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DE LA
MÉTHODE
Philippe DESAN
NAISSANCE
DE LA
MÉTHODE
3. Sur l'école de Padoue, voir l'excellente étude de John Herman Randall, « The Development
of Scientific Method in the School of Padua », Journal of the Historv of Ideas, vol. I, n° 1, 1940,
pp. 177-206. Le Livre d'Angelo Crescini, Le origini del metodo analitico : il Cinquecento, Trieste, Del
Bianco, 1965, offre également une bonne analyse des travaux de l'école de Padoue, ainsi que de
la méthode analytique appliquée aux sciences naturelles et aux mathématiques durant le XVIsiècle.
4. Pierre de La Ramée, Dialectique, préface, édition critique de Michel Dassonville Genève,
Droz, 1964, p. 53.
eux, le savoir est encore une glose sur les Anciens ; et réfuter ou faire l'éloge
de Galien par les subtilités du discours, c'est établir une méthode. Bien
qu'offrant le langage nécessaire à son développement et à sa réception dans
les institutions scolaires de la fin de la Renaissance, cette méthode qui
consiste à se replier derrière les autorités péripatéticiennes —ou même à
les remplacer par d'autres autorités, comme c'est le cas avec La Ramée —
est néanmoins vouée à l'échec ; elle s'enracine dans les querelles académiques
et se refuse ainsi toute ouverture vers l'extérieur. Nous n'aborderons donc
que brièvement cet aspect «pseudo-scientifique » du débat autour de la
méthode en médecine, les sciences physiques et l'astronomie durant la
Renaissance et laisserons de côté Melanchton, Zabarella e tutti quanti. Nous
considérerons par contre plus longuement l'élaboration du langage ramiste
de la méthode et son influence sur de nombreux penseurs de la seconde
moitié du XVIsiècle.
Mais il faut aussi examiner la façon dont l'histoire est abordée au
XVIsiècle. En effet, si l'idée que nous avons aujourd'hui de la méthode est
directement associée à l'adjectif «scientifique », durant le XVIsiècle elle fut
d'abord développée en relation directe avec l'écriture de l'histoire. Nous nous
proposons par conséquent d'étudier la transition entre les deux usages —
historique et scientifique (principalement mathématique) —de ce terme.
C'est donc vers l'histoire et son écriture qu'il faut auparavant nous tourner
pour comprendre l'origine de notre conception moderne de la méthode.
Toute méthode part d'une Weltanschauung, d'une cosmologie, et d'une
pratique discursive propre à une époque donnée. C'est pour cela que parler
de méthode in abstracto s'avère impossible si l'on admet que les buts ou les
causes à découvrir sont toujours temporellement définis. Méthode et histoire
se croisent précisément à l'intersection du discours sur le cosmos, le monde
et l'homme. Cette problématique de l'organisation du monde se retrouve
dans la pratique du langage, car l'histoire, quelle qu'elle soit, a toujours
besoin d'être mise en histoires. L'arrangement et l'agencement du monde en
histoires —naturelles ou humaines —forment le matériau de la méthode.
Méthode et histoire vont ainsi de pair, ceci parce que la méthode s'articule
toujours par rapport à une histoire à la recherche d'un ordre et, vice versa,
l'histoire réclame sans cesse une méthode afin de pouvoir s'imposer aux
peuples qu'elle prétend représenter. Ces deux modes organisationnels —
méthode et histoire —sont également discours et leur chevauchement tend
bien souvent vers une fusion que nous appellerons le « tout historico-
méthodologique ».
Tout comme l'histoire, la méthode ne se comprend qu'à travers une
écriture où les analogies, les répétitions et le repérable sont les garants de
son existence. La réitération des comportements et des événements permet
à la méthode de s'établir, car, comme le dit Aristote, sans similitudes il n'y
aurait que des causes per accidens. C'est justement l'élimination de ces causes
per accidens qui autorise la méthode. L'histoire moderne a en effet relégué
la Providence et la main invisible de Dieu aux catacombes, du moins pour
tout ce qui touche aux affaires humaines. Il n'y a plus d'accidents historiques,
tout a une cause et la recherche des causes fait désormais l' objet de la
démarche intellectuelle de l'historien. La combinaison durant la seconde
moitié du XVIsiècle de l'histoire —et ici nous parlons de la conception de
l'histoire durant la Renaissance, c'est-à-dire d'une histoire qui est à la fois
ontologie et cosmogonie, avec tout ce qui peut exister entre ces deux extrêmes
—et des mathématiques supprime l'aspect magique, sacré et autoritaire que
ces deux disciplines connaissaient respectivement durant le Moyen Age et
jusqu'à environ 1550. C'est bien le développement parallèle d une histoire
« mathématisée » et d'une mathématique «historicisée » qui formera l 'idée
« moderne » de la méthode.
De nos jours, tout est repérable, quantifiable et exprimable sous forme
d'histoire. Le dépouillement des archives stimule les « découvertes », les
approches se multiplient et l'on a déjà fait l'histoire de la Méditerranée, de
la folie et des climats 5 Tout réclame une histoire, une compréhension et
une place au sein du savoir. Il est donc nécessaire, comme nous l'avons
suggéré, d'élargir notre conception de l'« histoire » ; pour nous cela représente
une discipline de l'organisation, un discours aux frontières formées par la
méthode qui sert de pierre angulaire à une discipline plus large qui serait
directement dérivée de la taxinomie et de la mathesis définies par Michel
Foucault 6 L'objet de telles études semble évident. Nous nous dirigeons vers
une méthode totale, où le micro, le macro, le naturel et le social ne formeraient
plus qu'un tout repérable et analysable à partir d'une méthode universelle.
Développer une méthode pour saisir le « tout » du monde, voilà peut-être
à quoi rêvent nos historiens qui aimeraient être à la fois humanistes et
scientifiques. Nous verrons à ce sujet qu'ils ne sont pas très éloignés des
penseurs du XVIsiècle.
La méthode existe également comme pratique dans le présent précisément
parce qu'elle s'établit par rapport à un nombre d'antécédents déjà présents
au moment de l'écriture. Ainsi, comme l'a justement noté Michel de Certeau,
«l'écriture de l'histoire est l'étude de l'écriture comme pratique historique »7
De même, le but de la méthode est de déboucher vers l'avenir et de fonder
son discours comme projection future à partir de précédents. La méthode,
comme nous le dit le dictionnaire, prend appui à la fois sur le passé (ordre),
le présent (découverte, arrangement) et le futur (but). La découverte de
l'exemple caché (toujours mathématiquement repérable) et de l'analogie
latente sont donc les approches privilégiées de la méthode.
L'émergence du discours analytico-référentiel à la fin de la Renaissance
et sa réification dans les traités théoriques de l'époque permettent de dégager
une synthèse du vécu et du devenir et englobent toutes les activités humaines
dans une même problématique de la méthode. La question qui se pose alors
est de savoir comment parler de l'homme et du monde, comment prouver
tout l'homme en n'omettant aucun « lopin »—pour reprendre une expression
de Montaigne. Cette totalisation de la connaissance doit dépendre d'un
raisonnement suivi et être méthodiquement organisée. La théorisation de la
méthode permet justement de fonder un discours généralisé, un passage du
particulier au général. Toute méthode qui se veut durable —et la durabilité
est un des éléments majeurs d'une définition de la méthode —doit reposer
sur des relations et des mesures stables entre les événements et les individus.
Parler d'histoire c'est également reconnaître l'existence d'un moyen d'analyse,
d'une approche circonscrite qui se réclame comme méthode. Aulieu d'analyser
l'objet de la méthode et de prendre position sur la validité de ses finalités,
comme le fait le discours scientifique contemporain, nous préférons au
contraire borner notre recherche au dit sur la méthode, à savoir la détection
et le repérage systématique de la parole qui délimite son investigation. Par
10. Brantôme, Œuvres complètes, publiées par Ludovic Lalane, 11 vol., Paris, Société de
l'Histoire de France, 1864-1882, vol. III. p. 270
11. Machiavel, Le Prince, chap. XXV, p. 367, dans Œuvres complètes, texte présenté par Edmond
Barincou, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952.
morale et de la philosophie aristotélicienne, le monde s'offre comme nouvelle
équation qu'il faut résoudre ; l'homme fait désormais partie intégrante de
cette équation, il en est le départ et le résultat.
De plus, si les choses se répètent selon des lois du comportement qu'il
est possible d'établir à partir de stratégies politiques, une science de l'histoire
peut alors émerger. Jean Bodin est ainsi capable de mettre au point une
théorie des cycles et d'offrir une typologie des histoires. L'histoire possède
effectivement un certain potentiel scientifique. L'influence du Timée de Platon,
durant la seconde moitié du XVIsiècle, et l'usage de plus en plus répandu
de la méthode ramiste permettent par exemple à Bodin de concilier l'histoire
et les mathématiques pour nous offrir une véritable histoire mathématisée. A
partir de ce moment l'histoire reçoit également pour fonction d'enseigner,
elle propose un modèle moral pour l'homme et comme tout enseignement
ne se sert du passé que pour établir un comportement futur, une rhétorique
mathématisante de l'histoire peut faire son apparition. Ce discours « scienti-
fisé » de l'histoire est avant tout basé sur le répétitif et le didactique. C'est
là un autre saut qualitatif que nous nous proposons d'étudier, nommément
le création d'un vocabulaire propre à l'histoire, son organisation en genres
selon des critères bien établis, et sa redéfinition vers une perception
scientifique. Comme le laisse d'ailleurs entrevoir le titre même de l'œuvre
principale de Jean Bodin, Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566),
ce discours sur l'histoire devient méthode.
La définition du dictionnaire donnée plus haut contient un sous-entendu
qui semble évident de nos jours mais qui ne l'a pas toujours été. Cet absent
de la définition, c'est le sujet qui établit la méthode, le «Je » qui introduit
le discours. Banalité aujourd'hui que de répéter cette lapalissade, et pourtant
il fut un homme pré-cogito. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce
phénomène de subjectivité inhérent au discours méthodologique. La décou-
verte des lois, leur démonstration et leur arrangement sont en effet accomplis
par l'individu lui-même. Le fait que la méthode soit produite par le sujet et
dépende de ses manipulations fait partie intégrante de la définition de la
méthode. Il faut ici poser un postulat : c'est le sujet qui fonde la méthode,
abstraction faite du monde physique ou de tout déterminisme théologique.
La méthode, au sens moderne du terme, est produite par le théoricien et
s'élabore à partir du langage, elle exprime la représentation, écrite ou orale,
d'un problème découvert par le sujet et résolu grâce à son esprit et à sa
raison. Il n'en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps où le ressort de
l'histoire n'était pas l'homme mais la fortune ou la Providence, ou encore,
plus simplement, la chance et le hasard. En établissant un rapport dialectique
entre l'intégration du « moi » dans le raisonnement et la finalité de la
méthode, nous abordons ici la troisième partie de notre étude, c'est-à-dire le
rapport entre la subjectivité et la vérité.
A la fin du XVI siècle Montaigne nous parle de son corps. C'est
l'aboutissement du sujet en tant qu'être écrivant et possédant l'histoire. La
présence du corps dans le discours, accompagnée de la reconnaissance du
sujet comme acteur historique, font de Montaigne le point focal d'un autre
moment capital dans l'élaboration de la méthode. Mieux que quiconque,
Montaigne s'aperçoit que l'écriture du monde et de son histoire est un exercice
théorique qui relève de l'interprétation non plus cosmique, métaphysique ou
religieuse, mais au contraire individuelle et donc subjective au sens le plus
large du terme. Cet apport et cette présence du sujet dans la méthode amorce
une nouvelle phase vers une méthode typiquement française à la fin du
X VIsiècle.deLeDescartes.
méthode « moi » de Montaigne sera en effet le point de départ de l a
Au début du XVIIsiècle, Descartes est à même de réorganiser le monde
à la dérive. Il nous offre notre dernier point d'analyse. Avec Descartes, nous
rejoignons le royaume du théorique, en opposition par exemple à l'empirisme
qui règne alors en Angleterre à la même époque avec Bacon. Nous verrons
comment, chez Descartes, la notion de « vérité » l'emporte finalement sur
la réalité. Nous pourrions dire que la méthode effectue un choix au début
du XVII siècle ; c'est dans son poêle et dans son esprit que Descartes décide
de reconstruire le monde. Ce n'est pas un hasard si la théorie prend le dessus
sur la pratique ; il faut voir là l'aboutissement logique de transformations
mentales amorcées plus d'un siècle auparavant par Machiavel et La Ramée,
remaniées par Bodin et Montaigne, sans oublier les nombreux auteurs et
penseurs de second rang qui contribuèrent aux révolutions mentales de ces
hommes. La méthode, telle qu'elle existe au milieu du XVIIsiècle, n'appartient
donc à aucune figure précise mais fut élaborée dans les transformations et
les transpositions successives de discours antérieurs. Le but de ce livre est
précisément de voir comment et pourquoi, grâce à ces additions et ces
retranchements, la méthode, à partir de Descartes, n'est pas très différente
de la définition de notre dictionnaire.
Première partie
LE PARADIGME HISTORIQUE
I.S.B.N. 2 7078 1110-3
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