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Bibliothèque de
« L'Évolution de l'Humanité»
DU MÊME AUTEUR
L'ÂGE DE L'ÉLOQUENCE
Rhétorique et « res literaria »
de la Renaissance
au seuil de l'époque classique
Albin Michel
Bibliothèque de « L'Évolution de l'H:tmanité »
Première édition:
© 1980 by Librairie Droz S.A., Genève
Préface et édition au format de poche:
© Éditions Albin Michel, S.A., 1994
22, rue Huyghens, 75014 Paris
ISBN 2-22606951-8
ISSN 0755-1770
Je dédie ce /ivre à la mémoir~
du KP. François de Dainville.
Michel DORIGNY, Polymnie, muse de l'Éloquence (1650?), Paris, Louvre.
moyen, dont le choix est déterminé selon plusieurs critères (la matière, les
circonstances, la nature ou le tempérament de l'orateur), tous pondérés
par le jugement, qui se détermine en fonction d'un sentiment harmonique,
le decorum, la convenientia. C'est ce sentiment harmonique qui gouverne
tout l'organisme oratoire. Dans la Cité antique, dans ses institutions, ce
sentiment est constitutif et facteur de l'équilibre politique de toute la
communau té.
On pourrait encore énumérer d'autres triangles ou pentaèdres qui ten-
dent à ajuster en un corps idéal (et facile à fixer dans la mémoire) les
principes du bien dire, simples et à l'épreuve du temps comme de la
diversité humaine. Ce corps idéal structure et coordonne à la fois la
puissance individuelle de génération du discours persuasif, et les condi-
tions de son exercice social en présence, en fonction ou à la place d'autrui.
Rien de moins autiste, rien de plus sociable que l'art romain de persuader.
Bene dicere : bien dire, cela équivaut en latin à bien montrer, à bien se
montrer, selon la racine *deik, *dik, que l'on retrouve dans le grec deik-
»luni. Bien montrer, bien se montrer, cela suppose au moins un partenaire
à qui la démonstration et la mise en scène de la persona sont destinées, et
qui est toujours libre de ne pas être persuadé par cette performance ou de
l'approuver.
Et cependant, même à s'en tenir à ses traits les plus élémentaires, ct'
corps idéal n'est pas figé dans une perfection abstraite, immobile et
néoclassique comme dans le marbre d'une statue de Thorwaldsen. Ce n'est
pas non plus une prothèse mécanique ou un « grand mannequin }) (Dide-
rot) apposés sur l'homo loquens. C'est un corps artiste et vivant, une sorte
de système nerveux sympathique de la parole: il comporte des variahles
qui lui permettent, sous les optiques les plus différentes, de prendre, et
même avec grâce, des formes et des attitudes accordées aux situations les
plus opposées. Ses trièdres et ses pentaèdres se plient à une combinatoire
qui leur donne une marge très souple de jeu. C'est ainsi que l'invention
suppose à la fois de l'ingenium, de la memoria et du judicium. Or l'ingenium
(degigno, engendrer: c'est la puissance générative de l'esprit) varie du tout
en tout, en quantité comme en qualité, d'un être humain à un autre. Il peut
être chez l'un talent, chez l'autre génie, chez d'autres encore belle mécani-
que de surdoué, selon une gamme de lumière et d'obscurité inventives et
cognitives qui varient à l'infini. Il en va de même du judicium, plus ou
moins développé selon les sujets, d'autant qu'il met en jeu à la fois le
rationnel, l'émotionnel et l'appétit.
La memoria, Dame Frances Yates l'a montré dans un livre qui a rait date,
The Art of Memory (L'Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975) n'est pas
seulement une faculté plus ou moins naturellement développée: c'est aussi
un art dont le poète grec Simonide (l'auteur de la sentence fameuse: « La
peinture est une poésie muette, la poésie est une peinture parlanie ») passe
pour avoir été l'inventeur. Cet art qui vainc l'oubli (en associant notam-
ment la parole et l'imagination) ne permet pas seulement il l'orateur de
prononcer son discours de mémoire comme s'il l'improvisait dans l'instant
(c'est un des secrets de la facilitas, du « naturel ») . il construit une
tradition, un dialogue avec les morts; tradition littéraire et art rhétorique
de la mémoire sont synonymes. La mémoire de l'orateur emmagasine: des
PRÉFACE v
textes classiques, elle les range par « lieux» et elle offre ainsI a son
invention les ressources de savoir et de parole accumulées par l'expérience
de nombreuses générations. Ce sont les « précédents» d'une jurispru-
dence de la parole tout à fait analogue à la jurisprudence du légiste, un
« droit naturel » qu'il est toujours loisible d'opposer à l'opinion artifi-
cieuse du moment. L'art de la mémoire ne se contente donc pas de suppléer
à la mémoire naturelle, il élargit et approfondit aux dimensions de toute
une communauté, coprésente dans ses textes classiques, les capacités de
pensée et de parole du sujet oratoire.
Cette structure trine du bien dire, inséparable d'une sociologie, d'une
théorie de l'entendement et des passions et d'une épistémologie pratique,
suppose aussi bien une anthropologie ou typologie des tempéraments, des
caractères, des humeurs, des goûts, des âges de la vie qui complète sa
typologie des passions, et cet ensemble de prénotions pourvoit l'orateur
d'une science expérimentale de la nature humaine, définie avanltout par
la vaste variété de ses aptitudes à la parole et à l'intelligence de la parole.
La mobilité et l'adaptabilité de cette structure, éminemment propice à
l'éducation des enfants, sont surprenante;" même si on la saisit, comme je
le fais ici, sous l'angle le moins favorable, parce que simple et simplirié.
Sur la trame des ci1lq parties du discours type, pour s'en tenir à cct
exemple, on peut en effet se livrer, en fonction de critères que le jwliciulI1
est maître d'apprécier, à des permutations, des retranchements, des
adjonctions qui laissent intacte la norme, tout en l'assouplissant aux fin,
et aux intentions les plus diverses. Ce pentaèdre rhétoril/uc, bien qu'il
apparaisse assez t~rd dans la théorie antique du discours, est si heureuse-
ment construit qu'il permet même de comprendre rétrospectivcment des
formes antérieures à la rhétorique. Le genre narratif par excellence,
l'épopée homérique, ignore ces cinq parties, et pour cause. Or la narration
homérique contient les quatre autres parties du discours que définira la
rhétorique et ne les ignore pas. Elle les contient en germe et dans un autre
ordre. Commencer in medias res est une forme saisissante d'exorde, qui
rend nécessaire des retours en arrière complétant la narration; celle-ci
s'achève dans le poème par une péroraison qui referme le cycle narratif. La
mémoire est partout dans l'Iliade: répétitions formulaires, qualitatifs
« homériques », métrique: tout y est fait pour facili ter le travail de gravure
de la parole, dans l'esprit du récitant comme dans celui de l'écoutant.
Pour autant, l'argumentation dialogique (la confirmation et la réfuta-
tion) n'est pas absente de ce chef-d'œuvre pré-rhétorique. On a hientôt
aperçu, dès l'Antiquité hellénistique, que la narration homérique est
allégorique, et qu'elle enveloppe, sous son integumel1fWIl, des disputes
particulières autour d'une question générale : la colère d'Achille. La
narration est bien hypertrophiée dans l'lliade, si on la mesure à la place
qu'elle tiendra dans le discours de l'orateur de l'agora. Elle n'est déjà
parfaite et exemplaire que parce qu'elle enveloppe les quatre autres parties
du discours type, comme si elle était son anamorphose prophétique. Loin
d'être étrangère au chef-d'œuvre originel de toute littérature, la rhétorique
est en quelque sorte son héritière. Au XVIIe siècle, on cite souvent les trois
héros de l'Wade, Agamemnon, Nestor et Ulysse, comme les prototypes
d'orateurs et même les emblèmes des trois degrés de style. L'lliade était
VI PRÉFACE
II
que et philosophie chez Cicéron, m'a donné une autre clef: la synthèse
cicéronienne, en dépit du passage de la République à l'Empire, est le
vecteur central de cette tradition romaine; elle a fait la force et la durée du
Caput mundi, elle a contrôlé les oscillations d.! la parole romaine entre
brièveté et abondance, nudité et ornement, obscurité et lumière, elle a
retenu ou ramené les extrêmes vers un équilibre central toujours fuyant,
mais toujours recherché.
La résistance de la rhétorique ou plutôt ses renaissances successives, ses
corsi e ricorsi, dépendent pour l'essentiel de l'école, de la schôlé des Grecs,
de l'otium studiosum de l'enfance et de la jeunesse pour les Romains. Elle
peut disparaître, comme c'est le cas pendant des siècles pour toute une
partie de l'Europe, du vu' au xl' siècle. Elle peut prendre, comme c'est le
cas à Paris au XlII' siècle, et de nouveau après la disparition des jésuites en
1763, un tour vivement anti-rhétorique. L'empire de la logique et l'espèce
d'étau qu'elle forme avec la gr~mmaire étaient aussi sévères dans le
Çollège de Montaigu que maudit Erasme qu'elles le redeviennent dans les
Ecoles centrales de l'Empire dont Stendhal travaillera toute sa vie à
secouer le carcan rationaliste. La pédagogie des humanistes avait restauré
celle de Quintilien, elle avait rétabli la rhétorique cicéronienne comme
discipline littéraire de formation de l'honnête homme européen. C'est
cette pédagogie que les jésuites ont largement et générel!sement répandue
dans toute l'Europe catholique et en Amérique latine. L'Age de l'éloquence
montre dans la Réforme catholique le dernier chapitre, et non le moins
glorieux, de la Renaissance italienne, avant l'hégémonie du rationalisme
français et de l'empirisme aIlglaissur l'Europe du XVlll' siècle.
Mais pour comprendre l'Age de l'éloquence, il faut faire intervenir un
autre principe générateur de sa parole. Le passage du monde païen au
monde chrétien est la révolution la plus profonde, avant la révolution
démocratique, que l'Europe ait connue. Elle avait donné lieu cependant à
une véritable renaissance de la rhétorique, dont l'éloquence des Pères
latins et grecs est l'extraordinaire témoin. L'art d'argumenter dans les
questions de doctrine, l'art de persuader les fidèles et les païens, officia de
l'évêque chrétien, reprennent et approfondissent les formes oratoires
inventées dans la cité antique pour les consuls, les sénateurs et les empe-
reurs. Mais l'art de s'adresser à soi-même en présence de Dieu, ou de
s'adresser à Dieu lui-même, représente un défi extraordinaire pour un art
de bien dire inventé pour le Forum et pour l'Agora, par les citoyens de la
Cité antique. Désormais, il y a deux Cités, deux humanités (le vieil homme
et l'homme en route vers la grâce), deux ordres de réalités, le naturel et le
surnaturel. Le « corps idéal. du discours approprié à la Cité antique est
pourvu maintenant d'un double, « l'homme intérieur., dont le discours
est approprié à la Cité de Dieu. Les deux ordres et les deux corps restent
cependant sinon symétriques, du moins analogues et eml;lOîtés. Entre la
Cité terrestre et la Cité de Dieu, une grande médiatrice, l'Eglise, pourvoit
à cet emboîtement. La prière obéit aux principes d'une « rhétorique
divine ». Les gestes, les actes, la liturgie, les discours publics de la vie
proprement religieuse sont soumis à un decorum d'essence rhétorique.
Loin de somgrer avec le christianisme, la rhétorique romaine a donc
trouvé dans l'Eglise de Rome un second souffle et y a développé de
PRÉFACE xv
nouvelles virtualités, des formes inédites mais toujours capables de ~auve
garder la multiplicité dans l'unité. Transporté et transposé dans l'Eglise,
l'art de Cicéron et de Quintilien s'approfondit mais demeure: son De
Doctrina christiana fait de saint Augustin, le Docteur de la Grâce, un
Cicéron chrétien, dont l'autorité est aussi vive à la fin du XVIIe siècle, même
pour le Grand Arnauld, qu'elle avait pu l'être au V' siècle après Jésus-
Christ. Les historiens aujourd'hui récusent la thèse du Déclin et Chute
imposée par les Lumières et par Gibbon. Ils préfèrent parler, après Henri
Marrou, Arnaldo Momigliano et Peter Brown, d'une Antiquité tardive au
cours de laquelle la civilisation romaine, loin de disparaître, s'est méta-
morphosée et perpétuée dans ceux des royaumes barbares qui l'ont adop-
tée et adaptée. De cette continuité inventive de la Romanité (je dois cette
notion à Alphonse Dupront), la rhétorique est l'un des principes les plus
efficaces. Elle survit à l'Empire, au paganisme, elle survivra même à l'essor
des langues romanes et des langues germaniques, qui n'accèdent à l'écri-
ture et à la littérature que sous son tutorat. Elle tend à une véritable
restauration à l'époque de la Renaissance. Pourquoi cette extraordinaire
persistance, pour ne pas dire cette transcendance, de Rome aux accidents
historiques?
La première réponse est d'ordre politique. La Cité terrestre, dans l'Eu-
rope postérieure à l'Empire romain, a besoin d'une discipline régulatrice
des discours. Comme le droit romain, avec lequel elle a de nombreuses
affinités, la rhétorique est génératrice d'ordre civil. Elle renaît et s'impose
dès que la violence et la guerre retombent. L'ordre romain, la loi et
l'~loquence, retrouve alors ses droits dans la vita activa de la Cité et de
l'Etat. Ces barbares qui, en se convertissant au christianisme s'étaient mis
à l'école de Rome, avaient une fois pour toutes montré la voie et donné
l'exemple. La rhétorique, épaulant le droit, définit l'autorité de la parole,
règle ses convenances et ses conventions, elle crée les conditions d'une
communauté politique partageant des habitudes stables, et avec elle, d'une
économie symbolique qui transforme ces habitudes en coutumes sans les
immobiliser ni les figer. Telle est la nésessité élémentaire de l'art de bien
dire qui, même au cours du Moyen Age chrétien, la fait réapparaître
obstinément de renaissance en renaissance.
Mais si, la rhétorique « à l'antique» est nécessaire en Europe à, toute
fo~me d'Etat, son destin est epcore plus brillant et fécond dans l'Eglise.
L'Eglise est seule au Moyen Age à hériter de la schôlé antique dans ses
monastères, dans ses écoles. Elle élève l'otium studiosum au rang de
vita contemplativa. Si le grand débat antique entre rhéteurs et philoso-
phes a pris fin, un autre débat s'élève dans la schôlé chrétienne, entre
rhétorique et théqlogie. C'est un des aspects les plus féconds et nova-
teurs du Moyen Age, dont nous avons encore aujourd'hui à prendre
toute la mesure. La rhetorica divina des moines donne naissance à la
théologie mystique, qui invente la lutte ascensionnelle ùe la parole et
de l'ineffable. Et la rhétorique argumentative des stoïciens donne
naissance à cette prodigieuse discipline: la théologie dogmatique des
Universités. La spiritualité mystique réconcilie Platon, Plotin et la
rhétorique. La seconde fait la synthèse, pour aiguiser l'énoncé du
dogme révélé, entre la logique stoïcienne et la révélation. Ce sont les
XVI PRÉFACE
Marc FUMAROLI
avril 1994.
INTRODUCTION
tlste. A l'étude des chefs-d'œuvre, selon les principes mêmes qui les ont
rendus possibles, on a substitué «l'abondance intarissable autant que
stérile» des études de milieu, de moment et de tempérament.
On peut penser que cette critique - qui recoupe en bien des passagl's
le Contre Sainte-Beuve de Proust - n'a pas échappé à Gustave Lanson,
qui en 1895, avec son Histoire de la littérature française, apparut comme
le maître et le théoricien des études littéraires dans la nouvelle Université.
Dans un chapitre de l'Université et la vie moderne (1902) il flétrit sans
ambages c la rhétorique et les mauvaises humanités », qu'il abandonne
aux « vaudevillistes, romanciers, poètes, critiques, journalistes et homml's
du monde sans profession» G. Pour la rempla(:er, il fait confiance à
« l'étude historique des œuvres littéraires », capable de communiquer à
la jeunesse moderne « le sens profond et bienfaisant du relatif, c'est-à-
dire de l'effort toujours nécessaire dans un monde qui toujours change ».
De fait, l'auteur de l'Histoire de la littérature française se montrait dès
lors l'infatigable maître d'œuvre d'un édifice à la fois scientifique et
pédagogique qui prenait modèle non plus sur la Ratio discendi et dncendi
de Jouvancy ou le Traité des Etudes de Rollin, mais plutôt sur la Biblio-
thèque françoise de l'Abbé Goujet. A deux siècles de distance, l'érudition
du XVIIIe siècle l'emportait sur la rhétorique jésuite et universitaire,
l'histoire de la littérature devenait le mode d'exposition privilégié de la
culture littéraire et l'instrument d'éducation d'un « goût» relativisé. Aux
pages de Goujet sur l'histoire de la langue se. substituait dès 1905 la
majestueuse Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot. Aux
pages sur l'éloquence, se substituaient les premières grandes thèses de
doctorat sur les écrivains-orateurs du XVIIe siècle, celle de Radouant sur
Du Vair en 1908, celle de Guillaumie sur Balzac en 1927. Aux pages sur
la poétique se substituait en 1927 la thèse de René Bray sur La Formation
de la doctrine classique en France. A la bibliographie critique des érudits
du XVIII" siècle, Lanson lui-même avait substitué le ManI/el de biblIO-
graphie (1910-1912), «lieu des lieux» de l'histoire littéraire française,
programme offert à ses futurs historiens. Seul le chapitre « rhétoriqul' »
des anciennes «bibliothèques» érudites restait vide. Deux ouvrages
s'efforcèrent d'y remédier.
Dans L'Art de la prose (1909) 6 Gustave Lanson s'employait à montrer
que l'histoire littéraire, telle qu'il la comprenait, n'était nullement incom-
II
gnant OU redoutant le nom d'« auteur ~, plaçait plus haut que ne le font la
plupart des «auteurs ~ actuels. Entre l'optique de l'histoire littéraire,
concentrée sur les «grands écrivains ~ dont l'éminence doit plus au
XIX" siècle qu'à leur propre temps, et celle que nous proposons ici, la
différence pourra apparaître mineure: elle déplace seulement le regard
d'une « littérature-catalogue de héros nationaux », isolée non sans arbi-
traire dans un ensemble qui distribuait autrement les valeurs, à cet
ensemble qui, se connaissant sous le nom d'Eloquence, n'attribuait à une
bonne part de ce que nous appelons chefs-d'œuvre qu'un rang modeste, y
voyant tantôt une simple dérivation, pour le plaisir des « ignorans» des
chefs-d'œuvre de l'Antiquité classique, tantôt un divertissement, non
dépourvu de nocivité, accordé à des « mondains» incapables d'une con-
tention chrétienne trop soutenue. Il s'agit en somme de voir la culture
rhétorique du XVII" siècle non plus à travers un concept de « Iittératur~ »
élaboré tardivement, mais à l'aide de ses propres critères, et des débats
dont ils étaient l'objet en leur temps. Cet effort pour se déplacer à l'in-
térieur d'une culture disparue exclut tout sentiment de supériorité du
présent sur le passé, que ce sentiment soit naïf et inconscient, comme ce
ful le cas de l'histoire littéraire post-romantique, qui croyait exalter le
passé national en le remodelant à des fins apologétiques, ou qu'il soit
polémique et surchargé d'alibis scientifiques, comme c'est le cas de
l'idéologie critique de la « modernité ». Il n'est pas question ici de contes-
ter la présence au XVII" siècle de «chefs-d'œuvre », ni de «grands écri-
vains », ni d'esquiver la question posée par cette présence, perçue autre-
ment que nous par les contemporains. Il vaut la peine quelquefois d'0U-
blier momentanément les arbres pour voir enfin la forêt.
Héritier de la Renaissance, le XVII" siècle est, en Europe, l'Age de
l'Eloquence. Pourquoi l'est-il, plus qu'ailleurs, en France? Les conditions
y sont réunies pour prendre le relais, à une échelle infiniment plus vaste,
des deux Renaissances romaines, celle de Léon X et celle d'Urbain VIII
Barberini, et pour conférer aux rois Bourbons cette gloire des Lettres que
les Valois n'avaient pas su associer à la réussite politique et à la paix
religieuse. La France est alors le pays d'Europe où le prestige et les
travaux de la Respublica Iiteraria savante sont le plus fortement soutenus
par une magistrature puissante, dans les rangs de laquelle le pouvoir
royal recrute ses meilleurs serviteurs; c'est aussi le pays d'Europe où la
Cour, démantelée par la fin des Valois, passée aux mains d'une dynastie
nouvelle, désorientée une seconde fois par la mort d'Henri IV, trouve
avec Richelieu la volonté et les moyens de rattraper son retard, renouant
avec la tradition d'une monarchie qui avait dés avant la Renaissance
imposé la supériorité du français d'Ile-de-France sur les patois, avec
François 1er, imposé l'usage de cette langue commune dans les actes
publics, de préférence au latin, et au cours du XVI· siécle allié son
prestige à celui d'une Académie de Poésie et d'Eloquence françaises. Sous
la vigoureuse impulsion de Richelieu, la Cour de France devient sous
Louis XIII la tête d'une société civile à qui elle impose, selon un decorum
royal dont l'Académie française est chargée de définir les normes, des
modèles de langage et de comportement, l'organe d'une ambition dynas-
INTRODUCTION: L1TI"ÉRATURE ET «RES L1TERARIA» 21
tique qui veut s'imposer à l'Europe par la réussite des Lettres et des
Arts français autant que par la victoire des armes. C'est en France Que
la résistance docte et dévote à l'essor de Belles-Lettres mondaines et
profanes était la plus vive: c'est là aussi que, grâce au mécénat impé-
rieux de la Cour, dans une polémique stimulante avec l'idéal docte
d'eruditio et avec l'idéal clérical d'éloquence sacrée, fleurit avec le plus
de vitalité un idéal civil d'Eloquence française, accordé à la majesté
lOyale et au «bon usage» de la Cour, éloquence fertile en «chefs-
d'œuvre », mais destinée d'abord à servir de dénominateur commun à
l'élite du savoir et du pouvoir. Elle se cristallise, sans doute, pour le
prestige et la délectation de ce que Corneille appelle « les illustres suffra-
ges », dans des poésies, des romans, des pièces de théâtre: elle trouve
sa véritable certitude et sa vraie gravité comme mode d'expression de
l'homme d'Etat, du chef de guerre, du gentilhomme, du magistrat, dont
eHe manifeste l'autorité, la « grandeur d'âme », 1'« honnêteté », en somme
l'appartenance au «théâtre des illustres» qui exerce le pouvoir, autant
par l'admiration que par la force, sur le parterre du royaume.
Cette éloquence française est-elle une déchirure dans le tissu de la
"cs liferaria humaniste et européenne? Oui, si J'on y voit l'amorce de ce
que deviendra plus tard la littérature française. Non, si l'on considère
qu'elle s'est passionnément voulue l'héritière de l'Eloquence romaine, dont
elle reconnaît l'exemplarité, dont eUe veut réincarner l'universalité. Sa
mémoire est la même que celle de l'Eloquentia néo-latine, la discipline
rhétorique et poétique à laquelle elle se plie est celle-là même que la
philologie humaniste européenne a restaurée dans sa richesse et ses
nuances. Son essor repose sur l'expansion du réseau des Collèges jésui-
tes et oratoriens, expression de la volonté de la Réforme catholique,
commune à toute l'Eglise, d'ordonner pédagogie et homilétique chrétien-
nes à l'apprentissage préalable des lifterae humaniores et de la rhétori-
que latine. Cet enracinement de l'éloquence française dans la culture
humaniste et chrétienne commune à toute l'Europe est au principe de son
succès européen, car elle n'apparut pas comme une rupture avec les
ressources et les idéaux de l'humanisme latin de la Renaissance, mais
comme un corps glorieux émanant de l'antique tombeau, rajeunissant ses
trésors par la grâce de la présence actuelle et vivante. Cette transfigu-
ration - qui fut pour une large part une traduction - n'aurait pas été
possible, contre le poids du tombeau lui-même et de ses austères gardiens,
~ans la volonté politique de la Cour de la France, sans le besoin qu'eut
celle-ci d'affirmer la suprématie de la dynastie nouvelle, héritière de la
plus vieille monarchie chrétienne d'Europe, face aux autres Cours, et
entre autres la Cour latine des Pontifes romains. Transposée en français
d'Ile-de-France, mise au service du Louvre, l'antique alliance de la
sagesse et de l'éloquence conserve sa vocation universelle, dans un mythe
romain qui soutient l'action et la parole des héros de la monarchie, autant
sinon plus que l'invention de ses écrivains. De ses assises savantes et
sacrées, l'éloquence française hérite le culte de la forme d'expression,
indissociable d'une réflexion approfondie, philosophique, morale, politi-
que, religieuse, bref rhétorique, sur l'art de parler. On attache au style un
22 L'ÂGE DE L'ÉLOQUENCE
tel prix, en français comme on l'avait fait en latin, il est jugé chose si
grave, qu'il n'est pas encore abandonné aux seuls auteurs de profession.
Même après avoir cessé d'être un privilège de caste savante ou de
caste cléricale, l'Eloquence, devenue c françoise », est un superflu que
les diverses c professions nobles et publiques :t tiennent à ajouter à leur
nécessaire, sachant que sans elle leur autorité personnelle, celle de leur
c profession» seraient nécessairement endommagées. c L'Eloquence fran-
çoise» qui prend conscience d'elle-même sous l'autorité de Richelieu ne
S~ confond nullement avec ce que nous entendons aujourd'hui par « litté-
rature du règne de Louis XII1 » : l'Académie française qui est chargée
d'en fixer les normes accueille aussi bien des grands seigneurs, des
diplomates, des dignitaires de la Cour, des hommes d'Eglise, des magis-
trats, des médecins, des avocats, que des poètes ou des écrivains profes-
sionnels. Elle se veut la résultante d'un immense effort collectif, patronné
par le pouvoir civil, des diverses composantes de l'élite du royaume, gens
de Cour et gens de Robe, c sçavans et honnestes gens », clercs et laïcs,
pour accorder leur style de caste à une éloquence commune consonante
à la majesté du roi de France. Poètes et écrivains participent de cet
immense effort, mais à leur place, et autant comme bénéficiaires de ses
résultats que comme guides et garants. Leurs œuvres sont l'occasion de
débats dont l'objet ultime est le c meilleur style" de l'éloquence française,
et le goût qui permet de le discerner.
Ces débats ne sont pas l'arcane d'un c monde littéraire» autonome,
comme ce sera le cas au XIX· siècle. Ils engagent tous les secteurs de
l'élite du savoir et de la responsabilité. Ils supposent une vaste diffusion,
dans l'outillage mental de l'élite française, à des degrés divers de préci-
sion, par éducation, imprégnation ou contagion, des techniques et des
questions de la rhétorique gréco-latine, restaurées au cours du XVIe siècle
par les philologues humanistes. Une des catégories essentielles de la rhé-
torique est l'imifafio : c'est par référence à une gamme de styles illustrée
par les modèles exemplaires de l'Antiquité que procède l'invention de
l'écrivain ou de l'orateur du XVll"; une autre de ses catégories est la
convenientia, l'adaptation du discours à toutes les variables du problème
concret auquel il répond: c'est par référence à cette valeur à la fois
esthétique et morale que l'homme de Cour se conduit et converse. Ces
notions sont communes à toute l'Europe humaniste. Mais c'est justement
parce que la bonne société, autant que la prose et la poésie françaises, se
sont pénétrées de ses valeurs, au point de faire apparaître l'éloquence
française comme l'héritière moderne de l'éloquence grecque et latine, que
l'Europe lettrée se mit à imiter la langue, le tour et les manières françai-
ses. L'ars dicendi, dont les humanistes avaient attendu qu'il restaurât
l'Age d'or de la foi et des Lettres au sortir de l'Age de fer scolastique,
avait fait le prestige de l'Italie et de sa langue; il fait au XVII· le prestige
de la France où sembla s'être transportée, plus pleinement encore, la
moderne version de l'alliance entre sagesse et éloquence qui avait fait la
grandeur de Rome. S'il y a une unité de dessein dans la multitude de
formes que revêt alors la culture française, eUe est dans cette volonté
tacite de conquérir dans sa plénitude ce principe d'universalité. Les
INTRODUCTION: LITTÉRATURE ET «RES L1TERARIA» 23
débats sur le «meilleur style» auxquels se livrent érudits, magistrats,
théologiens, prédicateurs, gens de Cour et dont les œuvres d'auteurs
professionnels ne sont que l'occasion, suscitent une langue, un goût, un
art de vivre et de parler qui actualisent, à l'échelle d'une société nom-
breuse, active, puissante, moderne, 100 raffinements de l'antique Elo-
Iluentia que l'Europe humaniste révérait depuis le XVIe siècle sous les
traits allégoriques et associés de Mercure, de Minerve, et de l'Hercule
gaulois.
Le statut de ce que nous nommons « littérature », au XVII" siècle, est
plus royal qu'il sera jamais, puisqu'elle est, sous la notion extensive
d'EIrquepce. l'affaire de teus les «porte-parole» du royaume, gentils-
hommes et gens de loi, ecclésiastiques et magistrats, «sçavans» et
«ignorans », et pas seulement des spécialistes de 1'« écriture ». Mais il
est aussi plus humble et modeste que nous ne voulons l'admettre, dans la
mesure où les «auteurs» écrivant à l'usage d'un public «ignorant» et
« laïc », pour son divertissement, apparaissent encore comme des «so-
phistes» parmi les orateurs, opérant dans une sphère de jeu inutile au
salut, ajoutant peu au savoir, et n'offrant au pouvoir qu'un ornement.
On attribue le plus souvent, lorsqu'on veut bien l'apercevoir, ce statut
éqUivoque de la « littérature du XVII" siècle» au préjugé nobiliaire contre
l'artisanat servile des « auteurs », ou au préjugé clérical contre le plaisir
profane. Il faut aller plus loin, et voir que ce « soupçon» est inhérent à
la nature même de la culture humaniste et chrétienne, à la définition
même de l'Eloquentia, qui n'est tant honorée que comme organe de la
Sapientia, savoir et sagesse, science et vertu, responsabilité et exercice des
responsabilités, « choses» que les « mots» n'honoreront jamais assez, à
condition de ne point s'émanciper de ce service d'honneur. Le « soupçon»
des dévots et la désinvolture nobiliaire vis-à-vis des « auteurs" ne sont
pas plus redoutables que la méfiance des « sçavans », dont le culte pour
l'Eloquentia antique, alliance de la sagesse et de l'art de persuader, a
pour revers l'exécration de la sophistique, et tout est sophistique lorsque
l'on s'éloigne des lumières directes de l'Antiquité. Les chefs-d'œuvre que
nous admirons n'avaient pas leur place marquée au Temple de la Gloire
humaniste, et s'il s'est trouvé un public pour les goûter, pour des raisons
fort étrangères aux nôtres, il s'en est trouvé un autre, le plus nombreux
p~ut-être, pour les ignorer, les redouter, les tenir pour «bagatelles ».
Si l'Eloquence était un luxe de la forme légitimé par le sérieux de son
objet, les « chefs-d'œuvre» qui, selon notre terminologie, apparurent en
son sein étaient un luxe de ce luxe, et donc un excès le plus souvent
ressenti comme tel. Il est vrai, en revanche, que leur hubris même, ou si
l'on préfère. la transgression qu'ils constituent, crée insensiblement un
« espace littéraire» imperceptible à la plupart des contemporains, et que
l'évolution ultérieure des Belles-Lettres surévaluera.
Mais les « Modernes» ? objectera-t-on: ils ont vu, les premiers, comme
nous les voyons, grands écrivains et chefs-d'œuvre « littéraires », hors de
l'ombre où les maintenait la lumière désespérante de l'Antiquité. Repor-
tons-nous donc aux Hommes illustres de Charles Perrault: sur cent
éloges, ceux que nous appelons «écrivains» ne figurent qu'au nombre
24 L'ÂGE DE L'ÉLOQUENCE
•
••
La situation et le statut de la «Littérature », du XVII" siècle à nos
jours, se sont retournés de fond en comble. Au départ, sous le nom d'Elo-
quence et de Poésie préparant à l'Eloquence, elle est le bien commun
INTRODUCTION: L1TIÉRATURE ET «RES L1TERARIA ~ 29
ROME ET LA QUERELLE
DU ClCÉRONIANISME
AETAS CICERONIANA
a pris son départ. C'est par elle que cette société primitive s'est consti-
tuée en corps politique, en foyer d'échanges économiques et commerciaux,
en Eglise. Sous le signe humaniste de l'Eloquentia, la vie religieuse elle-
même n'est plus un ordre à part, mais un réseau d'échanges étroitement
imbriqué dans le tissu de la société civile, et contribuant au même titre
que les liens politiques, juridiques et commerciaux à resserrer celui-ci.
Sans cesse, dans la bouche de Pierre Bertius, reviennent les mots
communicare; transmittere, inséparables des mots Res publica et societas :
origine de la société civile, l'Eloquence fait circuler dans ses rangs l'éner-
gie de la communication et de la transmission qui la vitalise et la recrée
sans cesse. Qu'elle disparaisse, ou qu'elle soit humiliée, comme le veulent
ses adversaires, et aussitôt, nous dit Pierre Bertius,
le COl:lmerce s'évanouirait, les échanges techniques et intellectuels
seraient anéantis, avec les cultes divins, les lois, les traités, les réunions
où l'on débat des affaires publiques et privées, les assemblées où l'on
célèbre Dieu; chacun pour soi, réduit à la méditation solitaire, décou-
vrirait son inassouvissement, triste, séparé, misérable, semblable plutôt à
un être endormi qu'éveillé, à un mort qu'à un vivant [... ] Car le discours
(oralio) est le lien de la société, et s'il est retiré, celle-ci ne peut que se
défaire, au point de rendre inévitable la disparition du genre humain 1.
3 Ibid., p. 10.
4 Ibid., p. 38.
6 Ibid., p. 31-32.
40 ROME ET LA QUERELLE CICÉRONIENNE
6 Ibid., p. 33.
AETAS CICERONIANA 41
que Bertius répète à Paris. en 1621 après qu'il a été célébré en Italie par
les chanceliers humanistes de Florence, par les Lorenzo Valla et les
Ange Politien, vise A offrir un dénominateur commun à toutes les for-
mes d'aristocratie, y compris et entre autres à l'aristocratie sacerdotale,
à permettre leur dialogue et leur collaboration pour le bien commun. 1\
s'agit bien d'une mutation décisive, même si aucune date précise ne peut
lui être assignée, même si ses conséquences à long terme dans l'ordre
spéculatif comme dans l'ordre concret n'ont pas fini, aujourd'hui encore,
d'en être tirées. Quelles qu'aient pu être les 4: racines» de la Renaissance
dans' la culture médiévale, on ne peut plus guère douter aujourd'hui,
après les travaux de P.O. Kristeller, d'Eugenio Garin, de Hans Baron, de
Franco Simone, qu'il y eut en Italie et en Europe, du XIV' au XVII" siècles,
apparition d'un nouveau style de culture, même si celui-ci, à travers
guerres, ruines, souffrances et nostalgies, ne s'imposa que lentement et de
façon discontinue, même si d'énormes fragments de civilisation médiévale
survécurent longtemps au style de culture qui lui correspondait et qui
s'était déjà en grande partie épuisé. Quel est le trait essentiel par lequel
le nouveau style <le nôtre, aujourd'hui encore) se distingue de l'ancien?
Peut-être en trouverons-nous chez Etienne Gilson, avec sa double autorité
d'historien de la culture médiévale et d'humaniste moderne, la définition
la plus tranchée et courageuse. Dans un texte paru en 1974, l'auteur des
Idées et les Lettres voit dans l'humanisme de la Renaissance le triomphe
d'une culture à dominante oratoire, sur une culture A dominante philoso-
phico-théologique, spéculative et contemplative. L'essence de l'humanisme
est l'idéal romain d'eloquentia, restauré dans la culture européenne avec
une fonction analogue - mais polémique cette fois, A celle qu'elle avait
occupée de Cicéron à saint Augustin, dans la culture de la Rome républi-
caine, impériale et chrétienne:
Dans les œuvres de type scolastique, écrit Etienne Gilson, ou comm~
on dit moins exactement, médiéval, le nom propre de l'auteur le plus fré~
quemment cité est celui d'Aristote; c'est encore l'aetas aristoteliana ; dans
celles du type que nous nommerons «humaniste », le nom qui revient
sans cesse est celui de Cicéron; c'est déjà l'aetas ciceroniana. En même
temps que ce changement porte sur des personnes, il signifie ce que, dans
/lotre jargon moderne, nous appelons une mutation dans le type dominant
d'une culture. La scolastique des XIII" et XIV" siècles avait établi la pré-
dominance de la philosophie, la culture intellectuelle des XV' et XVI' siècles
marque la revanche des Belles-Lettres sur la philosophie. Le poète de la
Bataille des Sept Arts avait prédit que le jour viendrait de cette ven-
geance. Elle s'exerce au XV· siècle sous le nom et patronage de Cicéron.
Comme Aristote avait été le philosophe, Cicéron devient alors l'Orateur,
orator noster 7.
8 Ibid.
AETAS CICERONIANA 43
Même pour dire que les c mots,. comptent moins que les c choses ,.,
l'humaniste du XVI" et du XVII" siècles prend un parti oratoire et stylis-
tique qui l'engage au moins autant que ses choix philosophiques et reli-
gieux. Le sens et la portée de son œuvre ne sauraient être évalués pleine-
ment si, pour mieux étudier le dosage de ses «idées,., on néglige sa
situation sur l'échiquier rhétorique de son temps.
Dès lors, la biographie de Cicéron, orateur civique, et son œuvre de
théoricien de l'éloquence, acquirent une valeur exemplaire et servirent de
référence centrale. Parmi les redécouvertes du Trecento, Hans Baron a
mis justement l'accent sur l'importance de la remise en lumière par Pétrar-
que des Lettres à Atticus 9, puis à la génération suivante, des Lettres
familières par le Chancelier de Florence, Colluccio Salutati 10. Le Moyen
Age n'avait certes pas ignoré Cicéron, mais n'avait vu souvent en lui
qu'un stoïcien de plus, précurseur à sa manière, mais comme Sénèque, du
détachement du monde et de l'idéal monastique. La révélation des Lettres
était celle de l'homme et de l'orateur, dans le plein exercice, tourmenté
et dramatique, de sa fonction et de ses responsabilités civiques, parmi les
derniers soubresauts de la République romaine.
Pétrarque, écrit Hans Baron, fut le premier à rencontrer Cicéron face
à face. Il vit un citoyen romain qui démissionne de ses offices publics sur
un coup de tête, en réaction à la victoire de César; qui, de sa retraite
campagnarde, suit les événements politiques avec une attention fiévreuse,
et qui, après l'assassinat de César, se jette dans la confusion de la guerre
civile, et court à sa ruine. Pétrarque, humaniste du Trecento, recula
d'horreur à cette découverte. Il écrivit sa fameuse lettre d'accusation à
l'ombre de Cicéron dans l'Hadès: «Comment as-tu pu déployer tant
d'efforts, reproche-t-i1 à son idole déchue, et renoncer au calme qui conve-
nait à ton âge, à ta position, à ta destinée? Quelle vaine faim de gloire
t'entraîna-t-elle vers une fin indigne d'un sage? 0 combien il eût été
mieux séant si toi, philosophe, tu avais vieilli dans un paysage campa-
gnard, y méditant sur la vie éternelle, sans aspirer aux fasces consulaires
et aux triomphes militaires... ? 11 ,.
9 Hans Baron, The crisis of the early florentine Renaissance, civic huma-
nism and republican liberty in an age of classicism and tyranny, Princeton,
Univ. Press, 1955, 2 vol., t. l, p. 97. (Une deuxième éd. rev. ibid. 1966, 1 vol.)
Voir également du même auteur, Humanistic and politicalliterature in Florence
and Venice at the beginning of the Quatfrocento, Cambridge, Mass. 1965, et
From Petrarch to Leonardo Brllni, sfudies in Humanities and politicalliterature,
Univ. of Chicago Press, 1968; de ses disciples, voir Jerro1d E. Sei gel, Rhetoric
and philosophy in Renaissance humanism, Princeton, 1968,.surtout p. 173-262,
et Renaissance studies in honor of Hans Baron, ed. by A. Molho and J. Tedes-
chi, Florence, Sansoni, 1971.
10 Voir outre Baron, Eugenio Garin, dans Storia della letferatura italiana,
Milano, Garzanti, 1971, t. Ill, p. 13, «Colluccio Salutati e la vita civile:>, et
p. 77, «Poggio Bracciolini e la scoperta degli codici antitichi >. Sur la rhéto-
rique à rlorence au Quattrocento, et la fonction de Quintilien comme auxi-
liaire de Cicéron et de Virgile dans l'éducation oratoire, voir Politien, Oratio
super Fabio Quintiliano et StaW Sylvis, dans Opera, Bâle, Nicolas Episcopius
Junior, 1553, in-fo, p. 492 et suiv. Voir surtout, p. 496, l'éloge de l'éloquence,
tissu conjonctif de la civitas, lien entre l'actualité et l'Origine (heroica tem-
pora), et mode privilégié de manifestation de la grandeur d'âme.
I l Baron, The crisis ... , ouvr. cit., t. l, p. 98-99.
44 ROME ET LA QUERELLE CICERONIENNE
•
••
Ecrit en 55 avant J.-C., sous le triumvirat de César, Pompée et
Crassus, le De Oratore lG est le bilan de l'expérience oratoire de Cicéron.
14 Voir Remigio Sabbadini, Le scoperte dei codici latini e greci ne' secoli
XIVe XV, Florence, Sansoni, 1905, t. Il, p. 100, et Nuove ricerche ... Florence,
Sansoni, 1914, p. 209. Voir également R. Bolgar, The classical heritage and his
beneficiaries, Cambridge Univ. Press, 1954.
lG Sur le De Oratore et la doctrine oratoire de Cicéron, voir Alain Michel,
Rhétorique et philosophie dans l'œuvre de Cicéron, Paris, P.U.F., 1960, A.D.
Leeman, ouvr. cit. p. 112-135 et G. Kennedy, ouvr. cit. p. 205-259. Sur le
renouveau des études cicéroniennes, et la «nouvelle image:o de Cicéron, voir
A. Michel, «Cicéron et les grands courants de la philosophie antique, pro-
blèmes généraux (1960-1970):0, dans Lustrum, 16, 1971-1972, p. 81-103.
48 LE «CIEL DES IDÉES» RHÉTORIQUE
•
••
Le thème essentiel du débat qui oppose Crassus à Antoine 18 porte
à la fois sur l'étendue de la culture que l'on doit attendre de l'orateur,
et sur la nature de son art. Sur le second point Crassus et Antoine tom-
bent d'accord: l'art oratoire n'est pas, comme le croient les rhéteurs, une
technique pédante qui à coup de régIes s'imagine pouvoir se substituer au
génie naturel; celui-ci est l'essentiel; pour autant, il ne faut pas tomber
dans l'excés des philosophes qui rejettent toute idée d'art: l'expérience
codifiée des générations antérieures n'est pas un secours à dédaigner, ni
l'exercice appuyé sur de bons modéles. Mais c'est un art, non une scien-
ce ; les qualités de celui qui l'exerce décideront de son succès ou de son
échec.
Sur le premier point, Crassus et Antoine diffèrent. Antoine pense que
l'orateur doit se contenter d'être assez cultivé pour exercer convenable-
ment son métier d'avocat. Crassus se fait de l'orateur une idée plus
ambitieuse: à ses yeux, le domaine de l'éloquence s'étend à toutes les
activités humaines et la culture de l'orateur doit être encyclopédique pour
être à la hauteur d'un rôle qui excède largement les limites du prétoire.
Dès lors que l'on suppose chez l'orateur une nature d'exception, et donc
l'appel de la grandeur, on ne saurait lui refuser d'aspirer à la magistra-
ture d'une grande éloquence qui soit l'âme ,de la Cité 17 •
•
••
Le second livre semble supposer qu'Antoine s'est rallié aux vues de
Crassus, ou du moins qu'il ne s'y était opposé jusque-là qu'afin de donner
•••
Le livre III est entièrement consacré à l'élocution. Cette place considé-
rable accordée aux «mots» justifie sans doute, de la part de Crassus,
deux digressions sur l'importance de la culture philosophique chez l'ora-
teur 18. C'est que la science de bien penser et la science de bien écrire
(sapienter sentiendi et omate dicendi scientia) sont indivisibles. Elles
l'étaient à l'origine, en Grèce chez les grands législateurs, Lycurgue,
Solon, et à Rome, au moins à l'état d'aspiration, chez les Fabricius et les
Caton. Elles l'étaient encore à Athènes, chez un Thémistocle, chez un
Périclès. Socrate, éloquent s'i) en fut, rompit pourtant cette unité origi-
nelle entre la pensée et la parole active en attachant à l'éloquence le
1'0upçon d'immoralité. Ainsi naquit le divorce entre philosophie et rhéto-
rique et se développèrent côte à côte les diverses écoles philosophiques
et les diverses écoles de rhéteurs.
Il faut donc, sans renier les richesses accumulées de part et d'autre en
cours de route, reconstituer l'unité originelle entre philosophie et élo-
quence, entre contemplation et action:
De même que les fleuves, s'écrie Crassus, tombent de l'Apennin, ainsi,
tous descendus des hauteurs de la sag~sse, les genres dont je parle ont
pris des directions différentes. Les philosophes furent portés comme vers
une mer Supérieure, mer vraiment grecque, aux ports nombreux; les
orateurs au contraire, vers la mer inférieure, toute nôtre, flots dangereux,
hérissés d'écueils, où se serait égaré Ulysse même 19.
•••
L'alliance de l'éloquence et de la philosophie dans le De Oratore
fait de ce dialogue un programme complet de culture intellectuelle 24.
Mais les références constantes de Cicéron à la poésie, à la musique, à la
peinture, à l'architrcture, à la sculpture, à l'art du comédien, donnent à
l'éloquence telle qu'il la conçoit (sapientia moderafrix artium) une fonc-
tion régulatrice de tous les autres arts, et font aussi de ce dialogue un
programme complet de culture artistique. Cependant culture artistique
et culture intellectuelle n'y apparaissent nullement comme le privilège
d'une élite jalouse: les magistrats-orateurs que met en scène Cicéron
2G Ibid., p. 597 et suiv. Sur le lien entre l'art oratoire et les beaux-arts cht!z
Cicéron, voir l'article de E.H. Gombrich, «The debate on primitivism in ancient
rhetoric~, J. W.C.I., vol. XXIX, 1966, p. 24-40, en part. p. 32, analyse d'une
page du De Oratore séminale pour les «schèmes historiographiques" de la
critique d'art de la Renaissance.
26 Ibid., p. 604, «Concordance entre les idéaux de Rome et les philoso-
phes~, et aussi p. 283, «Ironie et sagesse dans les discours de Cicéron ».
27 Sur les sources grecques du De Oratore, et les rapports du platonisme
avec le scepticisme académique dont s'inspire Cicéron, voir A. Michel, ouvr.
cit., p. 80-149. Voir aussi, p. 109 et suiv., la dette de Cicéron envers Aristote,
Qui le premier s'efforça de réconcilier philosophie et rhétorique séparées par
Platon.
28 Voir G. Kennedy, ouvr. cit. p. 240 et suiv. La réduction des qualités du
style à la latinitas est un trait commun aux « atticistes" qui critiquaient Cicé-
ron, et aux «cicéroniens" de la Renaissance, soucieux avant tout de la qualité
latine de leur prose écrite. Si bien que par un paradoxe dont les historiens
du cicéronianisme n'ont pas, à notre sens, perçu toute la saveur, les anti-cicé-
CICÉRON 53
fronde «atticiste:t, opposée à la doctrine cicéronienne de l'ornatus,
célébrait, en contraste du style orné d'Isocrate, le style pur et net de
Lysias, voire de Xénophon et de Thucydide. Dans les deux cas se faisait
jour un rappel du mos majorum romain opposé aux aspects rhétoriques
de la culture hellénistique.
•
••
Dans ses derniers dialogues sur l'art oratoire, Cicéron fut donc amené
à réfuter l'accusation d'asianisme, ou du moins d'isocratisme, portée
contre la doctrine stylistique du De Oratore. Dans le Brulus 29 dont le
héros éponyme, ami politique de Cicéron, était aussi le chef de file des
orateurs ({ atticistes:t, Cicéron polémique contre le mythe primitiviste
d'une antique « simplicité» dont se prévalent ses jeunes adversaires. Il
montre que ceux-ci, tout «vieux romains» qu'ils se veulent, se réclament
pourtant de la Grèce et d'Athènes, où il y eut autant d'éloquences que
d'orateurs « attiques ». L'« atticisme» romain est donc moins une résur-
gence du style des anciens consuls qu'un raffinement d'esthètes archaï-
sants, dont l'esprit de chapelle risque de faire perdre à l'éloquence latine
son emprise sur le public d'aujourd'hui. Dans le Brutus comme dans
l'Oralor, Cicéron insiste sur la thèse centrale du De Oratore : l'éloquence
est à la fois sagesse et parole, sagesse adaptée par l'art oratoire aux
circonstances et aux hommes réels, et non aux hommes d'autrefois. Si
l'orateur est l'ambassadeur de la vertu originelle parmi les hommes d'au-
jourd'hui, il doit la leur faire goûter et admirer, autant que la leur faire
connaitre. Et Cicéron propose dans l'Orator 30 une esthétique oratoire
ouverte et accueillante, capable de réconcilier en une synthèse neuve les
diverses tendances qui divisent le Forum, et qui témoignent, par leur
seule existence, de la rupture avec l'antique «simplicité ».
Le maître-mot de cette esthétique est varietas et Cicéron se réclame
de Démosthène, attique lui aussi, pour lui donner autorité contre les
tenants de Lysias. Cette variété est à la fois fécondité inventive et capacité
de changer de registre selon les circonstances, le sujet, le public.
•
••
En somme, le génie de Cicéron, qui dans le De Oralore s'était montré
si sensible à la diversité des individualités oratoires, créait une esthétique
de la médiation, ouverte et libérale, forum des styles où chacun pouvait
trouver sa place, moyennant, pour les extrêmes, un sacrifice à la juste
mesure.
Apôtre infatigable et de la conciliation et de la réconciliation entre
« gens de bien », Cicéron théoricien révèle les mêmes qualités de diplo-
mate que Cicéron homme d'Etat et orateur. Dans une époque de dissoéia-
tion, il est l'homme des synthèses: synthèse philosophique, au nom du
scepticisme académique, synthèse politique, au nom du consensus bono-
rum, synthèse esthétique, au nom de la variété. Mais cette diplomatie
rhétorique n'aurait pas été complète s'il n'avait proposé aux c trois
styles », à la lripertita varietas, une même clef de voûte idéale. Dans le De
Oratore il affirmait qu'en dépit de la diversité des personnalités oratoires,
l'éloquence est une. Dans l'Orator, où il a réussi à ramener cette diversité
à une trinité, il affirme avec plus de vigueur encore l'unité. Unité de
visée, qui fait de tous les orateurs les contemplateurs et adorateurs de la
même Idée du Beau, antérieure et supérieure à toutes ses actualisations.
je pose en principe, écrit-il, qu'il n'y a rien, dans aucun genre, de
si beau qui ne soit inférieur en beauté à ce dont il n'est que le reflet,
comme le portrait d'un visage, à ce que ni les yeux ni les oreilles ni
aucun sens ne peuvent percevoir, et que nous n'embrassons que par l'ima-
gination et la pensée 84.
:.
La seule vraie faiblesse de Cicéron est d'avoir cru possible que l'élo-
quence orale, maniée par un orateur-médiateur, ferait circuler entre la
philosophie grecque et le peuple romain un courant assez fort pour que
l'esprit de la République de Platon restaurât et transfigurât la République
des consuls sur le déclin. A la Renaissance, des humanistes comme Cola
di Rienzo 8~ ou Pomponius Laetus 86 nourriront le rêve de ranimer, par
la magie d'une éloquence renouvelée de Cicéron, la Rome de Tite-Live sur
le Campo Vaccino de la Rome des Papes. Mais l'échec historique ne nuisit
en rien à la force séminale de la synthèse cicéronienne. Sous l'Empire,
l'extinction de l'éloquence civiqu~ n'empêcha point la pédagogie de Quin-
tilien et la réflexion sur le style des plus grands prosateurs de prendre
appui sur la doctrine cicéronienne. Le débat autour de l'ornatus amorcé
du vivant de Cicéron fut alors un des ferments les plus actifs de la
critique littéraire romaine.
Il est curieux d'observer que la doctrine du De Oratore et de l'Orator
ne trouva à se réaliser pleinement que lorsque l'Eglise latine eut à faire
face aux tâches de la prédication à grande échelle. Cette fois le contact
direct et oral avec le public, la haute inspiration morale et philosophique,
et l'autorité civique dont Cicéron rêvait pour son Orateur, renaquirent au
profit des Evêques chrétiens. L'éloquence sacrée nourrie d'un syncrétisme
stoico-platonisant ressuscita l'éloquence philosophique de Cicéron, que
saint Augustin prend pour référence constante dans la rhétorique chré-
SÊNÈQUE ET TACITE
31 Incipit LI/cii Annaei Senecae Cordubensis ... opera ... , Neapoli, sub titulo
n. Romero, impr. M. Moravum, 1415, 2 part. en 1 vol. in-fo. Selon Sabbadini
(Le Scoperte ...• ouvr. cit. p. 112), les Declamationes de Sénèque le Père furent
découvertes par Nicolas de eues, sous une forme fragmentaire et désordonnée,
et SOllS le nom de Sénèque le Philosophe. L'édition princeps de Venise, comme
l'édition d'Erasme (Bâle, 1529) attribue au Philosophe les Declamationes. Le
titre de l'édition d'Erasme (L.A. Senecae opera et ad bene dicendi tacultatem,
et ad bene vivendum utilissima ... ) place sur le même pied les œuvres oratoires
de ~ Sénèque" et ses œuvres philosophiques. Dans l'introduction aux Decla-
mationes, Erasme fait grand cas de celles-ci, y voit des modèles pour l'élo-
quence judiciaire, et forme même le vœu qu'elles soient étudiées à l'école, de
préférence à la dialectique ...
3B SlIr l'œuvre de Sénèque le Père, voir A.D. Leeman, ouvr. cit. ch. IX,
p. 224-242, et G. Kennedy, ouvr. cit. p. 322-331. Sur son influence stylistique
à l'époque de la Renaissance, voir G. Williamson, The senecan amble, a study
in prose tram Bacon 10 Collier, Londres, Faber and Faber, 1948, et F. Simone,
Umanesimo, Rinascimento et Barocco in Francia, Milan, Mursia, 1968, qui
traite surtout, p. 244 et suiv., de Sénèque moraliste.
58 LE «CIEL DES IOËES:p RHËTORIQUE
43 Sur les aspects rhétoriques des Lettres, voir Leeman, ouvr. cit., p. 260-
283, et G. Kennedy, p. 465-481.
44 Sénèque, Lettres à Lucilius, texte établi par Fr. Préchac et traduit par
H. Noblot, Paris, Belles Lettres, 1956, t. l, p. 161.
4~ Ibid., p. 162-163, 40, 4.
48 Ibid., p. 164, 40, 8.
47 Ibid., p. 166, 40, 14.
60 LE «CIEL DES IDÉES» RHÉTORIQUE
48 Ibid., p. 163, 40, 5 (vires magnas, moderafas tamen, p. 164, 40, 8).
49 Ibid., p. 168, 41, 8.
SENÈQUE 61
•••
•
••
TACITE 63
Il n'en reste pas moins que Sénèque pousse la neglegentia diligens
bien au-delà de ce que Cicéron eOt admis, jusqu'au dédain d'une electio
verborum trop attentive, ou d'une collocatio verborum trop préméditée:
l'invention philosophique ne saurait s'abaisser à ces minuties (pusilfae
res: verba, XVI, 100, 10). Si Sénèque se présente dans les Lettres à
Lucilius comme un réformateur de l'éloquence romaine, c'est avant tout
au nom de critères moraux. Sa diatribe contre Mécène l'homme et le
styliste, dans la lettre 114, est tout entière fondée sur le précepte de
Caton l'Ancien, Vir bonus dicendi peritus, qu'il traduit par TaUs ratio
qualia verba. L'esthétique de la prose est étroitement confondue par
Sénèque avec le degré d'avancement spirituel et moral de l'écrivain.
Une telle antithèse res/verba, surtout perçue à travers l'antithèse plus
radicale encore, chez saint Augustin, res/signa, pourra être interprétée
soit comme une condamnation de tout art littéraire, soit comme une
licence de recourir à n'importe quel ornement, pour peu qu'il soit expres-
sif. La Renaissance de la latinité d'argent, encourageant celle des langues
vulgaires, aurait pu aller plus loin encore qu'elle ne fit dans le médiéva-
lisme archaïsant et le primitivisme, si l'influence de Tacite, et du Dialogue
des Orateurs, n'avait réconcilié le primat sénéquien et augustinien de
l'intériorité, avec le sens cicéronien d'une beauté objective de la forme.
•••
G2 R. Sabbadini, Le scoperte..., ouvr. cit., t. Il, p. 107 et suiv.
64 LE «CIEL DES IDÉES» RHÉTORIQUE
•
••
Marcus Aper tente alors de plaider sur de nouveaux frais la cause
de la déclamation impériale. Ce que celle-ci a perdu en autorité morale,
n~ l'a-t-elle pas gagné en beauté et richesse de langage 55 (llietitia et
pulchritudo orationis) ? Les juges, le public n'exigent-ils pas aujourd'hui
les traits brillants (arguta et brevis sententia), les couleurs de la poésie
(exquisitus et poeticus cultus, poeticus decor) 56 et de la poésie la plus
raffinée, celle d'Horace, de Virgile ou de Lucain? Aux côtés de ces
artistes, qui bénéficient du progrès littéraire, les orateurs d'autrefois font
figure de primitifs. Cicéron lui-même a vieilli, l'architecture grossière de
ses discours manque de politesse et de brillant. L'art suprême, celui
qu'ont atteint les orateurs modernes, mêle II: à la gravité de la pensée
l'éclat et l'élégance raffinée de l'expression» (gravitati sensuum nitorem
ct cultum verborum) 57.
Mais un nouveau venu dans le dialogue, Vipstanus Messala, épousant
le point de vue que Quintilien défend dans l'lnstitutio oratoria, parue
quelques années avant le Dialogue 58, se fait l'avocat d'un retour à la
tradition stylistique des orateurs de la République et critique sévèrement
le style moderne vanté par Marcus Aper, II: cette coquetterie d'expression,
cette frivolité de pensée, ce rythme capricieux des phrases qui font du
discours une musique de théâtre ». Il manque à ces orateurs tardifs la
santé (sanitas) ; reniant l'antique vertu, ils ont « plus de fiel que de sang"
(plus bilis quam sanguinis). La décadence de l'éducation, l'irréalité d'une
éloquence de parade et dénuée de responsabilité, expliquent assez la
corruption de l'éloquence. Seul un retour aux Anciens, une nouvelle
alliance entre la philosophie et l'éloquence peuvent réparer le mal.
•••
55 Dia/ogl/s .... éd. cit., p. 67, 20, 3.
56 Ibid., p. 68, 20, 4.
57 Ibid., p. 77, 23, 6.
58 A. Michel, Le Dialogue des Orateurs... et la philosophie de Cicéron,
ouvr. cit., p. 41, note 42.
66 LE «CIEL DES IDÉES» RHÉTORIQUE
39 V. ibid., p. 177-183.
TACITE 67
les deux points de vue. L'atticisme de Tacite historien 60 réunit en effet
les raffinements littéraires d'un Salluste, et le vaste dessein philosophique
d'un Tite Live, le premier apparenté aux atticistes admirateurs de Thucy-
dide, le second plus proche de la grande éloquence civique illustrée par
Cicéron.
Cette médiation virgilienne permet aussi à Tacite de réconcilier
Cicéron, pour qui 1'« utilité» morale du discours passe nécessairement
par la «délectation» de l'art, et Sénèque, pour lequel 1'« utile» est
l'ennemi du «délectable ». Car Sénèque avait aussi écrit des tragédies.
Et c'est à un dramaturge que Tacite a confié le soin de faire de Virgile
le garant suprême des choses de l'art. L'austère «délectation» de l'art
tragique se guérit pour ainsi dire d'elle-même, et s'abolit pour laisser
place à une leçon non moins âpre, quoique conciliable avec l'art, que la
plus âpre prédication cynique. Virgile, grand «antiquaire» autant que
grand poète, avait pu, remontant vers les origines antérieures au meurtre
de Rémus, célébrer leur coïncidence avec le principat régénérateur d'Au-
guste. Cette coïncidence a disparu aussi bien pour Sénèque que pour
Tacite. Dans les Lettres à Lucilius, Sénèque, non sans s'étendre avec
complaisance sur l'antithèse 61, avait opposé au luxe, à la luxure, à
l'avarice, aux arts de la Rome moderne l'innocence et la simplicité des
premiers hommes, que le Sage doit s'attacher à retrouver, à force d'exer-
cice assidu, sous la forme d'une vertu consciente et volontaire. La même
vision d'un Age d'or, où régnait l'harmonie entre l'ordre du monde et
une humanité innocente, habite les chœurs de Sénèque, donnant tout leur
relief aux crimes et aux remords des héros. L'auteur de la Germanie
est lui aussi fasciné par le mythe du Bon sauvage, voire du Barbare
régénérateur. Dans les Annales, tout se passe comme s'il écrivait à la
lumière nostalgique des origines, telles que Virgile les avait chantées dans
l'Enéide : l'histoire des Empereurs tyranniques devient dès lors le contre-
point, ironique et tragique, des âges héroïques reniés; de cette noire
dérision ne se sauvent, dans la mort, que les grandes âmes échappant
par un miracle de volonté à la corruption générale, celle d'un Thrasea
Paetus, celle d'un Sénèque peut-être. Le deuil de l'Age d'or, le sentiment
d'une corruption irrémédiable, donnent à l'art de Tacite le double carac-
tère d'un chant d'exil, à la Virgile, et d'une diatribe véhémente, à la
Sénèque. Son œuvre historique est un discours, où la probatio se confond
avec la narratio ; la c vraie Rome» s'y adresse à la «fausse Rome »,
comme dans les Verrines et dans les Philippiques; l'indignation est le
revers de la contemplation du Bien, la véhémence du moraliste est insépa-
rable de la fidélité de l'artiste à la Beauté.
La médiation virgilienne apparaît enfin dans le Dialogue liée à la
doctrine du sublime, dont Virgile s'était fait le répondant à Rome. Mater-
nus, empruntant ses termes au Ps. Longin, parle d'un enthousiasme qui,
•
••
Les progrès de l'absolutisme dans l'Europe du XVI' et du XVII' siècles,
la réaffirmation de la monarchie pontificale sur les Eglises nationales
après le Concile de Trente, donnèrent au Dialogue des Orateurs une
actualité renouvelée. Attribué ou non à Tacite, il prend son sens à l'inté-
rieur de ce que l'on pourrait appeler l'Age tacitéen, et qui succède après
le Concile à l'Aetas ciceroniana de la première Renaissance. Le Dialogue
offrait en effet aux humanistes les moyens de méditer tous les problèmes
stylistiques et moraux que pose à l'orateur l'existence d'une monarchie
absolue, dont les Histoires et les Annales analysaient par ailleurs les
risques et les menaces. Alors que Sénèque n'offrait d'autre ressource au
laïc que la philosophie morale et saint Augustin celle de la retraite
pénitentielle, Tacite montrait au contraire, dans un Age de fer, la possibi-
70 LE c CIEL DES IDÉES» RHÉTORIQUE
•••
Du De Docfrina christian a 64 on a le plus souvent retenu l'exposé de la
c doctrine chrétienne", sans y voir, comme l'a fait Henri Marrou 611, le
•••
La première qualité, et de loin, du style chrétien est la clarté (claritas,
perspicuitas). Il importe en effet avant tout de démêler les obscurités de
l'Ecriture, et de rendre celle-ci transparente à tous, savants et ignorants.
Aussï ne faut-il pas hésiter à sacrifier à la clarté cette latinitas aristocra-
tique et savante dont Cicéron et ses contemporains faisaient tant état.
L'interprétation augustinIenne de la neglegentia diligens cicéronienne est
donc beaucoup plus laxiste que l'interprétation sénéquienne. Elle rend
possible toutes les CQncessions au vocabulaire technique chrétien et même
au latin populaire.
La seconde qualité du style est toute négative; il faut parler clairement
mais non désagréablement (insuaviter). Là une sévère mesure doit être
gardée, car il faut éviter à tout prix que la delectatio de l'auditoire
s'arrête aux signes et ne s'élève pas jusqu'aux choses divines que ces
signes ont charge d'annoncer. Il faut donc doser la dictionis suavitas
selon la nature du sujet traité (orationis argumentum). Aux trois offices
du prédicateur, docere, delectare, f1ectere, correspondent trois types de
discours, et trois styles: bas (submisse dicere) si l'on enseigne, médiocre
(temperate dicere) si l'on loue, sublime (granditer dicere) si l'on conjure
ou reprend les cœurs rebelles. Dans le premier cas (par exemple l'expli-
cation du mystère de la sainte Trinité), la majesté du sujet est à elle seule
un ornement qui dispense de tout autre. Dans le second cas, le seul objet
de louange ne pouvant être que Dieu, on peut aller jusqu'à introduire un
peu de musique dans la prose. Dans le troisième, celui de la véhémence
parénétique, il n'est pas nécessaire de recourir aux techniques de l'orna-
tus: l'exemple de saint Paul montre que les ornements, lorsqu'il admo-
neste, lui viennent tout naturellement, et sans souci conscîent d'embellir
le discours, par la seule logique du sujet et du sentiment qu'il en a.
Privé de l'art des rhéte',. 3, l'apôtre atteint à des effets supérieurs aux
leurs, par la grande ardeur (grandis affectus) dont il est animé.
En dépit d'un véritable effet abrasif, les « trois styles» selon Cicéron
sont maintenus par saint Augustin. C'est que l'éloquence de l'Eglise
retrouve, sur un registre religieux et non plus seulement politique, l'expan-
74 LE c CIEL DES IDÉES» RHÉTORIQUE
:.
Au chapitre 24 du L. IV, saint Augustin s'attarde sur les effets
propres au style sublime, et à la véhémence chrétienne. Les subtilités
(acumina) du style de l'éloge, peuvent faire naître la tentation des applau-
dissements. Il n'en va pas de même pour le sublime chrétien. Celui-ci
rappelle aux pécheurs la vérité qu'ils ont oubliée et reniée, il leur donne
I>! désir du repentir. Leur voix alors s'étouffe, leurs larmes coulent. Briser
l'endurcissement des cœurs est le Grand Œuvre de l'éloquence chrétienne.
Né de la charité, le sublime chrétien la fait naître: évitant le détour
calculé par la science des rhéteurs, elle parle du cœur au cœur, et la
c grande ardeur» du prédicateur chrétien réveille les pécheurs de leur
endurcissement. En tout état de cause, il faut savoir garder la juste
mesure afin d'être toujours écouté avec clarté (intelligenter), avec plaisir,
(libenter), avec docilité (obedienter). Le style simple se prête avant tout
à la clarté, mais il doit aussi apporter à sa façon docilité et joie. Le style
moyen se prête avant tout au plaisir, mais il ne doit pas être orné
indécemment. Le style sublime doit ébranler les cœurs, mais il ne doit
pas renoncer à la clarté ni au plaisir. La juste mesure objective observée
par le prédicateur corrige sévèrement toute tentation d'excès subjectif,
contenue d'ailleurs par l'humilité du chrétien.
Cette dernière note achéve de nous montrer que saint Augustin mérite
autant que Jérôme, le titre de Cicéron chrétien. Après l'/nstitutio oratoria
de Quintilien, après la tentative de réforme archaïsante d'un Fronton, le
De Doctrina christiana nous apparaît comme le suprême effort de l'élo-
quence romaine, s'adressant en désespoir de cause au christianisme, pour
échapper à cette « corruption» que dénonçaient déjà Caton l'Ancien, et les
adversaires néo-attiques de Cicéron, et Sénèque. Contre les déclamateurs
païens de la Seconde sophistique, saint Augustin, et avant lui Lactance,
et avec lui saint Ambroise et saint Jérôme, sont les initiateurs d'une
ultime « Renaissance », d'un ultime « classicisme» oratoire romain avant
la chute de l'Empire.
Chez saint Augustin, la résurrection de l'Orator cicéronien sous les
vêtements du Docfor christianus, la sauvegarde des qualités esthétiques
de la prose oratoire c classique », perspicuitas du style simple, suavitas
du style moyen, vehementia du style sublime, l'art de varier et d'opposer
ces qualités, l'art de les doser et de les déployer à bon escient, préservent
l'essentiel de la juste mesure cicéronienne au service d'une foi religieuse
qui, dans le même temps, enveloppe et absorbe l'essentiel des philosophies
païennes.
SAINT AUGUSTIN 75
Mais cette prise en charge par l'Eglise de l'art oratoire cicéronien,
dans une version allégée où la réussite plastique du discours comptait
moins que sa transparence, n'allait pas sans ambiguïté. Les L. 1 A 111
du De Doctrina Christiana préparent sans doute au L. IV: ils révèlent
aussi le malaise de l'intériorité chrétienne, face aux nécessités de la
prédication publique, qui obligent à recourir aux techniques des orateurs.
La pente de la parole chrétienne, née de la prière et de la méditation
silencieuse des Ecritures, allait à l'échange, dialogué ou épistolaire, entre
spirituels et candidats à la spiritualité personnelle. Echange proche de
celui qui caractérisait les cénacles philosophiques païens. Les exigences
d'une prédication de masse créaient un curieux porte-A-faux. Elles
maintenaient dans les rangs chrétiens les germes d'une reviviscence de la
déclamation tout extérieure. Elles ne compensaient pas l'introduction dans
l'édifice oratoire antique d'un corrosif soupçon.
Nul mieux qu'Augustin n'a exploré les conséquences de ce paradoxe.
Théoricien de la prédication dans le Docfrina christiana, il est aussi
l'inventeur de la littérature autobiographique dans les Confessions, long
dialogue lyrique avec Dieu. Sauvant dans un cas l'objectivité «classi-
que» du De Oratore, il faisait dans le second une étonnante démonstra-
tion d'expressionnisme subjectif. Mais il ne sauvait le «classicisme)
cicéronien qu'en le soumettant A des scrupules religieux et moraux plus
qu'esthétiques. Et il ne créait la prose de la subjectivité moderne qu'en
l'offrant en sacrifice au Dieu chrétien, lieu d'une beauté jalouse de toutes
les beautés humaines.
Interprété par l'esprit de lourdeur, l'effort du De Doctrina christiana
pour dépasser la rhétorique et fonder une éloquence du cœur peut parai-
tre encourager une sorte de misérabilisme oratoire. Autre péril, que
certaines formules de Sénèque, prises au pied de la lettre, pourraient
aussi suggérer: saint Augustin met à ce point l'accent sur le docere,
il réduit A ce point le rôle de l'art dans le movere, et ramène le delecfare
à une portion si congrue, il s'accommode si facilement du sacrifice de la
latinitas, qu'il semble patronner toutes les concessions à un public inculte.
/! envisage, au moins à titre d'hypothèse, un tel appauvrissement de la
pédagogie rhétorique, un tel renoncement à tous les genres littéraires
qui ne se réduisent pas au moule de l'éloquence sacrée, que lui, héritier
et bénéficiaire de toute la tradition païenne, semble préparer les esprits
au déclin de la culture antique et à la venue des temps barbares. /! va
jusqu'à suggérer l'hypothèse de prédicateurs si peu doués ou si peu
préparés intellectuellement qu'ils se contenteraient de réciter par cœur
des homélies écrites par d'autres, moins déchus. Avec quelle sombre
satisfaction tel ou tel moine espagnol du XVI' siècle, avant l'ineffable
Goibaud Du Bois à la fin du XVII', dut approuver comme un idéal ce
programme de détresse et s'y tenir pour combattre l'impie Renaissance
des studia humanitatis, à qui il devait pourtant de pouvoir lire, dans des
èditions correctes, le De Doctrina christiana 1
•••
76 LE «CIEL DES IDÉES» RHÉTORIQUE
ESSOR ET DESASTRE
DE LA PREMIERE RENAISSANCE CICERONIENNE
DE PÉTRARQUE A BEMBO
68 Voir Mario Fois, Il pensiere cristiano di Lorenzo Valla net quadro sto-
rico-culturale dei suo ambiente, Analecta Gregoriana (174), 1969, ch. V, «II
problema di coscienza dell'Umanesimo e la soluzione valliana », p. 195-260.
L'A. fait une revue complète des différentes apologétiques mises en œuvre par
les humanistes italiens, de Pétrarque à Valla, contre le soupçon monastique
et rigoriste pesant sur les studia humanitatis. Dans la préface du L. IV des
Elegantiae, Valla fait allusion à ceux qui sanctiores et religiosores videntur,
ennemis des libri saeculares, ainsi que de la restauration de la langue latine:
ils citent le songe de saint Jérôme pour prouver que l'on ne peut à la fois être
tullianus et fidelis. Valla soutient que le reproche fait par le Christ à Jérôme
s'adresse à la philosophie païenne, et non pas à l'ars dicendi, à la recherche
de l'élégance et de l'ornatus. Ceux-ci sont neutres, comme la peinture et la
musiql!e, et compatibles avec la foi. Il s'appuie sur l'exemple des Pères et de
saint Paul, théologiens éloquents, pour condamner les théologiens sans pré-
paration littéraire. L'éloquence, «arche dorée de l'Alliance », «Temple de Salo-
mon :1>, et la splendeur de la langue latine ramenée à sa pureté première, sont
les meilleurs ornements et auxiliaires de la foi. Cette préface contient l'es-
sentiel des arguments que les «cicéroniens dévots:. de la fin du xv,· siècle,
et en particulier les Jésuites, déploieront en faveur de l'Eloquentia.
69 Voir note suivante.
PÉTRARQUE 79
pirer d'une nature créatrice et des Qualités de son style, et ne pas repren-
dre ses propres termes: dans le premier cas, la ressemblance reste cachée,
dans le second elle ressort; dans le premier cas, on a affaire à un poète,
dans le second à un singe 10.
75 « Nous avons perdu Rome, nous avons perdu la puissance, nous avons
perdu la domination. non par notre faute, mais par la faute des temps et,
toutefois, il nous reste, grâce à la langue latine, une domination spirituelle
plus éclatante encore et grâce à elle nous régnons aujourd'hui encore sur la
majeure partie du monde. L'Italie est à nous, et la France, et l'Espagne, et
l'Allemagne, et la Pannonie, et la Dalmatie, et l'Illyrie, et de nombreuses autres
nations. Car l'Empire romain est toujours debout, partout où règne la langue
romaine» (Laurenti. Vallae Latinae linguae elegantiarum libri sex. Anvers,
1526, Praefatio.) La première édition figurant au catalogue de la B.N. date
de 1471. Valla séjourna longtemps à Rome, où il enseigna la rhétorique à la
Sapienza. Mais cet humaniste supérieurement indépendant ne se laissa pas
assoupir par la servilité aulique. Comme à Erasme, et avant lui. les siudia
lzumanitatis lui apparaissent le chemin le plus sûr vers une réforme de l'Eglise,
et un renouveau de la piété par la réhabilitation des «anciens théologiens:>,
les Pères de l'Eglise. Comme à Gassendi. et avant lui. l'épicurisme lui apparaît
plus ajustable à un christianisme réformé que le stoïcisme. Voir E. Garin, in
Sioria ... éd. Garzanti, t. III, ouvr. cit .• p. 198-237, et L·Education ...• ouvr. cit.,
p. 198-199.
76 Voir Mario Fois, Il pensiero cristiano di L. Valla ...• ouvr. cit., p. 323 et
suiv.
82 PREMIÈRE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
dérision les orateurs qui se croyaient les cousins de Cicéron, sous prétexte
qu'ils achevaient leurs périodes par Esse videatur. Horace invective les
imitateurs, et encore les imitateurs. Pour ma part, je ne vois dans les
spécialistes de l'imitation que des perroquets ou des pies, puisqu'ils répè-
tent ce qu'ils ne comprennent même pas. Ces écrivailleurs manquent
d'énergie et de vie, ils sont incapables d'agir ni de sentir, ils n'ont aucun
tempérament. Chez eux rien de vrai, rien de solide, rien de fécond 77.
•
••
En dépit du prestige de Politien, sa querelle avec Cortesi restait pour
une large part dans le domaine de la dispute académique: à titre de
querelle portant sur l'aptlmus stylu!> latin, el1e posait la question des
sources de l'éloquence dans le cercle étroit des lettres néo-latines; à titre
de querelle entre humanistes italiens elle se renfermait implicitement à
l'intérieur de l'élite péninsulaire, ayant seule, par droit historique, privi-
lège de légiférer sur la langue et la littérature latines. Ces traits restent
encore ceux de la querelle qui, dans la génération suivante, oppose une
nouvelle fois l'humanisme florentin à l'humanisme d'obédience romaine.
Dans une lettre adressée par Giovanni Francesco Pico del1a Mirandola,
neveu du grand Pico, à Pietro Bembo, humaniste vénitien devenu secré-
taire des brefs de Léon X, et à ce titre coryphée du cicéronianisme romain,
le problème de aptima styla, et ses implications morales, furent de nou-
veau évoqués 81. Chez Pétrarque, comme chez Politien, les concepts de
•
••
S'il avait dû se fier à une image innée de son style personnel, qu'il
n'a d'ailleurs jamais observée, il ne serait pas allé où il voulait, dans la
libre obéissance à la loi de perfection qu'il s'était choisie, dans l'exercice
de son jugement Uudicium) ; il aurait erré au hasard et sans conduite
fixe, aucune étoile intérieure ne l'aurait guidé. Loin d'être un esclavage,
l'imitation est donc l'essence même de la liberté artistique; en l'insérant
dans une tradition, elle préserve l'artiste du déterminisme aveugle de sa
propre subjectivité.
Autre argument contre la rhétorique de l'ingenium personnel: les
hommes naissent inégaux. La théorie d'une idée innée que chacun n'aurait
qu'à retrouver au fond de lui-même, et incarner par l'imitation éclectique
de divers modèles, supprime toute notion de perfection artistique, et donc
de hiérarchie entre les grands artistes et les médiocres. Or l'imitation,
qui est un élan vers la perfection, fait le tri entre les vrais artistes et ceux
qui ne le sont pas. Si par surcroît on dispense ceux-ci de se référer à une
norme de beauté objective, leur médiocrité ne connaîtra plus de bornes.
De toutes façons, 1'« idée innée» que les médiocres portent en eux, si
seulement ils en portent une, n'intéresse guère Bembo:
Si l'on admet une idée du Beau, elle n'est pas en puissance dans telle
ou telle subjectivité, elle existe en acte et en Dieu:
Pour moi, je pense que, de même qu'il y a en Dieu auteur et créateur
du monde et de toutes choses une certaine forme divine de la justice,
de la Tempérance et des autres vertus, il s'y trouve aussi comme une
certaine sorte de bien écrire, à laquelle il ne manque rien, une forme
absolument belle, qu'avaient en vue autant qu'ils pouvaient le faire par
la pensée et Xénophon et Démosthène et Platon lui-même surtout, et
Crassus et Antoine et jules César et plus que tout autre Cicéron, quand
ils composaient et écrivaient quelque chose. Et cette image qu'ils avaient
conçue dans leur esprit, c'est à elle qu'ils rapportaient leur style et leur
intelligence. je pense que nous devons faire de même et qu'il nous faut,
dans nos écrits, employer tous nos efforts à nous rapprocher le mieux et
le plus près possible de cette beauté 88.
81 Ibid., p. 44.
88 Ibid., p. 42-43.
89 Ibid., p. 49.
BEMBO 87
cher d'elle au plus près. C'est pourquoi ils ne prendront pas en exemple
tous les bons prosateurs, mais un seul, le plus parfait, celui qui réunit
en lui toutes les qualités ailleurs dispersées, Cicéron. S'ils sont poètes,
ils se confieront à l'exemple de Virgile. On aura remarqué que pour
Bembo, la Beauté vers laquelle s'élancent, oublieux de leur «moi », les
artistes cicéroniens, est un ars scribendi, non un ars dicendi. Le secrétaire
aux Brefs de Léon X, dévot d'une Beauté dont Cicéron est le médiateur,
interprète en effet à sa manière la doctrine oratoire de son patron. La
notion de varietas, centrale dans l'esthétique cicéronienne, et que repre-
liait à son compte G.F. Pico, est autant que possible exclue par Bembo.
La Beauté, selon lui est Une, comme Dieu est Un. D'autre part, citant les
écrivains antiques autres que Cicéron qui ont visé comme lui à l'Idée
intemporelle de Beauté, c'est Xénophon, c'est Démosthène, c'est Platon
qu'il cite parmi les Grecs, Crassus, Antoine et Jules César parmi les
Latins 90. Si Démosthène est invoqué par Cicéron, si Crassus et Antoine
étaient les interlocuteurs principaux du De Oratore, ni Platon ni Xéno-
phon n'étaient des orateurs, et Jules César était avant tout un écrivain
épris de latinitas. Xénophon était aussi un des écrivains dont se récla-
maient les « atticistes » dans leur critique de la théorie et de la pratique
oratoires de Cicéron. Le Cicéron dont se réclame Bembo n'est pas celui
de la tripertita varietas; c'est celui qui, intégrant dans son esthétique
conciliatrice le style de ses adversaires atticistes, définissait dans rOrator
un genus humile. Ce Cicéron attique n'est pas l'orateur, mais le prosateur
des Lettres. Il a quelques traits communs avec celui dont se réclame
Marcus Aper dans le Dialogue des Orateurs, plus dense, plus «litté-
raire» que le Cicéron aux larges effets oratoires des plaidoyers et des
discours devant le Sénat.
De fait, comme Marcus Aper, un des rares reproches que Bembo
consente à adresser à Cicéron est d'être « trop abondant» : verbosior 91.
Aper expliquait cette abondance par la nature du public auquel devait
s'adapter Cicéron, public moins éclairé et moins raffiné que celui des tri-
bunaux impériaux. Bembo justifie son patron au nom du caractère oral
et public de son éloquence, mais admet implicitement qu'un style cicé-
ronien écrit doit tenir compte de l'optique différente du lecteur (aliquibus
supervacua in legendo visentur, ea (quae) in agendo necessaria !uerunt) 92.
A la même cause, on peut attribuer l'origine de ce manque de judicium
qui a fait dire à Cicéron des choses qu'il aurait dû garder pour lui. Cela
n'ôte rien à la perfection de son « écriture» (scribendi ratio) partout égale
à elle-même, lumineuse et majestueuse. 11 n'en reste pas moins que Bembo,
avec une grande perspicacité, introduit probablement sous l'influence du
Dialogue des Orateurs 93 un point de vue historique sur le style de Cicé-
90 Ibid., p. 43.
91 ibid., p. 55.
92 Ibid.
93 Autre trace de l'influence du Dialogue: Bembo ne sépare pas l'éloquence
de la poésie, Cicéron de Virgile: v. en part. 49 et 57.
PREMIÈRE RENAISSANCE CICÈRONIENNE
ron : celui-ci, conçu pour le Forum d'un Etat républicain, ne peut être
imité sans une transposition judicieuse par un épistolier travaillant à
l'intérieur d'une Cour et se conduisant avec la prudente réserve que Casti-
glione recommande dans Il Cortegiano. Dès lors, le germe d'une évolution
de la rhétorique cicéronianiste est posé. Loin de rompre avec l'esprit de
Bembo, Marc Antoine Muret se contentera de l'expliciter intelligemment
en faisant de Tacite, aux côtés du Cicéron des EpUres familières, le
maître d'un classicisme littéraire moderne.
En somme dans l'Epistola de Imitntione, le c meilleur style» cicéro-
nien, fruit de plusieurs générations de grammairiens humanistes,apparaît
comme un atticisme d'inspiration hellénique (Platon, Xénophon), cicéro-
nienne (le genus humile de l'Orator) et tacitéenne (la prose littéraire
selon Marcus Aper, accordée au goût virgilien par Maternus). Prose
unie et élégante, économe de figures et d'effets, renonçant à la tripertita
varietas du discours oral. Pour Bembo, il n'y a qu'une Idée du Beau, un
seul modèle à imiter,et par conséquent un seul style, conquis par ému-
lation à force de travail et d'exercice, à fmce de purification et de choix.
Les maîtres-mots employés par Bembo sont ceux-là même qui revien-
dront sans cesse scus la plume de la critique classique en France au
XVII" siècle: jugement UUdicium), sens des bienséances (prudentia), pureté
et exactitude du vocabulaire (eligere, deligere), justesse de l'expression
qui dit le plus avec le moins de moyens possibles (de/ere). L'atticisme
cicéronien, qui seul mérite le qualificatif de «classique », allie chez
Bembo, son premier théoricien, l'enthousiasme pour le Beau à l'exercice
du jugement critique.
Bembo estime - et il y insiste - que cette conquête d'une Beauté
objective ne se fait pas aux dépens de l'identité personnelle de l'écrivain.
L'imitation cicéronianiste n'est pas seulement libération des déterminismes
subjectifs, elle est dépassement de soi, élan généreux qui vise non seule-
ment à rejoindre, sur la voie royale du Beau, le point suprême atteint par
Cicéron, mais même à le dépasser. Quête du Graal classique. Paul Ma-
nuce n'aura pas à forcer la leçon de Bembo en la rattachant à celle du
Traité du Sublime.
Le classicisme français, qui voudra faire du siècle de Louis XIV une
" répétition» (à la fois imitatio et aemulatio) du siècle d'Auguste et du
siècle de Léon X, retrouvera pour l'essentiel la doctrine esthétique de
l'Epistola de Imitatione. Nous verrons par quels cheminements l'idea
bembiste parviendra à Paris et y triomphera une seconde fois. Au surplus,
Bembo, arbitre des élégances néo-latines, secrétaire des Brefs de Léon X,
est aussi l'auteur italien des Asolani et des Prose della volgar lingua.
Et de ce point de vue il fravait la voie à un classicisme en langue vul-
gaire 94, fondé sur l'imitatio~-émulation des chefs-d'œuvre antiques.
s:ble, ils écrivaient mieux que nous ne faisons.» La différence entre Bembo
et les théoriciens français du XVII' siècle est évidente: Bembo admet une tra-
dition de la langue toscane, où Pétrarque et Boccace, imitateurs de Cicéron,
jouent le rôle que Cicéron joue dans la rhétorique latine. Les Français, reje-
tant en bloc leur passé littéraire, créent directement sur le modèle latin une
langue d'art et une norme d'éloquence françaises.
95 Voir l'édition critique de li libro deI Corlegiano, par Bruno Maier,
U.T.E.T., Turin. 1964. On ne saurait oublier, pour expliquer l'immense influence
de ce livre en France au XVI' et au XVII" siècles, que Castiglione, ambassadeur
du duc d'Urbin en France en 1507, s'y lia avec le duc d'Angoulême, futur
François 1er , et prit tout au long de sa carrière une attitude favorable à la
France contre l'Espagne. Le Corlegiano contient d'ailleurs un éloge de Fran-
çois 1er et un chapitre analysant les différences entre la «liberté" française et
la «gravité» espagnole, qui est nettement favorable à la première (p. 247-
249, éd. cit.).
96 Voir Bruno Maier, éd. cit., p. 21 et suiv.
97 L'édition critique de Bruno Maier met bien en évidence l'extraordinaire
dépendance de Castiglione par rapport au De Oralore, source majeure du
Corlegiano. Le courtisan est avant tout défini comme vir bonus dicendi peritus
et l'art de la parole tient une place immense dans le dialogue. Voir p. 130-131,
90 PREMIÈRE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
•••
L'Epistola de lmitatione de Bembo était le manifeste de la Renaissance
romaine 99, le programme esthétique de la Cour ecclésiastique et huma-
niste de Jules II et de Léon X. Autour de l'humaniste vénitien, favori de
deux pontifes, l'Académie romaine de Pomponius Laetus se reconstitue;
~on mécène, Angelo Colocci, se passionne pour les questions de rhéto-
rique et rassemble une collection de manuscrits de Cicéron. Fra Giocondo
édite Vitruve. Vida écrit une Christiade sur le modèle de l'Enéide.
Sannazaro imite les Bucoliques. Le cardinal Riario patronne dans son
palais, œuvre de Bramante, des représentations de la Phèdre de Sénèque.
La poésie du siècle d'Auguste semble renaître en sa propre langue, et
sur les lieux mêmes où elle avait fleuri un millénaire et demi plus tôt. Mais
les chefs-d'œuvre des arts plastiques nous parlent aujourd'hui encore,
quand toute cette littérature néo-latine est devenue lettre morte. La cou-
pole de Saint-Pierre projetée par Bramante rend toujours visible et sen-
sible l'Idée du Beau célébrée par le De lmitatione et ses nervures donnent
à comprendre ce que Bembo entendait par cet «élan» (conatus) qui
emporte, des divers points de la circonférence terrestre, les belles âmes
dissemblables vers la Beauté centrale et une qui siège en Dieu même. Les
fresques de Raphaël, ami de Bembo, dans la Chambre de la Signature,
réconcilient, mais face à face, dans le respect de leur inspiration respec-
tive, l'Ecole d'Athènes et la Dispute du Saint Sacrement. En 1516, Chris-
tophe de Longueil arrive à Rome 100, chevalier nordique du «Graal» cicé-
ronien : Bembo et Sadolet veulent bien témoigner qu'il a surmonté dans
son style toute trace de barbarie et, pour la pureté latine de celui-ci, il
reçoit non sans résistance de la part des plus ombrageux héritiers des
Quirites, le titre de civis roman us.
L'Europe chrétienne ressemble alors à ce château féodal où Gœthe
nous montre Faust évoquant de l'abîme la beauté d'Hélène, devant un
Empereur et une Cour gothiques. Pour le christianisme néophyte du Nord
de l'Europe, il y avait quelque chose de démoniaque à voir ainsi réappa-
raître, au milieu des ruines de la Rome païenne, la Beauté antique évo-
quée par le Vicaire du Christ, ses Cardinaux et leurs artistes 101. Et le
Saint Empire romain germanique, qui payait en partie le spectacle, était
au surplus, dans son lointain parterre, considéré avec dédain par l'aris-
tocratie latine trônant aux loges, insolente patronne d'un art trop raffiné
et délectable pour être chrétien.
Du Nord de l'Europe ne tardèrent pas à s'abattre sur cette scène trop
brillante les foudres de Luther, les troupes de Charles Quint, et l'ironie
d'Erasme. Les malédictions florentines de Savonarole et la maniera tour-
mentée et rebelle du florentin Michel-Ange en avaient été, en Italie même,
les signes avant-coureurs.
101 Sur la Rome de Jules II et Léon X, voir, outre les ouvrages toujours
excellents d'E. Rodocanachi, Ludwig von Pastor, Storia dei Papi, Roma, Des-
dée, 1942-1951, 15 vol. in_4°, t. IV à VI. La traduction française (Paris, Plon,
8°) est inachevée. La partie concernant la première Renaissance romaine s'y
trouve dans les t. VI et IX, publiés entre 1898 et 1913. L'éd. italienne, plus
récente, est aussi la meilleu re.
102 La première édition du Ciceronianus paraît à Bâle, chez Frobenius, en
mars 1528. La meilleure édition moderne est li Ciceroniano, 0 della stilo
migliore, testo latino critico, traduzione italiana, prefazione, introduzione et
note a cura di Angiolo Gambaro, La Scuola editrice, Brescia, 1965. Dans le
même volume, Erasme publiait son De recta latini graecique sermonis pronun-
tiatione, dialogus, où l'on trouve formulée autrement la même doctrine que dans
le Ciceronianus: «A Cicerone nemo negat optimum loquendi exemplar peti ...
Non ramen ab unD Cicerone petam omnia, nec statim quicquid illi placuit pro
optimo duxerim ... Tum si quid desiderabitur in suppellectile Romani sermonis
quod apud Ciceronem non reperiatur, haud verebor ex Catone, Varrone, Pli-
niis, Quintiliano, Seneca, Suetonis, Quinto Curtio, Columella sumere mutuo ...
(Opera Omnia, édition de Leyde, 1703, dite L.B. col. 965.B.D.)
ÉRASME 93
à l'humanisme italien? E,rasme, ennemi de la violence, n'approuvait pas
plus le coup de force contre la Rome des Pontifes, que ses maîtres en
humanisme chrétien, saint Jérôme et saint Augustin, n'avaient approuvé
le sac de Rome par Alaric, un millénaire plus tôt, en 410. Mais saint
Augustin, dans la Cité de Dieu, n'avait pu s'empêcher de voir dans la
tragédie de la Majestas imperii romaine un juste châtiment de son ambi-
tion toute terrestre. Et il était difficile à l'apôtre humaniste de la Philo-
sophia Christi d'interpréter autrement, par devers lui, les coups portés
fi la puissance temporelle des Pontifes romains et à l'humanisme esthéti-
sant qu'ils avaient patronné. En 1509, au temps de jules Il, Erasme avait
séjourné dans la Rome de Michel Ange, de Raphaël et de Bembo. Indiffé-
rent au prestige des chefs-d'œuvre, il en avait rapporté l'Eloge de la
Folie. Et dans le Ciceronianus, il fait un long retour en arrière sur ce
séjour, pour n'en retenir que la déclamation «Sur la mort du Christ ~
qu'il avait entendu prononcer en présence de jules Il par Tommaso
« Fedra» lnghirammi, un humaniste qui devait son sumom à l'art avec
lequel il avait interprété le rôle de Phèdre dans une représentation de
l'Hippolytus de Sénéque, patronnée par le Cardinal Riario. Déclamation
histrionique : Erasme a vu manifestement en Tommaso Inghirammi et à
travers lui, dans l'humanisme de la Cour pontificale, une réapparition de
la sophistique de la Rome impériale d'autant plus inexcusable qu'elle se
couvrait de prétextes chrétiens. Le Ciceronianus, fruit de vingt années de
réflexions sur la rhétorique antique et moderne, vise à prévenir l'huma-
nisme d'un péril qui le suit comme une ombre: celui de dissocier la
renovatio litterarum et artium d'une rellovatio spiritus, en d'autres termes
celui de réveiller aussi bien la sophistique des déclamateurs que la sagesse
pré-chrétienne des écrivains et poètes païens .
•••
Avant l'Eloge de la Folie (\511) et le Ciceronianus (1528) Erasme
n'avait pas manqué d'esquisser sa propre doctrine en matière d'art ora-
toire: pour lui, comme pour les humanistes italiens, le modus oratorius
devait se substituer au modus scholasticus de la théologie médiévale. Dès
1509, le petit volume d'Adages, publié à Paris 103 nous fait pressentir
dans quel sens s'orientera Erasme pour éviter que le recours à la rhéto-
rique ne dégénère en sophistique. Il ne faudrait pas croire toutefois que
ce souci ait été le privilège d'Erasme, et de l'humanisme du Nord. Un
lM Sur cette question voir, outre L. Mercklin, Die Citiermethode und Quel-
lensbernützunf! der Aulu Gellius in den Noctes Atticae, Fleckeisens ]ahrburch,
Suppl. III, 1860, p. 632-710, l'éd. Marache des Noctes Atticae, Paris, Belles
Lettres, 1967, t. l, introd., et la thèse du même: La critique littéraire de langue
latine et le développement du goat archaisant au /1' siècle de notre ère. Rennes,
1952. Nous n'avons pu consulter T. Cave, The Cornucopian text, problems of
writing in the French Renaissance, Oxford, Clarendon Press, 1979, qui part
d'une analyse profonde du De Copia d'Erasme pour poser une problématique
de «l'écriture:. chez Rabelais, Ronsard et Montai~ne. Voir également B. Beu-
gnot dans l'art. dt. dans Bibliogr. p. 801, n' 1086.
ÉRASME: c ADAGES » 95
ment en honneur chez les philosophes et érudits de la latinité d'argent, et
les Pères de l'Eglise en firent à leur tour un des aspects les plus caracté-
ristiques du style chrétien. En se rattachant à cette tradition philosophi-
que, érudite et patristique, Erasme fait un choix rhétorique fort signifi-
catif de ses intentions et de ses goûts.
La préface de la première édition parisienne des Adages achève d'en
faire un petit traité d'art oratoire érasmien. Erasme y formule une véri-
table théorie de l'ornalus qui se présente comme un commentaire stylis-
tique des adages. Ceux-ci, extraits de bons auteurs ou de la sagesse des
nations, s'ornent en effet de gemmulae lra/lslalionum 105, de lumina senlen-
liarum (scintillement de traits), de flosculi allegoriarum el allusionum
(fleurettes d'allégories et d'allusions) qui font de la prose un miroir de la
Nature, de ses champs fleuris 106. La figure essentielle est la senlenlia
(trait ou pointe), qui plaît par une brièveté piquante (acllla brevitale)
ou par une brève saillie (brevi acumine). Ses allusions spirituelles cha-
touillent (titillai) qui s'efforce de les deviner, ses obscurités même rani-
ment (expergeficial) le lecteur intrigué.
Mais la forme brillante de la senlenlia ne fait qu'un avec sa substance.
Citant Quintilien, Erasme affirme que ces richesses et délices du discours
~ont aussi des éléments de preuve (argumenlum). Tropes, figures de
pensée et de mots sont en somme autant de syllogismes 101 dont la
vigueur philosophique s'enveloppe de brio et séduit en même temps qu'ils
persuadent, épargnant à la sagesse l'ennuyeuse sécheresse du modus
scholaslicus.
Les citations empruntées aux Anciens, destinées à être incrustées dans
le discours, deviennent ainsi les éléments constitutifs d'un style philoso-
phique proprement humaniste, à la fois probalio et ornalus. Elles écartent
du modus oralorius la tentation sophistique, elles font du discours l'en-
châssement de « choses» à la fois solides et plaisantes, alliant le do cere
•••
Ses intentions en tous cas étaient pures. La méthode d'invention impli-
quée par un recueil doxographique tel que les Adages est analogue à
celle que mettent en œuvre les Nuits Attiques. Erasme traite les œuvres
des auteurs antiques, au même titre que la « sagesse des nations» comme
autant de réservoirs de « choses» d'ou il extrait des fragments: ceux-ci,
comme les éclats de marbre de diverses couleurs et provenances dont se
sert le mosaïste, sont livrés au lecteur dans un capricieux désordre; libre
à l'écrivain orateur d'y faire son choix et de redistribuer les fragments
selon son dessein pour composer son tableau. Cette méthode des anti-
quaires et doxographes antiques prend chez Erasme, disciple des Pères,
une valeur chrétienne: les idoles païennes une fois brisées, œuvres et
systèmes, il subsiste d'elles des fragments dont l'orateur chrétien peut
faire usage, irisant son discours selon la variété des situations auxquelles
il doit faire face. Ce syncrétisme souple et vivant -- aux antipodes du
dogmatisme dialectique de l'Ecole - n'est pourtant pas une sophistique:
ces fragments de «pierres vives» renvoient tous à une sorte de philo-
sophia perennis dont la source ultime est la première Révélation, efUs
sont en consonance avec l'enseignement de la seconde, qu'ils aident à
adapter aux situations humaines de l'écrivain et de son public. La « soli-
dité» philosophique du discours, garantie par l'antiquité de ses sources,
n'est plus incompatible avec la fluidité du monde où l'humanité incarnée
se trouve «embarquée».
Les deux bouts de la chaîne - unité du Logos deux fois révélé et
diversité des hommes, des temps, et des lieux - peuvent fort bien être
tenus ensemble. Enraciné dans sa foi, l'écrivain sera d'autant libre et
souple dans son maniement des « sententiae » qui toutes, dans la diversité
même de leurs couleurs, reflètent la lumière unique de la Philosophia
Christi. Il s'agit là d'une manière de philosopher conforme à la tradition
oratoire latine, qui rompt avec la manière d'Aristote et des théologiens
médiévaux. Les philosophies « humaines» sont traitées en « topique» de
la philosophie chrétienne. Elles sont amenées à dialoguer entre elles au
sein du discours chrétien, où elles trouvent leur sens ultime, et auquel elles
confèrent la mobilité irisée que postule la multiplicité métamorphique de
l'holî1!ile il'carné et pécheur.
Il est donc fort compréhensible qu'Erasme ait tenu à éloigner de lui
l'adjectif rhetoriclls. Si, du point de vue d'un sophiste à l'italienne, il peut
se réclamer sans crainte de l'autorité philosophique,. du point de vue du
98 PREMIÈRE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
•••
La méthode d'Erasme, telle qu'elle nous apparaît dans la préface des
Adages a toutefois un aspect inquiétant: pour peu qu'ils concourent à
exprimer avec une vigueur brève et brillante une «pensée ", tous les
procédés de style semblent bons à Erasme. C'est là que se manifeste le
plus nettement l'écart entre l'humaniste du Nord et un humaniste italien
tel que Bembo. L'avantage de l'atticisme tel que le préconise celui-ci est
d'offrir au lecteur une surface lisse et sans arêtes, d'une seule et élégante
venue qui voile en quelque sorte la présence des «sources" sous le
tissu serré d'une forme parfaite. Cet avantage, un Balzac, un Descartes,
sauront en tirer le plus habile parti en France, au XVII" siècle, pour
affirmer avec plus d'aplomb la nouveauté l'un de sa littérature, l'autre
de sa philosophie. Mais auparavant il aura fallu longuement livrer
bataille contre la «rhétorique des citations ", d'ascendance érasmienne,
qui fait de tout discours un carrefour visible de discours antérieurs, un
« montage" qui se donne pour tel.
Or cette « rhétorique des citations" a, sur le plan du style, des impli-
cations vivement anti-cicéroniennes. Le choix des sententiae, au dire
d'Erasme lui-même, obéit aussi à des critères expressifs. Et le parti pris
de surprendre, d'intriguer, voire d'éblouir nous renvoie à un choix de
tropes et de figures caractéristiques des goûts de la Seconde Sophistique.
En se référant au L. IX de l'Institution Oratoire, plutôt qu'au L. III du
De Oratore, consacré à l'élocution, Erasme croyait sans doute s'aligner
ÉRASME: «ADAGES '> 99
::,ur la polémique de Quintilien contre les « déclamateurs» : il entre aussi,
et il fait entrer ses lecteurs dans le combat douteux qui caractérise
l'histoire de la rhétorique impériale romaine.
Les auteurs qu'Erasme cite dans sa préface comme ses «sources»
privilégiées, Plaute, Varron, Perse, Martial, Ausone, Pline, Aulu Gelle,
Macrobe, Donat, saint Jérôme, achèvent de nous montrer sa dépendance
vis-à-vis de la latinité tardive. Plaute et Varron sont les auteurs favoris
de Fronton et d'Aulu Gelle l'un pour son style et son vocabulaire anté-
rieurs à l'hellénisation de l'éloquence romaine, l'autre pour sa science
d'antiquaire. Perse et Martial pour leur brièveté, Macrobe et Donat pour
leur érudition de glossateurs, relèvent du même princ~pe de choix. Erasme
s'intéresse de préférence à la littérature antique la moins « classique ", la
plus proche de la littérature chrétienne. Erudition et poésie gnomique,
deux «contre-poisons» païens de la sophistique, font ici bon ménage
avec l'humanisme chrétien d'un Jérôme et d'un Ausone.
Il n'est pas sans intérêt d'observer que, dans son édition de Sénèque,
qui fera foi jusqu'à celle de Muret et Le Fevre à la fin du siècle, Erasme
attribue au philosophe les Sententiae divisiones et colores de son père,
le Rhéteur. Les plus avisés philologues se doutaient pourtant déjà de
la véritable attribution 110. Mais pour Erasme, il n'y avait rien de surpre-
nant à voir le plus chrétien des philosophes païens se faire le patient
secrétaire des déclamateurs: en guise d'introduction 111 il n'hésite pas à
recommander en eux une «école d'éloquence », qu'il souhaite voir rem-
placer dans les collèges les études abusivement prolongées de Dialectique.
C'est que pour lui les acumina, le jeu serré des tropes et des figures,
ne sont de l'ornement que par surcroît: ce sont avant tout des instruments
de pensée, et une méthode d'exposition et de persuasion plus souple, plus
vive, plus «incarnée» que la méthode dérivée de la Logique d'Aristote,
même réformée par Rodolphe Agricola. Pour exprimer avec relief et
vigueur (l'enargeïa et l'energeïa des rhéteurs) les paradoxes de l'existence
humaine - non sans bénéfice pour une sorte d'humour métaphysique -
l'école de rhétorique d'où sont sortis sous l'Empire un Juvénal et un
Martial, un Lucien et un Apulée, semble à Erasme, comme d'ailleurs
c'était déjà le cas pour un Tertullien, un modus oratorius plus proche
du vrai style chrétien que la prose et la poésie classiques. Et, par une
sorte de prestidigitation dont il a reçu l'exemple aussi bien de Sénèque
que des Pères, voilà que pour Erasme la virtuosité rhétorique la plus
brillante, et même la plus voyante, le feu d'artifice des figures les plus
ouvrées, se trouvent échapper à « la rhétorique» !
Tout est lumière aux enfants de lumière. Pour l'Erasme des Adages
la venustas, le cultus, et l'ornatus les plus vivement coloriés sont absous
du seul fait qu'ils sont les instruments d'expression de la pensée préfé-
•••
En 1514, Erasme dédie à John Colet son De duplici copia verborum et
rerum. Ici encore, tout l'accent est placé sur l'invention. Imitant Quintilien,
Erasme expose des techniques destinées à empêcher l'écrivain de tourner
court et de rester sec, faute de savoir mettre en œuvre les semina dicendi.
Mais, luttant contre sécheresse et stérilité, le De Copia n'est pas pour
autant une apologie de l'ubertas cicéronienne 112. Erasme y prône une
brièveté qui soit une conquête sur l'invention copieuse, et n(ln une consé-
quence de ia pauvreté d'invention. Une allusion approbative aux criti-
ques antiques qui reprochèrent à Cicéron son abondance redondante et
luxuriante (redundantem nimia luxuriantemque copia) laisse percer le vif
préjugé anti-cicéronien. On peut même se demander si Cicéron ne figure
pas ici en posture d'accusé, comme le bouc émissaire prestigieux, .et donc
d'autant plus efficace, qui délivre du soupçon de «rhétorique» l'auteur
et ses lecteurs. Le De Copia nous apparaît comme une rhétorique de
l'invention philosophique et chrétienne, où les figures, et même les tigures
de mots n'ont d'autre rôle que d'offrir à la pensée (sentenlia) une for-
mulation brève, dense et forte.
112 Erasme, De Duplici copia verborum et rerum. dans Opera Omnia. L.B .•
l, col. 5, A-B : accusations d'asianisme, redondant et luxuriant, portées par les
Anciens contre Cicéron. L'idéal est de «dire à la fois brièvement et abondam-
ment» (breviter et copiose dicere). Pour cela il faut choisir (deligere) ce qui
est le mieux propre à la brièveté. Le plus de «choses l> avec le moins de
« mots ». Mais il ne s'agit pas de tomber dans l'affectation de brièveté, sous
prétexte d'éviter l'affectation d'abondance. Deux sources d'abondance dans la
densité: les figures (synonymes, métaphores, enallages, etc.) et l'accumulation,
dilatation, amplification des arguments, à l'aide d'exemples, de comparaisons,
d'antithèses ... Voir encore ibid., col. 6, C, un éloge de la varie tas. qui fait du
discours un miroir de la nature en sa riche diversité.
ÉRASME: c CICERONIANUS :t 101
•••
Le Ciceronianus est un dialogue. Choix fort habile, et ironique:
Erasme retourne contre les «cicéroniens» un genre illustré par leur
idole, Cicéron, et que celui-ci avait emprunté à Platon. C'est à la dialec-
tique socratique qu'Erasme confie le soin de débusquer les erreurs de
nouveaux Gorgias et de nouveaux Protagoras. Ceux-ci sont représentés
dans le Ciceronianus par un certain Nosopon (<< affligé d'une maladie»),
où les contemporains ont reconnu Christophe de Longueil 114, cet huma-
niste du Nord qui a «trahi », et s'est converti au cicéronianisme de la
Cour pontificale. Le rôle de Socrate, philosophe et médecin des âmes, est
confié à un certain Buléphore. Entre le sophiste cicéronien et le philo-
sophe, un troisième personnage, Hypologue, qui feint d'hésiter entre les
deux autres interlocuteurs, et dont la comédie est fort utile à la tactique
de Buléphore.
On peut s'étonner de voir Erasme élire pour représenter la sophistique
moderne un disciple et un ami de Bembo et de Sadolet, Christophe de
Longueil. Un Filelfe, un Jérôme Aléandre ont beaucoup plus de traits
communs avec les sophistes antiques que ce jeune Flamand dévoré de zèle
pour l'Antiquité et pour Cicéron. Mais Erasme s'intéresse moins aux
traits extérieurs du type du sophiste - vénalité, opportunisme, vanité, his-
trionisme - qu'à son essence même: Nosopon-Longueil dans le Cicero-
Illanus n'est ni cynique, ni vain, mais il partage avec les sophistes tels
que les décrit Platon et avec leurs héritiers sous l'Empire la même
« maladie », qui consiste à ériger les mots en idoles, et à oublier les
" choses» divines qu'ils ont pour tâche de servir et de signifier. Ces
« mots-idoles », pour Nosopon, ce sont ceux de l'œuvre de Cicéron,
érigée elle-même en idole. Et au lieu d'imiter les «choses », c'est à
l'imitation des «mots » et du style cicéronien que Nosopon se consacre
lia Opera Omnia, Amsterdam, 1969,4', t. IV, col. 459 D-460 B, trad. Larock.
114 Sur Longueil, voir note 93.
102 PREMIÈRE RENAISSANCE CICERONIENNE
Cette réplique quelque peu oraculaire révèle l'axe profond qui confère
son unité au sinueux dialogue du Ciceronianus. Elle est sous-entendue
derrière tous les arguments que Buléphore oppose à la « résistance}) de
son patient. Il s'agit d'amener celui-ci à une véritable conversion qui le
guérisse de l'idolâtrie païenne des «mots », et qui lui rende le sens des
« choses », à la fois philosophiques et religieuses, c'est-à-dire tout
d'abord le sens de sa propre identité et réalité spirituelle. A une imitation
qui est aliénation, ou extroversion, Buléphore oppose une notion de
115 Voir A. Gambaro, ouvr. cit., introd. LXXX. Les problèmes de vocabu-
laire soulevés par le Ciceronianus ont de profondes racines dans l'histoire de
la langue latine. Le purisme cicéronien, dans sa volonté de reconstitution du
latin littéraire pré-chrétien, menaçait implicitement, à travers le vocabulaire
inventé par les chrétiens pour désigner leur propres res, tout l'édifice notionnel
de la chrétienté. Voir à ce sujet les études de Christine Mohrmann, Latin vul-
Raire, lmin des chrétiens, latin médiéval, Paris, Klincksieck, 1955, et en parti-
culier p. 18-35, «L'étude de la latinité chrétienne, état de la question, métho-
des, résultats ». Les chrétiens des premiers siècles, indifférents au latin litté-
raire, avaient, pour désigner leurs res, importé en latin des mots grecs (bap-
tisma, ecclesia, episcopus, etc.), forgé des mots de racine latine, ou déplacé le
sens de mots latins. La génération d'Augustin et de Jérôme, tout en revenant
à un style plus cicéronien, n'avait pas remis en cause l'essentiel de ce vocabu-
laire «technique» chrétien. C'est à la position des Pères du IV' siècle qu'Erasme
se rallie, alors que l'humanisme cicéronien veut retrouver le latin littéraire et
le purifier non seulement du latin scolastique, mais du latin impérial et chrétien.
116 Erasme, La Philosophie Chrétienne: Eloge de la Folie, Essai sur le
libre arbitre, Cicéronien, Réfutation de Clichtove, Introduction, traduction et
notes de P. Mesn,!rd, Paris, Vrin, 1970, p. 322. Les modèles du Ciceronianus
sont les dialogues de Platon (Gorgias, Phèdre, Sophiste), mais aussi les traités
de Lucien satirisant la sophistique grecque du Il' siècle: le Rhetorum prae-
ceptor et le Pseudosophista, ainsi que le De mercede conductis contre l'auli-
cisme. La première édition de Lucien fut publiée à florence en 1496, et rééditée
avec les [mages de Philostrate et de Callistrate et la Vie des Sophistes de
Philostrate en 1517.
ÉRASME; «CICERONIANVS» 103
Ce qui est vrai pour l'art de la lettre ne l'est pas moins pour l'art
du peintre moderne. Il n'y a de peinture chrétienne que dans la fidélité
exacte des « choses» observées dans la lumière exacte de la foi en Jésus-
Christ. Ut pictura poesis : à l'honnêteté scientifique du discours chrétien,
doit correspondre l'honnêteté réaliste de la peinture chrétienne:
Bu/éphore. - Voyons maintenant, si tu le veux bien, le cas des pein-
tres. Prenons par exemple Apelle, qui passe pour avoir reproduit avec le
plus de talent les dieux et les hommes de son temps. Si le sort permettait
qu'il revienne à notre époque et s'il peignait les Allemands tel qu'il pei-
gnit autrefois les Grecs et nos monarques tels qu'il représenta Alexandre,
alors que tout cela a changé de fond en comble, ne dirait-on pas que
sa peinture est mauvaise?
Nosopon. - Mauvaise, parce que mal adaptée.
Hyp%gue. - Moi je ne tiens pas pour honnête un peintre qui, sur
son tableau, nous représente comme beau un homme difforme.
Bu/éphore. - Mais si par ailleurs il manifestait un trés grand talent?
Hypologue. - Je ne dirais pas que son tableau est dépourvu de talent,
mais qu'il est mensonger, car il aurait pu le peindre autrement s'il avait
voulu. Quant à celui qu'il représente, il a préféré le flatter ou se moquer
de lui. Mais quoi? Estimes-tu que ce soit là un peintre honnête?
Nosopon. - Qu'il le soit ou non, il ne l'a pas montré ici.
Buléphore. - Penses-tu donc qu'il soit un homme de bien?
Nosopon. - Ni un artiste, ni un homme de bien, si toutefois l'essence
de l'art est de nous faire voir les choses telles qu'elles sont 122.
•••
Dès 1497, à l'abbaye de Groenendal, près de Bruxelles, Erasme avait
cu la révélation du De Doctrina Christiana de saint Augustin. Charles
Béné a montré, de façon à notre avis très convaincante, que l'œuvre
d'Erasme suppose désormais une méditation incessante de ce traité où
l'Evêque d'Hippone avait tracé le programme d'une culture oratoire pro-
prement chrétienne 123. En 1535, un an avant sa mort, Erasme publie ce
qui nous apparaît avant tout comme une immense glose du De Doctrina
Christiana, son Ecclesiastes sive de Concionandi ratione libri IV.
L'Ecclesiastes est une suite logique du Ciceronianus. Celui-ci définis-
sait une spiritualité de l'éloquence profane, propre à écarter de celle-ci la
tentation sophistique dont les «cicéroniens» étaient aux yeux d'Erasme
la manifestation moderne. L'Ecclesiastes définit une spiritualité de l'élo-
quence sacrée. Si Erasme entre dans un détail technique plus abondant
Qu'il ne lui est ordinaire, ce n'est pas pour encourager la virtuosité rhéto-
rique de l'orateur chrétien; il est évident pour lui que le seul domaine où
l'éloquence, au sens plénier de parole publique, a encore une place dans
l'Europe chrétienne, c'est dans la chaire chrétienne. Il ne la prive donc
pas des ressources qu'elle peut trouver chez les rhéteurs antiques, en
particulier chez Quintilien. Mais il multiplie d'autant plus prudemment
les garde-fous contre l'éventuelle apparition d'une sophistique chrétienne,
pire que la sécheresse stérile du discours scolastique dont l'éloquence
sacrée d'inspiration humaniste doit délivrer l'Eglise. Au seuil de l'Eccle-
siastes, comme une contre-partie de Cicéron et de l'Idée du Beau que
Bembo proposait aux zélateurs du « Tullianus stylus », Erasme dresse
l'Idée sublime du Christ Orateur:
L'Ecclésiaste suprêrne, c'est lui, le fils de Dieu, irnage parfaite du
Père... que dans les saintes Ecritures nul autre norn ne désigne plus
123 Sur Erasrne et saint Augustin, voir l'ouvrage de Charles Béné, Erasme
et Saint Augustin ou influence de saint Augustin sur l'humanisme d'Erasme,
Genève, Droz, 1969, suivi d'une bibliographie.
ÉRASME: «ECCLESIASTES» \07
128 Ibid., 1056 F. Voir aussi 1057 B-C-D : Fuit enim ille tergeminus Gigas
e tribus ut ita loquar constans naturis, corpore hllmano, anima humana, et
divina na/ura.
128bls Ibid., L. III, col. 951 et suiv.
129 Ibid., col. 983 F. Pour justifier l'usage de la demonstratio (ou hypo-
typose), Erasme cite saint Paul, saint Jean Chrysostome, saint Basile. II écrit:
« Les Galates n'avaiel't pas vu le Christ en croix, mais grâce à l'évidence que
leur donnait la prédication {le saint Paul, la représentation était si vive dans
leur âme, qu'il semblait qu'ils eussent vu ce qu'il leur avait décrit." La fabri-
cation des images, ici comme dans les Exercices Spirituels, abolit les effets du
temps et de l'oubli, et reporte le regard intérieur in il/o tempore, dans la
présence du Christ.
130 Voir col. 985 E-F. Affectus acres, brevl's; col. 987 F : énumération des
virtutes orationis : perspicuitas, evidentia, jucunditas, vehementia, splendor sive
sublimitas, et étude des figures en rapport avec les passions oratoires: repe-
titio propre à l'effet de vehementia ; exclamatio, propre aux acriores affectus ;
interrogatio, propre à un effet de vigor, etc. Etude aussi de la structure de
la phrase en vue d'un effet d'acrimonia, de crebra vulnera, grâce à l'asyndète
et au rythme coupé: singulis verbis, brevi respiratiuncula distinctis. L'Eccle-
siasfes d'Erasme nous apparaît comme la plus savante somme d'art oratoire
de la Renaissance, le grand traité d'expressionnisme chrétien.
ÉRASME: «ECCLESIASTES» 109
•••
Le dernier ouvrage d'Erasme semblait ainsi réserver tout l'héritage
de l'art oratoire cicéronien ct quintilianiste au seul service de l'éloquence
ecclésiastique. Dans ce cas, comme dans celui des lettres profanes telles
qu'elles étaient définies par le Ciceronianus, Erasme prenait soin de
prévenir toute tentation sophistique en mettant l'accent sur la spiritualité
de l'orateur, sur l'invention des « choses », et en leur subordonnant étroi-
tement les techniques, ainsi neutralisées, de l'élocution. La place toutefois
beaucoup plus importante des techniques d'élocution dans l'Ecclesiastes
pourrait surprendre: mais la h<:ute idée qu'Erasme se fait du prédicateur
chrétien, vicaire oratoire du Christ, compense en quelque sorte cet abon-
dant recours à l'art des rhéteurs. Sans que cela soit dit, ce n'est pas forcer
la pensée d'Erasme que de supposer que tant d'art, chez le prédicateur
chrétien, est rendu nécessaire par la nature de son public, composite et
populaire. L'humaniste profane, dont les lettres ne s'adressent qu'à des
pairs, peut se concentrer sur l'invention et, comme le Ciceronianus le lui
conseille, se soucier de la vérité plus que de l'effet.
A bien des égards, et dans la mesure ou l'Ecclesiastes est la source
essentielle, bien que cachée, des rhétoriques «borroméennes », ce livre
est le point de départ du long cheminement qui aboutira à l'éloquence
sacrée «classique» en France.
Mais il s'agit bien d'un long cheminement, fécond en péripéties inat~
tendues. Il était difficile en effet de concilier, comme le voulait Erasme
dans l'Ecclesiastes, et comme le voudra Charles Borromée, réformateur
de la prédication catholique, l'imitation de Jésus-Christ, «orateur sans
rhétorique », et la mise en œuvre des techniques de persuasion à l'adresse
des modernes pécheurs, telles que les transmettait la tradition oratoire
antique. Dans l'Ecclesiastes, les pages consacrées à l'élocution s'inspirent
davantage de la luxuriar.ce de Quintilien, au L. IX de l'Institution Ora-
toire que de la réserve gardée sur ce chapitre par saint Augustin dans le
De Doctrina Christiana. Cette « abondance» inattendue nous laisse pré-
sager ce qui ne manquera pas de se passer: au lieu de trouver dans leur
office sacré, comme le leur demande Erasme, comme le leur demandera
l'archevêque de Milan, un garde-fou contre la tentation sophistique et le
vertige des « mots », il arrivera que les orateurs chrétiens, tirant parti de
leur robe comme d'un alibi préservé de tout « soupçon ;>, donneront libre
cours aux «maistresses voiles de l'éloquence ». Les discours académi-
ques, et la littérature tant néo-latine que vernaculaire, n'offraient ni au
XVI" ni au XVII' siècles, aucune occasion aussi propice aux accès de virtuo-
sité ou de démagogie que la prédication, s'adressant à un public peu
" critique» et protégée contre la « critique >.' par la sainteté du « forum»
où elle s'exerçait. Les ouvrages de rhétorique, à commencer par l'Eccle-
110 PREMIÈRE RENAISSANCE CICÈRONIENNf.
137 Telle, ouvr. cit., p. 19, note 308. Sur l'arrière-fo!1ds padouan du cicéro-
nianisme, voir E.V. Telle, p. 41. Le dialogue a pour cadre Padoue. Neufville
y remplaça Longueil en 1522. 11 y fut le professeur de Dolet. Voir aussi ibid.,
p. 297 (pierre Bunel et Emile Perrot, anciens élèves de l'Université de Padoue,
comptent parmi les «cicéroniens,. français). V. aussi ibid., p. 430-431, citations
du Traité des Scandales de Calvin où celui-<i fulmine contre les ~ athées ,.
Villeneuve, Dolet et Bune!.
138 Ibid., p. 65, note p. 335.
139 Ibid., p. 41, note p. 321.
DOLET: «IMITATIQ CICERONIANA» 113
Bien que je loue, fait-il dire à Neufville, par dessus toutes les qualités
de l'orateur la confiance qu'il inspire, bien que j'embrasse de tout mon
zèle l'intégrité morale, je suis néanmoins convaincu que l'innocence et la
probité des mœurs n'ajoutent rien à l'art du discours, non plus d'ailleurs
qu'à toute autre connais~ance. Je refuse cette illusoire définition de l'ora-
teur qui lui prescrit d'être un homme vertueux. Ce n'est pas la bonne
foi qui rend éloquent, ni les bonnes mœurs qui dénouent la langue, ni
l'intégrité morale qui rend disert et docte. Ce qui donne la faculté d'être
éloquent, et l'aptitude aux sciences, c'est un heureux génie naturel, un
travail illimité, un exercice intense Hl.
Diderot n'ira pas aussi loin lorsqu'il laissera sans réponse la question
du neveu de Rameau: comment Racine a-t-il pu être un grand poéte et un
méchant homme? Ni Erasme, ni Calvin, ni l'humanisme catholique après
le Sac de Rome, ni les magistrats français ne pouvaient admettre une
dissociation aussi tranquille entre bonnes mœurs personnelles et Elo-
quence. Pourtant, aux yeux de Dolet, celle-ci demeure indissociable de la
sagesse, mais d'une sagesse qui lui est propre, et ne se confond pas avec
les bonnes mœurs: la perfection du style exige de grands sacrifices, une
longue ascèse, une spiritualité. Elle n'a rien de commun avec la pédante
folie caricaturée par Erasme dans le personnage de Nosopon. Conquête
héroïque sur l'angoisse de la mort, son effort généreux est récompensé
par l'immortalité de la gloire. Le difficile désir de la be".uté est vainqueur
140 Ibid., p. 61, notes p. 321-322. Dolet tient Erasme pour un auteur
" comique», incapable de sublime.
141 Ibid., p. 106, note p. 354.
114 PREMIÈRE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
de la mort 142. Pour avoir soutenu une thèse analogue dans ses Eroiei
Furori, Giordano Bruno sera brûlé en l'année sainte 1600, au Campo dei
Fiori. Cette religion de la beauté semblait blasphémer la seule rédemption,
la seule victoire sur la mort, celle du Christ.
Pour Dolet, cette beauté dont Cicéron a fixé le secret d'éternité dans
la prose latine peut être à toute époque entrevue et reconquise par les
c généreux », dans une quête qui, en dépit de leurs différences, les réunit
vers la même fin. Car la beauté est une, qu'elle se laisse entrevoir à
travers le corps parfait de Narcisse, d'Endymion, d'Hélène ou de Léda H3.
La dissemblance des esprits, dont se réclame Erasme pour justifier un
éclectisme stylistique, n'est donc qu'un alibi pour nier et trahir l'unicité
de la beauté 144. La perfection de la prose, pas plus que celle d'un beau
corps, ne s'accommode de la variété ni de la vulgarité, inévitables si l'on
se complaît, comme Erasme, en ses propre faiblesses. L'Idée cicéronianiste
du Beau, selon Dolet, est une sorte de Graal qui se propose aux grands
désirs d'une élite enthousiaste et jeune dont Erasme, vieux et cagot,
s'exclut. Dolet n'en fait pas moins profession de foi ardente dans le
Christ 146. A la façon padouane, son fidéisme est d'autant plus sincère
qu'il lui permet de ménager l'autonomie d'un ordre naturel et profane,
parallèle à l'ordre religieux, et libre de sa tutelle.
On peut trouver paradoxale cette volonté libératrice et le point d'appui
que Dolet lui donne dans l'idéal néo-latin d'imitatio cieeroniana. Ce serait
sous-estimer la fonction expérimentale que les débats internes à l'huma-
nisme néo-latin ont jouée au XVI' siècle. La carrière de Dolet, son combat,
anticipent sur ceux des jeunes gens qui, sous Louis xm, imprudents
comme Théophile, prudents comme Balzac, réussiront à créer les Belles-
Lettres françaises, contre le soupçon des doctes et des dévots. Avant eux,
Dolet a songé à transférer dans la langue «vulgaire» cette religion de
la beauté qui est l'une des faces de l'humanisme. L'éditeur des Orationes
(1536) et des Epistolae ad Familiares de Cicéron (1540) publie en effet
en 1540 un traité de traduction, soutenant ainsi la légitimité d'un exercice
qui, comme l'a montré Roger Zuber, fut le plus efficace médiateur de la
transformation de la langue vulgaire en langue littéraire. La Manière
de bien traduire d'une langue en autre 146 est ainsi, aux côtés du De
Imitatione cieeroniana une étape majeure dans la lente translatio studii,
qui, du latin humaniste au français, rendit possible «L'Eloquence fran-
çoise» du xvII" siècle.
142 Ibid., p. 75, I:ote p. 337, sur la Tulliana phrasis privilège des grandes
âmes; loin de rendre malade, elle est une nourriture féconde, voluptatis plena
lectio, jllcunditatis plena exercitatio; et p. 76, note p. 338, Et nul/us magis
stimulll~ ad nominis immortalitatem comparandam generosos incitat, quam
continua vitae tam brevi spatio finiendae cogitatio, immortalibus grata, morta-
libus horribilis ... Mortis cogitatio ... animosos animosiores reddat ... ».
143 Ibid., p. 113, note p. 358.
144 Ibid., p. 81-82, note p. 341.
145 Ibid., p. 183, notes p. 401-402.
146 Voir R. Zuber, Les Bel/es Infidèles, Paris, Colin, 1968, p. 22.
DOLET : UN PRÉCURSEUR 115
Le 2 août 1546, le r:lartyr de la Littérature, condamné par la Grand'
Chambre du Parlement de Paris, était brûlé vif en place de Grève. Un an
plus tôt, Marc Antoine Muret, âgé de dix-neuf ans, commençait sa carrière
de professeur à Auch. A bien des égards, il y a entre Etienne Dolet et
Marc Antoine Muret le même rapport qu'entre Théophile et Balzac: les
deux premiers sont des hommes du destin, dont la carrière tragique inter-
vient à la fois trop tôt et trop tard, ouvrant la voie aux hommes de
prudence qui réussiront à leur place, non sans concession à l'adversaire.
Le supplice de Dolet, en 1546, met un point final à la Renaissance
cicéronienne, frappée à mort depuis le Sac de Rome. La patrie du cicéro-
nianisme, l'Italie, devient alors avec l'Espagne, la base logistique de la
Reconquête catholique en Europe. Rome revient aux sources de l'ortho-
doxie, la théologie médiévale, les Pères de l'Eglise. Elle trouve chez ces
derniers une version chrétienne de la rhétorique latine mieux propre à
propager la foi, combattre le doute et l'hérésie que le cicéronianisme
serein de Bembo et de Sadolet. L'heure est venue pour Charles Borromée
et la Renaissance catholique du De Doclrina Christiana.
CHAPITRE III
LE CONCILE DE TRENTE
ET LA RÉFORME DE L'ÉLOQUENCE SACRÉE
*
**
Réfugié à Padoue et à Venise, le cicéronianisme revient en somme à
ses sources. C'est en effet à Venise que le premier auteur d'une rhétorique
humaniste, Georges de Trébizonde, avait en 1435 choisi Cicéron comme
unique modèle de la bonne prose néo-latine 147. C'est à l'Université de
Padoue que Bembo avait fait ses études latines. C'est là que la petite
cohorte de cicéroniens français, Pierre Bunel, Simon de Neufville, Etienne
Dolet, Emile Perrot, violemment stigmatisés par Calvin dans son traité
Des Scandales, avaient été initiés au culte d'une beauté littéraire ayant
son ordre et sa valeur propres. C'est là encore que Longueil, puis Muret
enseignèrent l'éloquence. L'aristotélisme padou an, séparant le domaine de
la Nature de celui de la Foi, créait des conditions exceptionnellement
favorables à la justification d'un art oratoire profane, médiateur entre la
philosophie naturelle et la Cité. La proximité de la République de Venise,
chef-d'œuvre d'art politique, capitale des arts et de l'humanisme profanes,
confirmait cette confiance dans les pouvoirs de l'homo loquens.
•••
En 1540, un groupe d'humanistes padouans fonde l'Académie des
Infiammati dont Sperone Speroni, ami et disciple de Bembo, est élu
Prince en 1542.
La même année, Speroni fait paraître ses Dialogues dont Eugenio
Garin, dans un essai intitulé Réflexions sur la rhétorique l50 , a analysé
le contenu et souligné l'importance. Le dialogue sur la rhétorique, parmi
ceux que renferme le volume, est en fait une apologie de l'art oratoire,
appuyée à la fois sur la Rhétorique d'Aristote et le De Oratore de Cicéron.
Le principal interlocuteur, Antonio Brocardo, s'emploie à distinguer la
vérité, réservée aux philosophes, et l'opinion, qui est le domaine des
orateurs. Mais à ses yeux, la seconde n'est pas pour autant dénuée du
vrai: elle est par rapport à celui-ci comme le portrait par rapport à la
personne peinte, un ~ je ne sais quoi li' les unit par la ressemblance. Le
Viaisemblable n'est donc pas à confondre avec le mensonge. Et il est plus
conforme à la situation réelle de l'homme divers, muable, assujetti aux
sens et aux passions, que la vérité stellaire des philosophes et des savants.
Il est le seul à pouvoir faire aimer celle-ci, l'incarner dans l'histoire, et
dans la vie des sociétés humaines. L'homo loquens est la contrepartie de
l'homo politicus. Et dans le domaine de la politique et des lois, dont
Socrate lui-même a admis, à l'heure de sa mort, la suprême importance,
seule la rhétorique, maîtresse de l'opinion, peut maintenir le cap d'une
direction raisonnable, tout en louvoyant assez pour tenir compte de la
mobilité et des erreurs humaines.
Avec le dialogue sur les langues, dans le même recueil, une occasion
est offerte à la philosophie de plaider sa ca,use. Speroni donne la parole
à l'un de ses maîtres, Pomponazzi. Celui-ci soutient que les langues ne
sont que convention: pour philosopher, c'est-à-dire contempler et connaî-
150 E. Garin, Moyen Age et Renaissance, ouvr. cit., trad. cit. p. 108-110.
Sur Sperone Speroni, voir aussi Riccardo Scrivano, «Cultura e letteratura in
Sperone Speroni », dans Rassegna della letteratura italiana, 1959, l, p. 38-51.
La méditation sur la rhétorique est le principe vital de la culture de Speroni,
qui s'épanouit en méditation sur l'histoire (Dialogo della istoria, entre Paul
Manuce et Silvio Antoniano), et en création de poésie tragique (Canace e
Macareo). Voir encore G. Morpurgo-Tagliabue, «Aristotelismo e barocco »,
dans Alti dei III Congresso Internazionale di Studi umanistici, Rome, 1955,
p. 119-195, sur Speroni p. 121 et suiv.
SPERONI ET SES AMIS 119
tre les lois éternelles qui président à l'ordre naturel, peu importe tes
signes par lesquels cette connaissance trouve à s'exprimer. Les langues
vulgaires, sans passer par la culture oratoire latine, permettent au
«paysan comme au gentilhomme », nés pour philosopher, d'aller à la
vérité aussi bien et plus vite que par le biais des langues classiques.
Le dernier mot resterait-il à une philosophie de la Nature faisant
l'économie de la culture oratoire? Un disciple de Speroni, Bernardo
Tomitano, qui rapporte dans ses Ragionamenti della lingua toscana
(1545) tes débats de l'Académie des Infiammati, révèle le sentiment de son
maitre m. Pour Speroni, si l'usage de la langue vulgaire se justifie, ce
n'est pas comme une convention dont le philosophe peut faire usage à la
manière du latin scolastique, dans le plus parfait dédain de l'arnatus.
Cet usage n'a de sens que comme ajustement à la réalité concrète et
actuelle de l'homme dans l'histoire et dans la Cité. Et cet ajustement
lui-même a été rendu possible par l'humanisme oratoire, non par la
philosophie: en réhabilitant les langues classiques, en les soumettant à
une étude rigoureuse, l'humanisme cicéronien a retrouvé le sens histori-
que du langage humain, il a rendu à la culture la conscience de son
enracinement dans la diversité et la mutabilité des individus et des peu-
ples. C'est justement la rhètorique qui a donné à la littérature antique ce
caractère médiateur entre philosophie et politique, entre idéal et réalité:
c'est elle encore, qui haussant à l'art la langue vulgaire, doit lui donner
aujourd'hui la même fonction et en faire l'héritière légitime de la tradition
oratoire. En somme, le point de vue de Pomponazzi rejoint celui des
théologiens, dans le même mépris de la médiation éloquente, que Speroni
perçoit à la lumière de l'Idée du Beau selon Bembo: un principe d'univer-
salité proprement humaine qui rend possible le dialogue entre les hommes
en dépit des différences de temps, de lieu et de langue.
...
......
En 1547, le préfacier de la première édition des Dialogues de Speroni,
Daniele Barbaro 152, publie à Venise un Dia/aga della Eloquenza qui, par
le biais de l'allégorie, est une autre apologie de l'art oratoire, pédagogie
de la sagesse, fils et tuteur d'une humanité qui accepte son incarnation
et travaille à rendre habitable sa demeure terrestre. Les interlocuteurs
du dialogue sont la Nature, l'Art et l'Ame. L'Art et la Nature, selon
Daniele Barbaro, sont amis et alliés; la Nature, fille de Dieu, mais
médiatrice entre l'homme et la Cause première, ne voit nullement un rival
dans l'Art, qui parachève son œuvre, et combat les mêmes adversaires:
les vices, l'ignorance, le mensonge. Art et Nature ne voient de plus haute
mission pour l'Ame que de s'incarner parmi les hommes, d'actualiser ses
puissances, et d'y faire triompher la Raison par la Parole éloquente. Cette
•••
Au cours de la même décennie, en dépit de la réaction dévote qui sévit
à Rome contre les c bonnes Lettres :., les érudits de Florence et de Venise
poursuivent l'étude des sources antiques de l'ars dicendi. A Venise, le
troisième fils d'Alde Manuce, Paul, pUblie une grande édition commentée
des œuvres complètes de Cicéron 154. En 1548, Pietro Vettori, protégé par
Cosme de Médicis et professeur d'éloquence au Studio de Florence, publie
*.*
Quelles qu'aient pu être les capacités de résistance et de renouvelle-
ment de l'humanisme cicéronien en Italie, l'essor de la Réforme catho-
lique, les activités de l'Inquisition, une véritable « réaction" théologienne
contre les studia humanitatis lui lançaient un défi beaucoup plus redou-
table que toutes les ironies d'Erasme. Le combat pour la rhétorique, loin
d'être, comme le croit Toffanin, un signe de « fatigue» de l'hum:J.nisme
italien, nous semble au contraire un signe de sa vitalité et de sa fidélité,
dans des circonstances difficiles: défendre la légitimité du modus ora-
forius, c'était résister au démantèlement de l'humanisme laïc, préserver
le legs de la Renaissance. Mais le seul avenir possible de cette défensive,
qu'aucun autre pouvoir laïc que Venise ne pouvait soutenir en Italie,
devait être un compromis avec une Réforme catholique consciente de ses
véritables intérêts.
***
A partir surtout du pontificat de Pie IV Médicis Rome semble com-
prendre qu'il y a mieux à faire que de persécuter les lettrés. Elle redevient
pour eux un centre d'attraction. En 1561, Paul Manuce dont l'imprimerie
connaît à Venise des difficultés financiéres, accepte de se rendre à l'invi-
tation du Pape pour fonder à Rome une imprimerie vaticane et y publier
une collection officielle des Pères de l'Eglise. Marc Antoine Muret quitte
Venise pour Rome en 1563. En même temps, Sperone Speroni participe
aux joutes oratoires de l'Académie des Nuits Vaticanes où le neveu du
Pape, Charles Borromée, joue le rôle à la fois d'élève et de Prince. En
159 De veris principiis ... libri IV, Francfort, 1670, 4°, précédé d'une Dis-
sertatio praeliminaris de aUenorum operum editione, de scopo operis, de philo-
sophica dictione, de lapsibus Nizolii.
MARC ANTOINE NArrA 123
160 Mard Anloni Nallae aslensis volumina quaedam nuper excussa, numero
et ordine, qui subjicitur, Venetiis, Aldus, 1562, fO' 76 et suiv.
124 LA RÉFORME TRIDENTINE
compter sur de nouveaux miracles 162 : les arts humains, et entre autres
la rhétorique (le mot c tabou:t n'est pourtant pas prononcé) reprennent
le premier rôle. Et la beauté du discours doit être proportionnée IGa à
la sublimité du sujet que Dieu laisse désormais à traiter à ses créatures.
L'Orna/us, avec toute la science judicieuse du decorum que suppose
Cicéron (qui n'est pas non plus nommé par délicatesse), est donc parfai-
tement justifié dans l'histoire de l'Eglise chrétienne postérieure à l'Age
a,postolique.
Néanmoins, l'on se trouve aujourd'hui partagé entre deux modes de
discours: le modus scllolasticus, et le modus oratorius 184. Le premier
est la conséquence de la disparition des bonnes lettres en même temps
que l'Empire romain. Lorsque l'on découvrit le texte perdu d'Aristote, l'on
se mit à écrire comme ce philosophe. Cela donne depuis des théologiens
qui voient la vérité avec pénétration (rem acute vident), qui la disputent
avec finesse (disputant argute), la prouvent avec âpreté (probant acriter),
l'analysent avec subtilité (distinguant subtiliter), et renversent avec habi-
leté la position de leurs adversaires (adversariorum partem callide ever-
tunt). Mais aucun raffinement littéraire (verborum cultus), aucune politesse
(nitor) ; ce qui peut suffire aux savants (efllditis), mais non au peuple,
que cet extérieur raboteux (scaber) et le refus de toute concession à la
sensibilité ne risquent pas d'émouvoir 18G.
Au goût de Marc Antoine Natta, les Pères de l'Eglise latine sont tout
de même préférables aux Docteurs médiévaux, que certains voudraient
ressusciter. On peut du moins s'appuyer sur eux pour plaider la cause
de l'ornatus, indissociable de celle de l'eloquentia. Et notre auteur, s'en-
1G2 /bid., fo 77 : Fundamenta fidei noluit Deus rem esse humanae eloquen-
tiae, sed divina sola virtute stare ; ubi ea jacta luere, si quid amplius est super
aedificandum, vel ad utilitatem, vel ad decus, ad humanas artes confugiendum
est, nec ad omnia miracula expetenda. /taque qui post apostolos ecclesiarum
regimini praepositi fuere, conati sunt composite et il/uminate dicere.
163 /bid.: Nec deberent hi, qui sibi literati videntur, sequi id quod est
maxime il/iteratum, in composite, ruditer, confuse, mala denique ratione cons-
criptum. Nam si materiam inspicimus, quo altior est et sublimior, illustrius
explicari debet et spatiosius. Si utilitatem legentium consideramus, tangunt
animum vehementius quae commode diserteque scribuntur.
164 /bid., fO 79.
165 /bid., fO 80. Voir également fo 82 l'attaque contre qui confuse, sordide
obscure loquitur, pingens acuminibus quibusdam ex intima penitus (ut ille
putat) Dialectica petitis. On notera que des valeurs stylistiques vantées par
Erasme et par Upse comme «philosophiques» : désordre, obscurité, et surtout
les acumina (pointes, pensées profondes exprimées en peu de mots), sont consi-
dérées par Natta comme caractéristiques du style scolastique. On se souvient
d'autre part que pour Dolet, les positions rhétoriques d'Erasme signifient un
retour à la «barbarie» gothique de la moinerie théologienne. Il est signifi-
catif enfin que le mot utilisé par Natta pour qualifier une prose artistement
travaillée (nitor) devient trente ans plus tard, chez un héritier d'Erasme comme
Juste Lipse, une valeur stylistique majeure. Cicéroniens et anti-cÎcéroniens huma-
nistes sont des frères ennemis qui finissent par s'emprunter leurs armes pour
poursuivre le combat.
126 LA RÉFORME TRIDENTINE
•••
L'écho des débats de Trente, la Renaissance de la théologie en
Espagne et en Flandres, avaient de quoi inquiéter Marc Antoine Natta.
Ses craintes de voir renaître la tyrannie scolastique n'étaient pas sans
fondement. En 1565, un Ermite espagnol de saint Augustin, le Frére Lau-
rent de Villavicente, de Xérès, pUblie à la suite d'un traité De recte
formando studio the%gico un appendice rhétorique intitulé De formandis
sacris concionibus 166. Pour ce moine, bien décidé à prendre sa revanche
sur les injures déversées sur ses confrères de toutes robes par les huma-
nistes, et au surplus encouragé par la canon De praedicatione Verbi Dei
du Concile de Trente, «tous les maux de l'Eglise naissent de ce que
l'étude de la théologie ne recueille dans l'Eglise qu'un zèle froid:.. 11
s'agit donc de la réhabiliter, avant de lui adjoindre comme servante une
éloquence chrétienne. Celle-ci est un mal nécessaire. La France et l'Alle-
magne, assiégées par l'hérésie, ne peuvent se passer d'orateurs pour
ramener les brebis égarées et confondre les mauvais bergers. Mais avec
une vigilance soupçonneuse, Frère Laurent prend bien soin de marquer
les distances entre la théologie, science d'une élite, formulée dans un
style concis et serré, accordé à la sévérité d'une retraite contemplative
que seule la paisible et orthodoxe Espagne rend possible, et sa servante
oratoire. Toute nécessaire qu'elle est, celle-ci se voit réserver les basses
œuvres, et pour seul public une c plèbe ignorante et grossière :., plongée
dans l'erreur; son style ne saurait être qu'une abondance grossissante, à
la portée de la foule.
Au moment même où il réclame des « déclamations disertes:. propres
à ramener au bercail orthodoxe les rudes et indociles du Nord de l'Eu-
rope, notre ermite ne peut s'empêcher de faire sentir dans quel mépris
il tient cette tâche servile, qui oblige à se départir de la c brièveté ner-
•
••
En 1575, l'année même où parait à Cologne une nouvelle édition de
l'Ars proclamatoria du Frère Laurent, un médecin espagnol, Juan Huarte,
publie à Baeza un ouvrage intitulé l'Examen des Esprits 168. C'est une
œuvre de vulgarisation médicale, un peu confuse, et sans grand talent.
Mais la diffusion qu'elle connut en Europe, et plus particulièrement en
France où elle fut deux fois traduite, au xv,' par G. Chappuys, au XVII'
par Vion Dalibray, atteste que Huarte a créé des lieux communs durables
où s'est condensée, pour un siècle, toute une réflexion humaniste sur les
rapports entre style et tempérament.
L'Examen des Esprits livre en effet, sous une forme accessible aux
lion-spécialistes, les principaux aspects d'une anthropologie humaniste de
la c variété des esprits », justifiant et expliquant la c variété des styles »,
ct soutenant par là les thèses anti-cicéronianistes. Cette anthropologie,
fondée sur la physiologie aristotélicienne et galénique des humeurs,
167 Ed. dt. p. 233: maleries praedestinationis, et, p. 236, chapitre intitulé
Quo Augustinus inslruit concionalorem quo pacto sit proclamai urus ad popu-
lum maleriam praedestinationis : Esi desumplum ex 2 libro de bono perseve-
rantia, ch. 22, dignissimum observatione.
168 Sur l'Examen des Esprits, voir Gabriel A. Pérouse, L'Examen des
Esprits du Docleur Huarle de San fuan. sa diffusion, el son influence en France
au XVI' siècle et au XVII' siècle, Paris, Belles Lettres, 1970, et C.R. de M. Franz-
bach dans la R.L.C., janvier-mars 1972. Voir J. Molino, L'éducation à travers
l'Examen des esprits du Docteur Huarte, dans Le XVII' siècle et l'éducation,
suppl. de la revue Marseille, 1er trimestre 1972, p. 105-115, en part. p. 108-109.
128 LA RÉFORME TRIDENTINE
169 Marsile Ficin, De Triplici vita libri tres, Bologne, 1501 (trad. fr. par
Guy Lefèvre de la Boderie, Paris, 1581). Sur la fortune du «tempérament
mélancolique» à la Renaissance, voir Kliba'lsky, SaxI, et Panofsky, Saturn
and Melancholy, sil/dies in the history ot natural philosophy, religion and art,
Londres, Nelson, 1964, et j. Starobinski, Acta psychosomatica, n" 3 (B.N. 8"
T13 288 (3». Parmi les sources classiques du thème, il faut compter outre
Anstote et Galien, Cicéron, Tuscu{anes, III, De aegritudine lenienda et Sénè-
que, De Tranql/illitate animi, texte établi et traduit par R. Wattz, Paris, Belles
Lettres, 1927, qui analyse la nausea, le taedium et displicenlia sui el nusquam
residentia animi volutalio (p. 77) et enfin le maeror (mélancolie) de Serenus.
Etat voisin de l'acedia des moines médiévaux. Dans les deux cas il s'agit d'une
désaffection vis-à-vis des tâches et des rôles sociaux. Il est significatif que cet
état neurasthénique, condamné par Sénèque et la spiritualité monastique, soit
réhabilité et retourné en «génie» par tout un courant de pensée de la Renais-
sanCt. Le sens moderne - et romantique - de l'individu est en germe dans
cette réhabilitation. La Compagnie de Jésus, à la fois dans sa pédagogie (exal-
tation de la jocositas) et sa spiritualité (exaltation de la volonté active) a fait
une guerre incessante à la mélancolie. Voir entre autres le mandement du
Général Claudio Acquaviva, lndustriae ad curan dos animi morbos, Florence,
1600 (éd. fr. Paris, 1632).
170 Voir Wittkower (Margot and Rudolf), Born under Saturn : the character
and conducts ot artists, a documented history trom Antiquity to the French
revo{ution, London, Weidenfeld and Nicolson, 1963, 8", XXIV-344 p. [Sorbo
L 21.978, 8°].
HUARTE 129
171 L'Examen des esprits pour les sciences où se monstrent les différences
d'esprits qui se trouvent parmy les hommes et à quel genre de sciences chacun
est propre en particulier, Paris, Jean le Bouc, 1645. Nous citerons d'après
cette traduction de Vion Dalibray. Ici, p. 2 et 3.
172 Ibid., p. 9-11. Par opposition à cette mémoire passive et serve, Huarte
défini! une mémoire active, liée à la grande imagination et au grand enten-
dement, mémoire que dans sa traduction, Vion Dalibray qualifie de reminis-
cence, terme platonicien qui concorde fort bien avec l'hostilité platonico-augus-
tinienne d'Huar!e contre l'art des rhéteurs, et donc contre leur mnémotech-
nique.
130 LA RÉFORME TRIDENTINE
Cicéron confesse qu'il avoit l'esprit pesant, pour ce qu'il n'étoit pas
melancolique, en quoy il dit vray, car s'il eust esté tel, il n'eust esté si
eloquent; pour ce que les melancoliques adustes ont faute de mémoire,
à laquelle appartient de discourir avec grand apparat. Elle a une autre
qualité, qui sert beaucoup à l'entendement, qui est d'estre resplendissante
comme l'agathe, au moyen de laquelle splendeur, elle illumine le cerveau
afin que les figures se fassent 173.
175 Ibid., p. 333. «Ceux qui ont les deux facultez jointes ensemble, l'ima-
gination et la mémoire, entreprennent hardiment d'interpréter l'Ecriture Sainte,
croyant qu'à cause qu'ils savent beaucoup d'hebreu, de grec et de latin, il
leur est facile de tirer le vray ... (l'expression « tirer le vray» est empruntée
par Vion Dalibray à Montaigne), mais après tout, ils se perdent. Premièrement
parce que les mots de la Sainte Ecriture et ses façons de parler ont beaucoup
d'autres significations que celles que Cicéron a peu savoir en sa langue. Secon-
dement, parce que telles gens ont manque d'entendement, qui est la puissance
qui vérifie si un sens est Catholique ou non », p. 334. 11 faut donc laisser
l'interprétation des vérités de foi aux théologiens scolastiques, de préférence
espagnols, et rester, lorsqu'on n'est pas doué pour cela, dans une « docte
ignorance ~.
176 Ibid., ch. XII, p. 324 et suiv, Voir également, sur la fonction servile
de l'éloquence sacrée au regard de la théologie, le ch. XIII : «Où il est prouvé
que la Théorie de la Théologie appartient à l'entendement, et la predication,
Qui en est la pratique, à l'imagination. »
177 La notion a été introduire par Hiram Haydn, The Counler-Renaissance,
New York, Harcourt, Brace and World, s.d. (lre éd. Scribner's, 1950) sur le
modèle de « Contre-Réforme », expression aujourd'hui tombée en désuétude,
en dépit de sa commodité. Commode elle aussi, pour marquer le « tournant»
du XVI' humaniste, la notion de « Contre-Renaissance» est elle-même très
contestable, sauf peut-être pour le cas de l'Espagne.
132 LA REFORME TRIDENTINE
ar.cicns ont laissé dans leurs livres [ ... ] La République ne devrait pas
consentir que les autres qui manquent d'invention escrivissent des livres
et les fissent imprimer car tout ce qu'ils font ne sont que des redites de
ce qui est dans les graves autheurs 178.
1811 Ibid., p. 290. On peut penser que Vion Dalibray a trouvé dans ces
passages une raison de traduire Huarte. Sa poétique est fort indépendante, et
son goût de la diversité stylistique et du caprice est fort manifeste dans son
recueil de 1653, qu'il divise en vers «bachiques, satyriques, héroïques, amou-
reux, Moraux, Chrétiens ». Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici qu'il a
traduit deux pièces de Malvezzi, le Romulus et le Tarquin le Superbe, chefs-
d'œuvre de 1'« atticisme sénéquien OP à l'espagnole.
184 Ibid., p. 305.
185 Ibid., p. 312.
186 Ibid., p. 314.
187 Ibid., p. 243.
134 LA RÉFORME TRIDENTINE
Ces deux differences d'esprit sont fort ordinaires entre les hommes de
lettres. Il s'en trouve qui sont relevez par dessus l'opinion commune, qui
jugent et traitent les choses d'une façon particulière, qui sont libres de
ùonner leur advis et ne suivent personne. Il y en a d'autres qui sont
rt:sserez, humbles, paisibles, deffiant d'eux mesmes et se rendant à l'advis
d'lIl1 grave autheur qu'ils suivent 188.
•
••
L'Ars proclamatoria du Frère Laurent, l'Examen des Esprits du
Dr Huarte sont deux symptômes d'une «Contre-Renaissance» qui est
aussi et avant tout une Renaissance des Pères de l'Eglise.
Ce sont les humanistes, c'est Erasme en particulier, a écrit Jean
Dagens lIl1l, qui ont réveillé les Pères de leur sommeil plusieurs fois sécu-
laire [ ... ] De l'officine de Froben à Bâle, sortent par les soins d'Erasme,
et à une cadence déconcertante, un nouveau Cyprien en 1520, Tertullien
en 1521, Arnobe le jeune en 1522, saint Hilaire en 1523, saint Jérôme
en 1524 et 1525, quelques traités de saint Jean Chrysostome en 1525, 1526
et 1529, saint Irénée en 1526, saint Ambroise en 1527, saint Augustin de
1527 à 1528, Origène en 1536.
196 Acta Eeclesiae Mediolanensis .... Milan. 1583. in-fol. et Pastorum concio-
natorumque instructiones ...• Cologne. Cholin. 1587. 16°. Sur Federico Borromeo.
voir Dizionario biografico ...• ouvr. cit.. t. 13, p. 31-42. Disciple de Philippe
Neri. comme son oncle. le second cardinal Borromeo créa à Milan. outre la
Bibliothèque Ambrosienne. lin véritable centre de recherches historiql1es. qui
prit le relais de celui de Baronius et put rivaliser avec celui de la Bibliothèque
Vaticane. L'augustinisme des disciples de saint Charles Borromée et de saint
Philippe Neri les tourna non seulement vers une «éloquence du cœur» mais
aussi vers l'érudition et la polémique historique avec les protestants.
197 Concilium Tridentinum: diariorum. aetorum. epistularum. traetalorum
nova colleetio. éd. Societas Goerresiana. t. V. Aetorum pars altera. ed. Ste-
phar.us Ehses. Fribourg-en-Brisgau. Herder, 1911. p. 73. 5 avril 15· t 6. Débat
De ministris verbi Dei abusus atque remedia; p. 122. 1er mai 1546. Projet
de décret De leetoribus et praedicatoribus; p. 125. 7 mai. Décret adopté De
leetoribus atque praediratoribus saerae scripturae. en part. § 15. p. 127. Ces
dispositions sont reprises à leur compte par les Pères conciliaires en 1563.
Voir ibid., t. IX. Aetorum pars sexta, Fribourg-en-Brisgau. Herder, 1924. p. 981.
Deeretam de reformatione leetorum (Il nov. 1563). Dans la bibliographie consi-
dérable consacrée au Concile. on retiendra tout spécialement A. Dupront. « Du
Concile de Trente: réflexions autour d'un IV' centenaire ». Revue Historique.
t. CCVI. oct.-déc. 1951, p. 262-280. qui met en évidence la part prépondérante
prise par les « méditerranéens ». Italiens et Espagnols. dans cette réaffirmation
du principe romain face au défi de l'Europe du Nord.
138 LA RÉFORME TRIDENTINE
•••
Ces traités ont tous en commun de s'appuyer ouvertement sur le L. IV
du De Doc/rina Christiana et tacitement sur l'Ecclesias/es d'Erasme. Ils
s'efforcent, avec cependant des nuances de l'un à l'autre, de tenir une voie
lIloyenne entre l'extrémisme du Frère Laurent de Villavicente, et le cicérc-
nianisme christianisé d'un Marc Antoine Natta et d'un Fra Baglione.
Patronnés par l'autorité de Charles Borromée, répandus et étudiés dans
toute l'Europe catholique, ils marquent, en dépit d'eux-mêmes peut-être,
une étape capitale dans l'histoire de la rhétorique humaniste.
Jusque-là, l'éloquence sacrée avait connu soit la forme savante et
scolastique soit la forme populaire et diatribique 108. Cette dernière
connaîtra en France sous la Ligue son suprême épanouissement. Les
rhétoriques borroméennes s'efforcent de combattre à la fois l'une et l'autre
tradition pour leur substituer un art oratoire renouant avec l'éloquence
des Pères de l'Eglise. Une norme unique, mais souple et adaptable aux
circonstances et au public, remplace les deux méthodes médiévales, l'une
inefficace, l'autre dangereuse et se prêtant à tous les excès de la vulga-
rité. Il est curieux d'observer que la plupart des rhétoriques borroméen-
nes furent publiées très rapidement, sinon d'abord, à Paris.
Paris dans le dernier quart du XVI' siècle est en effet un champ de
bataille où se livre le combat décisif entre orthodoxie et hérésie protes-
tante. Les traités de rhétorique qu'Italiens ou Espagnols y publient sont
manifestement destinés à pourvoir les prédicateurs de la Ligue d'une
méthode efficace pour haranguer le peuple selon les prescriptions du
Concile. Bonnes intentions, peu suivies d'effet. Ces traités en latin, écrits
par de doctes théologiens initiés à l'humanisme, étaient de qualité trop
haute pour influencer curés et moines démagogues, qui avaient leurs tra-
ditions et couraient au plus pressé. Si toutefois ils les lurent, ceux-ci ne
retinrent de ces paraphrases du De Doc/rina Christiana qu'un encourage-
ment générique à dédaigner la forme et à se fier à leur zèle pour enflam-
mer les foules.
199 Voir dans l'édition E1lses C1t. des Acla les débats sur la réforme de
l'épiscopat, et en partiClllier sur la nécessité impérative de la résidence. Cette
réforme est étroitement liée à celle de l'éloquence sacrée: dans les deux décrets
cités ci-dessus, note 190, la prédication est lin office réservé par privilège à
l'Evêque, dans son diocèse (Décret du 1er mai 1556; Episcopi omnes memi-
nerinl se esse in ecclesia Dei positos pastores et doclores ad praedicandum ;
proptereaqlle quod jllre divino debi!llt, hoc praecipue aganl, quo nihil esl
honoriticelltills alque sUblimius, ul sciliret soIIiciti sunl praedicare populo sibi
commisso, et evangelizare verbllm Dei, ut oves proprii pastoris voci assuescanl
et dum ilIam audiunt et de!eclantllr in ea, viam mandalorum ipsius posl ilIos
di/atalo corde perCllrranl. Dans le même sens, décret du Il nov. 1563 (lll ipsi
per se ... Sacras Scripturas divinamque legem annunlient ... ). Au 1. 1 de l'Eccle-
siastes Erasme plaidait ardemment pour un épiscopat «réformé» et en parti-
culier capable de porter dignement au peuple la parole de Dieu.
EPISCOPUS ORATOR 141
•
••
L'atelier de rhétorique milanais n'eut de rival qu'en Espagne, devenue
citadelle de la catholicité: à partir de 1563, les moines espagnols tirent du
De Docfrina Christiana et de l'Ecclesiasfes un nombre considérable de
rhétoriques ecclésiastiques. Celles-ci sont évidemment fort bien accueil-
lies à Milan. Le siège archiépiscopal de Charles Borromée était d'ailleurs
sous l'autorité politique du Roi d'Espagne. Et même si les conflits ne
manquèrent pas entre gouverneur espagnol et archevêque, jaloux l'un
de l'autre de leurs prérogatives, le « climat" de la Réforme borroméenne
n'est pas sans affinités avec celui du catholicisme espagnol.
Trois traités de rhétorique ecclésiastique ont été composés par des
membres italiens de l'entourage de Charles Borromée: le De Rheforica
ecclesiasfica d'Augustin Valier 200, le De Praedicafore Verbi Dei de Jean
Botero 201 et Il Predicafore de François Panigarola 202.
nandi de Diego de Estella 204. Ces cinq ouvrages sont loin d'épuiser l'im-
pressionnante bibliographie rassemblée pour le seul XVI' siécle par CapIan
et King. Encore faudrait-il ajouter les innombrables instructions pasto-
rales et décisions des Conciles synodaux ou diocésains qui, sur le modèle
des Acta Mediolanensis Ecclesiae réaffirmèrent inlassablement pendant
plus de deux siècles, et au-delà, les prescriptions du Concile, les principes
d'une Rhetorica sacra devenue, ou peu s'en faut, l'axe même de la culture
du clergé. Bel exemple de « rhétorique institutionnelle», dont les effets
sont beaucoup plus durables que ceux de toutes les autres rhétoriques
officielles, et dont celles-ci ne peuvent pas, en terre catholique, ne pas
subir l'influence. Engendrant une masse prodigieuse de discours dans
l'Europe catholique et en Amérique latine, cette « rhétorique d'Eglise »,
dont Charles Borromée avait été le premier patron, et le plus autorisé, a
cu le pouvoir de créer des « mentalités collectives» et de répandre dans
les masses une « doxa » remplaçant ou refaçonnant le folklore; elle a su
aussi, auprès de l'élite des capitales, cultiver le goût du langage célébré
dans une forme noble et belle, accordée à la majesté divine .
•
••
Le plus remarquable de tous les traités de rhétorique ecclésiastique de
cette période est à coup sûr celui de Louis de Grenade. C'est aussi celui
qui, non sans analogie avec l'Ecclesiastes d'Erasme, ne craint pas d'entrer
dans les détails, et d'emprunter largement à Quintilien et à Cicéron. Son
auteur l'avait pourvu d'un supplément fort nécessaire, pour tenir lieu des
Adages et autres Flores publiés par Erasme : une Sylva locorum commu-
nium, recueil doxographique destiné à servir de sources de l'invention
pour l'orateur catholique 206.
208 Ecclesiaslicae Rheloricae sive de ralione concionandi libri sex ... Venise,
1578, éd. dt., p. 8. .
209 Ibid., p. 9-10. A l'objection selon laquelle l'arlls observatio peut faire
obs:acle à l'impelus divini spiritus, L. de Grenade répond par une analyse
du «naturel », de la «spontanéité seconde" qui apparaît lorsque l'on pos-
sède à fond un art: « Ubi longo usu alque exercilalione recle loquendi ralionem
asseculus l'si, jam lum non ul ante praecepla consuluit, sed sola loqllendi
consueludine duclus, ex arle quidem sed sine arle perfecle el inoffense loqlli-
lur: ita haec oraloriae arlis praecepla inilio ardorem alque favorem spirilus
nonnihil refrigerabunl: ubi lamen ars dicendi consueludine in naluram quo-
dam modo versa l'si, egregii arlifices sic ex arle dicunl, quasi sola nalurae vi
inslrucli dicerenl.» (Ibid., p. 9.) C'est là une thèse reprise de l'Ecclesiasles
d'Erasme, où l'on peut lire: «Arlis praecepla non ita multum juvanl, nisi per
frl'quenler uSllm Iransierinl in habitum quasi in naluram." Voir tout le pas-
sage dans L.B., V, 850, D-E. Il Y a tout un travail à faire sur la transmission
de la pensée d'Erasme en milieu catholique dévot par des intermédiaires comme
celui-ci, qui se garde de le citer.
LOUIS DE GRENADE 147
tâche plus difficile et plus exaltante que ceUe de l'orateur chrétien? EUe
vise en effet à combattre « la force et la puissance de la nature déchue »,
à se mesurer avec la quasi toute-puissance du Mal. C'est un plus grand
miracle, a dit saint Grégoire, de tirer des âmes du péché que de ressusciter
les morts 210.
Pour cette œuvre de salut, i'orateur chrétien doit émouvoir. Et pour
émouvoir, selon les préceptes de Quintilien, il doit d'abord lui-même être
é·mu. Sa componction, sa dévotion, sa pénitence, doivent accompagner son
zèle oratoire, comme le demande Bernard de Clairvaux. Sa prière doit
précéder et commander son sermon, comme le demande Augustin 211.
C'est à ce prix qu'il trouvera dans son cœur les flammes et les larmes
qu'il veut faire naître chez ses auditeurs. Car le fruit de son discours ne
doit pas être l'applaudissement, mais les gémissements et les larmes,
préludes à la compunctio cordis.
Lettre morte dans la culture païenne, l'art oratoire vivifié par la spiri-
tualité chrétienne trouve une puissance et une efficacité incomparables,
comme auxiliaire (adjumentum) du Grand Œuvre de salut.
Les L. II et III des Ecclesiasticae rhetoricae fibri sont consacrés au
mode d'argumentation oratoire, qu'ils distinguent soigneusement de la
logique proprement dite, objet des Dialecticae Institution es de Fonseca 212.
Il nomme ce type de probatio : amplilicatio. Celle-ci consiste essentielle-
ment en figures de pensée, mouvements affectifs (aftectiones), peintures
parlantes (descriptiones). Ces dernières sont aussi propres à éveiller, par
le biais de l'imagination, l'affectivité de l'auditoire. Descriptions de mœurs
{bonheur de la vie contemplative, corruption des femmes lascives, etc... ),
descriptions de personnages (vierge forte, vierge folle, etc ... ), de specta-
cles (combats signifiant le combat spirituel, etc ... ). Ces descriptions de
personnages peuvent être animées par les prosopopées (sermocinationes)
qu'on leur prête.
Après un livre consacré à la disposition, le L. V est consacré à l'élo-
cution. Dès sa préface, Louis de Grenade avait donné de celle-ci une
définition volontairement pauvre: expliquer comme il faut (commode
explicare) ou faire passer le sens dans l'âme de l'auditeur (transfundare
sensus in auditoris animos). C'est dire à quel point il est l'ennemi des
« cicéroniens» qu'il qualifie de «rhéteurs» et à qui il reproche comme
210 Ibid., p. 13. Voir jereczek, ouvr. cit., p. 121. Le vrai critère de la diffé-
rence entre «rhétoriques borroméenn(:s» et «rhétoriques jésuites », c'est le
primat que les premières accordent à l'intériorité, et Je primat que les secondes
accordent à l'art, prolongement de la nature. Chez Louis de Grenade, le prédi-
cateur «devra allier lin prophétisme d'inspiration divine avec un art tout
humain» (Jereczek, ouvr. cit., p. cit.). Le conflit interne de l'éloquence sacrée,
résolu de façon diverse par les diverses écoles de spiritualité, tient à l'incom-
patibilité entre l'intimité de l'oraison. au sens chrétien, et l'extériorité de l'oralio
au sens antique, entre l'inspiration divine puisée dans l'oraison, et les moyens
humains, techniques et naturels, déployés dans l'oralio.
211 Ibid., p. 28.
212 Ibid., p. 34 et suiv.
148 LA RÉFORME TRIDENTlN~
Erasme de « vieillir dans le soin inutile des mots» 212. Les trois qualités
du style chrétien seront:
1) la latinitas ;
2) la perspicuitas (clarté), qui rend le discours à la fois acceptable
aux savants, et compréhensible aux ignorants; s'il faut choisir, la
capacité de l'auditoire doit primer sur le souci puriste de la latinité,
comme l'a recommandé Augustin;
3) l'ornatus: celui-ci n'est acceptable qu'à la condition d'être stricte-
ment soumis à l'utilité. Pas de rythme ou de symphonia verborum.
Une beauté, mais digne, insoucieuse du faux éclat.
•••
Ce style sévére trouve quelques années plus tard un autre interprète
en la personne du propre secrétaire et confident de saint Charles, Jean
Botero 214. Jésuite pendant vingt-deux ans, ce prêtre malingre et tourmenté
avait fini par quitter la Compagnie pour se réfugier dans l'ombre du redou-
table archevêque de Milan. Son court traité de rhétorique ecclésiastique, le
De Praedicatore Verbi Dei, reflète autant les vues de Charles Borromée que
celles de son auteur. Il s'organise tout entier autour du thème posé par
Erasme dans l'Ecclesiastes: Christus orator perfectissimus. C'est l'élo-
quence du Christ qui, dans ce traité du sublime chrétien, se propose
directement au prédicateur comme le modèle à la fois inaccessible et
invitant à l'imitation. Le terme qui qualifie le mieux l'éloquence christi-
que, c'est la simplicité (simplicitas). Mais cette simplicité, telle qu'elle
se relève dans les Béatitudes, et dans les moindres paroles du Christ, est
•
"''''
Ce court traité du sublime chrétien n'est pas seulement une interpré-
tation très fidèle de l'esprit du L. IV du De Docfrina Christiana : il traduit
dans la langue des savants, et sur le mode didactique, la pratique oratoire
219 Ibid., p. 90. Botero, sans citer Erasme, montre combien il l'a lu de
près. f. 89 v o , il dit avoir entendu dans la chapelle pontificale, un prédicateur
dire unigentls au lieu de unigenitus, et affirme que ce purisme fut condamné
par les plus autorisés parmi les auditeurs. Dans le Ciceronianus, Erasme
racontait au'i1 avait assisté à une Oralio de Christi morte prononcée par Tom-
maso Inghirammi en présence de Jules Il, et où le prédicateur avait traduit
les termes consacrés par l'usage de l'Eglise en latin cicéronien. (Voir plus haut,
note 119.) Voir aussi Ecclesiastes, L.B., 986 A-O.
220 Ibid., p. 91.
JEAN BOTERO 151
225 Sur Lipse, voir outre Morris W. Croll «Juste Lipse et le mouvement
anticicéromen à la fin du XV)' siècle », dans la Revue du XVI· siècle, juillet
1914, p. 200-242, repris dans le recueil Style, rhetoric and rythm, Princeton,
1966, p. 7-44, J. Ruysschaert, Juste Lipse et les Annales de Tacite, Turnhout,
Brepols Press, 1949.
154 LA RÉfO:~ME TRIDENTINE
•••
C'est en 1586, un an après la mort de Muret, que Lipse lança le
premier manifeste du style « laconique », dans la préface de l'édition de
sa première Centurie de Lettres 221. Préface à la première personne, qui
n'émane pas d'un Magister rhetoricae, mais d'une personne privée, dans
la plénitude de son indépendance spirituelle, qui médite sur son œuvre
d'épistolier. Exagérant la c figure de modestie» propre au genre de la
préface, Lipse prétend ne livrer qu'en tremblant au public une œuvre qui
ne lui vaudra aucune gloire: il ne s'agit pas en effet d'une œuvre ache-
vée, d'un opus perfectum, mais d'une œuvre livrée à l'état naissant,
imperfeclum, rassemblant des notes au jour le jour (diales), une poussière
de petits riens (nugas), des jeux Uocos, lusus), des bavardages en compa-
gnie d'amis (cum amicis garritus). Cette humilité cache un défi compa-
rable, toutes choses égales, à celui de La Fontaine se contentant du genre
dédaigné de la fable ésopique. En mettant l'accent sur le caractère
discontinu, émietté, à facettes, du genre de la lettre familière, Lipse
affirme indirectement son dédain pour le caractère arrondi et léché des
grands genres oratoires. A l'en croire, ni le choix d'un seul et grand
sujet, ni la beauté du style (cura et lima in stylo) ne recommandent son
recueil; toutes ces qualités sont trop au-dessus du genre épistolaire, genre
« spontané» par excellence (sub manu nasci debere et sub acumine ipso
stili), qui ignore la réécriture et la relecture (bis non scribo, bis vix eas
lego). La figure d'humilité commence dès lors à se dévoiler, révélant la
conscience héroïque de Lipse et sa certitude d'avoir trouvé dans le genre
dédaigné de la lettre familière l'expression par excellence de l'individu
d'exception. La «spontanéité» du style épistolaire lui permet en effet
ct'enregistrer fidèlement les moindres variations d'humeur, les hauts et les
bas « mélancoliques» d'une grande âme (fanguent ellim il/ae, excitantur,
dolent, gaudent, calent, frigent mecum). Cela peut entraîner l'éparpille-
ment dans les détails quotidiens (leviorum multitudo) : mais il peut arriver
aussi que, triomphant des nuées humorales, l'esprit de l'épistolier s'élève
aux plus hautes considérations philosophiques et philologiques: le style
alors d'un mouvement spontané, accompagne l'essor de l'ingenium. Le
style « bas» de la lettre devient ainsi, par ses modulations, l'instrument
par excellence de l'autoportrait d'une « grande âme» qui a rencontré un
corps, autoportrait en relief, qui reflète les différents niveaux de l'activité
morale et intellectuelle de l'esprit. Ecce homo: cette exposition de soi
suppose une parfaite correspondance entre la spiritualité d'un homme
et celle de son style, à la fois ingénuité (candor), sincérité (veritas), naturel
(alibi fucus et simu/alio, hic lIativus color) mais aussi courage, celui
d'être soi-même publiquement, en dépit de J'envie et des soupçons.
Erasme, libérant le genre épistolaire de ses chaînes médiévales dans
le De cOllscribendis epislolis, s'était malgré tout placé du point de vue du
pédagogue humaniste soumettant son élève à la discipline et aux exer-
cices scolaires qui seuls rendent possible la liberté de l'apte dicere.
Abandonnant le point de vue scolaire, et tenant pour acquise la prépa-
ration rhétorique, Lipse adopte sur le style épistolaire le point de vue
« adulte» de la grande âme mélancolique et inspirée, qui lève le voile
(nec velum ei ducere succurrit) sur ses mouvements intérieurs. dans l'espace
de confidence ouvert par l'amitié, et élargi ensuite à l'auditoire de la
Respublica literaria. Le genre épistolaire et son style se définissent chez
lui par une série d'oxymores : un genre discontinu et court, dédaigné des
156 LA RÉFORME TRIDENTINE
230 SUl Henri Van de Putte, voir Bayle, Dictionnaire, art. Puteanus, et
Vigneul-Marville, Mélanges ... , t. 2, p. 417. Sur sa doctrine du meilleur style,
voir Suadu Attira. sive orationum selectarum syntagma, t. l, Lovani, typis
Christoph. flavi, 1615, Orationes 1 et Il et le De Laconismo syntagma (Ire éd.
1609) dans Amoenitatum humanarum diatribae XII, typis C. Flavi, Lovani, 1615.
231 Voir note précédente.
160 LA REFORME TRIDENTINE
bien, ajoute Puteanus, que le discours signifie plus qu'il ne dit, et même
ce qu'il ne dit pas. Si la valeur suprême de la rhétorique est l'aptum, la
convenance, seule la brièveté, si attentive à tirer de chaque mot l'effet le
plus juste et le mieux approprié, remplit l'ambition de l'aptum.
Pugnace et beau, âpre et doux, le style laconique, entre les deux
infinis du silence et de la plénitude du verbe divin, est seul à pouvoir faire
Jaillir les fulmina du sublime. Style de la virilité à son comble de vigueur
sobre et mûre, il est aussi le style de l'héroïsme, propre aux Rois et aux
Princes, représentants de Dieu sur la terre: leur diadème correspond aux
liens qui resserrent leur langue, et qui les fait parler par apophtegmes,
voire par foudroyants monosyllabes.
Le De laconismo syntagma ne se bornait donc pas à systématiser la
leçon que Lipse avait énoncée à propos du style épistolaire. Cet essai
dessinait une éthique et une rhétorique de l'éloquence héroïque, englobant
toute l'aile « laïque» de l'élite de la Réforme catholique, humanistes éru-
dits et hauts responsables politiques et militaires. Nous verrons, chez un
Nicolas Caussin, le pendant ecclésiastique de cette éloquence héroïque,
dans la théorie du Theorhetor. Puteanus, comme Lipse, croyait avoir doté
la rhétorique catholique d'une doctrine conciliant Erasme et Sénèque,
l'esprit de la renovatio spiritus et celui des hautes études érudites. Cette
conciliation reposait sur un anti-cicéronianisme qui avait toujours marqué
la Renaissance des pays du Nord de l'Europe. Au contraire, la tradition
centrale de la Renaissance italienne était cicéronianiste, et en Italie, à
Rome surtout, foyer du cicéronianisme, la conciliation entre humanisme
et Réforme catholique ne pouvait se faire que sous le signe de Cicéron.
C'est à quoi s'employa, au cours de sa carrière romaine, Marc Antoine
Muret, dont la doctrine rhétorique, fort analogue à tant d'égards à celle
de Lipse, s'en distingue par le sens des nuances et celui de la continuité.
CHAPITRE IV
Dans une suite d'essais qui ont fait époque 233, Morris W. Croll,
développant les suggestions de la belle biographie de Muret publiée par
Charles Dejob en 1883, a fait de l'humaniste limousin réfugié en Italie la
figure majeure de l'histoire de la rhétorique humaniste post-tridentine.
Son analyse de l'Oratio prononcée par Muret en 1572, à l'aube du ponti-
ficat de Grégoire XIII, fait de celle-ci le point de départ de l'anti-cicéro-
nianisme qui dominera selon lui la fin du XVI' et le xvll" siècle. La
carrière universitaire de Muret à Rome avant cette date n'aurait été
qu'une préparation prudente au coup d'éclat de 1572 qui marquerait la
rupture de Muret avec la tradition de Bembo .
•
••
Lorsque Muret arrive à Rome en 1563, c'est à l'appel du pape Pie IV,
qui avait déjà fait venir Paul Manuce en 1561, pour confier au premier
une chaire de professeur de philosophie morale à la Sapienza, et au
second la charge de fonder une imprimerie pontificale et d'y éditer les
Pères de l'Eglise. C'est également en 1563 que l'Académie des Nuits
Vaticanes, dirigée par le neveu du Pape, Charles Borromée, se détourne
des sujets païens pour se consacrer à la Bible, aux Pères, et à Epictète.
La même année l'humaniste romain Silvio Antoniano 234, ami de Pie IV et
membre de l'Académie borroméenne, inaugure un cours sur le Pro Milnne
à la Sapienza.
235 Dans Silvii Antoniani SR.E. Cardinalis vita a losepho Castalio/ze ...
ejusdem orationes XIII... Romae, apud J. Mascardum, 1610, Oratio prima de
cognitionis et eloquentiae laudibus ... (1563), p. 84-85.
236 Antonii Possevini... Bibliotheca selecta qua agitur de ratione studiorum ...
Romae, typogr. Apostolica vaticana, 1593, 2 t. in-fol. « Il nous reste il est vrai
écrit Possevin, les lettres de Bembo, courtes et dignes de la science latine du
Secrétaire des brefs de Léon X, qui les adressa au nom du Pape à de nom-
breux correspondants et qu'il prit soin lui-même d'éditer. Mais sous l'influence
d'événements arrivés depuis, guerres et hérésies qui troublèrent la chrétienté,
découverte d'un monde nouveau qui l'augmenta, un style nouveau est apparu
pour rédiger les lettres pontificales et royales, plus abondant, et toutefois
ferme, que la pression des faits amena les successeurs de Léon X, Paul III
et Jules III, à adopter.» (Cité d'après l'édition lyonnaise du Cicero, J. Pille-
hotte, 1593, 12·, p. 59.)
237 Antonii Buccapadulli de Summo Pontifiee creando aralia, Rome, 1572.
164 SECONDE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
si cet humaniste raffiné, hôte et ami des cardinaux d'Este 238, traitant
d'égal à égal avec ce que Paris et Venise comptent alors d'esprits les
plus cultivés et délicats, n'avait pas lui aussi sa " politique» rhétorique,
qui pouvait d'ailleurs fort bien, quoique avec des intentions différentes,
coïncider avec celle de la Curie: celle-ci souhaitait que le Tullianus stylus
devînt ({ utile », et se pliât aux exigences d'expression des sciences profa-
nes et sacrées mobilisées au service de l'Eglise; Muret devait souhaiter
que le devoir d'apologétique et de civisme catholiques ne grevât point
l'héritage de la ;enovatio litterarum, mais donnât lieu au contraire à un
approfondissement de la réflexion rhétorique, profitant à l'éloquence
humaniste. C'est en humaniste, soucieux de marquer la place des litterae
humaniores au cœur même du grand mouvement de Réforme catholique,
qu'il procède à une réforme prudente de la tradition cicéronianiste. Loin
de la renier, il illustre son pouvoir d'adaptation, sa capacité de se modi-
fier et de s'enrichir selon les temps et les lieux .
•
••
Dès 1543, dans une lettre à Calcagnini 239, Jean-Baptiste Giraldi,
traitant de l'imitation, tout en maintenant Cicéron dans son rôle de péda-
gogue par excellence de l'art de la prose, admettait aussi, pour l'adulte
maître de ses moyens, la liberté d'imiter d'autres modèles antiques et de
parvenir à une meilleure expressivité personnelle, une plus grande adapta-
bilité aux divers sujets, circonstances et destinataires. Mais le pas déclsif
fut franchi par l'un des plus célèbres représentants du cicéronianisme,
Paul Manuce, auteur d'un recueil d'Epistolae dans la tradition de Longueil
et de Bembo. Dans un volume de lettres italiennes, publié en 1555, il pro-
posait une réforme du De Imitatione de Bembo 240. Celui-ci définissait
238 Voir sur Muret et les Este, ouvr. cit., Charles Dejob, ch. VIII, p. 113
et suiv.
239 Joannis Battistae Giraldi Ferrariensis poemata ... , Basileae, per Rober-
t:lIY1 Ninter, 1543, p. 200-208. Cette lettre à Calcagnini maintient Cicéron dans
le rôle de maître du meilleur style. Mais velim unius auctoris angustiis omnia
meUri?, demandait Giraldi. Il faut s'en pénétrer dans l'enfance, mais ensuite
élargir l'imitation à d'autres allt~urs. Toutefois, quaeel/mque ... exeerpta fue-
runt, ad unius Ciceronis imitationem eonvertenda censeo. La dureté excessive
des atticistes, la mollesse trop fleurie des asianistes, doivent être ramenés à
une juste meS'lre, ad examen et reRulam quamdam. Et la pierre de touche de
ce ]udicillm doit être Cicéron (p. 205). C'est cette présence de Cicéron à la
fin du procès de liberté imitative qui sera omise par Lipse, mais maintenue par
Muret. Chez Giraldi, on a affaire à un cicéronianisme élargi, enrichi, mais
fidèle à son principe de classicisme. Chez Lipse, on quitte le classicisme. La
réponse de Calcagnini abonde dans le sens de Giraldi, recommandant l'imi-
tation de César, Live, Salluste aux historiens, de Columelle, Celse, Pline l'An-
cien aux savants.
240 Tre lib ri di letfere volgari di Paolo Manuzio, Aldus, Venetia, 1555,
in- 12°. Sur l'amitié entre Paul Manuce et Marc Antoine Muret, qui se réfugia
d'abord à Venise après avoir fui la France, voir Dejob, ouvr. cit., p. 84-85 et
144-145. Sur la venue de Paul Manuce à Rome, peu avant celle de Muret,
et sur la maison d'éditions pontificale qu'il y fonda, voir Annales de l'impri-
merie des Alde, ou histoire des frois Manllce et de leurs éditions, par A.A.
Renouard, Paris, J. Renouard, 1834, p. 424-450.
MARC ANTOINE MURET 165
une esthétique oratoire qui n'avait besoin de se justifier qu'aux yeux
d'une élite humaniste sûre d'elle-même, et appuyée par l'autorité des
Pontifes. La Réforme catholique a pris un tour plus inquiet, plus véhé-
ment. Paul Manuce s'emploie à définir une esthétique oratoire profane
mieux accordée à cet esprit héroïque et aux questions posées par la
polémique anti-cicéronienne d'Erasme. Il écrit à l'un de ses correspon-
dants, Ottaviano Ferrero :
Ces moiti segreti capables de modifier les idées reçues sur l'imitation,
Paul Manuce ne tarde pas à les rendre publics. L'année même où cette
lettre avait été écrite (1555), il avait imprimé sur les presses vénitiennes
une édition de Traité du Sublime 242 plus soigneuse que l'édition princeps
publiée l'année précédente par Robortello 213. Et à la suite de sa lettre à
Ferrero dans le recueil de 1556, il publie un Discorso intorno all'ufficio
dell'oratore, texte capital car il nous semble qu'il est le premier pro-
gramme rhétorique moderne à paraphraser le Ps. Longin. Celui qu'Henri
Estienne en 1581 classera encore parmi les cicéroniens bembistes tient en
1556 des propos qui, sous l'influence du traité qu'il vient d'éditer, le
rapprochent des thèses, sinon d'Erasme, du moins de Politien. A la ques-
tion de savoir lequel, de l'art ou de la nature, contribue le plus à la
formation du bon orateur, le fils d'Alde Manuce répond:
•
••
Sperone Speroni, Daniele Barbaro, et leurs amis de l'Académie des
lnfiammati avaient cherché du côté de la Rhétorique et de la Politique
:.
Si l'helléniste Paul Manuce avait les ressources nécessaires pour intro-
duire à Rome un « frisson» nouveau, son ami Marc Antoine Muret avait
Sur commission de Pie IV, il fit d'abord, de 1563 à 1565 un cours sur
l'Ethique à Nicomaque, que son ami Denis Lambin venait d'éditer à
Venise 2~3. Avec une éloquence souriante, en latin choisi et cadencé, il
rendait droit de cité dans Rome à l'idéal aristotélicien et thomiste de la
grandeur, dont la Réforme catholique avait bien besoin pour inspirer ses
~oldats et ses orateurs. Les Exercices SpiritueLs de saint Ignace avaient
montré la voie: la magnanimité y était postulée comme le terrain naturel
le plus favorable à la réussite des Exercices, et à l'essor des vertus
héroïques chrétiennes 264.
En 1567, il se livre à l'explication des Pandectes, selon la «méthode
française» dont il retient surtout la clarté et l'élégance d'exposition;
conquête des Litterae humaniores sur un domaine que l'humanisme italien
n'avait pas encore à Rome arraché à la «barbàrie» : l'enseignement du
Droit romain 2~5.
En 1572, au seuil du pontificat de Grégoire XIII, Muret se mue en
professeur de rhétorique, et prononce devant un parterre de cardinaux
une Oratio où Morris W. Croll veut voir un manifeste anti-cicéronien qui fit
scandale 256. li est vrai qu'on y entend Muret faire avec une malice éras-
mienne le procès des maniaques du purisme lexical cicéronien. Mais à
cette date, où commence à paraître la série des rhétoriques borroméen-
nes, l'antithèse augustinienne et érasmienne res/verba est devenue un lieu
commun de la culture catholique. L'orateur se fait l'apôtre d'une grande
éloquence, animée de l'intérieur par un zèle magnanime et puisant dans
l'arsenal des sciences les armes nécessaires à la victoire sur l'hérésie.
Mais pour sa part Muret, proche de la leçon de Nizolio, se garde bien de
se départir d'un atticisme que Bembo eût golIté en connaisseur. Et c'est
bien cette forme d'humour que les auditeurs de sa leçon inaugurale, loin
des champs de bataille allemands et l'rançais, attendrnt d'un hôte aussi
raffiné.
Les rares mots de latinité tardive ou d'Eglise que Charles Dejob relève
dans sa prose font figure d'assaisonnement moderne d'un atticisme
cicéronien n'ayant pas renié la tradition de Bembo. Admettant l'exac-
titude des termes techniques, qu'ils soient scientifiques ou religieux, Muret
tire de ses prudentes audaces lexicales de quoi rendre plus «œcuméni-
que» le Tullianus stylus, sans rompre sa fluidité homogène et harmo-
nieuse, sans renoncer à l'économie des effets. jamais Muret ne prononcera
les noms de Bembo et de Sadolet qu'avec ferveur. Toute son œuvre
révèle une fidéli1é tenace, mais libérale et accueillante, à l'esprit de
l'Epistala de Imitatiane, corrigé par l'éclectisme conciliant de l'Oratar.
L'alliance entre la philosophie et la rhétorique est pour lui le principe
d'une sérénité toute classique, conciliable, comme le «gai sçavoir» de
Montaigne, avec une vue à la fois stoïcienne et chrétienne de l'homme.
Cet équilibre est remarquablement mis en lumière dans une Oralia de
1575, par laquel1e Muret inaugure un cours sur le De Providentia de
Sénèque 258. Il se justifie auprès de son auditoire de prendre pour texte
d'un cours sur l'éloquence une œuvre philosophique, où les problèmes
que se posent les chrétiens sur la justice divine trouvent un commencement
257 Scaligerana sive excerpta ex ore josephi Scaligeri per Fratres Puteanos,
Genevae, per Petrum Columesum, 1666, p. 237. Voir également p. 204-205:
« 0 le meschant latin que la Centurie de ses Epistres ... » Et p. 207: «Lipsius
est caus;'! que l'on ne fait guere estat de Ciceron. Lorsqu'on en faisait estat,
il y avoit de plus grands hommes en éloquence que maintenant.» Voir enfin,
p. 33: «Stylum Lipsianum vituperat. Mureti laudat scribendi genus." L'iden-
tification par Morris W. Croll du style de Upse et du style de Muret dans
la même caractéristique d'atticisme est donc extrêmement contestable.
258 Opera Omnia, éd. cit., t. l, p. 311-320. Il cite l'exemple de saint Jean
Chrysostome (Haee igitur vir sanclissimus non ut nunc arido et inculto dicendi
genere, sed ornato splendido, ettieaci, (usus est) et une sentence de Cicéron
(Eloquentiam esse, ait Cicero, non inanem loquendi protluentiam, sed sapien-
tiam eopiose loquentem) pour soutenir un combat sur deux fronts, contre les
théologiens, hostiles au modus oratorius, et contre les sophistes, qui le perver-
tissent. Belle continuité avec l'Oratio de philosophiae et eloquentiae con june-
lione (Venise, octobre 1557), où Muret s'écriait: «Je le vois, j'ai affaire à
deux races d'hommes, les uns n'ayant qu'un bavardage superficiel et privé de
vrai savoir, les autres cultivant une philosophie privée de beauté et d'élo-
quence» (Opera Omnia, t. l, p. 136-147). En 1575, il invoque Sénèque contre
le premier groupe et contre le second, c'est-à-dire au même titre que Cicéron
en 1557 : Quod si est qui nihil praeter verborum tlosculos et pigmenta tradunt,
minimam partem eloquentiae tradunt; si quis est cognitu dignas res adterat
et eas non vulgari neque sordido orationis genere etterat, is demum bonus
est et utilis dicendi magister habendus est ». C'est le cas de Sénèque, à la
fois grand écrivain et grand philosophe moral.
172 SECONDE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
259 Muret, Opera Omnia, éd. cit., t. Il, Oralio X1l1, p. 376 et suiv.
260 Ibid., p. 381. Pour Cosme, Muret insiste en ces termes: «Ce que le
vulgaire tient pour Fortune dans l'élévation des Princes, Cosme a montré
qu'il s'agissait de prudence et sagesse.» La lecture de Tacite est une preuve
de la sagesse du Prince, qui a su donner à Florence au moment voulu, et
quand les temps étaient venus, le régime monarchique dont elle avait besoin.
Né d'un jugement de prudence, le gouvernement de Cosme ne put être que
sage: il était prévenu contre l'erreur par les exemples de Néron et de Tibère.
MARC ANTOINE MURET 173
Un pel! plus loin, Muret affirme que les chefs d'Etat modernes n'ont rien de
commun avec les mauvais Emperenrs des Histoires et des Annales. La double
leçon de Tacite s'est exercée sur Cosme dans le même sens que celle de
l'Eglise. Le rôle de l'historien est en effet de prévenir le Prince (rendu néces-
saire par la faiblesse des hommes) contre les abus que son pouvoir comporte.
Muret rejoint, du point de vue de l'humaniste profane, le point de vue ecclé-
siastique de Botero dans sa Ragione di Siaio.
261 M.A. Muret, Opera Omnia, éd. cit., Oratio XIV, nov. 1580, p. 384.
262 Ibid. Oralio XIV, p. 390. Sur la leçon tirée par Muret du Dialogue des
Orateurs, comparer ces pages avec l'analyse du Dialogue dans Alain Michel,
Le Dialogue des Orateurs et la philosophie de Cicéron, ouvr. cit., spécialement
ch. XIIl, Eloquence et institutions, p. 50-59.
174 SECONDE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
263 Ce passage (éd. Leipzig cit., p. 402) est capital. Muret s'appuie sur
l'humanisme français pour défendre contre les dévots les plus étroits l'héritage
aes Litterae humaniores. II invoque l'exemple français pour inciter les Italiens
à ne pas laisser le flambeau du «meilleur style» cicéronien devenir le privilège
des Français. Invoquant l'autorité d'Adrien Turnèbe, il combat ceux qui vou-
draient minimiser l'importance du genre de la lettre, héritage par excellence
de la première Renaissance.
264 Tout ce passage (ibid., p. 404) anticipe sur l'lnstitu/io Epis/o/ica de
Upse, qui enregistrera surtout l'évolution du genre et lui donnera dignité et
indépendance à l'intérieur de la culture de la Réforme catholique. Voici le
résumé de ce passage: variété et universalité des sujets offerts par le genre
de la lettre; effusion d'âme entre amis; échanges familiaux, qui reconstituent
par la lettre l'intimité du foyer; affaires publiques, politiques, diplomatiques.
A la fois dans la sphère privée et publique, la lettre est un lien social, plus
spécialement réservé aux membres de la République des Lettres. Mais comme
Upse, Muret montre, en s'appuyant sur les Anciens, païens et chrétiens, que
les plus grands sujets, moraux et religieux, sont à l'aise dans la lettre. Les
ciceroniani, épigones de Bembo, se font de la lettre une idée étroite, contraire
à la pratique de Cicéron.
MARC ANTOINE MURET 175
des Princes, reçoivent le soin des affaires les plus importantes et s'ac-
croissent d'honneurs en honneurs. C'est par cette voie que, parmi d'au-
tres, Jacques Sadolet et Pierre Bembo sont parvenus à une dignité proche
de la tiare 265.
•
••
Cette position médiatrice, éminemment accordée à celle que la Ville
Eternelle est appelée à tenir dans le domaine disciplinaire et diplomatique,
devint dès la fin du XVI" siècle la doctrine officielle du Collège Romain
des Jésuites. Celui-ci, proche du Quirinal et de la Curie générale de la
Compagnie, avait lui aussi vocation médiatrice entre les différentes
" pentes» rhétoriques des diverses Assistances nationales et un rôle
de rectorat à jouer en Italie même. Le néo-cicéronianisme de Muret,
conciliant dans une juste mesure la Renaissance cicéronienne et la
Renaissance stoïcienne et patristique, était tout désigné pour conférer
aux régents de rhétorique jésuites du Collège Romain un magistère
d'arbitres en Italie, en Europe et à l'intérieur de leur Société. Ce sont
les libraires de la Compagnie qui se chargèrent de diffuser en Europe les
œuvres de Muret et publièrent ses inédits. Mais l'impulsion venait de
266 Sur Francesco Benci (1550-1 594}, voir Ch. Dejob, ouvr. dt., p. 366-367,
:nl, etc. et la Bibliotheca scriptorum S.f. opus inchoatum a RP. Ribadeneira
anno 1602, continuatum a RP. Philippo A/egambe, usquead annum 1642,
recoRnitum ad annum jubilaei MDCLXXV a Nathane/e Sotwello, Romae, 1676,
p. 214-216. La première édition de la seconde série des Orationes de Muret,
qui se trouve à la B.N., est l'œuvre de Francesco Benci: M.A. Mureli ... Ora-
liones, episto/ae, hymnique sa cri, editio nova, Ingolstadii, ex off. Davidis Sar-
torii, 1592. Le premier volume contient 26 oraliones éditées du vivant de
Muret, et avait été dédié par Muret lui-même à Scipion Gonzague. Le second
volume posthume, dédié par F. Benci au même Scipion Gonzague, contient
18 orationes, dont celles que nous commentons, consacrées à Tacite et aux
Epîtres de Cicéron. Le nombre des éditions françaises des œuvres de Mllret
est impressionnant. Mentionnons seulement les deux éditions rouennaises. Des
Préaulx, 1607,907 p. (B.N. X. 18055) et T. Doire, 1613,2 vol., 758 p. (X 18058-
18J59). Elles reproduisent l'édition d'Ingolstadt.
267 Sur P.]. Perpinien (1530-1566), voir Southwell, ouvr. dt., p. 677. Sur
les relations entre Paul Manuce et le Collège romain, voir R. Villoslada, Storia
de/ Collegio romano, Rome, 1954, p. 59-62. Sur les relations de Perpinien et
de Manuce, voir Francisci Vavassoris Societate jesu multiplex et varia poesis,
Parisiis, Vve. CI. Thiboust, 1683, p. 170-180, Petri joannis Perpiniani s.j. ali-
quot episto/ae (à P. Manuce).
268 Le Fondo gesuitico de la Biblioteca Nazionale de Rome contient d'abon-
dantes épaves des Archives du Collegio Romano, expulsé de son siège par le
gOllloernement de Victor Emmanuel 1er en 1871. Parmi ces épaves se trouvent
un grand nombre de cours de rhétorique manuscrits que leur graphie et leur
style datent du XVII' siècle. Une étude de ces cours ou fragments de cours
serait de la plus haute importance pour notre connaissance de la culture
romaine contemporaine du Bernin, de Poussin et de Mascardi. Malheureuse-
ment, le caractère fragmentaire de ces reliques rend leur étude difficile. Voir
notre bibliographie, Sources, Biblioteca nazionale, Rome.
FRANCESCO BENCI 177
les Donati et les Guiniggi 269 nfettront tout leur laient d'orateurs et de
stylistes latins dans leur enseignement. Sur la question du cicéronianisme,
la position du P. Benci dans cette pro/usio apparaît à la fois très claire et
très complexe. Elle est claire dans la mesure où il n'est nulle part question
d'imiter superstitieusement les verba, si dorés soient-ils, de Cicéron. Cha-
que élève doit se forger sa propre voie vers l'Idée du grand style oratoire,
dont la définition reste générique et susceptible d'un grand nombre
d'interprétations personnelles. Toutefois, le P. Benci ne reprend pas à son
compte les audaces de Paul Manuce, qui, interprétant Longin, préférait
un défaut d'art accompagné d'une nature douée, plutôt qu'une nature
~térile avec beaucoup d'art. Dans la triade Natura, Ars, Exercitatio, le
prudent jésuite préfère ne pas insister devant ses élèves sur le premier
terme, et mettre l'accent sur les deux derniers. La nature, à ses yeux,
n'est pas un donné, mais la récompense d'une ascèse. On ne la retrouve
dans sa splendeur originelle, avec l'Idée du meilleur style, qu'au bout
d'une quête libérant la Beauté enfouie de sa gangue terrestre. Pour lui,
comme pour Bembo, la nature est moins au départ qu'à l'arrivée:
Personne ne naît artiste, s'écrie-t-i1, mais il convient de se développer
par l'effort et le travail, l'exercice quotidien consacré à polir jusqu'à la
perfection la forme de son style, si bien qu'en définitive l'art lui-mêmc
devienne nature.
•
••
Liée à la Ratio, toute une gamme d'ouvrages vient contribuer à sa
mise en œUvre et à son exégèse. C'est le cas des beaux «manuels» du
•
••
Jésuite ligueur, longtemps associe aux guerres civiles françaises,
Possevin apporte à Rome ce que l'on pourrait appeler « l'esprit du
front >'. Mais après la conversion d'Henri IV, la situation politique et
religieuse en Europe tend à se stabiliser au profit de l'Eglise romaine,
et la tension de la croisade catholique, en particulier à Rome, semble
diminuer. En 1607, les Jésuites remportent sur le plan doctrinal un succès
•
••
La prétention, sensible chez Possevin, d'accorder au prêtre « réformé »,
détenteur du magistère de la Parole divine, une autorité critique sur
l'éloquence profane, n'est pas le privilège des Jésuites. Elle découlait
logiquement de la hiérarchisation, si bien orchestrée dans la Sylva loco-
rum de Louis de Grenade, entre les « sources» sacrées et les « sources»
profanes de l'éloquence, et de la supériorité de l'Orateur sacré sur ses
COllègues laïcs. A cet égard, l'œuvre de Louis Carbone, professeur de
théologie à Pérouse, annonce l'éclosion des rhétoriques jésuites du
287 Préface au lecteur: Deinde, ... hic meus labor non soil/m ... sed eliam
profanis or%~~ribus el omnibus eloquentiae comparandae studiosis usui fuisse
po/ait. C'est la première fois, il notre connaissance, qu'une rhétorique ecclé-
siastique nivelle à tel point éloquence sacrée et éloquence profane.
288 On retrouve chez Louis Carbone les thèses de Marc Antoine Natta (voir
note 162) sur l'infériorité littéraire des Ecritures saintes. Deus permisit, écrit
notre auteur, ut sui scriptores in/erdum minorem curam haberent verborum,
ut nos de ceret majorem rerllm et veritatis, quam verborum et collcinnitatis
habendam esse ra/ionem ... Et sane, divini spiritll libertatem non decebat ut
penitus humanae eloquentiae legibus inservire/. Mais ce qui était vrai des
auteurs inspirés, ne l'est plus pour les modernes prédicateurs, qui doivent
posséder à fond les règles de leur art. Celui-ci doit toutefois rester dans les
limites d'une éthique chrétienne.
289 Ibid., p. 8: pour incarner la beauté vertueuse dl! discours chrétien,
Carbone déclare: ejusmodi erit, si veluli Es/her ad gloriam Dei ejusque populi
incolumitalem suae ([ormae) ornabit. On se souvient (voir note 281) que
Posscvin faisait de Judith, trompant Holopherne et l'égorgeant, l'allégorie de
l'éloquence militante. Le glissement de la véhémence vers la douceur est très
sen~ible dans ce changement d'héroïne. Des textes comme ceux-ci nous rap-
pellent que pour les hommes du xv Il' siècle, les figures féminines de l'histoire
sainte et profane seront souvent des allégories, et des allégories de l'Eloquence.
L'interprétation des personnages féminins de Corneille, et même de Hacine,
doit en tenir compte. Voir à ce sujet nos études sur les tragédies latines du
Jésuite Stefonio (Bull. Ass. Guillaume Budé, et Les Fêles de la Renaissance,
t. Ill) et sur l'allégorisme dans la critique littéraire (Actes du Colloque Critique
et Créa/ion littéraires au XVII' siècle, Paris, C.N.R.S., 1977, p. 453-472).
LOUIS CARBONE 185
nes. Même doctrine, chez les scolastiques et chez les Pères: mais les uns,
à l'état de vérité nue, chez les autres parée de variété, munie d'armes,
«telle que les Anciens peignirent Minerve, Déesse de la Sagesse» 290.
Sous cette forme, la vérité pénètre mieux dans l'esprit des foules (ad
populum efficacior).
D'un côté la Sophistique coupable, la Grande Prostituée de l'Apoca-
Iypse; de l'autre l'Eloquence innocente et chrétienne, qui réconcilie
voluptas et virtus. Il en va de même pour la poésie: Mantuano, Vida,
Sannazar, après Prudence, ont lavé les Muses impures des Gentils dans
les eaux du Jourdain 291, et rendu possible une Poésie innocente et chré-
tienne. Le discours chrétien peut donc recourir à l'ornement, au même
titre que les Temples du Seigneur aux vases sacrés et statues. Dans les
deux cas, le principe de l'aptum, de la convenance avec la sainteté des
choses divines, doit être respecté.
POllr Louis Carbone, !'éloquence chrétienne est donc une conquête
perpétuelle sur sa rivale, l'éloquence païenne et sophistique. Elle ne doit
pas lui être inférieure en beauté: traitant d'une manière divine, chaste,
saine, pure, claire 292, elle est l'ennemie de la grossièreté, de la rusticité
et de la négligence paresseuse. Mais elle refuse de recourir aux moyens
captieux et sensuels de l'asianisme. Le genre et le style épidictiques qui
font étalage de fleurs, de bijoux, de fards, lui sont étrangers. Elle ne
porte pas de masque et montre avec candeur son visage. Difficile colla-
boration entre l'inspiration divine, et le sens du naturel 293, pour plaire
sans séduire et assaisonner juste assez pour rendre les mets agréables au
goût (apte ad gustandum), sans délectation désordonnée .
•
••
Avec Carbone, la Rhétorique sacrée prend conscience d'avoir fait
lenaitre une esthétique chrétienne, qui peut guider non seulement le pré-
dicateur, mais l'écrivain profane. Les Jésuites, qui formaient dans leurs
Collèges aussi bien de jeunes laïcs que de jeunes lévites, et qui avaient
calculé leur Ratio s1udiorum en fonction de cette double finalité, n'allaient
pas tarder à tirer le plus grand parti de cette découverte. Mais ils vont
interpréter le magistère proprement critique conquis par le prêtre ~ réfor-
mé» dans un sens beaucoup plus conciliateur que celui que nous ren-
controns chez Louis Carbone.
A peu d'années de distance, en 1612 et 1617, deux professeurs de
rhétorique du Collège Romain, le P. Carlo Reggio et le P. Famiano St rada
publient, l'un son Drator Christianus, l'autre ses Prolusiones Academicae.
Beau diptyque, dont un panneau traitait l'éloquence sacrée et l'autre
l'éloquence profane. Mais entre eux, un point commun: la référence privi-
légiée à Cicéron. Comme pour unifier la double vocation de la pédagogie
jésuite et pour manifester le magistère universel de l'Ordre sur l'ensemhle
de la culture catholique, ce cicéronianisme dévot est contraint à un double
et délicat sacrifice: le P. Reggio incline l'éloquence sacrée vers la tradi-
tion du cicéronianisrne italien et assourdit quelque peu les références
augustiniennes, propres aux rhètoriques sacrées; le P. Strada, se posant
en législateur des lettres profanes, est plus discret encore: le De Doctrina
Christiana n'est plus présent qu'à titre de «traces» esthétiques dans sa
doctrine oratoire.
•••
En 1612, le P. Carlo Reggio publie à Rome un fort in-quarto intitulé
Drator Christianus 294 qui est à coup sûr la plus vaste rhétorique ecclé-
siastique publiée jusque là, avant que les Jésuites français, le P. Caussin
et le P. de Cressolles, quelques années plus tard, ne fassent plus long et
plus abondant encore. L'ouvrage était dédié à saint Paul en personne.
295 Orator christianus, 1. V. ch. IV, Quanam sil vera et falsa eloqllenfia.
Le P. Reggio identifie la position des adeptes du style floridus et comptus,
propre au sophista et au coquinarills rhefor, à celle de Marcus Aper dans le
Dialogue des Orateurs. Les développements qui suivent se trouvent au ch. V.
188 SECONDE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
bon goût, bien qu'il exclue les extrêmes, rugosité diatribique et faste
déclamatoire, n'est pas étroit: il dépend du jugement de l'orateur, formé
par la culture.
Ainsi apparaît un nouveau decorum de l'art d'Eglise moins tendu,
moins anxieux, moins austère, plus accueillant aux riches ressources de
l'art oratoire antique, et plus acceptable par une société profane tournée
désormais vers le luxe et vers la paix .
•
••
Ce sens d'un équilibre difficile et délicat entre la finalité chrétienne
de l'éloquence et l'ornement nécessaire à sa réception, se retrouve à un
souverain degré chez le P. Famiano Strada dont les Prolusiones Acade-
micae, publiées à Rome cinq ans plus tard, en 1617, s'adressent de
préférence aux écrivains profanes 800.
L'autorité dont jouit aussitôt le livre établit celle de son auteur 801,
que son enseignement au Collège Romain avait déjà fait apprécier d'une
petite élite d'initiés, ses anciens élèves. Le bonheur du P. Strada voulut
Que l'un d'entre eux, Maffeo Barberini, devînt pape sous le nom d'Ur-
bain VIII en 1623. et qu'un autre, Muzio Vitelleschi, devînt Général des
Jésuites en 1615. Ami intime, conseiller écouté en matière de beau style
de ces deux puissances eCclésiastiques, et de tout ce qui compte dans la
Curie, le P. Strada exerce désormais à Rome un véritable pontificat
rhétorique 802, comparable seulement à celui qu'avait exercé brièvement
un Bembo sous Léon X, et qu'exercera quelques années plus tard un
Chapelain sous Richelieu.
•
••
Traité de critique cicéronienne, les Prolusiones Acadenzicae concernent
autant les lettres profanes en langue vernaculaire que les lettres néo-
latines: il s'agit en fait, complétant l'autre avec toutes les séductions de
l'urbanitas, d'une Ratio studiorum pour adultes, à l'usage d'une élite
latine de la culture et de la responsabilité, et visant à conférer au cicéro-
nianisme romain le prestige que Lipse avait cru réserver à son inzitatio
adulta d'érudit du Nord.
De la Ratio, ce livre tient son double aspect: directives négatives, ce
qu'il faut éviter; directives positives, l'idéal à poursuivre. De la Ratio,
elle tient aussi sa visée universelle: tous les ordres des Belles-Lettres
humanistes sont envisagés, genres oratoires, genres poétiques, genres dra-
matiques, genres historiques. Nous laisserons de côté la poésie et le
drame, pour nous contenter d'étudier ici la doctrine du P. Strada dans
l'ordre oratoire. En fait, celui-ci commande les autres; c'est par une
prolusio oratoria que commencent les deux premiers livres, et l'esthétique
qu'elles définissent sert de paradigme sur lequel se déclinent la poésie,
la dramaturgie et l'histoire. Nous sommes ici dans un univers où Cicéron
est roi, et la rhétorique, regina animorum, la clef du système des arts.
Dans la Prolusio prima du L. 1 307 , le P. St rada traite de l'importance
respective des trois facultés oratoires, Mémoire, Invention, Jugement. On'
se souvient du peu d'importance que revêtait l'invention dans le système
rhétorique de Cortesi et de Bembo. On attend donc avec curiosité de
savoir comment le P. Strada, qui désigne Bembo parmi les ancêtres du
cicéronianisme jésuite, va traiter cette question délicate.
Après avoir fait allusion à de modernes asianistes, qui croient pouvoir
attribuer la responsabilité de l'éloquence à la seule imagination, ou à des
cicéroniens scolaires qui veulent privilégier la seule mémoire, le distingué
Jésuite rappelle les uns et les autres au respect de «la fine pointe de
l'intelligence et de la raison, organe majeur de la royauté de l'âme»
(intelligentiae et rationis acumen, hoc est princeps dominantis animi pars)
et de la saine doctrine d'union de la Sagesse et de l'Eloquence, fondée par
Socrate et restaurée par Cicéron.
Sur ce rappel des bons principes, le P. Strada s'engage alors vraiment
dans son sujet. Et il apparaît alors clairement que son véritable propos
est de saper l'influence du Juste Lipse de l'lnstitulio epistolica, et de tous
***
Qu'est-ce donc que cet ingenium, privilège de ces ingeniosi qui se
veulrnt l'élite des hommes? Le P. Strada, de façon caractéristique, le
définit moins dans ses sources et son essence que dans ses effets: la
réussite oratoire en toutes circonstances. Ainsi affilié au Grand Œuvre
cicéronien de persuasion oratoire, l'ingenium peut être accueilli par le
P. Strada comme un des principes de la Parole. Les trois finalités de
l'éloquence exigent en effet de l'ingenium: le doeere exige l'invention
308 Ibid., p. 31
FAMIANO STRADA 195
309 Ibid., p. 33. Cette prudence, cette sagacitas judicii, serait inutile si
l'on pouvait s'en remettre à des règles fixes, en faisant ahstraction de la variété
des talents et de la multiplicité du monde. «Mais comme le nombre et la muta-
bilité des choses n'ont pas de limites, comme la variété des rôles ne peut être
enfermée dans une quelconque classification, comme la houle du temps n'admet
pas toujours la même conduite, comme les mœurs humaines sont variables et
même se contredisent d'une heure à l'autre, il faut que l'industrie de l'Orateur
se tienne en éveil, et observe attentivement même les plus minces détails de
ce qui l'entoure, qu'il ne néglige rien et qu'il ait des yeux de tous côtés. »
310 Ces pages du P. St rada sont une variation sur les thèmes du De Oratore
que nous avons analysés plus haut. Les orateurs sont la Philosophie en action,
ce sont des «Prométhées» qui maintiennent le feu divin parmi les tempêtes
humaines (p. 34).
311 La péroraison du P. St rada s'achève sur l'identification de l'orateur à
Ulysse, p. 37. C'est bien a:.J rusé Ulysse, mais dans un sens cette fois très
péjoratif, que les ennemis de la Compagnie comparent le «sophiste loyoli-
tique ». Voir par exemple ).-A. de Thou, préface à l'Historia sui temports.
196 SECONDE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
•••
Dans la Prolusio prima du L. II 812, le P. St rada s'attaque cette fois à
la doctrine stylistique des «ingénieux» atticistes et anticicéroniens. Ici
encore, quoique d'un autre point de vue, celui de l'elocutio. il vise avant
tout sans la nommer l'lnstitutio de Lipse. Il se refuse à admettre la réduc-
tion de l'éloquence à un seul style, et réaffirme avec vigueur, sous le voile
d'une allégorie homérique, la doctrine cicéronienne de la tripertita
varie tas :
Pour ma part, je trouve chez Homère les trois modes de l'Eloquence
signifiés dans les trois héros, Ménélas, Nestor et Ulysse; au premier, le
poète donne une expression brève, prompte et sans rien de superflu; il
dit du second que de sa bouche jaillit un discours plus doux que le
miel: au troisième, il attribue une éloquence capable d'échauffer les âr.1e.'
comme des neiges d'hiver, à la fois abondante et impétueuse. Je reconnais
là non seulement trois personnages de l'Iliade, ce théâtre du bien dire
et du bien écrire (n'est-il pas évident que les trois styles, le bas, le
médiocre et le sublime sont évoqués dans ces trois héros homériques?)
mi!Ïs j'observe des signes particuliers, et comme des traits du visage, qui
disti!'guent Ulysse de Ménélas, et celui-ci de Nestor, comme l'Orateur de
l'Historien, et le Poète de l'un et de l'autre 3\3.
312 P.A. éd. cit p. 185-210; elle est intitulée: De stylo oratorio: et an
aC/lmina dictorum vellicantesque sententiae Oratoribus usurpanda sint.
313 P.A. éd. cit. p. 188-189.
314 Posthumae Bernardini Stephonii epistolae, eum egregio tracfatu de
triplici stylo, Romae, sumpt. Tinassii, 1677, in-32°, 292 p. Le P. Stefonio, long-
temps régent de rhétorique au Collège romain, fut le plus grand dramaturge
de la Société de Jésus. Voir nos études sur son œuvre dramatique dans les
Fêtes de la Renaissance, Paris, C.N.R.S., 1974, p. 505-524, et dans Actes du
Colloque Guillaume Budé, Paris, Belles Lettres, 1974, p. 399-412.
fAMIANO STRADA \97
par Cicéron genus grande ou gentls grave, et que le P. Strada, pénétré
aussi de Longin, appelle genus sublime.
On peut s'étonner que le P. Strada, à tant d'égards l'héritier de Pietro
Bembo, revienne à la friperfifa variefas que l'auteur de l'Episfola de
Imitafione passait sous le silence pour exalter l'Unité du Beau et le seul
Tullianus sfylus, reflet de cette unique beauté. On peut aussi s'étonner
que, se posant en continuateur de Marc Antoine Muret, il rende à l'élo-
quence orale le rôle de norme et résumé de tout discours: Muret, on l'a
vu, faisait du genre écrit de la lettre (comme c'était d'ailleurs déjà le cas
chez Bembo) la norme et le résumé de l'éloquence profane moderne.
Entre Bembo et le P. Strada, il y a eu la floraison des rhétoriques
ecclésiastiques, et la Renaissance de l'éloquence sacrée. Et la différence
entre le P. Strada et Muret, c'est que le second, dans ses Orationes
finales, excluait de sa méditation l'éloquence de la chaire pour étudier le
statut de l'éloquence profane, ayant son ordre à part dans les sociétés
monarchiques modernes; tandis que le premier, pour légiférer sur l'élo-
quence profane, ne peut se passer du prestige que confère au prêtre
« réformé» le sacerdoce de la Parole. Faire de l'éloquence orale (la seule
qui subsiste en régime monarchique est l'éloquence sacrée) le sommet et
la norme de toute la hiérarchie rhétorique, c'est pour notre Jésuite, et
pour son Institut, le seul moyen d'exercer, au nom de cette supériorité
uratoire, un magistère d'arbitrage critique et de tutelle sur les lettres
profanes. Pour le P. Strada, l'Histoire, la Poésie, et la prose profanes ont
pour régente la Rhétorique ecclésiastique. Avec délicatesse, sans crier
gare, il a introduit au cœur de la discussion sur le style le genus sublime
qui, nous en aurons d'autres preuves, est pour lui le privilège du Praedi-
cator Verbi Dei.
Si l'on rapproche ce glissement subtil de celui qu'opérait cinq ans plus
tôt le P. Reggio dans son Orator christianus, on obtient une betle défi-
nition de ce que l'on a appelé le Baroque romain: l'imprégnation de l'art
profane par les catégories de la rhétorique ecclésiastique, en même femps
que l'évolution de celle-ci vers le style « agréable, élégant, fleuri» et le
cicéronianisme dévot du P. Reggio. Le ciel s'incline avec bienveillance vers
la terre, et en échange la terre doit s'efforcer de refléter le Ciel.
*
**
plaît aux aspérités et aux dissonances 815. La seconde famille nous inté-
resse ici davantage, puisqu'il s'agit des écrivains de l'école de Giambat-
tista Marino, la pointe la plus profane des Lettres italiennes d'alors. Sans
jeter l'anathème sur ces poètes de la délectation, disciples modernes de
l'alexandrinisme d'Ovide et de Nonnos, le P. St rada les traite néanmoins
de haut, avec l'indulgence du magister qui sait reprendre avec douceur.
Leurs défauts sont inverses de ceux des érudits: imaginatifs, ils déploient
un feu d'artifice d'esprit, ils parsèment leur prose et leurs vers de pointes
brillantes, ils s'attachent à séduire leur lecteur par la suavité, à l'éblouir
par la virtuosité. Ces asianistes méridionaux font pendant aux atticistes
rugueux du Nord dans une belle symétrie des extrêmes qui révèle, par
un double symptôme, la même décadence de l'Eloquence. Point d'indigna-
tion toutefois chez notre Maestro di retforica: les atticistes nouveaux
ne sont point sans mérite, leur langue est pure et chaste, et ils ajoutent
à cette pureté l'aiguillon du raisonnement; mais à force de contention,
ils tombent dans une sévérité et une tristesse qui, non sans analogie avec
la sécheresse épineuse du modus scllOiasticus, sont plus séantes à la
philosophie qu'à l'éloquence. Quant aux asianistes nouveaux, leur heu-
reuse fécondité, au contraire, rayonne, étincelle, étonne, et emporte l'admi-
ration de leur auditoire. Malheureusement, cette volubilité mélodieuse
sonne creux: elle peut plaire à la foule ignorante, aucune solidité morale
ne soutient en dernière analyse, cette surface chatoyante et captieuse de
mots. Or Cicéron lui-même a prononcé qu'il préférait encore une sagesse
m<:igre, et peu éloquente, à une loquacité abondante et vide.
Et le P. Strada de se lancer, entouré par ses interlocuteurs de la Villa
Matraria, dans une disputatio en règle sur le problème des acumina
asianistes (pointes, ou concetti), frères ennemis des sententiae (traits,
pensées) chères aux « atticistes » du Nord 316. La conclusion, qui ne sau-
rait surprendre de la part de Cicero redivivus condamne le marinisme
italien avec une sévérité qui n'a rien à envier à celle de Boileau contre le
« clinquant» et le «faux-brillant ». Les amateurs de concetti sont com-
parés à des marchands à la criée, qui lassent le chaland à force de vouloir
l'éblouir 817.
Il ne faudrait donc pas croire que le P. Strada disserte dans l'abstrait.
Ses catégories critiques, même si elles dédaignent toute référence précise
à l'actualité des lettres contemporaines, décrivent assez finement les
orientations de l'esthétique oratoire italienne, voire européenne, de cette
période. Le seul auteur moderne qui ait consenti à prendre le P. Strada
au sérieux, Ezio Raimondi, l'a montré de façon convaincante 318. Ces caté-
gories critiques étaient si justes qu'elles conservèrent toute leur valeur
315 Ibid., p. 191. «Ils pensent que leur composition est virile et énergique,
si elle heurte l'oreille par ses ruptures de rythme.»
316 ibid., p. 195. Après le genus severum et triste, le genus liberalius, splen-
dide, hi/arius: celui-ci pèche par un excès d'orna/us, de peracutis sen/entiis.
317 Ibid., p. 204.
318 Raimondi, Ana/omie seicentesche, ouvr. cit. Cv. note 301).
FAMIANO ST RADA 199
319 Sur Virgilio Malvezzi. voir plus loin. Son premier ouvrage, les Discorsi
sopra Cornelio Tacifo furent publiés à Venise en 1622. Ils appartiennent à la
veine « lipsienne» de l'éloquence catholique, que le P. Strada connaît fort
bien, et où il voit un excès atticiste, moins grave toutefois que l'excès inverse,
asianiste et mariniste.
321) Sur Pier Francesco Minozzi et Giov. Battista Manzini, voir plus loin.
Le premier publie son recueil Delle libidini dell'ingegno à Milan en 1636. Le
second publie ses Furori della gioventù, esercitii rhetorici à Rome en 1633.
Tous deux apparti<mnent à la veine « asianiste» et mariniste de la prose ita-
lienne, que le P. Strada avait vu poindre avec Panigarola et Marino. Mais
ces jeunes sophistes admirent aussi Malvezzi. Le théoricien de cette sophistique
profane sera l'ex-jésuite Emmanuele Tesauro.
321 P.A., éd. cit. p. 204.
322 P.A.. éd. cit. p. 208-209.
200 SECONDE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
325 Une grande partie du sel de ce passage du P. Strada, une fois reconnus
dans les effets de l'Optimus stylus ceux des Orationes de Christi domini morte,
vient du fait qu'il est une réponse implicite à la longue et sévère critique
qu'Erasme avait faite, dans le Ciceronianus, de l'éloquence sacrée cicéronienne
(Mesnard, p. 300-303).
202 SECONDE RENAISSANCE CICÉRONIENNE
•••
Aussitôt monté sur le trône de Pierre, Maffeo Barberini ne déçut pas
ses amis. Dans son rôle de mécène des lettres et des arts humanistes, le
pape florentin fut secondé par ses neveux Francesco et Antonio, le pre-
mier surtout. Antonio était probablement, comme son oncle, ancien élève
des Jésuites romains 329.
Un des premiers soucis des Barberini fut d'honorer ou d'attirer à
Rome tout ce que l'Italie et l'Europe pouvait compter d'ingegni, dans
l'ordre de l'érudition et du beau style. On nomme secrétaire aux Brefs
le poète Giovanni Ciampoli. On nomme Maître de la Chambre pontificale
le poète Virginio Cesarini, un des principaux membres de l'Académie des
Lincei. Le cardinal Francesco fit venir à Rome, sur la recommandation de
Peiresc, l'érudit Lucas Holstenius, et il nomma un des plus remarquables
écrivains de l'époque, Agostino Mascardi, professeur d'éloquence à la
Sapienza.
Dès son élection, le Pape créa une Congrégation pour la réforme du
Bréviaire romain, où il fit entrer trois des plus brillants professeurs de
rhétorique jésuite à Rome, le P. St rada, le P. Galluzzi, et le P. Pelrucci.
Aidés par le Pape en personne, ils cicéronianisèrent avec goût les
hymnes du Bréviaire, dans un esprit de respect pour ces textes vénérables.
Nous avons du mal à nous représenter aujourd'hui ce que fut une cour
d'Ancien Régime 330. A la fois Olympe social, dont tous les rites tendent
à distinguer les élus du vulgaire, et résumé du «Monde », au sens péjo-
ratif et chrétien, où les passions les plus cruelles sont à la fois contenues
et stimulées par la passion de paraître. Mais de toutes les cours, celle de
Rome fut à coup sûr un des alambics les plus étonnants d'humanité civi-
lisée. Elle connut au XVII' siècle, sous Urbain VIII, une sorte d'acmê.
Toute cour est un prodige d'artifice. Mais la cour sacerdotale romaine,
entièrement masculine, ayant pour langue officielle le latin, langue morte,
langue sacrée, langue savante, est infiniment plus éloignée de la «Na-
ture:& et de l'Arcadie pastorale que n'importe quelle autre cour profane.
Elle conjugue les traits accoutumés d'une cour monarchique, où politi-
329 Maffeo Barberini avait été élève du Collège Romain (Pastor, Storia dei
Papi, éd. cit. t. 13. p. 248). Sur Francesco et Antonio, les cardinaux-neveux,
voir Dizionario biogralico, t. 6, p. 172 (Francesco avait été formé par l'Uni-
versité de Pise) et p. 166 (Antonio né et éle\'é à Rome, organisateur des fêtes
du centenaire de la Compagnie de Jésus, a certainement été un élève du
Collège romain; son goût pour le théâtre en est un autre indice).
330 Voir l'ouvrage de Norbert Elias, La société de Cour, Paris, Ca!mann-
Lévy, 1974, et surtout dans The Courts 01 Europe, ed. by A.G. Dickens, Londres,
Thames and Hudson, 1977, p. 233 et suiv., Jlldith A. Hook, « Urban VIII, the
paradox of a spiritual monarchy».
AEDES BARBERINAE 205
que, diplomatie et vie pnvee sont intimement mêlées, avec ceux d'une
académie humaniste, ses fêtes oratoires, théâtrales et musicales, ses
préoccupations littéraires et érudites, et avec ceux d'un couvent, ouvert
sans doute plus que d'autres aux visites et au brouhaha du monde,
mais dont l'existence est rythmée en définitive par les rites de la journée
ei de l'année chrétiennes. Activités 'politiques et diplomatiques, exercices
de piété, délassements doctes y coexistent en une synthèse d'une saveur
unique, où les contradictions de la vie chrétienne dans le monde sont
érigées en principe de société.
Les aspects humanistes et académiques de la vie de cour à Rome
n'ont pas seulement des finalités de prestige, tournées vers l'extérieur.
Divertissement aux charges de plus en plus lourdes du pouvoir, délasse-
ment aux mélancolies de la prière et de la vie de piété, ils servent d'atté-
nuation esthétique aux tensions cachées de cet étrange rassemblement de
célibataires doctes.
La rhétorique, comme art de plaire, encore plus que comme art de
persuader, est chez elle à la Cour de Rome, où de toutes façons la langue
latine exige de chacun des dignitaires une formation oratoire savante.
Les prédications comme les Orationes de Christi domini morte, y sont
aussi des chefs-d'œuvre d'art oratoire « démonstratif ». Et ,'art de l'éloge
y trouve encore à s'exercer sur la personne du Souverain Pontife et de sa
famille.
Cette encomiastique pontificale, qui renouvelle le cicéronianisme auli-
que condamné par Erasm~ en 1528, trouve son chef-d'œuvre dans un des
plus beaux « livres d'art" du XVIIe siècle, les Aedes Barberinae du Comte
Teti, publié à Rome en 1641 831 • Cet ouvrage nous introduit au cœur de
l'académisme ecclésiastique romain, et des pompes oratoires par lesquelles
il voile aux yeux du monde extérieur, et se rend supportables à lui
même les conflits inhérents à une culture humaniste et chrétienne, à un
pouvoir politique et religieux. Il y a une part de jeu dans ce bel exercice
de flatterie: mais ce jeu même est une pièce essentielle, et en un sens
fort sérieuse, de l'équilibre délicat d'une société de cour.
Dédié aux petits-neveux du Pontife, les fils du Prae/eetus Urbis
Taddeo Barberini, l'ouvrage accompagne ses hypotyposes de superbes
planches gravées, signées des plus grands noms de l'art romain d'alors.
Il est suivi d'un recueil de poésies latines et italiennes intitulé Purpurei
Cycni, guirlande d'éloges offerte au pape par les cardinaux italiens de
la Curie. L'ensemble constitue une modèle de cette éloquence «démons-
•
••
Au moment où paraît l'ouvrage du comte Teti, la politique de la
Curie romaine s'efforce plus que jamais, et non sans oscillations, de tenir
la balance égale entre la France et l'Espagne en guerre 343. Si le cardinal
•••
Les Aedes Barberinae trahissent en fait une influence française, mais
qui n'a rien de commun avec le classicisme académique selon Conrart et
Chapelain. Sous le vernis cicéronien (qui se limite en fait à la delecfio
verborum) ce livre cache mal ses inspirateurs véritables, les Tableaux
de Philostrate 344 et l'imitation q\l'en avait faite Marino dans sa Gale-
ria 345. La molle suavité du style périodique, l'abondance des descriptions
nistes. Sur ce dernier point, voir dans C. Rizza, Peiresc e [,/falia, Torino,
Giappichelli, 1965, l'étude sur la correspondance Peiresc-Francesco Barberini.
Sur l'aspect diplomatique des relations entre la Cour barberinienne et la cour
de France, voir A. Leman, Richelieu et Olivarès, Lille, Facultés catholiques,
1938 (Sorb. L 209 (49), 8') et Urbain V/II et la rivalité de la France et de la
Maison d'Autriche, Lille-Paris, 1919 (Sorb. Hf uf 81 a (892), 8'). Les efforts
de la Cour papale, et surtout du cardinal Francesco, tendent à réconcilier les
deux grandes nations catholiques; le cardinal Antonio est nommé co-pro-
tecteur de la France à Rome en 1634; et en 1641, année où paraît le livre du
comte Teti, deux ans après la victoire de Brisach sur les Impériaux, Rome
ménage plus que jamais Paris, sans pour autant chercher à faire de la peine
à Philippe IV et Olivarès.
344 Le succès de Philostrate (ou plutôt des Philostrate) semble bien avoir
pour origine la traduction par Blaise de Vigenère des Images ou tableaux de
platte peinture dont la première édition parue à Paris, chez N. Chesneau, en
1578, connaît de nombreuses rééditions, et en particulier celle, in-folio et super-
bement illustrée, procurée par Thomas Artus, sieur d'Embry, à Paris, Vve Abel
l'An~ellier, 1614. Nous reviendrons au chapitre suivant sur ce livre, qui méri-
terait à lui seul une étude, au titre de rhétorique «maniériste ~ dont l'influence
européenne fut immense.
345 G.B. Marino, La Galeria, Venise, 1619. V.G. Ferrero, Marino e i mari-
nisti, Riccardo Ricciardi, Milano-Napoli, 1954, p. 9, p. 573 et suiv. De ce
volume sont curieusement exclus les Dicerie sacre et les prosateurs marinistes,
dont l'influence en France ne semble pas avoir retenu l'attention des chercheurs.
L'ASIANISME OVIDIEN : MARINO 213
3~4 La seconde sophistique est avant tout marquée par le triomphe du genre
épidictique, et donc du «style moyen» qui correspond au mode de l'éloge.
V. outre la bibliographie de la note 346, Vincenz Buchheit, Untersuchungen zur
Theorie des Genos epideiktikos, von Gorgias bis Aristote/es, Miinchen, M. Hue-
ber, 1950. On étudiera au chapitre suivant la place du genre épidictique dans
les rhétoriques jésuites sous Louis XIII en France.
3~~ Sur ces &ux œuvres de Juste Lipse, voir Jean Jehasse, ouvr. cit. L'ex-
posé des «bienfaits et miracles" de la Vierge de Halle et de celle de Montaigu
est fait par Lipse à la première personne, et sur ce ton d'enthousiasme convenu,
qu'on dirait presque forcé, qui est caractéristique des Discours sacrés d'Aris-
tide. Nous laissons aux spécialistes de Upse le soin de confirmer cette intui-
tion.
L'ATTICISME SÈNÈQUIEN: MALVEZZI 217
sacrés dédiés à Asclépios 356. C'est encore au rhéteur grec du II' siècle
qu'il faut songer comme modèle pour le De magnitudine romana de Lipse,
qui rappelle étrangement le chef-d'œuvre d'Aristide, le Discours «A la
gloire de Rome» 357.
Cette version « atticiste» du style moderne trouva en Espagne, terre
aristocratique par excellence, patrie de Sénèque et de Lucain, d'illustres
et nombreux adeptes au XVII' siècle. En Italie, il trouve au début du
XVIIe siècle un interprète de premier ordre, le marquis Virgilio Mal-
vezzi 358. Tout destinait celui-ci à servir d'antithèse à Gambattista Marino.
De haute noblesse, il appartenait à une famille traditionnellement liée à
l'Espagne et à une ville, Bologne, où un cercle de « sénéquiens» entre-
tenait une atmosphère intellectuelle insolite en Italie. Tandis que le napo-
litain Marino connut à Paris son acmê de sophiste de cour 359, c'est à
356 Sur les Discours sacrés d'Aelius Aristide, voir A. Boulanger, ouvr. cit.,
p. 162 et suiv. Dans ce «recueil d'évidences divines », le sophiste grec se
prend lni-même pour exemple et témoin des bienfaits, et des miracles du Dieu
sauveur, Asklépios, et des merveilles de son sanctuaire, à Ephèse.
351 Justi Lipsi Admiranda sive de Magnitudine romana, libri quattuor,
Parisiis, Apud Robertum Nivelle, 1598 (v. J. Jehasse, ouvr. cit., t. Il, p. 431 et
suiv.). juste Lipse y cite par deux fois (p. 193 et 196) le Panégyrique de Rome
d'Aelius Aristide. La comparaison entre les deux œuvres serait du plus vif
ir:térêt pour mettre en évidence le style de l'éloge tel que le conçoit juste Lipse,
où les Figurae d'Aristide sont remplacées par des citations d'autorités, telles
que Tacite, Sénèque, Dion Cassius, etc. Aristide célèbre l'Empire romain tcl
qu'il l'a sous les yeux, tandis que juste Upse plaide la cause de la civilisation
impériale, qu'il oppose à noslra Europa misera, quae jaclalur assiduis bellis
lIul dissidiis, du fait de l'absence d'un principe unificateur. Son Œllvre a donc
I.!ne portée polémique (contre la Cité de Dieu de saint Augustin, en particulier)
et apologétique, qui suppose un effort d'érudition, de remontée aux sources.
Mais l'enthousiasme de l'érudit moderne, stimulé par la nostalgie, n'a rien il
envier à celui du rhéteur du II' siècle.
353 Sur Virgilio Malvezzi (1595-1654), voir Benedetto Croce, Nuovi saggi
sulla lefteralura italiana deI Seicenlo, Bari, Laterza, 1931, p. 95-109, Sloria dell'
età barocca in Italia, Bari, Laterza, 1930. Voir Lettres de Chapelain à Spanheim
(1659), dans Tamizey de Larroque, Paris, 1883, t. Il, p. 75 et p. -15. Voir
enfin et surtout Ezio Raimondi, Lelteralura barocca, ouvr. cit., ch. Pole mica
inlorno alla prosa bar oc ca, p. 175-248. Sa première œuvre: les Discorsi sopra
Cornelio Taci/o, Venise, M. 'Ginami, 1622. Dans l'épître aux lecteurs, Mal-
vezzi développe les thèmes posés par Muret dans son Oratio Xln : autre-
fois, dit-il, au temps des Républiques italiennes, on discourait sur Tite Live;
maintenant, au temps des Princes, leur nature, l'astuce de leurs Courtisans,
s'apprennent chez Tacite. Comme Muret, Malvezzi insiste sur le fait que Tacite
a vécu sous Trajan et Nerva, optimi principes, et que ses peintures noires
étaient destinées à empêcher le retour des Nérons et des Tibères. L'effet de
l'histoire selon Tacite est donc, comme la tragédie selon Aristote, la purgation
des pas3ions, mais celles des princes, non celles du peuple. L'ouvrage s'inspire
de Justi Lipsii Liber commenlarius ad Comelli Taciti Annales, Anvers, 1581.
Entre l'ouvrage de juste Upse et celui de Virgilio Malvezzi, il faut citer un
important chaînon intermédiaire, les Discorsi sopra Cornelio Tacilo, Florence,
1594, de Scipion Ammirato.
369 Sur le séjour parisien de Marino, voir outre C.W. Cabeen, L'influence
de O.B. Marino sur la littérature française dans la première moitié du XVll'
siècle, 1904, et les travaux de Cecilia Rizza qui corrigent cette thèse ancienne,
l'ouvrage de M. Guglielminetti, Tecnica e invenzione nell'opera di O.B. Marino,
Messine-Florence, d'Anna, 1964, ch. Marino e la Francia, p. 134-205.
218 SECONDE RENAISSANCE CICÉRONiENNE
Madrid, à la cour de Philippe IV, que le bol on ais Malvezzi, après avoir
combattu en Flandres, vint occuper de hautes fonctions au Conseil d'Es-
pagne; loin de lui nuire, ses proses atticistes favorisèrent sa carrière
d'homme de responsabilité; l'asianisme de Marino n'avait pu soutenir
qu'une carrière d'amuseur de cour, au reste fort bien payé. De même le
style épigrammatique et la disposition, négligente avec ostentation, des
écrits de Malvezzi ne semblèrent pas désaccordés avec le decorum du
grand seigneur d'épée: la profusion voluptueuse de l'œuvre de Marino,
trop évidemment calculée et virtuose, ne pouvait convenir qu'à un homo
novus.
Pourtant, les œuvres de Malvezzi sont elles aussi, à leur manière, des
Dicerie sacre, qui plus ouvertement que les Lettres de Lipse rivalisent avec
l'éloquence sacrée contemporaine. Un des «discours» de Malvezzi, le
Davide perseguitato 360 prend le même su}et que le Jésuite Mazarini avait
traité en une « Centurie:t de sermons 861 ; et il commence, comme un ser-
mon, par évoquer le malentendu entre Dieu et les hommes pécheurs. Le
Romulo s'achève par une prière qui n'est autre qu'une «belle infidèle»
d'un passage du Traité de l'Amour de Dieu de saint François de Sales.
Les sombres" coule'Jrs », la brièveté sentencieuse de ces sermons laïques
ne prennent tout leur sens que dans leur dédain polémique des
métaphores filées et des périodes surchargées de Marino et des prédi-
cateurs asianistes, à qui l'hidalgo italien donne des leçons de recueille-
ment religieux et de profondeur philosophique. Procédant par « saillies»
•
••
Tous les spécialistes de celle-ci s'accordent à reconnaître qu'entre
l'atticisme et l'asianisme des rhéteurs impériaux, la frontière est loin
d'être imperméable 362. Il en va de même dans l'Italie du XVIIe siècle,
où l'influence de Upse, relayée par l'œuvre de Malvezzi, se conjugue
avec celle de Marino pour faire échec à la "juste mesure» invoquée
par le P. Strada. Toute une jeunesse, formée par les Jésuites à la vir-
tuosité oratoire, loin de suivre les conseils de modération qui viennent
du Collège Romain, s'empresse, sitôt qu'elle est sortie du collège, de
publier des ouvrages qui n'auraient pas déparé une bibliothèque du
Ille siècle. Ces étranges ouvrages, qui sont un peu le « Kamtchatka» de
l'Eloquence italienne, bien qu'ils se rangent eux-mêmes sous sa bannière,
manifestent en plein jour cette c littérature à souffrance» que le magis-
tère rhétorique du P. Strada s'efforçait d'envelopper dans ses rets. En
1633, un noble vénitien, Giovan Maria Loredano, inspirateur de l'Aca-
démie des Incogniti à Venise, entre dans la carrière littéraire avec un
363 G.B. Loredano, Scherzi geniali, Venise, 1634. Mariniste fidèle, Loredano
est l'auteur d'une Vie apologétique de Marino (1633). Ses Scherzi furent traduits
sous le titre Les caprices héroïques, et dédiés à Gaston d'Orléans (paris, An!.
Robinot, 1644), par François Grenaille de Chatounières, qui décrit l'ouvrage
comme «diverses représentations des passions différentes figurées par les per-
sonnes héroïques» (Achille furieux; Agrippine calomniée; Caracalla pas-
sionné; Cicéron mécontent; Enone jalouse; Lucrèce forcée, Marc Antoine
éloquent; Poppea suppliante; Se jan us disgracié; Sénèque prudent; Sysigambe
consolante; Alexandre repentant; Annibal invincible; Cirus magnanime: Cur-
tius repris; Hélène affligée; Germanicus trahi; Friné dissolue). Quatre
" scherzi» (Pyrrhus, Roxane, Théogène et Xénocrate) n'ont pas été traduits.
364 Gim·anr.i Battista Manzini, 1 Furori della gioventù, esercitii relorici,
Roma, F. de Ro~;si, 1633, 12'. Traduit par Georges de Scudéry, Les Harangues
ou Disco1lrs Académiques de Jean Baptiste Manzini, Paris, Corbin, 1642.
365 Les FurorÎ della giovelltù contiennent quatorze discours dans le plus
« orné» des styles épidictiques: deux sont des descriptions de fêtes (Le
Glorie della Notte et Oli Otii dei Carnevale), les douze autres sont des proso-
popées de héros ou d'héroïnes dans des situations dramatiques: Alletti paterni
(Agamemnon et Iphigénie), Catone generoso, Cleopatra humiliata, Paride inna-
morato, Paride combattuto, Horatio supp!icante, Horatio reo (V. Paul Manuce,
note 247, et Corneille, Horace, Acte V), Coriolano intenerito, Se/euco pusilla-
nime, La caduta di Sejano (V. p. 285, n. 125, sur le Se jan us de Pierre Mat-
thieu); deux discours ont un thème pastoral-romanesque, et peuvent passer
pour de courtes «nouvelles» : 1 Magnanimi Rivali, 1 tre concurrenti amorosi.
Tous CcS discours sont traduits par Scudéry en 1642. Celui-ci, dans sa préface,
s'cn excuse auprès des mânes d'Isocrate, de Démosthène, de Cicéron et de
Quintilien. Il affirme qu'il a adapté le style al! goût français. Mais il ajoute six
discours, qui proviennent peut-être d'éditions ultérieures des Furori que nOliS
lJ'avons pu consulter. A moins qu'il ne s'agisse de pastiches.
~r,6 Antonio Brignole Sale, Le instabilità dell'ingeJJno, divisi in otto giornate,
Bologna, G. Monti et Carlo Zenero, 1635. Brignole Sale a continué la tradition
des Dicerie sacre de Marino: il est l'auteur de Panegyrici saeri, recitati nella
Chicsa di Santo Siro di Genova, Venise, 1662.
367 Pier Francesco Minozzi, Delle !ibidini dell'ingegno, Milano, 1636. Ce
reœeil est compos