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Séminaire d’œuvres et genres littéraires– Ahmadou Kourouma Laurent Estoppey et Delphine Pandazis

MER. Christine Le Quellec Cottier 16.10.13

En attendant le vote des bêtes sauvages


d’Ahmadou Kourouma

Genre romanesque
et oralité

Université de Lausanne
Séminaire d’œuvres et genres littéraires : Ahmadou Kourouma
Semestre d’automne 2013
MER. Christine Le Quellec Cottier

Laurent Estoppey
Delphine Pandazis

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Séminaire d’œuvres et genres littéraires– Ahmadou Kourouma Laurent Estoppey et Delphine Pandazis
MER. Christine Le Quellec Cottier 16.10.13

1. Innovation langagière

« La réinvention de la création romanesque dans l’espace francophone passe par une


étape transitoire faite de transgressions, de violences, de distanciation, de conciliation
et d’altérité entre les deux systèmes de langue et de culture (langue africaine-langue
française / culture africaine-culture française). »1
C’est en effet ce qu’Ahmadou Kourouma s’essaie à faire dans ses romans africains, que
nous pourrions même nommer ses « romans malinkés » en raison de la forte influence de
sa culture malinké dans l’élaboration de ceux-ci. Avec la sortie de son premier roman Les
Soleils des Indépendances, cet auteur d’origine ivoirienne avait déjà innové en
« malinkisant » la syntaxe de son écriture. Mais ce troisième roman, En attendant le vote
des bêtes sauvages, renouvelle le champ littéraire dans la tentative d’Ahmadou
Kourouma de concilier oralité et écriture. Déjà connu comme novateur dans la littérature
d’Afrique noire pour avoir « transform[é] l’Histoire […] en fiction », cet écrivain est
célèbre comme l’un des précurseurs d’une « écriture de l’oralité »2 : il s’approprie cette
fois la langue française d’un point de vue formel ; il met en scène la parole en utilisant le
récit traditionnel africain comme modèle de composition du roman. Ce dernier
s’apparente au conte africain, prononcé par un griot qui s’autorisera à étoffer son récit de
propos métalinguistiques en vue de combler les lacunes culturelles d’un lecteur européen.
Ce procédé permet à Kourouma de s’adresser à et d’être apprécié par un public
hétérogène composé à la fois des lecteurs de culture africaine et de ceux de culture
européenne. Ainsi, Ahmadou Kourouma « tente de frayer des voies pour une écriture
africaine, par le métissage des formes. »3 Ce métissage, cette hybridité se retrouve à
plusieurs niveaux ; l’auteur mêle oralité et écriture, poème épique et roman, ainsi que
chasse et politique qui « lui permet[tent] de faire vaciller les frontières entre humanité et
bestialité ».4 La parole dont il fait usage est essentiellement politique, et tend à dénoncer
le mensonge et la tyrannie souvent bestiale des nouveaux régimes dictatoriaux d’après les
indépendances. En effet, « l’axe principal du roman est pour [lui] de témoigner »5, il veut
montrer la violence, l'hypocrisie, la roublardise, la traîtrise du côté colonial comme
africain ; et il le fait d’une manière transgressive, en s’appropriant la fiction romanesque

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1
Jean Emmanuel Gnagnon, « L’écriture de Kourouma : vers la défense de l’oralité et l’expression de
l’affirmation identitaire (le cas de En attendant le vote des bêtes sauvages), Département de Lettres
Modernes, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université de Lomé. Togo, 2010.
2
Ibrahima Wane, « Transgressions, concessions et conciliations ou l'altérité dans En attendant le vote des
bêtes sauvages d'Ahmadou Kourouma », Éthiopiques, n°75, Littérature, philosophie et art, 2005.
3
Madeleine Borgomano, Des hommes ou des bêtes ?, Paris : L’Harmattan, 2000, p. 81.
4
Idem., p. 25-26.
5
Yves Chemla, « Entretien avec Yves Chemla », in Revue Notre Librairie, Paris, 1998.

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tout en disant : « ce que je dis est vrai. »6 La forme du genre romanesque lui permet de
jouir d’une totale liberté pour l’agencement de son récit, tant dans la forme, le style, que
le fond ; sa « nouvelle manière de dire, d’écrire, vise à inventer une écriture nouvelle et
protéiforme […] »7 et se définit ainsi comme « une écriture de rupture » tant thématique,
car « inclassable dans les courants idéologiques qui ont émaillé l’évolution de l’histoire
littéraire africaine », qu’esthétique, à cause de son éternel souci de mixer cultures
française et malinké et langues française et malinké. Ahmadou Kourouma peut ainsi être
défini comme un auteur logothète, créant sa propre écriture en rupture avec tout ce qui
l’entoure.8
Quelle est donc cette écriture de l’oralité ? Quels sont sa fonction et son impact ?
Il est intéressant de se demander quel est ce modèle de composition du roman et
comment Kourouma parvient à mettre en scène l’oralité. En continuité avec ces points se
pose la question du genre romanesque qui nous permet de mieux comprendre le style de
création de cet auteur africain. Dans cette perspective, il est aussi important de nous
interroger sur la place du/des narrateur(s), ce qui nous aide à saisir comment Ahmadou
Kourouma use de la parole. Et finalement, nous nous demanderons de quelle manière il
parvient à contenter deux publics très différents.

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6
Yves Chemla, op. cit.
7
Effoh Clément Ehora, « La « parole recopiée » dans En attendant le vote des bêtes sauvages : une autre
manière d’écrire le conte oral africain », in Synergies, France n°7, 2010, p. 28.
8
Les six dernières lignes sont inspirées de Bi Kakou Parfait Diandue, Histoire et fiction dans la production
romanesque d’Ahmadou Kourouma, Thèse de doctorat, Université de Limoges, 2003, p. 551-556.

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2. Structure du roman : le donsomana

En attendant le vote des bêtes sauvages est un roman qui retranscrit le donsomana du
dictateur Koyaga. Pour dire mieux, il l’imite, dans son style et dans son rythme. Mais
qu’est-ce qu’un donsomana ? Selon le narrateur, « le donsomana est une parole, un genre
littéraire dont le but est de célébrer les gestes des héros chasseurs et de toutes sortes de
héros. » (p. 32)9 Le donsomana est à la fois « parole » et « genre littéraire ». Ce style de
narration permet à Kourouma de transmettre au lecteur les valeurs culturelles malinké et
« se caractérise par la mise en abîme des paroles de la vie africaine, l'emploi des
proverbes et des expressions africaines ainsi que le recours à la répétition et à la
reprise. »10 Selon Madeleine Borgomano, « les textes traditionnels oraux tiennent du
théâtre ; ils n’existent que dans leur récitation, leur performance, toujours ritualisée dans
une mise en scène.

2.1 Théâtralisation

Dans l’incipit de En attendant le vote des bêtes sauvages, le sora met en place la scène
qui sera le cadre des six veillées du donsomana à la manière d’un acte d’exposition au
théâtre :

Votre nom : Koyaga ! Votre totem : faucon ! Vous êtes soldat et président. […]
Voilà que le soleil à présent commence à disparaître derrière les montagnes. C’est
bientôt la nuit. Vous avez convoqué les sept plus prestigieux maîtres parmi la foule
des chasseurs accourus. Ils sont là assis en rond et en tailleur, autour de vous. […]
Vous, Koyaga, trônez dans le fauteuil au centre du cercle. Maclédio, votre ministre
de l’Orientation, est installé à votre droite. […]
Nous voilà donc tous sous l’apatame du jardin de votre résidence. […] Je dirais le
récit purificatoire de votre vie de maître chasseur et de dictateur. Le récit
purificatoire est appelé en malinké un donsomana. (p. 9-10)
Ce début peut sembler artificiel dans le cadre d’un discours direct. En effet, les
personnages qui assistent au donsomana n’ont pas besoin que le griot leur rappelle où ils
se trouvent et dans quelles conditions se déroule la cérémonie. Cependant, cet incipit
permet de mettre en place les différents éléments du décor et permet au lecteur, public

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9
Toutes les citations que nous indiquons par un numéro de page proviennent de l’ouvrage qui constitue la
base de notre analyse : Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris : Seuil Points,
1998.
10
Mufutau Adebowale Tijani, « Ahmadou Kourouma : un conteur traditionnel sous la peau d'un
romancier », Semen, De la culture orale à la production écrite : Littératures africaines, n°18, 2004, p. 107.

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fictif et non direct11, de se représenter la scène du donsomana. Cette mise en place
scénique permet à nouveau d’inscrire le texte dans une « fiction d’oralité »12.
Cette scénographie du donsomana se retrouve aux pages 9 et 10 du roman, décrivant
quand se déroule le donsomana (la nuit), l’emplacement des différents personnages ainsi
que leur rôle, le lieu (le jardin de la résidence de Koyaga) et les objectifs de ce récit
purificatoire (« Nous dirons la vérité »). Le sora annonce aussi d’emblée que ce
donsomana se fera en cinq veillées. Ces veillées, au nombre exact de six, correspondent
fictivement à six nuits d’affilée, mais formellement à six parties du roman. Ces dernières
sont subdivisées en sous-parties, qui font office de chapitres. Ces sous-parties sont
chacune désignée par des proverbes, généralement au nombre de trois.

2.2 Les proverbes

Ils sont bien plus nombreux que dans un donsomana traditionnel13. Leur prolifération a
son sens : ils rappellent le caractère oral de ce récit, mais « ils portent [aussi] en eux la
quintessence de la parole et la puissance du verbe. »14 En effet, selon le narrateur, « le
proverbe est le cheval de la parole ; quand la parole se perd, c’est grâce au proverbe
qu’on la retrouve. » (p. 42) Il permet ainsi au lecteur, à la fin de chaque sous-partie, de
« souffler » en même temps que le sora et d’apprécier et comprendre ce qu’il a lu en
corrélation avec les proverbes. Ils font effectivement écho au sujet, au thème propre de la
veillée à laquelle ils appartiennent. Ces thèmes sont, dans l’ordre, « la vénération de la
tradition », « la mort », « la prédestination », « le pouvoir », « la trahison » et « tout a une
fin ». Ils sont chaque fois annoncés en début de veillée par le sora, suite à un prélude
musical qu’il exécute et qui donne ainsi son rythme au roman. Ces préludes musicaux
sont présents à la fin de chaque sous-partie, qui se termine car le sora doit « souffler » ou
« marquer une pause »15. Ces « verbes de pause »16 fréquents rappellent la dimension
orale du roman et de sa structure.

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11
Nous entendons par « public direct » celui à qui s’adresse le griot dans son histoire, et par « public fictif »
le lecteur.
12
Effoh Clément Ehora, op.cit., p. 23.
13
Yves Chemla, op. cit.
14
Bassirou Dieng, « L'oralité dans En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou Kourouma », in
L'étude de l'épopée d'Abdoul Rahmâne du Foûta-Djalon, Amadou Oury DIALLO, Université Cheikh Anta
Diop de Dakar - Mémoire DEA, 2008.
15
Formulations présentes à la fin de la plupart des sous-parties du roman.
16
Madeleine Borgomano, op. cit., p. 169.

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La place des proverbes encadre et rythme le récit en créant une « spirale sans fin », une
« histoire qui avance en reculant, qui progresse sans évoluer »17.

2.3 Forme cyclique

Le titre du roman suggère déjà la forme du cercle, car il met en relation le début et la fin
du roman.18 En effet, le titre En attendant le vote des bêtes sauvages fait écho à la fin du
roman : « Car vous le savez, vous êtes sûr que si d’aventure les hommes refusent de voter
pour vous, les animaux sortiront de la brousse, se muniront de bulletins et vous
plébisciteront. » (p. 381) L’histoire tourne en boucle et ne s’achève pas ; le gérondif « en
attendant », qui a la caractéristique d’être un temps non achevé, correspond à l’espace de
l’écriture qui ne délivre aucune fin.19 En effet, comme nous l’apprennent les dernières
lignes du roman :

Quand le mil est pilé les pileuses posent les pilons et vident les mortiers. Elles commencent ou
recommencent tant qu’il reste des grains avec du son. Tant que Koyaga n’aura pas récupéré le
Coran et la météorite, commençons ou recommençons nous aussi le donsomana purificatoire,
notre donsomana. (p. 381)
Bien que le thème de la dernière veillée, « tout a une fin », évoque la finitude du roman,
« le donsomana ne s’achève qu’en apparence » 20 . Les verbes « commencer » et
« recommencer » suggèrent la non-fin de l’histoire (et par extension la non-fin de la
dictature), car le lecteur ne sait si ce donsomana est le premier ou le énième récité. Mais
le dernier proverbe « La nuit dure longtemps mais le jour finit par arriver » amène une
lueur d’espoir.

Et c’est bien le but de ce donsomana : faire renaître l’espoir, « purifier les hommes,
d’Afrique et d’ailleurs, de l’oppression du mensonge. »21 Tout le régime de Koyaga est
basé sur le mensonge. Il n’a aucune légitimité à détenir le pouvoir. En effet, il a tout
obtenu par la force et la cruauté :

Vous êtes un maître chasseur de la race du serpent boa qui ne consomme jamais à chaud la
victime qu’il abat. […]
C’est au nord, dans les montagnes du pays paléo qui vous virent naître, que vous êtes monté
consommer à froid votre victime qui est le pouvoir. Le pouvoir suprême du Golfe que vous
veniez d’acquérir par l’assassinat et l’émasculation, reprend Tiécoura. (p. 182)

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17
Madeleine Borgomano, op. cit., p.29.
18
Idem., p. 18.
19
Idem, p. 16-17.
20
Idem, p. 187
21
Romain Vignest, Étude d’une œuvre complète : « En attendant le vote des bêtes sauvages » d’Ahmadou
Kourouma, [s. d.].

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Koyaga est ici animalisé : il appartient à la race du serpent boa. Ce jeu entre humanité et
bestialité se fait sentir tout au long du roman et renforce le caractère cyclique du récit22,
en intervertissant continuellement ces deux concepts. Le titre suggère déjà cet aspect duel,
en mentionnant que ce ne sont pas des hommes mais des bêtes qui voteraient. La
description de la gestation de Koyaga à la page 22 est aussi animalisée :

La gestation d’un bébé dure neuf mois ; Nadjouma porta son bébé douze mois entiers. Une
femme souffre du mal d’enfant au plus deux jours ; la maman de Koyaga peina en gésine pendant
une semaine entière. Le bébé des humains ne se présente pas plus fort qu’un bébé panthère ;
l’enfant de Nadjouma eut le poids d’un lionceau.
Quelles étaient l’humanité, la vérité, la nature de cet enfant ?
L’opposition entre « le bébé des humains » et « l’enfant de Nadjouma » évoque le
caracère inhumain de Koyaga. Le lecteur est ainsi d’emblée plongé dans un univers où la
bestialité et l’humanité se confondent.
Koyaga, dictateur de la République du Golfe, monte au pouvoir non seulement grâce à
son talent de maître chasseur et à son inhumanité, mais aussi grâce aux deux fétiches
appartenant à sa mère Nadjouma et au marabout Bokano, la pierre aérolitique et le Coran.
Quand il est renversé du pouvoir par des émeutes populaires et que plusieurs attentats
envers sa personne ont lieu, ces deux personnages ainsi que les gris-gris qui lui sont
indispensables pour être au pouvoir disparaissent. Ce donsomana est donc récité car le
marabout Bokano l’a prédit ainsi :

Enseignez-lui que si d’aventure nous lui échappons il ne s’affole pas. Tranquillement, qu’il
fasse dire sa geste purificatoire, son donsomana cathartique par un sora (un chantre des chasseurs)
accompagné d’un répondeur cordoua. […] Quand il aura tout avoué, reconnu, quand il se sera
purifié, quand il n’existera plus aucune ombre dans sa vie, la pierre aérolitique et le Coran
révéleront où ils se sont cachés. Il n’aura qu’à les récupérer et poursuivre sa vie de guide et de
chef. (p. 64-65)
Ainsi, le lecteur comprend que puisque le récit est l’histoire du parcours de Koyaga des
débuts jusqu’à la fin de son pouvoir, il commence parce que l’histoire finit.23 Nous
sommes donc confrontés à un récit en boucle, qui n’a pas de fil unique mais une histoire
complexe : « [Koyaga] y tourne en rond. »24

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
22
Madeleine Borgomano, op. cit., p. 33
23
Madeleine Borgomano, op. cit., p. 30.
24
Yves Chemla, op. cit.

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3. Genre romanesque : un « genre sans genre »25

« […] [L]’analyse retient que le donsomana est certes le genre inédit mis en scène par
Kourouma, mais sa réécriture romanesque est redevable à l’esthétique du conte. »26 En
effet, le donsomana traditionnel, « cathartique » dont il nous parle « semble ne
correspondre à rien de réel dans la pratique culturelle des chasseurs malinké. »27 Il est
vrai qu’il raconte rarement la vie d’une personne mais est plutôt constitué de récits de
chasse.28 Si l’on s’en tient à cette dernière phrase, à quel genre ce roman appartient-il
donc ?

3.1 Le genre épique

Tant dans sa forme canonique que dans sa thématique, En attendant le vote des bêtes
sauvages s’apparente largement au genre épique. D’une part, l’agencement en veillées,
les préludes musicaux et les pauses rappellent la forme d’un récit épique, et sa structure
canonique « naissance-enfance-formation-fin » est aussi respectée29 ; à cela s’ajoute le
fait que le narrateur use des mots « aède » et « chantre » pour définir le griot, et « geste »
pour définir le donsomana, termes de l’épopée grecque homérique et médiévale,
inscrivant ainsi son récit dans une tradition épique.30 D’autre part, le protocole énonciatif
se lie à celui de l’épopée car le lecteur détient l’identité du conteur, sa/ses fonctions,
l’objectif de l’énonciation, le destinataire de l’énonciation et le contexte31, qui sont
respectivement : « […] Bingo, […] le griot musicien de la confrérie des chasseurs » (p.
9) ; « [u]n sora est un chantre, un aède qui dit les exploits des chasseurs et encense les
héros chasseurs » (p. 9) ; « [t]ant que Koyaga n’aura pas récupéré le Coran et la météorite,
[il faut] commen[cer] et recommen[cer] […] le donsomana purificatoire […]. » (p. 381) ;
la première adresse du narrateur « [v]otre nom : Koyaga ! » (p. 9) ; de « Voilà que le
soleil… » à « … installé à votre droite. » (p. 9). Il est intéressant de relever le fait que

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
25
Effoh Clément Ehora, op. cit., p. 28.
26
Idem, p. 23.
27
Ibidem.
28
Bassirou Dieng, op. cit.
29
Idem.
30
Madeleine Borgomano, op. cit., p. 23.
31
Bassirou Dieng, op. cit.

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l’objectif de cette « geste » est énoncé concrètement à la fin32, ce qui rappelle le caractère
cyclique du roman que nous avons développé plus haut.
Les principaux points des récits épiques sont aussi abordés dans En attendant le vote
des bêtes sauvages. Premièrement, la généalogie du héros est citée dans la première
veillée ; la description de sa glorieuse ascendance nous apprend que Koyaga a des parents
hors-norme, et que lui-même est davantage animal qu’humain. Deuxièmement,
l’exagération épique se retrouve dans les nombreux discours hyperboliques, comme celui
concernant la gestation du héros dans le ventre de sa mère à la page 22. Troisièmement,
le merveilleux transcrit dans le pouvoir magique, le fétichisme, les gris-gris, ou encore
dans les combats prodigieux de Koyaga contre ses adversaires33 nourrit le caractère
épique du roman. Quatrièmement, le chant et les hymnes si importants dans l’épopée sont
présents dans les préludes musicaux du sora. Et pour finir, l’utilisation massive des
proverbes touchant divers thèmes communs à ce genre, tels la mort ou le pouvoir,
renforcent davantage ce rapprochement.34
Cependant, même si Ahmadou Kourouma prend appui sur la forme et la thématique de
l’épopée pour son roman, il y opère deux transgressions. D’abord, avant même que le
donsomana commence, le lecteur est averti par le cordoua Tiécoura que Koyaga n’a rien
d’un héros, mais tout d’un « antihéros » :

- Président, général et dictateur Koyaga, nous chanterons et danserons votre


donsomana en cinq veillées. Nous dirons la vérité. La vérité sur votre dictature. La
vérité sur vos parents, vos collaborateurs. Toute la vérité sur vos saloperies, vos
conneries ; nous dénoncerons vos mensonges, vos nombreux crimes et assassinats…
(p. 10)
Le caractère bestial du dictateur évoqué tout au long du roman accentue d’autant plus
son image d’ « antihéros ».
La deuxième transgression est le fait que « l’auteur en arrive à verser l’épopée dans les
fictions narratives alors qu’elle était reçue comme récit historique, récit des faits
véridiques. »35 La limite entre Histoire et fiction, entre vérité et mensonges est ainsi
presque effacée par l’esthétique romanesque kouroumienne qui « tente d’annuler la
distance entre un genre qui se veut largement « véridique » et un genre qui se pose

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
32
Nous savons déjà à la page 64 du roman que, grâce à ce donsomana purificatoire, il pourra retrouver les
deux gris-gris et ainsi « poursuivre sa vie de guide et de chef » ; mais nous ne savons pas encore qu’il les a
perdus et que, de ce fait, il ne peut pas revenir au pouvoir.
33
Par exemple le combat contre Fricasso Santos à la fin de la deuxième veillée.
34
Paragraphe inspiré de l’exposé de Bassirou Dieng, op. cit.
35
Bassirou Dieng, « Les genres narratifs et les phénomènes intertextuels dans l’espace soudanais (mythes,
épopées et romans) », in Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, n°21, UCAD, Dakar,
1991, p. 82.

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comme « fiction ». »36 Un passage important de En attendant le vote des bêtes sauvages
décrit cette frontière infime :

[…] Les victimes, sous les instruments de torture, répétaient les récits de Maclédio,
les agrémentaient de multiples détails et finissaient par les rendre vraisemblables,
logiques, incontestables.
Ah ! Tiécoura. La vérité et le mensonge ne sont jamais loin l’un de l’autre et
rarement la vérité triomphe. Les mensonges de Maclédio devenaient de solides vérités
même pour leur auteur qui finissait toujours par croire qu’il avait plutôt découvert
qu’imaginé les trames des complots. (p. 166-167)
Le vraisemblable devient plus vrai que vrai. Maclédio invente des mensonges qui
expliqueraient la réalité, à l’inverse de Kourouma qui invente « une manière de dire le
vrai de telle sorte qu’il paraisse fictif », à savoir l’ironie qui se définit comme « dire le
contraire de ce qu’on a l’air de dire ».37

3.2 Entre Histoire et satire

Ainsi pourrions-nous rattacher ce roman à la fois au genre du roman historique et à


celui du récit satirique. D’une part, l’entier du roman a une dimension ironique, voire
satirique38, procédé linguistique que nous étudierons dans la dernière partie. D’autre part,
Ahmadou Kourouma pose un cadre historique assez précis, qui se situe entre « la réunion
des Européens sur le partage de l’Afrique en 1884 à Berlin » (p. 11) et les
indépendances de 1980, et il fait par moment référence à des personnages réels, tels
Charles De Gaulle ou les ambassadeurs/envoyés de différents pays (p. 332). Les
personnages principaux étaient, dans le premier jet du roman, présentés sous leur
véritable nom, comme Étienne Eyadéma Gnassingbé, ex-président de la République
togolaise, à la place de Koyaga. Et « en racontant l’histoire de Koyaga, Kourouma
raconte aussi une bonne partie de l’histoire de l’Afrique. »39 Il ne faut pas oublier qu’il
précise que « tout est vrai ».
Ces deux dimensions, historique et satirique, nous amènent à une troisième, qui est
politique. La satire porte sur des faits historiques réels ; en effet, Kourouma « écri[t] des
choses qui sont vraies. »40 Et ces « choses » sont principalement politiques, étant donné

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
36
Madeleine Borgomano, op. cit., p. 81.
37
Paragraphe inspiré de Madeleine Borgomano, op. cit., p. 186.
38
Du mot satire dont nous retenons la définition du Petit Larousse illustré 2012 : « Pamphlet, discours,
œuvre qui s’attaquent aux mœurs publiques, ou qui tournent qqn ou qqch en ridicule. » En l’occurrence, le
roman de Kourouma critique en raillant la dictature de Koyaga qui est par extension l’ex-dictateur du Togo,
Eyadéma.
39
Madeleine Borgomano, op. cit., p. 39.
40
« Entretien avec Ahmadou Kourouma », propos recueillis par Thibault Le Renard et Comi Toulabor,
Politique africaine, n°75, 1999, p. 178.

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que l’histoire porte sur la vie, principalement politique, d’un dictateur. Grâce à la forme
traditionnelle du donsomana, qui est à la base un chant de chasseurs du Mandingue mais
qui se prête dans ce roman au récit purificatoire de Koyaga, maître chasseur et dictateur,
« Kourouma assimile de façon permanente la politique et la chasse. »41 En effet, c’est en
débarrassant le peuple des bêtes féroces que Koyaga, héros herculéen, « féroce tueur de
bêtes » (p. 69), prend le pouvoir et « s’impose comme l’unique libérateur ».42

3.3 Un roman politique

Cette dimension politique peut également se trouver si l’on fait un rapprochement entre
le donsomana et les Conférences nationales. Dans sa définition première, la Conférence
nationale vise à réconcilier le peuple et son dirigeant politique et intervient donc
généralement « à un moment de crise de légitimité de l’appareil gouvernemental ».43 Elle
est donc une séance où tout se dit, tout se dévoile tant du côté du peuple que du dictateur.
Même si le donsomana purificatoire de Koyaga vise à la reconquête du pouvoir, il
s’apparente à la « juridiction de la parole » des Conférences nationales. La ressemblance
est d’autant plus flagrante si nous nous penchons sur le texte même :

La Conférence démarra. Elle se donna pour mission de faire le procès de trente


années de dictature et d’assassinats. Exorciser le pays, ses hommes, ses animaux, ses
choses, tous ensorcelés et envoûtés par Nadjouma et sa météorite, par Bokano et son
Coran. Elle voulait construire un nouveau pays sur un nouveau socle. Un socle ferme,
propre et sain. […]
Rapidement, les intervenants habillèrent de vraisemblances les calomnies, fables et
mystifications que pendant des mois les tracts avaient fait circuler dans les rues. […]
Les suivants, toujours pour soutenir l’attention de l’auditoire, diabolisèrent encore plus
le dictateur […]. C’étaient des affabulations qui dépassaient l’entendement, le
vraisemblable. […]
Pendant six mois entiers, les délégués se défoulèrent en mensonges vengeurs. (p.
364-365)
Le lecteur comprend que le principe est le même, mais que la finalité ne l’est pas. Il est
aussi intéressant de relever que cette Conférence est traversée de paroles mensongères
plus invraisemblables les unes que les autres, tout comme l’était le régime dictatorial de
Koyaga. Encore une fois, la dynamique cyclique et redondante du récit se retrouve dans
cette impossibilité à faire changer les choses.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
41
Madeleine Borgomano, op. cit., p. 24.
42
Sélom Komlan Gbanou, « En attendant le vote des bêtes sauvages ou le roman d’un "diseur de vérité" »,
Études françaises, vol. 42, n°3, 2006, p. 70.
43
Paragraphe entier inspiré de Sélom Komlan Gbanou, op. cit., p. 71-74.

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Nous en concluons donc que En attendant le vote des bêtes sauvages est un roman qui
utilise le « principe littéraire d’hybridation, où plusieurs genres fusionnent en une
représentation théâtrale. » 44 Cette représentation théâtrale a la forme du donsomana
présenté par Kourouma, qui se calque sur la forme, la structure et la thématique du conte
traditionnel africain.45 « […] [L]’utilisation du conte comme soubassement des récits de
Kourouma a un double intérêt. Elle est une mise en valeur de la littérature orale à travers
laquelle l’auteur expose le conte comme item culturel et exprime de fait son identité
culturelle. Elle est aussi la révélation d’une esthétique romanesque fusionnant le roman et
le conte de sorte à obtenir un genre transgénérique au point où l’on pourrait parler de
conte-romanesque. »46 Cette tentative de classer ce roman dans un genre romanesque se
révèle presque impossible ; il faut en effet inventer un nouveau genre, exercice auquel
s’est essayé Bi Kakou Parfait Diandue qui le définit comme « conte-romanesque ». Nous
serons plus prudent et nous nous contenterons des termes moins catégoriques mais très
représentatifs que propose Effoh Clément Ehora : « un genre sans genre ».

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
44
Théopiste Kabanda, « Théâtralité et formes parodiques dans En attendant le vote des bêtes sauvages », in
Ouédraogo, Jean (dir.), L’imaginaire d’Ahmadou Kourouma. Contours et enjeux d’une esthétique, Paris :
Editions Karthala, p. 247.
45
Bi Kacou Parfait Diandue, op. cit., p. 541.
46
Idem., p. 544.

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4. Polyphonie narrative

Dans En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, les instances
narratives sont plurielles et interviennent à différents niveaux de lecture. Effoh Clément
Ehora, en reprenant la terminologie de Gérard Genette dans Figures III, distingue « trois
types de narrateurs : un narrateur extra/hétérodiégétique, […] deux narrateurs
extra/homodiégétiques […] et deux autres narrateurs intra/homodiégétiques. » 47 Cette
classification permet de mettre en relief des couches de la narration. Par la polyphonie
narrative, Kourouma parvient à établir une illusion d’oralité. Comme le remarque Lise
Gauvin :

[Kourouma] invente une forme qui a l’avantage de distribuer la diégèse en autant de


plans qui se superposent et se complètent pour mieux déstabiliser le lecteur et
l’entraîner dans des histoires époustouflantes.48

4.1 Les narrateurs intra/homodiégétiques : Koyaga et Maclédio

Koyaga et Maclédio sont les destinataires du récit. Lorsqu’ils prennent la parole, c’est
pour apporter des précisions, se défendre, ou répondre à la demande du sora :

Il vous convoqua, vous, son unique fils, vous aviez alors sept ans. Et tête à tête il
vous parla. Que vous a-t-il dit, expliqué ?
- La fin atroce que je connais est un châtiment ; elle a pour cause la malédiction, le
courroux des mânes des ancêtres, commença-t-il par me dire. Répondit Koyaga. (p.
19)
Ces interventions rares de Koyaga permettent néanmoins de l’intégrer dans le récit, de
lui donner une voix. Ainsi, il ne reste pas confiné à un personnage abstrait, construit par
le discours des autres, mais participe activement à la parole cathartique du donsomana.
Maclédio intervient plus que Koyaga, ce qui montre à quel point il est la voix officielle
du pouvoir de ce dernier. L’ancien speaker de la radio était indispensable : « [il] détenait
le pouvoir de diffuser la communication à travers le pays »49. Maclédio constitue la face
du pouvoir intellectuel alors que Koyaga incarne la force brute. Ensemble, les deux
personnages permettent de totaliser le pouvoir. Maclédio intervient pour protéger Koyaga,
le glorifier, ou donner des précisions sur son parcours. Après que le cordoua énumère la
longue liste des défauts de Koyaga, Maclédio prend la parole pour rétablir l’équilibre :

- Koyaga, vous avez de grandes qualités, de très grandes. Vous êtes généreux
comme le fondement de la chèvre, bon fils comme une racine, réveille-tôt comme un
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
47
Effoh Clément Ehora, op. cit., p. 25.
48
Lise Gauvin, La fabrique de la langue, Paris : Seuil, 2004, p. 323.
49
Madeleine Borgomano, op.cit., p. 99.

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coq, fidèle en amitié comme les doigts de la main. Vous êtes…Vous êtes… Vous avez
encore des qualités, d’autres mérites qu’à vouloir nécessairement crier on se romprait
les cordes vocales. Répond Maclédio en souriant lui aussi. (p. 315-316)
On remarquera la structure en miroir du discours du répondeur et de Maclédio.
Notamment le « Koyaga vous avez », « Vous êtes…Vous êtes » ainsi que les « cordes
vocales rompues » chez Maclédio répondent à la « déchirure aux commissures des
lèvres » (p. 315-316) dans les paroles du cordoua. Ce jeu d’oppositions reflète bien les
fonctions antithétiques de ces deux personnages, à savoir Tiécoura et Maclédio. L’un
étant là pour dénoncer le pouvoir tyrannique de Koyaga tandis que l’autre est le garant
qui motive et légitime ce pouvoir.

4.2 Les narrateurs extra/homodiégétiques : Bingo et Tiécoura

Bingo et Tiécoura sont les narrateurs principaux. Par un jeu d’alternance, les deux
compères se renvoient la parole et se complètent. Leur rôle est exposé dès les premières
lignes, comme nous l’avons déjà dit dans notre première partie :

Moi, Bingo, je suis le sora ; je louange, chante et joue de la cora. Un sora est un
chantre, un aède qui dit les exploits des chasseurs et encense les héros chasseurs.
Retenez mon nom de Bingo, je suis le griot musicien de la confrérie des chasseurs.
L’homme à ma droite, le saltimbanque accoutré dans ce costume, avec la flûte,
s’appelle Tiécoura. Tiécoura est mon répondeur. (p. 9-10)
Cette présentation, ainsi que tout l’incipit de la première veillée, a une fonction
didactique et une fonction de mise en place scénique. Un public africain habitué aux
griots et aux donsomanas se passerait bien de ces commentaires. On distingue donc ici
que Kourouma tient compte d’un lectorat hétérogène. En effet, les Occidentaux - « les
non-initiés » (p. 99) - ont besoin de ces indications pour comprendre qui sont les acteurs
et de quelle manière s’agence le récit. Les références utilisées pour situer les personnages
sont aussi révélatrices. Le sora est comparé à un « chantre » et un « aède » et le répondeur
à un « saltimbanque ». Ce lexique réfère directement au monde européen et Kourouma
présente ses personnages comme des versions africaines des poètes antiques, religieux et
bouffons du Moyen Âge.
En plus de leur fonction de conteur, Bingo et Tiécoura ponctuent le récit d’intermèdes
musicaux. Ces pauses rythment les veillées et rappellent la forme du donsomana qui
cadre l’entier de cette prise de parole. Ces scènes simulent l’immédiateté de la narration
et contribuent à mettre en évidence l’oralité de l’écriture kouroumienne. C’est dans ces
moments aussi que transparaît la troisième instance narrative.

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4.3 Le marionnettiste, narrateur extra/hétérodiégétique

Un troisième type de narrateur, qui lui est anonyme, intervient dans la distribution de la
parole. Il apparaît dans les incises du type : « énonce le sora », « annonce Bingo »,
« poursuit le répondeur », « explique Maclédio », « commente Koyaga », etc. 50 Nous
nous garderons bien d’assimiler cette voix à celle de Kourouma et nous nous
contenterons de constater qu’elle structure le discours à la manière des didascalies au
théâtre.51 Tel un metteur en scène, ce narrateur tire les ficelles de la parole et relie d’une
certaine manière la situation de communication directe du donsomana - dans lequel les
participants n’ont pas besoin de cette instance directrice - à l’écriture.

En transe, [la princesse] multipliait les gestes lascifs qui excitaient et préparaient
psychologiquement le prince consort aux rudes et essentielles obligations nocturnes.
Toute la journée, votre margouillat battait de la tête sous le pantalon, ajoute le
répondeur en riant. (p. 143)
Dans cet exemple, le passage de la parole entre le sora et le cordoua n’est pas évidente
(signes de ponctuation ou autres). Seul le narrateur extra/hétérodiégétique permet
d’indiquer l’alternance des discours. Cependant, ces incises interviennent en fin de
réplique, ce qui perturbe parfois la clarté référentielle et augmente ainsi l’effet d’oralité.
Cette instance narratrice distribue les prises de parole en utilisant le discours indirect ;
mais parfois, elle s’efface pour laisser les protagonistes s’exprimer au discours direct. Le
passage d’un discours à l’autre peut être déstabilisant pour le lecteur et contribue aussi à
l’effet d’oralité. Par exemple, lors d’un de ces fameux échanges entre Maclédio et
Tiécoura où s’affrontent la vérité et la sophistique du pouvoir :

- Personne n’a cru à la thèse du suicide, personne n’a cru à la version officielle. La
version officielle qui a prétendu que les désespérés, pris de remords, dans une rage
sanguinaire se sont d’abord amputés de la masculinité avant de mettre fin à leur vie
par pendaison. Fait remarquer le répondeur.
Que les vivants aient ou non cru importe peu. Les morts étaient morts et déjà
heureux dans le ciel très heureux près de Dieu. Le Coran n’annonce-t-il pas, ne répète-
t-il pas que les braves qui meurent les armes à la main en défendant leur conviction
périssent dans la djihad et vont directement dans le paradis ? Explique Maclédio.
- Une enquête officielle a été menée pour s’assurer des conditions vraies de leur
suicide.
- Une enquête dont les résultats n’ont jamais été publiés. (p. 270)
Les deux premières interventions sont clairement référencées par le narrateur et soudain,
les deux répliques qui suivent s’autonomisent (absence de verbe introducteur). Le lecteur
comprend qu’il s’agit premièrement de Maclédio et deuxièmement de Tiécoura. En effet,
dans la dynamique des dialogues, Maclédio est toujours en train de justifier le pouvoir,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
50
Effoh Clément Ehora, op.cit., p. 25.
51
Ibidem.

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alors que Tiécoura essaie de le saper. Le pouvoir du troisième narrateur est d’une part de
produire l’effet d’oralité en variant ses interventions, et d’autre part, de souligner les
discours qui s’affrontent en construisant des structures discursives en miroirs. C’est donc
à notre avis un narrateur-marionnettiste qui tire les ficelles des discours. Son pouvoir est
donc immense et c’est un précieux allié du lecteur.

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5. L’ironie ou le contre-pouvoir
5.1 L’insolent Tiécoura

Le répondeur a pour fonction de rectifier la vérité sur le pouvoir de Koyaga, puisqu’il


faut tout dire pour que les fétiches réapparaissent. Tiécoura joue le rôle du
démystificateur. En effet, sur le mode de l’ironie et de la raillerie, il désagrège les
justifications et les faux discours de la dictature de Koyaga. Dans le cadre de cette
tyrannie, on pourrait craindre pour la vie de Tiécoura quand on sait le sort réservé aux
opposants du dictateur.

Tiécoura est un cordoua et comme tout cordoua il fait le bouffon, le pitre, le fou. Il
se permet tout et il n’y a rien qu’on ne lui pardonne pas. (p. 10)
Le répondeur est là pour « ajouter son grain de sel » (p. 10), pour glisser subrepticement
un grain fatal dans les rouages de la machine du pouvoir de Koyaga. Par ses piques, le
répondeur affirme des vérités que personne d’autre ne pourrait se permettre. Ces vérités,
il faut pourtant les dire pour que s’opère le donsomana, récit purificatoire. Cependant,
c’est la subtilité de l’ironie qui permet au répondeur de critiquer le dictateur car il ne peut
pas énoncer la vérité telle quelle.

- Président, général et dictateur Koyaga […]. Nous dirons la vérité. La vérité sur
votre dictature. La vérité sur vos parents, vos collaborateurs. Toute la vérité sur vos
saloperies, vos conneries ; nous dénoncerons vos mensonges, vos nombreux crimes et
assassinats…
- Arrête d’injurier un grand homme d’honneur et de bien comme notre père de la
nation Koyaga. Sinon la malédiction et le malheur te poursuivront et te détruiront.
Arrête donc ! Arrête ! (p. 10)
Cette dispute intervient dès la première intervention du répondeur qui par la suite sera
généralement plus subtil dans ses attaques. Par des clins d’œil au lecteur, le répondeur
mine le discours officiel :

Les prisonniers politiques comprennent qu’ils sont abandonnés par les hommes, les
dieux et les religions. Ils paniquent et se suicident.
- Dans leur rage suicidaire et sanguinaire, ils s’amputent des sexes avant de passer à
l’action, ironise le répondeur. (p. 291)
Tiécoura s’affirme comme le contre-discours officiel du pouvoir qui serait représenté
par Maclédio. Le véritable responsable du suicide et de l’amputation est transparent une
fois que Tiécoura ajoute son « grain de sel » dans la narration. « Le « rusé » est celui qui
a la maîtrise du signe […] ou la capacité de l’interpréter, c’est-à-dire le destinataire, le

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lecteur dans le cas de En attendant le vote des bêtes sauvages. ».52 L’ironie établit une
connivence entre le lecteur et Tiécoura, ce qui contribue à renforcer la position critique
envers le régime de la République du Golfe.

5.2 L’ironie du sora

Même s’il en est l’expert, Tiécoura n’est pas le seul à maîtriser l’art du double sens. Le
discours de Bingo possède effectivement une polyphonie interne :

Bingo reprend le discours de la propagande (celle de Maclédio), parfois mot pour


mot, et le découpe, le déconstruit, le renverse, armé de sa seule ironie.53
Le griot apparaît alors comme l’anti-Koyaga ; un renversement de la figure héroïque
s’opère et présente Bingo comme le héros du donsomana, « lutte orale dont l’enjeu est la
vérité et la liberté ».54
Si Tiécoura vilipende Koyaga et son pouvoir sanguinaire, Bingo ironise aussi de temps
en temps sur les explications farfelues comme la tentative de fuite magique de Fricassa
Santos:

Le grand initié Fricassa sort du vent et se découvre, déguisé en jardinier.


Les non-initiés, par ignorance, douteront de cette version des faits. Ils prétendront
qu’un passage existait entre la résidence du Président et l’enceinte de l’ambassade.
[…] C’est évidemment une explication enfantine de Blanc qui a besoin de rationalité
pour comprendre. (p. 99-100)
Il n’y a pas lieu ici de discuter les croyances magiques en Afrique mais de souligner le
simple fait que Bingo, en évoquant une solution alternative à la magie, même en
l’invalidant, donne du crédit à cette explication rationnelle. Cette ruse est d’autant plus
puissante que la magie est un artifice de justification du pouvoir de Koyaga. En
discréditant la magie, le sora discrédite de même un des fondements du pouvoir
tyrannique.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
52
Christine Le Quellec Cottier, « Le roman d’Afrique noire entre ruse et violence : le pouvoir de la langue
chez Henri Lopes, Ahmadou Kourouma et Sony Labou Tansi », in Synergies, Afrique Centrale et de
l’Ouest, n°2, 2007, p. 157.
53
Romain Vignest, op. cit.
54
Idem.

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6. Le pouvoir de la parole
6.1 Maclédio, puissant orateur

A l’opposé des dénonciateurs, un personnage en particulier est le porte-parole du


pouvoir et un de ses plus puissants acteurs. Maclédio, le ministre de l’orientation de
Koyaga, n’est pas une figure anecdotique dans la composition du récit. En effet, l’entier
de la troisième veillée lui est consacré. Si Koyaga est un chasseur hors pair excellant dans
la brutalité et l’exercice physique du pouvoir, il est en revanche incapable d’en assumer la
fonction intellectuelle. Koyaga est un homme d’action autant que Maclédio un homme
d’idées et de discours. L’un et l’autre se complètent pour former un pouvoir totalitaire
efficace.
La parole est au centre de la question du pouvoir ; elle l’est à différents niveaux.
Premièrement, la justification de l’autorité de Koyaga passe par la parole de Maclédio.
Deuxièmement, le retour de Koyaga à la tête du pays passe par le donsomana cathartique
et donc par la parole exprimée, ce qui focalise la réflexion sur la puissance des griots dans
ce processus de réhabilitation. Et enfin, sur un troisième plan, on décèle une mise en
abyme du pouvoir de la parole à travers le livre de Kourouma qui lui aussi intervient dans
une perspective de remise en cause du bien-fondé de certaines réalités africaines, telles
que les dictatures postcoloniales, les rapports Nord-Sud et le jeu trouble des Occidentaux
durant la Guerre froide.
La première action de Koyaga après son coup d’état est de contrôler l’information au
moyen de la radio. Il est conscient que le pouvoir passe aussi par celui de la parole et il
faut une voix à son nouveau régime. Maclédio, vedette reconnue, est tout indiqué pour
incarner cette voix. Lors de leur première rencontre, juste après le putsch de Koyaga,
Maclédio commence par railler le discours du militaire ce qui permet au lecteur de
comprendre le faible niveau intellectuel de Koyaga. Maclédio est ensuite menacé et
négocie son attachement au régime par un papier qui l’innocenterait face à l’histoire. Cet
épisode permet de mettre en évidence l’opportunisme de Maclédio et sa ruse qui lui
permet de toujours avoir une sortie de secours. Il est prêt à toutes les horreurs dans la
mesure où sa responsabilité personnelle est dégagée.55 Enfin, grâce au récit de sa vie lors
de la troisième veillée et au nombre démesuré de ses hommes de destin, le lecteur

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
55
Kourouma est très fin dans son analyse des mécanismes du pouvoir. Le psychologue Stanley Milgram a
pu démontrer, grâce à une expérience célèbre, à quel point une personne est prête à exécuter les pires
actions, une fois déresponsabilisée.

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comprend que Maclédio est surtout mû par les opportunités qui s’offrent à lui en dehors
de toute considération morale. Maclédio sera finalement le cerveau de ce régime :

[Maclédio parcourut la proclamation] avec une bonhomie simulée, biffa


fiévreusement quelques lignes, en ricanant remplit la marge de fines écritures [...]. Le
papier finit par avoir la forme et la consistance d’une vraie proclamation. (p. 121-
122)
Dès ce moment, Koyaga et Maclédio sont inséparables pour la bonne marche du
pouvoir :

Ah Koyaga ! Depuis ce jour, Maclédio est devenu votre pou à vous, Koyaga,
perpétuellement collé à vous. Il reste votre caleçon œuvrant partout où vous êtes pour
cacher vos parties honteuses. Cacher votre honte et votre déshonneur. Il ne vous a
jamais plus quitté. Vous ne vous déplacerez jamais plus sans lui. (p. 123)
L’organisation et les innovations du régime sont dues à l’intelligence et à la ruse de
Maclédio. Lui seul possède l’intuition et l’imagination nécessaires pour camoufler et
rendre honorable la dictature de la République du Golfe. Cette maîtrise de la langue est le
fruit d’une longue expérience du pouvoir tyrannique. Déjà chez Nkoutigui Maclédio avait
pour tâche d’ :

[…] inventer les mots, le mensonge, le cynisme et l’éloquence qui apportaient


des débuts de justification rationnelle à des actes qui n’en avaient pas parce que sortis
des mancies des marabouts-féticheurs.
Maclédio y réussit avec beaucoup d’imagination et de talent. Ce qu’il imaginait de
toute pièce devenait pour la police, la justice, le Parti et la presse internationale des
faits, les vraies phases d’une vraie conspiration. Complète le répondeur. Les victimes,
sous les instruments de torture, répétaient les récits de Maclédio, les agrémentaient de
multiples détails et finissaient par les rendre vraisemblables, logiques, incontestables.
(p. 166)
Dans ce contexte de Guerre froide, la vérité importe peu et la sophistique est le véritable
outil des pouvoirs liberticides. Si la parole peut conserver et justifier la terreur, elle peut
aussi la détruire et c’est dans cette perspective qu’intervient le texte de Kourouma. C’est
une dénonciation, par la parole, des fausses idées, des mensonges qui permirent aux
dictatures africaines postcoloniales de fleurir un peu partout et d’exercer leur pouvoir
sanguinaire. Kourouma rétablit d’une certaine manière des vérités historiques par la
littérature en rendant ces faits vivants et en jouant sur l’émotion.

6.2 Le pouvoir des griots

Les griots, par la dénonciation de tous les actes de Koyaga, portent la responsabilité de
rendre le pouvoir au dictateur. Pourtant, après le parcours des six veillées le donsomana
se termine par cette indication dont on a de la peine à distinguer si elle est prononcée par
le sora ou le narrateur extra/hétérodiégétique :

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Tant que Koyaga n’aura pas récupéré le Coran et la météorite, commençons ou
recommençons nous aussi le donsomana purificatoire, notre donsomana. (p. 381)
Grâce à cette indication, le lecteur peut comprendre que le donsomana n’a pas abouti.
Soit tout n’a pas encore été dit et cela suggère donc que l’horreur de la dictature est sans
fin ; soit, face à l’histoire, la recherche de la vérité est une longue quête d’écriture et de
réécriture. Si la magie n’opère pas malgré tout, c’est le monde de Koyaga qui
s’écroule et avec lui toutes les bases de son pouvoir ésotérique.
Cependant, lors de cette dernière scène, le cordoua imite les bêtes et n’obéit plus aux
ordres du sora qui se met alors à aboyer. Cette animalisation n’est pas sans rappeler le
titre. Bingo et Tiécoura finalement suivraient eux aussi les bêtes sauvages pour plébisciter
Koyaga. On peut penser que l’auteur suggère par ce procédé à quel point le peuple a la
mémoire courte lorsque, pour retrouver la stabilité, il est prêt à redonner le pouvoir à
celui que peu de temps avant il exécrait. Cette situation se retrouve dans le parcours
même du dictateur Koyaga qui est toujours capable de rebondir quand il est au plus bas.
Les mêmes « déscolarisés» qui avaient abattu la dictature sont aussi les premiers à
permettre sa restauration. Le thème de cette dernière veillée est « tout a une fin », mais on
ne saurait distinguer s’il s’agit de la fin du donsomana et donc de la reprise du pouvoir ou
s’il s’agit de la fin de la dictature grâce à l’effet de la parole dénonciatrice.

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7. L’écriture de l’oralité, témoignage et dénonciation


Savane noire comme moi, feu
de la mort qui prépare la
re-naissance.
Senghor56

Notre parcours à travers l’ouvrage d’Ahmadou Kourouma nous a permis de mettre en


évidence certains aspects de sa singularité. En effet, cet auteur africain renouvelle le
genre romanesque en y incluant à sa manière toute une tradition orale malinké ; la mise
en scène d’un donsomana, récit cathartique dans lequel tout doit se dire, permet à l’auteur
de dénoncer et de critiquer le sujet principal de l’histoire, à savoir la dictature. A la
manière d’un grand théâtre, Kourouma présente une pièce dans laquelle les acteurs
s’affrontent par la parole ; à travers le narrateur « marionnettiste », Kourouma « jette un
regard superviseur et contrôleur sur la relation du récit. »57 Le lecteur est ainsi face à
plusieurs narrateurs, acteurs d’une polyphonie narrative dans laquelle il tend parfois à se
perdre. Un autre jeu entre le lecteur et le narrateur se manifeste lorsque ce dernier manie
l’ironie, atout énonciatif qui lui permet de saper les bases du discours dictatorial sans
pour autant l’attaquer frontalement. Ahmadou Kourouma a effectivement été confronté
directement aux pouvoirs liberticides d’Afrique noire :

« L’axe principal du roman est pour moi de témoigner. C’est ma vision de l’histoire
qui est déterminante, dans mes romans. »58
Bien qu’il affirme que tout est vrai, c’est sa vision de l’histoire qui est racontée dans ses
romans. Même si le lecteur devine un cadre historique réel, son roman transcende le
genre du roman historique. Nous l’avons vu, il n’est pas évident de classer l’écriture
kouroumienne dans une catégorie figée, car comme le dit M. Ano, « la distinction des
genres à la manière occidentale n’est pas chose aisée en littérature orale africaine »59.
L’hybridation des genres donne à Kourouma la possibilité de combiner deux identités,
l’une d’origine française et l’autre d’origine malinké, et ainsi de s’affirmer comme
écrivain logothète, « créateur d’un style propre, biologique selon Barthes »60 ; sa manière
d’écrire lui permet de créer son identité propre.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
56
Ahmadou Kourouma, op. cit., p. 169.
57
Bi Kakou Parfait Diandue, op. cit., p. 375.
58
Yves Chemla, op. cit.
59
Citation de M. Ano, « Le conte traditionnel oral », Notre Libraire, n°86, 1978, trouvée dans Effoh
Clément Ehora, op.cit., p. 23.
60
Bi Kakou Parfait Diandue, op. cit., p. 538.

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[…] [S]a démarche créatrice […] est de mettre les atouts de la fiction au service de
la vérité historique, d’en faire une voie d’accès à la mémoire du présent, de traquer
dans le merveilleux romanesque et l’invraisemblable du récit fictionnel la réalité du
monde et des êtres, mais aussi de décliner sa propre histoire sous le masque des êtres
de fiction.61
En effet, Ahmadou Kourouma ne cache pas que de nombreux éléments
autobiographiques ont été utilisés pour l’élaboration de ses romans.62 Le vers de Senghor
cité en exergue, que le narrateur cite dans la troisième veillée, témoigne du souci de
l’auteur de « purifier », de faire « re-naître » l’Afrique comme tente de le montrer son
récit du donsomana cathartique.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
61
Sélom Komlan Gbanou, « En attendant le vote des bêtes sauvages ou le roman d’un "diseur de vérité" », Études
françaises, vol. 42, n°3, 2006, p. 51
62
Yves Chemla, op. cit.

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8. Bibliographie

Ouvrage de référence
KOUROUMA, Ahmadou, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris : Seuil Points,
1998.

Ouvrages
BORGOMANO, Madeleine, Des hommes ou des bêtes ?, Paris : L’Harmattan, 2000.

GAUVIN, Lise, La fabrique de la langue, Paris : Seuil, 2004

NDINDA, Joseph, Le politicien, le marabout-féticheur et le griot dans les romans


d’Ahmadou Kourouma, Paris : L’Harmattan, 2011.

Articles
DIENG, Bassirou, « L'oralité dans En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou
Kourouma », in L'étude de l'épopée d'Abdoul Rahmâne du Foûta-Djalon, Amadou Oury
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