
Valentin à la villa avec Laurentine et à l’hôtel avec Juliana sa
secrétaire. Il lui restait encore beaucoup de monde à voir, à enlacer,
à berner. Dans une ville gangrenée par le sida, on tremblait de
frayeur de voir une foultitude chanter à l’unisson et avec frénésie
l’hymne de l’amour. Un amour mercantile, un amour en panne,
un amour en deuil. Motels, hôtels, gargotes, pris d’assaut du matin
jusqu’au soir puaient à distance le déchaînement du vice. On pouvait
regretter que l’enthousiasme fou pour la Saint Valentin n’eût pas

71
pu être manifesté pour des causes nobles. Mais à Dansaville, la
noblesse constituait un vice et la bassesse une vertu. C’était
pathétique de constater que beaucoup d’adeptes de la Saint Valentin
n’en connaissaient ni l’origine, ni la portée. Mais l’esprit moutonnier
les soumettait cruellement au tsunami de la débauche.
Rentré à quatre heures du matin, Afép s’était réveillé
lourdement. Il allongea son gros bras vers Laurentine. Mais la
place était froide. Il se traîna à la salle de bain. Laurentine s’y
trouvait. Immergée dans la baignoire, elle faisait des bulles joyeuses
avec la mousse parfumée à la camomille qu’elle crevait entre ses
doigts fins.
L’air heureuse, elle salua Afép sur un ton frétillant et continua
à fredonner une vieille chanson sentimentale.
- Tu peux me passer ma serviette rose, Gapiel ? Demanda-
t-elle avec de la lumière dans la voix.
-Oui maman, tout de suite. C’est notre fête. Je ne peux rien
te refuser, dit-il de toutes ses dents comme quelqu’un qui cache
une mitraillette sous un bouquet de fleurs.
Afép ne savait pas regarder Laurentine. Il aurait remarqué
que son visage rayonnait d’une joie imperceptible mais certaine.
Laurentine semblait tout simplement subjuguée par le souvenir
enivrant des bras chauds de Laurent. Ce jeune homme faisait
rebondir en elle la fureur d’exister et de vivre. Les yeux de son
cœur étaient désormais rivés sur cette relation incongrue mais
envoûtante. Quand elle sortit de la baignoire, elle continua à
chantonner en claquant les doigts comme si elle suivait un rythme
intérieur.
Afép aussi était d’une humeur agréable. Il se rasa, se baigna,
s’habilla et avala une tasse de café en vitesse. Son air de joyeux
drille étonna Barnabé qui s’empressa de le saluer. À peine Barnabé
démarra-t-il la voiture que le téléphone d’Afép sonna : Uonin qui
annonçait son arrivée à Bououassi.
- Bonjour monsieur le directeur général, je suis content
d’être à Bououassi en dépit des bourbiers qui tapissaient la route
principale et ont souvent obligé le chauffeur à ralentir. Il a plu ici ;

72
la route est impraticable. J’attends que les rayons de soleil
raffermissent le chemin qui mène au village pour partir. Plusieurs
membres de l’association seront ici demain.
- Très bien. J’arriverai dans deux jours. Mes chauffeurs
démarrent demain et transportent des tonnes de vivres. J’espère
que tout se passera bien. Bon voyage et à bientôt.
Afép se sentait bien dans sa tête et dans son corps. L’amour
le rendait léger, très léger. Dès que son véhicule s’éloigna de la
villa Jupiter ce matin-là, Laurentine courut trouver Laurent au fond
du jardin. Occupé à mettre les plants de rosier à l’abri, il ne la vit
pas arriver.
- Laurent, Laurent, cria-t-elle.
- Bonjour Laulau, je me suis inquiété après ton départ. Tu
n’as pas eu de problème, j’espère ?
- Pas vraiment, tout s’est bien passé. Tu as été…charmant,
Laurent.
- Le meilleur est à venir, Laulau.
Ils éclatèrent de rire. A quelques mètres d’eux, deux oiseaux
perchés sur une branche d’aubépine gazouillaient gaiement. Avec
beaucoup d’humour, Laurent se tourna vers Laurentine :
- Regarde Laulau, ils ont l’air amoureux l’un de l’autre et
fêtent à leur manière la Saint Valentin, tu ne trouves pas ?
- Sûrement. L’amour est un feu dévorant qui n’épargne
personne. Il est le plus beau sentiment qui existe au monde. Il
semble normal que les oiseaux en profitent eux aussi. Ils en ont le
droit non ? Au fait, mon mari m’a laissé ta paye. Tu peux la prendre
tout à l’heure avant de partir.
- Moi, je te laisserai un pétale de rose au bord de la piscine.
C’est d’accord ?
Laurentine acquiesça de la tête. Elle était prête à se perdre
à nouveau dans les bras robustes de Laurent. Ajourner ces moments
exceptionnels était pure folie. Elle s’imagina en train de mettre un
collier de roses à Laurent et une couronne d’épines à Afép pour
qui il n’avait plus aucun prix.
Au bureau, Afép tint à marquer son territoire en appelant

73
toutes ses maîtresses. Il prit rendez-vous avec Marcelline pour
midi, avec Josiane pour dix-neuf heures, avec Stéphanie pour vingt
trois heures. Il fallait une sacrée mémoire pour retenir tous ces
prénoms sans les confondre. Il appela Stéphanie en dernier.
- Allô Stéphie ! Bonne fête de Saint Valentin à toi ! N’oublie
pas que tu es la reine de mon cœur. Comment va Gogo mon fils ?
- Très bien. Tu devais être comme lui quand tu étais petit.
Il pense que ses désirs sont des ordres.
- Gogo est le fils de son père. Il doit prouver à tout le monde
qu’il existe. Ecoute-moi, je t’envoie de l’argent destiné aux courses
pour le village. Le chauffeur t’accompagnera.
Afép raccrocha et soliloqua : « Stéphanie est très disponible.
Je lui fais confiance. Ah ! Ah ! Ces petits verront que je ne suis
pas le gros riche sans diplôme dont ils peuvent se moquer. Ils rêvent
comme des koalas endormis et ils veulent réaliser des projets qui
les dépassent. Mon pauvre Uonin s’agite pour rien. Vraiment pour
rien »
Uonin, lui, était déterminé et sincère dans sa volonté de
décapiter la pauvreté qui enveloppait les siens comme une ignoble
toile d’araignée. Il en avait assez de voir des gens pétris de
possibilités camper dans une position d’assistés. Inciter les
populations à travailler pour être dignes était son obsession. Il
fallait barrer la route à ces politiciens chasseurs de voix qui rendaient
le peuple dépendant pour mieux l’exploiter. Son voyage s’effectua
au cœur de la misère, cette terrible peste qui broie la dignité de
l’homme.
Bououassi, la petite ville où il était né, semblait anémiée
par un je-ne-sais quoi de tragique. Les rues sans bitume n’étaient
qu’un ensemble de petits trous dévoreurs de roues et de joie de
conduire. Elles ne laissaient aucune chance de survie aux tas de
ferrailles qui les empruntaient au quotidien et qui perdaient les
boulons à la moindre secousse. Les chiens faméliques errant sur
la place du marché désert, souffraient de croûtes hideuses qui
attiraient des billions de mouches carnivores Des murailles
d’immondices, véritable paradis pour les pique-bœufs au plumage

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frelaté par la saleté, dégageaient une odeur que les narines humaines
ne pouvaient tolérer. Ni service de ramassage d’ordures ménagères,
ni taxi, ni transport en commun n’existaient à Bououassi. Tout le
monde allait à pied avec une bosse volumineuse de misère et de
frustration sur le dos.
Souvent, la nuit tombait sur Bououassi comme un piège sur
des dizaines d’enfants nu-pieds qui vendaient des bouteilles vides
et crasseuses chez des tenanciers de bars sans scrupule. Uonin
voulait fuir l’agitation creuse de cette ville anémiée par la précarité
et rêvait de se réfugier dans son village natal. Il interpella un homme
à bord d’un véhicule de marque Toyota et lui proposa vingt mille
francs pour la course.
- Non, lui répondit-il, ma voiture est trop basse. Même avec
cinquante mille francs, je ne peux pas prendre le risque d’affronter
la route dangereuse de Miltsibare. Seuls les 4X4 peuvent s’y
aventurer sans craindre de s’embourber.
- Mais que vais-je devenir ? Il faut bien que j’y aille !
s’exclama Uonin à bout de nerfs.
- Attends, j’ai un ami qui peut accepter ton offre.
L’homme disparut et revint au bout de dix minutes
accompagné d’un jeune homme à l’air bonhomme.
- Traite avec lui, c’est un bon chauffeur, fit-il.
Uonin, hésitant, dit au nouveau venu :
- Je vous propose vingt cinq mille francs pour Miltsibare.
- C’est d’accord. Mais je serai obligé de prendre trois ou
quatre passagers.
Uonin trouva cette proposition fallacieuse mais il finit par
l’accepter. Il n’avait pas le choix. La misère était si cruelle que
c’eût été d’un égoïsme honteux d’occuper seul un véhicule quand
des villageois sans espoir attendaient depuis plusieurs jours une
hypothétique occasion. Les voyageurs s’entassèrent à sept dans
un véhicule de cinq places. Un petit garçon coincé entre un sac de
riz et un carton de poisson fumé se plaignit d’étouffer.
- Tais-toi ! Tu veux que je te frappe ? Hein ! Supporte comme
tout le monde ! gronda sa mère.

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Le chauffeur réussit à fermer les portières arrière et démarra.
Il avoua à Uonin quelques minutes plus tard qu’il avait un problème
de démarreur. Peu rassuré, Uonin se fâcha.
- Il fallait me le dire à Bououassi. Pourquoi me l’avoir caché ?
Quelle malchance ! ajouta-t-il.
- Tout va bien se passer. Je dois seulement être vigilant,
rassura-t-il calmement.
Sur la route de Miltsibare, il y avait des villages isolés qui
offraient une impression d’irrémédiable stérilité. Véritable patinoire,
cette route fréquentée par des pachydermes indolents, était couverte
d’une gadoue tenace. À quelques kilomètres de Bououassi, une
voiture était embourbée à la descente de la colline Nsoutou. Une
femme et un homme se démenaient comme de beaux diables pour
la tirer de là. L’homme essayait de fixer une planche légère sous
l’une des roues pour créer une bonne adhérence, tandis que la
femme s’escrimait à pousser désespérément le véhicule capturé
par la boue.
Le véhicule à bord duquel se trouvait Uonin s’arrêta à dix
mètres. Le chauffeur veilla à garder le moteur en marche en posant
rapidement deux cales en bois pour coincer l’une des roues. Les
occupants des deux véhicules attrapèrent la voiture par l’arrière et
la sortirent de l’étreinte du bourbier. Il y eut une salve
d’applaudissements.
Des deux côtés de la route boueuse, se dressait une forêt
mystérieuse. Elle avait tout l’air d’un sanctuaire de fétiches que
les hommes comme Afép devaient fréquenter avec assiduité. On
pouvait distinguer des essences de bois divers et des plantes
aquatiques aux couleurs somptueuses. Les palétuviers, très
nombreux en bordure de la route, semblaient avoir été plantés par
une main invisible et habile. Une bande de perroquets vint à passer
dans un brouhaha majestueux. Ils allaient becqueter des noix de
palme mûres à la palmeraie d’à côté. Par endroits, sur un sol peu
boueux, des colonnes interminables de fourmis se déplaçaient avec
ordre. Cette discipline fit sourire Uonin, émerveillé de voir des
bestioles sans patron travailler avec autant d’ardeur et de

76
persévérance. En bon philosophe, il se demanda pourquoi les
habitants des villages environnants ne pouvaient pas suivre
l’exemple des fourmis et préféraient les dons qui les affamaient et
les infantilisaient. À Obang, la philanthropie pure n’existait pas.
Tout puait l’intérêt et la supercherie. Uonin songea aux nombreux
requins avides de pouvoir et experts dans l’art de la
déshumanisation. Il eut envie de vomir d’horreur. Le 4X4 en
mauvais état arriva tout de même à destination alors que le jour
commençait à s’achever.
Attirés par le bruit devenu inhabituel d’un véhicule, les
habitants accoururent et s’attroupèrent autour de lui. L’arrivée de
ce tacot était comme l’atterrissage d’un 747 sur la place du village.
Tout le monde voulait s’approcher du véhicule, le toucher.
- Il n’y a plus de vie ici, lança aussitôt le chef de village.
Qu’est-ce que tu nous apportes de bon, mon petit Uonin ?
- Il y a à manger et à boire. Mais nous aurons surtout des
choses à vous apprendre. Les autres arrivent demain soir.
Avant de retrouver sa petite maison bâtie deux ans plus tôt,
Uonin fit le tour de son village pour saluer les vieux qui n’avaient
pas pu se déplacer. Beaucoup exprimèrent leur joie de le voir dans
leur trou perdu et murmurèrent : « Merci de descendre jusqu’ici.
Ça nous fait chaud au cœur ».
Le père de Uonin, veuf depuis cinq ans, menait une vie triste
et monotone. Assis dans la quasi-obscurité, il dégustait un rat-
palmiste à la citronnelle et sursauta quand il vit son fils.
- Oh ! Uonin, quelle surprise ! Qu’est-ce qu’il y a pour que
tu arrives ici en pleine nuit ? S’écria-t-il, inquiet.
- Papa, il y aura beaucoup de monde ici demain. Nous
sommes venus vous aider à vous organiser pour sortir de la pauvreté.
- Quoi ? Rien ni personne ne peut rien pour nous. Le village
meurt sans remède Tu as vu l’état de la route ? Le dispensaire
manque de tout et tombe en ruines. Anita la femme de Mebii a
perdu ses jumeaux de deux ans atteints de rougeole. La pauvre
femme voulait bien emmener les enfants à l’hôpital, mais elle
n’avait pas pu à cause des fortes pluies qui sont tombées ici pendant

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quatre jours et quatre nuits. L’Instituteur du village est à Bououassi
depuis plusieurs mois. Les enfants traînent dans la cour de l’école.
Il n’y a plus rien à Miltsibare. Rien. Nous n’attendons plus que la
mort.
- Non, personne ne mourra. Il faut garder espoir papa. Avec
le travail, le progrès est possible. C’est juste une question de volonté
et de fermeté. Tu comprends ? Je tombe de sommeil. Je m’en vais
au lit. À demain, papa.
- Dors bien, mon fils.
Uonin, choqué par la solitude et le désespoir qui
enveloppaient la maison paternelle, ouvrit sa chambre humide et
se servit de la lampe torche pour s’assurer que ni serpent, ni mille-
pattes, ni scorpion n’étaient tapis nulle part. Il pensa à sa pauvre
mère emportée par un cancer du sein. Il alluma une bougie qu’il
plaça au beau milieu de la pièce puis il s’endormit. La nuit eût été
calme si les aboiements répétés de chiens faméliques ne l’avaient
pas perturbée. Dans la chambre sans lumière de Uonin, un grand
miroir cerné de coquillages surplombait le lit et reflétait de manière
féerique l’image du philosophe endormi. Homme libre qui ne
léchait pas les pieds, Uonin croyait dur comme fer qu’il était vital
d’éduquer les jeunes et les enfants de Miltsibare au travail, à l’effort.
Les individus comme Afép avaient piégé tout le monde par des
dons et alimentaient sciemment l’esprit de facilité. Faire passer
un nouveau message et aider les gens à être moins dépendants et
plus créatifs était le désir de Uonin. Une sorte de détermination se
lisait sur son visage serein aux traits réguliers. Uonin eut un rêve
bizarre : Afép sortait doucement de terre et mesurait plus de deux
mètres. Il se pencha sur lui comme s’il allait l’embrasser en
écarquillant de terribles yeux écarlates. Uonin se réveilla en hurlant.
Son père pris de panique vint cogner à sa porte :
- Uonin ! Uonin ! qu’est-ce que tu as ?
- J’ai eu un cauchemar papa. Mais tout va bien.
Dans la fraîcheur de l’aube, le village de Miltsibare s’éveilla
au rythme des pilons et des bagarres de cochons dont les groins
voraces exploraient les moindres recoins du fumier. La voix du

78
chef du village s’éleva et éclipsa les grognements sourds de ces
omnivores couverts de boue : « Hommes et femmes de Miltsibare,
réveillez-vous et levez-vous ! Nos enfants sont venus nous nourrir
et nous apprendre à tuer la pauvreté. Les hommes construiront un
grand hangar. Les enfants iront chercher les feuilles de palmier.
Les femmes prépareront nos légumes frais et de la viande fumée.
Nos enfants sont venus de si loin pour notre bien. Allons tous les
écouter, nous aurons des choses à apprendre ! ».
L’exhortation du chef de village obligea Uonin à se lever.
Il prit sa serviette et sa trousse de toilette et fila à la rivière pour
un bain matinal. La rivière orangeâtre coulait paisiblement à deux
cents mètres du village. Porté par la magie des lieux, Uonin resta
hébété. Ce n’était pas de grosses cylindrées ni des villas royales
qui constituaient le luxe de cet espace mais la luxuriance de la
verdure, l’écoulement nonchalant de la rivière d’une fraîcheur
apaisante, les squelettes d’arbres qui jonchaient les abords de la
piste glissante.
En hauteur, sur un coteau, s’élevait le bruit assourdissant
d’une scie à moteur. Le bûcheron avait dû quitter son lit au petit
matin pour échapper à la férocité de la chaleur de la journée. Les
insectes et les oiseaux matinaux saluaient la lumière du jour avec
des cris stridents et constants. Uonin préférait cet orchestre d’un
tout autre genre aux vrombissements polluants des voitures et des
camions. Les abords de la rivière distillaient des effluves d’ataraxie
jamais connus nulle part ailleurs.
Uonin plongea avec bonheur dans l’eau fraîche. C’était un
véritable flirt avec une rivière pure. Rien à voir avec les cours
d’eau de Dansaville transformés en dépotoirs pestilentiels.
Débarrassé de la poussière qui s’était incrustée dans ses cheveux,
Uonin était face à face avec son enfance. La vraie vie. Les poissons
de toutes les couleurs et de toutes les tailles batifolaient en amont.
En aval, des femmes couvertes de boue rentraient de la pêche à
l’anguille. La prise était bonne. Cela se voyait à leur mine
lumineuse. Le repas de midi était assuré pour leurs enfants. Au
village, un travail de fourmi avait déjà été abattu. Le hangar était

79
prêt. On y avait mis une grande table en bois et placé des fleurs
de bougainvilliers délicatement agencées sur une feuille de bananier.
Le décor rappelait une fête imminente.
De part et d’autre du village, s’élevaient des maisons
délabrées. Seules, deux maisons étaient à peu près correctes. A
l’autre bout du village, une maison prête à tomber avait dépassé
les limites du tolérable. Une femme y toussait, ses enfants toussaient,
ses petits-enfants toussaient, ses arrière-petits-enfants toussaient.
Sur les lits en bambou, des matelas et des hardes noirâtres chantaient
la misère. Des enfants aux visages ravagés par des fistules purulents
étaient couchés là.
Impuissant devant une pauvreté aussi monstrueuse, Uonin
pensa à la nécessité de venir en aide à cette famille déshéritée, En
passant par la place du village, il aperçut le « Sans-soucis Bar »
dont la peinture jaune commençait à s’écailler. « Quelle
stupidité ! s’écria-t-il, irrité. Un bar au milieu de la misère ? Ce
village mérite mieux que ça » Il y entra.
- Oh ! Uonin, bonjour, dit le tenancier du bar. Je suis content
de te voir. Nous, nous sommes là sans travail. Nous nous
débrouillons pour acheter le pétrole et le savon. La vie est dure
par ici.
- Oui, je sais. Nous sommes venus pour ça. Ce serait vraiment
bien que tu aies une activité moins nuisible pour les autres. Nous
avons apporté des haches et des machettes. Au lieu du bar, tu
pourrais travailler la terre. Ensemble, vous pourriez créer une
coopérative agricole, en plantant des arbres fruitiers et en cultivant
le manioc, la banane, la patate, l’ananas. Que sais-je encore !
- Ah ! Uonin, on veut bien cultiver tout ça. Mais qui viendra
nous acheter les produits ? Comment faire pour les acheminer à
Bououassi ? Parfois, nous passons des semaines entières sans voir
de voiture.
- C’est vrai. Mais les plantations valent mieux que les bars.
Elles peuvent au moins vous nourrir et nourrir vos enfants, alors
que les bars sont des attrape-nigauds, des poisons lents... N’oublie
pas les effets dévastateurs de l’alcool sur la santé de ceux qui en
sont accros.

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Irrité, Uonin sortit du bar en maudissant l’inventeur de
l’alcool. Obang méritait mieux que ces bars qui aliénaient aussi
bien les villageois que les citadins. L’alcoolisme tentaculaire était
un gouffre tragique et rendait les femmes et les hommes lourds
comme le plomb.
C’était le milieu de la journée, un cordon d’hommes, de
femmes et d’enfants qui semblaient émerger du chaos se forma
aussitôt. Les airs d’accueil s’élevèrent de toute part. Les jeunes
filles exécutèrent des danses emplies de sensualité en transpirant
à grosses gouttes. Les enfants battaient les mains à se les arracher.
Au loin, on entendit des ronflements de moteurs. Les danses
et les chants s’intensifiaient au fur et à mesure qu’ils devenaient
perceptibles. Les véhicules apparurent enfin dans un concert de
klaxons. Un car et un 4x4 s’arrêtèrent non loin de la haie d’honneur.
Tous les membres de l’association étaient là. Ils furent reçus avec
des cris de joie et saluèrent les notables. Un peu émus par un accueil
aussi chaleureux, ils prirent place sur des chaises délavées. Le
vice-président de l’association s’approcha de Uonin et lui chuchota
quelque chose à l’oreille.
- Monsieur Afép arrivera dans deux heures environ. Mieux
vaut qu’on commence maintenant. Figure-toi qu’il a gravé le nom
de l’association sur les deux camions remplis de vivres !
- Ce n’est pas vrai ! S’exclama Uonin.
- C’est bien vrai. Vanin nous avait prévenus. Afép est un
typhon, il va nous couler. Cette sommité creuse a un objectif qui
n’est pas noble.
- Restons calmes et vigilants tout simplement. N’ayant ni
père ni mère ici, je crois qu’il fera sa parade cet après-midi et
repartira aussitôt. Une chose est sûre, nous devrions sensibiliser
les villageois après le passage du typhon, dit Uonin.
- C’est toi qui vois Uonin, c’est toi qui vois.
Un peu pensif, Uonin se tourna vers le chef du village pour
demander la parole. Il la lui donna.
- Parle, parle Nfiri .
Des regards étaient fixés sur Uonin qui se leva, vainquit la
timidité génératrice de mains moites.

81
- Hem ! Merci pour l’accueil. Nous nous sentons chez nous.
Mais nous serions encore plus heureux si vous étiez moins pauvres.
Si nous ne faisons rien pour vous, l’aide ne vous tombera pas du
ciel. Nous avons créé une association pour vous aider à travailler
ensemble. Voici dix machines à coudre. Solange, une digne fille
d’ici montrera aux femmes leur utilisation. Voici une scie à moteur,
des houes, des haches, des brouettes qui vous permettront de cultiver
de grandes plantations. Apprenez à travailler ensemble pour vaincre
la pauvreté. N’existez pas pour recevoir des dons. Il faut travailler
dur pour gagner vous-mêmes ce qu’on vous offre gentiment pour
mieux vous dominer. Tâchez de rester dignes, libres et forts, comme
jadis.
Les applaudissements et les éclats de rire résonnèrent au
milieu de la foule. Puis, l’adjoint de Uonin prit la parole pour
appuyer sa pensée :
- Vous avez reçu trop de dons, ces somnifères qui vous
anesthésient et vous empêchent de vous prendre en mains. Il est
temps que vous vous réveilliez de ce long sommeil indigne. Vous
amener à travailler est une bonne vision pour l’avenir de notre
village et de nos enfants. Monsieur Afép vous apportera à manger
comme il a toujours fait. Mais nous pensons que l’heure d’agir
autrement a sonné. Nous allons nous constituer en deux groupes.
D’un côté les femmes, de l’autre les hommes. Nous enseignerons
ensuite des méthodes de travail à l’un et à l’autre groupe.
Quelqu’un bâilla bruyamment dans la foule et hurla :
- Nous avons la gorge sèche et l’estomac vide !
Uonin ne laissa pas passer cela et répondit avec calme.
- Les mains qui travaillent n’ont ni soif, ni faim. Travaille
avec ardeur et tu auras le ventre plein. Tiens ! Pense à avoir une
palmeraie. Tous les matins, tu pourras recueillir des palmiers que
tu planteras non seulement des noix de palme, mais aussi un vin
pur.
Plusieurs voix d’acquiescement s’élevèrent de la foule.
« Notre fils a raison. Uonin a raison. Il nous faut écouter ce qu’il
va nous dire ».

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Toutes les femmes se réunirent dans le hangar. Les hommes
se retirèrent dans la maison spacieuse du chef de village devant
laquelle le drapeau national en lambeaux flottait désespérément
comme s’il avait honte de se voir dans un tel état. Les séances de
travail furent laborieuses. Les femmes décidèrent de créer une
coopérative de tissage et de vente de nattes. Les hommes, plus
engoués pour le cacao et le café, étaient moins enthousiastes pour
planter le manioc et la banane. Les discussions allaient bon train
quand soudain, le vrombissement d’un véhicule se fit entendre.
C’était la gigantesque Hummer d’Afép.
Le hangar se vida aussitôt ainsi que la maison du chef.
L’arrivée précoce et imminente d’Afép faisait vibrer tout le village.
L’inquiétude gagnait Uonin et les autres membres de l’association.
Ces villageois qui subsistaient sans vivre ne se souciaient nullement
de préparer leur avenir et celui de leurs enfants. Les besoins
primaires l’emportaient sur la formation. Ils avaient reçu pendant
des décennies, des tonnes et des tonnes de vivres des délinquants
en col blanc. Mais rien n’a changé dans leur quotidien. La
dépendance et la paresse gangrenaient leur mentalité chaque jour
davantage. Les deux camions d’Afép pointèrent leur nez au bout
de quelques minutes. Afép avait fait graver en rouge le nom de
l’association sur ses deux camions. Ce ne fut pas du goût de Uonin.
Comme d’habitude, il n’exprima aucune indignation alors que
Janin son adjoint brûlait de hurler sa révolte.
Afép descendit de la voiture en saluant la foule qui avait
formé une haie d’honneur. Uonin et Janin allèrent à sa rencontre
et lui serrèrent la main à tour de rôle. Grisé par les chants élogieux,
Afép esquissa trois pas de danse et arbora un sourire teinté de
duplicité. La foule joyeuse applaudit. À côté d’Afép, il y avait une
fille d’une vingtaine d’années. Assez petite avec des traits fins,
elle portait un pantalon moulant et des talons de sept centimètres.
Maniérée, elle regardait cette foule remuante comme s’il s’agissait
d’un amas de primitifs. Où Afép l’avait-il pêchée en si peu de
temps ? Elle faisait sûrement partie de cette catégorie de filles pour
qui les hommes étaient des béquilles et des tremplins sociaux. Des
vieilles femmes chahutaient et la regardaient avec désolation. Dans

83
un coin de la cour, des enfants en haillons criaient à tue-tête et
affolèrent un troupeau de moutons qui s’enfuit en bêlant.
La liesse populaire tombée, le chef de village n’eut pas le
temps d’ouvrir la bouche qu’Afép commença son discours : « Je
vous salue tous. Ça fait toujours plaisir de revenir là où on est né.
Mon dernier passage ici date de cinq ans. Je reviens comme l’enfant
prodigue. Mon placenta est caché quelque part ici. Je ne peux donc
pas rester indifférent à tout ce qui peut aider mon village à aller
de l’avant. La pauvreté est une honte quand vous avez des fils
comme moi. Je veux donc être la béquille qui soutiendra la bonne
initiative des cadres de ce village. Je ne suis pas venu vous voir
les mains vides. Ces deux camions contiennent tout ce dont vous
avez besoin. J’espère que vous allez partager tout ça dans le calme
et la fraternité. Je retourne à Bououassi ce soir et je prends l’avion
pour Dansaville demain. Mais je suis de tout cœur avec vous. Vive
Miltsibare et à bas la pauvreté ! »
Les femmes poussèrent des cris aigus et les hommes tapèrent
sur les tam-tams. L’excitation était à son comble. Le chef de village
donna l’ordre à une dizaine de jeunes garçons de décharger les
camions qui se vidèrent en un clin d’œil. Inondé de sueur, Afép
s’assit. La jeune fille qui l’accompagnait alla prendre à l’avant du
véhicule une bouteille d’eau minérale et un verre qu’il remplit à
ras bord. Afép l’avala comme s’il était resté sans boire depuis une
semaine. Une horde de paysans vinrent vers lui, qui pour parler
de la toiture de sa maison en mauvais état, qui pour présenter son
appareil dentaire défectueux. Submergé de sollicitations diverses,
Afép était au sommet de sa puissance. Il aimait ceux qui miaulent
et non ceux qui rugissent.
Il se montra si généreux que ses poches se vidèrent en moins
de deux heures. Puis, il demanda la parole en tapant dans ses mains :
« Chers parents, chers frères et sœurs, toute bonne chose a une fin.
Je vais m’en aller. Quand je reviendrai ici, je suis sûr que tous vos
projets auront déjà été réalisés. Bon courage ! » Accompagné de
sa tendre plante, Afép monta dans la Hummer conduite par Barnabé
qui démarra en adoptant un air de supériorité. Les deux camions
démarrèrent aussi et suivirent Afép au faîte de la gloire.

84
Un silence profond régna aussitôt après son départ tonitruant.
Tous les cadres de Miltsibare, devenus des boules de colère, s’étaient
cantonnés dans un mutisme hostile. Vanin, fougueux et dégoûté
sentit une sorte de fiel monter dans son cœur et chuchota à Uonin.
- Je t’avais dit qu’Afép n’aimait pas voir quelqu’un d’autre
faire mieux que lui, ou avoir une bonne initiative avant lui sans
qu’il cherche à briller à sa place. Sa vraie force réside dans la ruine
des autres et de leur action. C’est une plaie ouverte au flanc de
notre association. C’est une boule de nuit incapable de bonne
inclination naturelle. Je l’étranglerais avec bonheur. Maintenant,
fais quelque chose pour que tous ces villageois ignares retournent
à la formation. Parle-leur, tu es le président de l’association, non ?
Uonin, embarrassé, hésita deux minutes avant de se jeter à
l’eau..
- À…À votre attention s’il vous plaît. Je voudrais que nous
reprenions les travaux. Soyons sages et patients. Nous procéderons
au partage des vivres dans quelques heures. Il faut qu’on avance.
Une haie de protestations s’éleva.
- Partageons d’abord à manger ! Hurla d’une même voix un
groupe de jeunes.
- Nous avons des ventres vides, lança un vieux, déchaîné.
- Est-ce avec les discours que nous serons moins pauvres ?
Cria une jeune fille joufflue.
Uonin dépassé, attendit que le calme revint et parla avec
tout le sang-froid nécessaire.
- Vous avez bu jusqu’ici des discours qui vous endorment.
Nous vous proposons ceux qui vous réveillent. Ces vivres ont été
achetés par un membre de l’association dont je suis le président.
Je décide qu’ils ne seront pas distribués avant la fin des travaux.
La formation d’abord, la nourriture après.
L’air courroucé de Vanin empêcha Uonin de continuer.
Contrarié, Uonin allait et venait comme s’il cherchait des mots
pour convaincre une foule recouverte par les limbes de la bêtise.
Vanin, lui, n’avait jamais froid aux yeux et s’adressa calmement
à la foule qu’il croyait stupide.
- Avant de continuer le travail engagé, laissez-moi vous dire

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que la pauvreté n’est pas une honte pour ceux qui la subissent et
qui veulent s’en sortir. Elle est une honte pour ceux qui ont tout et
qui ne veulent pas montrer aux pauvres comment s’en sortir
dignement. Ce ne sont pas les sacs de riz, les kilos de poisson et
les cartons de savon qu’Afép a apportés qui résoudront vos
problèmes. Mais la décision que vous allez prendre d’être artisans
de votre progrès et de celui de ce village, le riz finira dans les
latrines situées derrière vos cases. Les habitudes que nous voulons
vous inculquer iront de génération en génération et aideront vos
enfants à avoir la tête haute, à être respectés.
Personne ne réagit dans la foule. On entendit plutôt le
gazouillis de désespoir des oiseaux crépusculaires et le bêlement
lointain des brebis égarées. Pour attirer l’attention du groupe de
villageois remontés, Vanin monta sur la grande table et surplomba
la foule. Conscient qu’il n’avait pas l’art de dire des choses
désagréables en ayant l’air gentil, il adopta un ton mielleux.
- S’il vous plaît, il est presque dix-huit heures. La nuit
tombe. Nous retournerons à Dansaville demain. Nous n’avons pas
de temps à perdre. L’ingénieur agronome ici présent parlera aux
hommes. Solange montrera la coupe aux femmes. Ce n’est qu’après
que nous distribuerons la nourriture. S’il fait nuit, nous ferons la
distribution demain matin avant notre départ.
- Non ! Non ! Non ! Aujourd’hui, à la lueur des lampes-
tempêtes, crièrent des jeunes gens surexcités.
La vue de la nourriture semblait avoir inhibé tout le village.
La voix de la raison finit par gronder dans les ténèbres de la facilité.
Les travaux de l’un et l’autre ateliers se poursuivirent et furent
tout de même concluants. Les participants tombèrent d’accord sur
les produits à cultiver et le type d’artisanat à développer. Uonin,
l’air satisfait, annonça enfin la distribution des vivres tant attendue.
- Nous avons bien travaillé. On va maintenant passer à ce
que vous souhaitiez tous.
- Ohé ! Ohé ! Ohé ! Cria la foule déchaînée.
Les gens se placèrent en rang en un clin d’œil. La distribution
dura plus de deux heures. Les contestations, les insultes et les cris

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se mêlaient aux pleurs des enfants qui voulaient croquer des
macaronis crus et du sucre. C’était un spectacle pathétique digne
non d’un pays gorgé de richesses mais d’un pays en guerre. Il
faisait une nuit d’encre quand chacun rentra chez soi paniers et
cuvettes pleins de produits offerts. Mais qu’avait-on retenu de la
formation reçue ?
Uonin et les siens s’attablèrent avec le chef de village et
savourèrent du porc-épic ainsi que des légumes mijotés à l’ancienne.
Le chef se répandit en regrets et déplora le manque de sérieux des
villageois prompts à bondir sur le manger et lents à se consacrer
à l’apprentissage. Vanin prit la parole une fois de plus et lança sur
un ton caustique sans faire attention à la présence du vieux chef :
- Vous savez les gars, c’est brutal ce que je vais dire mais
c’est clair. Afép a tout fait pour que nous nous sentions petits. Il
n’est pas facile de dormir dans le lit d’un géant sans se faire écraser.
Cette sommité creuse est venue en mission de sabotage. Il veut
pérenniser le culte de la facilité et de la mendicité. Barrons-lui la
route.
Personne ne contesta puis tout le monde se coucha avec la
ferme conviction que le travail seul peut rendre une vie et une
réussite honorables.
À Miltsibare, les villageois émergèrent du sommeil le
lendemain matin, secoués par des coups de tonnerre terribles. L’air
semblait saturé d’électricité et d’émotions. Uonin et sa suite
coururent tout de même à la rivière pour un dernier plongeon dans
l’eau limpide. Il fallait repartir à Bououassi avant la pluie
torrentielle. Tout autour d’eux frétillait de vie. Le clapotis de l’eau
et le coassement des crapauds formaient une combinaison bien
audible. Mais les visages de tous, poudrés d’apaisement, cachaient
une réelle inquiétude à cause de l’orage qui s’annonçait et du
mauvais état de la route. Le risque de patiner était grand. Les cadres
de Miltsibare s’en remirent à Dieu et revinrent au village au pas
de course.
Ils eurent juste le temps de prendre congé de leurs proches
et se retrouvèrent sur la place du village déserte. Le chef de village,

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atteint de narcolepsie dormait encore. Uonin, à qui le teint clair
donnait un air juvénile courut vers sa maison et hurla devant la
porte : « Chef Akini, Chef Akini, il faut que nous partions avant
l’orage. Merci pour tout. Nous comptons sur toi pour que les
villageois travaillent ensemble et obtiennent de bons résultats.
Nous reviendrons dans quelques mois ». Uonin n’était pas sûr que
le chef l’entendrait et espérait qu’il s’était fait entendre.
Les véhicules démarrèrent en trombe. La pluie commença
à tomber aussitôt après. Elle était si violente que la visibilité devint
nulle. On pouvait craindre les chutes d’arbres sur la route. Un
silence de catacombe emplissait le véhicule. L’air effaré du
conducteur du car ne rassurait personne. La voiture cahotait sans
arrêt. Le vent soufflait avec une telle force qu’un fromager tomba
au beau milieu de la route. La consternation fut générale.
L’équipe n’avait ni hache ni machette. À côté de la cime
feuillue, il y avait un fossé creusé par l’érosion. Il fallait une
dextérité hors du commun pour passer sur la cime sans tomber
dans le fossé. Les conducteurs tentèrent l’exploit et parvinrent à
franchir l’obstacle même si les passagers, sans espoir de s’en sortir,
et dangereusement inclinés, s’étaient agrippés aux sièges. La peur
au ventre, ils avaient tous les mains moites. Mais le cauchemar
restait à venir. Le bourbier de Karakara était impitoyable. Ni le
4x4, ni le car ne purent le vaincre. Les deux voitures restèrent
prisonnières de la boue. Filles comme garçons sautèrent dans
l’enfer gluant et tentèrent de les pousser En vain. Un désespoir
profond se lisait sur tous les visages. Une fille glissa et se fit mal
au genou. Elle hurla de douleur et chercha clopin-clopant un bout
de terre ferme pour s’asseoir. On était à vingt kilomètres seulement
de Bououassi. Mais aucun véhicule ne s’annonçait à l’horizon.
Uonin, les pieds chaussés de boue songea à demander secours
dans le village voisin. Mais les villageois posèrent un préalable
financier qui le choqua. La solidarité africaine n’existait plus que
de nom. L’argent commandait tous les rapports et était devenu roi
partout. Uonin tira vingt mille francs de sa poche et les remit au
jeune homme le plus costaud et le plus braillard du village. Satisfait,

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il réunit sa troupe en un clin d’œil et il ordonna aux uns de prendre
de vieux câbles rouillés, aux autres de chercher des pioches et des
houes. Puis, le groupe véreux descendit en courant vers les véhicules
prisonniers. Tandis que les uns tiraient les véhicules avec des câbles,
d’autres essayaient de les pousser de toutes leurs forces. Plusieurs
jeunes tombèrent à plat ventre dans la boue. C’était comique et
pathétique à la fois. Le travail fut long et harassant. Arrivés au
bourbier Karakara à dix heures du matin, Uonin et son équipe le
quittèrent à quinze heures. Tout le monde avait faim. La révolte
était silencieuse. Seuls les cris des villageois habitués à ce type
d’exercice s’élevaient au milieu de cette boue infecte.
Quand ils sortirent de ce lieu infernal Vanin pasticha
Camus et tempêta: « Ceux qui n’entretiennent pas les routes sont
absurdes et sécrètent le crime. Nous avons été pris comme des
imbéciles dans cette pâte gluante pendant des heures. Quelle perte
de temps grotesque ! Les ignares et les bandits qui ne savent plus
quoi faire de leur argent volé préfèrent arroser les villageois de cet
argent immonde au lieu de leur offrir la route, la vraie route sans
cassis ni nids de poules. C’est une honte d’avoir de telles pistes à
l’ère de l’excellence. Pouah !!! »
Uonin était fatigué, ses coéquipiers aussi. Les véhicules,
après un long bain de boue, démarrèrent en toussotant. A la descente
d’une pente, une femme en pleurs poussait une brouette de toute
la force de ses bras frêles. Sa fille de sept ans baignait dans une
mare de sang. Un tesson de bouteille pointu l’avait grièvement
blessée au tendon. Faute de voiture, la malheureuse, veuve et mère
de famille avait décidé d’emmener sa fille blessée à l’hôpital de
Bououassi. La brouette était son unique moyen de transport. Son
histoire ébranla les cadres de Miltsibare écœurés par ce spectacle
indigne d’un pays dont le PIB atteignait des sommets. Les filles
pleurèrent et s’indignèrent. Mais qui pouvait les entendre sur un
tronçon de route abandonné par tous depuis des années ? La révolte
fusait par tous les orifices de leur corps.
Trois garçons nu-pieds sautèrent du car, soulevèrent
délicatement la jeune blessée et la firent asseoir dans un coin aéré
du véhicule. Uonin donna un de ses tee-shirts et pansa la blessure

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qui saignait abondamment. Les véhicules démarrèrent aussitôt
mais furent contraints au ralentissement sur une route qui rappelait
le Moyen Age. Ils arrivèrent à Bououassi à seize heures et foncèrent
à l’hôpital où la petite fille fut prise en charge tout de suite. Son
teint offrait une pâleur inquiétante. Une transfusion sanguine
s’imposait. Mais où trouver un donneur sain ? L’angoisse déformait
le beau visage de cette villageoise aux abois. Une poche de sang
coûtait une fortune… Uonin et les siens attendris se cotisèrent et
donnèrent de quoi acheter une poche de sang pour la petite. Puis
ils quittèrent l’hôpital délabré le cœur serré en se demandant si la
jeune blessée s’en sortirait. Toutes les conversations ne tournèrent
qu’autour de l’état d’une route indigne du troisième millénaire.
L’image de la brouette ensanglantée ne quittait personne non plus.
C’était incroyable dans un pays où l’on ramassait l’or et le diamant
derrière les cases. Vanin ne se calma pas et maudit les possédants
corrompus.
Tout le monde prit la route du retour le lendemain dans la
fraîcheur aurorale. Les filles, emmitouflées dans des pagnes
multicolores, semblaient détendues et se racontaient des blagues
dans une ambiance bon enfant.
Vanin révéla qu’un jeune homme de Miltsibare rêvait de
cultiver un énorme champ de cannabis.
- J’espère que tu l’en as dissuadé, lui dit Uonin.
- Bien entendu. Mais il pense que le cannabis se vend mieux
que la banane et le manioc. C’est grave. Il nous faut un Napoléon
obangais pour que l’ordre soit. Au fait, saviez-vous que le sexe de
Napoléon a été vendu aux enchères et se trouve dans un coffre-
fort à New York ?
- Quoi ! cria tout le groupe en chœur.
- C’est vrai, je vous dis.
Tous éclatèrent de rire et se moquèrent joyeusement des
âneries de Vanin. Sur la route, de nombreux camions chargés de
grumes monumentales occupaient toute la voie et se comportaient
comme de perfides assassins. Il y avait tout le long du parcours,
un nombre incalculable et rapproché de barrières policières faites
de vieux fûts. Un policier dont le regard brumeux dévoilait son

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état d’ébriété, commit la maladresse de douter de l’identité de
Vanin et le prit pour un ressortissant d’Afrique de l’Ouest. D’une
grande immaturité émotionnelle, il arracha sa pièce d’identité des
mains du policier.
- Vous laissez passer les clandestins qui vous corrompent
pour malmener des citoyens authentiques, lui lança-t-il avec mépris.
- À qui parles-tu comme ça ? Tu peux m’apprendre à faire
mon travail ? descends de ce véhicule, descends, je te dis, hurla le
policier.
Uonin essaya de le calmer. En bon philosophe, il put trouver
les mots justes pour le décider à laisser repartir leur véhicule. Le
policier céda. Vanin eut le temps de lui faire un bras d’honneur et
hurla quand le véhicule eût démarré.
- Espèce de sifflet sans espoir d’avancement ! ivrogne de
policier qui n’honore pas la tenue qu’il porte !
- Fumeur de chanvre, chien ! Lança le policier fou de rage.
- Vendeur et fumeur de chanvre toi-même !
Tous les passagers pouffèrent de rire. Il y avait une guerre
entre les agents de l’ordre vivant dans une grande misère morale
et matérielle et les usagers de la route. Ces gens en tenue,
n’hésitaient pas à racketter les clandestins et autres routiers. Leur
cupidité absurde avait tué l’autorité qu’ils incarnaient.
On voyait au bord de la route : régimes de banane, noix de
palme, gibier frais et fumé, objets rituels, etc. La conduite rendue
pénible par des trous sur le goudron obligeait les conducteurs à
s’arrêter souvent. L’arrivée à Dansaville fut un soulagement pour
tous. Les passagers étaient devenus un amas de muscles endoloris.
À l’entrée de la ville, une musique agressive s’entendait de
chaque côté de la route et mettait quelques individus dans un état
de suprême excitation. Des deux côtés de la chaussée, des
femmes avaient posé sur des tables poussiéreuses des mangues,
des tomates, des oranges vertes, des mulets encore frais. Non loin
de là, un homme savourait une baguette entière dans laquelle il
avait fourré avec ses doigts la chair d’un gros avocat. Vanin se mit
à sourire mais ce sourire débordait d’amertume. Certaines images

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de pauvreté villageoise obsédaient Uonin et le dégoûtaient. Mais
l’heure n’était pas au découragement. Il fallait avancer et
bousculer les consciences longtemps anesthésiées.
Le car et le 4x4 continuèrent jusqu’à la gare routière et y déversèrent
tous les passagers. Avant de partir, Vanin lança à Uonin :
- N’oublie pas que les petites indulgences font de gros
désordres. Tu t’es montré trop souple avec Afép et il a semé une
belle pagaille dans ce que nous voulions faire. Quand il met les
pieds quelque part, il prend possession de tout et détruit tout. Tu
en as bien eu la preuve.
Bien trop fatigué pour répondre, Uonin se contenta de hocher la
tête et s’enfonça dans les rues sinistres de Dansaville. « Vanin a
raison, Afép est la pire des pieuvres. Un dragon à plusieurs têtes
qu’on doit couper à la scie à moteur… » pensa-t-il.
Le retour d’Afép à Dansaville deux jours plus tôt avait été
triomphal. Fier d’avoir apporté aux villageois une aide plus
consistante, il fêta cet événement avec Stéphanie sa maîtresse.
- Tu ne vas pas me croire Stéphanie, tes courses ont fait
pâlir les étoiles. La bande de minus qui m’a accompagné ne savait
plus où se mettre. J’ai testé leur résistance et je les ai colonisés,
vaincus. Il faut beaucoup d’ingéniosité pour se créer un espace, tu
sais.
- Bravo Gapiel ! Tu es imbattable.
- Eh oui ! Ces petits ne savent pas que mon père, un des
premiers instituteurs post-coloniaux de Bououassi m’avait
surnommé « Anaconda ». J’obtiens donc toujours ce que je veux.
Quand quelque chose est en train de m’échapper, je me lève et
hop ! je l’attrape ! Tu vois ce que je veux dire !
- Bien sûr, que je vois. Moi-même je suis victime de ton
pouvoir, non ?
Afép tira Stéphanie vers lui et tenta une démonstration
d’affection qui dévoilait la face d’un ignoble comédien. Mais
Stéphanie n’en avait rien à faire. C’est plus l’argent d’Afép qui lui
importait que son amour.
A la villa Jupiter, l’absence d’Afép avait été une aubaine

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pour Laurentine. Elle put sortir à volonté de la spirale dévoratrice
de l’immense villa. Bien quelle eût toujours une évaluation négative
d’elle-même, elle se sentait exister à côté de Laurent qui se sentait
comme un coq en pâte et rayonnait de bonheur. Cette joie de vivre
se reflétait sur le travail qu’il faisait avec dévouement et minutie.
Désormais, il évitait tout contact avec Laurentine à la villa et se
contentait de parsemer la piscine de pétales de roses. À un nombre
précis de pétales correspondait un message. Un pétale : on se voit
demain. Deux : je pense à toi. Trois : je t’aime. Laurentine les
collectionnait et les conservait dans un petit aquarium placé dans
un coin de la cuisine.
Un après-midi, alors qu’Afép nageait dans sa piscine d’un
bleu apaisant, les pétales de roses attirèrent son attention. Il sortit
de l’eau, en ramassa quelques-uns, les huma et les déchira. Il vit
qu’il y en avait trois plus loin. Intrigué, il appela Laurent en hurlant.
- Jardinier Ntoubikaga ! Jardinier Ntoubikaga!
Laurent arriva en courant et se tint assez loin d’Afép, l’air
inquiet.
- Monsieur m’a appelé ?
- Approche-toi, approche-toi ! Je ne vais pas te manger.
C’est quoi tous ces pétales qui traînent partout ? C’est quoi ça ?
- Euh ! J’ai pensé que les pétales étaient aussi décoratifs
que les bouquets, monsieur.
- Pas du tout ! Ça manque de goût et ça fait sale. Balaie-moi
tout ça vite ! Je préfère les bouquets de roses aux pétales. C’est
clair Ntoubikaga ?
- Oui, oui monsieur.
Laurent retourna à son travail décontenancé et soulagé à la
fois. Peut-être, cet homme roué avait-il pressenti quelque chose
d’étrange à travers ces pétales de roses ? Accrochée à la fenêtre
du salon, Laurentine avait assisté sans rien entendre au face à face
entre son mari et son amant. Que pouvaient-ils bien se dire ?
L’estomac noué de ne rien savoir, elle sortit en hâtant le pas et
trouva Afép assis au bord de la piscine.
- Gapiel, lui dit-elle, tu as besoin de quelque chose ?

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- Non, pourquoi ?
- Je t’ai vu discuter avec le jardinier. J’ai pensé qu’il avait
fait une bêtise
- Pas vraiment. Je lui ai juste interdit de jeter les pétales de
roses au bord de la piscine. Ça fait bizarre.
- Tu préfères les pétales d’orchidées alors ?
- Ni pétales d’orchidées, ni pétales de roses. Je veux des
bouquets de fleurs normaux. Point final.
- C’est bien dommage ! Moi je trouvais tous ces pétales très
originaux.
- Pas moi. Je vois plutôt que les plantes de la terrasse ont
besoin d’engrais. Au lieu de mettre les pétales de roses près de la
piscine, le jardinier ferait mieux de s’occuper des plantes de la
terrasse.
- Je lui en parlerai Gapiel.
- Au fait, reprit Afép, je ne sais pas à quelle heure je rentrerai
ce soir. J’ai une réunion avec l’association des ressortissants de
mon village. Rappelle au cuisinier que je veux un soufflé de carottes
et une grillade de saumon aux herbes pour le dîner. Je ne dois pas
manger de viande pendant une semaine.
- Entendu !
Laurentine savait que son mari, fieffé menteur, ne prévoyait
jamais de réunion le samedi après-midi. Il avait plutôt un rendez-
vous ferme chez l’une de ses multiples conquêtes. De toute façon,
Laurentine fermait désormais les yeux sur ses coups fourrés ; elle
avait déjà une poitrine bien robuste où poser sa tête. C’était plus
que suffisant pour elle. Le besoin d’aimer et d’être aimée avait
pris le dessus sur la fidélité conjugale. Désormais, Laurent
monopolisait toutes ses attentions, tous ses rêves. Quand elle allait
chez lui, c’était pour entrer dans un cocon qu’elle avait du mal à
quitter. Qu’Afép fût à la villa ou pas, elle avait l’assurance de son
bonheur à côté du jeune jardinier.
Après le repas de midi, Laurentine languissait de voir Afép
déjà parti. Mais ce dernier prit tout son temps. Dès qu’il démarra
enfin la Hummer, elle se fit belle.

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- Clarence, dit-elle, va avertir Laurent. Nous irons acheter
tout à l’heure quelques engrais pour les plantes de la terrasse.
- Tout de suite, madame.
Clarence ne se posait pas de question même si elle avait
remarqué que sa patronne allait bien souvent en ville avec Laurent.
Quand la présence du cuisinier s’imposait pour les courses,
Laurentine affichait clairement ses préférences envers Laurent
dont la compagnie rendait le temps moins long. Laurent savait lui
parler. Affable et doux, il accomplissait l’inverse de ce qu’Afép
était capable de faire.
Laurent, après avoir longuement décrotté ses chaussures,
passa un jean et un polo blanc et monta dans la Touareg que
Laurentine avait choisie de conduire ce jour-là. Quand la villa fut
loin derrière eux, la main baladeuse de Laurent devint frénétique
et s’activa à chatouiller le flanc gauche de Laurentine dont le sourire
disait long sur son état d’esprit. A la vue d’un policier qui s’apprêtait
à les arrêter, Laurent retira vite sa main et adopta une position telle
qu’on ne pût rien soupçonner. Probablement impressionné par le
prestige du véhicule, le policier dut renoncer à faire le contrôle de
routine auquel il était soumis.
Dans la rue, les gens s’affairaient, hurlaient, se battaient
même. Mais Laurent et Laurentine étaient sourds et aveugles à ce
monde parallèle. Seul leur microcosme douillet comptait et ils s’y
accrochaient.
- Zut ! nous aurions dû d’abord aller acheter les pots et les
bacs, hein Laurent ? fit remarquer Laurentine.
- C’est toi qui as tracé l’itinéraire. Je vais où tu me conduis…
Cette réponse fit sourire Laurentine. Un sourire tendre qu’on
a du mal à oublier. Au supermarché, elle acheta l’essentiel pour le
jardinage et offrit un portable à Laurent. Puis, ils se rendirent au
grand marché. Laurentine avait besoin de lin blanc pour ses
coussins. Trouver une place pour se garer relevait de l’exploit.
Laurentine eut pourtant de la chance, elle put en avoir une à cent
mètres du marché. Elle embaucha un jeune garçon pour veiller sur
sa voiture. Puis, elle entra dans le ventre du marché, suivie de
Laurent.

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Les étalages bondés et bien rangés ne laissaient personne
indifférent. Le regard agressif de certaines vendeuses faisait fuir
les clients qui étaient privés du droit de toucher sans acheter. Des
peaux de banane, des tomates et des mangues pourries tapissaient
le sol. Un caisson de piment renversé faisait éternuer les passants
aux mines d’enterrement. Laurent ne supportait pas la procession
lente et fatigante des traînards et avait hâte d’arriver à destination.
Laurentine s’arrêta dans une petite boutique ténébreuse éclairée
en plein jour par un néon poussiéreux. Un rat et sa femelle, l’air
bien nourris, passèrent en vitesse sur une planche bien abîmée. Ce
spectacle produisit un contraste désagréable dans une boutique où
s’entassaient des tissus de toutes les couleurs et de bonne qualité.
Laurentine trouva ce qu’elle voulait aussitôt et choisit vingt mètres
de lin lourd qu’elle paya content.
- Faites-nous un petit geste commercial. Vous ne voyez pas
tout ce que nous vous avons acheté ? Dit Laurent à la vendeuse
sur un ton de plaisanterie.
- Y a beaucoup de personnes qui achètent plus beaucoup
que vous. Est-ce que vous êtes les premiers ou même les derniers ?
Répondit-elle sèchement.
- Mais soyez gentille. Pourquoi vous lui répondez
méchamment ? Nous sommes de bons clients, répliqua Laurentine.
- Quoi ! tou as un problème ? Je peux vous rendre votre
l’argent comme ça, hein ! Vous les Obangais vous avez la bouche
trop…
- Maintenant assez ! Les Obangais ne vous ont rien fait. Si
vous ne les aimez pas, vous retournez dans votre sale pays avec
votre camelote ; elle se vendra mieux là-bas, non ? Un mot de plus
contre les Obangais et vous aurez ce poing sur la gueule !
- Taper qui ? Taper moi ? Tou pouvez ? Va saouler ta bière
là-bas ! C’est tout ce que vous savez faire, vous les Obangais,
parler beaucoup, beaucoup et saouler la bière !
- Tais-toi ! Cria Laurent sur le point d’empoigner la vendeuse
mastodonte.
Le petit réduit fut archicomble en un clin d’œil. Attirés par

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des éclats de voix, les compatriotes de la vendeuse envahirent les
lieux, le regard farouche et la main prête à frapper. Ils déversèrent
sur les deux amants une pluie d’insultes dans une langue agressive.
Laurentine eut envie d’appeler Afép à la rescousse, mais elle se
désista. Et s’il envoyait des policiers ? Et s’il venait avec eux ?
L’infaillible solution était de quitter le marché.
- Viens Laurent, lui dit Laurentine.
- Ne partez plus, hurla la grosse vendeuse, faites ce que vous
voulez faire. Avec votre orgueil là pour rien. Vous êtes quoi même,
vous là les Obangais ? Vous ne savez rien faire avec vos mains.
Vous n’êtes rien. Akwakpwepoabolofi !
- Akwakpwepoabolofi toi-même ! Bande de sorcières ! Vous
êtes chez les gens et vous les insultez. Grosses salopes ! Retournez
dans votre pays de sauvages ! Rétorqua Laurent.
Pour éviter le scandale, Laurent et Laurentine quittèrent ce
réduit ténébreux sans demander leur reste et se dirigèrent en silence
vers le véhicule. Enervée, Laurentine démarra et oublia le jeune
garçon dont elle avait sollicité les services. Il la poursuivit en
courant dans une rue émaillée de dangereux trous. Il donna un
grand coup sur le pare-chocs arrière. Laurentine s’arrêta net et lui
glissa quelques pièces.
- Pauvre garçon, dit-elle, je l’ai oublié à cause de ces abrutis.
- Je suis outré de me faire insulter par ceux qui viennent à
la pêche au fric chez nous nous mépriser et nous malmener !
Fulmina Laurent.
- Tu sais, je me dis parfois que ces gens-là n’ont pas trop
tort. Les Obangais veulent tous être dans des bureaux et n’aiment
pas se salir les mains. Quand ils auront l’humilité, la patience et
la détermination de tout ce monde-là qui rêve et se noie pour venir
ici, beaucoup de choses changeront, on nous méprisera moins.
Qu’est-ce que tu veux ? Nous leur donnons l’occasion de nous
maltraiter.
- Ok Laulau mais un beau jour Obang sera débarrassé de
cette vermine suceuse.
L’incident du marché avait glacé Laurent et Laurentine

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d’horreur. Ils allèrent se réfugier dans la maisonnette de Laurent
perdue au milieu des cocotiers et y passèrent une soirée délirante
au point qu’ils dormirent pendant des heures. Dans son sommeil,
Laurentine se voyait au bord d’une rivière translucide où il attendait
Laurent. Soudain, Afép surgit de l’eau dans une forme fantomatique
en tendant les bras kilométriques vers elle. Laurentine se mit à
courir et se réveilla en sursaut. Réveillé à son tour, Laurent regarda
sa montre. « Merde ! Merde » s’exclama-t-il. Il secoua Laurentine.
- Laulau ! Laulau ! Réveille-toi, il est deux heures du matin !
- Mon Dieu ! Je suis morte, Laurent. Qu’est-ce que je vais
dire si je trouve Gapiel à la maison ?
- Euh ! Euh ! Ecoute, habille-toi, tout va bien se passer.
Garde surtout ton calme, Laulau.
Laurent avait du mal à cacher son inquiétude. Il accompagna
Laurentine jusqu’à son véhicule et lui toucha la joue. Puis, il la
regarda démarrer en trombe. Les rues étaient désertes à cette heure.
Seuls quelques couples rentraient des soirées nuptiales. L’air était
moite. Plus Laurentine approchait de la villa Jupiter, plus son cœur
battait la chamade. Elle sut ce soir-là que la peur donnait envie de
pleurer et faisait transpirer. Depuis qu’elle s’était mariée à Afép,
elle ne s’était jamais trouvée seule dehors au-delà de onze heures
du soir. Comment allait-elle justifier cette arrivée tardive ? Elle
souhaitait de toutes ses tripes qu’Afép fût encore en réunion, chez
sa maîtresse, n’importe où, sauf à la villa.
À cent mètres de l’immense maison, toutes les lumières
brillaient de mille feux. Laurentine ralentit et réfléchit à la réponse
à donner. L’inquiétude noyait son regard. Ebahi, Sandaké lui ouvrit
le portail et sembla soupçonneux. La Hummer était là. « Mince ! »
S’écria Laurentine pétrifiée. Elle coupa le moteur, gara le véhicule
et se dirigea vers la villa. Tout le monde était couché sauf Afép.
La porte centrale était fermée. Assis dans le salon d’apparat, il
regardait un match de football. Laurentine crut que son cœur allait
lâcher. Elle frappa une fois, deux fois, trois fois. Afép ne vint lui
ouvrir qu’au bout de la quatrième fois. D’un calme déroutant, il
la regarda droit dans les yeux.

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- D’où viens-tu à pareille heure, Laurentine ?
- J’étais inquiète Gapiel. Ne te voyant pas arriver, je suis
passée à ton bureau. J’avais un mauvais pressentiment.
- Tu es partie d’ici à quelle heure ?
- Euh ! Euh ! Je ne sais plus trop, vers minuit et demi.
- Menteuse ! Laurentine! Menteuse ! Je suis souvent rentré
tard. Je ne comprends pas pourquoi c’est aujourd’hui que tu t’es
permis de me chercher dans tout Dansaville. Je peux me défendre
en cas de pépin et je suis rarement seul. Toi, tu es une proie et une
proie facile. Que ce soit la première et la dernière fois que tu fais
une chose pareille !
Laurentine eut beaucoup de chance et s’en tira à bon compte.
Elle se jeta au lit sans oser penser à ce qui se serait passé si Afép
avait su la vérité. Rentré à une heure du matin, il était dans tous
ses états de constater l’absence de sa femme au point qu’il en perdit
le sommeil. Il se coucha longtemps après l’arrivée de cette dernière
dont l’état euphorique semblait perceptible pendant son sommeil.
Il était six heures du matin quand les enfants de Laurentine
vinrent frapper à sa porte. Toute honteuse, elle l’ouvrit et fut inondée
de questions.
- Maman, nous étions tous inquiets. Où étais-tu ?
- Excusez-moi mes chéris, j’ai perdu une cousine. J’étais à
la veillée. J’aurais dû vous prévenir de mon retard. Mais je n’avais
pas mon téléphone.
- Nous te pardonnons maman. Tu as perdu ta cousine. Tu
étais obligée d’être là. Personne ne peut rien contre la mort, dit le
garçon.
Ils avaient le dos tourné quand ils parlaient, Laurentine et
ses enfants ne virent pas l’immense masse adipeuse d’Afép arriver.
Il avait entendu la réplique de son fils.
- Féfé, ta mère a perdu quelle cousine ? demanda-t-il intrigué
- Je ne la connais pas papa. Je viens juste d’apprendre que
c’est là-bas que maman était hier.
Laurentine sentit ses jambes se disloquer et des bouffées de
chaleur jaillir de tout son corps. Elle était prise à son propre piège.

99
L’œil d’aigle d’Afép interrogea, ébranla et déchira Laurentine
frappée de stupeur. Son beau mensonge était mis à nu.
- Féfé, peux-tu rejoindre tes sœurs dehors ? Je dois être seul
à seul avec ta mère.
- Oui pâ
- Laurentine, suis-moi dans le salon d’apparat.
Cet ordre cinglant déposséda Laurentine de toutes ses forces.
Consciente qu’elle allait à l’abattoir, elle n’avait qu’à tendre le
cou. Afép s’assit avec nervosité sur le canapé. Laurentine fit la
même chose avec une extrême lenteur et regarda le plafond.
- Bon, tu vas me dire la vérité. Tu es rentrée à deux heures
trente minutes du matin. Tu as prétendu que tu étais à mon bureau.
Aux enfants, tu parles de la mort de ta cousine. Quelle est cette
cousine que je ne connais pas ? Quelle est la vérité que tu caches ?
Crache ce morceau indigeste, vite !
- Tu ne connais pas tous mes parents Gapiel ! Je suis allée
hier à ton bureau. Au moment où je rentrais à la maison, on m’a
annoncé par téléphone la mort accidentelle d’une cousine du côté
de mon père. Je me suis rendue rapidement à la maison mortuaire.
Voilà.
- Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ce matin quand tu es rentrée?
C’est ça l’ennui.
Laurentine était coincée. Il fallait arrêter l’ouragan de feu
qui sortait de tous les trous du corps d’Afép.
- Pardonne-moi Gapiel, dit Laurentine d’une voix douce.
Mais permets-moi de te dire que tu m’as épousée à vingt ans et tu
as interrompu mes études. Tu m’avais dit que je n’avais pas besoin
de travailler, que tu me donnerais tout. Je t’ai obéi. Nous avons
déjà cinq enfants. A ton âge, tu fais ce que tu veux. Tu sors quand
tu veux, tu rentres quand ça te dit. Tu me dis ce que tu veux. Tu
m’emmènes où tu veux. Tu existes et tu vis à ma place en un mot.
Quand j’étais plus jeune, tu faisais attention à moi. Mais depuis
un certain temps, l’extérieur t’a happé comme toi tu m’as avalée.
Ma grand-mère disait que toute vertu qui disparaît fait
nécessairement place à un vice. Toi Afép Gapiel, pourquoi tu

100
désertes ta maison quatre fois sur cinq ? Comment veux-tu que je
sois heureuse quand tu n’es pas là même si je suis à l’abri du
besoin ? Le sang est rouge pour tout le monde, Gapiel. Je me sentais
seule et je suis allée prendre un verre avec une amie. Tu es satisfait ?
Afép resta coi, se leva et monta dans sa voiture. Jamais
Laurentine n’avait fait preuve d’autant de volubilité. Lui qui avait
toujours trouvé normal qu’un homme fasse souffrir sa femme,
mais pas l’inverse. Il fut étonné par le discours outrecuidant de
celle qu’il appelait l’Or dans les moments de grande intimité.
Laurentine eut envie d’être seule et se barricada dans sa
salle de bain où elle laissa couler un bain tiède. Un peu troublée,
elle pensa : « Je ne suis pas fière de moi. J’étais au bout du rouleau.
Tout en moi criait de ne pas le faire. Je l’ai fait. Avec Laurent, c’est
un nouveau départ, un nouveau soleil, fût-il noir. Il est si gentil
avec moi. Un simple merci semble bien faible quand je vois dans
quel état mental je me trouvais et ce que je suis devenue en si peu
de temps. Je suis heu… »
Au même moment, des coups retentirent à la porte et
l’interrompirent.
- Qui est-ce ? Demanda-t-elle contrariée ?
- C’est moi madame. Le jardinier veut savoir s’il peut déjà
mettre les plantes que vous avez achetées hier en pot?
- Euh ! Oui, bien sûr ! Où est-il le jardinier ? Dis-lui de
m’attendre. J’arrive.
Laurentine enfila en vitesse une longue robe blanche à pois
noirs et sortit nu-pieds. Laurent attendait à la terrasse. Laurentine
fit un effort surhumain pour réprimer son émotion. Mais n’importe
qui aurait senti la tension psychologique qui régnait entre la patronne
et son employé.
- Bonjour madame, salua Laurent en premier.
- Bonjour Laurent, répondit-elle émue.
Il y eut un silence. L’un et l’autre étaient étrangement mal
à l’aise. Laurent avait déjà empoté les plantes. Il était là pour
s’assurer que sa séduisante patronne n’avait pas le visage tuméfié
par les coups agressifs d’Afép. Mais elle rayonnait plutôt d’une

101
joie profonde. Assommée par le regard de Laurent elle lui sourit
avec tendresse et prit congé.
Au bureau, Afép se trouvait dans une suprême agitation. Le
parfum affriolant de Juliana ne put rien contre son humeur
maussade. L’entretien avec Laurentine l’avait profondément
bouleversé. Il la soupçonnait d’avoir quelqu’un dans sa vie. Mais
qui ? Même s’il avait une pléthore de maîtresses, Afép ne tolérait
pas qu’un homme pût séduire sa femme. Il veillait au grain. Il ne
pouvait pas exorciser l’irréductible démon de possession de l’autre.
Il avait une séance de travail avec son ministre le lendemain
et croulait sous de multiples dossiers. Parmi ses collaborateurs,
seul Safio pouvait lui fournir une fiche technique cohérente en
temps et en heure. Partout où il avait travaillé, il avait donné la
preuve de son efficacité. Mais Afép possédait l’art de mettre le
moral de ses collaborateurs les plus compétents en berne. Il aimait
à répéter avec un rare cynisme qu’ : « écraser ceux qui savent trop
et voient trop l’amusait ». Quand une mission à l’étranger s’offrait
et qu’elle requérait le profil de Safio, il faisait des pieds et des
mains pour envoyer un collaborateur incompétent de sa province
qui avait droit à des frais de mission exorbitants. L’heureux élu
dormait pendant les travaux et traînait dans les magasins de luxe.
A la fin de la mission, il était incapable de faire un rapport sur ce
qu’il a vu et entendu. Le ministère d’Afép connaissait une crise
profonde à cause du syndrome du népotisme qui tenait captifs le
ministre et consorts.
Safio et les autres directeurs sans protecteur, considérés
comme des indésirables, s’enlisaient dans les bas-fonds de l’aigreur
et de la révolte. Afép, conscient de l’injustice qu’il faisait subir à
Safio, ignorait parfois comment s’y prendre pour lui confier des
dossiers sensibles. Un matin, il l’appela en bégayant.
- Mon …monsieur Safio, Afép à l’appareil. Je peux vous
voir à mon bureau ?
- J’arrive monsieur.
Etre dévoyé et sans idée constructive, Afép savait exploiter
ce qui lui semblait précieux chez les collaborateurs qui n’appar-

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tenaient pas à son ethnie. Il les pressurait au maximum et les jetait
comme des oranges pourries sans jus. Un grand nombre d’entre
eux étaient déprimés. Mais Afép faisait semblant de ne rien voir
et changeait plutôt de véhicule chaque mois comme s’il voulait
les pousser à bout. Quand Safio entra dans son bureau, il le reçut
avec un enthousiasme affiché.
- Prenez place, je vous prie, lui dit-il.
- Merci monsieur, fit Safio surpris.
- Monsieur Safio, je vous ai fait venir pour la séance de
travail avec le ministre demain. Voici un dossier confidentiel. J’ai
besoin d’une fiche technique dans deux heures. Est-ce possible ?
- Il n’y a pas de problème monsieur. Je suis payé pour
travailler. Mais permettez-moi que je vous fasse sans arme ni
cagoule une observation que la quasi-totalité de vos collaborateurs
font dans leurs bureaux sans éclat.
- Je vous écoute.
- Monsieur, à la direction générale, les gens sont repliés sur
eux-mêmes et semblent désinvoltes parce que leurs efforts ne sont
pas récompensés. Nombreux sont ceux qui pensent que les
compétences et le sérieux doivent primer sur les a priori et la
préférence ethnique. Vous mettez en quarantaine ceux qui ne sont
pas de votre cercle ethnique quand il s’agit de primes et autres
avantages matériels. Mais vous les caressez quand vous êtes aux
abois et que vous avez besoin de leurs compétences. Par cette façon
de faire, vous démolissez l’esprit citoyen, vous jetez les talents
dont notre pays a besoin dans la boue. Enfin, aussi longtemps que
certains réfléchiront pour ne rien avoir, pendant que d’autres
s’engraissent sans rien faire, l’excellence et la justice ne seront
que des formules creuses, et vides de sens. Je vous remercie
monsieur, de m’avoir laissé parler.
- Bien. Je vous ai entendu monsieur Safio. Nous en
reparlerons plus tard. Pour l’instant, mettez-vous au travail.
Cela va sans dire, les mots de Safio hurlaient le ras-le-bol
et ceux d’Afép la comédie. Cauteleux, Afép était le genre d’homme
qui se réjouissait de voir la vie des autres s’assombrir pour l’éclairer

103
et l’asservir. Le discours de Safio l’avait irrité. Offusqué, il décida
de mettre fin à son audace. Car l’audace peut être contagieuse. « Je
te détruirai Safio, se jura-t-il avec un cynisme monstrueux. Tu te
crois supérieur à tout le monde. Mais crois-moi, je vais te démolir.
Tu ne seras plus rien. Si tu penses que c’est avec ce langage insolent
que tu obtiendras quelque chose de moi, tu te trompes. Tu seras
mon éternel esclave intellectuel. Tu réfléchiras toujours à ma place,
et j’en récolterai toujours les fruits juteux. Point final »
Même si Safio avait le défaut de laisser ses émotions le
dominer, son défoulement verbal face à Afép lui avait fait le plus
grand bien. Cet ignare puissant devait connaître le fond de la pensée
de tous. La langue de bois n’était pas de mise. Safio vint remettre
la fiche technique à Afép dans les temps requis. Afép n’en croyait
pas ses yeux.
- C’est parfait monsieur Safio, lui lança-t-il après avoir jeté
un coup d’œil rapide sur le document qu’il tenait entre des mains
proches des serres d’un aigle. Bon, je vais réfléchir à votre remarque
très judicieuse. Mais permettez-moi aussi de vous dire que les
compétences ne vous ouvrent pas toutes les portes. Il y a autre
chose que vous les longs crayons semblez oublier : la soumission,
l’humilité et… Vous ne pouvez rien obtenir quand vous levez trop
la tête comme vous le faites là. On ne peut pas tout avoir dans la
vie monsieur Safio. Je vous félicite tout de même d’avoir fait cette
fiche en un temps record. A très bientôt monsieur Safio.
- Au revoir, monsieur. Appelez-moi si vous avez un
quelconque souci. Je suis au service de la République. Je ne pense
pas que ce soit le cas pour tout le monde !
Afép le toisa. Habité par la fièvre du machiavélisme, il le
dépouilla du droit de prendre part à la séance de travail avec le
ministre et invita son cancre préféré sur qui se déversait un déluge
de privilèges immérités. Mais ni Afép, ni son collaborateur ne
maîtrisaient le dossier présenté au ministre. Afép possédait tout :
femmes, enfants, argent mais l’esprit de synthèse lui manquait
cruellement. On ne peut pas être vedette partout. Si la honte pouvait
tuer, Afép et son collaborateur choisi seraient morts sur-le-champ

104
devant le ministre. Afép arborait un sourire idiot et roulait les yeux
comme une crevette prise dans la nasse. C’était un désastre
pathétique ! À la fin de la réunion, son ciel intérieur s’était obscurci.
Il en voulait à son collaborateur, à Safio, au monde entier.
Cependant, il oubliait un élément essentiel : n’est pas directeur
général qui veut mais qui peut.
Ce jour-là, il ne déjeuna pas à la villa et préféra le restaurant
en compagnie de Juliana. Laurentine ne s’offusqua pas de son
absence. Elle en avait l’habitude. En plus, être une bonne épouse
devenait difficile pour elle. Elle jouait parfaitement son rôle de
maîtresse et maternait Laurent avec bonheur. Elle lui offrit
l’essentiel et le superflu : écran plat, chaîne hi-fi, coussins recouverts
de lin, eaux de toilette, etc. Laurent connaissait désormais un luxe
enivrant. Laurentine lui proposa même de passer un concours pour
faire autre chose que le jardinage. Elle en avait assez de le voir au
fond du jardin et le voulait à sa juste place. Laurent accepta cette
proposition judicieuse sans réfléchir. Il fallait voler plus haut,
absolument.
Un soir, Laurent s’arrêta chez sa sœur. Dès qu’il franchit le
seuil de la porte, Yvonne s’exclama :
- Oh ! Oh ! Laurent, tu as changé. Tu es d’un aplomb sans
égal. Tu ne ressembles plus à un jardinier. Tu es propre, tu es beau
et tu sens bon. Tu dois bien gagner ta vie maintenant !
- Si tu veux, je ne me plains pas.
- J’attends que tu viennes nous chercher. Tu manques aux
enfants, tu sais. Liline n’arrête pas de te demander. Elle m’a dit
que tu lui as ordonné de ne plus jamais laisser sa chambre ouverte.
- Bien sûr, c’est un risque. Tout peut arriver. Le monde est
infesté de bandits, de violeurs, d’assassins. On n’est jamais trop
prudent, Yvonne. Tu dois protéger tes enfants.
- Tu as sûrement raison Laurent. Tu veux boire quelque
chose ? Ou alors, je te sers des légumes aux crevettes ?
- Je préfère les légumes. A mon lieu de travail, on mange
surtout la nourriture des Blancs. Aujourd’hui, c’était du lapin laqué
au vinaigre balsamique.

105
- Hein !! Ça ressemble à quoi ?
- C’est du lapin avec du vinaigre et des tagliatelles. Tu vois,
les tagliatelles sont des pâtes en forme de lanière.
- Ça alors ! Dit Yvonne. Laurent, j’ai emmené Conaline à
l’hôpital. Le médecin a affirmé qu’elle a déjà eu plusieurs relations
avec un adulte. Mais quand je pose la question à la petite, elle nie
tout.
- La pauvre enfant est traumatisée Yvonne. C’est ton pourri
de mari qui en est responsable.
- J’en ai discuté avec lui. Il dit que je suis folle de penser
de telles choses.
- C’est un menteur. Si ça ne tenait qu’à moi, tu l’aurais déjà
quitté.
- Laurent, comment tu peux me suggérer une idée pareille ?
Zeph aime trop ses enfants pour leur faire du mal.
- C’est ça ! Ouvre les yeux Yvonne. Ne sois pas l’aveugle
qui refuse de voir. Ton mari viole ta fille depuis longtemps et tu
ne t’en rends même pas compte !
Le meilleur ennemi de Laurent arriva au moment où il
discutait avec sa sœur. Il ne regarda même pas Laurent et fonça
dans sa chambre. Les enfants qui rentraient de l’école furent
heureuses de voir leur oncle.
- Tonton, tu es devenu gros, observa Conaline.
- C’est vrai Liline. Et toi, comment vas-tu ?
- Bien. Je vais te dire quelque chose à l’oreille Tonton.
Conaline s’approcha de Laurent et chuchota : « Papa vient
encore cogner à ma porte mais je n’ouvre pas. Il a menacé de ne
plus m’emmener au cinéma et a dit que c’est dangereux de fermer
la porte de ma chambre. S’il y a un incendie, je vais brûler vive.
Mais je n’ouvre pas »
- Tu as raison Liline. N’ouvre plus jamais. C’est d’accord ?
Zéphyrin vint au salon et lança un regard pétri de haine à
Laurent qui se montra d’une grande indifférence. Il murmura
quelque chose à sa nièce avant de rentrer chez lui. Chez Laurent,
le calme pesant le rendait nerveux même s’il savait que Laurentine
passerait. Mais à quelle heure ? Il avait envie d’elle. Pour tuer le

106
temps, il mit son écran plat en marche et regarda une émission sur
les chutes majestueuses du Niagara. « La spirale de l’amour
ressemble à ces chutes violentes ; elle attire, aspire, féconde, puis
se brise », pensa-t-il. Un toc toc appuyé à la porte l’arracha à ses
pensées. Laurentine était là, un panier chargé de vivres frais à la
main. Il s’avança vers elle et la débarrassa de toutes les courses.
- Laulau, tu n’avais pas besoin d’acheter autant de choses.
Je suis tout seul.
- Si, je sais. Mais je vais te faire la cuisine pour un ou deux
jours. Tu - garderas les marmites dans le congélateur et tu
réchaufferas ce que tu auras envie de manger. Ça te va ?
- Oui, ça me va. Quand je rentre le soir, je suis si fatigué
que je n’ai envie de rien, sauf de toi.
- Menteur !
- Je ne mens pas. Je suis sincère. C’est vrai que tu es la
femme du puissant Afép. Mais tu es aussi ma femme.
- Mon Dieu ! Laurent, qu’est-ce que tu dis là ! Tu es si jeune !
- Répète-le et je te montre que je ne suis pas si jeune que
ça.
Laurentine sourit et se tut. Son silence n’empêcha pas
Laurent de lui faire passer une fin de journée proche du délire.
Afép se trouvait au même moment chez Juliana dont il appréciait
les desserts aux fruits et où il avait quelques vêtements de rechange.
Il adorait massak le basset marron de Juliana qu’il gavait de
friandises. A la villa, le cuisinier et Sandaké, occupants privilégiés
d’un espace splendide, se comportaient comme les maîtres des
lieux. Les plus âgés des enfants d’Afép et Laurentine avaient
disparu dans la nature à bord d’une Mercedes bleue. Seuls les deux
plus jeunes étaient restés à la villa et se livraient à toutes sortes de
jeux pour tuer le temps.. On était à une semaine de la fête des
mères. Dansaville, toujours et encore dans une ambiance de fête,
se livrait à de folles excentricités. Les polygames en mal de
masculinité offraient des cadeaux tous azimuts. Les polyandres
voraces ne se gênaient pas de harceler les amants oublieux. Toutes
les mères brûlaient du désir de recevoir leurs cadeaux.

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Pour détendre l’atmosphère de sa direction, Afép eut une
idée lumineuse. Il appela Juliana un matin et lui en parla.
- Juliana, j’ai envie de faire plaisir à mes collaborateurs et
à leurs épouses. Nous allons passer la fête des mères ensemble.
- C’est une bonne idée, Gapiel.
- Tu vas recenser tous mes collaborateurs et dresser la liste
de ceux qui sont mariés. Peu importe s’ils sont mariés à la coutume
ou à l’état civil.
- Et ceux qui sont fiancés ?
- Euh ! Ils sont invités aussi. Tu feras la réservation au
restaurant le Bambou en fonction du nombre de personnes. Tu
ajouteras mon épouse et moi, mes chauffeurs et leurs épouses, mon
cuisinier et son épouse, mon jardinier et son épouse. Et bien entendu,
toi-même.
- Moi qui n’ai pas encore d’enfant, je ne vois pas pourquoi
je viendrai à la fête des mères. Je vais m’ennuyer. Qui sera avec
moi ? Toi tu auras ta femme.
- Ma petite Juliana, même si tu n’as pas encore d’enfant, tu
viendras quand même en tant que future mère. Chaque femme,
même si elle n’a pas enfanté, est une mère. En revanche, tu viendras
seule. C’est mieux ainsi. Je serai là pour vous deux : ma femme
et toi. Tiens-moi informé quand tu auras fait les démarches
nécessaires.
- Oui chéri, répondit Juliana peu emballée par la fête d’Afép.
Afép commença à penser aux cadeaux à offrir, au discours,
aux précautions à prendre pour que Laurentine ne soupçonnât rien
au sujet de sa liaison avec Juliana. C’est Stéphanie son autre
maîtresse qui choisira les cadeaux sans être de la partie. Il l’appela
aussitôt et lui dit avec tout le naturel possible : « Tu es la meilleure
des femmes Steph. Je t’envoie une enveloppe par Barnabé. J’espère
que tu sauras faire plaisir aux épouses de mes collaborateurs en
leur achetant des cadeaux originaux…Je compte sur toi, ma chérie »
Flattée, Stéphanie éclata de rire au bout du fil et lança à Afép : Tu
es trop fort Gapiel. Qui peut te résister ? »
A midi, Afép annonça son projet à Laurentine avec brio.

108
- Tiens-toi bien, madame Afép, tu vas rire. je vais recevoir
mes collaborateurs avec leurs épouses pour la fête des mères.
- Ici à la villa ?
- Ah non ! Au restaurant. Mais tu m’accompagneras et tu
mettras la robe de soirée que je t’avais achetée au Japon. Tu vois
celle dont je te parle ?
- Oui, Oui.
Afép fit appeler le jardinier et le cuisinier qui arrivèrent sans
tarder. Laurent semblait avoir couru et transpirait à grosses gouttes.
- Je vous annonce que vous êtes invités la semaine prochaine
avec vos épouses à l’occasion de la fête des mères au restaurant
le Bambou, dit Afép.
- Monsieur, ma femme attend un enfant, elle est presque à
terme, fit observer le cuisinier.
- Cela ne fait rien. On ne va pas là-bas pour se battre mais
pour se détendre.
- Oui, monsieur.
- Et ta femme à toi Ntoubikaga, elle attend aussi un bébé ?
- Euh ! non ! C’est que…je ne suis pas encore marié.
- Tu as quel âge ? Qu’est-ce que tu attends pour te marier ?
En tout cas, tu as sûrement une fiancée, tu peux venir avec elle.
Embarrassée, Laurentine ne savait plus où se mettre. Elle
aurait eu la peau blanche qu’elle serait devenue rouge. Elle apprécia
exagérément les brochettes de gambas dont elle n’était pas du tout
friande pour dissimuler son émotion. Elle n’osa pas regarder Laurent
pendant qu’Afép lui parlait. Quant à Laurent, il aurait donné tout
l’or du monde pour être absent à cette fête des mères. Mais Afép
savait rendre le refus de l’autre impossible et le prenait plutôt dans
l’étau de ses exigences. Absorbé par son regard de faucon, Laurent
buvait ses paroles crues comme de l’hydromel et imaginait comment
il serait habillé. Il voulait se faire beau pour plaire à Laurentine.
Quand Afép retourna au bureau dans l’après-midi, Juliana
avait déjà dressé la liste de ses collaborateurs mariés ou fiancés.
Elle s’empressa de la lui présenter.
- Monsieur, sur quarante hommes, seize seulement sont
mariés. Trois sont fiancés.

109
- Ce n’est pas beaucoup.
- Mais, monsieur, vos collaboratrices peuvent-elles venir
avec leurs compagnons ?
- Tiens ! Je n’ai pas du tout pensé à elles. C’est raté pour
cette fois. On fera la fête avec elles l’année prochaine. Appelle-
moi le responsable de la communication.
Quelques minutes plus tard, un homme petit à l’allure altière
arriva, un bloc-notes à la main. Il faisait partie de ceux qu’Afép
enveloppait de sa protection.
- Bonjour Gapiel, dit-il d’une voix qui trahissait une certaine
familiarité.
- Bonjour Victor, je veux que tu conçoives des billets
d’invitation à l’occasion de la fête des mères. La cérémonie aura
lieu le samedi sept juin au restaurant le Bambou à dix neuf heures.
Tout doit être fait assez rapidement. Voici la liste des invités.
N’oublie pas de m’écrire un mot pour la circonstance.
- Est-ce qu’on envoie les billets aux autres ? Je veux dire
aux indésirables ?
- Bien sûr, tout le monde viendra cette fois-ci. Quand il
s’agit d’argent, de primes, on fait exprès de les oublier. L’argent
n’aime pas le bruit. Mais pour manger, il faut être généreux. La
nourriture, ça ne reste ni dans le ventre ni à la banque. Tu sais ce
qu’elle devient après… ?
Ils éclatèrent de rire. D’un rire cruel et grotesque à la fois.
L’arrivée intempestive de Juliana mit fin à cette bonne humeur
mesquine.
- Oui, Juliana, tu veux me voir ? Fit Afép.
- Monsieur, je viens de faire la réservation.
- Très bien Juliana. Voici une femme efficace…Victor. À
nous la fête des mères !!
Quand les billets furent distribués, les commentaires fusèrent
de partout. « Afép est un code secret à décrypter. Qu’est-ce qu’il
concocte ? » Disaient les uns. « Toute dissidence dresse tous les
poils de son corps massif. Contre qui veut-il ou souhaite-il se
venger ? Qui veut-il embrasser pour mieux le mordre ? » Ricanaient

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d’autres. Ils étaient nombreux les collaborateurs d’Afép qui ne
cachaient pas leur méfiance. La gentillesse de leur chef suintait
l’ambivalence.
Horrible calculateur, il ne faisait jamais rien pour rien Le
jour de la fête des mères arriva au galop. Un ouragan de chaleur
s’était abattu anormalement sur Dansaville. Au mois de juin, on
s’attendait à un peu plus de douceur. Dans tous les foyers
dansavillois, dire « bonne fête maman » s’imposait à toutes les
consciences et aidait à évacuer chez bien des femmes le trop-plein
de déceptions et d’ignominies du quotidien. C’était comme si on
voulait tout effacer pour tout recommencer et rajeunir le moral de
ces femmes rompues à la tâche et trahies par ceux qu’elles aimaient.
Laurentine reçut un immense bouquet de roses livré à
domicile ainsi qu’une parure en or massif. Afép prit la peine de la
lui mettre autour du cou. « Tu es ma reine ce soir », lui dit-il. C’était
un spectacle à la fois rare et sublime. La maternité peut parfois
opérer des miracles.
Le soir de la fête, l’air était surchargé de majesté liée à la
maternité adulée. Les invités n’étaient pas à l’heure. Afép s’arrangea
pour être au restaurant avec sa femme avant tout le monde.
Laurentine portait une robe de soirée avec des plumes de vautour.
Véritable folie pour les petits budgets, cette robe avait l’air d’être
de la haute couture. En dépit de la sensualité suscitée par le décolleté,
la tenue de Laurentine était d’une funeste élégance. Afép portait
un costume sombre Paco Rabane et avait fière allure. Laurent fut
parmi les premiers invités. En costume bleu marine, il avait un
charme fou. Ses cheveux, légèrement coupés lui donnaient un air
de grande fraîcheur. Laurentine ne l’avait jamais vu habillé avec
autant de goût et était liquéfiée d’émerveillement par sa beauté.
Même Afép n’en revenait pas de voir la transformation radicale
de son jardinier. Les autres invités arrivèrent tous en même temps.
Afép tint à avoir sur sa table un certain nombre de
collaborateurs dont Safio et son épouse Fabiola. La trentaine, la
femme de Safio avait un de ces visages qui ne s’oublient pas. Les
traits très fins et l’air juvénile, elle débordait de charme avec son

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tailleur bleu nuit, un bustier blanc et des chaussures assorties. Safio
portait un boubou bleu ciel brodé et détonnait au milieu de tout ce
monde sanglé dans des costumes prestigieux. L’odeur des parfums
et celle des plats mitonnés s’entremêlaient et chatouillaient les
narines de tous.
Afép se leva mais se rendit compte qu’il n’avait pas le texte
de son speech. Il regarda à gauche et à droite. Embarrassé, il
improvisa son mot de bienvenue : « Mesdames et messieurs, merci
d’être venus aussi nombreux. Je voulais qu’ensemble, nous
honorions ces femmes qui sont à la fois nos épouses, nos mères et
les mères de nos enfants. Elles sont dignes d’être choyées, protégées,
aimées. Elles supportent nos caprices, nos bêtises, nos absences.
Elles sont admirables et dignes de respect. J’ai donc tenu à leur
souhaiter une bonne fête des mères. Tout à l’heure, il y aura une
surprise pour chaque maman. Mais avant d’en arriver là, je souhaite
à toutes ces mères et à vous mes collaborateurs, bon appétit et très
bonne fête des mères ! »
Applaudissements, rires et chuchotements emplirent la salle.
Une ambiance de gaieté se reflétait sur tous les visages. Laurent
et Laurentine se regardaient en tendant le cou avec discrétion. Le
restaurant était spacieux, ils ne voulaient pas se perdre de vue.
Situé au bord de la mer, le restaurant le Bambou, véritable
petit coin de paradis, accueillait surtout une clientèle huppée. De
nombreuses nattes tissées à la main ornaient le sol et le mur et leur
donnaient un air d’authenticité. Des tables basses faites de grands
blocs de bois faisaient de cet endroit un cadre idéal pour des
personnes en mal de quiétude. Au fond du restaurant, une volière
vernie dans une belle couleur verte s’accordait avec un espace
chaud et romantique. La lumière diaphane illuminait les visages
féminins parfaitement maquillés. Parmi les femmes qui se trouvaient
à sa table, Afép n’avait d’yeux que pour Fabiola. Est-ce le regard
pétri de douceur et le silence de la jeune femme qui lui donnaient
de la fièvre ?
Mais Afép, la seule voix écoutée de la soirée, souhaitait
venir à bout de l’incompressible flegme de Fabiola et le titilla :

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- On entend tout le monde ce soir, sauf madame Safio. Cette
soirée ne vous détend-elle pas ? Dites-nous au moins ce que vous
faites dans la vie.
- La soirée est fort sympathique, monsieur Afép, mais je
préfère écouter et observer quand je ne suis pas dans mon milieu
familial ou professionnel. Je suis plus détendue quand je connais
ceux qui m’entourent. Je suis assistante de direction trilingue.
Un ange passa. Afép, qui cherchait toujours à éblouir, à
anesthésier tout ce qui bouge, semblait soumis aux blandices
tyranniques de Fabiola. La suavité de sa voix et la grâce de ses
gestes le laissèrent dans l’émoi. Une hôtesse d’une grâce féline
vint chuchoter à l’oreille d’Afép qui arbora un large sourire satisfait.
Puis, il se leva, ajusta son costume et parla d’une voix hésitante.
- Bon, bon ! Qu’on apporte le gâteau que mon épouse et
moi offrons à toutes les mères réunies ici ! Après avoir levé le
verre, nous passerons à la remise des cadeaux.
Une pluie de « Oh ! Oh ! Oh ! » s’abattit sur une salle où
toute inimitié semblait avoir été inhibée. Placé sur une table
recouverte d’une magnifique nappe rose, le gâteau offert était un
cœur monumental décoré de mini morceaux de mangues, d’ananas
et de cerises. Ce fut un délice pour l’œil et le palais. Le champagne
coula à flot. Peu avant minuit, Laurentine remit à chaque épouse
un paquet personnalisé. Elle ne remarqua pas la mine antipathique
de Juliana quand elle reçut le sien. Afép, lui, savait pourquoi.
Juliana ne manifestait aucune euphorie et lançait des regards
inamicaux à Laurentine qui regardait Laurent. Une sorte de
jubilation grossière jaillissait de la source rocailleuse de l’ego
d’Afép ; il aimait le choc des féminins qui se haïssent.
Quand l’orchestre commença à jouer, il invita son épouse
à danser sous les applaudissements délirants de tous. Les couples
se formèrent en un clin d’œil. Juliana et Laurent dansèrent plusieurs
fois sous le regard dépité d’Afép et Laurentine. L’un avait des
fourmis dans les jambes, l’autre des sueurs froides. Pour les mêmes
raisons, tous les deux languissaient la fin de ces morceaux musicaux
qui traînaient en longueur et s’imposaient à eux comme un

113
bourrèlement insupportable. Afép, lassé de danser avec sa femme,
invita Fabiola. Il semblait aux anges. Il tortillait sa corpulence
massive à gauche et à droite, lâchait Fabiola, la reprenait dans ses
bras, la relâchait de nouveau en la faisant tournoyer. Fabiola, à
bout de souffle, en avait assez ; Le parfum très corsé d’Afép lui
donnait un haut-le-cœur. Afép s’interrompit.
- Vous êtes sûre que ça va ? Lui demanda-t-il.
- Oui, oui. J’ai juste besoin de souffler un peu.
- Je vous laisse vous rasseoir alors. Merci de m’avoir accordé
cette danse.
Afép accompagna Fabiola jusqu’à son siège. Et sans se
gêner, il ajouta :
- Monsieur Safio, vous avez une épouse délicieuse. Je vous
remercie de me l’avoir prêtée.
- Avec plaisir, monsieur le directeur général.
- Pensez-vous qu’elle puisse venir travailler chez nous ? Je
la vois responsable de la communication.
- Mais c’est le poste de Victor !! Ma femme est déjà dans
le privé et gagne bien sa vie.
- Nous pouvons lui proposer beaucoup plus. Il faut négocier
et proposer un salaire à la hauteur de ses aptitudes.
- Monsieur, je préfère que vous en discutiez avec elle.
Afép s’empressa de fixer un rendez-vous à Fabiola pour un
entretien. Il brûlait de parler avec elle seul à seul et de dompter
son regard pétillant d’orgueil. On s’acheminait petit à petit vers la
fin de la cérémonie. Ils étaient nombreux à le souhaiter. Les uns
somnolaient, d’autres bâillaient sans élégance. Vers trois heures
du matin, Safio prit la parole au nom de tous ses collègues et
remercia chaleureusement le couple Afép qui se tint par la main
et salua tous les invités quand ils quittèrent le restaurant.
La mer était endormie, les rues sans vie. Juliana se proposa
de déposer Laurent. Afép s’y opposa, Laurentine applaudit cette
décision en silence et fut soulagée quand son amant monta avec
un couple qui se proposa de le déposer.
La soirée organisée par Afép avait grisé les couples et

114
renforcé une harmonie conjugale devenue incertaine. Le lendemain
de la fête, Afép resta toute la matinée à la villa et s’enferma dans
son salon d’apparat pour appeler les mères de ses enfants qui
s’étaient plaintes à tour de rôle de ne l’avoir ni vu ni entendu. Il
prépara à chacune d’entre elles, une enveloppe replète et rangea
le tout dans son attaché-case.
Laurentine, elle, se prélassait dans une longue chaise au
bord de la piscine pour chasser l’ennui que charriait l’après-midi
dominical. Sous le parasol bleu, elle se laissait bercer par le vent
qui faisait danser les rhododendrons plantés en haie. Laurentine
semblait en harmonie avec elle-même. Elle attendait le départ
d’Afép afin de préparer le sien. Elle avait envie de voir Laurent.
Ce désir s’élevait en elle comme une flamme attisée par un vent
violent.
Mais comment pouvait-elle justifier son absence de la villa
un dimanche après-midi ? Elle quitta la piscine comme si elle avait
été happée par une force invisible et passa une heure dans sa salle
de bain. Elle s’habilla avec une rare coquetterie et monta à bord
de la Touareg.
- Féfé, dit-elle à son fils, je vais rendre visite à une amie.
N’oubliez pas de faire vos devoirs. Je n’en aurai pas pour longtemps
mon chéri.
- Fais attention à toi maman, fit l’enfant.
Laurentine sortit sans rien dire à Afép occupé à passer des
coups de fil. Les rues étaient désertes et l’air reposant. L’après-
midi dominical semblait propice à la détente quand Laurentine
arriva chez Laurent. Les reproches et l’amour furent au rendez-
vous.
- J’avais une boule dans la gorge de te voir avec Juliana, dit
Laurentine.
- Et moi donc ? J’enrageais de ne pouvoir danser avec toi,
rétorqua Laurent.
Mais ni l’un ni l’autre ne pouvaient imaginer le désir qui
étranglait Afép face à la grâce de Fabiola. Juliana était attirée par
Laurent qui voulait Laurentine. Il fallait avoir les nerfs solides
pour tenir dans cet imbroglio sentimental.

115
- Laulau, reprit Laurent, si ton mari est au courant de notre
relation, il peut nous éliminer, n’est-ce pas ?
- Euh ! Peut-être. Mais nous devons rester prudents. Je n’ose
même pas envisager cette éventualité. Je tremble à l’idée qu’il
puisse nous surprendre ici ou ailleurs. Le moindre soupçon peut
le rendre fou et impitoyable.
- Bon ! Bon ! N’imaginons pas le pire. Pensons à nous. Je
voulais te dire que j’aimerais repasser mon bac. C’est ma dernière
tentative. Je prendrai des cours privés tous les soirs après le boulot.
Je propose que nous ne nous revoyions qu’après l’examen.
- C’est trop long Laurent ! Le bac, c’est dans un mois et
demi !
- Oui, Laulau. Il faut que je pense à mon avenir. Je dois
travailler très dur pour obtenir ce bac et chercher un emploi stable.
Si tu ne m’aidais pas, mon métier de jardinier ne m’aurait pas
permis de joindre les deux bouts. Mais tu ne pourras pas t’occuper
de moi éternellement. Le bac sera sûrement un passeport pour
quelque chose de mieux. Si je l’ai, nous le fêterons Laulau, nous
fêterons ce fameux bac que je m’escrime à obtenir sans le pouvoir
depuis des années.
- Je souhaite que tout aille pour le mieux, et que ton rêve se
réalise. J’ose croire que tu ne m’oublieras pas et que tu me passeras
un coup de fil après les cours. Mon téléphone est ouvert jusqu’à
vingt trois heures au moins.
- Je t’appellerai Laulau, ne te fais pas de souci.
Laurent avait plus que l’essentiel avec Laurentine, mais
c’était une illusion de sécurité matérielle. Il se sentait souvent
froissé dans son ego et voulait absolument s’en sortir autrement
que par tous les cadeaux dont elle l’abreuvait. Il croyait dur comme
fer qu’avec le bac, il pourrait bâtir son avenir au lieu de compter
sur l’argent volé d’Afép.
Parti de la villa dimanche après-midi, Afép ne rentra que le
lendemain à l’heure du dîner. Ses enfants le boudaient. D’une
méchante humeur, il engueula le gardien de n’avoir pas ouvert le
portail assez vite. Le cuisinier eut droit à quelques postillons avinés ;
le ragoût de bœuf n’était pas assez salé. Devant l’inaltérable

116
agitation de son mari, Laurentine restait impassible. Cette attitude
fut comme de l’huile sur le feu.
- Et alors ? Cria Afép, qu’est-ce que tu as à me regarder
comme ça ? On n’est pas au spectacle ici, merde !
Laurentine ne répondit pas et se réfugia au salon. Afép la
suivit. Vrai pipelette ce soir-là, il menaça de lui retirer sa carte
bancaire, de la pulvériser. Car elle n’avait qu’un baluchon quand
elle était devenue sa femme. Maintenant, elle roulait dans des
voitures de luxe qu’elle n’a jamais achetées...
Laurentine éberluée, resta muette comme une tombe. Elle
savait que de la bouche d’Afép sortait souvent non le miel, mais
du fiel. Il ne fallait pas en rajouter. Le silence constituait l’arme
idéale pour le vaincre. Sans raison aucune, Afép choisit de passer
la nuit dans sa chambre particulière. Laurentine ne s’en soucia pas
et profita de cette douce absence pour penser aux agréables moments
passés avec Laurent. Elle s’enroula dans sa couette blanche et
s’endormit.
Ce soir-là, un vent fort caressait l’eau de la piscine. Les
aubépines, les caramboliers et les avocatiers nains cohabitaient
avec les ombres invisibles que le vent faisait danser. Les impatientes
et les roses de porcelaine séduisaient par leurs couleurs vives et
scintillaient dans la nuit grâce à un éclairage performant. Laurentine
se coucha tard et ne trouva pas le sommeil tout de suite. Un mois
et demi sans être dans les bras apaisants de Laurent, cela l’attristait
un peu. Elle s’endormit après avoir regardé les variétés sur une
chaîne étrangère.
Le réveil la fit sursauter et l’obligea à sortir du lit. Elle ouvrit
grandement la baie vitrée de son balcon et admira la verdure imbibée
de fraîche rosée. Puis, elle mit sa plus jolie robe de chambre et
rejoignit son mari déjà debout dans le grand salon.
Mal luné la veille, Afép avait un sourire plutôt rassurant.
« Qu’est-ce qui a pu le mettre dans un tel état d’irritation ? » Se
demanda Laurentine. Elle osa l’approcher et lui parla avec sa voix
la plus mielleuse.
- Gapiel, tu vas mieux ce matin ?

117
- Pourquoi cette question ?
- Hier, tu ne me semblais pas en forme.
-Tu crois qu’on peut être gentil et content tous les jours ?
- Non, mais hier, j’ai cru que tu avais un problème précis.
- Et si j’en avais un, qu’est-ce que tu ferais ?
- J’essaierais de t’aider à trouver une solution, si tu le permets,
du moins
- Je suis fatigué. J’ai besoin de voyager, de me ressourcer.
C’est ça mon problème.
- Mais c’est simple Gapiel, il suffit de choisir une destination.
Je t’y accompagnerai.
- Quoi ! Je n’ai pas dit que je veux voyager avec quelqu’un.
Je veux être seul.
- Tu fais comme tu veux mais je pense que ce n’est pas
prudent de te mettre souvent en colère. Pour un homme de ton…
- De mon quoi ? Tu veux dire quoi ? Je suis quoi ? J’ai quel
âge ? Il y a plus vieux que moi, tu sais.
Le cuisinier interrompit cette conversation vive et proposa
une boisson à son patron. Afép, amateur de thé, en but beaucoup
ce matin-là et mangea une mangue bien charnue. Il avait rendez-
vous avec Fabiola qui avait dû demander l’autorisation de s’absenter
de son bureau. D’une ponctualité royale, elle s’assit sur un des
confortables fauteuils en cuir de la salle d’attente. Juliana ne
l’annonça pas tout de suite. Elle répondait au téléphone, entrait
dans le bureau d’Afép, revenait et semblait ignorer la jeune femme.
À l’intérieur, Afép regardait la montre toutes les cinq minutes et
les voyait se succéder avec rage. Impatient, il appela Juliana.
- Madame Safio n’est toujours pas là ?
- Elle vient juste d’arriver monsieur.
- Et pourquoi tu ne l’as pas annoncée tout de suite comme
je te l’avais ordonné ?
- Monsieur, c’est que…
- C’est que quoi ? Fais-la entrer tout de suite, tonna Afép.
- Madame Safio, monsieur vous attend, dit-elle en affichant
un air boudeur.

118
- Merci madame, fit Fabiola avec sérénité.
Dès que la porte de son bureau s’ouvrit, Afép se leva,
s’avança vers Fabiola et lui fit un baisemain incongru en lui touchant
la main avec ses lèvres. Fabiola en fut gênée et prit place. Subjugué
par cette femme charmante et pétrie d’assurance, Afép ne savait
plus comment engager la conversation.
- Hem ! Madame Safio, merci d’être venue. J’ai cru entendre
que vous parlez trois langues. Votre profil m’intéresse. Je souhaite
que vous soyez à la tête de la communication, ici à la direction
générale. Qu’en dites-vous ?
- Je travaille dans le privé et j’y ai plein d’avantages. Je
voyage dans pas mal de pays et j’ai un salaire correct. J’ignore ce
que je gagnerai ici.
- Beaucoup d’argent. Si vous avez un million là-bas, on
vous en donnera deux ici. Vous aurez aussi une voiture de service
et des voyages. Vous savez, je voyage souvent. Vous serez
constamment avec moi en tant que responsable de la
communication. Vous aurez cinq cents litres de carburant par mois.
Et ce n’est pas fini…
- Ecoutez, tout cela est alléchant, très alléchant. Mais je dois
réfléchir et en discuter avec mon époux. Je viendrai vous faire part
de ma décision sous peu. Sûrement dans deux jours.
- Parfait, je note déjà le rendez-vous. Tenez, voici ma carte.
Informez-moi de votre arrivée. Ne passez plus par ma secrétaire.
À peine Fabiola eut-elle fermé la porte qu’Afép se répandit
en propos d’une perfidie malveillante : « Cette sombre lumière
de Safio saura enfin qui je suis. Je dois absolument briser cet
hérétique de la morale et de la contestation.. Bientôt sa femme
sera à moi, rien qu’à moi. Je vais la conquérir, la posséder malgré
sa rigidité présomptueuse. Avec l’argent, tout marche, tout
chancelle, tout tombe. J’abattrai Safio et sa femme. Je le jure ! »
Sans omettre aucun détail, Fabiola mit son époux au courant
de l’entretien infiniment mesquin qu’elle avait eu avec Afép. Safio
entra dans une colère noire et traita son patron « d’ignare puissant »,
de « misérable paltoquet » en écarquillant les yeux, comme s’il

119
avait le spectre d’Afép devant lui. Le regard affectueux de Fabiola
l’apaisa.
- Chéri, ce n’est pas dans cet état que tu peux vaincre une
telle ordure ; il faut être stratège et zen. Je ne suis pas une gamine
tu sais. Je vois ce qu’Afép essaie de faire. C’est un géant de la
bassesse et le dernier nain de la compétence. Il se croit malin. Il
sera déçu, dit-elle avec assurance.
- Tu te rends compte ! Reprit Safio. Cela fait deux ans que
j’essaie d’obtenir le véhicule de service qui m’est dû. Ce roi des
pervers me refuse tout ce auquel j’ai droit. À toi, il veut tout donner
et tout de suite. Il a savamment fomenté son ignoble plan. S’il
pouvait recevoir mon coup de tête dans son bide plein de graisse,
j’en serais ravi.
- Calme-toi Safio. Ça va aller. Il tient à nous humilier. Mais
ensemble et dans le calme, c’est nous qui allons le faire. Il ne faut
pas perdre ton sang-froid devant un gros tas de banalités et
d’enfantillages comme Afép. Il est dans le noir absolu à cause de
ses méthodes de pouvoir. Mais la porte du machiavélisme qu’il a
lui-même ouverte le frappera au nez. Reste inébranlable. Tu sais,
les situations les plus incommodantes permettent à l’homme d’en
apprendre sur lui-même. Si tu prends tout avec chaleur, tu ne
pourras plus tirer profit de la leçon à tirer de certaines situations.
Fabiola était une femme merveilleuse, plus encore que son
mari ne le pensait. Les qualités humaines qu’elle ne cachait pas
lui permettaient d’allier un travail très prenant et son foyer. On
pouvait rester sans voix devant cette femme glaciale à l’aspect
fragile qui savait conseiller son mari. Face à Afép, elle voulait se
montrer courtoise et lui signifier que tout le monde ne rêvait pas
de barboter dans son luxe fétide.
Le jour du rendez-vous, elle s’habilla avec beaucoup de
sobriété. Afép la reçut avec le même enthousiasme que la première
fois et lui proposa une bière.
- Non, merci, je ne prends pas d’alcool, répondit Fabiola.
Un verre d’eau me suffit.
- Eh bien ! Vous n’êtes pas difficile à satisfaire, rétorqua
Afép.

120
Il lui servit un verre d’eau, se servit du whisky et leva le
verre le premier.
- À notre future collaboration !
- À votre santé !
- Madame Safio, ne me dites pas que le vent n’a pas soufflé
en ma faveur !
- J’ai bien peur que non, monsieur le directeur général. Mon
travail est à cinq minutes de chez moi. L’école de mes enfants n’est
pas très loin non plus. J’ai mis en place toute une organisation pour
que mon travail ne noie pas mon ménage et vice versa. Abandonner
mon poste de travail actuel va vraiment me perturber. Mais monsieur
le directeur général, mon mari pourrait bénéficier de la voiture de
service que vous avez prévue pour moi.
- Quoi !! Ce n’est pas la même chose, voyons. Cette voiture
aurait été à vous en tant que responsable de la communication.
Madame Safio, réfléchissez encore. Rien n’est perdu. Je suis encore
prêt à vous faire profiter de tous les avantages.
- Je vous renouvelle ma désolation, tout le plaisir aurait été
pour moi de travailler sous votre autorité. Mais mes obligations
familiales et le contrat avec mon entreprise ne me permettent pas
de changer d’avis. J’ai obtenu une permission de deux heures. Je
vais être obligée de vous quitter.
Afép ne répondit pas. Son air changea brusquement. Fabiola
lui tendit la main, il donna la sienne mollement. La jeune femme
sortit sans se retourner. Afép sentit germer en lui une haine
rétroactive contre Safio. Son insolence passée, ses sempiternelles
revendications revinrent à la surface et exacerbèrent le sentiment
de rejet qu’il nourrissait envers son collaborateur. Aussi, décida-
t-il de saper la personnalité débordante de Safio et de collectionner
des ragots sur lui pour mieux conforter sa haine. «Je vais le punir,
je vais lui montrer que c’est moi le chef. Plus de participation aux
réunions que je préside. Plus de dossier à traiter. Il sera mis sous
table d’écoute. Ses connaissances, ses diplômes vont prendre de
la rouille et ne serviront plus à rien. Il va se momifier dans l’ombre »,
se jura Afép.

121
Il mit ses menaces à exécution et condamna Safio à être un
observateur des autres. Mis sur la touche, celui-ci alla de brimade
en brimade, de frustration en frustration. Il était payé à ne rien
faire et s’enlisait profondément dans l’encroûtement. Afép poussa
la perfidie à son comble un matin pluvieux. Pour humilier Safio,
il le fit appeler par sa secrétaire et intima l’ordre à cette dernière
de le faire patienter dans la salle d’attente. Mais il ne le reçut pas.
Safio ne se fâcha pas et conclut qu’Afép était en train de lui faire
boire la coupe jusqu’à la lie. Ses revendications légitimes et
l’attitude de rejet de Fabiola exacerbaient le désir de vengeance
d’Afép.
Safio rentra chez lui ce soir-là sa veste sur l’épaule, avec un
air à faire fuir la plus gentille des femmes. A peine avait-il franchi
le seuil de la porte que Fabiola l’abreuva de questions. « Que se
passe-t-il, Saf ? Qu’est-ce que tu as mon pingouin ? » Demanda
Fabiola inquiète. Safio resta silencieux. Elle le débarrassa de sa
veste et lui servit un jus de pamplemousse bien frais. Quand Safio
fut plus détendu, elle le relança.
- Alors raconte ! Qu’est-ce qui t’empêche d’avoir la pêche
ce soir ?
- Je suis épuisé par l’exclusion et les humiliations d’Afép.
Encore Afép, toujours Afép. Il veut me démolir. Tu aurais vu sa
dernière trouvaille ce matin, tu aurais eu pitié de moi ! Il m’a fait
attendre comme un imbécile à son secrétariat pendant des heures,
sans rien me dire. Cet homme veut ma mort. Il a une haine féroce
envers moi et une telle boulimie du pouvoir qu’il cherche à
confisquer ma fierté, à la ruiner. Je suis un mort-vivant Fabiola,
un mort-vivant à la direction générale. Cet homme a réussi à créer
en moi un sentiment d’inutilité et d’échec.
- Ah non ! Saf. Tout, sauf ça. Tu ne devrais pas te laisser
abattre par un monstre humain comme Afép, un parvenu puissant.
C’est ton avenir d’homme qui meurt si ses sinistres stratégies
t’atteignent. Il veut te castrer, mais il ne doit pas y arriver, Saf. Ce
n’est pas lui qui t’a tiré des bas-fonds de la misère. Ce sont tes
études, tes efforts. Ce n’est pas lui qui doit t’enliser dans les bas-

122
fonds de la déchéance. Ne lui en donne pas l’occasion Saf, tiens
bon mon chéri !
- Tu as raison Fabiola. Mais je suis à bout. Vraiment à bout
et je ne suis pas le seul. Les piquants d’Afép, comme ceux du porc-
épic, lacèrent tout le monde au ministère. Beaucoup donneraient
cher pour le voir ailleurs qu’à la tête de notre direction générale.
C’est une teigne puante. Mais un jour, il payera tout le mal qu’il
fait.
- Listen baby, keep cool ! keep cool! The future will be best,
I am sure, dit Fabiola en anglais pour détendre son homme.
Elle prit les deux mains de Safio et les embrassa.
- Saf, ajouta-t-elle, je comprends le jeu d’Afép. Je n’ai pas
de mots assez forts pour exprimer le dégoût qu’il me procure.
Mais ce tentacule perfide doit savoir qu’il n’est pas indestructible.
Il faut lui résister.
Assis sur le canapé, Safio, les bras croisés écoutait sa femme
sans broncher. Elle les lui décroisa et s’y glissa. Puis, elle tira,
lissa, caressa la barbe de son mari pour le faire sourire. Safio, raide
comme un parapluie, avait le regard et l’âme ailleurs. C’était
évident, il n’allait pas bien dans sa tête.
L’air débordait de lourdeur lorsque le couple se coucha. La
tristesse remplissait tous les recoins de la chambre conjugale. Mais
Fabiola n’était pas le genre à pleurer quand il fallait agir. Elle
sentait le besoin d’aider Safio à résister à l’ignoble torture
psychologique qu’Afép avait décidée de lui infliger.
Deux jours s’écoulèrent sans que Safio changeât d’humeur.
Il s’absenta pour un jour à Onkaga. Sa mère y était malade. Fabiola
en profita pour rencontrer Afép qui ne l’attendait pas. Elle tenait
à lui faire savoir que tous les plans échafaudés contre Safio
échoueraient. Elle se garda de le prévenir.
La matinée s’annonçait sombre et maussade quand Fabiola
monta dans sa voiture pour le ministère. Au secrétariat d’Afép,
Juliana présentait une mine d’iceberg.
- Bonjour madame. Je pourrais rencontrer le directeur
général ?

123
- Vous avez rendez-vous ?
- Pas du tout.
- Je dois annoncer qui et à quel sujet ?
- Madame Safio, c’est confidentiel.
- Patientez madame, il est occupé.
Fabiola prit place et attendit plus d’une heure. Juliana
l’annonça quand elle en eût envie. Pour toute réponse Afép réagit
tout de suite et adopta un air arrogant :
- Elle doit attendre. Pour qui se prend-elle ? Elle se pointe
à mon bureau sans prévenir ! Je ne supporte pas son regard brouillé
par la vanité et l’audace. Le même regard que son mari. Je
comprends pourquoi ils sont si bien ensemble. Fais-la patienter
encore.
- Bien, monsieur.
Afép continua à signer les documents sans les lire et prenait
plaisir à tourner les pages du parapheur en sifflotant. Trente minutes
plus tard, il appuya sur le bouton fixé sous sa table en merisier
massif. Un voyant rouge s’alluma au secrétariat. Juliana se leva
promptement et s’introduisit dans le bureau.
- Emporte les parapheurs et fais entrer madame Safio.
Mais Afép ne laissa pas partir Juliana avant de la tirer vers
lui. Ses grosses mains passèrent sur les fesses de la jeune femme
avec une incroyable indécence. Juliana se laissa faire comme
d’habitude. Un peu gênée, elle sortit du bureau les documents à la
main. C’était le genre de fille pour qui séduire un homme et le
soumettre à ses charmes tyranniques constituait une autre voie
pour réussir.
- Vous pouvez entrer madame Safio, dit-elle avec froideur.
Fabiola se leva et entra dans le bureau d’Afép dont les yeux
reflétaient la perfidie. Croyant que la jeune femme avait réfléchi
et changé d’avis, Afép se léchait déjà les babines. Il désirait
ardemment Fabiola et s’était promis de se la faire coûte que coûte.
Avoir dans ses bras la femme de son meilleur collaborateur et pire
ennemi le grisait. Avec une galanterie maladroite, il pria Fabiola
de s’asseoir.

124
- Alors ! Que me vaut l’honneur d’avoir la visite d’une aussi
jolie femme ! Quand je vous vois, madame Safio, les nuages de
mon cœur se dissipent.
- Monsieur le directeur général, je suis venue vous voir au
sujet de mon époux.
- De votre époux ! Pourquoi ? Je serai malheureux de faire
pleurer de si beaux yeux. Que puis-je faire pour vous ?
- Arrêtez s’il vous plaît, d’humilier Safio. À la fête des mères,
j’ai eu l’impression que vous encouragiez l’excellence. Mais la
mise en quarantaine de mon époux s’oppose aux principes que
vous prônez. Il n’est pas au courant de ma démarche mais je voulais
que vous sachiez qu’il est prêt à travailler. Il a juste besoin d’un
peu de justice, de respect et de reconnaissance. C’est aberrant
d’exclure un homme qui ne demande qu’à servir son pays. Vous
ne trouvez pas ?
- Vous avez sûrement raison. Mais laissez-moi vous dire
que vous êtes si belle, si sensuelle. Aucun homme ne saurait rester
indifférent à vos désirs, que dis-je à votre charme. C’est vous que
je veux. Vous êtes la solution à tout. Acceptez-moi, votre mari et
vous aurez tout ce que vous voulez, absolument tout. Je sais que
vous êtes intelligente, vous comprenez parfaitement mon souci.
Vous ne pouvez pas m’empêcher de vous désirer tout de même !
Vous êtes née pour ça, non ? Je rêve nuit et jour du plaisir que vous
pouvez me procurer, madame Safio.
- Monsieur le directeur général, vous n’êtes pas chanceux.
Vous êtes vraiment tombé à côté de vos froids calculs. J’ai entendu
dire que vous êtes un homme sans scrupule. Aujourd’hui, j’en ai
eu la preuve. Je sais que vous voulez monter toujours plus haut
pour écraser les autres. Je me permets de vous dire qu’au lieu
d’avoir des idées vous n’avez que des besoins charnels à satisfaire.
Si vous pensez que vous pouvez détruire notre couple à cause de
l’argent et de minables biens matériels, vous vous êtes grossièrement
trompé de cible.
- Madame Safio, vous m’avez posé un problème dont vous
êtes la solution. Je vous répète que vous détenez la clé de tout. Si
vous marchez, la crise se dissipera. C’est clair ?

125
- Monsieur Afép, vos cheveux teints montrent que vous avez
un certain âge. Mais vous ne voulez pas paraître vieux. Je me rends
compte que vous êtes d’une grande immaturité et d’une amoralité
diabolique. Mieux vaut même avoir à faire au diable qu’à vous.
Sachez-le monsieur Afép, le mur d’invincibilité derrière lequel vous
vous êtes toujours caché s’effondrera bien un jour. Si vous êtes un
incontestable séducteur, vous avez zéro avec moi.
- Sors de mon bureau tout de suite. Tu es aussi stupide que
ton mari ? Dehors ! Dehors ! Sinon j’appelle la sécurité, hurla Afép.
Fabiola s’en alla d’un air satisfait. Tout ce qu’elle avait dit à
Afép dans des termes sincères et sans détour avait suffi pour dompter
ses ignobles désirs. Empereur du double jeu, Afép était tombé sur
un os. L’incongruité de ses propos continuait à résonner dans la tête
de Fabiola comme un leitmotiv. Sensée et sensible, Fabiola jugeait
les gens non par ce qu’ils possèdent, mais par les valeurs qu’ils
incarnent. Riche à souhait, Afép était une belle ordure, un virus
humain.
Quand Fabiola s’engagea dans les rues de Dansaville, le regard
tour à tour libidineux et haineux d’Afép lui revint comme un mauvais
film. Elle avait tout de même conscience que le tête-à-tête houleux
avec ce monstre du désastre ne contribuerait qu’à empirer la situation
de Safio. Mais elle ne regretta rien et fut fière d’elle-même.
Safio rentra de son village le lendemain sous une pluie battante.
Le tonnerre grondait à vous percer le tympan et provoquait des
coupures d’électricité. Safio se débarrassa de ses habits trempés
avant d’embrasser Fabiola à qui il raconta la misère galopante qui
dévorait tout le monde à quelques kilomètres de Dansaville. Il
affichait un air de profonde déception. Le couple bavarda pendant
de longues heures en s’échangeant des caresses. Mis au courant de
l’indélicatesse d’Afép, Safio s’exclama :
- Il est allé trop loin là ! Ce pourri entendra parler de moi ! Je
vais écrire au ministre. Sa femme essaya de l’en dissuader.
- Safioo ! Safioo ! Laisse tomber, tu sais que le ministre est
son cousin et son complice!
- Tant pis, il saura que son cousin et son complice est un
ignoble salaud.

126
La nuit était calme. Safio profita du sommeil de tous pour
rédiger sa lettre.
« Monsieur le ministre,
Le travail est un principe divin et un devoir social. C’est
par le travail qu’une nation s’élève, avance, se développe. Les
vrais hommes et femmes de progrès sont ceux qui travaillent avec
rigueur et efficacité et encouragent le mérite. Or, monsieur Afép
Gapiel guillotine les intelligences et cultive impudemment la
préférence ethnique et la médiocrité.
Je traite avec diligence tous les dossiers qu’il me soumet.
Mais je ne bénéficie d’aucun des avantages auxquels j’ai droit. Il
distribue les primes de rendement non à ceux qui le méritent, mais
à ceux qui sont issus de sa province et qui sont les champions de
l’incompétence. Récemment, il s’est permis de faire des avances
à mon épouse en échange des prérogatives qui me sont dues.
Mais monsieur le ministre, comment s’attendre à l’efficacité,
à l’excellence et à la performance dans le travail si les
discriminations, le partage peu équitable des primes de rendement
sont le quotidien des collaborateurs d’Afép?
Comment peut-on attendre d’un citoyen des résultats
appréciables dans une société où le travail bien fait n’est ni
encouragé ni récompensé et où les compétences sont assassinées ?
Comment peut-on sortir du sous-développement quand on fait
gagner les perdants et qu’on fait perdre les gagnants ? Monsieur
Afép m’a tué et continue à piétiner ses collaborateurs les plus
compétents. C’est un crime dirigé non contre des individus mais
contre la nation tout entière. Monsieur Afép et tous ceux qui se
comportent comme lui méritent d’être traduits devant la Cour
Pénale Internationale.
Mis en quarantaine depuis plusieurs mois, je souhaiterais
changer de service pour servir mon pays ailleurs avec dévouement.
Profonds respects.
Safio Rodolphe. »

127
La lettre de Safio exacerba la haine d’Afép et finit dans le
broyeur. Afép n’arrivait pas à pardonner à Fabiola le rejet dont il
était l’objet. Aucune femme n’avait le droit de l’éconduire, lui,
Afép.
Afép semblait oublier que le temps se déroulait avec une
inexorable vitesse et lui avait certainement enlevé toutes les chances
de séduire les femmes qu’il désirait. Riche, trop riche, il refusait
de voir que le temps rongeait la vigueur et le charme de chaque
homme mais ne renonçait pas au désir de posséder la jeune épouse
de son collaborateur. Il rêvait de la serrer dans ses bras coûte que
coûte et souhaitait l’arroser d’argent sale auquel Fabiola n’était
pas attaché. Conscient que son pouvoir de séduction s’effritait, la
hydre de vice et de méchanceté d’Afép se mit à déborder. Il aiguisa
de nouvelles armes de conquête en mettant un point d’honneur à
pulvériser la résistance de Fabiola. À bord de son véhicule imposant
enveloppé par le silence paisible de la nuit, il se répétait à lui-
même : « Je la veux et je l’aurai. Je détruirai Safio et sa femme.
Ils seront comme de la boue sous mes pieds Je ne recule jamais
avant d’avoir atteint ma cible»
Chaque soir avant de s’endormir, il cherchait à refouler le
souvenir de Fabiola, mais il scintillait de manière obsédante dans
son regard pétri de dépit et de libido.

128
Chapitre IV
Plusieurs mois passèrent sans espoir d’amélioration de l’état
psychologique d’Afép pris dans la chaîne infernale de la séduction
à tout prix. Le sable fin sous les cocotiers, le ciel bleu, le bruit des
vagues à quelques mètres de la villa ne comptaient plus. Aucune
étincelle de joie. Une affreuse bataille se livrait dans le cœur d’un
homme dont Fabiola était le trophée à remporter. Mais la résistance
farouche de la jeune femme tourmentait le sexagénaire déjà agacé
par l’outrecuidance de Safio qui n’aimait ni s’aplatir ni mendier
l’estime de ses supérieurs hiérarchiques. Les avances immondes
d’Afép à Fabiola l’avaient rendu plus désinvolte encore au point
qu’il déserta son bureau et n’y fit que d’épisodiques apparitions.
Pour exécuter de menus travaux informatiques, il s’empara
délibérément de l’ordinateur du ministère et l’installa chez lui. Ce
fut un scandale quand Afép sut la vérité.
Un matin, on l’entendit tempêter. Une avalanche de mots
crus se déversa sur Safio absent. Juliana essaya de calmer son
patron qu’elle connaissait très bien mais n’y parvint pas. Secrétaire
à tout faire, elle avait appris à sourire, à séduire, à bouder et à
compter des sommes colossales à côté d’Afép. Tour à tour choyée,
rabrouée, pelotée, Juliana savait tempérer la colère explosive de
son amant. Mais elle se sentait incapable d’éteindre le feu dévorant
que la faute de Safio avait allumé.
- Fais-moi monter Barnabé, Juliana. Lui cria Afép.
- Tout de suite monsieur.
Le visage fermé, Juliana appela Barnabé qui arriva comme
une flèche et s’introduisit sans tarder dans le bureau d’Afép.
- Barnabé, tu connais bien le quartier Labouha ?
- Oui monsieur, je le connais.
- Tu vas m’y conduire. Nous chercherons ensemble
l’immeuble Aaouti. C’est là-bas qu’habite Safio, l’orgueilleux aux
millions de diplômes et aux poches vides. Il faut que je récupère
l’ordinateur du ministère.
Barnabé connaissait Dansaville comme sa poche ainsi que

129
tous les coups fourrés d’Afép qui l’estimait à cause de sa discrétion.
Il le conduisait avec beaucoup de prudence et cette qualité était du
goût du directeur général qui donnait de l’argent à Barnabé sans
compter. Toujours bien habillé, Barnabé donnait l’impression d’être
directeur général lui-même. Quand il quitta le garage du ministère
de la déforestation, le centre- ville, très dégagé, permettait à Barnabé
de rouler sans forcer. Assis derrière la Hummer, Afép réfléchissait
à la désagréable surprise qu’il ferait au couple Safio. « Je vais
réduire ces deux orgueilleux en miettes. C’est moi qui aurai le
dernier mot ». Pour atteindre Labouha, Barnabé passa par
Homboissô, véritable pandémonium à quelques kilomètres du
centre-ville. Dans ce quartier, beaucoup d’enfants dormaient dans
la rue et disputaient leur pitance à des rats d’égout. Chaque jour
était pour eux une véritable bataille à livrer, un combat à gagner.
Les poubelles débordantes de puanteur mortifère leur offraient de
quoi atténuer la faim dans un pays où les puits de pétrole
s’individualisaient et où la solidarité n’existait plus dans le lexique
local.
Certains gamins avaient été mordus par des rats et souffraient
d’une maladie infectieuse, le sodoku. Deux d’entre eux trouvés
sans vie sur le trottoir mouillé, avaient été enterrés comme des
indigents dans l’indifférence générale. Les possédants se fichaient
de la mort des pauvres. Patrons des pompes funèbres, ils gagnaient
de l’argent, beaucoup d’argent et s’en contentaient. Afép était
propriétaire d’une somptueuse pompe funèbre et importait les
bières des Etats-Unis et du Canada. Il tirait un énorme bénéfice de
ce commerce d’un autre genre. Au quartier Homboissô, des taudis
serrés les uns contre les autres hurlaient la noirceur de la pauvreté
urbaine et du vice. Le vice pour vivre, le vice pour paraître, le vice
pour dominer. Le marché surpeuplé de Homboissô avait vomi les
commerçantes excédentaires et les moins querelleuses.
Commerçantes du désespoir, elles exposaient des monceaux de
piment, de pomme de terre et d’aubergine à même le sol sur des
espèces de sacs humides parsemés de joyeux trous. Parfois, les
produits à vendre touchaient le goudron chaud. Malheur au

130
chauffeur qui osait se garer devant les étalages rebelles ! Il pouvait
subir la rage froide ou chaude des femmes à la peau et à la dent
dures.
Une jeune fille, vêtue d’une robe en lin, frôla un tas de
banane qui s’effondra comme un château de cartes.
- Imbécile, regarde où tu mets tes sales pieds hurla une
femme forte à faire exploser la balance la plus robuste.
- Pourquoi tu m’insultes ? Ce n’est pas un fait exprès !
Montagne de graisse va ! Rétorqua la jeune fille à la peau
anormalement claire et parsemée de boutons.
Hors d’elle, la commerçante la saisit par les cheveux en
hurlant des injures malsonnantes. Véritable furie, elle malmena
tant et si bien la jeune fille qu’elle perdit son pagne mal attaché.
Cet incident ne l’arrêta pas et exacerba son agressivité. Ses coups
constants tombaient comme des cailloux et atteignaient la jeune
femme au visage. N’eût été l’intervention d’un homme à la carrure
herculéenne, la jeune fille serait tombée dans les pommes. Le
regard brumeux, elle ressemblait à quelqu’un qui avait bu et
s’agrippa à l’homme comme une bouée de sauvetage.
- Bien fait pour ta gueule ! Tu seras plus polie la prochaine
fois, lui lança la commerçante.
- Espèce d’éléphante au ventre plein de graisse ! Se battre
comme une sauvage, c’est tout ce que tu sais faire !répliqua la
jeune fille sans élever la voix
- Prostituée !tuée-tuée ! Poubelle des rues !
- Mieux vaut ça que griller au soleil sans fondre. Qu’est-ce
que tu attends pour fondre ? Tu me fais pitié avec ton amas de
graisse éternelle.
La dame s’agita pour se battre à nouveau, les autres l’en
dissuadèrent. Mais elle ne se priva pas de hurler une dernière
insulte.
- Espèce d’autobus qui embarque tous les hommes !
- N’importe quoi ! C’est toi qui vends la banane pourrie le
jour et tes charmes graisseux la nuit. Je plains ceux qui commettent
l’erreur de te désirer. Berk ! Berk !
Le visage semé de terribles boursouflures, la jeune fille

131
cracha par terre et s’éloigna, dépitée. Les badauds se dispersèrent
un peu déçus de voir la fin de la bagarre. Homboissô était un des
quartiers de Dansaville où l’industrie du sexe prospérait gaiement.
La prostitution s’y pratiquait de jour comme de nuit. Elle n’était
pas une plaie qu’on cache mais un paradis ténébreux pour de très
jeunes filles qui s’enlisaient chaque jour dans une sorte d’éthique
des raccourcis qui les poussait à rechercher avec acharnement des
adeptes du sexe facile aux poches plaines.
Pour elles, l’avenir ne voulait rien dire. Seul le présent
comptait. Paraissant plus âgées que leur âge, elles se souciaient
moins de s’instruire que de gagner de l’argent à n’importe quel
prix. Certaines se livraient à la clitoridectomie choisie et vendaient
le petit organe coupé pour gagner des millions. Absurdité tragique !
Comment peut-on brader une partie de son corps pour du papier
auquel on a donné de la valeur ? Pourquoi s’avilir pour une denrée
périssable ?
Derrière le marché d’Homboissô, un chapelet de bordels
miteux s’étirait avec nonchalance au milieu d’un incroyable
tintamarre. On dansait, on poussait des cris hilares, on mangeait
le poisson braisé et les pieds de poulet enduits de piment fort. On
tripotait des femmes grassouillettes brûlées par le soleil et la braise.
Le prix de la passe, très modique, n’était pas pour tempérer les
ardeurs et provoquaient des files interminables d’attente libidineuse.
Nul doute que ces clients d’un nouveau genre recherchaient un
réconfort risqué et illusoire, quoique bon marché.
Le marché sulfureux de Homboissô ressemblait à la cour
des miracles de Notre-Dame de Paris. C’était la même joie de
vivre, la même débauche, la même duplicité. La nuit se lisait sur
les visages éclairés par le soleil équatorial. L’espoir des lendemains
meilleurs s’était estompé pour faire place à une irrémédiable
médiocrité collective. Que pouvait-il venir de bon des hommes et
des femmes esclaves du sexe, de l’alcool et de la sorcellerie? On
s’énervait pour rien mais l’engouement pour l’alcool et le sexe ne
faiblissait pas.
Bedonnants, des individus achetaient avec une assiduité
mortelle qui une dose de « nofia », qui une dose d’ « akérépi », qui

132
une dose de « kaï-kaï », ces terribles tord-boyaux à base de tout et
de rien, savamment concoctés par des femmes poussées par l’appât
du gain. D’une ingéniosité quasi démoniaque, elles mettaient dans
leur mixture des aphrodisiaques et testaient leur efficacité en
séduisant les buveurs les plus robustes. Puis, elles corsaient la dose
pour rendre les clients plus performants et dépendants. Dans un
ignoble tandem, travailleurs et retraités aigris venaient
s’empoisonner au quotidien sans retenue ni discernement. Aucun
buveur ne s’était interrogé ni sur l’absence des étrangers dans ces
cimetières de conscience obangais, ni sur la composition des
breuvages ingurgités. Le pathétique était à son comble. Tandis que
les étrangers s’occupaient de leurs affaires florissantes et préparaient
l’avenir de leurs enfants, les autochtones aux yeux brouillés avaient
le cerveau gangrené par l’alcool. Leur décocher des injures
haineuses semblait un plaisir et une consolation pour ceux qui
auraient pu être des héros mais qu’un liquide innommable et le
laxisme du pouvoir ont transformé en zéros. À quelques mètres
de cette taverne à fabriquer des loques, on entendait des chants de
louange briser le ciel obscurci de Homboissô. L’église « Christ
Sauveur », construite sur pilotis, était pleine à craquer à cette heure
de la journée. Placée à côté des bars homicides et des lupanars
miteux, cette église constituait une menace pour les uns, le paradis
en enfer pour les autres.
À voir autant d’hommes et de femmes réunis dans un élan
irrépressible de piété, on était tenté de donner raison à Malraux.
Le vingt et unième siècle était religieux. Dans une société où
l’injustice était un mot d’ordre, les églises poussaient comme des
champignons. Mais la haine et le péché continuaient à faire des
dégâts à Dansaville entraînant une terrible confusion dans les cœurs
des fidèles. Le pasteur de l’église « Christ Sauveur », homme
joufflu à l’allure mutine, tenait à ramener les brebis égarées vers
les valeurs sûres en net déclin. Micro à la main et d’une voix grave,
il parlait avec une certaine assurance : « Si nous sommes là ce
matin, c’est parce que nous recherchons le réconfort. Nous fuyons
le naufrage de la société et l’insipidité que nous offre le quotidien.

133
La médiocrité, la misère, le désenchantement qui imprègnent notre
vie de tous les jours doivent nous amener vers Jésus, le roi de
gloire. Comment faire autrement dans une ville où les forces
ténébreuses semblent cachées dans tous les recoins obscurs pour
rendre notre bonheur impossible ? Les déviations sexuelles
fleurissent partout, les crimes crapuleux aussi ». Visiblement
essoufflé, le pasteur s’approcha du pupitre et s’empara d’un verre
d’eau. Il but une rasade et poursuivit : « Nous faisons ce que nous
pouvons pour le salut des âmes, car sans l’Eternel des armées,
nous ne pouvons rien. S’il n’est pas le fondement de notre pays,
de notre famille, de notre vie, le chaos sera inévitable. Regardez
autour de vous. On assiste à l’effondrement de tout ce qui faisait
de nous des personnes dignes. Seul Jésus-Christ peut libérer des
chaînes visibles et invisibles. »
Pas de chuchotement, pas de rire, pas de cri d’enfant, on
pouvait entendre une mouche voler pendant que le pasteur parlait.
La relation avec l’esprit de Dieu était profonde. On lisait l’espérance
sur certains visages et le scepticisme sur d’autres. Assis
confortablement derrière son véhicule, Afép regardait l’église avec
condescendance et mourait d’envie de sortir de cette porte de
l’enfer où voitures, vendeurs à la criée, chiens errants, chèvres et
leurs petits rendaient la circulation difficile. Tous les oripeaux de
la plèbe et de la misère stagnaient là. Rien n’échappait au regard
d’oiseau de haute stature d’Afép. Il prit conscience de l’immense
chance d’habiter la villa Jupiter à l’écart des laideurs que charriait
la modernité vicieuse. La vie l’aimait et il adorait la vie en dépit
de certains trous qu’elle avait creusés à ses pieds. Son chagrin
enfoui et qui allait bientôt se transformer en victoire, c’était Fabiola.
L’embouteillage exacerbait son impatience. Coincé entre plusieurs
voitures, il tendait le cou pour s’assurer que cette file de voitures,
telle un immense python, déroulait ses terribles anneaux.
Néanmoins, la voracité et l’acuité visuelles d’Afép lui permirent
de remarquer une jeune fille qui tentait désespérément d’arrêter
un taxi sous un soleil de plomb.
Elle regardait à gauche et à droite comme une biche perdue

134
au milieu d’une foule bruyante et agitée. Vêtue d’un sarouel blanc
et d’un tee short rose qui mettait son teint clair en valeur, elle était
un véritable régal pour l’œil. Happé par ce corps frais et sans défaut,
Afép espérait qu’un taxi ne la prendrait pas. C’est lui, Afép, qui
devait la déposer où elle voulait. Il la trouvait trop belle pour la
laisser monter dans un taxi inconfortable et pouilleux. Afép regretta
la permanence du bouchon et l’absence des forces de l’ordre à cet
endroit.
- Barnabé, dit-il, mets les feux de détresse et va dire à cette
jeune fille debout là-bas de nous attendre. Fais vite, cours et
empêche-la de s’en aller.
Barnabé descendit à la vitesse d’un éclair et aborda la belle
inconnue avec un tact incertain.
- Bonjour mademoiselle, murmura-t-il.
- Bonjour, répondit-elle, agacée.
- Euh ! Mademoiselle, mon patron et moi nous sommes
coincés dans l’embouteillage là-bas, nous allons à Labouha, à
l’immeuble Aaouti plus exactement. Je suppose que vous habitez
là-bas.
- Euh ! Oui, un peu après l’immeuble Aaouti.
- Ça tombe bien, on peut vous y emmener.
- C’est que…je ne vous connais pas.
- Ne craignez rien, vous êtes dans de bonnes mains, vous
savez.
- Ok ! Je vous attends là.
Un festival de klaxons s’était déjà élevé. La grosse Hummer
occupait tout l’espace. Aucune manœuvre pour l’éviter n’était
possible. L’indignation semblait à son comble.
- Mais qui a laissé ce gros engin là ? On en a marre de ces
voleurs…, de ces gens aux grosses voitures qui gênent tout le
monde ! Hurla un taximan à qui un poulet à l’uniforme défraîchi
venait de racketter de l’argent.
Barnabé arriva en vitesse et fit un signe de désolation en se
bouchant les oreilles pour ne pas entendre le flux d’insanités qu’on
déversait sur lui. Afép, resté imperturbable, n’avait pour point de

135
mire que la jeune fille. Un peu paniqué, Barnabé démarra et se
gara non loin d’un tas de détritus. La jeune fille les rejoignit en
hâtant le pas et se pinça le nez avant de monter. Déjà, Afép lui
avait ouvert la grosse portière de la Hummer et lui tendit la main
pour l’aider à monter.
- Bonjououour mademoiselle ! Fit Afép avec un
enthousiasme proche du délire.
- Bonjour monsieur, répondit la jeune fille un peu intimidée.
- Je suis Afép Gapiel, directeur général au ministère de la
lutte contre la Déforestation. Je suis ravi de faire votre connaissance.
Hem ! Nous avons un souci. Nous voulons nous rendre à l’immeuble
Aaouti. Mais nous ne savons pas où il se trouve à Labouha.
- J’habite vers cet immeuble. Mais je dois d’abord faire des
courses pour ma mère avant de filer au lycée. Je veux bien vous
accompagner mais j’ai cette urgence-là.
- Faire tout ça à pied semble difficile, mademoiselle.
- Monsieur, j’ai l’habitude. Ma mère attend un enfant. Je
dois lui apporter mon aide dès que je peux.
- Je vois, je vois, dit Afép.
Il resta pensif quelques minutes, l’index sur le nez. Puis, il
ordonna à Barnabé :
- Nous conduisons d’abord cette jeune fille au centre
commercial. Nous irons à l’immeuble de ce satané Safio à notre
retour.
- Mais monsieur, vous n’allez pas changer de programme
pour moi, rétorqua la jeune fille.
- Mademoiselle, je vois que vous êtes très courageuse. Ça
me fait plaisir de vous aider.
- Merci beaucoup.
- Je peux connaître votre nom, mademoiselle ?
- Meyza, Meyza Mbissicolo. Je suis en première au lycée
Mbala.
- C’est bien ma f…, jeune fille !
Obsédé par la chair féminine, Afép parcourait furtivement
du regard une proie d’une aussi grande fraîcheur. Il n’était pas le

136
seul. Tous ceux qui croisaient Meyza dans la rue se sentaient tout
aussi happés par ses yeux d’une douceur inégalée. Au lycée, son
professeur de philosophie, monsieur Ebitane, nourrissait des
fantasmes illimités et la regardait souvent sans battre les paupières.
La pauvre Meyza ne savait plus où se mettre. Corinne sa copine
aurait souhaité être à sa place mais monsieur Ebitane ne la voyait
pas ; il ne voulait que Meyza. Pendant le cours de philo, Corinne
déboutonnait légèrement son corsage et laissait voir le début de
ses seins plantureux. Mais l’œil du professeur ne poursuivait que
la belle et douce Meyza.
Afép déjà rafraîchi par sa présence sifflotait doucement pour
briser le silence qui enveloppait la voiture. De temps en temps,
Meyza jetait un coup d’œil dehors pour s’assurer que les deux
inconnus ne l’entraînaient pas au lieu où se perpétuaient les crimes
rituels. Elle avait toujours souhaité qu’elle fût enterrée dotée de
tous les organes après sa mort. Afép se rendit compte de son
embarras et la rassura.
- Soyez détendue mademoiselle, lui dit-il, nous ne sommes
pas des gens méchants. Nous ne vous ferons aucun mal. Nous
voulons juste vous aider. Personne ne sera capable de faire du mal
à de si beaux yeux.
En donnant une illusion de sérénité, Meyza esquissa un
sourire embarrassé.
- Je n’ai pas peur monsieur, je vous fais confiance.
- J’espère bien mademoiselle.
Sorti de l’enfer des bouchons, Barnabé arriva au supermarché
en moins de quinze minutes et se gara aisément. Le parking était
désert. Meyza sauta lestement de la voiture.
- Pardonnez-moi, je vais me dépêcher, dit-elle.
- Prenez votre temps mademoiselle. Nous vous attendons
patiemment, répondit Afép.
Il la regarda partir jusqu’à ce qu’il ne pût plus la voir.
- Barnabé, tu ne penses pas que c’est ce type de fille qu’il
me faut maintenant ? s’extasia Afép.
- Euh ! Euh ! Je ne sais pas monsieur. Elle est belle, c’est

137
vrai. Mais je suis devenu très méfiant. Tout ce qui brille n’est pas
forcément or. Les filles de cet âge-là sont de vraies garces. Elles
peuvent vous donner beaucoup de plaisir, mais elles sont capables
de pires choses. Meyza ne vous a pas fait des avances, c’est une
bonne chose car les filles de son âge sont de plus en plus nombreuses
à draguer les hommes quel que soit leur âge même si ces derniers
veulent juste se montrer gentils. Au volant de votre Hummer
monsieur je vois et j’entends des choses… Avec le sida qui est tapi
dans les corps les plus parfaits, je fuis la beauté mortelle des jeunes
filles trop osées.
- Barnabé, tu aimes faire de la philosophie. C’est pourquoi
tu rates plein de délices que la nature t’offre. Regarde la peau lisse,
le visage infiniment doux et la poitrine riche de cette fille ! Tu ne
vas pas me dire que ce beau corps peut cacher un poison comme
le sida ! A mon avis cette fille est parfaite. Pour l’avoir rencontrée,
je fais cadeau de l’ordinateur qu’il a pris sans autorisation à cette
brute de Safio. Je lui aurais pourri l’existence s’il ne m’avait pas
permis de croiser cette perle rare. Une fois qu’on aura déposé la
petite chez elle, tu me ramèneras à la villa ; j’ai besoin de repos.
Meyza fut de retour vingt minutes plus tard. Ses courses,
constituées de deux morceaux de savon, un paquet de sucre, une
pierre ponce, un paquet de riz rond et cinq boîtes de sardines,
montraient bien qu’elle avait un petit budget. Embarrassé par ce
qu’il voyait à travers le sac translucide, Afép eut pitié de celle qu’il
voyait comme un joyau humain. Il prit son sac de courses et lui
tendit la main une fois de plus. Meyza s’assit à côté de lui tout en
semblant toujours sur ses gardes. Elle avait gagné du temps et en
était contente.
Barnabé démarra la voiture de manière énergique et roula
doucement comme s’il voulait donner la chance à son patron de
profiter au maximum de la présence sublime de Meyza dont le
regard scintillait du désir de s’en sortir. Afép pensa à ses filles qui
nageaient dans un luxe absolu. Elles n’avaient jamais fait de courses
pour la maison et s’attablaient matin midi et soir sans se poser de
questions. Elle profitait des délices d’une existence savoureuse.
Alors que la Hummer approchait de l’immeuble tant

138
recherché, Meyza s’écria : « Regardez, il est là-bas, l’immeuble
Aaouti ! » Afép pencha la tête pour mieux voir : « Hou la !la !la !
s’exclama-t-il. C’est une cage à rat ! Ah ! Ah ! Ah! Et ça donne
l’impression de nager dans un bonheur sans nuages! Hi ! Hi ! Hi ! »
Il afficha un air de mépris profond quand ils passèrent devant
l’immeuble et renonça définitivement à importuner ce couple de
crève-la-faim orgueilleux. Il murmura des platitudes et se tourna
vers Meyza.
- Je suppose que tu vas descendre bientôt, lui demanda-t-il.
- Oui, juste devant le vulcanisateur, tout de suite à droite.
Une musique lénifiante s’imposait dans la voiture rafraîchie
par l’air conditionné. La Hummer s’arrêta en douceur devant une
maisonnette sans peinture. Des pneus d’occasion enduits de gasoil
étaient empilés et donnaient une illusion de nouveauté. Un jeune
homme élancé au visage scarifié se targuait d’être spécialiste de
tous les types de roues et montait avec énergie la roue d’une voiture
rouge en chantonnant dans une langue incompréhensible. Barnabé
descendit en vitesse et vint ouvrir la portière à Meyza. Puis, il lui
remit le sachet avec empressement.
- Merci monsieur.
- De rien Meyza, répondit Afép à la place de Barnabé. Ta
maison est située à quel endroit exactement ?
- On ne peut pas la voir d’ici. On doit descendre et marcher.
On est à dix minutes de la route.
- Viens me voir à mon bureau demain dans l’après-midi.
Appelle-moi sur mon mobile et pas sur mon fixe. Voici ma carte.
C’est d’accord, Meyza ?
- Euh! Oui monsieur Afép.
Afép lui tendit vingt mille francs. Meyza le remercia avec
l’enthousiasme de quelqu’un qui est dans le besoin. Elle serra
l’argent dans la poche droite de son sarouel et prit congé. La piste
pentue obligea Meyza à descendre avec précaution. Dans son
quartier, les maisons collées les unes aux autres ressemblaient aux
champignons atteints d’une maladie grave. Un incendie n’était pas
souhaitable dans une telle promiscuité. Meyza habitait une maison
de trois chambres. Recouverte de tôle de haut en bas, elle faisait

139
penser à un véritable hammam pendant les grandes chaleurs. Tout
le monde semblait y cuire à l’étuvée et avait le corps couvert de
bourbouille. Les trois ventilateurs, en marche de nuit comme de
jour, ne suffisaient pas pour rafraîchir cette famille monoparentale
de six enfants nés chacun de pères différents. Parmi les six pères,
aucun n’avait reconnu son enfant. Aucun ne s’en occupait. Faire
face au quotidien se révélait une pénible épreuve pour la mère de
Meyza. Sans emploi, elle vendait du jus d’oseille, des toffees et
des croquettes de farine. Mais à plus de sept mois de grossesse,
elle était sans force. Tous les après-midi, Meyza l’aidait et versait
le jus d’oseille dans de tout petits sachets translucides. Puis, elle
les attachait et les mettait à congeler. Parfois, elle proposait des
bouteilles de jus d’oseille qui partaient comme des petits pains
quand il faisait chaud.
Au lycée, elle vendait aussi des noix de badamier
soigneusement mises dans de petites bouteilles. Tout l’argent gagné
servait à régler les mille petits problèmes qui les écrasaient au
quotidien. La misère n’était jamais loin de leur maison ni celles
de leurs voisins. Il arrivait souvent qu’un couple de rats perché
sur une table de formica, se mît à regarder la télévision, comme
tout le monde. On avait beau les chasser, ils revenaient, attirés par
la magie de l’image. Le gros chat noir de la maison semblait avoir
lié amitié avec les rats et les regardait en clignant les yeux.
Cette situation insolite faisait rire tout le monde et détendait
une atmosphère souvent marquée par la détresse due à la misère.
Les vingt mille francs qu’Afép avait donnés à Meyza tombèrent
à pic. C’était une véritable manne. Mais la mère de Meyza ne fut
pas rassurée dès qu’elle vit les billets. Etonnée, elle s’écria :
- D’où te vient autant d’argent Meyza ? Fais attention ! Fais
attention ! Mieux vaut que nous soyons en paix avec le peu que
nous avons, que de plonger dans un gouffre profond pour vivre
dans l’abondance.
- Maman, tu ne vas pas me croire. Deux hommes cherchaient
l’immeuble Aaouti. Ils m’ont demandé si je savais où il se trouvait.
C’est comme ça que nous avons fait connaissance. Le patron m’a
donné vingt mille francs, sûrement pour me récompenser. Je t’assure

140
que je ne leur ai rien demandé. Je ne pouvais quand même pas
refuser vingt mille francs !
- Si, tu pouvais refuser. Ces hommes riches ont des méthodes
que tu ne peux pas comprendre. Cet homme est jeune ou âgé?
- Il est mûr et propre. Il m’invite même à son bureau. C’est
une bonne relation à entretenir, non ? Il peut m’aider à trouver du
travail pendant les grandes vacances. Il a l’air d’être un grand type,
je t’assure.
- Grand type ou pas, fais quand même attention Meyza !
On entend tant d’histoires si bizarres dans ce pays ! À Dansaville
plein de criminels en col blanc profitent de la pauvreté de bien des
jeunes filles pour les détruire…
Assise sur un long banc qui servait de fauteuil, Meyza
dissimulait à peine son inquiétude, la tête soutenue par les deux
mains. Des questions contradictoires se télescopaient dans sa pauvre
tête : Et si Afép était un riche criminel ? Répondre à son invitation
n’était-il pas un risque ? L’alliance qu’il porte au doigt indique
bien qu’il est marié. Pourquoi voulait-il la voir à son bureau ?
Qu’est-ce qu’il avait derrière la tête ? Etait-il un philanthrope qui
va au secours des déshérités pour mieux les écraser?
Mais sa décision fut prise : elle irait au bureau d’Afép. Peut-
être n’était-il pas comme les pervers qui tendaient des pièges
mortels aux filles trop osées ? Un je-ne-sais-quoi bouillonnait
dans la tête de Meyza. Tendue, elle commença à imaginer le tête-
à-tête avec ce vieil inconnu gentil...
À la villa, l’atmosphère était plutôt calme. Un puits de
luminosité accueillit Afép dès qu’il s’introduisit dans son salon. Il
prit plaisir à savourer l’univers de luxe qu’il avait créé. Des bibelots,
des vases et des meubles de très belle facture se côtoyaient et
s’affichaient. Afép se rappela les bouges de Homboissô saturés de
paludéens et de sidéens dévorés par une misère inhumaine. Pour
la première fois, il savoura son statut d’homme fortuné et en fut
légèrement gêné. Tant de richesses cumulées étaient d’une parfaite
indécence quand le plus grand nombre manquait de l’essentiel.
Comme s’il voulait expier sa faute, il exigea un repas frugal à midi.

141
Le cuisinier servit du poisson salé au lait de coco, une mousse
d’avocat et des mangues. Etre à table ce jour-là semblait un vrai
bonheur pour les enfants qui profitaient exceptionnellement de la
bonne humeur d’Afép. Tout le monde riait aux éclats quand l’aîné
des garçons se mit à raconter des blagues sur son professeur de
mathématiques bègue. L’aînée des filles, se moqua de la prof
d’anglais, dodue et toujours en retard de quinze minutes. Afép,
comme un trouble-fête lança à son fils :
- La remise des bulletins, c’est la semaine prochaine, n’est-
ce pas Féfé ?
- Oui pâ, fit-il d’une voix éteinte.
- J’espère que tous autant que vous êtes, vous aurez de
bonnes moyennes. Figurez-vous qu’il existe des enfants de votre
âge qui font des courses et la cuisine avant de se rendre à l’école.
Vos dix doigts ne servent qu’à vous faire plaisir dans des jeux
vidéo et à téléphoner à vos amis. Vous pourriez les utiliser pour
construire votre avenir bon sang ! En tout cas, j’attends de bons
résultats, hein, Larissa ?
- Oui Papa. Papa, si je passe en terminale, j’aurai droit à
mon voyage à Londres, n’est-ce pas ? J’ai envie d’apprendre
l’anglais des affaires.
- Euh ! On verra, on verra. Il faut une très bonne moyenne
pour que je me décide. N’oublie surtout pas la vie difficile d’un
grand nombre d’enfants. Vous êtes des privilégiés, vous devez être
premiers de vos classes. Demain appartiendra à ceux qui auront
fait l’apprentissage de l’autonomie et de la valeur du travail. Dans
ce pays, on n’occupera plus de poste prestigieux en fonction de la
fidélité à un homme, mais en fonction des compétences. Ceux qui
n’auront aucun mérite resteront au bas de l’échelle. Quelque chose
me le dit. Lisez « Le laboureur et ses enfants » de Jean de La
Fontaine, vous comprendrez mieux mon message.
Tous les enfants éclatèrent de rire. Sans doute ne mesuraient-
ils pas la profondeur de la pensée paternelle. L’ambiance était
euphorique quand Afép pouvait accorder quelques minutes de son
temps précieux à ses enfants. Il ne se privait pas de leur prodiguer

142
de sages conseils et souhaitait surtout que leur ascension sociale
passât par le travail scolaire. Peut-être ne voulait-il pas les voir
prendre les mêmes raccourcis, les mêmes chemins tortueux que
lui.
La discussion avec sa progéniture terminée, Afép s’enferma
dans la chambre conjugale. Laurentine n’alla pas le retrouver. Son
regard et son cœur étaient irrésistiblement tournés vers Laurent
qu’elle ne voyait plus souvent. A l’orée du bac, le cœur de Laurent
n’était pas trop à l’amour. Il passait des nuits entières à revoir les
concepts philosophiques clés, les traquenards de la grammaire
anglaise déjà oubliés. Laurentine profita de la sieste d’Afép pour
dévorer des yeux un jardinier possédé par la rage de décrocher son
bac. A regarder tout simplement Laurent, elle recherchait l’illusion
de l’intimité et vivait en symbiose avec lui. Laurent n’était pas
mécontent de la voir à ses côtés pendant qu’il rempotait ses plantes,
mais il aurait préféré son absence. L’intuition d’Afép était si forte
que Laurent ne voulait pas courir de risque inutile.
- Laulau, tu ne trouves pas que tu manques de prudence ?
Ton mari peut sortir de la villa au moment où l’on s’y attend le
moins !
- Non, je le connais, il dort. J’avais envie que ton regard
croise mon regard. Je suis éblouie de te voir travailler avec autant
d’ardeur.
- Pourtant, je suis fatigué Laulau. Je fais les mathématiques
très tard le soir
- Pauvre Laurent je pense beaucoup à toi, tu sais ! J’espère
que tu auras ce bac et que nous boirons le champagne sans témoin…
- Que le ciel t’entende Laulau.
Echanger quelques mots avec Laurent était très agréable.
Laurentine retourna à la villa le cœur débordant d’une réelle effusion
de joie. Elle s’assit sur le rocking chair de la petite terrasse et se
détendit en allongeant les jambes.
Cet après-midi de la fin du mois de juin, le temps était
sombre et légèrement frais. Afép avait remplacé son costume
sombre du matin, par un costume d’un beau gris bleu. Avec une

143
paire de chaussures de luxe, il avait fière allure et paraissait d’une
jovialité inhabituelle. Au bureau, il appela Juliana qui apparut
aussitôt sourire aux lèvres et déhanchement lascif. Mais elle ne
réussit pas à réveiller les sens de son patron qui semblait avoir la
tête et le cœur ailleurs.
- Juliana, lui dit Afép, appelle-moi quelqu’un pour remplacer
la serrure du bureau de Safio. Bientôt, il sera mis à la disposition
de son administration d’origine. Il ose écrire au ministre pour que
j’aie des ennuis ! Il va le payer très cher, le morpion. Je suis un
baobab, on ne peut pas m’abattre à la hache. Et si on arrive à
m’abattre, gare à la manière dont je vais tomber ! Dès la semaine
prochaine, il ne fera plus partie de cette direction générale, il ira
jouer les savants ailleurs.
- C’est quand même dommage pour notre service !
- Safio n’est pas indispensable, même s’il veut le laisser croire.
Tiens ! Appelle-moi Barnabé. Qu’il vienne tout de suite !
- Oui chef chéri, mais je boude.
- Je n’aime pas les boudeuses. Appelle-moi Barnabé, je te
dis. C’est important.
Juliana se mit à bouder pour de bon. Afép ne lui avait fait
ni câlin, ni compliment en dépit de la profondeur de son décolleté.
Elle fit appeler Barnabé à contre-cœur. Il arriva avec la même
célérité que d’habitude.
- Barnabé, va acheter un portable pour Meyza. Tu prends la
marque la plus solide et la plus chère. Voici quatre cent mille francs.
- Je leur demande un paquet cadeau, monsieur ?
- Bien sûr. Il faut du beau papier. Du très beau papier, tu
entends ?
Barnabé sortit du bureau et se dirigea vers le centre-ville au
moment où le soleil de juin, terne, s’évanouissait à l’horizon. À
pied, Barnabé était content de retrouver certaines odeurs, certaines
sensations oubliées. Un vent doux caressait son visage sans rides
et ses joues imberbes. Chauffeur privilégié d’Afép, il avait perdu
l’habitude de marcher et regardait à droite et à gauche comme s’il
souhaitait être reconnu. Au centre-ville, les rues grouillaient de

144
monde. Les vendeurs à la sauvette couraient dans tous les sens
pour échapper à leurs poursuivants véreux. Barnabé entra dans un
des magasins les plus chics et acheta un téléphone avec plein
d’options qu’il fit emballer par une européenne dont les yeux verts
le fascinèrent. Sûr d’avoir fait le bon choix, Barnabé sortit du
magasin en sifflotant et hâta le pas. Quand Afép le vit arriver, il
s’exclama :
- Enfin ! J’espère que tu as choisi la meilleure marque pour
Meyza.
- Oui, Monsieur.
Afép serra le paquet dans un des tiroirs de son beau meuble
de bureau et se dit en pensant avec délectation à son visage d’ange:
« j’ai hâte de revoir cette petite dont la présence ébranle tous mes
sens ».
Les parapheurs étaient empilés sur le bureau d’Afép depuis
une semaine. De nombreux documents n’étaient pas signés. Afép
ne semblait pas s’en préoccuper. Il n’avait aucune vision exigeante
du service public et gérait la direction générale comme sa villa.
Beaucoup de chefs de service et de directeurs généraux d’autres
ministères lui ressemblaient mais n’étaient pas sanctionnés. À
Dansaville, l’administration était une pétaudière où des individus
comme Afép défendaient la médiocrité bec et ongles. D’ailleurs,
ils ne faisaient rien sur la base des compétences mais des
connivences obscures et s’en félicitaient. Gagner de l’argent et en
faire gagner à leurs proches et amis était leur credo. Afép, habité
par une joie sans fard, quitta le bureau relativement tôt ce jour-là
et rendit visite tour à tour à ses trois maîtresses en buvant une
bouteille de champagne chez chacune d’entre elles. Perspicace,
Stéphanie la plus âgée lui dit sur un ton moqueur:
- Gapiel, j’ai l’impression que tu fêtes quelque chose qui te
fait plaisir. Tu es frais, tu es beau et de bonne humeur. Qu’est-ce
que tu caches ?
- Rien ! Rien ! La vie ne peut pas être un spectacle de
désolation tous les jours. Quand je suis au bord de la faillite et que
je te vois, tout repart à zéro.

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- C’est ça ! Stéphanie. Je crois plutôt que tu es amoureux.
C’est exactement dans cet état que tu te trouvais lorsque nous nous
sommes rencontrés. Mais Gapiel, fais attention ! On peut devenir
victime de son propre succès, hein !
Afép écoutait Stéphanie d’une oreille inattentive et donnait
plutôt l’impression de jeter les bases d’une nouvelle vie extra-
conjugale. Il croyait dur comme fer que la vie est un combat qu’il
faut gagner à chaque seconde, à chaque minute. Pour Afép, tout
peut changer très vite dans une vie quand on y met force et
détermination. Il se sentait jeune dans sa tête et tenait à le demeurer.
Dans le secret de son cœur, il se réjouissait de la belle rencontre
avec Meyza. C’était un nouveau départ dans sa vie amoureuse.
Jamais une fille ne lui avait fait un tel effet au premier coup d’œil.
Pour lutter contre le temps longtemps, il avait besoin de cette fille
faite de candeur, de simplicité et de douceur. L’idée de la recevoir
à son bureau le lendemain le mit dans un état de grande légèreté
physique et psychique.
Il quitta la confortable maison de sa maîtresse peu après
minuit. Les réverbères sans verre de Dansaville distillaient une
sombre lumière qui éclairait les caniveaux riches de détritus. La
fraîcheur du mois de juin obligeait bon nombre de gens à rechercher
la position fœtale bien plus réconfortante. Beaucoup devenaient
nostalgiques de la chaleur. À la villa, les climatiseurs gorgés de
fraîcheur marchaient au ralenti. Les brasseurs d’air de la cuisine
continuaient à tourner ; personne n’avait songé à les arrêter. Ici on
ne se souciait pas d’économie d’énergie
Laurentine, profondément endormie, brillait de mille feux.
Son visage reflétait un tel repos qu’Afép s’en étonna. Il se dévêtit
avec précaution et s’allongea sur l’immense lit à trois places en
pensant à la belle Meyza devenue une obsession. Pendant qu’il
dormait, une expression de joie se lisait sur son visage. Le sentiment
amoureux est capable de transformer l’être humain. Afép en était
la parfaite incarnation. Il se réveilla bon pied bon œil le lendemain.
Dans l’intimité de sa salle de bain, il se rasa en sifflotant. Laurentine,
elle, avait une petite gueule de bois. La veille au soir, elle avait

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volé une heure à Laurent pour boire un peu de pastis avec lui et
rechercher quelques émotions.
- Bonjour Gapiel, dit-elle à Afép. Je ne t’ai même pas vu
rentrer. Tu es bien trop matinal aujourd’hui.
- J’ai une journée très chargée. Il faut que j’aille vite au
bureau. Je dois rencontrer le ministre pour négocier la nomination
de ton neveu à la place de Safio qui doit regagner son administration
d’origine. Ce monstre d’érudition saura qu’on ne se frotte pas à
Afép et rester indemne.
- N’oublie pas Gapiel, la place de Safio doit revenir à mon
neveu.
- Qu’est-ce que tu me donneras en retour ?
- Quelle question ! Je te donnerai moi-même, totalement.
- Tu es un s.t.p, chérie.
- C’est quoi un s.t.p ?
- Un succès du temps passé.
- Mon Dieu ! Gapiel, tu es cruel ! Si je suis ce que tu dis là
à quarante cinq ans, que serai-je à soixante ans ? Toi aussi tu es
un succès du temps passé. Tu es bien plus âgé que moi.
- Un homme et une femme ne vieillissent pas de la même
manière. Tu le sais bien. Je suis encore capable de séduire et
d’épouser une fille de l’âge de notre Larissa tandis que les hommes
de ton âge peuvent te trouver vieille. Pour les garçons de l’âge de
Féfé, tu es une mamie. Tu ne peux plaire qu’aux personnes de mon
âge, et encore !
- Tu es cruel Gapiel. Tu as peut-être raison. Qui peut encore
vouloir d’une vieille chose comme moi ? Remarque, il y a peut-
être un jeune homme qui m’aime quelque part… Il ne s’est pas
encore révélé à moi. Cela ne saurait tarder… Ce qui est sûr, les
hommes, vieux ou jeunes rêvent d’un autre type de s.t.p.
- Ça veut dire quoi ?
- Ça veut dire les succès du temps présent, les filles fraîches.
Tant mieux pour vous ! Mais attention à la crise cardiaque !
- Il n’y aura pas de crise cardiaque, Laurentine. Tout se passe
en douceur, rétorqua Afép d’une voix puissante.

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- Bravo et bonne chance ! Quant à moi, je vais profiter de
ce temps sans rayon de soleil pour faire la grasse matinée et rêver
d’un peu de bonheur. J’en ai bien besoin, non ?
Laurentine alla se recoucher et mit l’écran plat de sa chambre
lumineuse en marche. Les relations affectives branlantes entre elle
et Afép l’avaient plongée dans un désarroi total. Proche de la crise
de dépression et d’anorexie, elle se sentait comme un arbre sans
racine. Ne sachant plus où elle en était, elle se reconstruisait petit
à petit dans les bras virils de Laurent dont la présence avait contribué
à cicatriser ses plaies intérieures qui commençaient à s’infecter
gravement.
Les souffrances mûrissent l’individu. Depuis qu’elle avait
décidé de zapper les absences répétées d’Afép à la maison,
Laurentine se portait mieux. Le regard vivant de Laurent faisait
déborder sa vie d’espoir. Néanmoins, un miracle se produisit ce
matin-là après l’échange empreint de frivolité avec Afép qui lui
fit la bise avant de sortir de la chambre. C’était nouveau et
prometteur.
Afép voulait réserver un accueil princier à Meyza. Bien
habillé, le sourire éclatant et l’œil coquin, il monta dans sa Hummer
avec l’espoir qu’un déclic aura lieu dans le cœur de la jeune fille
au cours de leur deuxième rencontre.
Au bureau, l’entretien avec le remplaçant de Safio n’excéda
pas dix minutes. Les a priori étant aussi résistants que les virus,
Afép ne se priva pas de traiter Safio de mauvaise graine, de petit
fanfaron que l’école a appauvri au lieu de l’enrichir. Le nouveau
venu donnait l’impression d’être sur ses gardes et se contenta de
bouger la tête pour marquer son approbation. Après un bref échange,
il prit congé d’Afép qui décrocha le téléphone et forma le numéro
de la villa Jupiter.
Laurentine se trouvait encore au lit quand la sonnerie retentit.
Elle se leva et courut vers un petit meuble en bois tropical où était
posé le téléphone qu’elle faillit faire tomber.
- Allô ! dit-elle avec enthousiasme.
- Allô ! Laurentine. Ça y est, ton neveu est mon nouveau

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collaborateur. J’ai jeté Safio aux oubliettes. J’espère que son cerveau
va bien moisir là-bas. On arrose tout ça quand ?
- Quand tu voudras ! C’est toi qui décides. Je te suivrai
même en Chine, si tu le désires, fit Laurentine sur un ton ironique.
- Mais dis à ton neveu de ne pas jouer les caïds avec moi.
C’est moi le patron ici, pas quelqu’un d’autre.
- Ça alors ! Gapiel, tu ne changeras jamais… !
- Jamais ! Pourquoi veux-tu que je change ? Lança-t-il à sa
femme.
- Parce que d’autres ont aussi droit à l’existence, tu étouffes
tout le monde.
- Je suis né pour ça Laulau, c’est pourquoi je plais tant aux
femmes.
- Tu parles ! Rétorqua Laurentine.
- Bon on se voit tout à l’heure, j’ai d’autres rendez-vous.
Afép raccrocha et quitta précipitamment le bureau ; il devait
déjeuner avec son ministre au restaurant de l’hôtel Intercontinental
où Barnabé le conduisit sans se poser de questions. Le ciel était
clair et l’air presque pur. Afép arriva avant le ministre et s’installa
au fond du restaurant en regardant à gauche et à droite comme s’il
cherchait à être salué. Personne ne lui adressa la parole. Homme
grassouillet aux cheveux grisonnants et au charme médiocre, le
ministre fit son entrée trente minutes plus tard accompagné de son
aide de camp qui s’assit à mi-distance. On pouvait apercevoir un
revolver accroché à la hanche droite du molosse dont le regard
perçant faisait penser à l’aigle royal.
Afép et son ministre semblables à deux larrons en foire,
parlèrent longuement de la fatuité de Safio, de sa tendance à voir
le tribalisme partout. « De toute façon, précisa Afép, même
quelqu’un de son ethnie n’en voudra pas. Trop raisonneur, trop
propre, trop aérien. On a besoin de temps en temps de travailler
avec des gens terre à terre, souples, modelables. Tout comme sa
femme, ce minus est l’empereur de la rigidité. Il se croit supérieur
à tout le monde. Bref ! c’est une page déjà tournée »
Le ministre semblait d’accord avec lui. En dépit de sa

149
réputation de patriote, il était d’un tribalisme pernicieux et se
comportait comme un roitelet qui se moquait de tout. Il nommait
qui il voulait au poste de son choix. Arrogant, il faisait un pied de
nez à celui qui osait contester ses nominations complaisantes.
C’était une machine à fabriquer l’injustice.
Pour fêter l’exclusion à perpétuité de Safio, Afép et le
ministre commandèrent des côtes d’agneau avec des haricots verts,
prirent de la banane flambée en dessert, débouchèrent une bouteille
de Moêt et Chandon et burent à la déchéance de Safio. Ils puaient
la mesquinerie dans leurs costumes dernier cri et suscitaient
l’écœurement. Tout en discutant avec le ministre, Afép regardait
sa montre. L’heure du rendez-vous avec Meyza arrivait au galop.
Il ne souhaitait nullement la faire attendre. Prétextant une séance
de travail avec son nouveau collaborateur, il s’excusa et prit congé
du ministre qui n’apprécia pas d’être laissé en plan.
Au bureau, les manières aguichantes de Juliana étaient
grandissantes. Mais Afép ne les remarqua pas. Cet aveuglement
commençait à devenir outrageant et atrophiait l’ardeur de Juliana
au travail. La mine d’enterrement qu’elle afficha face à
l’indifférence d’Afép montrait parfaitement que l’amour donne
des ailes et a des vertus stimulantes. En revanche, l’amour qui s’en
va affaiblit et décourage. Juliana sentait une colère sourde l’étrangler
et ne comprenait pas ce qui arrivait à Afép devenu soudain distant
et avare de compliments. Pendant qu’elle cherchait un document
dans l’ordinateur, une jeune fille de dix ans au moins sa cadette,
apparut. Son visage sans fard brillait de fraîcheur et d’ingénuité.
Elle s’adressa à Juliana avec calme et politesse.
- Bonjour madame, pourrais-je voir monsieur Afép Gapiel ?
- De la part de ? Vous avez rendez-vous ? Demanda Juliana
avec de l’agressivité dans la voix.
- Euh ! Je suis… C’est lui qui a demandé à me voir.
- Il ne reçoit pas aujourd’hui…Revenez de…
Au même moment la porte s’ouvrit. Afép jeta un regard de
reproche à Juliana, et se tourna vers Meyza, son point d’orgue.
- Ah ! mademoiselle, vous êtes déjà là ! Entrez, je vous prie.

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Meyza avança avec une timidité non affichée. Impressionnée
par la grandeur et le luxe du bureau d’Afép, elle hésita à s’asseoir.
De la voix la plus douce et la plus naturelle qu’il n’eût jamais eue,
Afép l’invita à prendre place et la regarda comme une madone ou
presque.
- Tu vas bien Meyza ?
- Oui très bien. Je passe en terminale avec douze de moyenne.
C’est vraiment un miracle. Rien n’était évident.
- Félicitations ! C’est une moyenne qui mérite un cadeau.
Meyza esquissa un délicieux sourire qui laissa Afép sans
voix.
- Tu veux un jus d’orange ou un jus de pamplemousse ? Je
suppose que tu ne prends pas d’alcool.
- Je préfère un jus d’orange. Je n’aime pas l’alcool. Maman
n’en boit pas, je ne vois pas pourquoi j’en boirai.
- Et ton père, il prend de l’alcool ou pas ?
- Euh… Je n’ai jamais vu mon père. C’est le plus grand
regret de ma vie. Il a abandonné maman alors qu’elle n’était qu’à
quelques mois de grossesse.
- Eh bien, il était loin de s’imaginer le beau produit que tu
devais être. Quel âge as-tu ?
- Vous me donnez quel âge ?
- Dix neuf, vingt ans.
- J’ai vingt et un ans, je suis l’aînée de ma mère.
- Hou la la ! C’est une lourde responsabilité ! L’aînée doit
servir de modèle et n’a jamais droit à l’erreur, n’est-ce pas ? En
tout cas je suis heureux de faire ta connaissance. Tu peux me tutoyer
Meyza. Je veux être ton ami. Ton meilleur ami. Mais il faut être
discrète. J’aime la discrétion. Quand tu veux parler de moi à
quelqu’un, tu diras que je suis un ami. Trop de gens me connaissent.
- Vous connaissez mon âge, moi je ne connais pas le vôtre,
dit Meyza de sa voix fluette.
Afép hésita quelques minutes avant de répondre.
- Hem ! Je suis bien plus âgé que toi. J’ai… J’ai soixante
quatre ans.

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- Mais vous ne faites pas cet âge-là ! C’est vrai.
- Merci, Meyza. Je suis heureux de te l’entendre dire. C’est
vraiment gentil. Je suppose que tu vas partir en vacances avec ta
mère, maintenant que tu passes en terminale.
- Non, nous n’avons pas de village. Quand je suis née, maman
travaillait déjà ici à Dansaville. J’ai toujours vécu ici. En plus, elle
va accoucher dans un ou deux mois tout au plus. Afép sortit un
paquet de son tiroir et le tendit à Meyza.
- Voici ton cadeau pour le passage en terminale.
- Ah ! Monsieur Afép, je vous remercie.
- Avec plaisir, Meyza. Appelle-moi Gapiel et tutoie-moi,
s’il te plaît.
- D’accord Gapiel. Non, je vais t’appeler Gap.
La nuance affective contenue dans le diminutif Gap poudra
le visage d’Afép d’un éclat particulier. Jamais aucune femme,
même pas Laurentine, iceberg sans imagination, n’avait songé à
lui donner de petit nom. Entendre une jeune plante l’appeler avec
autant de fraîcheur flattait son ego et le plongeait dans une joie
immense. Toutes les plantes vénéneuses et les racines d’amertume
que le couple Safio avait fait germer dans son cœur commencèrent
à sécher. Pendant que Meyza ouvrait son cadeau, Afép la regardait
comme une perle de grand prix. Subjugué par la beauté sculpturale
de la jeune fille dont les traits réguliers accentuaient son charme
infini, Afép souhaitait secrètement qu’elle restât plus longtemps à
son bureau, lui qui accordait de très courtes audiences à ses visiteurs.
Au fur et à mesure que Meyza découvrait son cadeau, elle poussait
de petits cris d’admiration et semblait aux anges. C’était bien de
son âge ! Meyza n’avait jamais eu de téléphone portable.
Au secrétariat d’Afép, l’agitation de Juliana devenait
paroxystique. Un nodule de curiosité et de jalousie se forma dans
sa gorge. L’entretien d’Afép et Meyza s’éternisait et la rendait folle
de rage : « Qu’est-ce que ces deux-là peuvent bien se dire pendant
tout ce temps ? » s’impatienta-t-elle. Plus la porte du bureau restait
close, plus l’envie de crier, de pleurer s’exacerbait en elle. Elle
savait qu’Afép n’aimait pas être dérangé quand il avait de la visite

152
quelle qu’elle fût. Mais la présence de Meyza devenait insupportable
et aiguisait sa jalousie de tigresse. Excédée, elle s’introduisit dans
le bureau sans attendre qu’on lui en donnât l’autorisation.
- Qu’est-ce qui se passe Juliana ? Depuis quand tu entres
dans mon bureau quand je suis occupé ?
- Et depuis quand restes-tu autant de temps avec une
visiteuse, Gapiel ?
- Tu deviens folle Juliana ! Vraiment folle. Je te rappelle
que tu n’es que ma secrétaire.
- C’est faux ! Je suis aussi ta femme, tu entends ? Ta femme.
Je peux le crier dans les couloirs de ce ministère et sur tous les
toits de Dansaville. Tu n’as même pas honte de rester enfermé des
heures avec une fille qui peut être ta fille, et même ta petite-fille.
Qu’elle sorte d’ici tout de suite ! J’en ai marre !
Le visage d’Afép se défit. Il aurait tout souhaité sauf d’offrir
un spectacle aussi grotesque à Meyza. Il avait presque honte de
lui et mit en marche son portable.
- Barnabé, dit-il avec une certaine émotion dans la voix,
monte rapidement. Tu iras déposer Meyza chez elle et tu viendras
me chercher après.
- D’accord, monsieur.
Meyza esquissa un sourire dès qu’elle vit Barnabé arriver.
Elle se leva et passa devant Juliana sans la regarder. Elle la trouva
hystérique et jugea son comportement absurde. « Pourquoi se
mettre dans un tel état pour un homme dont on ne porte pas le
nom ? Et pourquoi faire de sa secrétaire une maîtresse quand on
peut trouver des femmes ailleurs ? » Pensa Meyza presque terrorisée
par le regard de harpie de Juliana devenue un énorme ballot de
colère. A voir les traits contractés de son visage, on pouvait imaginer
l’admirable désastre de son paysage intérieur. Mal à l’aise, Meyza
partit sans prendre congé d’Afép qui rappela Barnabé et lui donna
une enveloppe pour la jeune fille.
- N’oublie pas de mettre la puce dans son téléphone. Je
l’appellerai ce soir, précisa Afép.
- Ce sera fait, monsieur.

153
Au rez-de-chaussée de l’immeuble du ministère, Barnabé
exécuta les ordres de son patron et remit une enveloppe plantureuse
à Meyza. Puis, ils descendirent ensemble au parking et prirent
place à bord de la puissante Hummer aux vitres fumées. Ce n’était
pas tout à fait l’heure de pointe. Mais de nombreux véhicules
étaient déjà collés les uns aux autres et se moquaient de la distance
de sécurité réglementaire. Ceux qui avaient le souci de la respecter
agaçaient même les contrevenants qui ne se gênaient pas de
klaxonner pour obliger les conducteurs trop disciplinés à avancer.
Partout, les pare-chocs des véhicules embrassaient copieusement
les tuyaux d’échappement des véhicules qui suivaient et répandaient
impunément le terrible dioxyde de carbone. Calfeutré dans la
Hummer climatisée, Barnabé était indifférent à tout. Cependant,
il ignorait qu’il buvait plus de dioxyde de carbone que les
conducteurs dont les vitres des véhicules étaient baissées. Chauffeur
habile et plein d’expérience, il prit de petits raccourcis pour atteindre
Labouha le plus vite possible. Quand ce fut fait, Meyza ne cacha
pas son admiration et descendit du véhicule en souriant. Puis, elle
remercia Barnabé et s’éloigna au moment où le soleil dardait ses
rayons infernaux sur sa petite maison devenue une boule de feu.
Elle ne parla à sa mère ni de la visite rendue à Afép, ni des
gesticulations de sa secrétaire-maîtresse. Elle se terra dans sa
chambre et ouvrit l’enveloppe de cinq cent mille francs : « Mon
Dieu ! Mon Dieu ! Si maman voyait tout cet argent ! » S’exclama
Meyza qui n’avait jamais vu autant d’argent de sa vie. Elle réfléchit
deux minutes, s’empara d’une machette, creusa un énorme trou et
cacha la somme colossale dans une boîte vide. Elle ferma la boîte
et la recouvrit de terre. Puis, elle posa sa valise sur la terre
fraîchement remuée. Dans le salon étroit où se trouvaient quelques
bancs, une table et une petite télé, la mère de Meyza, allongée sur
une natte tissée à la main, se ventait à l’aide d’un vieux cahier. Sa
mine de profonde tristesse contrastait avec son état de grossesse.
Soumise à des conditions de vie difficiles, son sourire était rare.
- Quelque chose ne va pas maman ? Demanda Meyza.
- Ça va aller. Tu sais que la layette n’est pas complète. Si

154
j’accouche dans un mois, je risque de me faire engueuler à l’hôpital
par ces sages-femmes qui ne se mettent pas à la place des autres.
En plus, il ne reste que des pieds de porc dans le frigo. Tout ça me
travaille.
- Maman, calme-toi. Un miracle peut se produire. Le
monsieur dont je t’avais parlé a l’air gentil. Il peut encore faire un
geste, qui sait ?
- Les gestes de ces gens sont des masques, des appâts, Meyza.
Je te l’ai déjà dit. Quand j’étais plus jeune, qu’est-ce que je n’ai
pas vu et entendu ? Si on pouvait arrêter le temps et revenir en
arrière, j’aurais évité de nombreux trous ! Aujourd’hui, j’ai six
enfants, où sont leurs géniteurs ? Où est ton père ? Pourtant, il
paraît qu’il est un grand type ici à Dansaville. Mais il n’a jamais
cherché à te voir et refuse même de le faire. Moi aussi j’ai arrêté
toute démarche. Meyza, tous les hommes sont pareils, riches ou
pauvres ; ils sont des bourreaux, nos bourreaux. Si tu veux avoir
une relation sérieuse avec un homme, viens au moins me le
présenter. Je sais voir, je sais sentir. Je sais reconnaître les vieux
voyous même si je me suis souvent fait avoir moi-même.
- Maman, Jonathan est mon fiancé, tu le connais. C’est vrai
qu’il est encore étudiant mais je l’aime. Le monsieur que je viens
de rencontrer s’intéresse à moi. C’est un homme mûr, très mûr. Il
est gentil avec moi, mais je me pose encore des questions à son
sujet.
- Tu as intérêt. Tu dois être prudente. Mon souhait est que
tu obtiennes le bac pour que Jacques, Astrid et tous les autres
suivent ton exemple. Ton échec fera sombrer toute ma maison.
Meyza donnait raison à sa mère. Les études, quoi qu’on
dise, restaient la voie par excellence pour atteindre le firmament
de la vraie gloire. Elle n’était pas prête à les abandonner pour rien
au monde. Elle voulait bien demander conseil à sa mère sur
l’utilisation de l’argent qu’elle venait de recevoir, mais elle redoutait
sa réaction. Elle scruta son visage toute la journée pour traquer
une étincelle de détente. Dès qu’elle put la décrypter, elle s’assit
à côté d’elle.

155
- Maman, peux-tu me dresser la liste de ce qui manque au
bébé ?
- Qu’est-ce que tu veux en faire ?
- J’ai mes circuits. Mon ami le grand type peut m’aider,
non ? Il vient de m’offrir un portable maman, le voici.
Meyza sortit un bijou flambant neuf et l’exhiba à sa mère
ébahie.
- Ça alors ! Il a dû lui coûter cher ! Un si beau portable en
si peu de temps, Meyza ! Qu’est-ce que ça cache ?
- Peut-être qu’il veut être sérieux, maman !
- C’est ça ! Et que vas-tu faire de Jonathan ?
- Je vais me marier avec lui et ce monsieur sera mon ami.
- Tu risques d’être dans une situation difficile et dangereuse.
Je crois que c’est plus sage de garder Jonathan qui est de ta
génération. Vous allez construire votre vie ensemble. Si tu épouses
un homme trop âgé, tu risques d’être une jeune veuve. Il a quel
âge cet homme-là ?
- Il a un peu plus de soixante ans.
- Mon Dieu ! il est même plus âgé que moi et a l’âge de ton
père ! C’est absurde Meyza ! S’il te plaît, arrête de le revoir même
s’il le désire.
- Tu exagères tout maman. Si tu le vois, il fait plus jeune
que son âge. Il est propre et il sent bon.
- Mais Meyza, cela ne veut rien dire. Je t’assure que je ne
suis pas tranquille. Un homme qui est plus âgé que moi ne peut
pas sortir avec toi, je suis désolée. Il est de ma génération, pas de
la tienne, ma fille. Il te connaît à peine et te voilà avec un portable
de luxe. Les hommes âgés et riches agissent ainsi quand ils désirent
une fille plus jeune. Je préfère un garçon de ton âge.
- Maman, l’amour n’a pas d’âge. Je trouve mon vieux très
charmant.
Une sonnerie se fit entendre dans la maison de Meyza.
C’était un bruit inhabituel dans une famille où le quotidien, marqué
par le dénuement, stressait tout le monde. Excités, les enfants
s’écrièrent: « Le téléphone ! Le téléphone ! » Meyza un peu

156
embarrassée, s’éloigna de sa mère et de tous les enfants et parla
sans hausser la voix.
- Allô Gap !
- Bonsoir Meyza. Je suis désolé pour l’incident de tout à
l’heure. Tu sais qu’on a besoin d’éducation à n’importe quel âge,
quel que soit le milieu social dont on est issu. Le comportement
de ma secrétaire est celui d’une personne qui manque d’éducation
de base. Je te demande pardon pour elle.
- Mais Gap, tu n’es pas obligé de sortir avec ta propre
secrétaire, c’est une relation gênante. Quand le cœur et le travail
sont mêlés, cela peut entraîner des situations comme celle qu’on
a vécue tout à l’heure !
- Ce n’est pas faux ce que tu dis, Meyza. Mais il y a des
gens qui savent gérer certaines situations et surtout leurs émotions.
Mais ma secrétaire est excessive et me dépasse déjà.
- J’ai bien compris Gap. Tu sais, quand je suis arrivée à ton
secrétariat, elle m’avait déjà renvoyée prétextant que tu étais occupé.
Heureusement que tu es arrivé juste à temps ! Ecoute, j’oublie ce
qui s’est passé. Ce n’est pas bien grave.
- Maintenant, parlons de nous. Quand veux-tu que je
t’emmène au restaurant ?
- Euh…quand tu veux. Peut-être après-demain. Merci pour
l’enveloppe.
- Avec plaisir, Meyza. Je te rappelle.
À peine Meyza eut-elle terminé son entretien téléphonique
que sa mère s’approcha d’elle, curieuse.
- Est-ce l’homme dont nous parlions tout à l’heure ?
- Oui maman.
- Qu’est-ce qu’il veut ?
- Il m’invite au restaurant, mais il faut d’abord que je voie
Jonathan demain pour annuler notre rendez-vous.
- Mon Dieu ! Meyza. Tu te mets dans une situation qui ne
me plaît pas beaucoup.
- Ça ira maman, je n’ai plus quinze ans. Si vraiment les
choses sont compliquées, je me débarrasserai de l’un des deux.
Surtout celui qui va me casser les pieds.

157
Meyza n’avait pas encore fini de parler qu’elle vit Jonathan
arriver. Elle ne l’attendait pas ce jour-là.
- Tiens Jonathan ! On devait se voir demain, non ?
- Oui mais j’ai un devoir de droit civil le matin et un devoir
de droit administratif l’après-midi. Reportons notre programme à
après-demain.
- Non, j’ai déjà autre chose à faire.
- Qu’est-ce que tu as à faire ?
- Tu me poses de drôles de questions. Je serai occupée. Je
n’avais pas prévu ça. J’ai déjà donné ma parole à la personne.
- Mais Meyza, ça fait longtemps qu’on avait programmé
d’aller voir ma mère !
- Je sais, on peut remettre cette visite à la semaine prochaine !
Jonathan ne comprenait rien à l’attitude de sa fiancée. Il
resta muet d’indignation. La mère de Meyza, témoin de la scène
ne cacha pas son embarras et lança un regard réprobateur à sa fille
tout aussi gênée. Le téléphone qui brillait dans la main de Meyza
ne manqua pas de retenir l’attention de Jonathan.
- Meyza, tu ne m’avais pas dit que tu possédais un si beau
téléphone ! Qui te l’a acheté ?
- Tu veux tout savoir Jonathan, c’est un cadeau qu’on m’a
offert.
- Qui ? Qui a pu t’offrir un téléphone qui coûte quatre cent
mille francs au moins à Vidéo Monde ?
- Tu me fatigues Jonathan. Ce n’est quand même pas un
fantôme qui me l’a acheté, c’est un ami. Voilà.
- Un ami ! Quel ami ? Meyza ne me pousse pas à penser
que tu es comme ces petites traînées qui vont à la chasse aux vieux
pour satisfaire leurs minables appétits matériels. Tu sais comment
je les appelle celles-là ? Des pétasses. Rien que des pétasses.
- Ok ! J’assume. Maintenant, tu peux lâcher les baskets à la
pétasse ?
Ecœuré, Jonathan sortit sans dire au revoir à personne. Un
silence suivit son départ précipité. La mère de Meyza le rompit.
- Tu vois, je t’avais bien dit. Les ennuis commencent pour

158
toi. J’espère que tu iras t’excuser auprès de Jonathan, c’est ton
fiancé Meyza, ne l’oublie pas. Tu expliqueras à ton nouvel ami
que tu es déjà fiancée, et qu’il ne peut rien y avoir de sérieux entre
vous.
- C’est moi qui décide maman. Jonathan m’énerve et se
prend pour ce qu’il n’est pas. S’il ne revient pas ici, je ne ferai pas
d’efforts non plus. Je préfèrerais rester avec mon ami, si âgé soit-
il, je serai sûrement plus en paix avec lui.
- Pour le téléphone, il a raison. Personne ne peut être heureux
de voir sa fiancée avec un téléphone neuf offert par un autre. Je
t’ai déjà exprimé le fond de ma pensée, Meyza. Je ne peux plus
t’obliger à faire quoi que ce soit comme quand tu étais petite. C’est
à toi de décider.
Meyza écoutait sa mère d’une oreille distraite. Sa décision
semblait prise. Elle forma le numéro d’Afép.
- Allô Gap !
- Oh ! Oh ! Meyza ! je suis content de t’entendre. Je devais
t’appeler, mais tu m’as devancé. As-tu un problème ?
- Non. C’est juste pour te dire que nous irons au restaurant
demain. Je me suis arrangée pour être disponible.
- Voilà une excellente nouvelle. Barnabé viendra te chercher
- Ok, Gap.
Afép était un homme comblé. Etre en tête-à-tête avec Meyza,
quel bonheur ! Après la scène de jalousie scandaleuse de Juliana,
il considérait Meyza non seulement comme une victime, mais aussi
comme une jeune fille mûre et réfléchie. Son savoir-être l’étonna
et accentua son estime pour elle au détriment de Juliana à qui il
avait dit avec une sérénité inhabituelle: « Ta façon de te comporter
a été décevante. Tu es descendue très bas. Je me serai attendu à
tout de toi, sauf de te voir comme une mer démontée devant une
gamine de rien du tout. Tu ne sais pas te contrôler. Tu étais la plus
précieuse de mes maîtresses. Mais à cause de ce que tu as fait, tu
es comme un soldat proscrit. Je t’enlève tous tes galons visibles
et invisibles. »
Juliana supplia, pleura. Mais ces gesticulations laissèrent

159
Afép dans une indicible indifférence. Convaincu qu’on se construit
par les choix qu’on fait, et qu’il faut savoir s’arrêter pour mieux
repartir, Afép décida de laisser Meyza occuper désormais son cœur
à la place de Juliana. Patron et amant de cette dernière, il était haut
perché sans l’être, parce que sa secrétaire connaissait sa nudité et
pouvait se permettre certaines libertés déshonorantes pour tout le
monde. Cet incident l’amena à se poser des questions sur le bien-
fondé de sortir avec son assistante. Souvent, avec Juliana, la chair
l’emportait sur l’esprit, la légèreté sur le sérieux. Parfois, le travail
administratif en prenait un coup. Avec Meyza, Afép espérait voler
haut, très haut. C’est vrai qu’elle semblait avoir des réflexes plus
lents que Juliana, mais une personnalité ardente se cachait derrière
cette apparente lenteur. Personne ne pouvait trouver sa compagnie
ennuyeuse. À Labouha, les garçons la respectaient, la vénéraient
même. Elle ne traînait jamais dans les rues comme les filles de
son âge et rentrait chez elle après les cours pour organiser le petit
commerce avec sa mère.
Le soir de sa première sortie avec Afép, il y eut des
chuchotements et des interrogations quand on la vit monter dans
la Hummer au volant de laquelle était Barnabé. Dans une jupe en
jean et un tee-shirt blanc, Meyza était splendide. Les chaussures
à talons qu’elle avait mises affinaient davantage sa taille de sylphide.
Son visage très doux était porteur de rêve et d’optimisme. Afép
s’y mira et trouva qu’il avait de la chance. Ce soir-là, il préféra
Barnabé au volant pour rendre la dévoration visuelle de Meyza
plus sensuelle. Vêtu d’une large chemisette blanche en lin, Afép
se sentait tout léger. Son parfum boisé éclipsait celui de Barnabé
habillé lui aussi avec une incontestable élégance.
L’état psychologique d’Afép était favorable aux confidences.
Il voulait dire à Meyza qu’il l’avait aimée au premier regard. Mais
Barnabé était de trop. Afép était convaincu qu’à son âge, on ne
fait plus de grandes déclarations d’amour ; on démontre cet amour.
La vérité était qu’Afép avait du mal à exprimer ses sentiments
profonds aux femmes. Il récitait les mêmes formules d’amour à
toutes et n’en croyait pas un seul mot. Avec Meyza, il tenait à être

160
sincère et souhaitait lui prouver qu’il l’aimait. Ce n’était pas un
amour qui écrase, mais un amour qui honore. À côté de la jeune
fille et bien adossé sur le siège arrière de sa Hummer, Afép donna
l’ordre à Barnabé de ne pas conduire vite et de les emmener dans
un restaurant italien. Barnabé se dirigea vers celui tenu par les
Fellini, un couple d’Italiens qui s’était installé à Dansaville pour
le sable chaud, les couchers de soleil magnifiques, la pêche à
l’espadon, le précieux cfa, et ils n’étaient pas les seuls… Des
myriades d’Européens, d’Africains et d’Asiatiques étaient agrippés
à Obang pour sucer son suc énergétique. Plus de poisson dans les
rivières et la mer, plus d’arbre dans les forêts, plus de petits boulots
nulle part. Les Obangais amers agitaient les bras impuissants et
vociféraient des insultes stériles mais leur quotidien n’était q’un
terrible désert. Le « Loucaye », le célèbre restaurant des Fellini,
toujours plein à craquer, proposait des pizzas exquises et du poisson
braisé à vous faire tomber à la renverse. Avec la mer en contre-
bas, il était peint en bleu azur à l’extérieur et en vert émeraude à
l’intérieur. L’ambiance féerique des lieux semblait griser Afép au
point qu’il voulait ordonner au temps de suspendre son vol comme
Lamartine afin de jouir pleinement de la douce présence de Meyza.
Assis face à elle, il la regardait souvent comme son prof de
philosophie sans battre les paupières et devint romantique sans le
savoir.
- Meyza, j’aime la vie qu’il y a dans tes yeux. Tes yeux
parlent même quand tu es silencieuse.
- Ah bon ! Qu’est-ce que tu lis d’autre ?
- Je vois le repos, la fraîcheur et la joie de vivre.
- Et quoi encore ?
- Une énergie intérieure qui me secoue et me fait transpirer.
- Hou la !La !La ! Fit Meyza en souriant.
Elle regarda autour d’elle comme si elle voulait échapper à
la voracité d’ Afép qui la poursuivait de son regard inquisiteur et
profond.
- L’endroit te plaît Meyza ?
- Oui, il me plaît beaucoup.

161
- Je suis heureux qu’il te plaise.
Un serveur d’un noir ébène et froid comme un serpent vint
leur proposer à boire et remit la carte du menu à chacun. Meyza
choisit les cannellonis. Afép en fit autant.
- A dire vrai, je préfère la cuisine obangaise, dit Meyza.
- Tu es comme ma femme.
- Laquelle ? Celle qui criait dans ton bureau ?
- Non, sourit Afép, celle-là était ma maîtresse. Je parle de
ma vraie femme, ma femme légitime.
- Mais pourquoi parles-tu de ta maîtresse au passé ?
- Parce qu’elle s’est mal comportée. Je l’ai virée en tant que
maîtresse. Quelqu’un d’autre prendra sa place ou l’a déjà prise.
- Qui donc ?
- Devine.
- Je ne vois pas de qui il peut s’agir.
- Il s’agit bien de toi Meyza, de toi. Je te le dis peut-être
avec brutalité mais mon cœur n’a jamais été troublé de cette façon-
là par une petite fille. Seulement Meyza, permets-moi de rendre
visite à ta maman. Je veux la rassurer et lui dire qui je suis. Elle
doit savoir que notre relation sera sérieuse et qu’elle ne devrait
pas s’inquiéter par tes absences répétées à la maison.
- Non, Non, Gap ! Maman est presque à la fin de sa grossesse.
Elle est tendue et fatiguée. Et puis, à la maison, nous n’avons même
pas de chaise…
- Ne t’en fais pas pour ça, Meyza. Je m’assoirai où tu t’assois.
Je boirai ce que tu bois, et je mangerai ce que tu manges. Ce que
tu as chez toi me changera de ma maison où j’ai tout, tu sais.
- Je sais Gap. Mais mettons d’abord maman en dehors de
ça, sois gentil. Laissons le temps au temps, comme on dit.
- À tes ordres Meyza ! À tes ordres.
Afép évitait de montrer son haut caractère de puissance avec
Meyza. Il s’éteignait, se dépouillait de son manteau tyrannique
pour se laisser dicter en l’espace d’une soirée, des attitudes et des
choix différents. Ce soir-là, il prit non seulement un dessert que
Meyza avait jugé bon, mais offrit aussi un repas à Barnabé à la

162
demande de Meyza. Barnabé aurait pu passer la soirée dans la
voiture si Meyza n’était pas intervenue en sa faveur. Afép avait
emmené bien des jeunes filles au restaurant sans que personne
parmi elles ne pensât à Barnabé qui attendait de longues heures
couché dans la voiture. Vers la fin du repas, Meyza parut pensive.
Afép lui tapota l’épaule.
- Meyza, Meyza, reviens à moi. Tu penses à quoi ? À qui ?
- À maman et à tout ce qui se passe dans mon quartier. Là-
bas, les braqueurs sont aussi nombreux et ravageurs que les rats.
Je voudrais que vous me déposiez.
Afép sourit et fit signe au serveur dont les gestes devenaient
lents et malhabiles. Le jeune homme apporta une note salée qu’Afép
cacha à Meyza et régla sans regrets. Puis, le visage endormi du
serveur s’illumina quand Afép lui glissa un gros pourboire.
Il était un peu plus de minuit quand Afép quitta le restaurant
la main de Meyza dans la sienne. En dépit des soins du visage et
des cheveux auxquels il était particulièrement attaché, l’écart d’âge
avec Meyza ne faisait aucun doute. Les clients du restaurant les
regardaient, étonnés. Barnabé devança ce couple atypique, se
dirigea vers le véhicule et ouvrit une des énormes portières. Afép
et Meyza arrivèrent sans se presser et s’y engouffrèrent en se tenant
toujours par la main. La mer éclairée par la lune s’était retirée pour
mieux se briser sur la plage sans vie. La ville entière semblait au
repos. La fraîcheur de la nuit mêlée à celle de l’air conditionné
faisait taire toute hostilité et suscitait des sentiments sublimes dans
le cœur des amoureux. Exténuée, Meyza commença à somnoler
et s’endormit. Afép la tira doucement vers lui en prenant mille
précautions et la laissa dormir sur ses genoux dodus. Partagé entre
le corps et l’esprit, l’ombre et la lumière, l’amour charnel et l’amour
éthéré, Afép sentit le cœur de la petite Meyza battre avec vitalité.
Le battement de ce cœur lui faisait un drôle d’effet. Il avait le
sentiment d’être responsable d’un trésor précieux. Il ne voulait pas
bouger de peur de la réveiller. Devant Meyza, Afép était un tout
autre homme : doux, patient, attentionné. Quand une fille lui plaisait,
il se montrait rustre et n’attendait pas une éternité avant de

163
l’entraîner à l’hôtel ou dans l’une de ses garçonnières. Parfois,
c’étaient des gamines qui le provoquaient ou s’offraient. Mais Afép
n’aimait pas ce genre de filles. Sa personnalité tyrannique le
prédisposait à conquérir les femmes et en faire ce qu’il voulait.
Avec Meyza, il souhaitait s’immerger dans l’eau sacrée d’un
rapport fondé sur autre chose que le plaisir charnel. C’était un
sentiment neuf qui commençait à s’ancrer fortement en lui. Meyza
ressemblait à une rose fraîche qui méritait d’être entretenue,
préservée. Elle se réveilla dès que le véhicule entra dans Labouha.
Les trous profonds dans les rues présentaient un triste décor et
accueillaient la robuste Hummer avec une brutalité honteuse.
Engagé dans une danse sans musique, tout le monde balançait à
gauche et à droite. C’était hallucinant ! Afép maugréait, insultait
on ne sait qui et demandait de temps en temps à Meyza si tout
allait bien. Le véhicule s’immobilisa devant la piste qui menait
chez Meyza. Un groupe de gamins assis non loin de là fumaient
des joints et buvaient de la bière. La vue de la grosse Hummer les
fit fuir dans la nuit insondable. On entendait le bruit sourd d’un
corps qui tombait ou la pluie de jurons d’un jeune qui avait trébuché.
Meyza, titubante, descendit du véhicule. Afép eut l’idée de
l’accompagner. Mais comment pouvait-il se retrouver dans cet
entrelacs de maisons et de chemins qui menaient partout et nulle
part ? Il se désista. Mais peu rassuré, il dit à Meyza :
- Tu crois vraiment que tu peux rentrer seule ?
- Oui, les garçons qui viennent de prendre la fuite habitent
ici et me connaissent bien. Ils ont cru que vous étiez des policiers
en civil. Tard le soir, ils boivent du kaï-kaï et violent parfois des
femmes.
- La police ne vient jamais par ici ?
- Elle est venue une fois quand il y a eu une violente bagarre
et qu’un jeune a perdu son œil.
- Fais quand même attention ! Aussitôt après ton arrivée à
la maison, passe-moi un coup de fil. Je ne bougerai pas d’ici avant
que tu n’aies appelé.
Meyza entra seule dans cet espace de joyeux chaos, où le

164
pire n’était pas virtuel mais une cruelle réalité. Afép se croisait les
doigts. Quand le téléphone retentit, il ordonna à Barnabé de
démarrer et rentra à la villa à cinq heures et demie du matin. Il se
coucha au moment où sa femme s’apprêtait à se lever. Laurentine
était assez euphorique ; Laurent venait d’être reçu au baccalauréat
après une série d’échecs cuisants. Pendant qu’Afép et Meyza se
trouvaient au restaurant, Laurentine nageait dans la lumière obscure
des plaisirs interdits. Laurent, infiniment reconnaissant lui murmura
à l’oreille : «Laulau, tu m’as sorti de la caverne, j’étais dans un
désespoir sans limite. Avec mon bac, je me sens pousser les ailes.
J’ai l’impression enfin d’être vraiment adulte, d’avoir un passeport
à exhiber, grâce à ton soutien, tu te rends compte ! » Et il la serra
dans ses bras. Laurentine renversa la tête et ferma les yeux de
bonheur.
Le lendemain de l’affichage des résultats du bac, Laurent
arriva à la villa à dix heures sonnantes et attendit Afép à la terrasse
comme au premier jour. Cette fois-ci, il venait lui annoncer son
intention d’abandonner le poste de jardinier. Il était temps pour
lui de troquer son sécateur rubigineux contre quelque chose de
propre, de grand. Il avait toujours rêvé de travailler à la poste, de
rencontrer du monde, d’échanger avec les autres. Fini le somme
piqué subrepticement entre les cartons du magasin ! Fini les longues
heures au fond du jardin, tuyau ou sécateur à la main, pour mouiller
les fleurs ou tailler les filaos, seul. Un vent de liberté et d’ascension
sociale soufflait dans le cœur de Laurent. Grâce à la magie de la
réussite, son regard sur la vie avait changé pendant qu’il attendait
Afép. Le bac commençait à exorciser le forçat qui était en lui. Le
forçat qui plantait, émondait, ramassait les feuilles mortes sans se
fatiguer sous un soleil mordant. Le forçat avait un nouveau nom,
un rôle noble à jouer dans un monde où tricheurs, paresseux et
médiocres seraient vomis comme des laves sans force. Avec son
bac en poche, rien ni personne ne pouvait plus ruiner le moral de
Laurent, même pas Afép qui ne se leva qu’à onze heures ce jour-
là. Dès qu’il vint à la terrasse, il fut surpris d’y voir Laurent assis.
- Qu’est-ce que tu fais là toi ? Tu devrais être là-bas, à
t’occuper de mes plantes !

165
- Euh ! Oui, monsieur mais je voulais vous annoncer mon
succès au bac !
- Quoi ? Tu as passé ton bac en étant mon jardinier ?
- J’étais candidat libre. J’ai eu beaucoup de chance. Je
voudrais donc vous dire que je ne peux plus continuer à jardiner.
Merci pour tout monsieur.
- Pourquoi me remercier ? Je ne t’ai rien fait de spécial pour
mériter tes remerciements. Seulement, je suis embêté par ton départ.
Je ne suis pas sûr de trouver quelqu’un de Bououassi qui sera
comme toi.
Afép accepta la démission de Laurent et lui serra la main.
Laurent éprouva quelques pincements au cœur et un léger sentiment
de culpabilité. Il avait séduit la femme de son patron et profitait
de ses biens en toute impunité. Laurent éprouva un sentiment de
reconnaissance teinté de compassion envers Afép. Il se sentit
comme un traître et eut honte de lui. Néanmoins, son départ attrista
fortement Laurentine, car il annonçait la fragilité future de leurs
relations. Elle qui croyait avoir trouvé un petit coin de ciel bleu
au contact de Laurent, elle pensa que le pire était à venir. Le rayon
de soleil qui la mettait d’aplomb s’éloignait d’elle. Bientôt, elle
boira encore la coupe mortelle de la solitude et de l’ennui. Quant
à Laurent, il lui faudrait désormais donner ailleurs le meilleur qu’il
avait en lui. Pas question de s’apitoyer sur le sort de Laurentine.
La voix de la raison l’avait emporté sur celle du cœur. Il quitta la
villa alors que le ciel était couvert d’une palette de couleurs : rose,
bleu, gris, laissant derrière lui des empilements de consternation.
Quand il franchit le portail de la somptueuse villa, il eut un léger
pincement au cœur. Mais l’avenir lui semblait plus radieux loin
de la villa Jupiter.
Deux mois de formation suffirent pour qu’il fût recruté à la
poste. Quand on le voyait en action à son lieu de travail, on pouvait
voir briller des étoiles dans son regard. Il débordait d’énergie et
d’idées et n’hésitait pas à les faire connaître à son chef hiérarchique.
Toutes ses collègues le trouvaient très séduisant, mais il cherchait
surtout à s’affirmer sur le plan professionnel. Son acharnement au
travail et l’indifférence affichée à l’égard des femmes faisaient

166
jaser autour de lui. Certaines mauvaises langues féminines
l’accusaient de souffrir d’une possible asthénie sexuelle.
Mais pour Laurent, avoir une relation amoureuse à son lieu
de travail ne le tentait plus ; il en avait fait l’expérience à la villa
et n’était pas près de recommencer. Il continua néanmoins à voir
Laurentine qui disposait du double de la clef de sa maison. Toujours
amoureuse, elle passait trois soirs sur cinq chez Laurent pour
s’occuper du ménage et du repassage. Etre dans les bras de Laurent
le plus longtemps possible constituait le meilleur de ses passe-
temps. Souvent, elle rentrait au-delà de minuit, enthousiaste,
heureuse…
Un soir, elle trouva une lettre sur le lit de Laurent et l’ouvrit
calmement. Son contenu provoqua un séisme en elle.
« Laulau,
J’ai eu le temps de réfléchir avant de te faire ce courrier.
Sache que ma décision a été difficile à prendre, car sans toi, je
n’aurais pas eu le bac et je serais sûrement un sdf, un zéro. Jardinier,
je commençais déjà à me dévaloriser et tu m’as redonné goût à la
vie. Par tes attentions, ta tendresse, ton soutien en un mot, tu m’as
rappelé que j’avais de la valeur. Je t’en suis infiniment
reconnaissant. Mais Laulau ma chérie jusqu’à quand serons-nous
ensemble ? Jusqu’à quand nous cacherons-nous ? J’ai un peu plus
de trente ans, je dois songer moi aussi à bâtir un foyer stable. Ce
que je vais t’annoncer va te faire souffrir, pardonne-moi.
J’ai rencontré une jeune fille de huit ans ma cadette. Nous
nous voyons depuis quelque temps et nous voulons unir nos destins.
Tu comprends que si je suis avec elle, il nous sera difficile de nous
revoir. Je n’ai pas une âme de polygame. Je souhaite que ton mari
ouvre les yeux et se rende compte de la chance qu’il a de t’avoir
comme épouse. Mais crois-moi, je ne pourrai jamais oublier les
moments que nous avons passés ensemble. C’est l’Etre Suprême
qui te rendra tout le bien que tu m’as fait.
Je t’embrasse très fort.
Laurent »

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Pendant qu’elle lisait la lettre, Laurentine tremblait de tous
ses membres. De grosses larmes coulaient de ses yeux. Elle la
déchira nerveusement en mille morceaux et les jeta sur le lit. Puis,
elle claqua la porte et s’en alla, le cœur inondé d’amertume. Elle
regretta le jour où son regard s’était fondu dans celui de Laurent.
Elle imagina la vie sans lui et pleura à faire pitié au volant de sa
voiture. « Comment ai-je fait pour m’embarquer dans une relation
sans en mesurer les conséquences ?» Pensa-t-elle.
À la villa, elle se barricada dans sa chambre. Tout chancelait
autour d’elle. Elle pleura si longtemps qu’elle s’endormit de
désespoir et ne se réveilla que le lendemain. Afép n’était plus là.
Il avait quitté la villa tôt. Un nombre effrayant de dossiers non
signés l’attendait au bureau. Mais il semblait ne se préoccuper de
rien. La petite Meyza absorbait son être tout entier. Chaque week-
end, il l’emmenait au restaurant ou en promenade et l’appelait tous
les soirs. Un week-end, alors que Meyza était rentrée du cinéma
tard avec Afép et venait de se coucher, elle fut réveillée par des
coups frappés à la porte.
- Qu’est-ce qu’il y a ? Demanda-t-elle.
- Meyza, Meyza, maman t’appelle, répondit une voix
d’enfant.
Meyza eut juste le temps de mettre un long tee-shirt bleu et
se précipita dans la chambre de sa mère. Assise sur le lit, elle se
tortillait comme un ver de terre au milieu d’une colonie de fourmis
rouges.
- Maman, qu’est-ce que je peux faire ? Où est la valise ? Je
vais chercher un taxi ?
- Oui, oui. J’ai trop mal.
Le visage livide, la pauvre femme se levait, s’assoyait, se
relevait, s’agrippait des deux mains au bord de la fenêtre.
Impuissante, Meyza repartit en vitesse dans sa chambre et enfila
sans faire attention une robe déchirée sur le côté. Puis, avec une
célérité de tatou, elle creusa la terre, exhuma la boîte qu’elle avait
ensevelie et prit une somme d’argent. Angoissée, elle apprêta un
sac où elle rangea les effets personnels de sa mère et ordonna à sa

168
petite sœur de prendre la layette serrée dans une petite valise. Les
deux adolescentes aidèrent leur mère à se lever et la firent passer
devant elles, car la piste qui conduisait à la route était émaillée de
dangereux creux et plongée dans l’obscurité totale. Meyza n’avait
pas de lampe de poche et craignait que sa mère ne trébuchât alors
qu’elle était en travail. Le seul éclairage dont elles bénéficiaient
venait des néons que certains riverains avaient placés sur les murs
extérieurs de leurs maisons.
La parturiente avait du mal à avancer et soutenait ses hanches
comme si elle redoutait de les voir tomber. Parfois, elle
s’accroupissait et renouvelait cette position qui semblait confortable.
La route paraissait à des kilomètres du lieu où les trois femmes se
trouvaient. Elles l’atteignirent enfin après de multiples escales.
Aucun moyen de transport en vue. Comment faire ? Meyza eut
l’idée d’appeler Afép et se ravisa. Une main invisible et bienfaisante
intervint : un taxi arriva en vitesse dans le sens opposé. Meyza le
héla en gesticulant. Le conducteur, un molosse au teint foncé tourna
au beau milieu de la route déserte et vint se garer devant elles.
- Nous allons à la maternité, dit Meyza avec une certaine
émotion dans la voix.
- Quelle maternité ?
- Euh !… La clinique des Badamiers.
- Est-ce que tu as les moyens de payer les frais
d’hospitalisation à la clinique ? Emmène-moi à l’hôpital général,
rétorqua sa mère d’une voix éteinte.
- Maman, je sais ce que je fais, tu vas accoucher à la clinique
des Badamiers.
Le chauffeur de taxi mit les feux de détresse et roula presque
à tombeau ouvert lorsqu’il sortit de Labouha. À la clinique, le
personnel, très bien organisé, prit la mère de Meyza en charge tout
de suite. On l’emmena en salle d’accouchement. Meyza, rongée
par l’angoisse, donna la caution exigée et s’installa à la salle
d’attente.
Au loin, les pépiements des oiseaux auroraux se mêlaient
au vrombissement de quelques véhicules. La fraîcheur de la saison

169
sèche était intense. Un tas d’idées bizarres exacerbaient l’angoisse
de Meyza. Et si sa mère mourait en couches ? Qu’allait-elle
devenir ? Tout se passa bien; le petit Clélio vint au monde en
parfaite santé une heure plus tard. Meyza était aux anges de voir
gigoter ce petit être de quatre kilos. Mais qui en était le père ? La
mère de Meyza, affaiblie et blême, but presque un litre d’eau dès
qu’on l’emmena dans sa chambre. Le médecin vint lui rendre visite
une demi-heure plus tard.
- Alors, comment va cette multipare pleine de vigueur ?
Lança-t-il sur un ton badin.
- Bien, docteur. Mais je voudrais que vous m’enleviez tout
ce qui sert à avoir des enfants. Je n’en peux plus, je n’en veux plus.
- Il faut l’accord de votre mari.
- Quel mari ? Je suis moi-même un mari. J’élève mes enfants
seule, seule. Aujourd’hui, les hommes sérieux sont rares. Ils veulent
des enfants même quand ils sont mariés et qu’ils en ont déjà. Après,
ils vous abandonnent… Docteur, pardon, je ne veux plus d’enfants.
J’en ai déjà sept sans mari. Il est temps de fermer à jamais cette
porte.
- Je vais y réfléchir, madame. De toute façon, je ne peux
pas vous opérer maintenant. Il faut attendre une dizaine de jours
environ. J’espère que vous connaissez le prix de l’intervention.
- Je me débrouillerai, Docteur. Ce sont même les pères de
mes enfants qui vont m’aider à faire cette opération. Ce sont des
bandits, moi aussi je vais me comporter en bandit.
Le médecin esquissa un sourire en caressant la joue du petit
Clélio et prit congé. Meyza était d’accord pour l’opération de sa
mère. C’est bien de faire beaucoup d’enfants mais les élever est
une autre histoire, avait-elle souvent pensé. La mère de Meyza
avait subi une épisiotomie et n’était pas tout à fait autonome. Meyza
ne pouvait donc pas la laisser seule. Elle renvoya Lisa à la maison
pour s’occuper des tout-petits. Clélio avait le nez et les yeux de
son père. Un homme marié et père de six filles. Pendant toute la
grossesse de la mère de Meyza, il n’avait donné aucun signe de
vie. La pauvre femme sans emploi s’occupait de tout. Amère, elle
se jura de ne plus jamais revoir cet homme.

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Quelques jours plus tard, le petit Clélio sortit de la clinique
avec sa mère. A la maison, les enfants étaient ivres de joie. La joie
de revoir leur mère et de toucher ce petit être tout rose et fragile.
Quand le bébé pleurait la nuit, Meyza lui chantait des berceuses
et caressait ses cheveux doux. Elle avait gardé le téléphone fermé
pendant la durée de l’hospitalisation. Les messages d’Afép s’étaient
accumulés: « Ma Meyza, où es-tu ? Que deviens-tu ? J’essaie
désespérément de t’avoir, en vain », « Meyza, c’est encore moi,
je suis inquiet, rappelle-moi », « Meyza, ton silence me trouble.
Veux-tu que je lance un avis de recherche à la télévision ? ». Meyza
esquissa un sourire. « Comment un homme de soixante ans peut-
il être entiché de moi à ce point ? » Se dit-elle. Elle prit le téléphone
et l’appela.
- Allô Gap !
- Enfin !!! Meyza. Qu’est-ce qui se passe ? Tu as vu tous
mes messages ?
- Oui Gap. J’ai fermé mon téléphone. Maman a accouché
d’un petit garçon il y a six jours. Je suis restée avec elle, tu sais.
- Oh ! Félicitations. J’espère que tu vas m’autoriser à venir
voir le bébé cette fois-ci. C’est mon futur beau-frère, non ?
- Non Gap, maman ne voudra pas. Je t’ai déjà dit que nous
n’avons pas de chaise à la maison. Un ponte comme toi, tu as
besoin d’un cadre net. Tu ne vas pas quand même t’asseoir sur un
banc !
- Pourquoi pas ? Je ne suis pas né avec une cuillère en or
dans la bouche. Bon, je te propose un marché. Tu me laisses venir
voir le bébé ou je t’emmène le week-end prochain à Gorpttenville.
Après quelques minutes de silence, Meyza se décida.
- Je préfère le voyage à Gorpttenville.
- Ah ça ! Tu ne veux vraiment pas que je vienne chez toi,
hein !
- Tu viendras bien un jour. Il faut que tu sois bien accueilli,
bien assis, bien nourri, mon gars.
- Bon, je me soumets. Barnabé vient te chercher ce soir. Tu
veux manger chinois ? vietnamien, français ou obangais ?

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- Obangais, bien sûr.
- Entendu duchesse !
Quelque chose commençait à naître dans le cœur de Meyza
pour Afép. Le malaise vague du début s’estompait petit à petit
pour faire place à un je-ne-sais-quoi d’agréable, de doux. Les
attentions sans cesse renouvelées d’Afép ne manquaient pas
d’efficacité et produisaient de bons fruits. C’étaient les vacances,
Meyza avait envie de sortir, de voyager, de se détendre. Un voyage
à Gorpttenville, était l’occasion rêvée. Elle alla vers sa mère qui
lavait le petit Clélio, et hésita un peu avant de parler.
- Maman, je sors ce soir avec mon ami.
- Est-ce que c’est lui qui t’a donné l’argent avec lequel tu
as payé la clinique et le reste de la layette ?
- Oui, bien sûr. Qui d’autre peut me donner autant d’argent ?
Ça ne peut pas être Jonathan en tout cas. Il n’a jamais d’argent,
lui. Tu sais qu’il n’est pas boursier. En plus, depuis l’incident de
la dernière fois, il n’a plus cherché à me voir. De toute façon, ma
décision est prise. Je reste avec mon vieux.
- Mais que ce type vienne me voir ! Votre relation ne va pas
s’arrêter dans les restaurants !
- Il viendra maman. Je vais préparer son arrivée. S’il me
donne encore de l’argent, je construirai une petite maison à côté
de celle que nous habitons. Elle sera en dur avec des carreaux et
tout ce qu’il faut.
La maman de Meyza resta rêveuse et quelque peu sceptique.
Elle avait toujours vécu dans une maisonnette surchauffée et
n’espérait pas mieux. D’ailleurs, la perspective de vivre dans une
maison en dur relevait d’une cruelle utopie. Elle s’estimait heureuse
d’avoir accouché pendant la saison sèche, à une période où le
temps était un peu plus doux. Néanmoins, elle redoutait les moments
de chaleur à venir surtout pour le nouveau-né dont il faudrait
humecter le petit corps de temps en temps pour le rafraîchir.
Comme Meyza devait aller au restaurant, elle se mit sur son
trente et un, alla se poster au lieu du rendez-vous. Au lieu de
Barnabé, Afép était lui-même au volant. Il admira le pantalon en
jean et le chemisier blanc de Meyza.

172
- Tu rayonnes dans du blanc, Meyza ! S’exclama Afép.
- Tu trouves ?
Bien sûr. On a du plaisir à te regarder.
Afép sentait bon et portait une tenue qui le rajeunissait.
Sourire aux lèvres, il raconta sa journée à Meyza et lui avoua qu’il
rêvait d’un peu de détente. Meyza resta silencieuse.
Afép passa par le marché de Homboissô devenu désert et
se dirigea vers le restaurant le Bambou archi-comble. Afép choisit
deux places au fond de la salle.
- Qu’est-ce que tu veux manger ? Il y a du crocodile, du
python, des brochettes de gambas, du sanglier, du bouillon de
poisson.
- Je n’aime pas le gibier. Je préfère le bouillon de poisson
avec de la banane cuite à l’eau.
- Moi, un peu de python me fera du bien. J’aime le python,
tu sais ? C’est un animal redoutable et fascinant. Il étrangle sa
proie avant de l’avaler.
Pouah ! je n’aime pas le serpent. Il n’est pas fascinant. C’est
méchant d’avaler les autres.
Ce sont les plus forts qui avalent les plus faibles, ma petite.
- Je n’aime pas ceux qui vivent pour avaler les autres. Tout
le monde a droit à l’existence. Et tous les hommes sont égaux
devant la vie et devant la mort.
- Ah ! Ma petite, ce n’est pas sûr hein !
Après un repas succulent et arrosé, Afép et Meyza discutèrent
de tout et de rien. Le débit verbal d’Afép paraissait inépuisable
quand il avait Meyza à ses côtés. Il la déposa très tard à l’endroit
habituel et l’embrassa sur le front. Alors qu’il avait déjà démarré
la voiture, il coupa le moteur et rappela Meyza. Il lui tendit une
enveloppe volumineuse.
- C’est pour ta maman, précisa-t-il.
- Elle sera contente Gap, merci beaucoup.
À la maison, le bébé braillait sans arrêt. La mère de Meyza
avait épuisé son répertoire de berceuses. Lessivée, elle somnolait
Clélio sur les genoux et sursauta quand Meyza arriva.

173
- Te voilà enfin ! Prends ton frère, je ne tiens plus debout.
- Maman, moi aussi je tombe de sommeil. Tu as vu l’heure
qu’il est ?
- Ma fille, s’il te plaît, berce ton frère quelques minutes. Je
suis fatiguée et j’ai faim.
- Pauvre maman ! Donne-moi ce petit gars. Il ne résistera
pas à mes chansons, dit Meyza en souriant.
- Avec ton frère rien n’est gagné d’avance répliqua la maman
de Meyza.
- C’est ce qu’on verra. Au fait maman, mon gars te félicite
pour la naissance de Clélio. Voici ce qu’il t’envoie.
Elle farfouilla dans son sac, y tira l’enveloppe et la lui remit.
- Mon Dieu ! Le pauvre homme, il ne me connaît même
pas !
- Cela ne saurait tarder maman.
Dans l’enveloppe, Afép avait glissé quatre cent mille francs.
La mère de Meyza en était tout émue.
- Mais Meyza, où trouve-t-il autant d’argent ?
- Il est directeur général. C’est aussi un homme d’affaires.
Il a des maisons à louer partout. Je crois qu’il a aussi une entreprise
d’import-export. Si tu voyais même la voiture qu’il a en ce moment !
Il paraît qu’il en a plusieurs.
- Meyza, il faut dire que la chance te sourit mais je ne veux
pas que tu tournes le dos à tes études. Un homme peut t’offrir tout
l’or du monde et même la lune, tu ne dois pas t’en contenter. Il
faut essentiellement compter sur toi-même. Ton ami est gentil,
c’est vrai. Mais Dansaville est le paradis du mal. Tous ceux qui
ont l’air gentil ne le sont pas en réalité. Je veux juste que tu sois
vigilante. Mieux vaut être pauvre et vivant que riche et mort-vivant.
Une semaine s’écoula, Afép et Meyza s’envolèrent pour
Gorpttenville. Ce fut un bon vol en dépit de quelques turbulences
au-dessus de l’océan. Une Mercedes 280 les attendait à l’arrivée.
Ils s’y engouffrèrent avec une précipitation digne des gens qui
craignaient d’être pris en flagrant délit.
- C’est une belle petite ville Gap, admira Meyza qui n’y
avait jamais mis les pieds.

174
- C’est pourquoi je t’y ai emmenée ma chérie.
Le véhicule flambant neuf et aseptisé entra dans un quartier
résidentiel et s’immobilisa devant une magnifique maison couverte
de tuile. Toussala le chauffeur fit descendre les bagages. Visiblement
content, Afép, les mains dans les poches, sifflotait.
- Toussala, tu diras à la responsable du restaurant « Un peu
de tout » de me livrer le repas pendant trois jours, ordonna-t-il.
- Oui, monsieur. Elle connaît vos goûts, monsieur ?
- Bien sûr. Mais la petite préfère la cuisine locale.
La Mercedes partit dans un crissement de roues infernal. Il
était déjà dix-huit heures. Un vent marin soufflait et obligeait les
habitants à mettre des pull-overs. A Gorpttenville, la saison sèche
distillait des tonnes de fraîcheur. Avec un plaisir infini, les
Gopttenvillois contemplatifs se promenaient pieds nus sur la plage
bordée de sable fin. Le silence profond de la maison qui venait
d’accueillir Afép et Meyza n’était pas rassurant. Le cadre, quoique
coquet et fleuri, avait quelque chose d’inquiétant. Afép ouvrit la
plus belle chambre. Un lit immense couvert de draps rose et bleu
était là. Afép s’y jeta en costume et tendit les bras à Meyza.
- Viens Meyza, viens dans mes bras ! Tu es ici chez toi.
Personne ne nous dérangera.
Décidée à s’offrir à Afép, Meyza marqua pourtant le pas.
Dès qu’elle fut à côté du lit, Afép la tira vers lui. Meyza n’était
pas tout à fait prête, elle se laissa faire. En acceptant d’aller en
week-end avec Afép, elle savait ce qui l’attendait. Il fallait boire
le vin qui était tiré. Après une longue sieste, Afép et Meyza s’assirent
devant un gros écran plat et regardèrent toutes sortes de films.
Meyza ne supporta pas les films salaces et se couvrit les yeux avec
un coussin. Afép s’acharna à le lui enlever et il y parvint. Son
objectif était d’initier Meyza aux jeux de l’amour. Au bout de deux
jours, elle se transforma en une infatigable Aphrodite. Elle
chatouilla, provoqua, séduisit Afép hors d’haleine.
- Tu voulais un vélo neuf, non ? Pédale maintenant mon
vieux ! lui dit-elle en riant.
Afép ne répondit pas. Il se souvint de sa vigueur passée et

175
devint nostalgique. Il prit conscience que l’homme vieillit mais
pas le cœur. Conscient de son asthénie sexuelle, Afép gava Meyza
de toutes sortes de jeux et l’invita à boire le champagne. Meyza,
très bonne élève, but le précieux liquide avec plaisir et se sentit
toute bizarre.
La veille de leur retour à Dansaville, ils allèrent en boîte de
nuit où l’ambiance survoltée les poussa à commander une bouteille
de champagne qu’ils vidèrent sans se presser. Rentrés à la villa un
peu après minuit, ils écoutèrent les quatre saisons de Vivaldi
qu’Afép connaissait par cœur.
- Tu sais ma petite, dit-il, tu m’as fait beaucoup de bien. Au
premier coup d’œil, tu as l’air timide. Mais on ne doit pas se fier
à ton apparence. Tu es une fauve timide, Meyza. Ce que je vais te
demander va sûrement te choquer. Mais j’y tiens beaucoup. Meyza,
fais-moi un enfant.
- Un enfant ! S’écria Meyza. Je ne peux pas Gap. N’oublie
pas que je ne suis qu’une élève. Tu es mariée…ma mère en a marre
des enfants, et …
- Et quoi ? Tu sais, mon enfant ne manquera de rien. Il aura
une nounou, une femme de ménage. Que sais-je encore ? Je me
suis toujours occupé de mes enfants. J’en ai au total… vingt, trente
peut-être.
Trente! Ils ont mon âge, tes enfants ?
- Euh ! L’aînée a trente ans, elle est bien plus âgée que toi.
- Donc, je peux être ta fille ?
- Euh ! Oui, oui. Mais tu ne l’es pas, heureusement ! Tu es
ma petite femme, ma petite femme à moi.
- Mais tu ne m’as pas encore épousée, rétorqua Meyza.
Afép s’approcha d’elle et colla son gros ventre contre le
ventre plat de la jeune fille comme s’il recherchait une fusion
parfaite avec elle. Ils n’étaient pas tout à fait comme Laurel et
Hardy. Mais leurs corps si différents suscitaient l’hilarité. Le regard
lumineux, Afép murmura :
- Tu ne trouves pas que nous sommes bien ensemble Meyza ?
- Euh ! Oui, répondit Meyza avec un petit air d’hésitation.

176
Afép cherchait à paraître jeune, à imiter les mimiques de
Meyza. Mais tout n’était plus de son âge. Il maudissait chaque
jour la vieillesse, cette intolérable boîte à frustrations qui lui imposait
des limites. Il était prêt à prendre des fortifiants pour montrer à
Meyza qu’il pouvait encore faire des exploits, et il se promit d’en
parler à son médecin.
La fin du voyage à Gorpttenville fut pluvieuse. Une pluie
en pleine saison sèche, c’était plutôt étrange. Afép et Meyza
embarquèrent dans un petit avion de quarante places qui était plein
à craquer. Ils prirent place à l’arrière et attachèrent leur ceinture.
Afép avait une peur secrète des turbulences, mais ne laissa rien
paraître. Meyza, elle, était contente d’avoir effectué ce voyage.
Détendue et souriante, elle posa sa tête sur l’épaule droite d’Afép
qui en était ravi.
À Dansaville, quelques rayons de soleil illuminaient encore
un ciel couvert en partie d’épais nuages. Le crépuscule arrivait à
grands pas. Aussitôt après l’atterrissage, Afép murmura à l’oreille
de Meyza de descendre avec les derniers passagers. L’air pressé,
il prit sa sacoche en cuir et quitta l’avion. A la sortie, deux de ses
chauffeurs l’attendaient. Meyza monta avec Barnabé. La route de
l’aéroport était éclairée. Mais plus on s’en éloignait, plus la
pénombre recouvrait les quartiers déshérités comme un habit
opaque. Les réverbères étaient là mais leur sombre lumière
n’éclairait rien. Des ombres silencieuses et effrayantes allaient et
venaient au moment où Meyza arriva à la maison. Sa mère donnait
la tétée au petit Clélio dont la douceur du regard ne pouvait laisser
personne indifférent.
- On t’a cherchée partout Meyza, dit son petit frère de cinq
ans.
- Je suis là Pichon, je suis là.
Après avoir fait des guili-guili à Pichon, Meyza fila dans sa
chambre. En rangeant ses petites affaires, une surprise l’attendait.
Afép avait glissé subrepticement une enveloppe dans son sac.
C’était un million de francs. Meyza en fut toute renversée : «Hou
la ! la ! Mon Dieu ! Avec ça, je vais commander des briques et

177
m’acheter du ciment. Je dois construire une maison », décida-t-
elle. Elle vint voir sa mère qui commençait à langer le bébé, mais
ne lui parla pas de l’argent qu’Afép venait de lui donner.
- Comment s’est passé ton voyage ? Demanda-t-elle à Meyza.
- Bien, très bien maman. Figure-toi qu’il veut que je lui
fasse un enfant !
- Quoi !!! Pas du tout ! Mais alors, pas du tout ! Ils disent
tous ça : « Fais-moi un enfant, fais-moi un enfant ». Que cache le
désir d’avoir un enfant avec une jeune fille qu’on connaît à peine ?
Vous êtes tous la réponse au refrain « Fais-moi un enfant ». Où est
ton père Meyza ? Où sont ceux de tes frères et sœurs ? Ils ont fui.
Ton ami fera la même chose, crois-moi.
- Non maman ! Il n’est pas comme ça. S’il s’occupe de moi
alors que nous n’avons pas d’enfant. Imagine ce qu’il fera si je lui
donne un fils. Hou la ! la ! Je serai une reine.
Meyza fit la moue comme si elle avait déjà un diadème sur
la tête Les conseils de sa mère, elle semblait les avoir oubliés et
voulait en faire à sa tête. La mère de Meyza, irritée par la naïveté
de sa fille revint à l’attaque :
- Meyza, ouvre les yeux. Ne te laisse pas aveugler par l’argent
facile. J’étais belle ma fille, plus belle que toi. J’ai voulu faire
plaisir à tous ceux qui me demandaient de leur faire des enfants.
Me voilà bien servie. Je suis seule comme le pouce. Les hommes
sont de fiers salauds, tout le monde le sait. Ton ami sait que tu es
fraîche, que tes seins sont encore bien durs. Attends, tu verras
quand ils vont se casser après l’accouchement, il va chercher
d’autres seins plus durs encore. Je les connais ces gens-là. J’aurais
pu obtenir la médaille de la meilleure victime des hommes, tu sais.
- Maman, tu exagères. Tiens ! je vais programmer un bébé
avant le bac. Ce serait bien maman, ce serait aussi le moyen idéal
d’obliger mon ami à m’épouser.
- C’est ça ! Meyza, tu risques de regretter tout ça. Tu sais,
moi aussi j’avais fait un tas de calculs quand j’étais plus jeune,
mais ils se sont retournés contre moi. Réfléchis ma fille, réfléchis
alors qu’il est encore temps. Au fait, je rentre à l’hôpital dans deux

178
jours, le père d’Astrid et celui de Pichon m’ont envoyé un peu de
sou. Je vais pouvoir me faire couper ces fichues trompes.
- J’espère que tout se passera bien maman. Je commence à
stresser quand je sais que je vais rester avec Clélio.
- Il faut bien que tu apprennes! Tu veux faire un enfant non ?
Clélio est un bon exercice…
Meyza appela aussitôt Afép pour l’informer de
l’hospitalisation imminente de sa mère sans lui en donner la
véritable raison. Elle précisa qu’ils ne pourraient pas se voir pendant
son absence. Afép s’en plaignit. Meyza était devenue un élixir de
jouvence dont il ne pouvait plus se passer. Or, Laurentine sa femme
était en train de s’enfoncer non seulement dans les sables mouvants
de la ruine affective, mais dans le gouffre éthylique. Elle vidait
des cannettes et des cannettes de bière et terminait sa tournée avec
un verre de whisky sec. Ses enfants s’alarmaient et lui montraient
désespérément les méfaits de l’alcool. En vain.
Sa fille aînée alerta Afép. Insensible, il ne chercha pas à
comprendre ce qui arrivait à sa femme et lança plutôt à sa fille :
« Dis au cuisinier d’enlever toutes les bouteilles d’alcool qui se
trouvent dans la maison pour les mettre à la cave. Qu’il vienne me
remettre la clé après ! » Cette précaution ne résolut rien. Laurentine
continua à aller boire « Chez Tommy », un bar chic près de la poste
où travaillait Laurent. Elle rentrait très tard à la villa dans un état
d’ébriété inquiétant. Seule au volant de son véhicule, on pouvait
craindre le pire. Mais Afép ne se rendait toujours pas compte de
la descente aux enfers de sa femme. C’est Meyza qui était son
point de mire. Cette dernière vivait un cauchemar sans sa mère.
Elle n’en pouvait plus de bercer un bébé dont les braillements
continus prenaient possession de sa tête comme une musique
cacophonique et l’empêchaient de dormir. Elle comprit le doux
calvaire que vivait sa mère, toutes les mères. Non seulement elle
devait laver le linge sale du bébé mais nettoyer et faire les biberons.
Il fallait aussi faire à manger. C’était épouvantable. Elle avait
maigri en peu de jours. Epuisée, elle parlait souvent seule: « Pourvu
que maman soit de retour, j’en ai marre ! Quand je pense que le

179
père de Clélio est peinard quelque part dans Dansaville, comme
mon père, comme les pères de tous les autres, j’ai envie de hurler ».
Elle transpirait d’angoisse quand le bébé était étouffé par les
sanglots. Elle dormait avec lui dans le lit de sa mère et craignait
de l’écraser. Son sommeil était agité. Elle sauta de joie quand sa
mère sortit de clinique. C’est avec bonheur qu’elle se débarrassa
d’une responsabilité qui commençait à la laminer.
Rentrée à la maison, la mère de Meyza chanta le bonheur
de ne plus jamais être mère et pensa à celles qui ne pouvaient pas
le devenir. La vie était absurde : tandis que certaines femmes
rêvaient d’être mères sans pouvoir, d’autres subissaient le poids
de leur fertilité et jetaient leur progéniture dans des dépotoirs
pestilentiels. La mère de Meyza exultait de joie d’être dans sa
maison de tôle, entourée de ses enfants, sa seule raison de vivre.
- Maman, lui dit-elle, si tu savais comment j’ai souffert !
J’ignorais que tu passais des nuits entières sans avoir un sommeil
parfait.
- Ah ! Ma fille, tu as senti ma douleur. Tu as compris pourquoi
je te dis qu’une femme ne doit pas faire d’enfants si elle n’est pas
aidée, soutenue. Si elle n’est pas sûre de pouvoir s’en occuper
correctement. On fait un enfant quand on peut et non quand on
veut, Meyza. Toi-même tu as vu le nombre de sacrifices qu’un
bébé impose.
Meyza resta silencieuse. Elle était sûre que nombre de
femmes vivent mal leur maternité parce qu’elles sont écrasées par
le poids des charges et de la solitude. Mais l’idée de faire un enfant
à Afép ne la quittait pas. Forte de la place qu’elle occupait dans le
cœur du sexagénaire, elle se sentait invulnérable et avait la certitude
qu’un enfant consoliderait leur relation amoureuse. Mais elle
oubliait que les contes de fée peuvent se transformer en cauchemars.
Couchée dans son lit de liane, elle pensa à Afép et l’appela.
- Allô Gap ! Bonjour.
- Tiens ! Tiens ! Bonjour ma chérie. Je venais de penser à toi
à l’instant même. Comment vas-tu ?
- Je suis en petits morceaux. Je ne savais pas que s’occuper
d’un bébé était un travail aussi dur.

180
- Pauvre Meyza, mais ta mère t’a initiée à ton rôle de future
mère du petit Afép. Tu vois ce que je veux dire ?
- Tu vas attendre que j’aie mon bac, mon gars ! Si tu es sage,
je peux te faire un enfant avant.
- Je serai sage Meyza, je serai sage.
- On verra dans ce cas…
On était déjà à la fin du mois de septembre. Les pluies
torrentielles s’abattaient sur Dansaville avec une fréquence
effrayante. Les inondations se comptaient par dizaines emportant
les cahutes urbaines avec leurs maigres contenus. Dans plusieurs
quartiers oubliés, les habitants pataugeaient dans une gadoue impure
et glissante. On voyait de coquettes dames avec des chaussures à
la main, contraintes d’affronter ces grotesques bourbiers urbains
avec des tongs ou des babouches. Ce spectacle ne semblait pas
gêner les autorités municipales. En plein Dansaville, un nombre
impressionnant de véhicules étaient couverts de boue. A certains
endroits, on voyait des camions pris comme des rats dans la boue
incongrue. Il fallait la solidarité des riverains pour les sortir de là.
Ceux qui habitaient les beaux quartiers n’en avaient cure, tant leurs
rues ressemblaient à celles des villes européennes. Cependant, ils
allaient éhontés dans les coins perdus et boueux pour acheter les
voix des oubliés et racoler leurs filles qui avaient des rêves de
grandeur.
Au centre ville, il y avait une foule compacte : c’était la
rentrée. Contrairement à ce qu’on voyait le long de l’année, les
librairies prises d’assaut par les parents et les élèves, ressemblaient
à des fourmilières. Tout le monde marchait sur les pieds de tout le
monde sans avoir la courtoisie de s’excuser. Véritable aubaine
pour les commerçants et autres escrocs sans scrupule, la rentrée
stressait les catégories sociales les plus modestes. Meyza pouvait
dormir sur ses deux oreilles : Afép lui avait fourni tout le nécessaire
pour le lycée. Barnabé, le chauffeur fidèle l’accompagna partout
et fit l’innommable queue à sa place. Désormais, les allures de
Meyza étaient celles d’une grande dame. Avec l’argent qu’Afép
lui avait donné, elle fit acheter par Barnabé des fournitures pour

181
tous ses frères et sœurs scolarisés et commença à monter sa petite
maison. Les gens de son quartier étaient émerveillés et jasaient :
« Qui donne autant d’argent à Meyza ? », Disaient les uns, « Elle
a peut-être gagné au tiercé » suggéra un homme gros et stupide,
« Mais non ! Ajouta un autre, on voit toujours un grand type la
déposer le soir, ça veut dire ce que ça veut dire… ». Ses voisins
l’épiaient et n’avaient que ça à faire. Mais Meyza était prête à
assumer tout ce qui se disait au sujet de son ascension sociale
précoce.
Au début des cours, Barnabé reçut l’ordre de déposer Meyza
au lycée et de la ramener à midi. Ses camarades la regardaient
avec étonnement et guignaient sa place.
- Tu as changé Meyza, tu brilles, tu as l’air épanouie. Dis-
nous ton secret, observa l’une de ses camarades.
- C’est à qui la grosse bagnole qui vient toujours te chercher ?
Lui demanda une autre.
Meyza ne répondit pas. Son silence faisait enrager tout le
monde. Elle avait le don d’attirer soit l’antipathie soit la sympathie.
Son apparente aisance matérielle la rendait arrogante et distante.
Il plut un matin à verse, Meyza arriva en retard en cours de
philosophie. Le professeur à qui elle plaisait depuis deux ans la
laissa entrer. Mais elle ne sortit ni cahier ni livre et regardait plutôt
à gauche et à droite en affichant un air d’ignoble désinvolture. Elle
était là sans être là.
- Meyza, sors tes affaires, hurla le professeur.
- Monsieur, il faut que je prenne le temps de souffler, il fait
chaud, non ?
- Tu veux que je t’envoie chez le censeur ?
- Mais monsieur, je n’ai rien fait de mal. J’ai bien suivi ce
que vous disiez sur Aristote.
- C’est ça. Si tu as bien suivi mon propos, tu dois savoir
combien on distingue de types de causalité chez Aristote ? Je viens
de le dire à l’instant.
- Je ne sais pas monsieur.
- Prends la porte. Mais sache qu’on ne doit pas se parer des

182
plumes du paon. Afficher des attitudes de suffisance avec l’argent
que tu n’as pas gagné et que tu n’es pas capable de gagner est une
stupidité. Va réfléchir dehors. Plus vite que ça, mademoiselle !
Froide comme le marbre, Meyza prit son sac sans le moindre
désir de s’excuser et sortit. Elle décida de s’asseoir dans un lieu
peu fréquenté et passa deux heures à goûter du charme du farniente
et de la solitude. Avant le début du cours d’histoire et de géographie,
elle passa un coup de fil à Afép.
- Allô ! Gap.
- Oui Meyza, tu n’es pas en cours ?
- Non, le prof de philo m’a mise dehors.
- Pourquoi donc ?
- Je suis arrivée en retard. Je n’ai pas sorti mes affaires à
temps et ça l’a énervé. Je m’en fous de lui et de sa philosophie. Je
sais qu’il me déteste parce que je ne veux pas sortir avec lui. Je ne
suis pas comme ces filles du lycée qui acceptent de sortir avec les
profs ou qui les aguichent. Je n’ai que toi, rien que toi, Gap.
- Je te crois ma chérie. Mais fais attention ! Un prof désespéré
et frustré est sans pitié.
- Je vais le surprendre, ce prof de philo. J’aurai mon bac au
premier tour. Je m’achèterai des annales et d’autres bouquins de
philo.
- Ecoute, si tu as la moyenne au premier et au deuxième
trimestre, je t’enlève pour trois pays lointains. Devine lesquels ?
- Le Sénégal, le Mali et la Côte-d’Ivoire.
- Tu as tout faux. Je t’emmènerai en France, en Italie et en
Allemagne.
- Waw ou ! C’est vrai Gap ? Moi, en France ! Tu as le don
de transformer mes rêves en réalité.
- Oui, toi en France, il faut d’abord de bonnes moyennes.
Comme ça, nous partirons pendant les vacances de Pâques.
- Bon Gap, pour que je puisse bien travailler, on va arrêter
de se voir pendant six mois.
- Six mois !? Tu rigoles ! Non Meyza, c’est trop long. Tu
sais que je n’ai plus que toi dans ma vie. Je suis vorace de toi. Sans

183
toi, le soleil ne brillera plus dans mon cœur ni même à Dansaville.
Tu es ma perle de prix. On ne peut certes pas se voir tous les jours,
mais réserve-moi quand même les week-ends.
- Ok ! Ça marche. Je raccroche, le cours de maths va
commencer. Bye Bye !
Afép, décontracté, attendait la visite de Uonin. Juliana elle,
avait une mine de jachère. Malgré tous les efforts qu’elle déployait
pour se faire pardonner, Afép la repoussait sans élégance comme
si elle était revêtue d’un voile exhalant la puanteur. De temps en
temps, il lui jetait froidement un carnet d’essence ou une enveloppe
comme s’il voulait lui signifier que sa couronne était tombée. Plus
de pinçon à la fesse, plus de déjeuner fastueux, plus de mots coquins.
Rien qui mette ses sens en émoi. Pourtant, l’indifférence d’Afép
enhardissait le désir de Juliana de le reconquérir. Mais l’homme
resta sourd et aveugle à tout. Tour à tour révoltée et dégoûtée,
Juliana prit la décision de tourner la page de ce patron rustre et
rigide. Elle ne fit désormais que son travail. D’ailleurs, dès que
Uonin arriva, elle l’annonça par téléphone.
- Uonin veut vous voir, monsieur.
- Qu’il entre ! Répondit Afép d’un ton neutre.
Le front de Uonin était radieux mais les nouvelles l’étaient
moins. Il salua Afép avec enthousiasme.
- Bonjour monsieur le directeur général. Noue revenons du
village. La désillusion est totale. Les machines que nous avons
achetées aux femmes moisissent dans des cartons. Les hommes
ont vendu les brouettes et les houes à ceux qui cultivent le cannabis.
Ces cultivateurs d’un autre genre ont des clients en toute saison.
- Uonin, j’ai une grande expérience du terrain. Les villageois
deviennent de plus en plus paresseux, jeunes comme adultes. C’est
pourquoi je leur donne ce qui leur fait plaisir. Je t’assure que quand
ils ont à manger et à boire, le ciel nuageux devient lumineux. Avec
les houes et les brouettes, ils ont l’impression de ne rien avoir dans
l’immédiat. Ou si tu veux, ils n’ont que le fer. Et le fer, on ne le
mange pas. Donne-leur à manger et à boire et tu seras leur ami.
- Mais monsieur Afép, je crois vous l’avoir déjà dit, le plus
grand bien que nous puissions faire à nos villageois n’est pas de

184
les enivrer et de les gaver de nourriture mais de leur montrer
comment se la procurer. Tout est possible pour un peuple qui
s’organise, bouge, agit. Le nôtre considère sa destinée comme un
fardeau. Mais tant qu’on leur apportera le poisson sans leur
apprendre à pêcher, la pierre de leur vie retombera toujours dans
la vallée, comme celle de Sisyphe.
- Uonin, je me méfie de la philosophie. Je dis tout simplement
qu’on peut éduquer un individu mais pas toute une foule. C’est
compliqué.
- En tout cas les membres de l’association et moi-même ne
perdons pas espoir. Je suis enseignant, je ne crains pas la répétition.
Nous recommencerons notre discours d’encouragement jusqu’à
ce que tous les villageois comprennent que le travail est une
exigence sociale qui garantit la liberté de l’individu. Plus ils
dépendront des dons, plus ils ne voudront rien faire et plus ils
seront dans des fers.
- Tu parles vraiment comme un philosophe Uonin. Je pense
que tu voulais juste me faire le point de votre voyage. J’ai plein
de dossiers à traiter. Nous nous reverrons prochainement. Bon
courage !
Uonin était animé par un sentiment d’échec, mais il semblait
décidé à montrer aux siens la dimension libératrice du travail. Afép,
lui, n’aimait pas se creuser la tête pour convaincre qui que ce soit
de travailler de ses mains. Il jetait la nourriture à qui voulait, comme
on le ferait aux pourceaux. Tant pis si les gens se battaient, se
plaignaient et s’entre-haïssaient. Il aimait engraisser le corps mais
pas l’esprit et voulait maintenir les gens dans la dépendance pour
mieux les asservir. Cette option mettait Uonin dans une colère
noire. Mais il n’était pas prêt à baisser les bras. Couper la tête au
dragon de la facilité et de la médiocrité nécessitait des stratégies
efficaces. Il n’en manquait pas. Il avait juste besoin de moyens.
Midi approchait, chaud et moite. Afép hésitait entre rentrer
à la villa et dîner au restaurant. Mais il ne supportait pas la solitude.
Aussi, téléphona-t-il chez lui. Personne ne décrocha. Il rappela
vingt minutes plus tard. Clarence prit le téléphone.
- Bonjour monsieur.

185
- Bonjour Clarence, où est madame ?
- Elle ne s’est pas levée depuis ce matin. Je suis allée cogner
à sa porte mais elle n’a pas répondu. J’ai pensé qu’elle avait besoin
de repos.
- C’est étrange. Va cogner de nouveau,je te rappelle tout
de suite.
C’est la femme de ménage qui rappela Afép quelques
minutes plus tard pour le rassurer. Laurentine n’avait pas de
problème spécial. La cuite de la veille l’avait quelque peu fatiguée.
Se reposer semblait une exigence. Quand le désespoir devient un
enfer, on fait n’importe quoi au risque de mettre sa vie en danger.
Le départ de Laurent ressemblait à un vampire : il avait sucé et
continuait à sucer toute l’énergie de Laurentine. Le luxe qui
l’entourait était devenu absurde. Ses problèmes de dos ne faisaient
qu’accroître son sentiment de dépression. La moindre contrariété
rouvrait toutes les blessures et la faisait renâcler.
Rentré à la maison à midi, Afép déjeuna avec ses enfants.
Laurentine pourtant réveillée, ne vint pas les rejoindre et resta
cloîtrée dans sa chambre. Assise à la petite terrasse, elle revoyait
les scènes les plus tendres avec Laurent. Elles surgissaient comme
des rayons de miel noir. Tout espoir de revoir Laurent devint
illusoire. Un nodule d’amertume teint de lassitude se forma au
plus profond d’elle. Elle en avait assez des gifles cuisantes que
l’existence n’avait cessé de lui flanquer. Maintenant, elle était
devenue neurasthénique et détestait cordialement Laurent. Si encore
Afép avait été à ses côtés plus souvent, sa douleur aurait été moins
vive ! Mais il s’éloignait de plus en plus d’elle. Elle le voyait, elle
le sentait, elle le palpait.
En revanche, Afép constituait une force pour Meyza sur qui
tombait toutes les attentions délicieuses. Elle se voyait déjà en
Europe et déployait tous les efforts possibles pour obtenir de bonnes
notes. Avec les centaines de mille francs Cfa qu’elle avait engrangés,
une maisonnette dont l’arroseur était Afép sortait de terre près de
chez elle. « Avant le bac, je la terminerai. Que dis-je ? Avant notre
voyage en Europe, elle sera prête. » Se lança-t-elle comme un défi
en clignant ses petits yeux riants.

186
En réponse à la gentillesse d’Afép, Meyza n’avait plus
cherché à voir Jonathan. Elle l’avait zappé avec bonheur. Désormais,
elle se comportait comme une épouse légitime, fidèle et disponible.
Quand elle envoyait un mot à Afép par Barnabé, elle
signait : « Meyza ta petite femme ». Elle maîtrisait parfaitement
cet homme qui paralysait littéralement tout le monde. Avec Meyza,
Afép se comportait comme un gros petit toutou attachant et
obéissant.
Un week-end, il loua une superbe suite à Damart Hôtel.
Meyza l’y rejoignit sans trop d’enthousiasme ; elle préparait plein
de devoirs. Mais à l’hôtel, le champagne coulait à flot. Lazzis et
éclats de rire rendaient compte d’une complicité profonde entre le
sexagénaire et l’adolescente. L’air coquin, la jeune fille lui proposa
un jeu.
- Gap, on va faire une course-poursuite. Si tu m’attrapes, tu
auras tout ce que tu désires.
- Si je t’attrape, j’aurai ce que je veux. Mais si tu ne
m’attrapes pas, tu auras zéro en tout. Tu te contenteras de me voir
sans me dévorer… C’est d’accord ?
- Non Meyza, je jette l’éponge. Toi, tu es jeune, tu es agile,
tu es mince. Tu peux courir vite et longtemps. Moi, je suis lourd
et je m’essoufflerai.
- Gap, on ne court pas vite. On fait comme dans des contes
pour enfants. Tu es le prince, moi je suis la princesse. Si tu
m’attrapes, je suis à toi et à toi seul. Il ne faut pas rater ça.
- Pôpôpôpôpô !!! Fit Afép. Tu auras une crise cardiaque à
cause de la courte jupe dè ! Se moqua-t-il de lui-même.
- Non, tu ne mourras pas. Je vais aller à ton rythme.
L’essentiel est de m’attraper. Même si on tombe, tu as gagné. Viens
maintenant, attrape-moi.
Meyza s’élança comme une gazelle. Afép la suivit avec une
grâce hippopotamesque. Meyza bondit et sauta sur le lit, Afép fit
comme elle. Elle descendit et courut se cacher sous la table. Afép
continua à la poursuivre mais renonça très vite, car il sentit son
arthrose se réveiller. Meyza sortit de sa cachette, fit une feinte,

187
puis une autre. Afép n’en déjoua aucune. Afép, dont l’endurance
n’était pas proverbiale s’arrêta et mit les mains aux hanches. La
langue pendante, il poussa un gros soupir.
- Mey…za ! Meyza, arrêtons. Je risque d’avoir une attaque.
Laisse-moi t’attraper. Tu as gagné, tu es la meilleure.
- Ah !Ah ! Ah ! Ça t’apprendra à avoir une maîtresse qui
aime jouer. Il faut assumer mon gars.
- Tu as raison Meyza. Comme tu as gagné, viens me consoler.
Viens dans mes bras. J’ai besoin de douceur cette fois-ci
- Excuse-moi Gap si je t’ai fait bouger. Tu dois faire un peu
de sport, comme ça tu perdras ce gros ventre-là, Doudou.
- Tu as raison Meyza. Ton coup de pousse et ton
encouragement me donneront plus de force.
Navrée d’avoir fait courir son ami, Meyza se blottit dans
ses bras dont les poils commençaient à blanchir. Puis, elle le
chatouilla, le mordit au ventre, le caressa, le mit hors de lui.
Provoqué, le pauvre Afép se déchaîna comme un homme de son
âge et prouva à Meyza qu’il avait encore de bons réflexes. Leur
étreinte fut émouvante, presque pathétique. C’était la fusion de
deux générations opposées unies par un je-ne- sais quoi d’étrange,
de fort, de contre-nature…
Quelques mois s’écoulèrent. Meyza obtint onze de moyenne
au premier trimestre et dix au deuxième. Le professeur de philo
qui la détestait lui avait donné de mauvaises notes dans les deux
bulletins. Dans celui du deuxième trimestre figurait une appréciation
vexante : « Assez bonne élève mais joue à la poupée russe ». Meyza
ne comprit pas le sens de « poupée russe » et ne se priva pas
d’interpeller son professeur qu’il croisa dans un des longs couloirs
du lycée un jour plus tard.
- Monsieur, monsieur ! Ça veut dire quoi une poupée russe ?
- Je ne suis pas un dictionnaire. Si tu veux vraiment le savoir,
dis à ton vieux de t’acheter un dictionnaire.
Meyza le toisa, se dirigea vers la sortie du lycée et appela
Afép.
- Allô ! Gap. Prépare déjà les billets. J’ai obtenu la moyenne.
J’ai eu juste dix.

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- Ah ça ! C’est vraiment juste, juste. Paresseuse !
- C’est toi qui m’empêches de bosser, mon gars. Au lieu
d’avoir le nez dans les cahiers tous les week-ends, je l’ai sur ta
poitrine parfumée. Vrai ou faux ?
- Vrai. Meyza pardonne-moi. Je vais me racheter. Apporte-
moi deux photos demain. Ce sera pour ton passeport.
- Chouette ! Fit Meyza.
À la mine jubilante de Meyza quand elle rentra chez elle,
sa mère sut qu’elle avait bien travaillé.
- Meyza, on lit la joie sur ton visage. Ça a bien marché au
deuxième trimestre ?
- Oui maman. En plus, mon gars m’emmène en Eurooope !!
Tu te rends compte !
- Quoi ?
- Il va m’acheter un billet pour les pays lointains. Nous irons
en France, en Italie et en Allemagne.
- Oh ! Oh ! Oh !! Ma fille. C’est fort ça. Tu as peut-être
trouvé un homme sérieux. Un mari quoi. Quand la maison finira,
il faut qu’il vienne me voir. Peut-être à votre retour d’Europe. Mais
Meyza, j’ai peur. Il ne faut pas qu’il aille te tuer ou te vendre là-
bas aux proxénètes. Tout ça est trop beau pour être normal.
- Maman, ne vois pas tout en noir ! Tout va bien se passer,
je fais confiance à mon gars. Je le maîtrise et je le gère comme il
se doit…
Pendant qu’Afép s’activait pour les billets, le change et le
passeport de Meyza, la lycéenne se trouvait avec les tâcherons qui
construisaient sa petite maison. Elle eut les étoiles dans les yeux
quand la tôle fut posée et le crépissage fait. Elle prit conscience
qu’Afép était une aubaine inespérée pour elle et sa famille. Leur
régime alimentaire avait changé. Afép lui donnait de l’argent sans
compter et se promettait de l’envoyer à l’auto-école après son bac.
Peut-être voulait-il lui offrir une voiture ? Dans sa situation, Meyza
ressemblait à Alice au pays des merveilles. Elle avait l’essentiel
et le superflu.
Une semaine avant le départ pour l’Europe, Meyza donna
les dernières instructions à ses travailleurs.

189
- J’espère que tout sera fin prêt quand je serai de retour, dit-
elle à son chef de chantier.
- Bien sûr mademoiselle Meyza. Tu seras satisfaite. Nous
avons tout ce qu’il faut.
Meyza rêvait d’offrir une maison confortable à sa mère.
Une maison où il y aurait des climatiseurs, une belle table et des
chaises solides. Le vent de la chance soufflait en sa faveur ; elle
savait qu’Afép, s’il pouvait, était disposé à cueillir un bout de ciel
pour le lui offrir. L’emmener à des milliers de kilomètres de
Dansaville était un signe évident de son amour et une perspective
enthousiasmante pour Meyza qui n’avait jamais fait de long voyage.
L’aéroport était en ébullition en cette soirée du mois d’Avril.
Afép avait choisi un vol de nuit parce qu’il lui semblait moins
ennuyeux. Les vendeurs ambulants tournaient autour des passagers
comme des rapaces, sans doute pour dénicher une proie à escroquer.
Certains se disaient au revoir ici, d’autres discutaient de leurs
bagages excédentaires là. Afép n’aimait pas la foule et n’était pas
là. Il ne voulait pas être vu aux côtés de Meyza ce soir-là. Barnabé
s’occupa de l’enregistrement de ses effets et de ceux de Meyza.
Peu avant vingt et une heures, il appela la jeune fille et lui donna
les dernières consignes.
- Allô ! Meyza ! Barnabé viendra te chercher et te remettra
le billet, le passeport et la carte d’embarquement. Tu feras les
formalités de police seule. Nous ne serons ensemble que dans
l’avion. C’est d’accord ?
- Ça roule Gap, à tout de suite.
Vêtue d’un jean noir et d’un chemisier blanc, Meyza avait
une coiffure originale qui lui donnait de l’allure. Elle se sentait
triste de laisser sa mère pendant de longs jours. La pauvre femme
était tout aussi angoissée.
- Meyza, sois prudente ! L’Europe, ce n’est pas Dansaville.
Tu dois mettre le pied là où ton ami met le sien.
- Ça ira maman. Le chauffeur vient me chercher. Il est
sûrement en train de m’attendre. Reste à surveiller les maçons et
veille à ce que le travail avance. Quand je serai de retour, on va

190
passer à la peinture de la maison. C’est juste après que j’inviterai
mon ami. À bientôt maman !
- Fais un bon voyage Meyza, et ramène-nous un morceau
de terre de France.
Sans bagage et agile comme une biche, la jeune fille partit
en courant. Barnabé, fidèle au rendez-vous, attendait déjà. Il appela
Afép avant de démarrer. En chemin, Meyza essayait d’imaginer
le pays des Blancs. Elle avait vu certains quartiers de Paris à la
télévision. Maintenant, elle allait visiter la capitale française. A
l’aéroport de Dansaville, après les formalités de police, Afép déserta
la salle VIP et vint guetter l’arrivée de Meyza dans la grande salle.
Le quotidien national dans les mains, il donnait l’impression de
cacher son visage. Aussitôt arrivée, Meyza s’engouffra dans la
queue et suivit la foule sans savoir où elle allait. Elle fut soulagée
d’apercevoir Afép et s’assit loin de lui comme convenu. Afép ne
la quittait pas des yeux et avait un paquet sur les genoux. C’était
une eau de toilette achetée au Duty free shop pour Meyza. Quand
le vol de Paris fut annoncé, Meyza s’avança vers la porte
d’embarquement. Afép l’y rejoignit et fit comme s’il ne la
connaissait pas. La discrétion fut la règle d’or jusqu’à la porte de
l’avion. En cabine, Afép et Meyza s’assirent confortablement côte
à côte, se regardèrent et échangèrent un sourire des plus complices.
Meyza admira l’immensité du Boeing 767 d’Air France. L’air
troublée, elle regardait devant et derrière, comme si elle redoutait
quelque chose.
- Tu crois que ce gros truc va décoller Gap ? Demanda-t-
elle, sceptique.
- Bien sûr ? N’aie pas peur, tout va bien se passer, répondit
Afép d’un air rassuré.
L’avion, poussé par un petit engin doté d’une puissance
étonnante, se dirigea vers la piste de décollage. Meyza donna la
main à Afép qui la serra très fort. Quelques minutes plus tard, une
voix grave s’éleva : « Ici le commandant Maupuy. Bienvenue à
bord. Décollage immédiat ! ». Soudain, un silence bizarre enveloppa
la cabine au moment du décollage. Seuls, les puissants réacteurs

191
émettaient un bruit assourdissant. Chaque passager semblait sur
le qui-vive. Mais le gros oiseau était déjà à plus de mille mètres
d’altitude. Vue du ciel, Dansaville était plus splendide qu’elle ne
l’était en réalité. Assise près du hublot, Meyza voyait la capitale
s’éloigner. Peut-être sa mère et ses sœurs avaient-elles entendu le
décollage imposant de ce mastodonte des airs ? Plus l’avion prenait
de l’altitude, plus la température baissait. Meyza grelottait de froid.
Afép déploya la petite couverture bleue offerte par la compagnie
et la posa doucement sur les épaules de la jeune fille. Ensuite, il
l’aida à placer les écouteurs de la radio et lui montra comment
chercher les fréquences. Puis il lui dit :
- Tu sais, il est possible qu’il fasse encore froid en France.
C’est le printemps là-bas. Je vais t’acheter un vêtement chaud pour
que tu n’attrapes pas froid.
- J’ai un pagne dans le sac qui est là-haut, je peux me couvrir
avec non ?
- Ça dépend. Il risque d’être trop léger.
Le dîner était frugal. On servit du hachis Parmentier. Meyza
n’y toucha pas et se contenta de l’entrée et du dessert. Une hôtesse,
une brune aux yeux bridés et à la denture sans défaut, s’en étonna.
- On ne va pas dire que vous aimez le hachis Parmentier,
mademoiselle ! Votre père a plutôt l’air d’en raffoler, dit-elle sur
un ton ironique.
Ni Afép ni Meyza ne répondirent. L’embarras était
perceptible chez l’un et l’autre. Quand l’hôtesse s’éloigna d’eux,
Meyza se moqua d’Afép.
- Tu as vu Gap, elle croit que tu es mon père.
- Elle est bête cette femme blanche. Chez eux, des hommes
bien plus âgés que moi vivent avec des gamines qui peuvent être
leurs petites-filles. Personne n’en parle. Quand il s’agit des
Africains, on le trompète, on crie au scandale.
- Ce n’est pas grave, Gap. Tu ne dois pas t’énerver pour si
peu. Que tu aies l’âge de mon père ou de mon grand-père, peu
importe ! Je t’aime comme tu es
- Merci ma chérie, merci bien.

192
Il y eut la vente des produits hors taxe et la projection d’un
film western d’une rare violence. Epuisée, Meyza s’endormit. Afép
avait bu du café noir et resta éveillé. A travers la lumière blafarde
de la cabine, des silhouettes remuantes allaient et venaient. On se
demandait ce qu’elles cherchaient. Des turbulences assez fréquentes
ruinaient le moral de quelques passagers éveillés qui s’agrippaient
à leur siège. Après plus de six heures de vol, le petit déjeuner fut
servi. Afép, grand consommateur de café quand il voyageait, reprit
une bonne tasse bien noire tandis que Meyza but un verre de jus
d’orange et mangea un croissant bien chaud.
Soudain, le bruit des moteurs commença à changer. Le
commandant Maupuy annonça la descente de l’avion. Un silence
de cathédrale drapa de nouveau la cabine. C’était comme si tout
le monde s’attendait au pire. Mais l’avion atterrit à l’aéroport de
Roissy Charles De Gaulle dans les règles de l’art.
- Tu vois, tout s’est plutôt bien passé, dit Afép.
- J’ai eu peur à certains moments.
Dehors, le paysage avait changé. Meyza sentit qu’elle se
trouvait en Europe. Des avions avec des inscriptions diverses
attendaient leur prochain décollage. À la descente de l’avion, Afép
prit la main de Meyza. Ils arrivèrent ainsi à la police des frontières.
Un policier, un rouquin d’une quarantaine d’années lança à Afép :
- Monsieur, vous avez une fille splendide !
- Merci. Mais ce n’est pas ma fille, c’est ma femme, rétorqua
Afép avec fierté.
Le policier rougit instantanément, prit leurs deux passeports,
les feuilleta et y appuya le tampon en remuant les lèvres, comme
s’il se disait à lui-même : « Ça alors ! On aura tout vu ! ». Il remit
les passeports à Afép et lança en esquissant un sourire narquois :
« Excellent séjour en France, monsieur dame ! ». Ni Afép, ni Meyza
ne répondirent. La tête haute et la main dans la main, ils sortirent
de l’espace réservé à la police.
Afép en avait assez qu’on le prît pour le père de Meyza.
Aussi, était-il décidé à donner des précisions sur la nature de leurs
relations à quiconque se tromperait encore. L’attente des bagages

193
fut moins longue que prévu. Afép récupéra sa valise et le sac de
Meyza, les mit sur le chariot qu’il poussa hardiment. Il faisait froid
pour une matinée printanière. Meyza ne manqua pas de se couvrir
de son pagne multicolore. Elle eut droit à quelques regards dignes
d’une bête curieuse. A la station de taxis, la queue était longue.
Mais les taxis ne manquaient pas. Afép et Meyza montèrent dans
une Mercedes 280. Le chauffeur rangea leurs bagages dans le coffre
et leur ouvrit la portière qu’il referma aussitôt après qu’ils eussent
été assis.
- Merci monsieur, dit Afép flatté. Nous allons à l’hôtel
Moretti, rue LesDiguières, dans le seizième arrondissement, précisa
-t-il.
- Bien, monsieur, dame.
- Joyeux, Afép murmura à l’oreille de Meyza.
- Tu vois, lui au moins devine que je suis ton mari. Il n’est
pas aveugle comme l’hôtesse et ce vilain policier aux cheveux
orange.
- Oh Gap ! Ce sont des voitures de luxe qui servent de taxi
en France, s’extasia Meyza sans tenir compte de la remarque
d’Afép.
- Eh oui, tu n’as rien vu encore, ma petite.
Sur le périphérique encombré par les voitures, Meyza
regardait tout avec émerveillement. Pas de carcasses de voiture le
long de la route. Pas de chien ou de chat en état de décomposition
avancé. Pas de femmes avec des cuvettes sur la tête. Mais des files
de voitures interminables qui occupaient les trois voies. Le taxi
mit plus d’une heure avant d’arriver à l’hôtel Moretti. Immeuble
bourgeois au cœur de Paris, cet hôtel luxueux n’accueillait qu’une
clientèle distinguée et offrait un service exceptionnel. Les employés
chiquement habillés, étaient polyglottes et s’adressaient aux clients
avec une courtoisie royale. Meyza fut surprise lorsqu’un groom
vint chercher leurs bagages. C’était la première fois qu’elle voyait
un blanc faire un travail subalterne. Elle n’en croyait pas ses yeux
et se dit : « J’imagine qu’à Obang, cet homme aurait été un grand
patron qui mépriserait et crierait sur tout le monde. Les minus en
Europe deviennent des patrons en Afrique… »

194
Dans le hall marbré de l’hôtel, des compositions florales
phénoménales captaient le regard. Le carrelage était si éclatant
qu’on eût que personne n’avait marché dessus. Tout était propre,
net. Ayant mal aux pieds, Meyza se résolut pourtant à garder ses
chaussures. Elle s’assit dans un fauteuil des plus somptueux.
Pendant ce temps Afép était reçu par une blonde sensuelle vêtue
d’un tailleur bleu. Elle s’appelait Sabrina. On pouvait le lire sur
son badge qu’elle portait partout avec fierté. Afép sortit son
passeport et ses multiples cartes de crédit.
- Bonjour monsieur, bienvenue à l’hôtel Moretti. Vous avez
une très jolie fille ! Voulez-vous sa chambre à côté de la vôtre ?
- Euh...Non ! Cette fille n’est pas ma fille. Elle est ma femme.
La jeune femme ne cacha pas sa stupéfaction. L’air atterré,
elle esquissa un sourire équivoque et remit une clé magnétique à
Afép qui prit l’ascenseur avec Meyza. Située au cinquième étage,
leur chambre avait une double vue sur l’Arc de Triomphe et la
Tour Eiffel. Décorée avec une méticulosité digne d’un palace, elle
était lumineuse et agréable. Dans un vase en verre sablé, il y avait
un entrelacs de fleurs printanières. Au plafond, s’étalaient des
fresques gigantesques d’une beauté à couper le souffle. Meyza,
sensible à un luxe aussi insolent, s’écria :
- On se croirait dans un rêve, Gap.
- Non Meyza, c’est bien la réalité. Les autres sont loin, très
loin.
Ils entendirent cogner à la porte. C’était le groom qui venait
livrer leurs bagages. Afép lui remit un billet tout neuf. Il remercia
en souriant et l’enfouit dans sa poche. Depuis qu’Afép et Meyza
étaient passés à la réception, des commentaires railleurs fusaient
à leur sujet.
- Tu te rends compte ! dit une jeune dame à sa collègue qui
venait d’arriver, le gros noir de la 520 a une gamine comme épouse.
T’aurais vu ça ! C’est incroyable !
- Tu sais qu’en Afrique, il y a des mariages entre les enfants
et les adultes, une forme de pédophilie tolérée, si tu veux. J’ai vu
à la télé des filles qui ont fui leur pays pour échapper à ce type de

195
mariage. Mais elles retombent dans des réseaux de proxénétisme
quand elles arrivent en Europe. C’est vache hein !
- Celle dont je te parle a plutôt l’air heureux. Elle est
mignonne et bien foutue. Son mari doit être plein aux as. T’aurais
vu toutes les cartes de crédit qu’il se trimballe ? Qu’est-ce qu’il
n’est pas beau ! Quelle horreur !
- Ce monsieur n’est pas différent des pédophiles qu’on a en
Europe. T’as vu toutes les images qui sont sur le Net ! C’est à vous
donner froid dans le dos !
- Eh ben ouais. On ne sait pas où va le monde, hein !
Afép et Meyza étaient bien au chaud et profitaient de la
superbe vue qui s’offrait à eux. Ils papotèrent longtemps. Puis, ils
rangèrent leurs effets dans le dressing aux portes coulissantes dans
une ambiance de décontraction. Après un bain chaud commun, ils
regardèrent la télévision allongés sur un lit japonais. Les draps aux
couleurs poudrées sentaient la lavande et recouvraient un lit qui
semblait posé à même le sol.
- Y a beaucoup plus de chaînes ici qu’à Dansaville, observa
Meyza.
- Bien sûr, les clients ont un choix immense et peuvent
regarder ce qu’ils veulent.
- Gap à Dansaville on nous abreuve de la même chose pour
nous abrutir peut-être. Vraiment cela fait deux heures à peine que
nous sommes en France, je me rends compte que notre pays est
trop en retard à tous les niveaux. Où vont toutes les richesses qu’il
possède, hein ?
- Ah ! Meyza, c’est compliqué, tu sais. Tu ne peux pas
comprendre certaines choses…
Afép se leva soudain et appuya sur un bouton. Il appela
l’accueil d’une voix empreinte de solennité.
- Madame, bonjour. Je suis à la chambre 520, pourrais-je
passer une commande par téléphone ?
- Bien sûr, monsieur.
- Je voudrais un cocktail avec une liqueur à base de litchi
et de jus de pamplemousse. Ajoutez à cela un jus d’orange pressé
pour ma femme, s’il vous plaît.

196
- On vous fait monter toutes vos boissons tout de suite,
monsieur.
- Merci bien
- Je vous en prie.
Toujours à plat ventre sur le lit, Meyza passait d’une chaîne
à une autre. Elle avait l’embarras du choix et n’arrêtait pas d’établir
des comparaisons entre les émissions de son pays et celles qu’elle
avait la chance de suivre. À la porte, de légers coups se firent
entendre. Un jeune homme brun et bien vêtu poussait une espèce
de desserte recouverte d’une nappe blanche où étaient posées les
boissons.
- Bonjour, monsieur dame, dit-il avec de la lumière dans la
voix. Un jus d’orange pour madame, un cocktail pour monsieur.
- Merci beaucoup.
- Avec plaisir monsieur, dame.
Le serveur referma la porte en souriant.
- Les blancs sont trop polis Gap, tu ne trouves pas ?
Remarqua Meyza.
- Pas tous. Ici à l’hôtel, ils sont obligés de l’être. Tu sais
combien je dois payer cette chambre par jour ?
- Non ! Aucune idée.
- Trois cent mille francs par jour, soit trois mille francs
français.
- Tchouooo !!!! Gap, c’est trop cher !
- On a de l’argent pour le dépenser non ? J’ai voulu te faire
plaisir.
Meyza entoura Afép de ses bras frêles et lui témoigna toute
l’affection proportionnelle à la gentillesse qui le caractérisait. Ils
ne quittèrent pas l’hôtel de la journée et passèrent leur temps à
regarder l’Arc de Triomphe, attraction majeure pour les touristes.
Quand l’heure du dîner arriva, ils ne se rendirent pas directement
au restaurant mais firent des achats dans les magasins chics du
rez-de-chaussée de l’hôtel. Meyza eut droit à un pull en cachemire,
à un foulard en soie et à un bel imperméable blanc cassé. Elle
enroula sans attendre son foulard en soie autour du cou. Belle à

197
croquer, elle fit fondre le cœur dur d’Afép qui ne manqua pas de
lui murmurer ce soir-là : « J’aimerais rencontrer les merveilleux
êtres qui t’ont mise au monde… »
Au restaurant, Afép et Meyza étaient les seuls Noirs. Meyza
se sentait mal à l’aise malgré l’élégant sarouel blanc et le tee-shirt
rose avec des reflets dorés qu’elle portait. Les autres clients
semblaient les ignorer mais les regardaient dès qu’ils avaient le
nez dans l’assiette. Meyza faisait extrêmement attention et ne
voulait pas paraître fruste dans un hôtel de haut standing. La peur
de commettre une bêtise la rendait raide comme un parapluie et
muette comme une carpe. Elle ne retrouva la parole que lorsqu’ils
regagnèrent leur chambre. Fatigués tous les deux par le long voyage,
ils se couchèrent aussitôt. Mais Meyza ne trouva pas le sommeil
tout de suite. Le chauffage, encore en marche à cette période de
l’année, tenait la chambre chaude. À Dansaville, quand la chaleur
devenait intense, on se servait du ventilateur. À Paris, le ventilateur
n’existait pas, il fallait subir la chaleur artificielle et torride des
radiateurs. Meyza bougeait dans tous les sens.
- Ne te couvre plus Meyza, tu verras que ça ira mieux, lui
recommanda Afép.
- Tu crois Gap ? Je veux plutôt prendre une douche à l’eau
froide, ça me fera du bien.
- Non ! Non ! Tu ne peux pas supporter cette eau. Elle est
plus froide qu’à Dansaville.
- Tant mieux, j’aurai moins chaud dans ce cas, répondit
Meyza.
- Je te laisse faire mais tu m’en diras des nouvelles.
Meyza fonça à la salle de bain et monta dans la baignoire.
Tout à coup, on entendit un cri dès que la première goutte d’eau
la toucha. Elle referma le robinet en vitesse et sortit précipitamment
de la baignoire en grelottant. Emmitouflée dans un drap de bain
blanc, elle vint presque en courant vers Afép qui l’attendait d’un
air moqueur.
- Je t’avais prévenue ma petite chérie.
- J’aurais dû t’écouter Gap, mais je ne suis pas parisienne.

198
Ce soir-là, à cause de la chaleur, elle préféra qu’Afép fût
loin d’elle. Elle put dormir en prenant soin de se débarrasser de
tout ce qui pouvait lui tenir chaud. Le lendemain matin, ils se
réveillèrent quand le soleil printanier commençait à déployer ses
timides rayons. L’ambiance était calme et propice au repos et à la
tendresse. Meyza se sentait bien dans sa tête, Afép aussi.
- Bonjour Meyza ! J’espère que tu as bien passé cette
première nuit parisienne, en dépit du combat que tu as livré à la
chaleur et à la fraîcheur.
- On est très bien ici, je t’assure.
- Tant mieux Meyza. Aujourd’hui, nous irons nous promener
dans Paris. Nous ne rentrerons que le soir. Mets des chaussures
plates ; nous marcherons beaucoup. Ici les distances sont longues,
très longues. On descendra sous terre après.
- Sous terre !
- Oui, sous terre. Tu verras, c’est impressionnant. Il y a des
boutiques, le métro. Plein de monde qui va le prendre. Tu verras
des gens bizarres, des regards étranges, des mendiants, des
musiciens ambulants. Il y a de tout dans le métro.
Ils se lavèrent ensemble à la va-vite et prirent un petit
déjeuner à l’Américaine somptueux. Meyza garda quelques
échantillons de confiture à la fraise et à l’abricot. Certains employés
de l’hôtel la regardèrent d’un air moqueur voire méprisant, mais
Meyza ne s’occupait pas d’eux. Afép vint vers elle et lui murmura
quelque chose à l’oreille. Meyza esquissa un sourire et arrêta de
se servir. Ils sortirent de l’hôtel et décidèrent d’aller sur les Champs-
Élysées déjà noirs de monde. « Magnifique ! » s’exclama Meyza
quand elle vit cette longue avenue. Ils choisirent de s’asseoir à la
terrasse d’un café. La circulation était dense. Des visages fermés
allaient et venaient. Partout, il y avait des embrassades
exhibitionnistes. De nombreux couples se tenaient par la main et
affichaient un air de bonheur.
Des sans domicile fixe meurtris par la misère et hagards se
traînaient et mendiaient des pièces de monnaie. Certains parmi
eux, bien ivres, se montraient agressifs convaincus que tout le

199
monde les ignorait. D’autres impressionnaient par une courtoisie
voulue. Leurs discours suintaient la détresse et le besoin de survie.
C’était pathétique et étonnant de voir des déchets humains dans
un pays riche. Un sans domicile fixe d’une cinquantaine d’années
n’était blanc que de nom. Sa peau couverte de croûtes et de crasse
tirait sur un marron sans clarté. Il vint vers Afép et Meyza, se plaça
devant eux, les regarda droit dans les yeux et leur cria d’une voix
rocailleuse: « Sales nègres ! Qu’est-ce que vous foutez en France,
merde ! Tirez-vous d’ici ! Nègres enfoirés ! On n’a pas besoin de
racaille dans ce pays… Vous entendez pauv’cons ! » Un silence
de cimetière envahissait les lieux. On aurait entendu une mouche
voler. Les clients du café se regardaient, gênés. Quelques-uns
esquissaient des sourires quasi-complices. Ni Afép ni Meyza
n’eurent de réaction. A quoi servait-il de répondre à un paumé
noyé dans la lie de l’exclusion et du désespoir ? S’attaquer à des
Noirs propres et visiblement heureux était un moyen d’évacuer
tout le venin et toutes les frustrations tapis en lui. Afép et Meyza
semblaient des boucs-émissaires faciles. De l’autre côté des
Champs-Élysées, deux autres sans domicile fixe tout aussi ivres
s’insultaient en laissant échapper des postillons puant l’alcool. Ils
détonnaient lamentablement sur la sélecte avenue. A les regarder,
on pouvait se dire qu’un soûlard, quelle que soit sa race, a les
gestes et l’apparence d’un soûlard : il crache, titube, a les lèvres
exagérément humides et affiche une sombre joie de vivre.
Après l’agression verbale dont ils venaient d’être victimes,
Afép et Meyza descendirent pour prendre le métro. Meyza continua
à penser à ce déchet humain prisonnier de l’amertume et ami de
la solitude. D’innombrables questions se heurtèrent dans sa tête.
Pourquoi des gens aussi pauvres courent-ils les rues dans un pays
très riche ? Tous ces sans domicile fixe n’ont-ils pas de parents
pour leur venir en aide ?
Sous terre, d’autres vagabonds, bavant et soliloquant étaient
couchés ou assis près des bagages crasseux, leur seul trésor.
Certains, bouteilles de vin ou de bière à la main, crachaient leur
venin sur le monde entier à travers des propos incohérents qui ne

200
retenaient l’attention de personne. Tous les regards étaient fuyants
et méprisants. Meyza seule les regardait avec curiosité et une
compassion certaines. Elle prit conscience que la misère, ce long
serpent digne de décapitation existait partout, même à Paris. Mais
elle, la fille de Labouha, dormait à l’hôtel Moretti dans un décor
à faire pâlir d’envie les vagabonds de toutes les races qui troquaient
leur dignité contre quelques minables pièces. Elle se réjouissait
secrètement d’être mieux lotie à Obang que ces pauvres gens
qu’elle croisait dans certaines rues de la ville mythique. Sa maison
ressemblait à une terrible fournaise pendant la saison chaude. Mais
elle protégeait toute sa famille de la pluie et du vent. Il valait mieux
l’avoir que dormir à la belle étoile qui était le lot quotidien des
errants parisiens.
Pendant trois jours, Afép lui fit visiter beaucoup de
monuments historiques: Notre-Dame de Paris, les Invalides, la
Tour Eiffel, Versailles, Le Palais du Luxembourg, Le Louvre. Il
en restait encore à visiter, mais Meyza, exténuée et les doigts de
pied en compote, n’eut plus envie de rien. Elle préféra acheter des
dessous affriolants et un tas d’autres vêtements. À Paris, Meyza
était une véritable reine à qui Afép ne refusait rien. Ses caprices
étaient des ordres. Le courant passait parfaitement entre eux. Ils
semblaient heureux dans cet isolement choisi.
Deux jours plus tard, par une belle matinée printanière pleine
de fraîcheur, ils prirent l’avion pour Venise et y atterrirent après
un violent orage. À l’atterrissage, l’avion se déporta légèrement
sur la droite. Il y eut plus de peur que de mal. L’hôtesse parla en
italien pour annoncer la fin du vol et s’excuser du désagrément
provoqué par l’incident. Afép et Meyza ne comprenaient pas l’italien
mais ils devinèrent que la jeune femme adressait des excuses aux
passagers. À l’aéroport, Afép héla un taxi et demanda l’hôtel
Colleone dans un anglais approximatif. Il fut parfaitement compris.
Dans le taxi, Afép et Meyza jubilaient ; la ville mythique des
amoureux se trouvait à leurs pieds. L’aéroport était à moins de
vingt minutes du port. Le parcours ne fut pas long. Venise voguait
sur l’eau et sentait la vase et la rouille. Afép et Meyza furent

201
impressionnés par une multitude de ponts et de canaux. Près du
Grand canal, non loin du centre commercial et du pont de Rialto,
étaient accostées des gondoles noires qui attendaient patiemment
les clients pour une promenade romantique.
À Venise, les voitures n’ont pas droit de cité. Seuls les piétons
et les gondoliers font corps avec la ville natale du peintre Titien.
Le taxi déposa Afép et Meyza au port où ils embarquèrent dans
un motoscafi, un petit bateau à vapeur qui les conduisit vers la
place Saint Marc non loin de laquelle était situé leur hôtel. C’était
un bâtiment qui devait dater de la Renaissance. Au rez-de-chaussée,
il y avait des tapis anciens et des tables basses partout. Le cadre,
moins luxueux qu’à Paris, était magique et chargé d’histoire. A la
réception, on pouvait parler l’italien, l’anglais et le français.
L’absence d’obstacle linguistique mit Afép à l’aise et l’amena à
discuter avec la réceptionniste, belle vénitienne au corps presque
parfait. Mais Afép préférait Meyza. Il obtint une chambre au
troisième étage. Il n’y avait ni groom ni ascenseur. Ils prirent
l’escalier assez lestement. La marche dans Paris avait fait du bien
à tout le monde. Afép s’en vanta.
- Tu ne me félicites même pas Meyza.
- Pourquoi ?
- Parce que j’ai monté l’escalier sans m’essouffler. C’est toi
qui m’as initié au sport non ?
- Oui, mais je t’encourage à continuer. Tu dois maigrir à
tout prix.
- Entendu Duchesse.
Leur chambre, dans des tons gris bleu, donnait sur une
tonnelle fleurie. Les rideaux couleur miel tranchaient avec le
mobilier de bois clair et créaient une atmosphère de luxe discret.
Afép ouvrit le balcon attenant à une salle de bain inondée de lumière
et qui donnait sur une basilique construite au Moyen Age. La vue
suscitait une sensation délicieuse. Le printemps était bien là. On
en sentait la douceur et l’odeur. Moins frais et plus chaud, il était
différent de celui de Paris. L’ambiance dans les ruelles et les places,
très chaleureuse, rappelait quelque peu Dansaville. Les Italiens,

202
exubérants, parlaient avec des gestes. Leur langue chantante faisait
sourire Afép qui se sentait très à l’aise à Venise. Meyza, elle, avait
une peur bleue de l’eau et stressait à l’idée de monter dans une
gondole.
A midi, ils déjeunèrent au restaurant de l’hôtel. On trouvait
toutes sortes de pâtes. Le choix était immense. Afép en mangea à
s’étouffer, car elles étaient bien meilleures que toutes celles qu’il
avait pu goûter jusque-là. Après le repas, ils firent une promenade
dans les ruelles surchargées de Venise. Les regards des Vénitiens
semblaient sympathiques, presque chaleureux. Afép et Meyza
étaient comme des poissons dans l’eau. Lorsque les rayons de
soleil plongèrent dans la lagune, Afép accompagna Meyza dans
les magasins du Grand Canal. Les sacs et les chaussures y étaient
si bon marché que Meyza tremblait et voulait tout avoir.
- Calme-toi Meyza. Prends le temps de comparer les prix
et la qualité pour opérer le meilleur choix, lui dit Afép.
- Oh Gap ! à Dansaville, ces choses coûteraient bien plus
cher !
Afép acheta des costumes et des chaussures pour lui-même
et quelques babioles pour ses enfants. Ils rentrèrent à l’hôtel les
bras chargés de paquets et le cœur léger. C’est bien connu, les
courses rendent joyeux. Meyza gambadait dans la chambre comme
une enfant gâtée et chatouillait Afép avec plaisir dès qu’elle en
avait l’occasion. Afép ne voulut plus ressortir et sentait le besoin
de se reposer. Ils se laissèrent alors bercer par la tranquillité du
crépuscule vénitien.
- Nous visiterons Venise demain Meyza. Il paraît qu’il y
aura le fameux carnaval. On ne peut pas rater ça, lui dit-il.
- Il se fera sur la terre ferme ou sur l’eau ?
- Bonne question. Mais je n’en sais rien.
Le vent soufflait tout doucement sur la ville lagunaire et
faisait danser l’eau et les mouettes amoureuses. Les piétons
s’agglutinaient dans les rues comme s’ils avaient soif de la terre
ferme et recherchaient l’inertie qu’apporte la fin du jour. Ils parlaient
presque à haute voix et respiraient une certaine joie de vivre très
peu perceptible ailleurs. Réfugiés dans leur chambre comme des

203
exilés heureux, Afép et Meyza regardaient la télévision sans
comprendre grand-chose à ce qu’on y disait. Ils parlèrent de
Dansaville, de leurs projets communs et s’endormirent l’un dans
les bras de l’autre les cœurs débordants d’espoir.
Le lendemain de leur arrivée, ils montèrent dans une gondole
effilée qui glissait sur l’eau comme un cygne noir. Le couple assis
côte à côte admirait cette ville étonnante construite sur l’eau et
menacée par l’eau. Afép se baissait quand la gondole passait sous
un pont, comme s’il craignait de se cogner la tête. Le guide, Vénitien
polyglotte et loquace, connaissait l’itinéraire de son parcours par
cœur et l’histoire de Venise sur le bout du doigt. Il parla avec une
certaine amertume de la vitalité économique passée de Venise et
de son possible déclin futur. Mais il ne cachait pas sa fierté au sujet
du patrimoine architectural de la ville des amoureux.
- Les monuments qui nous entourent datent de quel siècle ?
Demanda Afép.
- Certains sont du Moyen Age, d’autres de la Renaissance.
On va dire qu’ils ont été construits il y a environ sept cents ans.
L’histoire nous entoure...
- Tout à fait, reconnut Afép admiratif.
Incommodée par l’odeur de la vase, Meyza eut des nausées.
Elle mit la main devant la bouche et tendit le cou vers l’extérieur.
Afép s’en aperçut.
- Qu’est-ce qui se passe, Meyza ?
- J’ai des nausées, je ne comprends pas.
- Lève le nez et regarde les monuments, lui suggéra Afép.
Mais il n’y avait plus rien à faire. Meyza rendit dans l’eau
toute la pizza qu’elle avait mangée.
- Porca madona ! s’exclama le gondolier dont le dégoût
paraissait évident.
Afép inquiet, proposa au gondolier de rebrousser chemin.
Meyza s’y opposa et prétexta que tout allait mieux. Le guide lui
remit un bonbon à la réglisse et parla encore de Venise sans se
fatiguer. Devant eux, un jeune couple était confortablement assis
dans une gondole ornée de colliers de fleurs. L’échange de baisers
voraces montrait qu’ils venaient juste de se marier. Afép se dit en

204
lui-même : « J’espère que vous continuerez à vous embrasser quand
vous serez bien vieux, car le temps mange l’amour. » Il songea à
Laurentine, à leurs relations conjugales qui avaient pris la rouille,
et attira Meyza vers lui comme s’il voulait se convaincre qu’avec
sa jeune plante, il repartait à zéro.
Les vaporetti, de drôles de bateaux-mouches, laissaient
derrière les gondoles indolentes, des sillons mousseux et éphémères.
Les canaux étroits et encombrés laissaient passer des bateaux ultra-
rapides qui labouraient et polluaient la lagune. Certaines
embarcations allaient si vite qu’elles donnaient l’impression de
planer sous l’œil médusé de Meyza.
Lassée de tous ces spectacles insolites, elle commença à
s’ennuyer et bâilla sans arrêt. Le gondolier comprit le message et
fit demi-tour. Il accosta doucement non loin du pont du Rialto. Les
rues se vidaient et la quasi-totalité des gondoles, serrées les unes
contre les autres, étaient déjà à quai. Un silence étrange pesait sur
la lagune enveloppée par le voile obscur du crépuscule. Afép et
Meyza hâtèrent le pas, achetèrent deux pizzas bien chaudes et se
couchèrent l’un contre l’autre bercés par le vent frais qui soufflait
sur la ville lagunaire.
Venise se réveilla dans la folie carnavalesque. C’était un
festival de contrastes de formes et de couleurs qui marqua la fin
du séjour d’Afép et Meyza dans cette ville que l’on tient pour la
métropole des plaisirs et des arts. La place Saint Marc fut prise
d’assaut par des milliers de spectateurs en liesse. Personne ne
voulait rater cette fête où les costumes rivalisaient de magnificence
et les masques de monstruosité. Meyza n’avait jamais vu autant
de gens masqués réunis en un seul lieu. Elle se blottit contre Afép
comme une gamine effrayée par ces êtres fantomatiques.
- Meyza a a ! Tu ne vas pas me dire que tu as peur de ces
trucs !
- Ce sont des horreurs remuantes. On ne voit ni leurs bras
ni leurs jambes. C’est comme si on avait à faire à des fantômes,
pourquoi pas à des tueurs. On est quand même au pays des mafieux !
- N’exagère pas ! Ce n’est que le carnaval. Il faut que les
nerfs des gens soient sens dessus dessous.

205
On grignotait, on buvait, on chantait, on mangeait. Toutes
les excentricités étaient permises ce jour-là. Sur la célèbre lagune,
des gondoles blanches, vertes, mauves étaient engagées dans une
course effrénée. Les gondoliers vêtus d’uniformes rayés faisaient
montre d’une adresse et d’une rapidité peu communes. Le gagnant,
grand brun aux cheveux longs, pilotait une gondole bleue et
débordait d’assurance. Il fut applaudi par une foule surexcitée.
Soudain, un vent froid venu de nulle part souffla sur une ville
happée par la frénésie du déguisement et la belle procession des
gondoliers. Meyza, pas très bien couverte, se mit à grelotter. Afép
lui frotta le dos pour la réchauffer, mais rien n’y fit. La tête inondée
des hérésies du carnaval, ils quittèrent précipitamment la place
Saint Marc et montèrent dans une gondole toute neuve bardée à
l’avant d’inscriptions difficiles à décrypter. Le gondolier semblait
avoir bu et n’inspirait pas confiance.
À la descente de l’embarcation, Meyza trébucha. Son
pantalon blanc se déchira au mauvais endroit. Elle mit sa main sur
l’ouverture gênante. Ne pouvant la cacher entièrement, la grosse
main d’Afép fut la solution rêvée. L’homme en profita pour pincer
Meyza ; il aimait quand son corps touchait celui de la jeune fille.
Ils arrivèrent à l’hôtel et s’amusèrent comme deux adolescents
pendant des heures. À la nuit tombante, les lumières vénitiennes
s’allumèrent éclairant joliment l’eau vaseuse de la lagune. On
pouvait voir quelques gondoliers retardataires arriver avec une
lenteur choisie et se diriger dignement vers le quai dans l’espoir
de faire mieux demain. Pour leur dernière soirée à Venise, Afép et
Meyza s’empiffrèrent de spaghettis à la bolognaise et du prosciutto,
un cochonnet entier placé dans un plat. Les clients découpaient de
gros morceaux de cochonnet fort appétissants, buvaient et riaient.
Cet esprit bon enfant ne retint pas Afép et Meyza qui se couchèrent
tôt pour être à l’heure à la gare le lendemain.
Alors que la ville lagunaire était encore plongée dans une
grande torpeur, Afép et Meyza s’embarquèrent dans l’Adriatico
Express à destination de Berlin. Le ciel de Venise manquait de
lumière comme s’il était triste de les voir partir. Dans ce train

206
confortable, l’équipage faisait les annonces en italien, en anglais
et en allemand.
- Ils ne sont pas sérieux ces gens-là ! contesta Afép offusqué.
Nous qui parlons français, qu’allons-nous devenir ?
- On va parler anglais et allemand. Peut-être qu’ils n’aiment
pas la langue française, dit Meyza dont le niveau d’anglais n’était
pas du tout bon.
À vrai dire, l’Adriatico Express ressemblait à une tour de
Babel mobile. Polonais, Tchèques, Italiens, Hongrois et Allemands
se côtoyaient sans toujours se comprendre. C’était drôle d’entendre
autant de sons, d’intonations et d’accents. Afép esquissa un sourire
narquois.
- Nous aussi nous devrions parler notre langue, dit Afép.
- Quelle langue ? rétorqua Meyza. Je ne sais parler ni la
langue de ma mère, ni celle de mon père que je ne connais pas. Je
ne parle que le français. On ne va jamais au village et on n’a plus
de grands-parents.
- C’est dommage ! Il faut d’abord parler sa propre langue
avant celle des autres. Une langue est comme une carte d’identité.
Si tu la perds, on peut te prendre pour celui que tu n’es pas.
- C’est vrai. Si on veut dire quelque chose en France qui ne
doit pas être entendu de tout le monde, comment on va faire ? Il
nous faut une langue parlée par tous les Obangais. Une langue
nationale.
- Quoi ? Une langue nationale ! Ah non. Je n’aime pas
apprendre d’autres langues. Le français ou la langue de mes
ancêtres. Je suis sincère avec toi, Meyza.
- Moi, ça ne me gênerait pas de parler une langue qui nous
soit commune. C’est ça aussi l’unité nationale. On a vu en histoire
que les leçons tirées du passé tragique de l’humanité vont obliger
les communautés à se mettre ensemble, à échanger les savoirs et
les expériences. C’est la mondialisation, Gap. Tu n’as jamais
entendu parler de ça ?
- C’est ce qu’on entend dans les discours, mais la réalité est
tout autre. Moi je ne le cache pas, je me méfie de ceux qui ne me
ressemblent pas.

207
- Tu es égoïste, Gap. Tu es quand même un grand type, tu
ne dois pas être borné.
- Non, ma chérie je ne suis pas borné. Je suis un homme
sincère. Je ne joue pas le jeu de l’amour de l’autre qu’on entend
dans tous les discours. Dans la vie, c’est le plus fort qui doit vaincre,
pas l’inverse. Tu es forte, toi. Regarde comme tu m’as apprivoisé. . !
- Si tu veux, mais ton raisonnement m’étonne et me déçoit.
Penses-tu que n’être qu’avec ceux qui te ressemblent est forcément
une bonne chose ? Tu dois échanger avec ceux qui ne te ressemblent
pas pour t’enrichir. C’est bien de vouloir préserver son identité
mais il ne faut pas vivre en vase clos. Si tu constates que les autres
ont des choses à t’apprendre, sois humble et reconnais-le. On ne
peut pas être riche partout Gap.
- Ah Meyza ! Tu fais de la philosophie. Tu comprendras
plus tard…
À travers les vitres de l’Adriatico Express, le paysage était
hallucinant. Des prairies verdoyantes, des oliveraies, d’immenses
champs de tomates et des prés d’embouche pour les bovins
s’étendaient à perte de vue.
- Oh ! Que c’est beau ! S’écria Meyza. C’est la première
fois que je vois les olives sur les oliviers ! On dirait de petits fruits
de chez nous, des atangas si tu préfères.
- C’est vrai, acquiesça Afép.
Le ciel splendide d’Italie avait refoulé tous les nuages. Le
désir de chanter animait tous les cœurs. Tandis que les Italiens
parlaient fort comme s’ils se disputaient, les Anglais étaient
flegmatiques, presque méprisants et ne s’occupaient pas d’Afép
et de Meyza pourtant assis dans le même wagon qu’eux. Un Italien
d’une quarantaine d’années se mit à embrasser Meyza du regard
en multipliant des clins d’œil libidineux. Comme un vautour à côté
de ses petits, Afép s’en rendit compte.
- Qu’est-ce que vous lui voulez ? Fulmina-t-il.
- Bellissima, Bellissima, votre fille !
- C’est ma femme, ma femme !Dit Afép en se frappant la
poitrine.

208
Puis, il fit un geste à l’Italien en croisant les deux index
pour montrer que Meyza était sa femme.
- Porca madona ! S’exclama l’Italien, interloqué.
Afép continua à le mitrailler du regard comme il le faisait
à tous ceux qui osaient poser des regards de convoitise sur sa
Meyza. Au fur et à mesure que le train s’éloignait d’Italie, un défilé
de tours enfumées s’imposa à tous. On changeait de pays et de
mode de vie. L’air était pesant et le ciel devenait obscur. Avant
l’arrivée à Munich, des colonnes de fumée noire et blanche rendaient
maussade tout ce qui se trouvait aux alentours. Un manteau opaque
et triste recouvrait Munich. Une atmosphère de deuil régnait partout.
Ce sentiment de deuil augmenta lorsque le train arriva à Nuremberg.
- Oh! Nuremberg, dit Meyza. Nous avons étudié le procès
de Nuremberg en histoire. J’ai la chair de poule quand je pense à
ces nazis, à tous ces tueurs de masse parmi lesquels on comptait
des intellectuels. Je pense à Otto Ohlendolf et tous ces théoriciens
de l’extermination dont la sombre intelligence a envoyé des
centaines de milliers de personnes à la mort.
- C’est terrible, fit Afép en fronçant les sourcils. Moi, je me
suis toujours méfié des intellectuels. Quand on pense trop, on est
capable des pires choses. Comment peut-on vouloir effacer tout
un peuple de la mémoire humaine ?
- Ah Gap, intellectuels ou pas, on est dangereux quand on
a la haine des autres et qu’on est jaloux de leurs atouts. En
Allemagne nazie et ailleurs, on a tué et on continuera à tuer avec
les armes, les mots, les préjugés et les non-dits. On a supprimé des
vies à cause de la haine, du refus d’accepter la différence et du
désir de dominer l’autre.
Afép ne dit plus rien et fut embarrassé. Peut-être Meyza
avait-elle touché son point faible ? Il repensa à toutes les plaintes
de Safio, à ses propres pratiques d’exclusion, à Laurentine, aux
coups bas savamment organisés contre ceux qui ne sont pas de son
ethnie…Il eut honte à cause de la justesse des propos de la petite
Meyza. Une heure plus tard, le train commença à ralentir ; Berlin
n’était plus loin. On annonça l’arrivée du train, d’abord en allemand,

209
en anglais, et enfin en français : « Mesdames et Messieurs, le train
entre en gare de Berlin, les passagers à destination de Dresde,
Prague et Moscou sont priés de ne pas quitter les sièges. Merci »
- On aurait pu continuer jusqu’à Moscou, suggéra Meyza
en riant.
- Pour quoi faire ? Tu sais qu’on tue les étrangers là-bas
surtout les Noirs
- Ah bon ? Pourquoi alors ? Ca m’aurait fait plaisir de voir
la tombe de Lénine, de saluer Gorbatchev le père de la perestroïka.
- Prends vite ton sac et descends, lui dit Afép impatient.
Ils arrivèrent sous un gigantesque hangar aux colonnes
noircies par les ravages du temps qui passe et cherchèrent la sortie.
Les taxis, alignés en queues d’oignon rayonnaient d’éclat, comme
à Paris.
- Nous voulons descendre dans un hôtel proche d’ici,
demanda Afép au premier chauffeur de taxi.
- Ya. You come from Kamerun, with Roger Milla ?
- Non, vous ne parlez pas français? Reprit Afép.
- Moi Allemand. Moi parler allemand ou anglais.
- Vous êtes à côté de la France et vous préférez parler
l’anglais ?!
- Ya, Ya !
- Ok. Nous sommes des touristes. Est-ce que nous pouvons
vous prendre comme guide ? Nous voulons visiter là où il y avait
le mur de Berlin, les locaux de tortures, le lieu où se trouvait le
Bunker d’Hitler, la Porte de Brandebourg
- Ya ya, no problem !
Le chauffeur de taxi avait l’air de comprendre le français
mais se gardait de le parler. Il déposa Afép et Meyza devant l’hôtel
Zeiss ; un grand bâtiment du dix- neuvième siècle détruit pendant
la dernière guerre et qui avait été habilement rénové. A la réception,
Afép concocta un cocktail de mauvais anglais et de français pour
répondre à certaines questions. Ici, le style contemporain se mariait
avec un style plus ancien. Le mobilier, extrême-oriental s’adaptait
à ce décor mixte. Dans la chambre d’Afép et Meyza, la salle de

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bain, assez sombre, était équipée d’une baignoire monumentale
qui pouvait les contenir tous les deux. Le tissu cossu et chamarré
du couvre-lit rappelait l’Afrique. Ils eurent juste le temps de laisser
leurs affaires et redescendirent aussitôt. Le chauffeur de taxi les
attendait devant l’hôtel.
Les grandes avenues berlinoises grouillaient de monde. Sur
les motos phénoménales dignes des SS, les punks, véritables Zorro
modernes, faisaient un bruit insupportable. Les Allemands, peuple
très fermé, murmuraient des choses qu’ils comprenaient eux-mêmes
et cachaient mal leur consternation. Le taxi dépassa le quartier
américain, français, anglais et russe et s’immobilisa devant les
ruines du mur de Berlin. Le guide raconta à Afép et Meyza que
les visiteurs mettaient sur le mur des inscriptions réclamant la
liberté dans toutes les langues. Il en avait lu en hindi, en ourdou,
en polonais, en chinois, etc. Des photographes attendaient des
touristes nombreux à vouloir conserver le souvenir de la faillite
de la raison humaine incarnée par le mur que le vent de la perestroïka
avait ébranlé. Le guide emmena Afép et Meyza au petit musée où
l’on avait conservé les images horribles de toutes les personnes
qui tentaient d’escalader le mur pour fuir la prison de Berlin-Est.
Elles étaient froidement abattues par des soldats juchés sur des
miradors traîtres, tels des félins en quête de leur proie. Les victimes
des deux sexes étaient essentiellement des adultes. On pouvait
aussi voir quelques images innocentes d’enfants, surtout des petits
garçons. Meyza ne put contenir son émotion et fondit en larmes.
Afép s’empressa de la consoler.
- Ça va Meyza, ça va. Tu touches du doigt ce qui est raconté
dans les livres
- Vraiment Gap, je suis émue et je maudis le nazisme. Si on
avait eu assez de temps on serait allé voir Auschwitz, libéré par
l’armée soviétique et Dachau libéré par l’armée américaine. C’est
ce que notre prof d’histoire nous a appris.
- On ne peut pas tout voir maintenant Meyza, le travail
m’attend à Dansaville. Nous reviendrons sûrement pour un séjour
plus long.

211
Le guide ne quittait pas Meyza des yeux pendant qu’elle
parlait. Ses pleurs l’avaient tellement ému qu’il dit à Afép :
- Your fraulein belle, belle
- Nein ! Nein. ! Nein ! Pas fraulein. C’est ma femme ! Vous
comprenez ? ma femme.
Le guide regarda Meyza, puis Afép, et il ajouta :
- Ya Ya dankenshein.
Il y eut un silence embarrassant. Meyza le brisa.
- Monsieur, est-ce qu’on pouvait traverser pour aller de
l’autre côté du mur quand on était touriste ?
- Nein, Nein. Dangereux. Pan ! Pan !
Il fallait remplir les formalités pour aller d’un côté ou de
l’autre. Meyza aurait bien voulu être là à l’époque du mur pour
tenter l’expérience du passage de Berlin-Ouest vers Berlin-Est.
Mais hélas ! Elle semblait troublée et regarda longuement le vide
de l’espoir laissé par la chute du mur. Une pluie fine commença à
tomber. Afép et Meyza furent légèrement trempés, furent conduits
devant la porte de Brandebourg qui pullulait de monde. Les flashs
crépitaient de tous les côtés. Meyza s’adossa sur une colonne et
ferma les yeux.
- Quelque chose ne va pas Meyza ? fit Afép intrigué.
- Non, Non. J’ai le vertige, j’ai faim. Je veux acheter un
sandwich. Tu as quelques pièces ?
- Je te donne un billet. Le vendeur saura combien te rendre.
Je m’embrouille avec le deutsche mark.
Meyza traversa une ruelle encombrée. La sandwicherie,
proprette et tenue par une femme très grande aux yeux bleus, était
située de l’autre côté de la ruelle.
- Good borguen, I want ça, please, dit Meyza en pointant
du doigt un sandwich au fromage.
Pour éviter de paraître trop nulle, elle prépara la phrase à
dire à la vendeuse quand cette dernière lui aurait donné le sandwich.
Dès qu’elle reçut le paquet élégamment emballé, elle dit sans
hésiter :
- Dankenshein. I speak french, french, I don’t speak
allemand.

212
- Ya ya, fit la vendeuse en riant. Dankenshein, mademoiselle.
Meyza retourna à la porte de Brandebourg. Afép discutait
avec une Tchadienne d’une cinquantaine d’années. Artiste peintre,
elle vivait en Allemagne depuis vingt ans et s’y plaisait beaucoup.
- Euh ! je vous présente ma femme, fit Afép.
- Oh ! elle est très jeune et très jolie, s’écria-t-elle, visiblement
choquée. La ville de Berlin vous plaît-elle, madame ?
- Oui, mais je regrette que je ne sache pas parler allemand.
C’est dommage !
- C’est dommage ! Comme vous dites. Vous retournez en
France après demain ça m’aurait fait plaisir de vous avoir à la
maison.
- Ce sera peut-être pour la prochaine fois, répondit Afép.
Ils échangèrent les adresses et les numéros de téléphone.
Le crachin continuait à tomber. Les touristes ne semblaient pas
s’en préoccuper. Meyza voulait enrichir ses devoirs d’histoire et
avait besoin d’en savoir davantage sur la sombre réalité historique
de l’Allemagne nazie.
- Où se trouve le bunker où Hitler s’est donné la mort ?
Demanda Meyza à la Tchadienne.
- Il n’y a plus de bunker. Il rappelait d’horribles souvenirs.
On a mis une simple plaque commémorative à cet endroit. C’est
même la Mairie qui l’occupe pour le rendre moins douloureux,
plus humain si vous voulez.
Afép et Meyza la remercièrent et prirent congé d’elle. Le
guide les emmena à la maison où l’on torturait les traîtres. Le
spectacle, insoutenable, ne pouvait laisser personne indifférent.
Cordes et autres instruments de déshumanisation de l’autre
traînaient çà et là et montraient la monstruosité de la bête humaine,
toujours prête à trouver des formes d’humiliation plus performantes.
Même Afép ressentit une sorte de tension psychique soudaine et
sortit de ce lieu infernal avant Meyza. Il comprit que chaque
civilisation a eu ses périodes de barbarie. Le lieu qu’il venait de
visiter était la preuve irréfutable que dans chaque homme,
indépendamment de la race, est tapie une part d’animalité. Il

213
commença à comprendre que la haine est le terreau de toutes les
horreurs. Cette visite en Allemagne le bouleversa plus que tout.
En rentrant à l’hôtel, Meyza s’imaginait encore entendre
les hurlements désespérés des condamnés à qui on tailladait la
peau pour leur arracher quelques piètres aveux. Depuis qu’elle
avait visité l’espace où se trouvait le mur de la honte et la chambre
de torture, elle regardait Berlin avec de nouveaux yeux. Tout autour
d’elle puait la brutalité, les ruines, la mort. Son imagination lui
renvoyait les scènes d’animaux, de civils innocents et de soldats
morts dans les rues de Berlin. Le chaos grondait dans sa tête. Elle
s’endormit en pensant aux femmes qui avaient aidé à la
reconstruction de Berlin et que l’histoire a volontairement oubliées.
Les rayons de soleil infiltrés dans la salle de bain réveillèrent
Afép et Meyza décidés à faire la grasse matinée. Allongés en petite
tenue l’un à côté de l’autre, ils regardaient la série Derrick en
allemand. Meyza s’étira, fit claquer ses articulations. Son pied
droit toucha celui d’Afép.
- Oh Gap ! Tu ne trouves pas que nos pieds se ressemblent ?
Afép regarda ses pieds, la ressemblance était indiscutable
et fort étonnante.
- Il peut arriver que des gens qui n’ont aucun lien de parenté
se ressemblent. Mon père et ma mère étaient comme deux gouttes
d’eau. À force d’être ensemble, ils ont fini par se ressembler.
- C’est drôle, hein ! conclut Meyza.
Quand ils se levèrent enfin à treize heures, un grand buffet
les attendait dans le hall de l’hôtel. Lavés et parfumés, ils
descendirent la main dans la main. Des dizaines de paires d’yeux
inquisiteurs les accueillirent. Ils ne s’en soucièrent guère et allèrent
se servir. Meyza ne mangea pas beaucoup car elle trouvait la cuisine
allemande moins bonne que la française et l’italienne. Cet après-
midi là, ils ne visitèrent qu’une église néo-romane et ils y restèrent
assez longtemps. Peut-être, avaient-ils besoin d’un peu de ferveur
spirituelle. A la sortie de l’église, ils étaient tous les deux
décontractés. Afép offrit un appareil photo à Meyza qui
photographia tout et n’importe quoi. Elle voulut prendre des
clochards qui dormaient sur des cartons usés. Afép l’en empêcha.

214
- Meyza a a ! C’est interdit de les filmer.
- Pourquoi ? Demanda-t-elle étonnée. Au marché
d’Homboissô, j’ai vu des blancs photographier un infirme qui
rampait sur le ventre et une femme qui donnait le sein couvert de
gale à son bébé galeux. Les gens les regardaient sans rien dire.
- Ils étaient mabouls. Ils devaient réagir. Ici, les Allemands
ont des lois et ils tiennent à ce qu’on les respecte. Ils cachent même
leurs horreurs. Nous, à Dansaville, nous les exhibons et laissons
n’importe qui les filmer sans savoir qu’elles seront vendues en
Europe très cher.
- Si à Dansaville, je vois encore un non Obangais filmer nos
images insolites… ça va mal aller. J’en parlerai autour de moi et
à mes camarades du lycée.
- Il faut voyager pour voir des choses hein, ma chérie !
Tiens ! Il faut que nous prenions nos billets pour demain. J’espère
qu’il n’y aura pas un problème de place.
- Des billets de train ou d’avion ?
- D’avion, Meyza. Je n’ai plus assez d’énergie pour retourner
à Paris en train. L’avion est plus rapide. Demain sera notre dernier
jour en France. Il faut faire les dernières courses avant le départ.
- Déjà ! Je n’ai même pas vu le temps passer, s’exclama
Meyza
- On a passé moins de temps que prévu. Mais tu as pu voir
un tas de choses en très peu de temps, n’est-ce pas ?
- Bien sûr, Gap. Je t’en remercie infiniment, tu es un trésor.
Afép reçut ce compliment avec grand plaisir et sourit. Le
guide, homme très patient les regardait avec beaucoup de curiosité.
Parfois, il secouait la tête. Mais l’image de Barclays avec les pin-
up de la Côte d’Azur lui revenait. Et il comprit que plus l’homme
vieillit, plus il veut être entouré des personnes jeunes. C’est vital
pour son moral. Afép se moquait de ce que le monde pouvait bien
penser à leur sujet. Meyza était son philtre de jouvence dont il ne
pouvait se passer. Il faisait tomber sur elle une pluie drue de cadeaux
et d’attentions par amour et par reconnaissance. Ils achetèrent leurs
billets en fin d’après-midi et purent réserver leurs places pour le

215
lendemain huit heures. La jeune femme de la réception à la voix
anormalement rauque les réveilla à cinq heures du matin. Ils firent
tout ce qu’il y avait à faire très vite et furent à l’aéroport de
Tempelhof une heure plus tard.
Plusieurs passagers couraient pour attraper juste à temps
un vol qu’ils ne voulaient pas rater. Un enfant dodu et entêté
alternait sanglots et mots allemands. Ses parents, couple mythique
de grands blonds aux yeux bleus, le consolaient, puis le
grondaient. Un homme, l’air important, semblait donner des
instructions à son collaborateur par téléphone. Cela se voyait au
ton qu’il adoptait et à ses gestes. Afép, lui, ne songeait qu’à une
chose : quitter un pays dont le passé nazi collait à la peau. La
pensée de Meyza glissait encore sur la ville lagunaire qu’elle
avait aimée en dépit de la peur que lui inspiraient les gondoles.
Elle sursauta quand Afép toucha ses cheveux et lui murmura : « Faisons
vite Meyza, l’embarquement ne va pas tarder. À quoi penses-
tu ? » Ils prirent place à l’arrière d’un 737 de la Lufthansa. Afép
s’y sentait toujours mieux. Meyza n’était pas tout à fait réveillée
et somnolait. Le bon petit déjeuner proposé mit tous ses sens en
alerte. Elle prit un lait chaud, deux croissants et un verre de jus
d’orange.
- C’est tout frais ! Ça fait du bien, dit-elle.
- Reprends ce que tu veux, Meyza. Profites-en.
De là-haut, on voyait des colonnes de fumée grisâtre qui
donnait une impression d’étouffement et de pollution. Le vol était
plutôt agréable. Il n’y avait pas de barrière linguistique. Hôtesses
et stewards s’exprimaient en allemand, en anglais et en français.
Afép et Meyza pouvaient suivre toutes les annonces qui venaient
du cockpit. Quand l’avion atterrit à Roissy Charles De Gaulle, il
tombait du crachin et il faisait frisquet. Afép et Meyza ne se firent
pas prier pour monter dans un taxi et regagnèrent l’hôtel Moretti.
- Ouf ! Fini les gutentag, les Nein nein ! les ya ya ! On est
enfin en France !
- C’est vrai que ça fait du bien d’être là où tu peux entendre
ce que les gens disent !

216
À l’hôtel, ils eurent quelques secondes d’intimité et sortirent
pour se fondre dans Paris.
- Chérie, je t’emmène à Gibert Joseph et Gibert Jeune. Ce
sont les royaumes du livre. Tu y trouveras sûrement de bonnes
annales dans toutes les matières.
- Chouette ! S’exclama Meyza excitée.
Les rues grouillaient de monde. On pouvait y croiser des
gens au regard tour à tour naïf, agressif ou sympathique. Le plus
grand nombre voulait profiter du charme singulier du printemps
parisien. Le teint frais et l’œil pétillant, Afép et Meyza se prêtaient
au rythme de vie infernal d’une ville riche de culture et d’histoire
mais inhumaine.
Chez Gibert Jeune, on sentait la fureur de lire. La place de
choix accordée au savoir se voyait dans la diversité des ouvrages
proposés. Enfants, jeunes, adultes se bousculaient dans les rayons
pour découvrir les livres de l’année, les livres soldés, les bonnes
affaires. L’effervescence intellectuelle était si forte qu’elle laissa
Meyza admirative.
- Mon Dieu ! Les Français aiment trop lire. Comme des
fourmis, ils sont à tous les étages, les paniers remplis de livres
comme s’ils allaient les manger.
- C’est comme ça ici. Toi qui prépares le bac, tu devrais
suivre ce bon exemple.
- C’est vrai Gap, j’ai vu des hommes plus âgés que toi acheter
des romans. Il faudrait en faire de même.
- Ah ! ma petite, moi je n’aime pas trop la lecture, je l’avoue.
J’ai souvent d’autres chats à fouetter.
- Tu as tort mon gars, il faut lire. Ça empêche la mémoire
de vieillir.
Contre toute attente, Meyza ne choisit que trois annales.
Afép s’en étonna.
- Nous sommes au milieu des livres et tu n’en prends que
trois !
- C’est bon comme ça Gap. En plus, les livres pèsent.
- Ne t’occupe pas de ça, prends ce qu’il te faut.

217
Meyza ne sembla pas très enthousiaste et sélectionna les
annales du bac : comprendre les textes philosophiques, la maîtrise
de l’expression, les annales corrigées de philosophie, etc.
- Voilà ce qu’il faut pour une candidate au baccalauréat, dit
Afép avec une pointe d’ironie.
- Oui, tu as raison ! Tu as toujours raison.
Ils quittèrent Gibert Jeune, chargés comme des baudets et
renoncèrent à continuer leurs courses chez Gibert Joseph. Avant
de rentrer à l’hôtel, Afép acheta un sac de luxe à Laurentine qu’il
appela une heure plus tard pour annoncer son arrivée. Laurentine
lui raccrocha au nez. En l’absence d’Afép, elle avait intégré un
groupe de femmes qui n’étaient pas heureuses en ménage et
échangeait avec elles des astuces et des expériences pour lutter
contre le stress. Ses enfants l’y encourageaient.
- Maman, ressaisis-toi et pense au futur, à nous, lui dit l’aînée.
- Nous avons tous remarqué que papa n’est jamais là. Mais
tu ne vas pas détruire ta vie pour ça, renchérit le petit garçon.
- Maman, cherche à faire une formation en bureautique ou
dans un autre domaine. Ça t’occupera. L’alcool est le pire des choix
que tu puisses faire. Nous sommes là maman. Nous te soutenons,
en tout cas. Le comportement de papa ne me donne pas envie de
me marier, ajouta l’une des filles.
- Merci beaucoup mes enfants, je vous ai compris. Je m’en
sortirai, j’en suis sûre, dit Laurentine le regard brumeux.
La rencontre de Laurentine avec d’autres femmes l’aida à
se remettre en question et à oublier non seulement Laurent, mais
aussi tous les coups fourrés d’Afép qui n’avait pas daigné donner
de ses nouvelles pendant son séjour à l’étranger. Laurentine en
était offusquée. Mais Afép n’en avait cure. Le bonheur que lui
procurait Meyza lui suffisait. Laurentine souhaitait secrètement
voir Afép s’installer ailleurs qu’à la villa pour avoir la paix intérieure
qui s’imposait à elle comme un besoin.
Afép et Meyza restèrent calfeutrés dans leur chambre pour
leur dernière soirée parisienne. L’ambiance était feutrée et teintée
de nostalgie.

218
- Ça a été un vrai bonheur d’être avec toi Meyza. Bientôt,
j’aurai le plaisir de faire la connaissance de ta mère. Je t’aiderai
même à retrouver ton père, ce brave monsieur qui m’a fait une si
jolie créature. Tu as dit que tu ne l’as jamais rencontré ?
- Non, jamais !
- Ecoute, je vais tout faire pour vous mettre en relation. En
plus, si tu as le bac, je t’emmènerai à Maurice, j’ai des amis là-
bas.
- C’est où Maurice ?
- Dans l’océan indien. C’est toi qui dois m’apprendre la
géographie, non ?
- Oui, mais tu aurais dû dire L’Île Maurice.
- Si tu veux. Meyza, notre avion est à onze heures demain
matin. Nous devons être très tôt à Roissy. Nous enregistrerons les
bagages ensemble et nous serons assis côte à côte comme à l’aller.
Mais à l’arrivée à Dansaville, tu prendras tes bagages sans t’occuper
de moi. Barnabé te déposera chez toi. Ma femme sera sûrement à
l’aéroport. Je ferai développer les photos que nous avons prises.
Encore une fois, ça a été un bonheur d’être avec toi.
- Ça a été un bonheur aussi Gap. Merci encore pour tout.
Le séjour d’Afép et Meyza en Europe ressemblait à un séjour
de lune de miel. Ils s’entendaient comme deux larrons en foire.
Pas de dispute, pas d’énervement, mais une osmose digne de deux
jeunes gens. Ils se couchèrent satisfaits, les pensées déjà tournées
vers Dansaville.
Il était six heures du matin quand ils se réveillèrent. La
brume printanière avait recouvert le dôme de la Tour Eiffel. Mais
ni Meyza ni Afép n’eurent le temps de profiter de ce beau spectacle.
Aspirant à pleins poumons l’air frais du matin, ils se préparèrent
en un clin d’œil. Par son teint lumineux, Meyza gardait un air
juvénile presque féerique. C’était un plaisir de la regarder. Le taxi
qu’Afép avait pris soin de réserver la veille fut d’une ponctualité
impressionnante. Avec une méticulosité rare, le groom de service,
en vrai professionnel, descendit leurs bagages sans courir et les
rangea dans le coffre, aidé du chauffeur de taxi. Cela ne faisait

219
aucun doute, Meyza était devenue une VIP, comme Afép. Pendant
une dizaine de jours, quantité de Blancs avaient été à son service
dans des palaces luxueux. Elle ne pouvait pas rêver mieux et
retournait à Dansaville la tête inondée de souvenirs et les valises
pleines à craquer.
Assise à l’arrière du taxi à côté d’Afép, elle regarda pour la
dernière fois les immeubles, les monuments et les avenues où les
poubelles renversées sur la route et dévorées par des chiens galeux
n’existaient pas. Il fallait repartir dans le joyeux désordre savamment
entretenu par les Dansavillois eux-mêmes. Pourtant, Obang son
pays avait des splendeurs inexplorées que les sorciers et les
cancrelats rongeaient avec une cruauté et une voracité terribles.
Meyza était envahie par une certaine amertume et rêva comme
Martin Luther King d’un changement radical pour que demain ne
soit plus comme aujourd’hui.
À Roissy, vaste espace où l’agitation rimait avec
l’indifférence, les gens se regardaient sans se dire bonjour. Les
peuples du monde entier étaient concentrés là sans se connaître.
Ce qui les intéressait, c’était le départ ou l’arrivée d’un proche,
d’un ami, d’un collègue. Les bagages d’Afép et Meyza étaient
excédentaires, trop de sacs, trop de valises. Equipé d’une cuirasse
financière, Afép régla ce problème avec promptitude.
Le vol Air France 840 décolla à l’heure. Le temps était
magnifique. Les oreilles chargées d’écouteurs, Meyza dansait
assise. Lui demander d’arrêter de gesticuler était comme demander
à un Parisien de ne pas râler au volant. Elle retenait tous les regards.
Mais ce n’était pas du goût d’Afép. On projeta un « Prince à New
York » à bord. Meyza se tordit de rire et contamina Afép qui en
fit autant. La complicité entre le sexagénaire et Meyza et l’ambiance
de détente visibles dans la cabine réduisirent le temps de vol.
Soudain, le bruit des moteurs commença à changer. L’avion bougea
bizarrement. On voyait de gros nuages défiler à l’extérieur. La
cabine s’était assombrie. Mais la voix du Commandant Laforgue
rassura tout le monde. « Mesdames, Messieurs, nous avons engagé
la descente sur Dansaville. Ciel couvert. Atterrissage imminent ».

220
Le plafond semblait très bas mais le gros avion se posa sans
encombre. Afép fit le signe de la croix pour la première fois et
sembla soulagé.
Il y eut une légère bousculade en classe économique. En
classe affaires et en première, tout se passa en douceur. Afép
récupéra ses bagages avant Meyza et lui fit un clin d’œil d’au
revoir. Laurentine et le deuxième chauffeur d’Afép étaient là. Afép
monta avec eux tandis que Barnabé attendait Meyza dans un coin
discret. Les bagages de Meyza n’arrivèrent qu’au bout d’une heure
d’attente. Elle s’en offusqua : « C’est injuste ! Gap et moi nous
avons enregistré les bagages ensemble. Comment ça se fait que
les siens soient arrivés avant les miens ! » Protesta-t-elle en silence.
Afép avait laissé des consignes strictes aux agents des douanes au
sujet de Meyza qui passa comme un commandant de bord, sans
être inquiétée.
Barnabé s’occupa d’elle avec le même empressement que
d’habitude. Quelle joie d’être de retour ! La pénombre commençait
à couvrir Dansaville. Les passants semblaient avoir sur le dos une
grosse bosse invisible de misère et de résignation. Parmi eux,
beaucoup se sentaient incompris, rejetés, désespérés. Dans les rues,
une animation sombre régnait. Les gens semblaient heureux sans
l’être. Dans les bars, on cherchait souvent la consolation et on
faisait la fête de la défaite avec fracas. C’était démentiel ! À regarder
Dansaville, il n’y avait vraiment pas de quoi se réjouir. Le prince
des ténèbres semblait avoir pris le pays tout entier en otage. De
lourdes chaînes invisibles tenaient le peuple obangais captif. Quand
tomberont-elles ? Se demanda Meyza qui se laissa bercer par un
sombre espoir. La Hummer impressionnante d’Afép se gara devant
la maisonnette du vulcanisateur au moment où les lycéens
vacanciers rentraient à Dansaville, les yeux cernés par la fatigue.
Un des condisciples de Meyza la vit descendre du véhicule.
- Mon Dieu, Meyza ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es toute
transformée ! On t’a cherchée ici au quartier, d’où viens-tu ?
- Je vous dois quelque chose ? J’étais en voyage.
- Wawou ! Tu as eu ce que tu as demandé à Dieu, dit le jeune
homme en riant.

221
- Arrête Pascal ! Viens plutôt m’aider à porter les valises.
- Voilà, je savais que tu aurais besoin de moi.
L’arrivée inopinée de Meyza provoqua des cris hystériques
chez elle.
- Meyza, tu es devenue brune, presque métisse en si peu de
temps ! s’exclama sa mère.
- Tu ressembles à une Antillaise, ajouta sa sœur cadette.
- Non, à une Parisienne, rétorqua une autre.
La mère de Meyza la palpa, lui demanda de se retourner. Sa
petite Meyza sentait bon et avait une allure de grande dame qu’on
voulait toucher. Importunée par une odeur de moisissure mêlée à
de la putréfaction, Meyza ouvrit la fenêtre du petit salon. Sa surprise
fut totale : les ouvriers avaient mis les bouchées doubles, les travaux
étaient achevés. La petite maison, peinte en vert pâle, offrait une
note de fraîcheur et d’apaisement.
- Maman, tu as été efficace !
- Je voulais te faire plaisir ma fille. Il reste plus qu’à mettre
le compteur. Mon cousin Amédée a promis de nous le placer après-
demain.
- Chouette ! Je suis contente, maman. Nous allons pouvoir
être à l’aise.
- C’est grâce à toi Meyza.
- C’est grâce à mon ami. Il est adorable. Tu le verras bientôt.
Meyza distribua tous les cadeaux et étala devant sa mère
tout ce qu’Afép a pu lui offrir.
- Meyza, c’est incroyable ! Ce type exceptionnel je serai
contente de le voir enfin.
- Je crois que ça va se faire très rapidement. Je dois juste
acheter un petit salon, une table et des chaises. On lui offrira un
bon repas. Je connais déjà plus ou moins ses goûts.
- Tu crois qu’il a l’intention de t’épouser Meyza ?
- Euh ! peut-être. Il sera bien obligé puisque je sens que je
suis enceinte, mais il ne le sait pas encore. Je le lui dirai quand il
viendra te voir.
- Tu es enceinte ?!

222
- Oui, maman. Je pense que c’est le meilleur cadeau que je
puisse faire à mon ami. Il est gentil, vraiment gentil. Il peut être
un bon père et un bon mari.
- Euh ! Meyza, et ton bac ? Et ton fiancé ?
- Je vais passer mon bac, mais je n’ai plus de fiancé maman,
tu le sais. Jonathan n’a plus cherché à me voir. Je reste donc avec
un homme qui me respecte et me pousse à travailler. A Paris, il
voulait que je prenne plein de livres pour préparer mon bac. Tu
vois, j’ai de la chance.
La mère de Meyza se tut. Meyza continua :
- Maman, il existe deux mondes très différents : L’Europe
et l’Afrique. Je me sens bizarre à Labouha. Tout est sombre, les
odeurs me gênent. Alors qu’en Europe, c’est autre chose.
- Tu viens d’arriver, tu vas t’habituer à notre univers.
L’Europe n’est pas quand même chez toi.
Pendant de longues heures, Meyza raconta tout ce qu’elle
avait vu, les hôtels de luxe, les monuments historiques, les avenues
spacieuses et sans trous. Elle avoua qu’elle aimerait repartir en
Europe. A Dansaville, on tournait en rond et on se mourait comme
une plante sans eau. Pas de bibliothèques dans des quartiers
déshérités, pas de monuments historiques, rien que des bars et des
dancings. Il y en avait dans tous les quartiers miteux de Dansaville.
Le chaos était total. Meyza se demanda comment purger Dansaville
du syndrome de la danse et de la légèreté. En Europe, elle n’avait
pas entendu de musique agressive comme elle en entend souvent
à Labouha ou à Homboissô et se disait que les Dansavillois devraient
davantage penser au travail qu’à la danse. Meyza savait qu’aucun
peuple ne peut s’attendre à des conditions de vie meilleures si la
danse et les distractions constituent son pain quotidien. Elle rêvait
d’un voyage collectif de tous les Dansavillois en Europe, pour
qu’ils puissent prendre conscience de leurs atouts et de leurs
faiblesses. Elle reconnut devant sa mère l’intérêt de voyager, de
s’enrichir l’âme et l’esprit.
Chez Afép, tout sentait la morosité, la tristesse. Lorsque
Laurentine vint le chercher à l’aéroport, elle ne se montra ni bavarde,

223
ni silencieuse et parlait par fragments. Sur le chemin du retour,
elle répondait à peine aux questions de son mari dont la pensée
était tournée vers Meyza : le séjour européen grondait encore dans
sa tête comme un doux volcan.
À la villa, autour de la piscine, les fleurs avaient fané. Les
insectes morts jonchaient un espace naguère propret. Beaucoup
de plantes commençaient à jaunir et mouraient tout doucement.
Même les arbustes n’avaient plus la même luxuriance qu’à l’époque
de Laurent. Le mobilier du jardin, en fer forgé, était rubigineux.
Le gazouillis des passereaux manquait de force. Le nouveau
jardinier, pourtant expérimenté, déployait tout son savoir pour
embellir et revigorer cet espace quasi paradisiaque. Mais ses efforts
semblaient vains. Afép ferma les yeux sur cette atmosphère de
chaos et entra dans sa villa avec une jubilation affichée. Ses enfants
l’accueillirent froidement.
- Te voilà enfin papa ! tu ne nous as même pas appelés une
seule fois, protesta l’aîné.
- J’avais du travail à faire, plein de réunions et de rendez-
vous. Je n’ai pas eu une minute à moi. Je n’ai pas voyagé dans
trois pays différents pour me reposer, ma fille.
- Je sais papa, mais plus d’une semaine à l’étranger sans
nous appeler, ce n’est pas normal !
Afép ne jugea pas nécessaire de répondre et se retira dans
son salon d’apparat. Il retrouva ses repères et ne s’en plaignit pas
même s’il continuait à penser fortement aux moments exceptionnels
passés avec Meyza. Il eut envie d’un petit whisky, mais toutes les
bouteilles étaient vides. C’était comme si on les avait laissées là
pour le faire enrager. Afép s’adressa à Laurentine en hurlant.
- Pourquoi les bouteilles de whisky sont toutes vides ?
- Quelques jours avant ton départ, je les avais toutes bues,
je ne les ai plus remplacées, parce que j’ai arrêté de boire. Ça te
va ?
- Ça me va. Mais sache que ce n’est pas sous mon toit que
tu allais devenir ivrogne.
- C’est ça. En tout cas, tu es responsable de mon ivrognerie

224
passée. Tu as traumatisé tout le monde ici et tu ne t’en es jamais
rendu compte parce que tu as toujours cru que les voitures et
l’argent règlent tout. Tes enfants ont toujours eu besoin de toi, mais
tu n’as jamais été là. Les voitures, le confort et l’argent ne
remplacent pas un père. Moi, à tes yeux, je n’existe que pour orner
ta maison.
Un peu troublé par ce que sa femme venait de lui dire ce
soir-là, Afép toucha à peine au tendre rôti d’agneau concocté par
le cuisinier et passa une nuit perturbée. Levé aux aurores, il se
prépara pour son travail et quitta la villa très tôt. Au volant de sa
voiture, Meyza occupait toutes ses pensées. L’odeur de son parfum
chatouillait ses narines imposantes. Quant à ses autres maîtresses,
elles existaient désormais sans exister. Au ministère de la
Déforestation, son secrétariat était désert. Seules les femmes de
ménage nettoyaient le sol et les vitres. Dès qu’elles le virent arriver,
elles crièrent toutes en chœur.
- Bonjour monsieur le directeur général, vous nous avez
manqué.
- Ah bon ! J’étais loin d’ici.
- Ça se voit monsieur, vous êtes tout frais. Il fallait nous
mettre dans votre valise, dit la plus jeune d’entre toutes.
- Il n’y avait pas assez de place, répondit Afép en riant.
Afép s’entendait parfaitement avec toutes les femmes de
ménage et leur rendait souvent de petits services. Certaines lui
présentaient des ordonnances, d’autres posaient des problèmes
financiers divers auxquels il apportait des solutions adéquates. À
certaines, il donnait de petites enveloppes d’encouragement. Cette
générosité lui valait l’estime de la gent féminine de son service.
À peine installé dans son bureau, Afép appela Meyza.
- Allô Meyza ! Tu as retrouvé ta famille ?
- Oui oui, c’est le bonheur parfait. Maman pense qu’il est
temps que tu viennes à la maison. Je suis d’accord avec elle. J’en
profiterai pour t’annoncer une bonne, très bonne nouvelle, Gap.
- C’est vrai ? Laquelle ? Dis-moi maintenant ! Je suis un
homme impatient.

225
- Non Gap, tu es obligé d’attendre le week-end prochain.
Samedi, c’est bientôt. Patiente encore, mon gars.
- Ok princesse, je ne te verrai donc pas avant samedi ?
- Non. On est lundi aujourd’hui. On se voit dans cinq jours.
Tout le monde veut vraiment t’honorer.
- Tu n’as besoin de rien ?
- A vrai dire non. Je veux me débrouiller comme une grande.
Seulement, quand tu viendras samedi, passe-moi un coup de fil
avant, je monterai te chercher.
- Sans problème Meyza. A bientôt.
Afép se doutait un peu que Meyza pût attendre un enfant.
Mais il ne voulait pas se réjouir trop tôt. Néanmoins, la future
bonne nouvelle le mettait dans un état d’extrême excitation. Animé
par un feu intérieur brûlant, il ne fit aucune remontrance à Juliana
qui arriva ce jour-là avec plus de deux heures de retard.
- Oh ! Monsieur dit-elle, je ne savais pas que vous étiez de
retour !
- Me voilà.
- Monsieur, ajouta Juliana, les parapheurs débordent de
documents à signer. Safio vous a réécrit une lettre incendiaire.
- Il existe encore celui-là ?
- Il est passé ici il y a deux jours avec sa femme.
- Qu’ils aillent au diable ! Ecoute, je vais regarder tout cela
tranquillement. Laisse-moi le temps de respirer.
- Monsieur, vous ne m’avez rien apporté de France ?
- Rien Juliana. Rien, cette fois-ci.
- Tchouooo, Gapiel !!!
Juliana, comme beaucoup de femmes, n’avait pas compris
que les hommes se lassent des femmes trop présentes. Afép ne
voulait plus d’elle comme maîtresse, il le lui avait dit mais elle
s’entêtait à essayer de le retenir. Afép se sentait plutôt prisonnier
des chaînes de Meyza, son point d’orgue, sa glu. Pour lui, samedi
arrivait avec une pénible lenteur. Sa patience s’effritait et l’obligea
à appeler Meyza deux jours avant.
- Meyza excuse-moi, je suis avide de savoir, j’ai soif de toi.
Tu n’as toujours rien à me dire ?

226
- Patience ! Patience. Tu sauras tout bientôt. Prépare-toi à
manger, à bien manger.
Afép, bien que brûlant d’impatience à propos de sa paternité
potentielle, décida de ne plus harceler Meyza et attendit le jour J
avec grande impatience. Samedi arriva. Mais le ciel de Dansaville
annonçait un violent orage. Afép s’en inquiéta et pensa que le soleil
valait mieux que la pluie le jour où il devait rencontrer la mère de
sa jeune maîtresse. Barnabé eut la responsabilité de faire des courses
qui devaient servir de présents à offrir. Quant à Afép, il courut
chez son coiffeur et se fit teindre les cheveux. Au même moment,
une pluie torrentielle se mit à tomber sur Dansaville. Elle était si
forte qu’il y eut des éboulements dans des quartiers pauvres. La
télévision en fit état au journal de treize heures. Afép fut troublé ;
Meyza habitait une zone à risques. Dominé par un sentiment
d’impuissance, il retrouva un sourire angoissé quand de timides
rayons de soleil apparurent en début d’après-midi. Plus le ciel
s’éclaircissait, plus Afép était détendu. Laurentine, elle, était assise
sur le rocking-chair de sa chambre et regardait les aubépines et les
bougainvilliers sans fleurs. Ses yeux sans éclat reflétaient une paix
intérieure incertaine.
Au quartier Labouha, les voisins de Meyza ignoraient
l’existence d’Afép. Mais ils se doutaient qu’il y aurait un événement
dans cette famille où les occasions de réjouissance étaient rares.
La petite maison toute neuve pouvait expliquer l’enthousiasme
sans limite des enfants et de la mère. Une jolie nappe aux couleurs
vives était posée sur la table et contrastait avec le blanc cassé des
murs intérieurs. Meyza avait acheté un petit salon noir en skaï qui
donnait une certaine élégance à la pièce principale. Le couvert
était déjà dressé. L’ambiance festive des lieux suscitait la curiosité
et l’envie : « Au moins Meyza et sa mère ! Elles ont déjà une belle
petite maison ! Meyza est sûrement entretenue par un grand type ! »,
murmuraient quelques voisins. Afép, au volant de la Hummer,
sifflotait dans son costume bleu marine. Il paraissait frais et heureux.
Depuis longtemps, il rêvait de ce jour. Aujourd’hui, cela va être
chose faite. Après, il passera à l’étape suivante : celle de la demande
en mariage de Meyza.

227
Dès son arrivée devant le vulcanisateur à quinze heures
sonnantes, il appela d’abord Barnabé.
- Allô ! Je ne suis plus très loin de chez Meyza. Appelle-
moi quand tu seras à l’endroit où tu as l’habitude de la déposer.
Tu mettras toutes les courses dans la Land Cruiser.
- Entendu, monsieur.
Afép composa le numéro de Meyza avec un certain
empressement et un léger tremblement des mains.
- Allô ! Meyza, je suis déjà là.
- J’arrive tout de suite, Gap.
- Asseyez-vous, dit Meyza à ses frères et sœurs, mon ami
arrive.
Tous les enfants, endimanchés, attendaient le prince charmant
de leur sœur aînée avec une joie naïve. Ils chantaient, couraient,
sautaient. Meyza jeta un dernier coup d’œil sur le dispositif qu’elle
avait mis en place et partit en courant. Afép, assis dans la voiture,
l’attendait avec une dose d’impatience.
- Tu es jolie ma chérie, s’exclama-t-il dès qu’il la vit arriver.
Alors, tu me l’annonces maintenant cette nouvelle ?
- Patiente encore quelques minutes, je te l’annoncerai devant
maman qui t’attend. Fais attention à la descente ! Quand il a plu,
elle devient glissante, dit Meyza.
Afép y alla tout doucement, glissa effectivement mais ne
tomba pas. Ce n’était pas le moment. Meyza le prit par la main et
ils marchèrent la main dans la main, comme d’habitude.
- C’est par ici que tu passais quand on venait te déposer la
nuit ? Demanda Afép. Le coin m’a plutôt l’air dangereux.
- Peut-être, mais je n’ai jamais été agressée.
- Meyza, je te trouverai un logement non loin de mon quartier.
Tu auras une belle maison et tu seras plus en sécurité.
- Non, je suis bien à Labouha ; c’est mon quartier préféré
malgré tout. Je suis née ici.
- Quand tu deviendras madame Afép, tu n’habiteras plus
ici ! Ce quartier n’est pas digne de toi.
- Là ce sera différent. Je serai obligée de te suivre.

228
Il y avait une certaine lumière dans la voix de l’un et de
l’autre. À force de parler, ils ne se rendirent pas compte qu’ils
étaient au seuil de la maison de Meyza. Ils y entrèrent en se tenant
toujours par la main. Les enfants étaient assis sur les chaises et les
tabourets, la maman de Meyza dans un grand fauteuil. Afép et
Meyza debout au milieu de la salle se regardèrent et échangèrent
un petit sourire. Sans hésiter, Meyza prit la parole.
- Maman, voici Afép Gapiel mon ami dont j’ai annulé
plusieurs fois la visite. Gap, je te présente ma maman : Trébada
Lucienne, elle est notre tout : notre sœur, notre mère, notre père,
puisque nous n’avons jamais connu nos géniteurs.
Ni Afép ni la maman de Meyza ne réagirent. Pétrifiés, ils
restèrent là comme deux statues l’air éteint. Le silence était
assourdissant. Même les enfants semblaient avoir reçu des gaz
paralysants en plein visage et ne bougeaient plus. Meyza ne
comprenait rien à l’impassibilité de son ami et de sa mère. Très
mal à l’aise, elle regarda tour à tour l’un et l’autre :
- Maman, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi es-tu
silencieuse ? Mais Gap, je te présente maman et tu ne manifestes
aucun enthousiasme ! Qu’est-ce que vous avez tous les deux ?
hurla -t-elle.
Le regard vide d’Afép montrait qu’une innommable
souffrance lacérait ses boyaux. Il lâcha la main de Meyza et sortit.
Meyza courut après lui, essaya de le retenir, mais Afép ne la voyait
plus et ne l’entendait plus. Il semblait dans un état second et
marchait comme un homme ivre, un automate. Meyza revint en
courant vers sa mère. On pouvait voir et entendre les larmes amères
ruisseler des joues de la jeune femme, comme si une digue lacrymale
s’était rompue dans son crâne et mouillait son beau corsage blanc
acheté à Venise. Couché sur ses genoux, Clélio gigotait tellement
qu’on aurait pu penser qu’il partageait le chagrin de sa mère. Les
cheveux en bataille, Meyza s’approcha d’elle et la secoua presque.
- Maman ! Maman ! Qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi ce qui se
passe !
- Mey…za, c’est ton… c’est…ton….ton. …ton……

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- Mon quoi maman ? Mon quoi ?
- C’est ton ppp…hiiiii ! Ton ppp…hiiiii ! Ton…pèpèpè…
hiiii ! Ton père Meyzaaaa !! Répéta-t-elle en pleurant de plus belle.
- Quoi ? Quoi ? Tu dis quoi Mamaaaaan ?
Les deux mains sur la tête et les yeux écarquillés, Meyza
resta la bouche ouverte. Son sang se coagula. Elle se jeta par terre
en dépit de ses trois mois de grossesse et poussa de terribles
hurlements en déchirant ses vêtements. Elle songea à l’avortement ;
elle ne pouvait porter le bébé de son père. Elle repensa à la chambre
d’hôtel de Berlin où ils s’étaient rendu compte que leurs pieds se
ressemblaient. Elle revit tout ce qu’elle avait pu faire avec Afép
et se roula par terre en poussant des cris stridents. Puis, elle conclut
qu’elle n’avait plus le droit de vivre, car sa vie serait à jamais
entachée d’opprobre, l’opprobre de l’inceste.
Les voisins accoururent de toutes parts. L’un d’eux, très
ému, essaya de la consoler, mais elle hurla davantage. Il alla avec
toute la délicatesse nécessaire vers la mère de Meyza qui pleurait
à fendre l’âme :
- Lucienne, Lucienne, que se passe-t-il ? On ne t’a jamais
vue dans un tel état avec la petite Meyza ! Peut-on vous aider ?
Il n’obtint aucune réponse après avoir posé la même question
plusieurs fois. Les badauds intrigués étaient agglutinés autour de
la maison et réclamaient le droit de savoir. Mais ils ne surent pas
la vérité. Le même voisin pétri de sagesse se tourna vers cette
meute humaine que la curiosité inassouvie rendait têtue et agressive.
Il hurla à se rompre les cordes vocales : « Rentrez chez vous !
Elles ont besoin d’être seules. J’ai toujours entendu dire qu’il
existait des douleurs sans malheur. C’est tout à fait vrai. Ici il n’y
a pas mort d’homme mais leur douleur est immense. Le temps seul
pourra l’atténuer. Partons ! »
La foule se dispersa. Certains curieux impénitents
continuèrent désespérément à tendre le cou vers l’intérieur de la
maison où la consternation se lisait partout. Ecrasé par les
événements, Afép ne voyait que l’ombre même si le soleil luisait.
Comme un vieillard cacochyme, il s’était dirigé vers la route où

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se trouvait son véhicule. Il posait précautionneusement les pieds
sur le chemin caillouteux comme s’il apprenait à marcher et glissait
par endroits. La piste qu’il avait joyeusement parcourue en deux
minutes avec Meyza semblait longue de plusieurs kilomètres et
était devenue un véritable calvaire solitaire. Il réussit à monter la
pente glissante en rampant et arriva désemparé près de son véhicule.
Les mains pleines de boue, il s’écroula au moment où il essayait
de l’ouvrir. Le front inondé de sueur, il délirait et murmurait :
« Lu…ci…enne…Mey…za, Mey….Mey…Meyza…ma f…, ma…
ma f…». Puis, plus rien.
La rue était anormalement déserte cet après-midi de samedi.
Un passant fut attiré par cet homme très bien habillé couché de
tout son long à côté d’une immense voiture. Il appela les sapeurs
pompiers qui n’arrivèrent pas aussitôt. Un attroupement se fit
autour d’Afép. Des questions sans réponse fusèrent de partout.
« Que fait ce grand type bien habillé à Labouha ? On ne le voit
qu’à la télé ! Qu’est-ce qu’il a eu ? Qu’est-ce qui s’est passé pour
qu’il se retrouve là ? »
Les pompiers apparurent vingt minutes plus tard et
dispersèrent tout le monde. Ils desserrèrent la cravate Pierre Cardin
d’Afép, le déchaussèrent et le placèrent délicatement sur un brancard
défraîchi au milieu duquel s’imposait un gros trou. La camionnette
démarra en trombe après avoir déclenché son horrible sirène.
Barnabé, pensant que son patron l’avait oublié, commença
à s’inquiéter. Il arriva au lieu du rendez-vous la Land Cruiser
remplie de vivres frais. Mais le véhicule des pompiers démarrait
au moment où il cherchait à se garer devant le vulcanisateur.
L’imposante Hummer trônait là, vide. Il comprit qu’Afép était en
danger et suivit l’ambulance la tête chargée de questions sans
réponse au moment où une longue robe sombre commençait à
recouvrir Labouha.
Les passants devenaient des formes remuantes dans une rue
sans réverbère. On entendait les hurlements incessants de la sirène
se perdre dans le lointain incertain : pin pon ! pin pon ! pin pon !
L’ambulance agitée fouettait le macadam troué. Mais rien n’avait

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plus d’existence pour le géant plongé dans les ténèbres de
l’inconscience. En dépit de l’état éphémère de son visage livide,
il était sous le joug d’une force incontrôlable. De temps en temps,
un fragment, un seul surgissait de l’immense gouffre de sa vie
affaiblie : Mey…Mey…Za…Za…

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