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Journal des africanistes

L'œuvre littéraire de Amadou Hampâté Bâ


Christiane Seyuou

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Seyuou Christiane. L'œuvre littéraire de Amadou Hampâté Bâ. In: Journal des africanistes, 1993, tome 63, fascicule 2. pp. 57-
60;

doi : https://doi.org/10.3406/jafr.1993.2386

https://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_1993_num_63_2_2386

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L'œuvre littéraire de Amadou Hampâté Bâ

Je voudrais évoquer ici brièvement l'importance de l'œuvre écrite de Amadou


Hampâté Bâ, en en soulignant un aspect qui me semble marquer un tournant dans
la création littéraire africaine moderne : je veux parler de ses ouvrages écrits en
peul (et accompagnés de leur traduction en français) qui inaugurent un genre et
un style originaux en donnant une expression écrite et personnelle à ce qui était
une tradition orale et collective.
Toutefois, il convient auparavant de souligner l'importance et la diversité de
ses publications en langue française qui, chacune dans son genre, ont beaucoup
apporté pour la connaissance de la pensée et des cultures de cette région de
l'Afrique sahélienne occidentale (Sénégal et Mali). Ces publications touchent des
domaines aussi variés que l'histoire, l'ethnographie, la spiritualité, l'art romanesque...
J'en rappellerai ici les grands titres.
Dans le domaine de la documentation historique, culturelle et
ethnographique, L'Empire peul du Macina (publié avec J. Daget) est une somme de
renseignements précieux non seulement sur les faits historiques tels que les griots les ont
retenus dans leurs récits épiques, mais aussi sur l'organisation sociale,
l'administration de l'empire, les us et coutumes, les comportements psychologiques ou sociaux
et même le vocabulaire peul ; c'est de plus un livre agréable à lire où se reconnaît
cet art de narrer et de mettre en scène les événements, qui séduisait tant les
auditeurs de A. Hampâté Bâ.
Dans le domaine de la pensée et de la spiritualité, l'œuvre de A. Hampâté
Bâ est marquée par son ouverture à l'universel ; qu'ils traitent de la tradition
proprement africaine (Aspects de la civilisation africaine), des religions révélées (Jésus
vu par un musulman), en particulier de l'islam et de sa dimension mystique soufie
(comme l'ouvrage dédié à son maître Tierno Bokar, le sage de Bandiagara), tous
ces textes sont empreints de cet humanisme œcuménique auquel il était tant
attaché et qui animait tous ses propos.
Plus récemment, c'est un autre de ses dons qui nous a été révélé, dans le
domaine de l'art romanesque, cette fois, sous les deux aspects de la biographie,
avec YÉtrange destin de Wangrin, et de l'autobiographie, avec le premier tome de
ses Mémoires qui vient de paraître sous le titre de Amkoullel, l'enfant peul. Là
encore, la même séduction opère : on y retrouve la saveur et la valeur particulières
du talent de A. Hampâté Bâ, qui émanent, me semble-t-il, de la qualité même du
regard qu'il portait sur toutes choses et qui les lui faisait voir tout à la fois,
profondément, de l'intérieur, avec la connaissance authentique qui lui venait de son
vécu, et de l'extérieur, avec une connaissance objective qu'il avait acquise par sa
curiosité, son expérience et sa fréquentation de multiples cultures tant africaines
qu'européennes. Cette double connaissance et ce regard « entrecroisé » lui

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naient une lucidité et une distance qui l'amenaient à faire toujours la part de
l'essentiel et du relatif et qui se traduisaient, dans ses écrits comme dans ses propos ou
ses attitudes, par un humour tendre et complice, rarement acide, et une
compréhension de la nature humaine plus indulgente qu'amère.
C'est encore la bivalence de ce regard et cette double approche des choses qui,
je crois, l'ont conduit à ce mariage heureux d'une pensée et d'un savoir puisés au
cœur même de la tradition orale avec une expression poétique marquée par les
caractéristiques de la création littéraire écrite, tel qu'en témoignent deux textes
magistraux, parus en édition bilingue : Kaïdara (déjà traduit, en outre, en anglais et en
italien) et l 'Éclat de la Grande Étoile, textes qui. s' inscrivent dans un quatrième
volet de l'œuvre de A. Hampâté Bâ et non des moindres.
En effet, entre 1961 et 1985, Amadou Hampâté Bâ a publié quatre ouvrages
qu'il qualifiait de « contes » ou « récits initiatiques » : le premier, écrit en
collaboration avec Germaine Dieterlen, Koumen, présentait un texte ésotérique,
uniquement en français ; les deux suivants, évoqués ci-dessus,. nous offrent un texte
en peul et sa traduction en français ; quant au dernier paru, Njeddo dewal, mère
de la calamité, s'il n'a été publié qu'en français, je sais qu'il en existe une version
peule inédite.
Il convient, tout d'abord, de dissiper un malentendu à propos du qualificatif
d'initiatique donné par l'auteur à ces textes. En effet, il ne s'agit nullement de la
transcription telle quelle ou de la traduction de textes « sacrés » qui seraient
récités ou enseignés sous cette forme, au cours de cérémonies d'initiation telles que
les connaissent les ethnologues : ce ne sont donc pas des « documents
ethnographiques », à proprement parler. Le terme d'« initiatique » doit être pris au sens
large, comme faisant référence à un processus d'acquisition du savoir, comprenant
un parcours jalonné d'épreuves destinées à sélectionner les postulants méritants et
à éliminer les autres, puis une mutation de la personne qui doit « abandonner le
vieil homme » pour renaître à son nouveau statut d'initié. C'est ainsi que Kaïdara
traite de la quête de la connaissance, par opposition à celle de la richesse et du
pouvoir, objectifs choisis par les candidats inaptes à l'initiation qui, non seulement
n'auront pas la révélation du sens des mystères rencontrés sur leur route, mais,
bien pis, en perdront la vie. Dans l'Éclat de la Grande Étoile, c'est de l'initiation
au pouvoir qu'il s'agit, le commandement ne pouvant être confié, pour être juste
et bénéfique, qu'à l'initié qui a fait la preuve de ses vertus et a acquis la
connaissance. Quant au dernier texte, nourri des contes les plus classiques et de la culture
syncrétiste de cette région où se côtoient Peuls, Bambara, Malinké..., il présente,
sur le mode du fantastique et du merveilleux, une vaste allégorie de la lutte du
Mal et du Bien.
Ces textes s'inscrivent bien dans la lignée des contes dits « initiatiques » les
plus traditionnels, qu'ils exhaussent au rang des contes philosophiques et
didactiques tels que les connaît et les pratique la littérature écrite. Et ils sont en cela
intéressants à plus d'un titre.
Par leur contenu, ils sont représentatifs de la culture classique de toute une
région de l'Afrique de l'Ouest, de sa pensée, de sa philosophie de la vie, de sa
vision du monde, de sa conception de 1 acquisition du savoir... et aussi du
nécessaire recours, pour en parler, au langage du symbole et de l'allégorie. On y trouve
une accumulation, un condensé d'éléments, de thèmes, de motifs, de formules etc.,
tous puisés de la tradition orale et que le lecteur à qui celle-ci est familière, repère
aisément tout au long du texte. Ainsi par exemple, le personnage de Kaïdara a son
correspondant dans celui de Kabakou qui apparaît dans certaines versions de
l'épopée de Soundiata où l'on voit les trois Simbon (maîtres chasseurs qui sont à l'ori-
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gine de l'instauration du Mandé) entreprendre un long périple (jalonné des mêmes


mystères que ceux rencontrés dans le Kaïdara, par les trois compagnons), pour aller
consulter ce lointain maître de la connaissance sur le sens des trois malles qu'ils
ont reçues en héritage et qui contiennent l'une de la terre, une autre des écorces
d'arbres et la dernière de. la poudre d'or. Ailleurs, les descriptions évocatrices et
bien frappées que fait l'auteur du caméléon, du bouc, du coq, etc., renouent avec
le blason, genre poétique pratiqué dans la tradition littéraire orale.
Toutes ces données traditionnelles se trouvent organisées, ordonnées selon le
scheme habituel des contes initiatiques les plus communs ; mais elles sont
élaborées en une construction rigoureusement structurée qui permet de maîtriser leur
complexité, d'assurer au message toute sa signification et à l'ensemble, son efficacité
didactique.
A cette densité du contenu fait pendant, au contraire, sur le plan de
l'expression, une prolixité peu courante dans la littérature orale et c'est peut-être là que
le passage à la création littéraire écrite se fait le plus directement sentir. En effet
l'expression devient plus analytique et plus explicite, le développement narratif des
séquences se fait plus élaboré, les descriptions s'enrichissent d'une foule de détails
et d'images qui sont procédés inaccoutumés dans le récit oral traditionnel où
personnes ou objets ne sont désignés que par des formules concises (du genre des
devises) qui les définissent par quelque trait spécifique et évocateur, où lieux ou
éléments naturels ne font jamais l'objet de tableaux poétiques finement dépeints. Tout
au contraire, nous voyons ici fleurir en abondance images, portraits et paysages
fouillés et précis, d'une préciosité quasi baroque. Qu'il nous suffise de rappeler
ce « morceau de bravoure » qu'est, dans Kaïdara, la description de la tempête qui
marque le moment charnière du périple initiatique des trois compagnons.
On voit donc, dans ces textes, se forger, sous la plume de Amadou Hampâté
Bâ, un style qui a toutes les caractéristiques de la création littéraire écrite où, par
la force des choses, l'auteur doit, au moyen des seuls mots visualisés, donner
existence et vie à son texte pour faire glisser l'imaginaire du lecteur à l'intérieur du
monde qu'il crée.
C'est ainsi que l'on peut saluer, dans cette partie de l'œuvre de Amadou
Hampâté Bâ en peul, l'émergence d'une production littéraire écrite originale. Car s'il
existait bien déjà une littérature écrite en peul, elle se rencontrait essentiellement
dans deux domaines — la chronique historique et la doctrine religieuse — où la
liberté de l'invention littéraire était relativement limitée. Chez lui nous voyons
naître un style littéraire personnalisé mis au service d'un message qui perpétue un savoir
collectif traditionnel : et c'est là, me semble-t-il, l'originalité majeure de l'écrivain
de langue peule, Amadou Hampâté Bâ.
Cette originalité ne trahit en rien l'esprit même de la tradition ; car, ce
faisant, A. Hampâté Bâ a obéi à un objectif didactique qui est fidèle à l'éthique
culturelle africaine qui veut que le savoir se transmette sous une forme telle que
chacun y trouve, selon son niveau, un enseignement idoine : récit véridique pour les
uns, histoire fantastique pour les autres, conte agréable pour tous, « futile, utile,
instructif», selon la formule introductive du Kaïdara.
Autre fidélité à l'esprit de la tradition : cette entreprise d'adaptation du
message traditionnel aux formes culturelles actuelles, en l'occurrence à la transmission
écrite avec tout ce que cela comporte de transformations diverses.
Il faut en effet se souvenir que la tradition orale est — à de rares exceptions
près — tout le contraire d'une parole figée, répétitive et immuable, mais bien
plutôt une recréation permanente, une réactualisation du savoir collectif commun sans
cesse repris et réinterprété par chacun des transmetteurs successifs, mais aussi par
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chaque transmetteur à chacune de ses prestations. Et c'est là précisément ce qui


a assuré la vitalité, la survie, le dynamisme et la pérennité de cette tradition qui,
grâce à ce processus d'adaptation aux circonstances, aux époques, à ses
destinataires, etc., a pu se perpétuer.
Amadou Hampâté Bâ s'est donc inscrit parfaitement dans cette dynamique
de la tradition en prêtant son talent de conteur et d'écrivain personnel ainsi qu'une
langue littéraire originale à l'expression d'un message puisé au cœur de ces
cultures traditionnelles que sa longue vie lui a permis de fréquenter et d'assimiler. De
plus il a, ce faisant, favorisé une meilleure connaissance de la pensée et des
cultures africaines, à travers ces œuvres qui sont devenues désormais de grands «
classiques » de la littérature peule et, plus largement, de la littérature africaine.

Christiane Seydou

Pour clore cet hommage à Amadou Hampâté Bâ, ce seront sa parole et sa


voix que nous emprunterons pour évoquer la fatalité du destin humain, en publiant
dans les pages suivantes le long chant qu'il composa à l'occasion de la mort de
son maître Tierno Bôkar.

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