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Le Conte témoin de Miloud Taifi : allégorie, histoire, et oralité dans « l’espace


littéraire berbère / amazigh »

Chapter · January 2015

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Daniela Merolla
Institut National des Langues et Civilisations Orientales
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Le Conte témoin de Miloud Taifi : allégorie, histoire, et oralité
dans « l’espace littéraire berbère / amazigh »
Daniela Merolla
Université de Leyde, Pays-Bas
d.merolla@hum.leidenuniv.nl

« Un jour de marché, le souk de bien de chez nous, dans une bourgade de l’Atlas central »
(Taifi 2004 : 1). Cette ouverture amène les lecteurs du Conte témoin par les chemins d’un
récit qui fait appel en filigrane à l’expérience autobiographique de l’auteur, Miloud Taifi, et
en particulier à son expérience professionnelle en tant que spécialiste de linguistique, connu
pour son activité inlassable pour la langue et les genres de la littérature orale amazigh. Bien
que l’on ne retrouve pas le « pacte autobiographique » indiqué par Philippe Lejeune
(1975/1999), c’est-à-dire qu’il n’y a pas l’identité du nom de l’auteur, du narrateur et du
personnage, on est dans un « pacte implicite » où le « je » qui ouvre la narration du Conte
témoin peut facilement être vu comme une forme révélatrice du narrateur autobiographique.
En fait, on peut se référer plutôt au genre des « mémoires » qui se focalisent sur un ou
plusieurs souvenirs autobiographiques. Dans le Conte, le souvenir est celui d’une séance de
contage dans l’Atlas central, une des vastes régions du Maroc où la population parle
tamazight. Cependant, on est dans un cas intermédiaire, car les éléments autobiographiques
ouvrent à une narration fictionnelle et allégorique, c’est-à-dire qu’il n’est pas question de
vérité biographique mais de véridicité. Sans se demander si des événements du Conte sont
arrivés dans la vie de l’auteur, c’est « le sens » de l’expérience autobiographique que certains
éléments représentent. La définition d’allégorie que l’on trouve dans le titre de cet article est
liée également à l’expérience autobiographique, du fait que notre lecture voit Le Conte
témoin comme une véritable allégorie de l’histoire des Imazighen au Maroc, une histoire dans
laquelle l’auteur est partie prenante.

Du « je autobiographique » aux personnages en quête d’auditoire


Dès le début, Le Conte témoin nous présente l’interface avec la narration à l’oral (le
« contage »), dans une forme que l’on peut qualifier de travail d’anthropologie littéraire. La
description de la séance de contage est une véritable description comme on peut la trouver
dans un travail d’anthropologie ou de linguistique de collecte de genres oraux. Mais, dans Le
Conte témoin, une telle description anthropologique est élargie et enrichie par la connaissance
et la compréhension des réactions que la performance entraîne chez le public. On pourra
parler de l’identification du narrateur/auteur avec le public, ce qui est possible du fait que le
narrateur/auteur décrit la séance à partir du point de vue du public dont il partage la curiosité
et les émotions. Cela nous donne une description d’anthropologie littéraire qui nous aide à
comprendre l’interaction entre les procédés utilisés par le conteur et l’imagination du public
d’une façon qu’une description purement « scientifique » ne peut pas atteindre. Cette
approche nous donne donc une représentation très dynamique d’une séance de contage
berbère et de sa réception chez le public.

« Le conteur, scrutait dans les regards, les postures, les gestes, l’effet de sa prestance. Le
cercle aurait-il tenu jusqu’au bout ? L’espiègle était déjà à l’œuvre, il repousse les enfants
qui s’approchaient trop et sommait la foule d’élargir davantage le cercle pour engloutir ceux
qui, restés à l’écart, quelque peu sceptiques et indécis, hésitaient encore à adhérer au conte, à
franchir la frontière et accéder au territoire du conte » (p. 4).

« Déception manifeste de la foule : le conte rebondit de nouveau, plus complexe, plus


entortillé […] Le merveilleux se créa ainsi et l’imagination fébrile cavalait dans les esprits
[…] La foule fut prise en otage, elle ne pouvait que donner pour savoir, pour se libérer du
joug du conte” (p. 14-15).

On retrouve également l’expression de l’expérience professionnelle et personnelle de l’auteur


dans la reproduction littéraire mais précise du style des dialogues oraux dans la « palabre » de
la tribu de l’Adret (chapitres deux et quatre), ainsi que dans la discussion communautaire
(bien que presque seulement masculine) au sein des tribus sur les décisions les plus
importantes, et dans la joute oratoire qui est racontée au chapitre cinq.
Comme indiqué auparavant, ce sont des éléments autobiographiques qui ouvrent et
concluent le récit et constituent non seulement la stratégie narrative du « Conte » mais aussi le
cadre pour l’interprétation de son écriture en tant qu’allégorie :

« Mon propos émane d’une souvenance : un conte enfoui dans ma mémoire d’antan, saisi au
vol d’une séance de « contage » à laquelle j’avais assisté alors que je n’étais encore qu’un
garçon de douze ans » (p. 1).

« Mais ma mémoire s’anima subitement et, de réminiscence en réminiscence, se fixe sur un


souvenir de conte ; un conte enfoui dans ma mémoire d’antan, saisi au vol d’une séance de
« contage » à laquelle j’avais assisté alors que je n’étais encore qu’un garçon de douze ans »
(p. 153).

Il s’agit, de plus, d’une belle stratégie narrative parce qu’on y trouve une symétrie très bien
construite qui amène les lecteurs dans le monde narratif à partir de leur réalité présente pour
les reporter enfin à nouveau dans le présent. Le parallèle entre le début et la fin nous indique
un mouvement cyclique par lequel on pourra presque reprendre la lecture du début et ainsi à
l’infini. Il faut reconnaître dans cette symétrie le modèle des formules de contes qui, comme
on le sait, ouvrent et concluent la narration orale et qui ont la fonction de créer l’espace de la
narration dans le discours de la même façon que le cercle autour du narrateur, l’halqa, le crée
dans l’espace du marché. Ce dernier aspect est bien expliqué dans Le Conte témoin :

« Le cercle grandit […] devient le territoire du conte […] tel un circuit fermé, qui circonscrit
et protège la parole contée […] Cet ancrage spatial est nécessaire car le conte a ses propres
espaces vers lesquels la foule est aussitôt déportée » (p. 2-3).

Dans Le Conte, les éléments autobiographiques fonctionnent donc à l’écrit comme les
formules des contes dans la narration orale. On reconnaît également dans cette citation une
première forme d’une allégorie presque transparente : Le Conte témoin parle non seulement
de la mémoire d’une séance de contage, il est lui-même – comme narration – une
représentation d’un conte oral à l’écrit ; on est dans l’allégorie au niveau du livre entier en tant
que procédé qui permet d’ « inventer » l’oralité dans l’écriture. De plus, le titre « témoin »
nous oblige à réfléchir : un témoin de quoi, pour qui ? L’on verra plus avant que ce dont le
récit du Conte témoin fait témoignage est – dans la forme d’une représentation allégorique –
l’histoire des Imazighen au Maroc. Le Conte témoin nous apparaît donc comme une forme de
l’allégorie du « conte oral » en tant symbole qui signifie la langue et la culture amazighes.
Il faut d’abord regarder les stratégies narratives que l’on peut appeler
postmodernistes : les personnages du récit « s’échappent » du conte et il y a une interférence
entre plusieurs niveaux de la narration. Évidemment, on peut utiliser plusieurs définitions,
mais la référence au « (post-)modernisme » vient de l’utilisation d’une histoire avec des
personnages qui réfléchissent sur eux-mêmes en tant que personnages d’un récit. Les
personnages parlent et agissent donc sur plusieurs niveaux du texte.
Le « premier » niveau de la narration, ce qui forme le cadre narratif, est créé par la
voix autobiographique qui présente l’expérience du travail linguistique et ethnographique sur
les genres oraux et introduit le conteur Achbakou. À un deuxième niveau narratif, Achbakou
le Conteur narre le conte de Touda, enlevée par le Roi, et de son cousin le pâtre-poète. À un
troisième « méta-niveau », on trouve le récit de Achbakou le Conteur qui cherche l’aide de la
tribu de l’Adret1 contre l’interdiction prononcée par le Roi « contre le conte ». Dans ce dernier
niveau, le récit est narré par un « narrateur extradiégétique » et, dans les dialogues, par des
« narrateurs intradiégétiques ».

(Achbakou s’adresse à la tribu de l’Adret) : “Touda doit être libérée, il y va de notre conte,
de notre existence, de nos vies” (p. 32).

(Tribu de l’Adret) : « Nous ne comprenons pas cependant pourquoi tu ne résous pas toi-
même cette inextricable situation. N’es-tu pas le Conteur? » (p. 32).

(Achbakou): « Je ne le puis hélas! […] Le Roi […] échappe au conte et il peut en sortir à sa
guise […] » (p. 33) .

(Membre de la tribu de l’Adret) : « Je demanderai donc à Achbakou de faire sortir le roi de


ses tours et de l’intégrer, de l’insérer de nouveau dans le Conte » (p. 36).

(Achbakou) : « Je suis spolié, dépossédé de mon conte puisque le roi en a interdit la


narration » (p. 37).

(Narrateur extradiégétique) : « Les hommes de la tribu comprirent alors qu’ils devaient de


nouveau relever un défi pour la conservation et le maintien de leur communauté. Et si le roi
s’obstinait encore à interdire le conte, ils le libéreraient […] » (p. 78).

Pour comprendre le jeu entre les divers niveaux narratifs, il faut réaliser que le Roi est à la
fois un personnage appartenant au conte de Touda et un personnage qui veut interdire le conte
de Touda : il se trouve donc « dans » le conte de Touda au deuxième niveau et « en dehors »
de celui-là au troisième niveau. De même, Achbakou le Conteur est le personnage qui raconte
l’histoire de Touda mais, au troisième niveau, il appartient à l’histoire de Touda. Comme dans
le cas des stratégies narratives postmodernistes, Le Conte témoin montre une interférence
entre les niveaux de la narration. Au deuxième niveau, le personnage Achbakou, qui raconte

1
Adret est un terme franco-provençal indiquant le versant de la vallée qui est opposé au versant exposé au soleil
et appelé Ubac. Ces termes sont utilisés dans « le Conte Témoin » pour indiquer la relation dialogique entre deux
tribus alliées.
le conte de Touda, est décrit comme « celui qui fait et défait toutes les intrigues, qui dresse
des obstacles et les enlève, qui noue et dénoue les énigmes » (p. 33). Cependant, au troisième
niveau, il devient partie intégrante du récit parce que « le personnage du roi » refuse de rester
dans le conte et il « agit » contre le conteur : il interdit à Achbakou de narrer le reste du conte
de Touda (dans lequel le roi est défait ou tué par le cousin paternel de Touda) et Achbakou
demande alors l’aide de la tribu de l’Adret. L’on voit aussi dans ces extraits que le conte n’est
plus seulement un conte spécifique, le conte de Touda, mais que celui-là représente
l’existence et la vie ainsi que la culture et « le monde de la tribu » des Imazighen (« ils
devaient de nouveau relever un défi pour la conservation et le maintien de leur
communauté »).
Toujours au troisième niveau, on remarque une autre métaphore, à savoir le « Temple
du Conte » qui est « bâti » par le Conteur Achbakou. Ce dernier décide de poursuivre le récit
de l’histoire de Touda malgré l’interdiction royale et, en raison de l’agression de la garde
royale, il se réfugie « dans le maquis » avec ses assistants, le tambourin et l’espiègle,
également présentés au premier niveau. C’est dans l’espace isolé de la forêt qu’Achbakou le
Conteur comprend la nécessité de la construction d’une « grande et très belle » cabane, le
« Temple du conte ». Dans une variation des « six personnages en quête d’auteur », le
conteur et ses assistants vont en quête d’un auditoire en appelant la tribu de l’Ubac (p. 57).
Cependant, cette tentative de créer un point d’accueil pour le conte, et aussi d’une certaine
façon de le figer dans cet espace, est vouée à l’échec par les soldats du roi qui brûlent le
« Temple ». On verra plus loin que la métaphore du Temple est reprise et expliquée à la fin du
Conte témoin.

(Narrateur extradiégétique) : « En somme, finit Achbakou, dans un élan lyrique, nous allons,
mes chers amis, construire un espace du conte, un sanctuaire du conte, un lieu sacré du
conte. Nous allons confiner, protéger, et sauvegarder la parole du conte dans ce lieu béni. Si
le roi nous interdit de porter notre conte de marché en marché et de contrée en contrée, nous
allons nous fixer ici même, dans cette forêt et continuer à conter au grand dam du despote
monarque. Nous allons, mes amis, édifier le Temple du Conte » (p. 56).

(Achbakou s’adresse à son auditoire) : « Le Conte est le fondement même de notre vie et de
notre histoire. Et si le Conte disparaissait, notre culture disparaîtrait aussi » (p. 60).
La délivrance et le retour au « je autobiographique »
Finalement le conflit entre les tribus et le roi sera résolu grâce à la joute oratoire qui permet
« le retour » aux autres niveaux de la narration du Conte témoin. La délivrance du problème,
et du récit, grâce à la joute oratoire est suggérée et décrite par le personnage de La Vieille.
Elle raconte que l’invention de la joute est – mythiquement pourrait-on dire – attribuée aux
femmes qui voulaient résoudre les conflits entre les tribus d’une manière non-violente. C’est à
travers le personnage de la Vieille que les femmes de la tribu sont introduites dans la palabre,
dans la discussion politique qui, autrement, est un espace masculin par excellence dans le récit
comme dans la réalité ethnographique2. La joute oratoire, bien connue dans tout le Maroc,
veut que le meilleur compétiteur soit celui capable de dénouer toutes les énigmes posées par
son interlocuteur et donnant une énigme que l’autre n’arrive pas à interpréter. Par les
énigmes, le combat des mots prend la place du combat des armes. Le cousin-poète de Touda
bat le clerc du roi et remporte le duel oratoire. Cependant, les tribus donnent au roi la
possibilité de répondre à une dernière « énigme ». Cela ne change en rien le résultat de la
joute, mais il est ainsi permis au roi de ne pas perdre son honneur. Le roi apprécie la
délicatesse du règlement de la joute oratoire et répond par des vers qui donnent quelques
raisons d’espérer aux tribus :

La Vieille : “Au lieu d’engager des hostilités […] soumettez-le [le roi] à la guerre des mots”
(p. 82).

(Le Roi prend la parole après la victoire du cousin-poète et la dernière énigme) :


« Le conte qui perpétue la séculaire mémoire,
Et conserve faits et gestes de votre histoire,
Le vice et les vertus de vos pères lointains
Doit survivre et continuer à tisser votre destin » (p. 126, en italique dans le texte).

(Le Roi) : « A partir de ce moment, le conte des tribus n’est plus prohibé […] J’ai décidé de
réintégrer le conte et de redevenir un simple personnage du récit » (p. 131)

Dans les vers, l’on voit également que le roi confirme que c’est toute l’histoire des tribus qui
est conservée dans les contes, et que cela a le droit d’existence. La joute oratoire entraîne
donc une transformation profonde dans l’attitude royale envers le conte et la culture

2
Il y a cependant plusieurs personnages féminins qui sont bien décrits et qui jouent un rôle important dans « le
Conte Témoin ».
amazighe. La joute devient alors une allégorie transparente des efforts « dialectiques » des
activistes amazigh, et le récit nous présente au moyen d’une image figurative l’ensemble des
événements qui, à partir du discours royal d’Ajdir du 17 octobre 2001 (et du décret royal n° 1-
01-299), ont conduit à la fondation de l’IRCAM et plus récemment à la consécration de
« l’amazigh » en tant que « langue officielle de l’État, et en tant que patrimoine commun à
tous les Marocains sans exception » dans la nouvelle constitution marocaine (le 1er juillet
2011).
Le Roi est aussi la force qui rétablit le droit et l’ordre narratif dans le récit, comme on
le lit à la page 131 : « J’ai décidé […] de redevenir un simple personnage du récit ». C’est
donc la joute et la transformation royale qui permettent de reprendre la narration et de donner
une conclusion heureuse au conte de Touda par la reprise de la mémoire autobiographique d’
« un jour de marché » par lequel on avait commencé Le Conte témoin.

“Quelques jours plus tard, Achbakou reprenait sa narration, un jour de marché, le souk de
bien de chez nous, dans une bourgade de l’Atlas central …” (p. 136).

“Il [Achbakou ] raconte comment Touda fut libérée de la geôle royale …” (p. 138)

Dans l’épilogue, on arrive donc à la fin du récit qui, grâce au souvenir autobiographique,
reprend la métaphore du Temple du Conte et nous conduit en arrière, au début de la narration.
Le « je » autobiographique introduit son propre fils, avec lequel il découvre non seulement le
Temple du Conte dans la forêt, mais aussi une série de signes géométriques. Il s’agit de
l’écriture tifinagh qui a la fonction de « temple » du conte et qui deviendra un secret entre le
père et son fils3. L’on voit encore une fois que le discours figuratif présente, dans une forme
intense et compacte, une série d’hypothèses et de positions académiques et sociales sur la
langue et la culture amazighes. La dénomination/représentation du tifinagh comme « temple »
suggère qu’il s’agit d’un outil symbolique (rituel ?) pour conserver – et donc « figer » – le
patrimoine oral. Le « temple », comme secret entre le père et le fils, suggère ensuite que, pour
l’instant, il s’agit encore d’un passage entre les générations qui n’est pas généralisé. La
connaissance du tifinagh et du patrimoine oral comme connaissance « scientifique » est
toutefois intimement reliée à la mémoire autobiographique qui est reprise et conclut Le Conte
témoin pour nous ramener dans un mouvement cyclique au début du récit.

3
Le tifinagh est une écriture à caractère géométrique utilisée par les Touaregs et adoptée avec modifications
(néo-tifinagh) dans les institutions de l’instruction au Maroc.
« Regarde papa ! cria subitement mon fils, il y a là-bas une cabane […] il y a là une seule
ligne […]” (p. 149, 151).

« La ligne était faite de formes géométriques constituées de carrés, de ronds et de points »


(p. 151).

« La traduction des inscriptions est exactement ceci : Le temple du Conte » – « C’est super
! » […] « Je raccrochai et restai pensif. Le Temple du Conte, quelle merveille en effet !
Mais ma mémoire s’anima subitement et, de réminiscence en réminiscence, se fixe sur un
souvenir de conte ; un conte enfoui dans ma mémoire d’antan, saisi au vol lors d’une séance
de ‘contage’ à laquelle j’avais assisté alors que je n’étais encore qu’un garçon de douze
ans » (p.152-153).

Allégorie, histoire, oralité et « l’espace littéraire berbère / amazigh».


L’on peut placer Le Conte témoin dans un espace littéraire plus général des narrateurs de
langue amazigh, ce que nous avons appelé « l’espace littéraire berbère ». Le syntagme
« littérature berbère » est souvent considéré comme équivalent à « littérature en berbère » par
l’identification immédiate d’un corpus littéraire sur la base du critère linguistique. Cependant,
une telle définition tend à isoler dans une seule langue des textes qui, comme il s’avère dans
le cas du Conte témoin de Miloud Taifi, entretiennent des relations intra et extratextuelles
avec plusieurs langues et littératures4. Si la production orale est « amazigh » de par la langue,
les thématiques et l’auditoire, les écrivains se placent dans un espace littéraire et identitaire
pluriel avec l’écriture en français, arabe, et amazigh. Pour le Maroc, on pense à des auteurs
tels que Mohamed Khair-Eddine, Mohamed Choukri, Ahmed Toufiq, Mohamed Mrabet,
Mohamed Moustaoui, et Ali Mimoun Essafi, et plus récemment aux nouvelles écritures et
productions audiovisuelles en chleuh et tarifit, par des auteurs comme Mohammed Akunad,
Lahoucine Bouyaakoubi, Mohamed Bouzaggou, Mohamed Chacha, Samira Yedjis, et
Agouram Salout, et également à celles en néerlandais dans la diaspora5.
La réflexion critique sur la multimédialité et le multilinguisme nous a conduit à utiliser
la notion « d’espace littéraire » pour expliciter l’imbrication de plusieurs genres, modes et
langues de la création littéraire au Maghreb et dans la diaspora. « L’espace littéraire berbère »
renverra donc à la totalité des productions dans les diverses langues de l’expression littéraire

4
Chaker (1989 : 23) parle par exemple d’ « écrivains kabyles de langue française ».
5
Voir par exemple Mohamed Stitou, Abdelkader Benali et, pour le théâtre, Chaib Massaoudi.
des auteurs de langue berbère / amazigh6. Posé dans un domaine d’appartenances multiples,
cet espace produit un discours sur l’identité, mais il n’implique pas une identité singulière ou
des confins rigides7.
La lecture des stratégies narratives du Conte témoin nous montre comment
l’expérience professionnelle et autobiographique de Miloud Taifi autour de l’oralité et sa
grande appréciation des genres oraux berbères ont contribué à la création d’une large allégorie
de l’histoire ancienne et contemporaine des Imazigheren, dans le langage du conte enrichi par
une anthropologie littéraire et un jeu postmoderniste entre trois niveaux narratifs. On peut
comprendre la portée de cette entreprise si on la considère dans la tendance à se « narrer »
pour se « construire »8 qui structure « l’espace littéraire berbère / amazigh».

Bibliographie

Ameziane, A. La littérature kabyle dans l’expérience éditoriale du HCA. Quelques notes exploratoires,
Revue des Études Berbères, 2009 .
Anderson, B., Imagined communities, Verso, London/New York, 1983 [1991].
Bounfour, A., Introduction à la littérature berbère. 1. Poésie, Lovain, Paris, Peeters, 1999.
Chaker, S., Berbères aujourd'hui, L’Harmattan, Paris, 1989.
Chaker, S., La langue de la littérature écrite berbère : dynamiques et contrastes, Études littéraires
africaines, 22, 2006 : 10-19.
Chemak, S., « Littérature berbère. Regard sur l’œuvre de Mohya » (sans date) <
http ://auresiennekahina.over-blog.org/article-litterature-berbere-regard-sur-l-oeuvre-de-mohya-
87646231.html>
Le Bris, M., et Rouaud, J. (sous la dir.) Pour une littérature-monde, Gallimard, Paris, 2007.
Maalouf, A., Les Identités meurtrières, Le livre de poche, Paris, 2006 [Grasset et Fasquelle, 1998].
Merolla, D. La Narration dans l’espace littéraire berbère, Encyclopédie Berbère, 33 et 34, 2012, pp.
5236-5251.
Merolla, D. De l’art de la narration tamazight / berbère. Deux cents ans de collecte et de recherche
dans les études littéraires berbères, Peeters (Paris, Louvain), 2006 [2007].
Merolla, D. Gender and Community in the Kabyle Literary Space. Cultural strategies in the Oral and
in the Written, CNWS Publications, Leyde, Pays-Bas, 1996.

6
Merolla 1995, 1996 : 13-16, 28-40, 2006 : 73, 2012. Une telle définition est productive, étant reprise dans les
études, par exemple dans Ameziane 2009, Bounfour (1999 : 4, 9), Chaker (2006 :17), Chemakh (sans date et
2009), Tissot (2011 : 22, 265 etc. et 2011b), Yacine (2004 : 149-171). Voir aussi l’article de Pouessel (2012)
qui utilise « Berber literary field» (champ littéraire berbère) pour dénommer un ensemble littéraire multilingue
similaire à la notion d’ « espace littéraire berbère» développée par notre recherche.
7
Maalouf 2006 : 24 ; Le Bris et Rouaud 2007 : 33.
8
Benedict Anderson (1983/1991 : 5).
Merolla, D. Peut-on parler d’un espace littéraire kabyle ? , Etudes et Documents Berbères, 13, 1995,
pp.5-25.
Pouessel, S. Writing as resistance: Berber literature and the challenges surrounding the emergence of a
Berber literary field in Morocco, Nationalities Papers: The Journal of Nationalism and Ethnicity,
40:3, 2012, pp. 373-394.
Tissot, F., Pour une ethnolinguistique discursive du conte berbère à la croisée des cultures : relation
orale et « méta-médiation », Université de Franche-Comté, 15 janvier 2011 (thèse).
Tissot, F., Dire le conte berbère à la croisée des cultures. Pour une ethnolinguistique discursive. Revue
électronique des écoles postdoctorales ED LISIT et ED LETS, Numéro 8, 2 novembre 2011b <
http ://revuesshs.u-bourgogne.fr/lisit491/document.php?id=812 ISSN 1961-9936> .
Yacine, T., Chacal ou la ruse des dominés, aux origines du malaise des intellectuels algériens, La
Découverte, Paris, 2004.

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